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11.08.2025 à 15:15

Haïr le monde pour le changer

dev

Texte intégral (1814 mots)

Après OK Chaos , édité par lundimatin, Leila Chaix persévère dans l'énervé et publie Haïr le monde , son second recueil aux éditions Le Sabot. Sa haine du monde tel qu'il est comme moteur – voire comme condition – d'écriture, fonde une lyrique crue de la révolte propre à nous secouer de nos torpeurs , estivales et autres. Certes, haïr le monde n'est pas le changer mais comment le changer sans d'abord le haïr ? Et si cette haine là, si proche d'un dégoût éminemment partageable, si inspirée et inspirante, n' était pas aussi le signe de reconnaissance et d'union des rebelles et fauteurs de trouble d'hier et de maintenant ? [1]

Extraits

« Je hais donc je suis »
Gûnther Anders, La haine (1985)

« C'est la guerre, une guerre qui se déroule sur tous les fronts et qui s'intensifie depuis qu'elle est désormais menée contre tout ce dont il paraissait impossible d'extraire de la valeur. S'ensuit un nouvel enlaidissement du monde.'

Annie Lebrun, Ce qui n'a pas de prix (2018)

Le titre du livre s'est imposé ; je n'ai eu qu'à lui obéir, à l'épuiser. C'est comme tirer sur un cheveu coincé dans le trou de la douche. Tu tires et ça débusque un monstre, visqueux, composite, dégueulasse. Aller de haïr à jaillir. Éviter le jus de cerveau. Écrire un peu comme on transpire : fruit de l'action, traces d'expériences et de vécu. Sueur d'âme. Distiller encore et toujours.

*

Mon seum m'engrosse et me boursouffle, comme un alcool. Je suis plombée. Ça me rend dépendante affective : je suis obsédée par les gens, je leur passe tout, je m'en remets à eux, je veux qu'ils m'aiment. J'aimerais que ça cesse. Je suis accro à mes amies. Mon âme a tant besoin d'amours, d'alliances tordues, de conaissances. Vivre vite et mourir souvent. Renaître ensemble. Accepter de regarder la mort, celle qui nous est donnée chaque jour. S'abîmer le corps et l'esprit dans une mystique de l'embrasement, pour se soulever, se transformer.

J'en ai marre de haïr cet air que l'on respire. Le capitalisme nécrophile autoritaire ; agent suprême, ordonnateur, il détruit savamment la vie et cette destruction s'institue. Cette destruction s'appelle le monde ; elle s'apprend dans les livres d'histoire, se glorifie. Face à ce rapt, à cette arnaque - à cet assassinat sordide qui continue à se déguiser en « résilience », en « management » et en énergie renouvelable - il est tout à fait prévisible que des émotions collectives renversent la table. Encore et encore par des brèches qui désirent modifier le monde, se bagarrer, reprendre la main. Rendre les coups. C'est signe qu'on est encore en vie. Et qu'on ne se laissera pas faire. Arrêter de collaborer ; arrêter de participer à la mort qu'on nous donne chaque jour. La-domination-devenue-monde produit la hargne de résister, mais résister ne suffit pas ; il faut aussi jaillir ailleurs, partout où c'est encore possible. Rouvrir des pistes, rouvrir des voies, reprendre des terres et des espaces. Reprendre les outils, les moyens. Reprendre nos corps. Les bidouiller.

Entendre et voir qu'il y a d'autres mondes
qui poussent déjà
Proposer un contre-envoûtement
S'emparer des restes du monde, qui peuvent servir

Haïr l'époque, la société, ne pas vouloir lui ressembler. Distinguer les individus et les gros systèmes de pensée qui les fabriquent et les absorbent. Causes d'abrutissement général : superstructures psycho-sociales qui nous envoûtent et nous maltraitent. Technocratie ? Dieu malveillant ? Gouvernements autoritaires ? Presse diabolique ? Chacun voit l'enfer à sa porte. On a trop de mots pour le dire ; pas assez de jus pour agir. Haïr le monde pour désirer faire d'autres vies.

Aller fouiller dans le passé peut nous aider à faire jaillir. On fantasme parfois des passés romantico-mythiques, mais nous tenons dans un présent insaisissable et chaotique ; c'est le seul qu'on aura jamais. Nous sommes parfois nostalgiques de choses que l'on n'a pas connues. Cette tristesse peut faire faire des choses, c'est une blessure mélancolique. Elle est dangereuse, pas inutile. Se connecter à certaines forces et cer-taines zones, invisibles, peut aussi nous donner de la force.

Le temps est une soupe cosmique, il n'existe pas de progrès ; que des bagarres et des batailles, que des composts chauds et pourris de situations impossibles et imbriquées. Tout cela à détricoter et bricoler. Puisque le temps n'est pas une ligne mais bel et bien une purée, on a déjà été niqués et nous avons déjà vaincu.
Le passé est matière une pâte de strates, comme une épaisse surface de terre (autour du centre d'une sphère) - on peut aussi s'autoriser à aller farfouiller dedans. On ne peut pas laisser aux fachos tout ce qui ressemble au passé. C'est une connerie. On la paye cher. Le désert croît sur cette erreur.

La destruction des communaux paysans, la ridiculisation continue des façons de vivre collectives et populaires, le vol des terres, le remplacement de nos savoir-faire naturalistes et sorcellaires par une vie de consommation et l'industrialisation, la nationalisation des expériences particulières, l'humiliation des langues locales, l'Étatisation de la vie, l'élimination des pratiques communales et villageoises ont été un long pro-cessus de mise à mort. Ce processus est déguisé en ce qu'on appelle Modernité, Lumières, Progrès, État-nation civilisé.

Le monde que j'appelle à haïr est celui qui déguise le rapt en progression naturelle. Le monde que j'appelle à haïr est enfanté chaque jour par ce processus-même, qui continue à se reproduire.

Mais haïr ne suffira pas. On doit s'autoriser aussi à ressentir de la tristesse face à la perte. On a le devoir d'être en deuil face à ce qui nous est retiré, volé, détruit. Si l'on ne porte pas ce deuil, que l'on n'accueille pas cette peine, on ne fera que des faux mondes qui seront à nouveau violents.

*

On est maintenus prisonniers dans le dispositif carcéral et libéral des villes ouvertes et connectées. On est accros à l'énergie que ça nous prend, que ça nous donne. La Métropole, ses flux techniques, l'architecture, l'autorité, ces sordides portiques métalliques qui recouvrent la peau du monde. On aime ça. C'est difficile à détester. Ce qui nous tue nous aide à vivre et fait partie de notre vie.

C'est fait pour l'efficacité, c'est inflammable. c'est excitant et c'est létal. C'est une drogue. C'est fait pour qu'on en ait envie. J'en ai envie, t'en as envie. On n'est pas coupables pour autant, mais nous ne sommes pas innocent.es. Maudire le monde qui nous maintient seul.es et malades. Entretenir une rage féconde envers ce qui nous veut stressé.es ouvert.es, dociles et adaptables.

Haïr ce monde qui n'est qu'une pub interminable et qui nous fait même consommer l'image de notre aliénation. Haïr l'État, cette fiction - ouïr toutes les voix du passé qui se sont faites diminuées et écrasées. Haïr ce qu'on voit et aimer ce que parfois on peut entendre, entre les clash, les hurlements - ces murmures d'expériences passées, bafouées, supprimées. oubliées. Haïr la France, l'État-nation, et l'autorité nationale. Ouïr celleux qui y résistent depuis des millénaires maintenant. Voir que cette haine peut être toxique, comme un excrément maléfique, mais qu'elle est aussi fonctionnelle et fictionnelle ; qu'elle est po-teuse, fertile, féroce.

Nos sociétés (physiques, mentales) reposent sur le meurtre et le vol. Violences, dénis et mépris ; peur de l'obscur et de la déviance. La certitude que toute chose est un objet (manipulable, dénué d'âme, interchangeable et monnayable) produit et organise le monde. On a parfois honte de vivre, et le monde utilise cette honte. Ça ne prend pas fin, ça dure depuis longtemps maintenant. Ça remonte à peine à la conscience. On s'en rappelle de temps en temps. Ça monte, ça gronde et ça n'était jamais parti. C'était natif dans la machine. Et pourtant, dans ce monde pourri, la vie se bagarre elle aussi. La vie gagne toujours à la fin, mais elle en passe par plusieurs morts.
Devenons l'onction de déviance et de revivification.

*

Ce désir commun, collectif, grouille déjà, partout dans le monde, depuis toujours - c'est une joie fragile, plombée, un jaillissement. Il existe de nombreux mondes qu'il faudra ré-apprendre à voir et faire pousser. Ils sont moqués, cachés, bafoués, on nous dit de ne pas y aller. Ils sont enfouis. Dans ce monde-ci - qui nous torture se trouvent des mondes qu'on peut aimer. Il existe des mondes dans ce monde, qui peuvent aider à respirer. Des mondes qui sont à préserver, à protéger ; d'autres mondes qui sont à faire naître mais aussi à ressusciter.

Tenir dans la détestation de tout ce qui nous assassine. Se redresser. Entrevoir les combats passés, combien nos histoires sont volées et modifiées. Domination est le nom du monde et la négation de la vie. Demeurons irréconciliables ; défiance passionnée, généreuse.

Je connais le monde comme on connaît
son professeur, son harceleur, son agresseur
Je le connais et le décris
J'ai beau ne plus rien en attendre
je suis bloquée dans un syndrome
car je suis obsédée par lui.


[1] Lundimatin a publié deux autres textes extraits du recueil ici et

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08.08.2025 à 15:29

Aly : du nom propre à la relégation silencieuse - anatomie d'un effacement

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(Souveraineté sans témoin • Gouvernement par l'abandon • Réassignation primitive)

- été 2025 (suite) / , ,
Texte intégral (2424 mots)

Nahel et aly, deux noms contre l'effacement. Cet article est à lire en tant que post-scriptum à celui paru dans notre dernière édition : Nahel Merzouk : du nom propre au coup de feu - anatomie d'une impunité (Souveraineté policière • Violence d'État • Interruption benjaminienne).

Cela ne s'arrête pas là

Ce 14 juillet 2025, vers 22h30, Aly, adolescent de 17 ans, sort de chez lui à Garges-lès-Gonesse pour faire une course. Alors qu'il marche dans la rue, une voiture banalisée de la police se porte à sa hauteur. Aly entend distinctement l'un des policiers dire : « Lui, on va le niquer. » Pris de panique, Aly tente de fuir, avant d'être rapidement rattrapé, battu violemment dans le véhicule de police, puis abandonné dans une forêt en pleine nuit. Avant de le laisser sur place, les policiers lui dictent une phrase à répéter : « Si on te demande, qu'est-ce qui t'est arrivé ? Tu es tombé. » [1]

L'ironie tragique veut que cet événement survienne précisément le jour de la célébration de la prise de la Bastille, symbole historique de la libération et de la contestation de l'autorité arbitraire…

Cette scène, rapportée par la sœur d'Aly et corroborée par les images diffusées sur les réseaux sociaux, ainsi que par les interventions publiques de plusieurs députés de La France insoumise, est loin d'être un fait isolé ou une dérive accidentelle. Elle se place au cœur d'un agencement précis de violences spatialisées, symboliques et discursives, où la brutalité policière s'exerce au-delà même des coups portés : elle opère dans la géographie, dans le langage, dans la mémoire.

La forêt, ici, n'est pas simplement un lieu choisi au hasard. Elle porte en elle une signification historique profonde. Depuis longtemps, la forêt incarne, dans l'imaginaire occidental, un espace d'indétermination, d'invisibilité et d'abandon. Lieu hors droit, elle est historiquement associée aux figures du sauvage, du hors-la-loi, du non-civilisé. Elle constitue un espace politiquement produit d'effacement, de relégation, d'impunité. En y déposant un adolescent racisé après l'avoir battu, les policiers n'agissent donc pas seulement dans un but pragmatique - éviter les regards, masquer l'acte - mais aussi dans une logique symbolique précise : celle de l'exclusion absolue. La forêt devient ainsi un opérateur spatial d'illégitimité. L'abandon dans la forêt reconduit ainsi une opération d'essentialisation, par laquelle Aly est rejeté hors du domaine de la culture, hors du champ politique et juridique, vers une prétendue sauvagerie qui lui serait intrinsèque.

Cette assignation symbolique s'articule étroitement avec la construction politique de catégories telles que celle des « sauvageons ». Introduit pour la première fois par Jean-Pierre Chevènement il y a déjà plusieurs décennies, ce terme n'est pas seulement une insulte mais constitue aussi une catégorie performative, qui, en désignant certains jeunes comme irrationnels, violents ou incontrôlables, justifie leur traitement hors normes. Aujourd'hui, cette logique se poursuit à travers la rhétorique de l'« ensauvagement » de la société, visant à stigmatiser les nouvelles « classes dangereuses » - autrefois les pauvres blancs, désormais les immigrés et leurs descendants. La « sauvagerie » n'est bien évidemment pas un état réel : c'est un dispositif discursif, une fiction politique de l'altérité. En ce sens, abandonner Aly dans une forêt, c'est matérialiser concrètement, spatialement, une logique de réassignation primitive. Il ne s'agit pas simplement de le punir ou de l'effacer, mais de le replacer, selon une fiction politique violente, dans un lieu imaginaire d'où il ne serait jamais véritablement sorti.

Ou encore : Aly, comme Nahel, a dix-sept ans. Cette coïncidence d'âge n'est ni anodine, ni contingente. Elle signale une opération politique ciblée, dans laquelle la jeunesse racisée, mobile, visible, issue des quartiers populaires, est érigée en figure problématique à contenir, à surveiller, à discipliner. Il ne s'agit pas simplement d'une exposition accrue à la violence, mais d'une préemption symbolique et matérielle de ce que représente cette jeunesse : une force vitale en excès, un devenir non assigné, un possible encore non formulé. Loin d'être punitive au sens classique, la violence policière devient ici préventive et vise à désamorcer la révolte avant même qu'elle ne prenne forme, à neutraliser toute affirmation de soi, toute insistance à être. Ce n'est pas le crime passé qui est sanctionné, mais le geste futur, le mouvement imprévisible, l'altérité vivante. Le corps adolescent devient ainsi un lieu de projection d'angoisses collectives, mais aussi un champ d'expérimentation sécuritaire. Il concentre des affects contradictoires comme la peur, la haine, le rejet, auxquels s'ajoute une volonté sourde de domestication. Par l'agression d'Aly, c'est aussi une forme de futur que l'on cherche à éteindre : une parole en gestation, une subjectivité en construction, une dignité encore informe mais déjà insupportable pour un ordre qui ne tolère que l'obéissance ou l'effacement.

Si la forêt peut être pensée comme un lieu d'effacement et d'impunité, elle demeure aussi un espace où la souveraineté policière se révèle paradoxalement dans sa plus grande nudité. En cherchant à invisibiliser son acte, la police en révèle simultanément le caractère systématique, prémédité, et inscrit dans une logique structurelle d'État. Car la souveraineté ne se manifeste jamais aussi clairement que lorsqu'elle agit dans des espaces privés de témoins, privés de droit, où la parole de la victime est immédiatement fragilisée, rendue précaire. Cette souveraineté sans témoin est une configuration du pouvoir qui opère dans le silence, par retrait de la scène publique. L'abandon d'Aly dans la forêt est ainsi une scène paradigmatique de souveraineté sans témoin, où la violence s'exerce dans sa forme la plus nue, la plus radicale.

Cette violence s'étend également au langage lui-même. La phrase imposée à Aly, « tu es tombé », ne constitue pas simplement une injonction à mentir, mais une capture du récit. C'est un énoncé contraint, un langage neutralisant qui cherche à coloniser l'expérience intime de la victime, à lui dénier toute possibilité d'un récit authentique, légitime, audible. La parole devient ainsi l'objet même de la domination : en imposant ce récit, les policiers tentent d'annuler par avance toute possibilité de justice. La vérité n'est plus seulement combattue après coup, elle est attaquée préventivement, dans le cœur même de l'expérience subjective.

Cependant, malgré cette tentative d'annihilation, quelque chose échappe à ce dispositif d'effacement. Le visage tuméfié d'Aly circule en images, sa sœur prend la parole, des élus politiques se mobilisent, une enquête judiciaire est ouverte. Ce reste, ce résidu politique, produit un effet perturbateur puissant. Il vient fissurer le silence organisé, contredire le récit imposé, réouvrir une scène que l'on voulait définitivement close. La forêt, de lieu de relégation absolue, devient malgré elle un lieu de révélation, de profanation du silence, d'interruption de l'ordre policier, une fissure dans l'architecture du déni.

Ce qui émerge alors, c'est une cartographie critique des lieux de violence d'État. Non seulement la forêt, mais tous ces lieux périphériques, anonymes, où s'exerce une violence systémique et racialisée : parkings isolés, fourgons anonymes, cellules de commissariat, zones frontalières, centres de rétention, rues désertes, quartiers bouclés, lisières urbaines, hangars, couloirs de transport ou campements informels comme ceux de Calais, de Vintimille ou de la Porte de la Chapelle. Ces espaces ne sont jamais neutres. Ils forment une infrastructure du mépris, où l'arbitraire est structurel, routinisé, administré. Ils constituent les territoires de la relégation différentielle, où le droit n'a plus cours, où les vies racisées sont placées à distance, rendues invisibles et disponibles à la violence arbitraire.

Penser philosophiquement et politiquement cette scène d'abandon, c'est donc mettre en lumière une topographie de la violence raciale et institutionnelle contemporaine. Ce n'est pas simplement dénoncer un acte isolé, mais comprendre les mécanismes qui permettent à cette violence de se perpétuer dans le silence, la dénégation et l'impunité. Le cas d'Aly ne relève pas de l'exception, mais de la règle, et c'est précisément cette règle qu'il faut nommer, déplier et combattre par le langage, par le témoignage, et par la pensée.

Ainsi, loin de se réduire à un fait divers ou à une anecdote marginale, la scène vécue par Aly devient l'indice d'un régime plus large, qu'il est urgent d'interroger, de décrire avec rigueur, et contre lequel il s'agit désormais de lutter avec détermination. Parce que ce qui a eu lieu ne doit plus être invisibilisé. Parce que ce lieu d'abandon doit devenir le lieu d'une parole politique : Aly, du nom propre à la forêt.

Ce qui a eu lieu (ceci n'est pas une conclusion)

Ainsi, deux scènes récentes de violence policière en France viennent se répondre à distance : la mise à mort de Nahel Merzouk, adolescent de 17 ans tué à bout portant à Nanterre en juin 2023, et l'agression suivie de l'abandon en forêt d'Aly, également âgé de 17 ans, à Garges-lès-Gonesse, en juillet 2025. Deux événements distincts, mais structurellement liés, non par un simple effet de répétition, mais par une logique partagée de contrôle, d'intimidation et d'effacement.

Ce ne sont pas deux faits divers, mais deux fragments d'un même agencement de violence, deux manifestations d'un même régime de souveraineté policière, qui élargit sans cesse ses marges d'action : dans l'espace, par la multiplication des zones grises de non-droit ; dans le langage, par l'imposition d'énoncés contraints ; dans la mémoire, par l'organisation de l'oubli ou du discrédit. D'un côté, une exécution à ciel ouvert, filmée malgré elle. De l'autre, un passage à tabac dissimulé, suivi d'un abandon en forêt. Dans les deux cas, ce qui est visé, ce n'est pas seulement un individu, mais la « figure » d'une jeunesse racisée, mouvante, indocile, qui persiste à exister en dehors des assignations, dont l'existence même dérange l'ordre établi.

Essayer de penser ensemble ces deux scènes, ce n'est pas juxtaposer deux victimes, mais faire apparaître ce qui les relie : un mode de gouvernement par l'abandon, une parole empêchée, une cartographie différenciée des vies exposées, et une impossibilité structurelle de justice. Ce que révèlent ces deux événements, c'est la mise en œuvre d'une violence performative, où l'acte policier, qu'il s'agisse d'un tir à bout portant ou d'un passage à tabac, produit immédiatement sa propre légitimité dans l'instant même de sa réalisation, sans instance tierce, ni mémoire autorisée. C'est aussi l'inscription dans une société de relégation différentielle, où les corps racisés, jeunes et mobiles, sont soumis à des formes spécifiques d'exposition, de surveillance et de disparition, selon des géographies inégalement normées.

Abandonner un adolescent dans une forêt en pleine nuit, c'est activer une zone d'effacement : un espace opaque, où le droit se suspend et où la brutalité peut se déployer sans témoin, dans une foret devenue une forêt politique, le théâtre d'un effacement stratégique. Cette logique n'est pas résiduelle : elle est au contraire rendue possible, soutenue et étendue par une impunité active, fondée sur des récits contraints, des procédures dilatoires, une désactivation du visible et une orchestration institutionnelle du silence.

Essayer de penser ensemble ces deux scènes, c'est dès lors rendre perceptible un monde structuré par l'effacement, la relégation, et la production d'une souveraineté obscure et sans témoin.

C'est aussi montrer que dans les interstices du silence et de la violence, persistent malgré tout un nom, un visage, une image, un geste, une profanation du silence imposé.

Il ne s'agit pas seulement de documenter, ni même de dénoncer. Il s'agit de nommer ce qui a eu lieu, de désigner ce qui ne passe pas et continue d'insister, de faire droit à ce qui résiste malgré tout : une justice différée, une mémoire insoumise, une politique du nom propre. Il s'agit aussi de rendre lisible, à travers deux gestes policiers situés, un monde entierdans lequel certains peuvent tuer, abandonner, imposer un récit, sans que rien ne vienne suspendre l'ordre. Ces quelques lignes entendent marquer une disjonction dans ce continuum, contre l'effacement. Écrire contre l'effacement, c'est déjà, fût-ce partiellement, fût-ce à la lisière, interrompre l'ordre.

Nahel et Aly, deux noms contre l'effacement.

Sylvain George


[1] Plusieurs vidéos circulant sur les réseaux sociaux, et notamment sur TikTok, Facebook et Instagram, montrent Aly après l'agression, le visage tuméfié, en présence de sa famille et des pompiers. D'autres séquences, tournées dans la rue, donnent à voir son propre témoignage, tandis que sa sœur dénonce publiquement les faits. Ces images, devenues virales, rendent visible ce que les policiers avaient tenté de soustraire au regard, et donnent consistance au reste insistant qui échappe au récit imposé. Voir notamment :
https://www.facebook.com/watch/?v=781227467577605

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08.08.2025 à 15:29

L'élu

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Lire + (327 mots)

671 jours, 670 nuits, plus de 61000 morts certifiés, tués pour être plus précis, plus de 150000 mutilés, un nombre encore plus conséquent de portés disparus, c'est à dire des êtres humains de tous âges ensevelis, écrasés sous les décombres, ou coincés dans des zones inaccessibles aux sauveteurs et à toute autre aide…

671 jours et 670 nuits d'un génocide sans fin, en cours, sans rappeler les milliers de victimes des nombreux massacres et autres atrocités commises par Israël, les centaines de milliers d'expulsés et déplacés, les nombreux villages et villes rasés ou « hébraïsés », depuis 1948. Si de tels chiffres, si un tel effarant terme, « en cours », ne suffisent pas pour, au moins, rigoureusement et vigoureusement contraindre l'État sioniste, pour, au moins, arrêter sans plus tergiverser tout échange commercial avec, pour, au moins, appliquer un total et définitif embargo sur toute arme et autre technologie de pointe, si cela ne suffit pas, il n'y a plus alors qu'à décréter que cet État est au-dessus de toute règle, de toute loi, de toute convention, de toute assemblée, de tout tracé frontalier, le décréter OFFICIELLEMENT, le graver tel un définitif commandement, qu'il s'agit là d'un « État Élu », le seul qui soit, au-dessus de tout et de tous donc, au-delà même, et au diable tout autre récit, qu'il soit tout autant ancestral, mythique, religieux, ou encore profane. Au diable tout imaginaire tant qu'à faire. Et cessons de compter, puisque précisément nous ne comptons pas, n'avons jamais compté, d'un envahisseur à l'autre, d'un colon à l'autre, d'un despote à l'autre.

Ghassan Salhab

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08.08.2025 à 15:29

FID IN, OFF, OUT

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Reportage au 36e Festival International du Documentaire de Marseille

- été 2025 (suite) / , ,
Texte intégral (2851 mots)

En direct de l'Artplexe, paquebot culturel posé au milieu de la Canebière, où nos reporters tentent d'assister à la cérémonie de clôture du FID (Festival international de documentaire de Marseille). Une foule compacte stagne au niveau des portes du bâtiment moche gardé par des bénévoles zélés. Sur la place adjacente, le kiosque est occupé par des jeunes mineurs exilés à la rue. Quelques jours plus tôt un feu géant a ravagé un bout de l'Estaque et ces fumées cancérigènes ont envahi la ville.

Aujourd'hui les plus acharnés des cinéphiles ont préféré aller à la plage. L'ambiance est au cynisme, quant au monde, quant à la programmation. Quelques camarades locaux et cleptomanes opèrent un stratégique pillage des réserves du roof-top et nous permettent de fêter, nous aussi, la fin du festival avec du champagne.

Après un voyage à Cannes, un passage au Réel et une aventure à Béjaïa, nous continuons à Marseille notre tournée critique des festivals de cinéma.

Quels sont nos premiers ressentis ? Eh bien que le FID, comme le veut sa réputation, est un festival branché et une institution du cinéma « artistique ». Il suffit pour s'en rendre compte de prendre 15 minutes à essayer de déchiffrer le programme, digne d'une brochure de graphisme brutaliste. La première question que nous nous posons est donc qu'est ce qui, selon le FID, est "in" ?

FID IN

Première réponse, des films opaquement militants. El pejesapo, présenté comme un film anti-fasciste d'un cinéaste chilien inconnu, a une forme tout aussi inconnue ; plans décadrés, montage haché, narration à l'envers. Le récit est sordide : un homme se jette dans la rivière et se retrouve coincé dans un monde cauchemardesque à mi-chemin entre la fiction et le documentaire (on ne sait pas trop la dose de mépris que le film a pour les personnes filmées). Quelques pistes sont évoquées pour expliquer le malaise générale : industrie minière, militarisation, misère, folie, mais aucune n'est suivie. Dans Katasumbika il est aussi question d'industrie minière. Ce film congolais est structuré avec des images d'archives dans lesquelles des militaires transportent des cadavres, images projetées sur un bras, sur un téléphone, sur du riz. Il y est question d'une révolte contre l'ONU, d'une mine terrifiante que l'on visite jusque dans ses tréfonds – la caméra se frotte aux parois en remontant d'un puit tellement le passage est étroit et semble dangereux – et d'un horrible massacre opéré par l'armée raconté en voix off. Dans ces deux films, on ressort avec des sensations et du malaise, mais avec peu de choses pour faire face aux appels du réel. L'histoire toque à la porte des films, comme les mineurs exilés à celle de l'Artplexe, mais on ne la laisse pas vraiment entrer.

Deuxième réponse, des films godardiens. Les films de Radu Jude, invité en rétrospective, forment la trajectoire d'un cinéma critique dans la lignée de Jean-Luc Godard. Dans La Fille la plus heureuse du monde et dans N'attendez pas trop la fin du monde les personnages sont aux prises avec les machineries du Spectacle et du capitalisme qui s'installent petit à petit dans la Roumanie post-soviétique. L'histoire ,dans les films de Radu Jude, entre partout. Elle hante à la fois la narration et le montage (Aferim !, Peu m'importe si l'histoire nous considère comme des barbares etc.) et est reliée à la question technique. Dans N'attendez pas trop la fin du monde, road movie à travers Bucarest, un autre road movie des années 60 s'incruste au montage, le film est aussi parsemé de vlogs cathartiques du personnage principal. D'autres moments dans la programmation rendent hommage à Godard, présenté comme un saint auquel se vouer. Dans une carte blanche, on montre un film « inédit » du cinéaste-star, remonté par un universitaire. Lors d'une conférence à Rotterdam, Godard aurait inséré dans son film sauve qui peut (la vie) plusieurs extraits de films. Ça sent le test raté, sorte de travail préliminaire aux histoire(s) du cinéma. Sauve la vie (qui peut) aurait pu rester inédit. Ailleurs on passe une imitation de son travail de montage poétique (Ours) mais vide de profondeur politique. Puis une visite très gênante de l'atelier du « génie » après sa mort (Atelier Rolle, un voyage). Elle commence par un plan au steadycam qui doit faire retourner Jean-Luc dans sa tombe et continue par des plans de sa bibliothèque insistant sur les références et le savoir accumulé (alors qu'il n'était qu'un pirate), le tout accompagné de sons sans aucuns « rapports » avec les images, lesquelles étaient pour Godard la base de tout montage.

Troisième réponse, ce qui est dans le vent. Passons sur l'étrange geste de programmation qui, en enchaînant Fond vert - dont les problèmes vont du doute amoureux à la réservation d'hôtel - à Où sont nos feux d'artifices ? fait passer le film sur la cité de la joliette préparant les feux d'artifices sauvages du 14 juillet pour un film zoologique.

Après une longue attente, nous avons pu assister au film de clôture Laurent dans le vent, « la perle de cannes », « un film plein de douceur drolatique ». Laurent est un jeune homme laconique qui trouve refuge et cherche du sens à la vie dans une station de ski (sic). Dans son voyage initiatique, il côtoiera des néo-clichés, un arabe homosexuel, une vieille femme suicidaire, un incel fan de vikings, qui restent des clichés. Pour résumer le film et être un peu désagréable, c'est un peu comme du Giraudie sans Brecht ou du Pasolini sans lutte des classes. Mais finalement le FID est à l'image de Laurent, festival un peu perdu, qui cherche son inspiration chez une starlette de l'art contemporain (Pierre Creton), du secours auprès d'un monstre sacré du cinéma (Jean-Luc Godard) et se termine par un téléfilm à la mode.

FID OFF

A quelques pas de là, dans un bar de la rue Curiol, se tenait le FID off, un festival « sans compétition et sans sélection », un off tout à fait officieux. Les organisateur.ices, dépassés par le nombre de films reçus, témoignant de la difficile compétition dans le monde du cinéma documentaire, ont décidé de tirer au sort les films qui seront présentés. Une manière selon elleux de déplacer le processus de sélection et d'aplanir les différences entre les films. « Le festival est pensé comme un espace expérimental de sélection et d'échange plutôt qu'une vitrine figée. »

Nous y avons vu un film sur des parcours d'exil en Allemagne réalisé par une médecin passant au documentaire pour l'occasion. Un film peut-être mal accompagné et dont le montage n'est pas abouti mais centré autour de rencontres sincères. Après la séance, l'autrice fut invitée pour parler de son film dans un cadre étrange, une mise en scène de salon de coiffure. Les organisateur.rices se mettent à la shampouiner tout en lui posant des questions devant un public éparse et médusé. La subversion du débat institutionnalisé par le burlesque crée quelque chose de vraiment marrant mais ne permet finalement pas de faire circuler des idées communes sur le cinéma.

Nous y avons vu un film expérimental mettant en scène des matériaux dans des paysages creusois et un film de genre, imitation sans moyen d'un film policier. Le choix de prendre comme camp l'autoproduction pose question. « la non-sélection dit « vous allez voir de tout » ; ainsi, émancipé du « vous allez voir des propositions novatrices », on retrouve une souplesse dans le regard. On retrouve l'envie d'accueillir ce qui nous paraît raté ou fort, sans la hargne du consommateur mal servi. » Mais il faut bien constater que le cinéma amateur est le plus souvent une imitation du cinéma professionnel et non pas nécessairement un renouvellement des formes cinématographiques.

Nous avons assisté également à la projection en 16mm du film Main basse sur la ville de Francesco Rosi, un film des années 60 en Italie sur la spéculation immobilière, qui rappelle la situation Marseillaise. Par erreur le projectionniste a inversé la deuxième et la troisième bobine et nous n'avons vu qu'un tiers du film sans nous en rendre compte. Ce qui fait dire aux organisateur.rices : « Avant c'était ça le cinéma, les erreurs lors des projections pouvaient créer un autre film en soi, une autre proposition. Cela nous a rappelé de façon frappante que la valeur des films est toujours corrélée à leur contexte de présentation. »

Le résultat du FID off est mitigé : les projections sont surprenantes et joyeuses. Lors de la projection du premier épisode d'une série auto-produite sur la rue Curiol, des gens du quartier, prostituées et piliers du PMU, traînent avec les jeunes réalisateur.rices invités. La masse de films reçus et d'informations collectés sur les moyens de production en dehors de l'économie traditionnelle du documentaire laisse entrevoir tout un monde de débrouille et de recherches. Mais, sans geste de programmation et sans direction politique, le FID off reste une sorte de blague. La question de ce que serait un autre geste de programmation reste entière.

FID OUT

Nous avons peut-être été un peu ingrat en peignant la programmation du FID comme opaquement militante et il est vrai que l'on trouve dans le programme des films sur la Palestine, ce qui, dans le contexte actuel est un geste politique en soi. On trouve les courts métrages Some strings (dont le FID se vante à tort d'être le premier programmateur) et le film A gaza, composé d'images de smartphones depuis le massacre en cours.

L'histoire fait peut-être plus que toquer à la porte du FID, elle pose problème et le FID tente de s'en dépatouiller comme chacun d'entre nous essaye de dealer avec sa conscience et ses inévitables images d'horreur en live.

Après son visionnage nous nous demandons pourquoi autant de films sont à côté du cinéma dans un festival qui se revendique de la filiation godardienne et d'une forme de recherche avant-gardiste ? Si l'atmosphère est autant cynique peut-être est-ce par ce que le cinéma apparaît comme impuissant face à l'histoire. Mais à l'inaction précède l'inhibition.

Première inhibition : le génie. Comment réinventer les formes du cinéma depuis la mort de Godard ? Sa figure de Génie sert de sur-moi collectif. Dans Atelier rolle, un voyage, des inserts montrent à plusieurs reprises des mégots de cigares abandonnés dans un cendrier. Filmés en gros plan, ces cigares boudinés finissent par apparaître comme une obsession, symbole du vieux sage disparu bien sûr, mais également symbole phallique du père. Mégot-symbole du pénis mort de Godard mais également image d'un phallus sans couilles, menace de castration par le père du cinéma ? La réinvention du cinéma, notamment devant l'urgence du monde, est comme bloqué par une figure d'autorité associé à la figure patriarcale de JLG.

A l'inverse Radu jude, malgré le génie qu'on peut lui prêter et sa filiation avec Godard, n'inhibe pas. Parce qu'il ne se prend pas au sérieux ? parce qu'il est roumain (c'est-à-dire en conséquence d'un racisme culturel intégré) ? En tout cas en lui réside un espoir : le réalisateur qui n'attend pas trop la fin du monde participe d'ailleurs à l'écriture d'un livre, sous la direction de Cyril Neyrat, La mort du cinéma peut attendre.

Deuxième inhibition : l'histoire. No title de Ghassan Salhab est composé de plusieurs plans séquences dans la banlieue sud de Beyrouth puis dans la campagne du sud Liban. Des ruines défilent interminablement derrière le part brise d'une voiture. Il n'y a presque pas de montage dans No title et une amie dira en rigolant, « il s'est pas foulé ». En attendant, faire l'expérience de cette succession de ruines donne une contenance aux mots « Israël bombarde le Liban ». Mais ce que l'amie voulait dire, elle s'en explique ensuite, « ce n'est pas un film mais ce sont des archives . »

Non seulement l'histoire toque à la porte mais ces images envahissent nos écrans et nos consciences. On se sent impuissant à faire des films. A ce titre A gaza est un autre exemple de film inhibé. Des images sont collectées puis assemblées mais quasiment sans montage, à vrai dire, un seul geste de montage est assumé jusqu'au bout, qui consiste à intercaler régulièrement des images de bébés morts sur le mode du jump scare. L'autrice, qui prend pourtant la peine de signer le film de son nom, ne semble pas vouloir trop intervenir sur la matière et prend ces images comme des archives, des témoignages de l'horreur. Mais qu'est ce qu'un tel geste produit sur nous, si ce n'est du ressentiment, de la culpabilité et de l'impuissance ? Dans ce film rien ne résiste ni ne renouvelle notre regard. Tout nous émeut mais rien ne nous meut.

Enfin, derrière ces deux inhibitions ce cache une troisième donné tout aussi importante. Nous pourrions la qualifier d'idéologie immobiliste. Le meilleur spectateur de l'histoire, film de détournement poétique dans la tradition godardienne accueil des figures de la culture palestinienne et libanaise, Mahmoud Darwich et Faïrouz. Mais une autre référence irrigue le propos, notamment à travers des extraits de textes : Eloge de la fuite d'Henri Laborit.

Dans son livre, Laborit décrit les comportements humains à partir de la neurobiologie. Souvent associé à des théories sur la fin de l'histoire, le livre est régulièrement utilisé pour défendre une position de neutralité face aux évènements politiques par les institutions culturelles et artistiques.

Dans ce cadre idéologique l'homme libre est un spectateur de l'histoire et l'artiste, qui en plus de la regarder, travaille à la mettre en scène sans y intervenir, est le meilleur spectateur de l'histoire. Le FID, s'inscrivant en partie dans la tradition de l'avant-garde, par sa recherche de la nouveauté et du renouvellement des formes cinématographiques, s'en détache à cet endroit-là, l'intervention politique. L'avant-garde artistique aujourd'hui est immobiliste. Elle cherche le renouvellement des formes en dehors de l'histoire, alors que comme le montre Godard puis Radu Jude c'est dans la confrontation avec elle qu'il se trouve.

Le meilleur spectateur de l'histoire, l'artiste, est aussi celui qui regarde les images de Gaza et les assemble. A gaza est le meilleur film du meilleur spectateur de l'histoire. Le film Le meilleur spectateur de l'histoire se termine sur une parole de Darwich rêvant d'être un âne et qui donne son titre au film, l'âne dit-il, est une figure de sagesse, « le meilleur spectateur de l'histoire », celui qui voit passer les armées, les révolutions et les contre-révolutions, sans rien dire et sans rien faire. Le meilleur spectateur de l'histoire, l'artiste, est un âne.

Fraction des chats forestiers pour le cinéma léopard.e

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08.08.2025 à 15:28

Miel de lion

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« Peut-être peut-on comprendre Israël comme une sorte de figure de Samson. » Sara Tetzchner

- été 2025 (suite) / , , ,
Texte intégral (1258 mots)

« De celui qui mange est issu ce qui se mange, de celui qui est fort est issu ce qui est doux. » 
– Juges 14:14

Peut-être peut-on comprendre Israël comme une sorte de figure de Samson. Non seulement sur le plan spirituel, mais aussi dans la symbolique militaire. L'une des brigades d'infanterie de l'armée israélienne – la brigade Givati –, dont le bataillon de reconnaissance porte le nom de Shuʿalei Shimshon (les Renards de Samson), en est l'exemple. Ce nom provient du récit biblique des Juges 15, où Samson attache des torches aux queues de renards en paires et les relâche dans les champs des Philistins, déclenchant un incendie destructeur. Il est aisé de comprendre comment cette image a été reprise : des renards en paires, forcés ensemble et transformés en armes, constituent une métaphore brutalement efficace de la guerre asymétrique et du désespoir existentiel. La vengeance de Samson devient la doctrine d'Israël.

Samson naît sous une promesse : un ange révèle à sa mère que l'enfant sera naziréen, consacré à Dieu dès sa naissance, et que sa force découlera de sa chevelure, qu'il ne devra jamais couper. Dès avant sa naissance, il est choisi – et en même temps rendu étranger à sa propre condition. Il grandit, doté d'une force physique prodigieuse, mais aussi de désirs incontrôlés et d'une attirance paradoxale pour ce qui lui est hostile – notamment les Philistins, ennemis d'Israël. Il tombe amoureux de plusieurs femmes philistines, en épouse une, en rejoint une autre, puis finit trahi par Dalila. Comme s'il cherchait presque à être trahi – comme si cette trahison confirmait quelque chose qu'il pressentait déjà sur lui-même. Lorsqu'il s'endort dans les bras de Dalila, il s'abandonne. Les Philistins coupent ses cheveux, le capturent, lui crèvent les yeux et le réduisent en esclavage. Aveugle et humilié, en captivité, il supplie Dieu d'avoir une dernière fois la force. Ses cheveux ont commencé à repousser. Lors d'une grande fête philistine dans le temple du dieu Dagon, il saisit les deux colonnes porteuses du temple et les fait s'effondrer. Dans la mort, il tue des milliers de Philistins — et s'y abîme lui-même.

Avant même sa naissance, le destin de Samson est déterminé par les autres. Un ange dit à sa mère : « Dès le jour de sa naissance jusqu'à celui de sa mort, il sera naziréen pour Dieu. » Il est frappant de voir comment la mort est présente dès le commencement – comme une ombre prédestinée à planer sur la vie. Au lieu d'une joyeuse attente, la grossesse est empreinte d'un sérieux étrangement aliéné. Peut-être est-ce cela qui constitue le noyau de la psyché de Samson – et, par extension, d'Israël. Un sentiment d'être à la fois désigné et exclu. Une âme qui n'appartient jamais vraiment, et qui s'épuise donc à chercher, à chasser, à aspirer – à l'amour, à l'appartenance, à la validation.

Samson n'est jamais pleinement juge pour son propre peuple. Au contraire, il est constamment attiré vers les Philistins – les ennemis de la nation. Il les aime, les épouse, joue avec eux, se venge d'eux, est blessé par eux. C'est un acte d'amour ambigu : à la fois désir et destructivité, recherche de communauté et rejet violent. Pourquoi cette fascination pour l'étranger ? Peut-être parce qu'il y a quelque étrangeté en lui-même. Il est engendré d'une manière mystérieuse, par une mère à qui on a omis un détail crucial : qu'il ne faut jamais toucher à ses cheveux. Il est aussi physiquement anormal : force humaine hors norme, tresses intactes, corps ignorant ses limites jusqu'à l'effondrement. Peut-être est-ce l'étranger – les Philistins – qui résonne en lui – comme s'il cherchait un miroir. Un autre.

Et ce mirage – cet écho – est peut-être son désir le plus profond. Pour sentir qu'il existe, il a besoin de voir son propre obscur en quelque chose d'extérieur. C'est pourquoi il punit, défie par des énigmes, se marie, se venge violemment. Ce n'est pas du plaisir – c'est de la confirmation. Existentielle. Sadique. Car, comme dans le sadisme, il y a, à la source, un vide, une peur, un sentiment d'exclusion. Le sadisme dit : Je dois te briser pour savoir que j'existe.

De même, les actions d'Israël envers le peuple palestinien peuvent se lire non seulement politiquement ou stratégiquement, mais aussi psychologiquement et mythiquement. Un peuple qui a été lui-même expulsé, persécuté, abandonné, tente désormais désespérément de sentir son existence à travers l'infliction des mêmes souffrances sur l'autre. À l'instar de Samson, l'État utilise sa force, sa ruse, son feu – pour provoquer chez l'autre ce qu'il ne comprend pas en lui-même. Cette confirmation douloureuse : En te blessant, j'existe.

C'est peut-être la partie la plus sombre de l'humain – lorsque le désir d'exister surpasse la joie, le lien, la morale. Il ne s'agit pas de victoire. Il s'agit de sentir qu'on existe.

Samson n'est pas seulement un héros. Il est aussi un avertissement – peut-être même un présage pour Israël. Car il est trahi à plusieurs reprises, et finit par un sort qui frôle le suicide, en abattant le toit du temple sur lui-même et les Philistins. Il saisit deux piliers et les attire vers lui – un acte final qui tue l'ennemi, mais aussi lui-même. Le chiffre deux revient comme un écho sombre : mère et père, deux renards, deux piliers – toujours une dualité, toujours une tension. Et il est pris au milieu.

Dans sa quête d'appartenance, de sécurité et d'amour, Samson n'arrive jamais à destination. Il ne trouve jamais un foyer. C'est comme s'il était condamné à désirer, sans jamais l'obtenir. Une âme perdue – non pas sans volonté, ni sans puissance – mais sans repos. Et c'est cette faille intérieure, cette faim existentielle, qui le pousse autant vers l'amour que vers la destruction.

Mais il y a une chose qui frappe le lecteur, à travers tous ces chapitres tourmentés : Dieu est là. Pas toujours comme une voix, mais comme une résonance – Dieu sonne en Samson comme une cloche. Dans sa rage, dans sa passion, dans son amour, dans sa profonde solitude – Dieu est présent dans la quête. Et alors peut-être qu'on comprend : Samson n'a jamais été abandonné. Au contraire, le sacré était là, presque dans ce qu'il ne comprenait pas – dans le vide, dans le désir, dans l'impuissance. Dieu y habite. Comme le miel dans le lion.

Alors il faut se demander : après des millénaires à relire cette histoire – lue, racontée, interprétée – comment continuons-nous à faire la même chose ? À désirer, à blesser, à détruire, à aspirer ? Pourquoi les cœurs ne changent-ils pas ?

Je voudrais qu'Israël voie cela – afin qu'il puisse goûter le miel de lion dans son propre sein.
Il y a quelque chose de doux. De sacré.
Dans l'obscurité.

Sara Tetzchner

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