08.12.2025 à 16:13
dev
« Doris me montre les figurines de 470 papillons qui représentent le nombre d'ex-combattant.es tué.es depuis l'accord de paix »
- 8 décembre / Avec une grosse photo en haut, International, 2
Dans un texte à la fois clair, concis et incarné, Hannah Miro (et Brice Costa) restitue l'histoire des guerillas en Colombie afin d'exposer les linéaments de la « paix » depuis que les FARC ont déposé les armes. Nous est présentée la construction pragmatique et fragile de la Paix tant par le commerce d'alcools, de vêtements, d'artefacts produits par les victimes de la guerre asymétrique complexe où s'entre-tuent révolutionnaires marxistes-léninistes, paramilitaires d'extrême-droite, narcotrafiquants et forces armées étatiques, que par l'entretien de la mémoire, des fêtes, des repas en commun et la vie quotidienne même. C'est le sens empirique de « l'Accord de paix » et de ses signataires qui, par leur commune présence, ouvrent un possible dans la guerre.
L'année prochaine, la Colombie célébrera les 10 ans de l'Accord final de paix. La situation actuelle dans le pays montre pourtant que la “paix totale” du président Petro est encore loin d'être une réalité : flambées de violences en janvier par et entre des groupes armées dans différentes régions du pays, assassinat d'un précandidat aux présidentielles, attaques meurtrières attribuées à une dissidence des FARC à Cali, qualification par le président des dissidences FARC de "terroristes". Mais la paix reste un sujet et une préoccupation centrales pour beaucoup de Colombien.es. L'exemple développé ici, avec la Casa de la Paz à Bogota, montre que la paix est un objectif qui se construit depuis le bas et au jour-le-jour. Cette initiative cherche à garantir à la fois des espaces de débat apaisé et des conditions dignes pour victimes du conflit armé [1] et ex-combattant.es.
En Colombie, le concept de paix est compris d'une manière très précise, en raison du contexte spécifique de ce pays. La paix à laquelle on se réfère ici correspond à la cessation des conflits opposant l'État et les guerrillas (surtout les FARC). Les racines de cette guerre remontent à une période connue comme « la Violencia » (plus ou moins entre 1946/48 et 1953, les dates sont débattues), une période de violence opposant les conservateurs aux libéraux. La formation des deux guerrillas d'extrême gauche les plus connues, les FARC (Forces Armées Révolutionnaires de Colombie) et l'ELN (Armée de libération nationale) en 1964 est également reconnue comme date du début de l'état de conflit. Les causes du conflit et de la création des guerrillas sont multiples et débattues, mais certaines sont largement reconnues : les inégalités socio-économiques (parmi lesquelles l'inégale répartition des terres), l'absence de l'État et de ses institutions dans beaucoup de régions du pays, le manque d'inclusion et de participation démocratique (dû notamment au bipartisme), ou bien l'accès inégal aux ressources naturelles.
Au cours des années 80, sont venus s'ajouter au conflit les milices paramilitaires (d'extrême droite) et des groupes de narcotrafiquants. La guerre a notamment consisté en des disparitions, déplacements forcés et massifs de populations, massacres, tortures, enrôlements forcés, exécutions extrajudiciaires et attaques terroristes. « La paix » se réfère donc à la fin de cette violence, à travers la mise en œuvre d'un accord entre les différentes parties signé en 2016. Depuis 1984, différentes tentatives de processus de paix avaient échoué, notamment à cause d'un manque de confiance entre les acteurs du conflit et du fait d'une intensification de celui-ci dans les années 80 et 90. En 1991, une nouvelle constitution prometteuse a été approuvée, particulièrement moderne et progressiste, reconnaissant un large éventail de droits humains fondamentaux, notamment pour les minorités, mais protégeant aussi la diversité ethnique et culturelle du pays, ce qui a constitué un pas important (mais insuffisant) vers la paix.
Le dernier processus de paix commencé en 2012 entre le gouvernement du président Juan Manuel Santos et les ancien.es combattant.es des FARC-EP (Forces armées révolutionnaires de Colombie), a donné lieu à l'Accord final de paix signé en 2016. Pour garantir la réinsertion des ex-combattant.es dans la vie civile, le gouvernement a subventionné la création de « projets productifs ». C'est avec cet argent que dix ex-combattants ont créé la Trocha, la bière de La Casa de la Paz. En produisant la Trocha, ses créateurs ont voulu procurer des conditions de travail dignes aux ex-combattant.es.
Ces mêmes acteurs ont aussi fondé en 2021 La Casa de la Paz, maison pour la paix et la justice sociale avec l'intention d'en faire un lieu dédié à la construction de la paix en même temps qu'à la commercialisation de la Trocha. La Casa de la Paz constitue aujourd'hui un espace de rencontre de référence pour différents acteur.ices : collectifs, associations, emprendimientos, réunis par une vision commune de l'effort collectif de paix nécessaire pour construire une Colombie plus juste socialement.
Pour réaliser cette vision, un espace de la maison (La Camaraderia) est dédiée à la commercialisation de produits de victimes, ex-combattant.es, communautés ethniques et campesinos. En plus d'une partie de la production de la Trocha, la Casa accueille d'autres activités productives :
Des visites de la maison, s'appuyant sur les nombreux supports (photos, affiches, archives) présents sur les murs, sont organisées afin de faire connaître l'histoire du conflit armé, de l'accord de paix, des ex-combattant.es et de La Casa de la Paz. La Casa est ouverte au public toute la journée. Les après-midis et soirées sont souvent dédiées à des évènements tels que des conférences, des projections de documentaires, des ateliers sur des thèmes variant de l'histoire du conflit et de ses acteur.ices, au concept de "paix avec la nature", à la question palestinienne, à la formation politique antifasciste, etc.. Des activités très variées sont également organisées : des concerts, des karaokés, des ateliers d'autodéfense, des moments de partages linguistiques et culturels (language exchanges).
Les divers acteur.ices de la Trocha contribuent aux différents projets, notamment celui de la "radio pour la paix", ou les projets développés par les stagiaires universitaires de travail social. A travers cette variété d'acteurs et d'évènements la Casa de la Paz est un espace vivant, d'échanges, de rencontre et de débat. Mais c'est aussi un lieu où la paix se fait "par le bas", à travers à la fois l'aide concrète par la commercialisation de produits et par l'ouverture d'un espace ouvert à la formation, le débat et l'organisation politique.
Doris Suarez et Alex Monroy sont deux des fondateurs de La Trocha, ex-combattants des FARC et activement engagés dans la construction de la paix.
Dans les années 85 commence le massacre de la Union Patriotica (UP) par les paramilitaires et les Forces Armées. La UP est le parti des FARC créé à l'occasion du processus de paix initié par le gouvernement d'alors (Belisario Betancur), et qui marquait la tentative d'intégration politique des FARC en vue d'une sortie pacifique du conflit. Cette tentative ne fut pas acceptée par une partie de la population, en particulier les organisations (militaires) de droite et d'extrême droite. Face à la violence, Doris, alors membre de ce parti ainsi que du Parti Communiste, ne voit plus d'autre solution que d'intégrer la guerrilla. Après de nombreuses années dans les rangs des FARC, elle est capturée et emprisonnée, avant d'être libérée 14 ans plus tard avec l'accord de paix de 2016. Alex, fils d'ouvriers, a grandi dans un quartier populaire périphérique, où l'absence de perspective de réussite sociale et les conditions dans lesquelles il vivait l'ont poussé à intégrer les FARC en tant que milicien urbain à 18 ans : “il ne fut pas difficile de prendre la décision, mais ce n'était pas politique, j'étais pas marxiste-léniniste, c'était plus l'impulsion et la sensibilité sociale, beaucoup de colère ; je sentais que c'était injuste mais que la situation pouvait être changée”.
« La seule chose à laquelle on a renoncé, c'est les armes. »
Les FARC étaient un groupe strictement compartimenté et vertical ; il y avait très peu voire pas du tout de communication entre les différentes factions pour éviter les fuites d'information ; seuls les rangs les plus hauts communiquaient entre eux et étaient au courant de la stratégie et des opérations politico-militaires. La décision de rendre les armes avec l'Accord de paix de 2016 fut donc une décision prise « par le haut », mais selon Doris et Alex, cette décision était « dans l'ADN » des FARC depuis le début. Selon eux, les combattant.es étaient prêt.es à rendre les armes dès que les conditions auraient été plus favorables. Les FARC n'ont pas initialement pris les armes par goût pour la violence. Pour Doris, si passer à la guerrilla était à l'époque la « seule voie possible », elle avait conscience que ce n'était pas la meilleure voie pour arriver à ses fins. C'est pourquoi la formation des combattant.es ne se restreignait pas à la formation militaire, et était doublée d'une formation politique qui occupait une place centrale dans le quotidien des ex-combattant.es.
Influencés par le Parti Communiste Colombien, les FARC suivaient une formation marxiste-léniniste, c'est-à-dire l'interprétation du marxisme par Lénine, adoptée comme idéologie officielle par l'URSS pendant le stalinisme ainsi que par les partis communistes durant la Troisième Internationale. Les FARC ont utilisé le marxisme-léninisme comme théorie révolutionnaire, ce qui s'est reflété notamment dans le type d'organisation (verticale), dans les stratégies utilisées, dans leur analyse de la société et leur approche politique. L'autre base idéologique fondamentale fut le bolivarisme, selon l'exemple de Simon Bolivar, connu en Colombie comme le « Libertador », car il dirigea l'indépendance de plusieurs pays Latino-américains (dont la Colombie). Bolivar est reconnu en Colombie comme symbole de l'anti-impérialisme, du patriotisme latino-américain, et de la souveraineté des peuples.
D'après Doris, dans les formations données aux combattant.es des FARC, “la consigne a toujours été de chercher la voie la moins douloureuse, et la voie la moins douloureuse c'est toujours le dialogue”. Ils étaient donc préparés à l'éventualité d'une démobilisation, dans le cas où leurs revendications auraient été satisfaites. Se référant au préambule de l'Accord de paix de 2016, Doris affirme : "on renonce absolument à rien de nos croyances, nos convictions idéologiques et nos rêves de transformation sociale ; la seule chose à laquelle on renonce, c'est les armes”. De fait, beaucoup des combattant.es démobilisé.es ont laissé de côté l'aspect militaire pour se dédier à la politique patisane (notamment dans le cadre de la Union Patriotica, qui fait désormais partie du parti Pacto Historico, la coalition de gauche ayant porté l'actuel président Petro au pouvoir), ou à la politique extra-parlementaire, comme c'est le cas de Doris et Alex.
Aux yeux de ses fondateurs, la Casa de la Paz constitue un nouvel essai pour mettre en oeuvre, depuis le bas et en défendant une culture du débat, des valeurs qu'ils ont défendu toute leur vie, et pour lesquelles ils étaient prêts à mourir. Il s'agit des mêmes valeurs que celles présentes dans la Constitution de 1991 et inscrites dans l'Accord final de paix de 2016, qui n'ont pour l'heure pas toutes été mises en œuvre : les droits humains fondamentaux, l'ouverture démocratique, la souveraineté des peuples et surtout, la réforme rurale. L'inégale répartition des terres est en effet largement reconnue comme le principal problème en Colombie, où 1% de la population détient 80% des terres.
La Casa de la Trocha reflète donc une conception de la paix comme quelque chose qui se construit, depuis le bas, en faisant de la politique du quotidien. « Tout le monde depuis différents espaces peut le faire ; nous apportons ici une pédagogie de paix, ouvrons des espaces démocratiques, soutenons les économies locales, ainsi que les survivants du conflit. Nous faisons de la politique et la revendiquons comme telle, nous ouvrons les espaces pour les accueillir [les victimes du conflit armé], nous soutenons les paysans qui remplacent la culture de produits illicites ; nous croyons qu'en permettant cela depuis les positions où nous sommes nous pouvons générer des emplois et donc des conditions de vie dignes »
« On a joué notre vie et notre liberté pour ce rêve, il faut le poursuivre. »
S'engager dans un projet comme celui de La Trocha signifie aussi s'exposer à une stigmatisation et une violence largement répandues envers les ex-combattant.es. Les dissidences des FARC, ainsi que d'autre groupes armés présents dans le pays, constituent une menace réelle pour la vie des ex-combattant.es, notamment parce qu'ils occupent des territoires auparavant aux mains des FARC, et où les ex-combattant.es se sont installé.es après l'Accord de paix. Doris me montre les figurines de papillons attachées au plafond du Salon de las mariposas, 470 papillons qui représentent le nombre d'ex-combattant.es tué.es depuis l'accord de paix. C'est normal d'avoir peur me dit-elle, “mais cela ne signifie pas qu'il faut lui céder, à cette peur”. L'un des objectifs de la Casa est justement de produire un récit alternatif à celui présent dans les grands médias, qui dépeint les signataires de paix comme des “assassins sans idéaux de transformation” : “nous ne sommes pas les monstres que les grands médias dépeignent”. Selon Doris, s'il n'y a pas de véritable manière pour défendre les ex-combattant.es, on peut en revanche soutenir leurs projets productifs et faire connaître ce qu'est l'Accord de paix.
Alors que les candidat.es pour les élections présidentielles en 2026 sont en train d'êtres définis, la grande question est de savoir si la Colombie continuera à avoir un président de gauche défenseur du processus de paix. Doris et Alex supportent Ivan Cepeda, le candidat du Pacto Historico qui s'insère dans la continuité de l'actuel président Gustavo Petro. Selon eux, grâce au gouvernement du premier président de gauche dans l'histoire de la Colombie, le processus de paix a continué à être mis en oeuvre, notamment avec la redistribution de plus de terres. Ceci dit, et malgré les efforts, la "paix totale" promise par Petro est encore loin d'être une réalité.
Aujourd'hui, la communauté de La Trocha, La Casa de la Paz, cherche à acheter la maison, selon le slogan « Hagamos de esta casa, nuestra casa » (il est possible contribuer par ce lien https://www.latrochalacasadelapaz.com/dona-ahora/). Sans acheter la maison, La Casa de la Paz ne pourra pas continuer son projet de construction de la paix. Par ricochet, c'est tout l'« écosystème » de La Casa de la Paz qui se trouverait affecté, car beaucoup de collectifs, associations et emprendimientos ne pourraient plus profiter de ce lieu pour se réunir, s'organiser et proposer des évènements.
Hannah Miro, avec l'aide de Brice Costa
[1] Les victimes du conflit sont définies de la suivante manière par la Commission de la vérité (une institution crée avec l'accord de paix de 2016) : « Personne physique ou morale ayant subi un préjudice du fait du conflit armé interne. Ces dommages peuvent être directs ou indirects, individuels ou collectifs, physiques ou moraux, personnels ou institutionnels ; dans tous les cas, il convient de reconnaître la manière différente dont les personnes ou les groupes les ont vécus en fonction de leurs plus grandes vulnérabilités. » Cela inclut notamment, outre que les personnes blessées physiquement, les personnes « déplacées », c'est-à-dire les personnes qui ont du partir de chez elles à cause de l'insécurité ou de la violence causées par le conflit (qui étaient en 2023 plus de 5 millions).(https://www.unidadvictimas.gov.co/las-cifras-que-presenta-informe-global-sobre-desplazamiento-2024/) .
08.12.2025 à 16:12
dev
Notes autour de Rumba – L'âne et le bœuf de la crèche de Saint François sur le parking du supermarché d'Ascanio Celestini & David Murgia
- 8 décembre / Avec une grosse photo en haut, Littérature, 2
Après Laïka et Pueblo, Rumba clôture le cycle de cette épopée moderne des Poveri cristi - les « pauvres diables » - en actualisant la vie de Saint François d'Assise.
« Et Dieu a fait les deux lumières les grandes
La grande lumière pour l'empire du jour et la
petite lumière pour l'empire de la nuit et les étoiles » [1]
C'est une histoire d'attente et de silence.
Une histoire de foi et de miracles.
Une histoire ordinaire, somme toute.
Une histoire sainte : celle de François d'Assise, né Giovanni di Pietro Bernardone, en 1182.
Une histoire humaine racontée aujourd'hui, depuis un parking quelconque, semblable à n'importe quel parking périphérique de la planète.
Une histoire qu'on raconte, comme une fable, une allégorie, ou une blague, comme si nous vivions nous-mêmes en plein Moyen Age, au milieu de temps très obscurs et violents.
Comme s'il s'agissait de nous en souvenir, et de l'accepter, comme s'il fallait, à notre tour, nous dépouiller de tout le superflu, de l'inutile, de tout le futile, et de l'accessoire, pour réapprendre à voir.
Et à écouter Dieu, ou la Nature.
Un plateau nu, un rideau rouge au fond, deux chaises, un piano et un accordéon.
Entrent un comédien et un musicien : David Murgia et Philippe Orivel ; commence le théâtre.
Des récits dans des récits, ouvrant sur des anecdotes et des digressions qui, mises bout à bout, forment la toile d'autres récits, se reflétant les uns dans les autres, s'appelant et se répondant, comme autant de relais, de passages de témoin pour dire la matérialité des existences et, ce faisant, redonner corps au langage.
Un parking, donc ; et puis, un supermarché et un entrepôt avec ses travailleurs sans-papiers ; et puis, le bar avec ses éternels habitués ; et puis, la prostituée et ses clients ; et le clochard qui dort sur le parking ; et puis, une benne à ordures ; sans oublier la vieille femme à la tête embrouillée et le gitan qui fume.
Bientôt, le rideau s'ouvre sur ce peuple de l'ombre qui compose le décor invisible d'une répétition de la vie de Saint François, en attendant que des cars de pèlerins arrivent en ce soir de Noël pour leur jouer la pièce sur le parking.
Bien sûr, les pèlerins n'arriveront jamais ; et voilà que derrière le rideau apparaît une toile avec des symboles : un chevalier, un homme nu, un soleil, un sultan, des oiseaux, une main, un arbre, un âne, une sainte, et un bœuf.
Le spectacle est à lui-même sa propre répétition et entre les scènes hagiographiques et historiques s'entremêlent les épisodes des habitants du coin, gens de peu, subalternes aux itinéraires anonymes, éclairés soudain de l'éclat du mythe par la magie d'un nom : Job, le manutentionnaire analphabète, Joseph, le fossoyeur émigré, etc., etc.
Une histoire de fraternité ouvrière et de fascisme quotidien ; de noblesse d'âme et d'amertume ; de ressentiment banal et d'espérance ; d‘une quête de dignité absolue, à la limite de la folie, dans un monde déchiré par l'injustice et l'oppression.
Le récitant, le conteur, incarne tout à tour ces personnages multiples en laissant se déployer l'écriture d'Ascanio Celestini comme un standard de jazz sur lequel on improvise pour dialoguer avec le public dans la salle. Mélange incroyable de liberté et de maîtrise, sautant des registres les plus familiers au ton d'une pureté lyrique, variant de l'humour noir à la colère, à la douceur de l'oubli.
Mais David Murgia est à lui-même sa propre voix : rassemblant les mondes en un seul chœur épique, il dit la création et la chute, le premier cri et le dernier souffle, délivrant une histoire qui les embrasse toutes et fait des conversations de tous les jours une polyphonie nocturne sous un ciel étoilé ; un monologue sans fin comme un tourbillon, un discours-fleuve qui devient le baromètre du temps présent, traduisant l'impasse comme sa puissance secrète.
Arme redoutable que cette parole en acte qui transforme l'enfer en paradis, le cauchemar en rêve, la pauvreté en richesse, la solitude en communauté. Opération poétique par excellence qui fait du dénuement, de la dépossession la plus totale, la chance d'un retournement complet, de l'enfermement, une liberté infinie. Parole anticapitaliste.
Parole agissante, parole vivante donnant place aux morts, aux oubliés, aux fantômes, aux errants ; parole, en ce sens, profondément politique qui dévoile la fausseté de toute forme de discours qui ne s'adosse pas à une respiration singulière ; parole rythmée qui danse sur elle-même, entre invocation et convocation, chant et prière, creusant l'écart avec le mensonge et l'hypocrisie, questionnant les évidences les mieux établies.
Parole qui reprend à son compte la règle de Saint François s'adressant aux oiseaux, traçant son propre chemin exemplaire d'homme créé à l'image de Dieu.
La rumeur de l'histoire comme une étoile filante dans un ciel désert est, bien sûr, celle d'une récupération et d'un pourrissement, d'une trahison et d'une prise de pouvoir religieuse, d'un malentendu entretenu sur la signification de ce destin.
Figure soi-disant inimitable qu'en ce soir de Noël, Rumba vise à restaurer dans sa clarté radicale : dans la crèche, rien d'autre qu'un âne et un bœuf. L'enfant Jésus, comme n'importe quel enfant né dans un lieu de pauvres, entre Verviers et Bethléem, entre Gaza et Bruxelles, et comme n'importe quel enfant créé à l'image de Dieu ou de la Nature, qu'il s'appelle, Giovanni ou François, Job ou Joseph, qu'elle se nomme Chiara, Claire, Fatima ou Lili.
Une vie. Le mouvement même de vivre. La bonne nouvelle qui n'apparaît dans aucun journal de la planète. Faire-part pour personne et pour le commun des mortels d'une étincelle de joie sans cesse renaissante.
Elias Preszow
[1] Henri Meschonnic, Au Commencement, Traduction de la Genèse, Desclée de Brouwer, 2002, p.28