01.07.2025 à 15:08
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Quel mouvement révolutionnaire en France ?
- 30 juin / Avec une grosse photo en haut, Positions, Mouvement, 4Voici le premier volet d'un texte qui tente de déplier une question importante : pourquoi et comment la gauche, c'est-à-dire la gauche institutionnelle, est redevenue une hypothèse crédible pour nombre de personnes ayant quelques aspirations supérieures à celle d'un réaménagement plus gentillet du capitalisme ? Question qu'il s'agit aussi pour l'auteur, de renverser : où est passée la puissance destituante et révolutionnaire qui explosait régulièrement dans les rues jusqu'en 2016 ? Rêve-t-elle désormais NFP ? [1]
« Notre marche est longue et elle laisse des traces, même si ça ne se voit pas pour l'instant ou si on ignore et méprise notre chemin. »
Sous-commandant Marcos
Depuis quelques semaines, la parution de l'ouvrage La Meute, suscite une polémique médiatique autour de la France Insoumise, son caractère autoritaire, la place du grand chef Mélenchon, une (im)possible union des gauches, etc. Rien de très surprenant du côté des élites et de leurs médias : toutes les occasions sont bonnes pour taper sur leur « ennemi numéro 1 » du moment.
Du côté de la gauche cependant, quelques débats plus intéressants ont émergé de tout cela : quel lien y a-t-il entre les formes d'organisations et les stratégies politiques, quels moyens conditionnent quelles fins, comment se nouent ou se dénouent les relations entre efficacité et autoritarisme, [2] etc.
Malheureusement, dans tous ces débats, une fois n'est pas coutume, une part considérable du camp de l'émancipation est, comme souvent, invisibilisée : les partisan.es de la révolution, que l'on pourrait définir pour l'instant sommairement comme ceux et celles qui se posent la question de la révolution, en pensée comme en acte [3]. Les Gilets jaunes, les autonomes, les révolté.es de Nahel, les anarchistes, les féministes, les antiracistes, les syndicalistes, les queer révolutionnaires… Ces personnes qui font et ont fait vivre la lutte révolutionnaire sur le terrain depuis des années sont presque toutes absent.es (sans surprise) du commentariat politique de gauche comme de droite. Mais plus surprenant, ils.elles sont silencieux.ses. Au sujet de “La Meute”, de la France insoumise, du retour de la gauche, des suites à donner à nos révoltes, etc. Et ce, depuis quelques années maintenant.
Un silence qui se démarque de ce qui a eu lieu durant la dernière décennie. En effet depuis le début des années 2000 nous avions vu l'émergence d'une nouvelle génération qui avait, dans de nombreux pays, ciblé les organisations traditionnelles de “la gauche” au même titre que d'autres institutions conservatrices. Le rejet et même la colère formulés en mots comme en actes contre cette gauche auparavant hégémonique au sein du camp de l'émancipation, était souvent expliquée par le fait qu'elle ait perdu toute capacité de subversion [4] ou qu'elle soit intégrée et domestiquée à l'ordre politique dominant. Syndicats, partis, associations, leaders politiques, tout le monde en avait pris pour son grade.
Aujourd'hui, bien au contraire, et en France en particulier, le centre de l'attention semble être peu à peu revenu vers la gauche traditionnelle, et essentiellement celle qui se présente comme “radicale”, en la personne de Mélenchon et de la France Insoumise. Ce changement qui s'est opéré dans les dernières années a même abouti à un ralliement d'un nombre non négligeable d'ancien.nes autonomes [5]. Un fait inimaginable il y a encore quelques années car cette tendance libertaire avait, sûrement le plus explicitement, fait de la “mort de la gauche” [6] un objectif politique assumé. Si tous les prétextes sont bons pour les médias et la gauche libérale pour affaiblir depuis sa droite le parti de Mélenchon, au contraire chez les partisans de la révolution peu de voix s'élèvent pour questionner ce ralliement sans condition.
Mais alors comment expliquer ce changement d'atmosphère ? Sentiment d'urgence de la montée du fascisme ? Chocs causés par les défaites des révoltes ? Dégénérescence ou, au contraire, maturité du milieu libertaire ? Nous essayerons dans cette série de trois textes de réfléchir aux causes et conséquences de ce retour en grâce de la gauche traditionnelle au sein même des milieux révolutionnaires.
Nous reviendrons dans un premier volet sur le mouvement libertaire de la dernière décennie en France (1/3), puis nous tenterons de comprendre les raisons profondes du retour de la gauche, notamment autoritaire en réponse à la crise de la pensée libertaire et ce à travers la contre-révolution (2/3) et enfin, en partant des forces existantes, nous réfléchirons à une relation possible, depuis le bas, avec la France insoumise et aux pistes pour voir notre mouvement tel qu'il pourrait devenir : un mouvement révolutionnaire (3/3).
Dans cette première partie nous reviendrons sur le caractère libertaire du cycle de révoltes que nous avons vécu. Et, dans le cas de la France, nous essaierons de penser la trajectoire de la tendance appelée autonomie. De son ascension à son déclin.
La dernière décennie a été marquée par une vague de révoltes et révolutions aux quatre coins de la planète ; tellement nombreuses et massives (numériquement les plus importantes de l'histoire en un temps si court) que nous pourrions parler d'une ère d'insurrections [7]. Si chaque contexte est bien sûr spécifique, on a pu reconnaître de nombreuses caractéristiques communes entre ces mouvements. L'une d'entre elle sur laquelle nous aimerions nous attarder ici fut l'importance des pratiques, idées et militant.es libertaires [8].
Même quand ces dernier.ères ne furent pas directement à la tête ou à l'initiative des révoltes comme au Brésil, en Tunisie, en Grèce, en Espagne, au sein des différents Occupy ou plus récemment en Indonésie, c'était l'atmosphère même des révoltes qui s'apparentait à la pensée libertaire ou anarchiste : Affrontements de rue (souvent sous la forme Black Bloc) et illégalisme assumé, pratique de l'occupation territoriale (immeubles, places, quartiers, villes), place de l'auto-organisation, de la spontanéité, du groupe affinitaire comme unité principale d'organisation, manifestations non déclarées, refus des chefs et de la représentation, refus de l'autoritarisme et pratique de l'horizontalité, refus de hiérarchiser les luttes, place de l'humour et de l'art sauvage, désir d'un changement immédiat et non pas remis à demain et bien sûr méfiance voir hostilité vis-à-vis des institutions de gauche traditionnelle, etc. Tout un tas de caractéristiques que nous avons pu retrouver aux quatre coins de la planète comme à Hong Kong (2019), en Birmanie (2020), en Syrie (2011), en Biélorussie (2020) ou au Soudan (2018) pour ne citer que quelques exemples. Dans plusieurs de ces mouvements, la faiblesse, le rejet ou même l'absence de la gauche et des formes contraignantes et/ou folklorique de ses organisations traditionnelles a permis le déploiement d'une politique de la quotidienneté partiellement émancipée et donc enfin capable de réinventer des formes d'organisations, des idées ; et surtout de redevenir une menace.
En regardant en arrière et au-delà de la France, on voit qu'effectivement, sans pour autant que les gens se revendiquent tous.tes autonomes ou anarchistes, portent des drapeaux noirs ou du adidas, quelque chose dans le sens commun du mouvement réel [9] était bel et bien libertaire. Insistons que ces idées et surtout ces pratiques, ont largement débordé les milieux anarchisants traditionnels et sont apparues au sein du mouvement réel non-partisan [10] dans toutes ses franges en révoltes [11]. Mais aussi chez d'autres milieux ou mouvements politiques : mouvement féministe et queer, mouvement écologiste, alter-mondialiste, mouvement kurde, etc. : tous se sont trouvés irrigués par un ruissellement libertaire. Il n'est pas anodin que le PKK et les Zapatistes, deux des dernières organisations révolutionnaires de masses de notre époque, toutes deux issues à l'origine du marxisme-léninisme, se soient convertis idéologiquement à la pensée libertaire.
Dépassant très largement les petits groupes ou expériences anarchistes préexistantes, dans les soulèvements les plus avancés, ce fond de l'air a pris une forme populaire et de masse touchant du bout du doigt ce que nous pensons être l'horizon libertaire par excellence : l'émergence de pouvoirs populaires. C'est-à-dire l'institution d'espaces d'auto-gouvernement (Communes, caracoles, conseils territoriaux, assemblées populaires, etc.) où les gens ont pris le pouvoir sur leur quotidien et leur territoire sans qu'aucun parti ou gouvernement ne leur dicte quoi faire et où ils exercent sans attendre leur capacité à se gouverner eux-mêmes et à prendre en main (au moins partiellement) leur vie quotidienne et la reproduction de celle-ci.
C'est ce qui est arrivé de façon encore embryonnaire et parfois balbutiante sur les places de Tunis, New York, Maidan, Tahrir, etc. ; sur les ronds-points de Gilets jaunes, dans les assemblées territoriales et féministes en Amérique latine, ou bien encore en Syrie, à l'échelle de villes entières, à travers les conseils locaux de la révolution dans les territoires où le régime d'Assad était parti.
Et enfin, sûrement dans sa forme la plus poussée, au Soudan sous la forme de comités de résistances organisés par quartiers entiers capables d'organiser la révolution et même d'essayer d'en dessiner les suites à travers l'écriture collective d'une « charte révolutionnaire pour l'autorité du peuple » [12]. Ce qui n'était alors qu'un horizon lointain et souvent fantasmé pour tant de libertaires sous le nom de Commune [13], avait subitement pris forme dans plusieurs révolutions de notre époque (souvent sans qu'ils s'en aperçoivent) et à une échelle rarement égalée.
Néanmoins, incapables de peser durablement sur les suites des soulèvements et touchant leurs propres limites, dans la grande majorité des cas, ces formes nouvelles et territoriales de pouvoir locaux furent balayées par la contre-insurrection, ou progressivement mises au second plan par les récupérations de gauche [14] comme de droite [15], ou tout simplement par l'épuisement.
Révoltes libertaires et apparition de pouvoirs populaires naissants, tout ça est loin d'être unique dans l'histoire. De nombreuses périodes historiques ont connu ce type d'explosions destituantes où le mouvement réel déborde des digues construites non seulement par le pouvoir établi, mais aussi par sa prétendue opposition : les années 60-70 n'étant qu'une des périodes les plus connues avec ce rejet radical de la gauche stalinienne et soviétique de la part d'une grande partie de la jeunesse et du mouvement ouvrier.
La dernière décennie fut un retour de ce que Charles Reeve nomme socialisme sauvage [16], Jean Tible Politique Sauvage [17] ou même Pacôme Thiellement les sans-roi [18]. Ces formes d'expression de la révolte qui tentent de faire vivre la révolution ici et maintenant, qui refusent la médiation d'institutions même de gauche, et qui émergent pour s'opposer à l'autoritarisme, au conservatisme du système, mais aussi à son ennemi historique au sein de son propre camp : le socialisme des chefs. Cette mouvance qui considère que le mouvement réel doit être dirigé par une avant-garde éclairée (les chefs) pour arriver à ses fins.
Les raisons de ce retour du mouvement libertaire sont nombreuses [19] et si nous ne les approfondirons pas dans ce texte, on peut tout de même citer une des hypothèses que nous retenons : plusieurs des pays où les révoltes ont éclaté ont déjà connu de près ou déjà vécu “la gauche” (socialiste, communiste, démocrate) au pouvoir et celle-ci est souvent assimilée, soit à un cauchemar autoritaire dans sa version radicale (Syrie, Biélorussie, Ukraine, Hong Kong, Libye, Kazakhstan), soit à une succession de trahisons et de compromissions avec le pouvoir capitaliste pour sa version libérale (Partis “socialistes” en France, Espagne, Grèce, etc. ; Convencion au Chili ; Démocrates aux USA, etc.).
Ainsi, une fois terminée l'éphémère période de “la fin de l'histoire”, censée symboliser la victoire définitive du libéralisme et du capitalisme contre le communisme (mais qui n'a finalement duré, au mieux, qu'entre la chute du mur de 1989 et l'insurrection zapatiste de 1994) et au moment de se révolter à nouveau contre l'ordre injuste et invivable de l'Empire, les peuples se sont plutôt tournés vers les rares référents disponibles pouvant incarner la résistance et qui n'avaient pas été totalement discrédités : la pensée et surtout la pratique libertaire ou anarchisante d'une part. Mais aussi l'islamisme, beaucoup plus structuré idéologiquement, organisationnellement et avec des propositions quant à l'après de la révolte.
L'attitude de la grande majorité de la gauche mondiale face à ce cycle de révoltes confirma d'ailleurs en grande partie la défiance initiale. Quand les révoltes n'utilisaient pas suffisamment les référents de gauche (drapeau rouge, chansons traditionnelles, mots d'ordre classiques), celle-ci a adopté une attitude indifférente (Soudan et Myanamar : sûrement aussi par racisme) ou méprisante (contre les Gilets jaunes à l'étranger et en France même), voire carrément contre-révolutionnaire quand ces mêmes révoltes contredisaient leurs dogmes géopolitiques ou politiques. Soutenant parfois explicitement ou implicitement la contre-révolution dans le cas de Hong Kong (2019), de l'Iran (2019,2022), de la Syrie (2011), du Liban (2019) ou de l'Ukraine (2014) [20]. Dans d'autres cas, comme au Chili (2019), en Espagne (2011) ou en Grèce (2011), une gauche se présentant comme radicale, nouvelle et en rupture avec la gauche libérale, a été bien moins chahutée dans les révoltes et est même parvenue à se présenter comme une continuation des mobilisations lui permettant de se faire une place au pouvoir. Suscitant par conséquent un intérêt bien plus important de la part de la gauche internationale. Pourtant, là-bas aussi ces nouveaux.lles élu.es ont bien vite ressemblé aux politiciens qu'ils prétendaient combattre. Incapables de briser voire même d'infléchir le statu quo.
Mais revenons au cas français. Depuis le début du siècle, la France a été le théâtre comme au Chili, au Soudan ou en Iran et dans tant d'autres pays, d'une montée en puissance progressive du mouvement réel. 2005 : révolte des banlieues pour Zyed et Bouna, 2006 : mouvement contre le CPE ; 2008-2018 : lutte contre l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes et mouvement des ZAD ; 2016 : mouvement contre la loi travail ; 2016 (mort d'Adama Traoré) ; 2017 (viol de Théo) et mouvement contre les violences policières ; 2017 : mouvement #MeToo ; 2017 : collages contre les féminicides et bien d'autres encore. Pendant une grosse dizaine d'années, se sont succédé une série de mouvements de contestation de plus en plus inventifs et subversifs contre l'ordre établi.
Comme ailleurs, cette série de mouvements a vu arriver la contagion des idées et pratiques libertaires. Et un mouvement en particulier a, à plusieurs reprises, défrayé la chronique : le mouvement autonome.
L'autonomie, comme mouvement politique, se laisse (volontairement) difficilement définir. On utilise le terme ici pour désigner ce courant politique (dont la filiation historique vient directement du mouvement autonome italien des années 70 [21]) se caractérisant par une série de principes, pratiques et codes : anti-étatisme et anticapitalisme, rupture avec les partis et les syndicats (décrits comme des institutions compromises avec le système), illégalisme, squat, vol et auto-réduction [22], le refus de séparer la politique et la vie, la pratique de l'émeute, le refus de l'idéologie (en théorie) et de l'autoritarisme. Et bien sûr une croyance en la révolution comme nécessaire rupture qui doit s'incarner aussi ici et maintenant et non pas une fois que « les conditions objectives » sont réunies comme le disaient de nombreuses organisations socialistes au XXe siècle.
Au-delà d'une histoire et d'une esthétique propre, les racines philosophiques et politiques de l'autonomie s'entrecoupent avec l'anarchisme et certains communismes hétérodoxes. Il existe bien sûr plusieurs tendances au sein de l'autonomie. Les deux branches principales partent généralement de ce que les Italien.nes nommaient l'autonomie ouvrière, marxiste, opéraiste et l'autre l'autonomie diffuse, plus proche de l'anarchisme, de l'insurrectionalisme, du post-modernisme ou du situationnisme. En France, ces deux tendances (et surtout la seconde) ont été incarnées notamment dans les ZAD, le cortège de tête, les textes du Comité Invisible, l'expérience des réseaux mutu, la profusion de cantines populaires, de communautés politiques, de groupes affinitaires, etc.
Le courant de l'autonomie qui a eu l'impact et la renommée nationale, voire internationale la plus importante fut nommé par ses détracteurs « Appellisme » en référence à l'écriture et à la publication du texte fondateur de cette tendance : Appel [23], écrit en 2003. Si cette tendance trouve son origine théorique dans la revue Tiqqun parue en 1999, elle s'est essentiellement faite connaître à travers trois livres signés Comité Invisible et « l'affaire de Tarnac ». Elle fut longtemps l'une des tendances les plus organisée et la plus large [24] de l'autonomie. Si les « appellistes » eux-mêmes se refusent à toute catégorisation et raillent l'idée même que quelque chose comme l'appellisme puisse exister, on peut néanmoins tenter de décrire de façon forcément incomplète [25] les objectifs originaux proposés par les textes de référence :
1 : Tenter de réarticuler construction et destruction au sein du mouvement autonome.
2 : Remettre au goût du jour la stratégie à une époque où elle était souvent absente de certaines idéologies anti-autoritaires.
3 : Réapprendre à penser le temps long de la construction révolutionnaire sans retomber dans une acception classique et rigide du parti.
“Détruire la gauche' était alors un corollaire de tout cela, pour que ces perspectives puissent s'imposer il fallait en finir définitivement avec l'éternel retour de la gauche comme unique débouché des mouvements de révolte [26]. D'où résultait une stratégie qui mêlait interventions de rue confrontationnelles, construction d'agents d'énonciation stratégiques (d'abord sous différents noms dans différentes situations, puis à plus grande échelle avec le Comité Invisible), perturbations des moments de recomposition de la gauche, et établissement d'une série de lieux et de moyens matériels liés entre eux par cette perspective stratégique.
Pour y parvenir, la recherche de nouvelles formes d'organisation était centrale et ce, notamment à travers une espèce de parti conspiratif peu formalisé et non public. Ce dernier fût composé de plusieurs collectifs politiques de vie présents dans une quarantaine de villes en France et dans le monde. Participant à la plupart des soubresauts de l'époque depuis les mouvements sociaux en France jusqu'aux révoltes en Grèce, aux USA et même dans les pays arabes, cette expérience, clivante [27] et motrice à la fois pour l'ensemble de l'autonomie, s'est terminée en tant que force organisée, en 2018 du fait de contradictions internes exacerbées par des désaccords stratégiques au sujet des suites à donner à la victoire de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, de l'irruption du féminisme et de l'intersectionnalité au sein d'une autonomie qui les avait largement écarté, et enfin en raison d'une division entre des partisan.tes d'une hypothèse territoriale de long terme et d'autres d'une forme métropolitaine offensive insaisissable donc peu ancrée.
Malgré la fin de cette expérience, une large partie de leurs idées (à travers le site lundimatin, le media Contre-Attaque, les éditions la Tempête, par exemple) ainsi que l'infrastructure matérielle construite au fil des années (lieux, réseaux, militant.es en France et ailleurs) existe encore et on retrouve quelques ancien.nes membres de cette “camaraderie” dans bon nombre d'espaces politiques qui cherchent difficilement à dépasser les limites rencontrées par le mouvement révolutionnaire (Soulèvements de la Terre, Syndicat de la Montagne limousine, etc.).
L'autonomie dans toutes ses composantes, pris part activement aux différentes luttes entre 2005 et 2018. Le grand public la connaît surtout en raison des actes offensifs du black bloc ou alors des “antifa”, et même si les affrontements physiques avec la police et la casse en manifestation était une part importante, voire constitutive, du mouvement autonome, ils n'étaient que la part la plus visible et bankable médiatiquement d'un mouvement large aux pratiques diverses. L'élargissement et les rencontres avaient souvent lieu à l'occasion de mouvement traditionnels lancés par la gauche [28] (CPE 2005 ; mouvement pour les retraites 2010-2011 ; loi travail 2016 ; mouvement d'occupations d'université 2018) et ce sont avant tout les pratiques, la subversion de la politique traditionnelle (notamment de gauche) ainsi que la radicalité des militants autonomes qui séduisirent certaines parties de la société, en premier lieu une jeunesse de classe moyenne de plus en plus précarisée des grandes villes aux perspectives peu réjouissantes ainsi qu'une classe moyenne ou populaire plus âgée, politisée à gauche mais dégoûtée par le gouvernement Hollande et ses énièmes compromissions.
Durant toutes ces années de montée en puissance du mouvement réel, nous avons vu la gauche syndicale et électorale, auparavant hégémonique au sein du champ de la contestation, se réduire jusqu'à être dépassée par des militant.es ou des révoltés sans affiliations. Une multitude de petits groupes, politiques, d'ami.es, de lycéen.nes, de collègues, de syndicalistes en rupture avec leurs directions firent grossir peu à peu ce qui n'était auparavant qu'un milieu réduit comptant seulement quelques milliers de personnes. Et c'est à l'occasion de la loi travail que militant.es autonomes (notamment sa frange appelliste) et leurs idées furent le plus visibles et audibles au sein de la contestation générale. Les murs étaient tapissés de slogans autonomes [29], les assemblées de facs tenues habituellement par la gauche traditionnelle (UNEF, NPA) étaient rendues impossibles par leurs perturbations, les blocages étaient lancés ou massivement rejoints par eux.elles, les rues, les manifestations sauvages, la rencontre entre libertaires divers durant Nuit debout, etc. Et bien entendu émergea la forme la plus symbolique de ces années d'autonomie : le cortège de tête.
Refusant de continuer à défiler en ordre rangé derrière les syndicats et les partis, des militant.es autonomes et des lycéen.nes insubordonnés prirent la tête des cortèges durant le mouvement contre la loi travail, non sans heurts violents avec les services d'ordre des syndicats, puis avec la police. Mais après quelques manifestations, les syndicats décidèrent finalement d'abandonner la tête et nous avons pu assister dans plusieurs villes en France à des manifestations où une tête de cortège festive, offensive et sans drapeaux de parti ou syndicat (autonome dans son sens premier donc) était plus de deux ou trois fois plus importante que la partie syndicale [30]. Chacun de ces mouvements sociaux, la loi travail en particulier, vit fleurir dans son sillage une multitude de petits mouvements de contestations plus ou moins localisés, de grèves sauvages, la profusion de centaines de micro-groupes, d'occupations d'universités ou de maisons vides, la création d'auto-médias, de cantines, etc.
Selon nous, si l'autonomie a été forte pendant cette décennie et a tant grossi, ce n'est pas parce qu'elle aurait « recruté » de nouveaux membres, été très forte en propagande, doté de grands moyens ou d'une stratégie particulièrement élaborée. C'est avant tout qu'elle comprenait et qu'elle partageait les affects destituant de son époque : ce refus de la politique politicienne, gauche comprise. Qu'elle partageait ce désir de faire plutôt que de discourir. Ce désir de rupture avec le statut quo : de renversement des régimes, des petits-rois, des politiciens, des institutions. Et qu'elle était capable de transformer en pratique des idées et des tendances à agir qui étaient déjà présentes dans la société.
Raison aussi de son succès sur le plan culturel selon nous : les franges les plus organisées eurent une influence réelle sur les mots d'ordre et sur ces mouvements, mais n'essayèrent jamais d'en prendre la direction ni de s'en faire les représentants. Par refus de l'avant-gardisme ou alors par compréhension que cela était impossible étant donné le niveau de défiance envers toute forme de leadership au sein de tous ces mouvements. On pourrait résumer en disant que le mouvement autonome parvint partiellement au moins, à fusionner avec le mouvement réel et à bel et bien devenir l'eau plutôt que le poisson dans l'eau [31]. Nous donnant un indice furtif de ce à quoi pourrait ressembler un mouvement révolutionnaire.
Malheureusement, à l'époque comme aujourd'hui, bien peu de militants autonomes (nous y compris) saisirent entièrement la place que nos idées prenaient au sein du mouvement réel et comme dans d'autres pays (le Brésil étant l'exemple le plus parlant tant les libertaires furent à l'origine de la révolte de 2013) ils.elles furent incapables de confirmer l'essai pour devenir réellement menaçant pour les élites. C'est-à-dire non pas épisodiquement, mais sur la durée.
Inattendus pour beaucoup, le prolongement et l'approfondissement de ces mouvements et donc la menace réelle vinrent de territoires inattendus. Et l'arrivée de ce qu'attendait depuis toujours l'autonomie : une insurrection populaire, signifia aussi la fin de l'autonomie telle que nous l'avions connue.
Le mouvement des Gilets jaunes fut à la foi la confirmation de l'approche et des pratiques de l'autonomie : manifestations non déclarées, offensivité, sortie des formes traditionnelles de la contestation, occupations territoriales, construction de cabanes, refus de représentation, de la droite comme de la gauche, désir affirmé de révolution. Un mouvement autonome massif et sans A majuscule (car non rattaché à l'idéologie et à la tradition de l'Autonomie) ; mais paradoxalement ce fut aussi le moment où l'on vit le passage des autonomes à l'arrière-garde du mouvement réel. Dans le sens où ils tentèrent de suivre et comprendre la révolte plutôt qu'ils ne la menèrent culturellement et pratiquement.
Très peu présents sur les ronds-points, dans le leadership du mouvement, dans les propositions des suites (comme le RIC), ils furent dans un premier temps et comme la majorité de la gauche, essentiellement dans une position critique [32]. Et si de part et d'autre, une partie d'entre eux participèrent activement au mouvement de diverses manières (Maison des Peuples de Saint Nazaire, groupe de Rungis, cabane de Montreuil ou de Commercy, éclosion du média Cerveaux-non-disponibles, journal Jaune à Toulouse, caravane GJ sur la montagne Limousine, pour n'en citer qu'une partie) la grande majorité des autonomes ne participèrent qu'au moment de manifestations et adoptèrent une attitude proche de celle qu'ils reprochaient historiquement aux milant.es gauchistes : surplombants, perturbés par le contact avec le populaire et l'impur, figé.es dans leurs propres pratiques, critiquant l'émergence du nouveau, utilisant un vocabulaire peu compréhensible et idéologique, etc. Si les appellistes adhérèrent peut-être plus rapidement au mouvement dès ses débuts [33], même ceux et celles qui étaient censé.es être le mieux préparés à l'insurrection étant donné qu'ils l'avaient annoncée [34], eurent une influence quasi nulle dans celle-ci une fois venue. Le hasard faisant que la force qu'ils avaient construite les années passées n'existait alors plus en tant que telle depuis peu. Minée par les divisions internes, ils restèrent incapables de proposer une approche coordonnée et impactante de l'événement.
Et si, passés les débuts du mouvement, des tentatives comme deux événements importants sur lesquels on ne reviendra pas en détail ici, à savoir la tentative de l'assemblée des assemblées [35] ainsi que la manifestation sur les Champs Élysées du 16 mars 2019, ont été proposé par l'autonomie, celle-ci n'a pas été capable de rencontrer réellement le mouvement. C'est-à-dire d'être bouleversée et par conséquent transformée par l'événement. Seul moyen de, à son tour, transformer la révolte. Après une décennie de montée en puissance, les autonomes se sont à l'époque retrouvé.es démunies, voire sidérés face à l'irruption bien réelle d'un mouvement insurrectionnel. Comme si, avant de l'avoir vécu, personne n'y croyait vraiment.
Ce rendez-vous manqué et l'impact qu'il a eu sur le mouvement libertaire nous pousse à penser que, plus que le Covid, qui est souvent cité pour l'expliquer, ce sont les Gilets jaunes qui sont la cause principale du déclin de la frange organisée du mouvement réel qui leur préexistait. Dans toute sa diversité. Comment continuer après cela ? Comment recommencer les manifestations ? Comment comprendre cette faiblesse et ce retard ? Quelles limites le mouvement avait-il réellement ? Ce n'est pas un hasard si le cortège de tête ne reviendra plus après cette date ou alors sous une forme ritualisée, inoffensive et sans joie.
Si un sentiment d'occasion ratée persiste depuis ce jour, il ne faut pas être trop dur avec nous-mêmes : les moments de révolte d'une telle ampleur sont souvent surprenants et souvent des occasions de bouleversement (a posteriori) et donc de recomposition des milieux révolutionnaires (68 en fut un qui aboutit à l'autonomie en Italie, le printemps des peuples de 1848 à l'émergence d'un mouvement ouvrier organisé, etc.). La théorie y est souvent fracturée par le réel. On attendait une révolte des quartiers populaires ou une insurrection anticapitaliste et c'est finalement une jacquerie populaire qui a lieu. On souhaitait une grève écologiste de masse et c'est finalement un mouvement contre une taxe dite écolo. On pensait que ça serait le peuple de gauche se soulevant contre le capitalisme, mais le peuple de gauche était absent et à la place c'est un “peuple” ni de gauche ni de droite mais pourtant bel et bien révolutionnaire qui s'est soulevé pour tenter d'attaquer le “système”.
Si peu d'ouvrages, articles ou discussions publiques pertinents ont vu le jour depuis l'intérieur du mouvement pour illustrer ces débats, cela n'a pas empêché de nombreuses discussions internes et de tentatives d'avoir lieu. On a ainsi vu quelques expériences balbutiantes émerger dans les années qui ont suivies mais sans grand succès (Akira ou Acta par exemple), limitées par de trop nombreuses contradictions internes et une réflexion théorique et stratégique encore non-aboutie.
Mais avec le temps, la réflexion stratégique a semblé ralentir et dans les dernières années c'est plutôt un affaiblissement, voire une dispersion de l'autonomie à laquelle on a assisté. Le manque d'espace commun dans lequel se retrouver et imaginer la suite, a poussé une partie des autonomes à se rabattre sur ce qu'ils connaissaient le mieux ou ce qui faisait le plus de sens dans la période selon eux.elles : l'écologie pour certain.es, la construction territoriale pour d'autres, le féminisme ou encore l'internationalisme. Mettant de côté parfois ce qui faisait la force de l'autonomie : un mouvement transversal et révolutionnaire (qui s'attaque à tous les aspects de la vie et du pouvoir), mais approfondissant parfois certains des autres aspects de la lutte auparavant dilués dans cette vocation de l'autonomie d'attaquer le pouvoir sur tous les fronts.
Aujourd'hui, à l'exception notable des Soulèvements de la Terre, mais qui s'éloignent progressivement de cette tradition et sur lesquels nous reviendrons plus en détail dans les deux prochains textes, l'autonomie est devenue presque inexistante en tant que force cohérente et reste marquée par son manque de perspectives, de vision stratégique et surtout d'inventivité. Cette dernière étant sans doute la qualité principale qui lui avait permis d'ouvrir une brèche dans la monotonie gauchiste lors de la décennie précédente.
Au-delà des militant.es autonomes s'identifiant comme tels, la plus grande part des gens qui avaient pris part à tout ça, s'étaient retrouvés de près ou de loin dans ce puissant mouvement libertaire et qui parfois, avaient cru la révolution possible, sont repartis à leur vie, rattrapés par la fatigue, les galères de la vie quotidienne, dégoûtés souvent du résultat et à nouveau isolé.es, déprimé.es sombrant souvent dans le cynisme et l'impuissance face à un monde de plus en plus violent. Continuant à débattre au bar ou à la machine à café, à aller épisodiquement manifester (pas pour tout le monde), mais presque de manière automatique, sans y mettre le cœur. Et à raison : comment croire dans une manifestation syndicale ou dans un black bloc antifa quand on a connu les Gilets jaunes ?
Si, en plus des Gilets jaunes, le Covid contribua sans doute à affaiblir le mouvement de contestation, ce dernier repris vite de l'ampleur et les rues furent de nouveau envahies avec le mouvement contre la réforme des retraites de 2022 où plusieurs millions de gens manifestèrent pendant plusieurs mois. Pourtant ce mouvement fut représentatif du repli de l'autonomie mais aussi du début du retour en force de la gauche traditionnelle. Ce mouvement fut massif (et notamment dans les petites et moyenne villes, conséquence à retardement des Gilets jaunes) mais les syndicats restèrent entièrement décideurs et dictèrent à nouveau la marche à suivre. En miroir des mouvements précédents, les pratiques d'auto-organisation et l'inventivité furent quasi-absentes. “L'autonomie qui manque” entendait-on à l'époque.
Mais si ce mouvement fut la démonstration de la faiblesse du mouvement libertaire, le mouvement réel quant à lui ne se fit pas beaucoup attendre pour insister à nouveau sur les fissures et les contradictions de la société aussi bien que de la gauche. Peut être inspiré par les Gilets jaunes, une fois passé ce mouvement relativement classique et finalement inoffensif, les années qui ont suivies ont vues plusieurs segments de la population se révolter à leur tour contre l'État Français. La révolte pour Nahel en juin 2023 tout d'abord : plus grande révolte des quartiers populaires de l'histoire de France de par son intensité (près d'un millier de bâtiments publics, banques et supermarchés brûlés en seulement quelques nuits [36]) ; insurrection en Kanaky en 2024 ; révolte des agriculteur.rices 2024, mouvement en Martinique. Si chacun.e de ces mouvements comprenait son lot de limites [37] et surtout fut incapable ne serait-ce que d'esquisser un rapprochement entre les uns et les autres, cela reste une succession de cinq révoltes (d'éclatements populaires qui sortent totalement des formes encadrées, traditionnelles et légales de la contestation) qui ont frappé la France entre 2018 et 2025. Montrant les contradictions de plus en plus fortes de la société française, faisant certainement de la France, aux côtés des États-Unis, un des pays occidentaux au plus haut potentiel insurrectionnel.
Malgré une époque clairement marquée par la pensée, la pratique et le mouvement libertaire, cette période a aussi démontré les limites et impasses du mouvement : difficultés à composer avec ce qui n'est pas “pur”, c'est-à-dire qui ne partage pas les mêmes codes, les mêmes mots, le même drapeau ; à connecter les révolté.es entre eux.elles ; dispersion et manque de capacité de coordination et de mutualisation ; absence de plan d'intervention conséquent ; naïveté quant aux intentions et capacités d'interventions d'autres forces partisanes ; faiblesse de sa stratégie de long terme pendant le mouvement ET hors mouvement.
En suivant David Graeber, on pourrait dire que le mouvement libertaire en France comme ailleurs a été pris par le choc de sa propre victoire culturelle. Un mouvement pensé comme a-hégémonique était devenu hégémonique au sein du camp de l'émancipation. Ne sachant que faire de cette force, comme tant de fois dans l'histoire, les libertaires ont laissé le pouvoir à ceux qui n'en sont pas encombrés (extrême droite ou gauche “radicale”) et se sont repliés dans des territoires plus familiers, plus simples (petits collectifs, associations, luttes ou communautés locales, etc.).
Pour ce qui est de l'autonomie en particulier, la révolte des Gilets jaunes et celles qui l'ont suivie, plutôt que d'être des moments de confirmation, ont agi comme un révélateur des dérives possibles de cette tendance quand elle s'enferme sur elle-même : idéologique ou identitaire, extrêmement blanche et élitiste, centrée sur la France, voire sa propre localité, ne parvenant pas à dialoguer avec le populaire ou l'autre quel qu'il soit (étranger, issu de l'immigration, du monde rural, etc.) Des dérives qui ont, à bien des moments, réduit le mouvement autonome à un simple “milieu” parmi d'autres. Donc inoffensif et fait de normes et règles non écrites et, au final, conservatrices.
De manière générale, toutes ces limites mettent en lumière une crise de la stratégie et de la pratique libertaire. Cette crise ne se limite d'ailleurs ni à la France ni aux libertaires. Elle touche l'ensemble des révoltes des dernières années, sans perspectives de changements profonds ou d'alternatives. Dernière démonstration que l'époque était libertaire. Sa crise a entraîné celle de l'ensemble du mouvement de luttes né de nos révoltes.
Ce ne sont finalement pas les défaites apparentes successives qui nous donnent le plus un sentiment d'échec. Les révolutions les plus puissantes sont toujours bâties dans les brèches ouvertes par des tentatives passées et sur les leçons qu'elles délivrent aux révolté.es. Notamment sur les impasses rencontrées. « Les révolutions profondes sont rendues possibles par des séquences de soulèvements qui rencontrent et dépassent leurs limites, à la recherche de cette rupture par insistance. » [38] La Commune de Paris s'est appuyée sur la défaite de 1848, la révolution russe de 1917 sur celle de 1905 où sont inventés les soviets, la révolution soudanaise de 2019 sur les mouvements étudiants de 2013 où les comités de résistances y avaient déjà été esquissés ,etc. Aucune de ces révolutions n'était aboutie ou totalement victorieuse mais chacune, prise successivement, fut plus profonde que la précédente.
Ce que l'on regrette le plus, c'est l'incapacité (pour l'instant) du mouvement libertaire de faire de ces révoltes successives une étape, un palier sur lequel bâtir. Bâtir un mouvement capable de se maintenir aussi bien dans les victoires que dans les défaites. Un mouvement libertaire capable à nouveau et plus largement encore de faire fusion avec le mouvement réel en révolte successive afin de donner naissance à véritable mouvement révolutionnaire. C'est-à-dire une force, une écologie dirait Rodrigo Nunes [39], consciente d'elle-même et composée de multitudes d'organisations, groupes, médias, bandes, quartiers, etc. unis (mais pas uniformes) derrière un cap commun : une rupture révolutionnaire et la construction d'un monde égalitaire.
Malheureusement ce n'est actuellement pas le chemin que sont en train de prendre les libertaires dispersés par les défaites. Et profitant du découragement et de l'impuissance, c'est un retour discret mais déterminé qui a commencé : celui de la gauche. Chantant ce vieux refrain bien connu, qui, en faisant mine de célébrer le retour du mouvement réel nous commande en réalité de le raccompagner dans le « droit chemin » et nous dit à toutes : « Cette nouvelle politique est fantastique, mais elle semble avoir atteint ses limites ; nous avons besoin... de l'ancienne politique » [40].
Dans le prochain épisode nous tenterons de comprendre : Qu'entend-on par contre-révolution ? Quels sont ses outils ? Qui profite de nos défaites ? Comment la gauche est-elle revenue en force ?
Lucas Amilcar
lucas_amilcar at riseup.net
[1] NDLR : Nous avons hésité à publier ce texte. Parfois, ce sont les points d'énonciation les plus proches qui nous agacent le plus. Ici, certaines catégories politiques convoquées pour analyser l'évolution des tendances révolutionnaires hexagonales nous semblent peu opérantes. S'il y a bien eu de microscopiques milieux autonomes dans quelques grandes villes de France dans les années 80, il n'y a jamais eu de mouvement autonome au sens historique du terme, voir La Horde d'Or de Moroni et Balestrini, ou Autonomie ! de Marcello Tari à ce propos. Quant à la tarte à la crème de « l'appellisme » qui a longtemps nourrit les rapports de police autant que le ressentiment militant, il faudra prendre un jour le temps d'en tirer les quelques enseignements qui nous prémunissent autant de la mythification que de la mystification et du ridicule. Cela dit, ce texte de Lucas Amilcar a le grand mérite d'ouvrir des questions importantes et ambitieuses, d'où sa publication malgré les incompréhensions.
[2] Ces deux bons papiers par exemples : -https://www.mediapart.fr/journal/politique/180525/apres-la-meute-quelle-strategie-pour-la-france-insoumise
[3] Une conception qui n'exclue donc pas a priori les militant.es de la FI qui se définissent comme une des composantes d'une “révolution citoyenne” au long cours. Nous y reviendrons dans le 3e volet de ce texte
[4] Abandon de la perspective révolutionnaire d'une large partie du syndicalisme en occident et de transformation en outil de cogestion du capitalisme ; liens historiques entre démocraties parlementaires et autoritarisme ; compromissions innombrables des partis socialistes avec le capitalisme ; obsession pour le recrutement, slogan sans vie et sans actes etc.
[5] Partisans de l'autonomie, ce courant politique révolutionnaire qui fait de l'autonomie au capitalisme, à l'État mais aussi aux partis et aux syndicats un objectif.
[6] Nous y reviendrons mais cela entendait que la gauche était souvent considérée par l'autonomie comme un obstacle sur le chemin de la révolution. Rappelant cette phrase de Dionys Mascolo : “Le contraire d'être de gauche, ce n'est pas être de droite, c'est être révolutionnaire.”
[7] Constat que l'on retrouve par exemple dans les livres Révolutions de notre temps, If we burn de Vincent Bevins et Pour une politique sauvage de Jean Tible.
[8] Ici entendu au sens de ceux et celles qui considèrent que la révolution comme la société doit être organisée par en bas et non pas par en haut ; qui refusent de confier son pouvoir entre les mains d'un gouvernement, un chef, un mari, un patron ou un état et enfin qui défendent que la liberté ne va pas sans l'égalité.
[9] Terme que nous utilisons ici en reprenant les mots de Marx pour définir toutes les personnes qui se soulèvent pour abolir l'état actuel des choses.
[10] Non affiliés à une idéologie ou à une tendance politique définies.
[11] Sans pour autant qu'il y ait systématiquement de conversion idéologique aux tendances libertaires bien entendu.
[12] Au sujet de l'impressionnante expérience révolutionnaire soudanaise nous recommandons de lire le très bon média Sudfa-media et par exemple mais aussi d'aller à la rencontre et d'écouter les révolutionnaires soudanai.ses en exil, très nombreux.ses en France.
[13] Pensons aux Commune de Oaxaca en 2006, de Oakland en 2011, ou à Nuit Debout en France qui toutes utilisèrent cet imaginaire
[14] Syriza en Grèce, Podemos en Espagne, Boric au Chili
[15] Militaire en Egypte, technocrates au Sri Lanka, Islamistes en Tunisie, fascistes au Brésil etc.
[16] Le Socialisme sauvage. Essai sur l'auto-organisation et la démocratie directe dans les luttes de 1789 à nos jours. Charles Reeve, éditions l'Échapée.
[17] voir Politique sauvage, Jean Tible, Éditions Terres de Feu.
[18] Voir la formidable exégèse de l'histoire de France de Pacôme Thiellement “L'empire n'a jamais pris fin” - Blast
[19] Hybridation entre pratiques anarchisantes d'activistes des sud et des nord pendant le mouvement anti-globalisation ; traumatisme des dérives des organisations classiques de gauche du XXe siècle ; importance d'internet qui permet de se passer de certaines capacités des organisations classiques ; incapacité des forces politiques d'assurer leur rôle de médiation face à une offensive brutale du capital, etc.
[20] L'obsession d'avoir raison, plutôt que la reformulation théorique face au réel, a parfois des conséquences dramatiques.
[21] Sur l'autonomie italienne on conseille l'excellent La horde d'or, Italie 1968-1977. La grande vague révolutionnaire et créative, politique et existentielle Éditions de l'Éclat, Autonomie ![ de Marcello Tari, éditions La Fabrique ou encore Années de rêves et de plomb d'Alessandro Stella, éditions Agone.
[22] L'autoréduction est une pratique politique anticapitaliste qui consiste à imposer, de manière collective et militante, la baisse du prix d'un produit ou d'un service, voire sa gratuité.
[23] Qu'il faut lire : https://libcom.org/library/appel
[24] Le nombre réel de ce parti sans carte ni adhérent.e sera toujours difficile à quantifier mais on pourrait l'estimer à plusieurs centaines, voire jusqu'à peut-être un millier.
[25] D'autant plus que nous n'avons connu ce mouvement de près qu'à partir de 2016 et jamais depuis l'intérieur.
[26] Expression régulièrement utilisée par la gauche pour dire que toute révolte doit trouver un 'débouché' institutionnel, le plus souvent par un vote à gauche, ou une reprise en politique parlementaire des revendications du mouvement.
[27] Contre-coup des fantasmes positifs comme négatifs provoqué par une tendance qui a maintenu, jusqu'à aujourd'hui, une grande part d'opacité sur ses formes d'organisations et ses paris stratégiques, l'appellisme fut souvent critiqué par une bonne partie de l'autonomie. Et l'anathème “appelliste” utilisé pour disqualifier tout ce qui s'apparente de près ou de loin à de l'autoritarisme ou du « stratégisme » au sein de l'autonomie est encore utilisé aujourd'hui.
[28] Une des nombreuses contradictions de l'autonomie qui, si elle critiquait avec virulence les syndicats et la gauche, dépendait presque exclusivement de ses appels pour se mettre en branle et toucher de nouvelles personnes.
[29] Lire https://paris-luttes.info/hier-il-n-y-avait-plus-de-place-6149?lang=fr par exemple
[30] Pour l'évolution du Black bloc au cortège de tête, voir https://taranis.news/2023/03/black-bloc-le-cote-obscur-de-la-force/
[31] L'Insurrection qui vient, la fabrique
[32] Pour la critique de la critique voir : https://paris-luttes.info/la-revolution-pour-ou-contre-11165
[33] Par exemple : https://lundi.am/Les-amours-jaunes
[34] Notamment bien sûr dans L'insurrection qui vient mais aussi dans Premières mesures révolutionnaires aux côté d'Eric Hazan.
[35] Très prometteuse mais vite délaissé par beaucoup de ronds-points Gilets jaunes et envahies par des militant.es de gauche qui n'avaient rejoint que tardivement et sans être transformé, le mouvement.
[36] https://es.crimethinc.com/2023/08/09/lapprentissage-des-flammes-quelques-enseignements-depuis-les-revoltes-en-france-1 ou https://lundi.am/Il-n-y-a-plus-rien-a-piller
[37] Notamment la révolte des agriculteurs totalement encadré par la FNSEA quasi-immédiatement
[38] Révolutions de notre temps - Manifeste internationaliste des Peuples Veulent
[39] Neither vertical nor horizontal - Rodrigo Nunes
[40] Jasper Bernes et Joshua Clover cité dans Neither Vertical nor Horizontal
30.06.2025 à 21:38
dev
Ni l'État génocidaire d'Israël, ni la dictature de la République islamique, vive les luttes populaires [Collectif ROJA]
- 30 juin / Avec une grosse photo en haut, 2, InternationalRoja est un collectif féministe et internationaliste basé à Paris, composé de membres issu
es des géographies d'Iran, d'Afghanistan (communauté hazara) et du Kurdistan. Fondé en septembre 2022, suite au féminicide d'État de Jina (Mahsa) Amini par la République islamique, et au cœur du soulèvement national « Jin, Jiyan, Azadî / Femme, Vie, Liberté », il nous a transmis cette prise de parole et de position à la suite de la "guerre de 12 jours" opposant le régime israélien au régime iranien.Au lendemain de l'agression militaire israélienne de 12 jours contre l'Iran, menée avec le soutien armé des États-Unis, dont les principales victimes furent des civils – qu'ils soient iranien
ne s ou israélien ne s – n'ayant pas choisi cette guerre, nous continuons à croire que la seule issue pour déjouer la logique meurtrière d'États dont la survie repose sur le maintien du spectre de la guerre, est de faire entendre, haut et fort, notre cri : entre deux régimes guerriers, patriarcaux et coloniaux, nous ne prenons pas partie. Ce refus n'est pas un repli ou une neutralité. Il constitue, au contraire, le point de départ de notre lutte. Une lutte qui chérit la vie et qui rejette la logique meurtrière des guerres.La guerre asymétrique entre Israël et la République islamique – qui, rappelons-le, n'a ni commencé le 13 juin ni prend fin avec un message de Trump sur son réseau social – est avant tout une guerre contre les populations. C'est une attaque contre tout ce qui garantit la survie et la reproduction de la vie quotidienne sur ce territoire : infrastructures, réseaux et systèmes sur lesquels repose la vie des habitants. Elle vise directement ce que nous avons construit à travers le mouvement « Zan, Zendegi, Azadi » (« Femme, Vie, Liberté ») et tout ce que ce slogan, incarne : un combat féministe, anti-impérialiste et égalitaire, né de la résistance populaire kurde qui a résonné à travers tout l'Iran.
« Femme, vie, liberté contre la guerre » n'est pas qu'un slogan, mais une ligne de démarcation claire avec des tendances dont les contradictions apparaissent aujourd'hui plus crûment que jamais : d'un côté, les opportunistes qui ont soutenu les sanctions américaines et les ingérences occidentales depuis des années, banalisant le génocide à Gaza, tout comme les guerres impérialistes occidentales, ceux qui se sont réjoui de l'agression israélienne espérant qu'elle apporte enfin une « libération ».
De l'autre, les campistes qui assimilent toute opposition à l'Occident à une « résistance », ainsi que ceux qui, au nom de « l'urgence » ou du « bien du peuple » passent sous silence les crimes de la République islamique tant à l'intérieur du pays que dans la région, ainsi que son instrumentalisation du discours anti-impérialiste toutes comme son instrumentalisation de la cause palestinienne. Brouillant la frontière entre résistance populaire et pouvoir d'État, depuis 7 octobre, ils se sont rangés derrière tout ce qui s'oppose aux plans du fameux « nouvel ordre au Moyen‑Orient », négligeant les luttes des femmes et des personnes queers, des minorités et des démunis, comme si elles étaient secondaires.
Or, ces ennemis sont le miroir parfait l'un de l'autre dans leur barbarie. Israël conduit les enfants de Gazas à l'abattoir en brandissant le drapeau arc-en-ciel ; la République islamique d'Iran a non seulement massacré les manifestants en Iran mais a noyé aussi dans le sang la révolution populaire syrienne, sous le masque de l'anti-impérialisme. Le premier commet un génocide à l'encontre des Palestinien.nes ; l'autre soumet et opprime les peuples non perses à l'intérieur de ses frontières.
Netanyahu usurpe le slogan « Femme, vie, liberté » pour tenter de légitimer son expansionnisme militaire et colonial et le faire passer comme « intervention libératrice ». Khamenei mobilisait toutes ses forces pour étendre un « empire chiite » régional, au nom de la lutte contre Daech et de la « défense de la Palestine ».
Ces deux régimes capitalistes n'occupent certes pas la même position dans l'ordre mondial. Le rôle de la République islamique dans cette guerre ainsi que sa puissance militaro-logistique n'atteint certainement pas celui d'Israël, et le régime iranien ne bénéficie pas des soutiens impérialistes occidentaux. Cette asymétrie ne l'empêche pourtant pas d'infliger violences, injustices et souffrances, comme le fait le sionisme fasciste. Toute relativisation des crimes de la République islamique, ne peut être que fallacieuse. Outres les politiques oppressives à l'intérieur de ses frontières, elle s'est embourbée dans un projet nucléaire au coût exorbitant.
Nous n'avons pas à choisir entre un régime sioniste génocidaire et le régime islamiste oppressif. Nous traçons une troisième voie, celle dessinée par les multiples formes de luttes populaires du Moyen-Orient, par une solidarité et un internationalisme par en bas.
Pour construire un front solide contre le génocide israélien et arracher le discours anti-impérialiste des mains de la République islamique, il faut nous démarquer clairement de ces deux impasses et de réaffirmer le lien ndissoluble entre toutes les luttes populaires au Moyen-Orient et au-delà., en nous opposant à la fois au colonialisme impérialiste et à la colonisation interne d'État.
En solidarité avec les destins liés des peuples du Moyen-Orient — de Kaboul à Téhéran, du Kurdistan à la Palestine, d'Ahvaz à Tabriz, du Baloutchistan à la Syrie et au Liban —, nous nous adressons aux opprimé
es et aux démuni es d'Iran et de la région, à la diaspora, ainsi qu'aux camarades à travers le monde, partagent nos idéaux et notre espoir.Le nettoyage ethnique et la volonté génocidaire de l'État criminel israélien ne datent ni d'hier, ni de cette année, ni même de ce siècle. Mais la faille géopolitique ouverte dans la région depuis le 7 octobre, ne laissant derrière elle que sang et ruines, engloutit désormais également la République islamique et les peuples d'Iran, à une vitesse vertigineuse et avec une intensité saisissante. L'horizon est si obscur qu'il nous bouleverse profondément, toutes et tous.
Durant ces douze jours sombres, l'armée israélienne a bombardé des milliers de sites à travers l'Iran y compris les zones résidentielles où habitent les généraux des Gardiens de la révolution. Si les frappes ont visé les installations nucléaires, les bases militaires, les centres gouvernementaux et la radiotélévision d'État, elles ont touché aussi les raffineries, les dépôts de pétrole et les infrastructures vitales, et tout ce qui garantit les moyens de subsistance de la population et la reproduction de la vie quotidienne sur ce territoire.
Contrairement à ce qu'affirment les propagandistes qui parlent de « liberté » livrée par les bombes, nous avons été témoins de massacres aveugles de civils, dont un grand nombre d'enfants. Selon l'ONG Hrana [1], 1054 personnes ont été tuées, des milliers blessés. Sans oublier les 28 Israélien nes tué es par les missiles iraniens, parmi lesquels quatre femmes d'une même famille.
Dans cette situation critique, la République islamique a non seulement abandonné une population terrifiée sans la moindre assistance — incapable de fournir les services les plus élémentaires, tels qu'une information publique claire et efficace, des abris d'urgence, ou des systèmes d'alerte — mais elle a également instauré une atmosphère ultra-sécuritaire : déploiement massif des forces anti-émeutes dans les rues, multiplication des checkpoints, et intensification de la répression.
La militarisation du pays en temps de guerre, qui témoigne de l'incapacité du régime à garantir une vie sécurisée, ne nous surprend pas. Mais les appels à « pendre chaque traître à chaque arbre » sont la conséquence logique d'un ordre fondé — à son niveau le plus profond — sur la répression, la peine de mort, les arrestations, et la militarisation de l'espace social à l'intérieur (en particulier dans les régions périphériques, comme Kurdistan et Baloutchistan), et sur l'expansionnisme militaire à l'extérieur.
Les conséquences désastreuses de cette guerre ne s'arrêtent pas avec le cessez-le-feu. La République islamique en profite pour se venger contre la société iranienne : elle a déjà lancé une véritable chasse aux « espions », et sa machine à exécuter s'est déjà remise en marche. Depuis le 12 juin, au moins six personnes, dont trois kurdes, ont été exécutées dans des procès expéditifs pour prétendu espionnage au profit du Mossad. D'autres prisonnier
es, notamment des militant es kurdes, sont aujourd'hui menacé es d'une exécution imminente. Dans la paranoïa généralisée du régime, toute voix dissidente peut désormais être accusée de « sionisme » ou d'être « agent de l'étranger ». À cette atmosphère de terreur s'ajoutent l'aggravation de la crise économique, la perte massive d'emplois et une inflation galopante.La « guerre contre le terrorisme » — ce projet impérialiste initié au tournant du XXIᵉ siècle dans le sang de l'Afghanistan et de l'Irak — a laissé un héritage sanglant aujourd'hui transmis à Israël : une attaque « préventive » pour contenir le danger supposé de l'arme nucléaire iranienne. Une fois encore, le même récit familier est ressassé par les grands médias monopolistiques : Israël ne frappe que des « cibles militaires », avec des « missiles de précision » et des « drones intelligents », dans le but d'apporter liberté et démocratie au peuple iranien.
Mais ce récit ne dit rien de Parnia Abbasi, poétesse de 24 ans tuée à Sattar Khan. Il ne mentionne pas Mohammad-Ali Amini, jeune pratiquant de taekwondo, ni Parsa Mansour, membre de l'équipe nationale iranienne de padel. Il ne laisse entendre aucune voix de Fatemeh Mirheyder, Niloufar Ghalehvand, Mehdi Pouladvand ou Najmeh Shams. Aucun
e d'entre eux elles n'était une « cible militaire » ni une « menace nucléaire » — seulement des corps déchiquetés en silence par les missiles israéliens, ignorés par les médias internationaux. Voilà la pointe de l'iceberg de cette « liberté » qu'Israël, avec le blanc-seing de l'Occident, construit sur des ruines et des cadavres.Les forces réactionnaires — dont le projet de « renversement » du régime ne vise qu'un changement cosmétique et autoritaire depuis le sommet, sans transformation démocratique réelle ni bouleversement des rapports sociaux — ont salué avec empressement leur éternel sauveur : Israël. Les monarchistes ont réduit les victimes des bombardements à de simples chiffres, déclarant, avec un cynisme brut et un langage comptable : « La République islamique exécute des milliers de personnes chaque année ; donc, le massacre de quelques dizaines ou centaines de personnes par Israël est le prix à payer pour se débarrasser de ce régime. » C'est cette même logique déshumanisante, quantitative et mathématique, que les États-Unis ont invoquée pour larguer la bombe atomique sur Hiroshima et Nagasaki : si la guerre continue, il y aura plus de morts, donc mieux vaut tout raser.
Le massacre de civils lors des récentes attaques israéliennes, la sur-sécurisation extrême de l'espace public en Iran, et la destruction des infrastructures sociales ne sont ni des erreurs accidentelles, ni de simples « dommages collatéraux ». Ils font partie intégrante de la logique même de la guerre — surtout quand cette guerre est menée par un régime comme Israël. L'argument courant selon lequel les civils ou les infrastructures civiles seraient utilisés comme « boucliers humains » — utilisé naguère pour justifier la destruction de Gaza, et aujourd'hui pour les frappes contre la prison de Dizel-Abad ou l'hôpital Farabi à Kermanshah — n'est qu'un artifice destiné à brouiller la logique destructrice de la guerre et à inverser les rôles et les responsabilités.
Il n'existe pas de « bonne frappe » ni de « bombardement juste ». L'histoire sanglante de l'Irak, de l'Afghanistan et de la Libye — cette même Libye que Netanyahu cite explicitement comme modèle souhaité d'un accord avec le régime iranien — en est une preuve accablante.
Il est aujourd'hui aussi essentiel de rappeler le chemin qui mena de la guerre Iran-Irak — glorifiée par la propagande du régime comme une « bénédiction » — à l'été 1988, marqué par le massacre de milliers de prisonnier
ères politiques, dont de nombreux ses militant es de gauche ayant lutté contre le régime du Shah, que de se remémorer les dynamiques impérialistes qui ont conduit à la « libyanisation » de la Libye.L'histoire des « interventions humanitaires » impérialistes en Irak et en Afghanistan, sous prétexte d'armes de destruction massive ou de « crimes contre l'humanité », doit être relue à la lumière de l'histoire parallèle qui, depuis avant 1979 jusqu'à aujourd'hui, a constamment privilégié la lutte contre l'impérialisme au détriment d'autres combats de libération.
Dans le même temps, les leçons du colonialisme de peuplement israélien — de la catastrophe de la Nakba en 1948 à la trahison de Nasser et du panarabisme envers la cause palestinienne en 1967 — doivent être invoquées depuis les terres du Turkménistan iranien et du Kurdistan.
Cela fait maintenant plus d'une décennie que la peur d'une « syrianisation » a été utilisée comme arme rhétorique pour délégitimer les luttes populaires autonomes. Les idéologues de « l'îlot de stabilité » et leurs complices intermittents ont appelé le peuple aux urnes, tandis qu'ils légitimaient la participation sanglante des forces de Qods à la « syrianisation » de la Syrie, en la présentant comme une stratégie de dissuasion destinée à éviter que l'Iran ne subisse le même sort.
Il y a environ 45 ans, au début de la guerre Iran-Irak, certains groupes dits « progressistes », en considérant ce conflit comme un événement « patriotique », sont tombés dans le piège du nationalisme iranien. Le résultat n'a été autre que le renforcement du pouvoir monopolistique des forces islamistes. Certains d'entre eux sont restés silencieux face à l'instrumentalisation de l'étiquette « anti-impérialiste » pour imposer le voile obligatoire aux femmes ou lancer des opérations militaires contre le Kurdistan ; d'autres, même s'ils ont élevé la voix, n'ont pas réussi à mobiliser l'opinion publique contre l'assimilation de l'ennemi intérieur à l'ennemi extérieur, ni à dénoncer la normalisation d'une hiérarchie de pouvoir centrée sur l'homme/persan/chiite.
Précisément à ce moment où « l'urgence de la situation » tend à faire croire que « maintenant » est un instant d'exception, détaché de toute histoire ou continuité, il n'y a rien de plus vital que de convoquer la mémoire plurielle et complexe de notre histoire. C'est uniquement à travers cette mémoire — et depuis le regard des peuples opprimés — que nous pouvons dire « non » simultanément à l'impérialisme, à la militarisation sécuritaire et à la rationalité campiste. Cette mémoire multiple, qui insiste à la fois sur les solidarités et les différences de Kaboul à Gaza, requiert une ouverture radicale qui n'a qu'un seul nom : l'internationalisme.
Au moment où tant l'État israélien que la République islamique cherchent à imposer un récit triomphal de cette guerre, notre tâche est de déconstruire leurs discours glorifiant la résistance et les prétendus succès militaires. Notre terrain d'action ne réside ni dans l'alignement derrière des États ni dans l'illusion d'un salut venu d'en haut, mais dans le soin mutuel, l'entraide, et la construction de réseaux de soutien, de savoirs et de solidarité — des personnes âgées aux enfants, des exclu
es aux personnes en situation de handicap. C'est cette force de vie, de résistance et de création que nous avons vue se déployer avec éclat lors du soulèvement « Jin, Jiyan, Azadî », où la solidarité entre opprimé es a incarné une force de vie et de création.La résignation fataliste, la soumission à un feu qui semble tomber du ciel, ou la représentation d'un horizon apocalyptique où tout serait déjà fini, sont autant de formes de reproduction de la logique de mort. Au moment où, par les négociations (directes ou indirectes, explicite ou cachées), la République islamique essaie de reconsolider son pouvoir au prix de quelques concessions tout en resserrant l'étau sur la société iranienne, nous misons sur la puissance des peuples — de Téhéran à Gaza — qu'aucun État ne peut égaler ou anticiper. C'est là la voie d'une émancipation capable de renverser les discours guerriers dominants et de démentir tous les pronostics.
« Femme, Vie, Liberté ».
Berxwedan jiyan e
La résistance, c'est la vie ; Vivre, c'est résister
Liberté pour la Palestine.
Roja
Le 25 juin 2025
Roja est un collectif féministe et internationaliste indépendant basé à Paris, composé de membres issu
es des géographies d'Iran, d'Afghanistan (communauté hazara) et du Kurdistan. Le collectif Roja a été fondé en septembre 2022, suite au féminicide d'État de Jina (Mahsa) Amini par la République islamique, et au cœur du soulèvement national « Jin, Jiyan, Azadî / Femme, Vie, Liberté ». Tout en centrant son action sur les luttes politiques et sociales en Iran et au Moyen-Orient, Roja est également engagé dans les combats locaux et internationalistes en France, notamment dans les actions de solidarité avec la Palestine. (Le mot « Roja » signifie « rouge » en espagnol ; en kurde, « roj » signifie « lumière » ou « jour » ; et en mazandarani, « roja » désigne « l'étoile du matin ».)30.06.2025 à 17:15
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Épisode 5 : depuis Jean-Marie Straub et Danièle Huillet
- 30 juin / Avec une grosse photo en haut, 2Ce 5e épisode de lundi bon sang de bonsoir cinéma est consacré à l'oeuvre de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet. Pour en discuter, nous retrouvons Saad Chakali, Nicolas Klotz, Sol Suffern-Quirno et Rudolf Di Stefano. En attendant, ou pas, que la vidéo soit mise en ligne, vous pouvez lire cet excellent article de Saad Chakali et Alexia Roux paru ce lundi : Parce que les yeux ne veulent pas en tout temps se fermer et visionner Nos yeux se sont ouverts de Sol Suffern-Quirno & Rudolf Di Stefano disponible juste en dessous.
Nos yeux ce sont ouverts Sol Suffern-Quirno & Rudolf Di Stefano
Épisode 4 : Cannes, la critique, la Palestine (avec Victor Morozov)
Épisode 3 : Jean-Luc Godard
Épisode 2 : Frédéric Neyrat
Épisode 1 : Ghassan Salhab
Que peut le cinéma au XXIe siècle ? - Nicolas Klotz, Marie José Mondzain & Saad Chakali
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30.06.2025 à 17:12
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Un lundisoir avec Amzat Boukari-Yabara, Valentine Robert Gilabert & Théo Pall
- 30 juin / Avec une grosse photo en haut, 2, MouvementDéborder Bolloré, Faire face au libéralisme autoritaire dans le monde du livre, c'est un recueil de 18 articles co-édité par plus d'une centaine d'éditeurs indépendants qui souhaitaient prendre part à la campagne nationale contre le milliardaire le plus détesté des français (et des autres). Pour discuter du livre, du projet et de son contenu, on accueille Théo Pall des éditions Burn Août, Valentine Robert Gilabert qui a travaillé sur l'offensive de Bolloré sur le monde de l'édition depuis quelques années et Amzat Boukari-Yabara, historien qui travaille de longue date sur la Françafrique [1].
[Toutes nos excuses pour la qualité du son, un micro est décédé en plein tournage, ce qui a passablement affecté ses autres camarades micros. On a bidouillé comme on a pu pour que cela reste audible, en sucrant notamment l'essentiel des questions de l'interviewer qui avaient de toutes façons beaucoup moins d'intérêt que les réponses des invités.]
Pour vous y abonner, des liens vers tout un tas de plateformes plus ou moins crapuleuses (Apple Podcast, Amazon, Deezer, Spotify, Google podcast, etc.) sont accessibles par ici.
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Planifications fugitives et alternatives au capitalisme logistique - Stefano Harney
(Si vous ne comprenez pas l'anglais, vous pouvez activer les sous-titres)
De quoi Javier Milei est-il le nom ? Maud Chirio, David Copello, Christophe Giudicelli et Jérémy Rubenstein
Construire un antimilitarisme de masse ? Déborah Brosteaux et des membres de la coalition Guerre à la Guerre
Indéfendables ? À propos de la vague d'attaques contre le système pénitentiaire signée DDPF
Un lundisoir avec Anne Coppel, Alessandro Stella et Fabrice Olivert
Pour une politique sauvage - Jean Tible
Le « problème musulman » en France - Hamza Esmili
Perspectives terrestres, Scénario pour une émancipation écologiste - Alessandro Pignocchi
Gripper la machine, réparer le monde - Gabriel Hagaï
La guerre globale contre les peuples - Mathieu Rigouste
Documenter le repli islamophobe en France - Joseph Paris
Les lois et les nombres, une archéologie de la domination - Fabien Graziani
Faut-il croire à l'IA ? - Mathieu Corteel
Banditisme, sabotages et théorie révolutionnaire - Alèssi Dell'Umbria
Universités : une cocotte-minute prête à exploser ? - Bruno Andreotti, Romain Huët et l'Union Pirate
Un film, l'exil, la palestine - Un vendredisoir autour de Vers un pays inconnu de Mahdi Fleifel
Barbares nihilistes ou révolutionnaires de canapé - Chuglu ou l'art du Zbeul
Livraisons à domicile et plateformisation du travail - Stéphane Le Lay
Le droit est-il toujours bourgeois ? - Les juristes anarchistes
Cuisine et révolutions - Darna une maison des peuples et de l'exil
Faut-il voler les vieux pour vivre heureux ? - Robert Guédiguian
La constitution : histoire d'un fétiche social - Lauréline Fontaine
Le capitalisme, c'est la guerre - Nils Andersson
Lundi Bon Sang de Bonsoir Cinéma - Épisode 2 : Frédéric Neyrat
Pour un spatio-féminisme - Nephtys Zwer
Chine/États-Unis, le capitalisme contre la mondialisation - Benjamin Bürbaumer
Avec les mineurs isolés qui occupent la Gaîté lyrique
La division politique - Bernard Aspe
Syrie : la chute du régime, enfin ! Dialogue avec des (ex)exilés syriens
Mayotte ou l'impossibilité d'une île - Rémi Cramayol
Producteurs et parasites, un fascisme est déjà là - Michel Feher
Clausewitz et la guerre populaire - T. Drebent
Faut-il boyotter les livres Bolloré - Un lundisoir avec des libraires
Contre-anthropologie du monde blanc - Jean-Christophe Goddard
10 questions sur l'élection de Trump - Eugénie Mérieau, Michalis Lianos & Pablo Stefanoni
Chlordécone : Défaire l'habiter colonial, s'aimer la terre - Malcom Ferdinand
Ukraine, guerre des classes et classes en guerre - Daria Saburova
Enrique Dussel, métaphysicien de la libération - Emmanuel Lévine
Des kibboutz en Bavière avec Tsedek
Le macronisme est-il une perversion narcissique - Marc Joly
Science-fiction, politique et utopies avec Vincent Gerber
Combattantes, quand les femmes font la guerre - Camillle Boutron
Communisme et consolation - Jacques Rancière
Tabou de l'inceste et Petit Chaperon rouge - Lucile Novat
L'école contre l'enfance - Bertrand Ogilvie
Une histoire politique de l'homophobie - Mickaël Tempête
Continuum espace-temps : Le colonialisme à l'épreuve de la physique - Léopold Lambert
« Les gardes-côtes de l'ordre racial » u le racisme ordinaire des électeurs du RN - Félicien Faury
Armer l'antifascisme, retour sur l'Espagne Révolutionnaire - Pierre Salmon
Les extraterrestres sont-ils communistes ? Wu Ming 2
De quoi l'antisémitisme n'est-il pas le nom ? Avec Ludivine Bantigny et Tsedek (Adam Mitelberg)
De la démocratie en dictature - Eugénie Mérieau
Inde : cent ans de solitude libérale fasciste - Alpa Shah
(Activez les sous-titre en français)
50 nuances de fafs, enquête sur la jeunesse identitaire avec Marylou Magal & Nicolas Massol
Tétralemme révolutionnaire et tentation fasciste avec Michalis Lianos
Fascisme et bloc bourgeois avec Stefano Palombarini
Fissurer l'empire du béton avec Nelo Magalhães
La révolte est-elle un archaïsme ? avec Frédéric Rambeau
Le bizarre et l'omineux, Un lundisoir autour de Mark Fisher
Démanteler la catastrophe : tactiques et stratégies avec les Soulèvements de la terre
Crimes, extraterrestres et écritures fauves en liberté - Phœbe Hadjimarkos Clarke
Pétaouchnock(s) : Un atlas infini des fins du monde avec Riccardo Ciavolella
Le manifeste afro-décolonial avec Norman Ajari
Faire transer l'occident avec Jean-Louis Tornatore
Dissolutions, séparatisme et notes blanches avec Pierre Douillard-Lefèvre
De ce que l'on nous vole avec Catherine Malabou
La littérature working class d'Alberto Prunetti
Illuminatis et gnostiques contre l'Empire Bolloréen avec Pacôme Thiellement
La guerre en tête, sur le front de la Syrie à l'Ukraine avec Romain Huët
Abrégé de littérature-molotov avec Mačko Dràgàn
Le hold-up de la FNSEA sur le mouvement agricole
De nazisme zombie avec Johann Chapoutot
Comment les agriculteurs et étudiants Sri Lankais ont renversé le pouvoir en 2022
Le retour du monde magique avec la sociologue Fanny Charrasse
Nathalie Quintane & Leslie Kaplan contre la littérature politique
Contre histoire de d'internet du XVe siècle à nos jours avec Félix Tréguer
L'hypothèse écofasciste avec Pierre Madelin
oXni - « On fera de nous des nuées... » lundisoir live
Selim Derkaoui : Boxe et lutte des classes
Josep Rafanell i Orra : Commentaires (cosmo) anarchistes
Ludivine Bantigny, Eugenia Palieraki, Boris Gobille et Laurent Jeanpierre : Une histoire globale des révolutions
Ghislain Casas : Les anges de la réalité, de la dépolitisation du monde
Silvia Lippi et Patrice Maniglier : Tout le monde peut-il être soeur ? Pour une psychanalyse féministe
Pablo Stefanoni et Marc Saint-Upéry : La rébellion est-elle passée à droite ?
Olivier Lefebvre : Sortir les ingénieurs de leur cage
Du milieu antifa biélorusse au conflit russo-ukrainien
Yves Pagès : Une histoire illustrée du tapis roulant
Alexander Bikbov et Jean-Marc Royer : Radiographie de l'État russe
Un lundisoir à Kharkiv et Kramatorsk, clarifications stratégiques et perspectives politiques
Sur le front de Bakhmout avec des partisans biélorusses, un lundisoir dans le Donbass
Mohamed Amer Meziane : Vers une anthropologie Métaphysique->https://lundi.am/Vers-une-anthropologie-Metaphysique]
Jacques Deschamps : Éloge de l'émeute
Serge Quadruppani : Une histoire personnelle de l'ultra-gauche
Pour une esthétique de la révolte, entretient avec le mouvement Black Lines
Dévoiler le pouvoir, chiffrer l'avenir - entretien avec Chelsea Manning
Nouvelles conjurations sauvages, entretien avec Edouard Jourdain
La cartographie comme outil de luttes, entretien avec Nephtys Zwer
Pour un communisme des ténèbres - rencontre avec Annie Le Brun
Philosophie de la vie paysanne, rencontre avec Mathieu Yon
Défaire le mythe de l'entrepreneur, discussion avec Anthony Galluzzo
Parcoursup, conseils de désorientation avec avec Aïda N'Diaye, Johan Faerber et Camille
Une histoire du sabotage avec Victor Cachard
La fabrique du muscle avec Guillaume Vallet
Violences judiciaires, rencontre avec l'avocat Raphaël Kempf
L'aventure politique du livre jeunesse, entretien avec Christian Bruel
À quoi bon encore le monde ? Avec Catherine Coquio
Mohammed Kenzi, émigré de partout
Philosophie des politiques terrestres, avec Patrice Maniglier
Politique des soulèvements terrestres, un entretien avec Léna Balaud & Antoine Chopot
Laisser être et rendre puissant, un entretien avec Tristan Garcia
La séparation du monde - Mathilde Girard, Frédéric D. Oberland, lundisoir
Ethnographies des mondes à venir - Philippe Descola & Alessandro Pignocchi
Enjamber la peur, Chowra Makaremi sur le soulèvement iranien
Le pouvoir des infrastructures, comprendre la mégamachine électrique avec Fanny Lopez
Comment les fantasmes de complots défendent le système, un entretien avec Wu Ming 1
Le pouvoir du son, entretien avec Juliette Volcler
Qu'est-ce que l'esprit de la terre ? Avec l'anthropologue Barbara Glowczewski
Retours d'Ukraine avec Romain Huët, Perrine Poupin et Nolig
Démissionner, bifurquer, déserter - Rencontre avec des ingénieurs
Anarchisme et philosophie, une discussion avec Catherine Malabou
La barbarie n'est jamais finie avec Louisa Yousfi
Virginia Woolf, le féminisme et la guerre avec Naomi Toth
Françafrique : l'empire qui ne veut pas mourir, avec Thomas Deltombe & Thomas Borrel
Guadeloupe : État des luttes avec Elie Domota
Ukraine, avec Anne Le Huérou, Perrine Poupin & Coline Maestracci->https://lundi.am/Ukraine]
Comment la pensée logistique gouverne le monde, avec Mathieu Quet
La psychiatrie et ses folies avec Mathieu Bellahsen
La vie en plastique, une anthropologie des déchets avec Mikaëla Le Meur
Anthropologie, littérature et bouts du monde, les états d'âme d'Éric Chauvier
La puissance du quotidien : féminisme, subsistance et « alternatives », avec Geneviève Pruvost
Afropessimisme, fin du monde et communisme noir, une discussion avec Norman Ajari
Puissance du féminisme, histoires et transmissions
Fondation Luma : l'art qui cache la forêt
L'animal et la mort, entretien avec l'anthropologue Charles Stépanoff
Rojava : y partir, combattre, revenir. Rencontre avec un internationaliste français
Une histoire écologique et raciale de la sécularisation, entretien avec Mohamad Amer Meziane
LaDettePubliqueCestMal et autres contes pour enfants, une discussion avec Sandra Lucbert.
Basculements, mondes émergents, possibles désirable, une discussion avec Jérôme Baschet.
Au cœur de l'industrie pharmaceutique, enquête et recherches avec Quentin Ravelli
Vanessa Codaccioni : La société de vigilance
Comme tout un chacune, notre rédaction passe beaucoup trop de temps à glaner des vidéos plus ou moins intelligentes sur les internets. Aussi c'est avec beaucoup d'enthousiasme que nous avons décidé de nous jeter dans cette nouvelle arène. D'exaltations de comptoirs en propos magistraux, fourbis des semaines à l'avance ou improvisés dans la joie et l'ivresse, en tête à tête ou en bande organisée, il sera facile pour ce nouveau show hebdomadaire de tenir toutes ses promesses : il en fait très peu. Sinon de vous proposer ce que nous aimerions regarder et ce qui nous semble manquer. Grâce à lundisoir, lundimatin vous suivra jusqu'au crépuscule. « Action ! », comme on dit dans le milieu.
[1] Voir notre entretien avec Thomas Deltombe & Thomas Borrel avec lesquels il a co-dirigé l'ouvrage de référence : L'Empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de la Françafrique.
30.06.2025 à 16:12
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parce que les yeux ne veulent pas en tout temps se fermer Saad Chakali & Alexia Roux
- 30 juin / Littérature, Avec une grosse photo en haut, 2Le caractère destructeur du cinéma de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet ! Comprenons-en le sens depuis l'insufflation d'un texte de Walter Benjamin de 1931, qui s'intitule justement ainsi. Un mot d'ordre, faire de la place ; une seule activité, déblayer. Aucune haine, seulement un grand besoin d'air vif et d'espace à libérer. Leurs films sont si jeunes et si enjoués, ne craignent aucun malentendu, sont la fiabilité même, ont la tradition pour sol en étant celle des opprimé-e-s, qui savent ouvrir les yeux pour les fermer à l'oppression. La jeunesse d'un tel cinéma, moderne et primitif, donc barbare, remonte à loin, le cinéma muet et l'antiquité même, jusqu'aux montagnes qui sont des souvenirs de soleil. Ils déblaient en traçant des sentiers quand tout semble mal tourner, non pour la passion triste des ruines, mais pour l'amour des chemins qui les traversent.
« Nous sommes convaincu qu'une grande révélation
ne peut sortir que de l'insistance obstinée sur une même difficulté. »
(Cesare Pavese, Dialogues avec Leucò, 1947)
« Originé dans l'événement d'une rencontre (ce "soudain" sur lequel déjà Platon insiste avec force), l'amour trame l'expérience infinie, ou inachevable,
de ce qui de ce Deux constitue déjà un excès irrémédiable à la loi de l'Un »
(Alain Badiou, Manifeste pour la philosophie, 1989)
1) Deux faits, intimes et historiques, tous politiques : Jean-Marie Straub naît à Metz en 1933, rencontre en 1954 Danièle Huillet qui avec lui dit non à l'enseignement de cinéma prodigué par l'IDHEC, rompt et s'exile en 1958 en disant non à la guerre d'Algérie, est condamné par contumace à un an de prison, la peine pour insoumission étant levée en 1971. Deux histoires de colonisation, asymétriques : l'une s'est imposée à lui (sans remonter à plus loin, la Moselle était française jusqu'en 1870, germanique entre 1871 et 1918, française jusqu'en 1940 et son annexion par l'Allemagne nazie, re-francisée en 1945) ; l'autre à laquelle il s'est d'emblée opposé (en soutenant par son exil la cause de l'indépendantisme algérien). Le non au cinéma académique, qui est le oui d'amoureux d'un autre cinéma, contraire, diagonalise ces histoires, de culture (et de colonialisme) et de migration (entre les langues). La première langue des films de Straub-Huillet est l'allemand ; s'ensuit l'italien, le français n'arrivant paradoxalement qu'à Rome avec Othon d'après Corneille en 1969 et il faudra encore attendre le court Toute révolution est un coup de dés d'après Mallarmé pour que soit tourné leur premier film en France, en 1977. Les premières coupures, partition belliqueuse des nations et pluralité conflictuelle des langues, en inaugurent d'autres, entre les plaques tectoniques de l'image et du son, en dépit de l'unité matérielle des prises d'écoute et de vue. En 2006, le décès de Danièle Huillet, autre rupture irrémédiable, signe pour Jean-Marie Straub, son inconsolable, l'abandon de la pellicule (les trois derniers courts, préparés ensemble depuis l'usage du support analogique, sont Itinéraire de Jean Bricard et, d'après Pavese, Le Genou d'Artémide et Le stregue, femmes entre elles, sortis en 2008), suivi par le passage définitif au numérique, amorcé avec Europa 2005 – 27 octobre (2006), avec un total de dix-huit films réalisés jusqu'à la mort de Jean-Marie Straub en 2022.
2) La résistance n'est pas pour eux seulement une métaphore, mais d'abord une pratique concrète. On y éprouve l'affûtage de tous les antagonismes au principe des meilleures dialectiques et leurs silex s'étoilent en étincelles : entre les matériaux (les lieux et les textes), entre les époques (l'autrefois des œuvres ré-citées et le maintenant des prises tournées), entre le vivant qui passe dans les images, librement, mouvant et multiple, et la rigoureuse immobilité de l'idée qu'attestent le découpage filmique et les cadres, entre le silence profond de la terre et la voix qui ne s'élève qu'en passant sous elle (afin de voir le peuple qui manque, ce désert, selon Gilles Deleuze, en l'espèce inspiré ici par Paul Klee), entre ce geste radical et singulier de cinéma et l'industrie à laquelle tourne le dos ce dernier, entre leurs films mêmes et les spectateurs et spectatrices qui doivent beaucoup désapprendre afin de pouvoir libérer leur curiosité et, ainsi, reverdir leur sensibilité. Une définition théorique : il n'y a de forme que par la confrontation de la matière et de l'idée, qui est leur dialectisation même. S'ensuivent des inventions : les textes moins adaptés qu'adoptés en ayant leur traduction propre, leur rythmicité accordée au travail de récitation ou de lecture, et des sous-titres qui en répondent, pour des films qui peuvent avoir plusieurs versions, non seulement linguistiques, pour ce qui s'agit seulement des commentaires en voix off, mais encore avec le découpage rigoureusement identique sauf les prises, différentes (toujours, la dialectique du réel et de l'idée). Ainsi, et autres, existent quatre versions de La Mort d'Empédocle et de Noir péché, trois de Sicilia !, deux d'Antigone et d'Une visite au Louvre. On n'avait encore jamais entendu la musique dite savante pareillement : en son direct (Bach) et en plein air (Schönberg dans les Abruzzes), en plan-séquence pour le premier ; pour le second, dans le morcellement filmique de son unité musicale et sa reconstitution par le montage, toujours respectueuse de la prise directe, d'abord des voix seules (Moïse et Aaron) puis avec les instruments (en studio pour Du jour au lendemain). Une contradiction fertile : le cinéma le plus moderne est celui qui se montre fidèle à l'art des grands anciens, Griffith et Stroheim, Ford et Renoir, Lang et Dreyer. Une conséquence pratique : leurs films auront été peu vus, mais qui les aura vraiment regardés toujours vaillamment les défendra. Et si cette moindre invisibilité est un cri de rage contre l'inégalité qu'imposent les lois du marché, c'est aussi un appel révolutionnaire à s'en émanciper, en imaginant d'autres manières de montrer les films et, sans passeports, de les faire circuler. Les films de Straub-Huillet sont à la fois, et radicalement, barbares et cultivés : à la racine, les plans montrent aux paysages, qu'ils prolongent autrement que des pages d'écriture, qu'ils sont des porteurs de paix pour autant qu'ils sont les gardiens des morts et des luttes oubliées que les monuments d'État trahissent ; à la racine, ils sont l'étrangeté que nation et culture asphyxient par consensus ou idéologie, moins distanciation, traduction fautive du maître Brecht, qu'estrangement, dé-familiarisation. L'antagonisme aiguillonne ainsi leur matérialisme que l'on dira aléatoire (au sens d'Althusser relisant Lucrèce, soit ouvert à l'événement et l'imprédictible), leur communisme éternel (selon Alain Badiou, disciple d'Althusser et penseur contemporain de l'événement).
3) Comme la question juive est un versant de la montagne dont l'autre est une question arabe pour Jean-Luc Godard, leur grand ami, la triade des films « juifs » de Straub et Huillet, Einleitung. Introduction à la « Musique d'accompagnement pour une scène de film » d'Arnold Schönberg (1972), Moïse et Aaron (1974) et Fortini/Cani (1976) ont pour articulations des figures arabes : le double panoramique égyptien en 16 mm. dans la plaine fertile du Louxor pour Moïse et Aaron, le peuple palestinien de Fortini/Cani et la seconde partie, égyptienne là encore, de Trop tôt/Trop tard (1981). Chacals et Arabes (2011) d'après Franz Kafka réitère encore que questions arabe et juive sont les deux faces indissociables d'une même pièce, jusqu'au couteau qui, censé les séparer, ensemble les anéantira. Leur cinéma qui dit oui, d'une puissance affirmative sans égal, est celui d'un non primordial. Le non est premier, celui d'un refus catégorique des compromissions, trahisons, résignations ; il est autant la condition de possibilité du oui, de toutes les affirmations. L'affirmation est la clameur des titres exclamatifs : Lothringen ! (1994), Sicilia ! (1998), La Guerre d'Algérie ! (2014). Le non à la guerre d'Algérie est déjà celui qu'Antigone profère contre Créon, l'héroïne tragique de Sophocle-Hölderlin-Brecht, en ayant alors pour contexte de son adoption en cinéma (plutôt qu'adaptation, on y insiste) les bombes US qui tombent sur l'Irak en 1990, ce non qui retentit encore dans La Guerre d'Algérie ! (2014). Et, ailleurs, dans le coup de feu de la grand-mère Fähmel de Non réconciliés (1965) d'après Heinrich Böll, dans En rachâchant (1982) d'après Marguerite Duras et son enfant Ernesto refusant de retourner à l'école, dans le poing final et fermé du Retour du fils prodigue – Humiliés (2002) d'après Elio Vittorini. Notons que le non est plus souvent féminin que masculin, ceux d'Othon et Lothringen ! Revenons au plan égyptien de la sortie d'usines de Trop tôt/Trop Tard, vrai-faux remake de la vue première des frères Lumière puisque le point de vue adopté n'est ici en rien patronal : comment ne pas y voir, après coup, l'imprévisible même, les ferments virtuels ou moléculaires de l'événement du soulèvement populaire de la place Tahrir de 2010-2011 ?
4) Straub-Huillet ont des artistes de prédilection et d'amitié auxquels ils ont dédié des constellations ou bien consacré des conversations en archipel : des écrivains comme Corneille et Brecht, Kafka et Hölderlin, Bernanos et Barrès, Pavese et Vittorini (Malraux n'arrivera que tardivement pour Straub seul et Bernanos est un amour de jeunesse retrouvé avec la vieillesse pour un diptyque, Dialogues d'ombres en 2013 et l'ultime La France contre les robots en 2020). On doit également compter sur un peintre comme Cézanne, des musiciens tels Bach et Schönberg et les cinéastes précédemment cités. Ouvrons ici une parenthèse : tourné en vidéo pour la Rai 3 sur invitation d'Enrico Ghezzi en 1985, Proposta in quattro parti cite dans son premier mouvement l'intégralité de A Corner in Wheat de David W. Griffith, un film de 1909 ; Cézanne en 1989 cite un extrait de Madame Bovary de Jean Renoir, réalisé en 1934, et L'Aquarium et la Nation en 2015, un autre de La Marseillaise du même Renoir, tourné pour la CGT en 1938. Leur atelier de cinéma décape les oripeaux d'une asphyxiante culture au nom de la pierre de taille des œuvres, textes, peintures et musiques, restituées contre toute fausse familiarité et dans leur matérialité même, entière (ou lacunaire quand les œuvres sont inachevées, œuvres de Brecht et Kafka, Hölderlin et Schönberg). Les commanditaires y perdent alors leur latin en refusant l'objet commandé, comme cela a été le cas avec Cézanne dédaigné par le musée d'Orsay. La prédilection dit sinon l'amour des textes que labourent les lectures et les traductions, les récitations et les relectures, et qui sont d'abord des rencontres. Le sens s'y sédimente, émancipé de la culture bourgeoise, en diagonalisant l'Histoire. Restituer, c'est restaurer mais la restauration s'y entend à l'opposé radical de son acception bourgeoise. La restauration est une justice pour l'environnement terrestre saccagé par le capital, et pour celui de l'art par la culture mercantile. De toutes parts, Venise prend l'eau et il faut le souffle d'un Éole pour s'extirper de son agonie. Ainsi que l'aurait dit Félix Guattari, leur cinéma tient d'une écologie intégrale, à la fois environnementale, sociale et mentale – le vert de la terre jusque dans les têtes. Eux-mêmes l'ont répété : leur refus de tout anthropocentrisme les a conduit à respecter chaque centimètre carré de l'image, les gens autant que l'air et le ciel. Leur cinéma ? Une région du vivant, une nouvelle ère géologique. Une cosmologie, même, quand leurs films montrent ce qui arrive au monde quand le cosmos se rappelle à lui, de la nuit étoilée de Moïse et Aaron, aux montagnes en souvenirs de soleil de Cézanne et du diptyque hölderlinien La Mort d'Empédocle / Noir pêché entre 1986 et 1988.
5) Il faut du deux pour ouvrir au trois : pas le chiffre du tiers en juge de paix, mais le nombre avérant qu'il y a du conflit (les chocs du champ-contrechamp) comme de l'utopie (le dehors du hors-champ). Diviser pour décomposer, détailler pour recomposer, déposer la bourgeoisie pour en extraire le compost, l'alluvion de ses quelques ruines réfractaires. Un couple (le premier du cinéma ?) pour un cinéma bipolaire, une machine pour l'œil (et un seul axe pour chaque prise de vue) et une autre pour l'oreille (avec l'enregistrement en son direct), avec également plusieurs versions d'un même film combinant le respect du découpage et le réel irréductible des prises, toujours différentes. En effet, il faut deux yeux pour faire un regard et deux oreilles pour faire une écoute. Alors s'ils sont quatre fois deux, imaginez. Alors on entend, on voit. On comprend, on se fait voyant en s'ouvrant à l'inouï : l'Allemagne qui n'a rompu avec le nazisme que formellement (le double coup de tonnerre inaugural, Machorka-Muff et Non réconciliés d'après Heinrich Böll en 1962-1965) ; la musique de Bach emplie de travail autant que de la terre de ses enfants morts et des révoltes écrasées des paysans insurgés (Chronique d'Anna Magdalena Bach, 1967) ; la rumeur populaire de Mai 68 perçue sur les hauteurs du mont Palatin par un pouvoir d'État dont le goût des affaires remonte à l'antiquité romaine (Othon), ; la religion sacrificielle du capital et ses idolâtres fascistes dans De la nuée à la résistance (1979) ; la mémoire vive de la crypte communarde contre le caveau programmé de la gauche qu'est le Programme commun (Toute révolution est un coup de dés) ; la terre que le progrès a depuis longtemps blessée dans La Mort d'Empédocle ; les vestiges du divin dans la vie humble des humains pour Ces rencontres avec eux 1947-2005 (2006) ; les chiens du Sinaï qui continuent de mordre et aboyer, plus fort que jamais depuis Fortini/Cani, auxquels on opposera la mort du loup dans De la nuée à la résistance, qui meurt en dieu des forêts. Et les montagnes de feu qui élèvent comme chez Kenji Mizoguchi, de la Sainte-Victoire de Cézanne à l'Etna d'Empédocle. Ce sont deux stèles à distance, dalles, jumelles, lointaines et volcaniques, d'un mausolée pour les enfants morts, ceux de Bach et tous les autres, victimes de violences politiques et policières, harcelés pour judéité et antifascisme (Non réconciliés), brûlés vifs dans un transformateur en chaise électrique (Europa 2005 – 27 octobre) ou bien encore éborgné (Joachim Gatti, 2009).
6) Le dur désir de durer, à seule fin que dure le doux : dans le cinéma de Straub-Huillet, les durées s'offrent aux longues impatiences, dont parlait Paul Claudel au sujet du génie. Ainsi, les marches endurantes et vives d'Othon, cette comédie du pouvoir très hawksienne dans la vitesse comme dans le ton (et les rapports entre les sexes), et puis dans De la nuée à la résistance, dans Un héritier (2010), dans La France contre les robots. Ainsi, les courses du Fiancé, la Comédienne et le Maquereau (1968) et Amerika-Rapports de classes (1984), la première, digne d'un film noir antiraciste des années 50 et la seconde, tout à fait chaplinesque. Ainsi, les travellings en voiture de Leçons d'histoire et Trop tôt/Trop tard qui réinventent ceux de Roberto Rossellini en rivalisant, à l'époque, avec les road-movies du Nouvel Hollywood et leurs suiveurs européens, évidemment Wim Wenders. Ailleurs, ce sont les immobilités de pierre, dans le maintien des droitures et la tenue des dignités, notamment lorsque des innocents sont l'objet ciblé de procès iniques en étant biaisés : Bach raconté jusque dans le détail des rivalités professionnelles et des notes de frais par sa compagne Anna Magdalena, Karl dans Amerika/Rapports de classes, l'héroïne éponyme d'Antigone et les inventeurs d'un communisme autogestionnaire auxquels des partisans opposent le pragmatisme social d'une fin de partie fatale d'Ouvriers, paysans (2000), jusqu'au poing serré au milieu des fourmis à la fin du Retour du fils prodigue – Humiliés. Le motif du procès revient souvent, celui du fils à la mère dans Sicilia ! d'après Elio Vittorini, encore dans le premier épisode de Kommunisten (2014) d'après Le Temps du mépris d'André Malraux, chaque fois dans la hantise du procès des sorcières de Dies Irae (1943) de Carl T. Dreyer. Sinon, le pouvoir exagère, ses représentants sont hystériques, dans Othon, Antigone et Amerika. Ailleurs, peuvent s'épanouir la douceur, l'amour scellé dans le visage juvénile de Danièle Huillet dans Non réconciliés, le chien aboyant au loin dans Cézanne, le poisson en train de griller dans Sicilia !, une main qui se pose sur une joue dans Kommunisten. Entre le dur et le doux, il y a encore toutes les gammes du rire, sardonique dans Othon ou vivifiant dans Sicilia ! Et la joyeuse tonitruance de critiquer l'existant (avec Cézanne dans Une visite au Louvre en 2003 qui, peut-être, est le film le plus enthousiaste qui soit à défendre la critique des œuvres d'art, jusque dans la véhémence pourvu qu'elle soit vive, généreuse et créatrice).
7) Quelques avant-dernières choses, vues et entendues chez Straub-Huillet, et promises à durer des millions d'années. Le coup de feu final de Non réconciliés. La course d'un descendant d'esclave en fuite dans Le Fiancé, la Comédienne et le Maquereau. Le long travelling en voiture à Rome dans Leçons d'histoire. La dédicace à Holger Meins au début de Moïse et Aaron, son plan de nuit étoilée que l'on ne peut voir qu'au cinéma, et les serpents dans ce dernier film comme dans une version d'Antigone. La mort du loup dans De la nuée à la résistance. Le panoramique autour de la colonne de Juillet qui la dévisse dans le sens inverse des aiguilles du capitalisme au départ de Trop tôt/Trop tard. La course chaplinesque d'Amerika/Rapports de classes et son récit d'une mère abîmée par la division du travail salarié. Le graffiti ouvrant Du jour au lendemain demandant « Où gît votre sourire enfoui ? » et, à la fin, le garçon demandant à ses parents ce que signifie « être moderne ». Le rémouleur affûtant les vieux couteaux de la révolution concluant Sicilia ! Les communistes autogestionnaires en procès dans Ouvriers, paysans et l'emploi exceptionnel du zoom seulement prescrit par l'espace où les acteurs sont filmés. La voix cinglante de Julie Koltaï lisant les propos de Cézanne dans Une visite au Louvre. L'actrice jouant Déméter et supportant le soleil dans la forêt de Ces rencontres avec eux 1947-2005. Circé qui pense à Ulysse et Orphée assumant la mort d'Eurydice dans L'Inconsolable et Le streghe. L'œil arraché du fils d'Armand Gatti dans Joachim Gatti à partir duquel voir, même mutilé, le paradis d'O somma luce, celui que chante dans la langue de Dante Giorgio Passerone, le cul posé sur le soc qui fend le sol de la culture en lui rappelant qu'elle est d'abord agriculture. La paire de ciseaux rayant le parquet de Chacals et Arabes. Les plans d'eaux qui sont des paysages de guerre et de résistance d'Itinéraire de Jean Bricard et Gens du lac. Les deux marches au bord du Léman composant La France contre les robots et assurées par le fidèle allié Christophe Clavert. Évoquons le retour par trois fois, vraiment risqué et dialectiquement de haute volée, à Maurice Barrès, l'écrivain français paradoxalement le plus lu et relu dans les films de Straub-Huillet avec Corneille (Othon et deux fragments, à nouveau Othon et Horace, dans Corneille-Brecht en 2009). La triade Lothringen !, Un héritier et À propos de Venise sauve du nationalisme de l'écrivain la langue de résistance universelle de la terre, ses vivants et leurs morts, qui serait aujourd'hui de Palestine. Enfin, il y a l'Ernesto de Marguerite Duras qu, en rachâchant, refuse de retourner à l'école pour y apprendre des choses qu'il ne sait pas. Lui aussi dit non, telle la Colette Baudoche de Lothringen !, elle, contre une Europe truquée par l'union franco-allemande. Il nous faut donc rachâcher, encore et toujours. Ernesto sait très bien, lui, qu'il apprendra comme nous, nous avons appris, et avons tant encore à apprendre à l'enseigne de la contre-école du cinéma de Straub-Huillet : I-NÉ-VI-TA-BLE-MENT.
8) Une sidération dans la constellation : du coup de feu inaugural de la grand-mère de Non réconciliés à l'adresse fraternelle écrite au début de Moïse et Aaron, brûle la mèche d'une histoire de l'Allemagne reliant les générations du non, les premières que l'on stigmatise de folles en les renvoyant à l'asile, les dernières que l'on punit de la prison où l'on maquille des suicides. L'Allemagne a choisi : depuis un siècle, elle dit oui à tous les génocides, Héréros et Namas dans l'actuelle Namibie en 1904, les Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, les Palestiniens aujourd'hui. Peut-être qu'un jour, et contrairement à elle, nous nous permettrons de choisir, comme Rome dans la seconde partie du titre original d'Othon. En passant, « straub » signifie en vieil allemand brut, débraillé ; le verbe « sich sträuben », se dresser, hérisser. Demeure – douloureuse mais nécessaire vérité – la citation de Sainte Jeanne des Abattoirs de Brecht en second titre de Non réconciliés : Seule la violence aide, là où la violence règne. La violence n'y est pas une ni la même, mais se divise : à la violence mythique instituant le droit pour conserver l'existant, Walter Benjamin opposait la violence divine, qui est révolutionnaire et interruptrice en destituant le droit autant que la logique jésuitique des moyens et des fins, au nom des vivants. L'autre violence, qui aide contre celle dont la volonté est un règne, la contre-violence qui n'imite pas celle qui l'entrave mais la contredit dans la guise du désœuvrement, revient à qui dit non à ce qui nie la vie, à qui ouvre les yeux en fermant ceux de l'oppression. Le cinéma de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet.
« Comme je rirai gaîment, / Quand tout sera sens dessus-dessous »
(Jean-Sébastien Bach, Zerreißet, zersprenget, zertrümmert die Gruft
[Rompez, pulvérisez, fracassez la caverne], cantate BWV 205, 1725)
« La joie de la destruction est en même temps joie créatrice »
(Mikhaïl Bakounine, La Réaction allemande, 1842)
Saad Chakali & Alexia Roux
30.06.2025 à 15:27
dev
Retour gonzo sur une manifestation contre la répression des free party à Nantes
- 30 juin / Avec une grosse photo en haut, Mouvement, 4Samedi 12 avril, plus de 2000 « teufeurs » et 20 chars se sont retrouvés dans les rues de Nantes pour protester et dans contre la répression galopante des free party. Un participant nous a transmis ce récit gonzo, « sale, halluciné, lucide et déglingué ».
Je pensais couvrir une manifestation à Nantes, un samedi après-midi, sous un temps bipolaire, contre la répression des free-party. Mauvais jugement, j'ai fini en pleine psychose éthylique à danser timidement avec mes clopes comme seule arme.
Nous sommes descendus du train vers 10h du matin. Ce jour-là, il faisait moche. Nous avions faim d'informations conséquentes — et surtout de philosophies technoïdes. Epitha et moi sommes musiciens. On cuisine de l'expérimentation musicale. Il était évident qu'on connaissait bien le terrain : une manif contre la répression que subit la culture tekno. Un 12 avril, en plein centre-ville de Nantes. Un entre-deux se dessinait : angoisse ou paix, pour celles et ceux qui vivent au rythme d'un son que l'État aimerait voir réduit au silence.
L'air était lourd. La ville puait la résignation sous les tags et les bâtiments vieillots. Mais l'ambiance au top — des visages fermés, d'autres curieux. Terrain de jeu.
Nous étions équipés d'un micro branché non-stop et d'un appareil photo. On devait d'abord passer chez Epitha, vers la rue Maréchal Joffre. Un fond d'angoisse me collait : et si Nantes nous recevait comme des bêtes endormies ? Je voulais boire. Mauvaise idée. La chaleur suffocante du train m'avait assez desséché.
— « Nantes nous accueille joyeusement, mais les gens sont-ils prêts pour le cortège technoïde ? Allons au Mojo avant ! »
— « T'es sûr de toi ? » demandait Epitha.
Pas sûr. Mais besoin. L'alcool est. L'anxiété s'échappe. Illusoire, mais bref soulagement.
Le Mojo : Le genre de bar où tu veux t'effondrer doucement après une rupture mal digérée. Boire jusqu'à ne plus sentir la suite.
— « Arna, faut qu'on bouge. Maintenant ! »
La voix d'Epitha me tirait du fond. Je m'enfonçais dans des pensées absurdes ; les sbires de Macron vont-ils nous coffrer ? Une milice fasciste va-t-elle nous crucifier, nus, sur un pont au-dessus de la Loire ? Des ninjas de jardin anti-tekno vont-ils insulter nos mères à coups de sarcloirs ?
Je me sentais attaqué, même par les passants. Mon crâne captait tout, comme une antenne. Les sons, les gens, trop forts. Et pourtant, la gare n'était pas blindée. Je viens de loin — d'une ville qui n'est pas juste une ville. Un endroit où les silences pèsent plus que les slogans. Ce jour-là, j'ai cru ressentir les mêmes ondes qu'à La Roche-sur-Yon, près de chez notre acolyte. Je me demande encore ce que Luc Bouard a pensé de la free-party du 1er mai 2023. Celle qui a fait trembler la Vendée sage. Est-ce qu'il a entendu les basses depuis son bureau, ou juste les plaintes de ses administrés ?
Il restait dix heures avant la nuit. Dix heures à tenir. Dix ans à espérer la paix.
À 11h55, je titubais chez Blarg. Un vieil ami. Spirituel de tawa, grande carrure, cheveux frisés, quelques cicatrices sur les joues, comme si la vie l'avait tagué en douce. Blarg, c'est le genre de mec qui te cale un perfect sur Tekken sans hausser un sourcil, puis a cette manière de parler de tout — comme s'il savait que le monde entier est une vanne mal comprise. Un trio bancal et insaisissable : moi, prêt à craquer ; Epitha, assistante sordide, calme glacial, obsédée par l'idée d'arracher la vérité aux tripes de l'État ; Blarg, érudit mystique, cynique, toujours ailleurs.
Ma veste jurait avec l'endroit. Ce n'était pas un appart, pas un squat non plus ; un QG de complotiste et de yamakasi sous 2-CB, le genre d'havre pour génie involontaire. Cole MacGrath sous acide. Les murs vibraient d'affiches d'événements, de teintes néo-psyché. 2025. Douce époque multiculturelle. Un décor que seul l'inconscient comprend.
J'étais transparent. Blarg, lucidement défoncé. Et nous étions là. Quelques mois sans se voir.
— « Comment va ? »
— « Encore d'attaque, Arna ? Bonne idée de ramener une PS2 au tekos, la brancher sur leurs alim' et se faire une partie ? »
— « Pourquoi pas. Et finir par se la faire confisquer. Une play paumée dans un comico, le son bloqué sur un jeu rayé. Sale idée, mec. »
— « Ouais, sûrement. On n'y fumera ni hash ni macronisme. Sobrement alcooliques. Le son transcendant. Tu feras ton reportage. Mais fumons avant ! »
Deux spliffs pour deux cerveaux en veille.
Une fois dehors, le décor était flou. Les commerces vibraient de noms absurdes : « Chauffe-Marcel », « Monkey Poulet ». Peut-être qu'on échangeait de la viande artificielle dans ces endroits. Je ne souhaitais rien savoir. Mais on devait comprendre pourquoi on était là. Plus de marche arrière. Présents, pour de bon. On devait se rendre au lieu de départ.
— « Je pense que j'ai le syndrome de Diogène. Je me sens nu. Dieu nous regarde même si le ciel est couvert. »
— « T'en as bu combien ? » demandait Epitha.
Arna et ses arnaques :
— « J'ai bu le temps. Assez pour qu'il soit tiède sous l'ère Macron. »
J'avais dans la main une canette vidée de tout espoir. Je la tenais comme un culte, ni malsain, ni prêcheur. Une preuve de vulnérabilité. Une putain de relique du capitalisme et de ses mondes.
18 rue Olivettes : quartier désossé de la ville, planqué entre deux faux murs et trois fausses promesses. Cette rue ruisselait de graffitis. Trop de blazes pour les compter, trop de tags pour les comprendre. Certains parlaient de justice, d'autres d'ego. Tout se mélangeait dans une cacophonie visuelle qui hurlait : on existe. Mais personne ne regardait vraiment.
On aurait dit que la ville elle-même avait été giflée par les réformes, et qu'elle s'était laissée faire. Une métropole qui joue encore à la start-up de province, avec ses fresques 'culturelles' sponsorisées par la région, pendant qu'on rince des substances douteuses dans les chiottes sans lumière d'un de ces temples techno Nantais pour gormiti accro à la crypto. On était là. Dans cette rue humide, coincée entre le souvenir d'une teuf et l'ombre d'un contrôle d'identité.
Quand tu veux faire passer un message, tu sais que ton look parle avant toi — et que t'as pas le droit à l'erreur. C'est pas superficiel quand tu choisis de te mettre à dos les codes établis. C'est pas un jeu, c'est une prise de position. Un putain de drapeau sur ton torse. Spécialement en France...
Et dans le miroir sale des vitrines, je voyais bien que j'étais devenu autre chose — ni neutre, ni rationnel. Un déserteur du bon goût. Un mec en vrille. Une réponse visuelle à une époque trop propre, ou sale. Un refus textile de la norme. J'étais prêt à me faire recaler par les deux camps : les policiers, comme les militants. Mon style n'était pas un uniforme. Et dans les regards, je lisais déjà les verdicts silencieux : “t'es pas des nôtres”. Parfait. C'était exactement le but.
Sur la route, je me sentais comme un puzzle dont les pièces se sont échappées. Une version de moi-même qui ne savait plus vraiment où elle allait. L'alcool ? Peut-être. La peur de couvrir une manif qui semblait bien plus grande que moi ? Certainement. J'étais un putain d'imposteur dans ce cirque de folie, un grain de sable qui se bat pour survivre dans un océan de mensonges. Normalité ? C'était juste un foutu mirage, un rêve de détraqué dans un monde qui part en vrille à toute vitesse. Qui, en toute conscience, rêve d'être normal dans un monde devenu fou, flou, et sauvagement fourbe ?
13h45. On était près d'un dôme, quelque part devant une salle de sport — un paradoxe pour un fumeur quotidien de se retrouver là, au bord du ridicule, en train de se dire que l'air frais sentait presque le renouveau, malgré la grisaille ambiante.
Je me souviens avoir balancé quelque chose du genre :
— « Y'a qui comme YouTuber mainstream venant de Nantes ? »
Une question absurde, mais qui semblait avoir tout son sens à ce moment précis.
Epitha a éclaté de rire. Puis Blarg, toujours prêt à jouer le rôle du sage désabusé, répondit comme si de rien n'était :
— « M. Sommet, je crois. Il y en a plein, ces putains de mecs avec leurs 'contenus'. C'est comme si chaque face qu'ils filment devenait une performance, une putain de scène sociale qu'on préfère ignorer. Et ces lunettes, bordel, ces lunettes ! Ça fait comme si leur visage était devenu un produit. T'as vu ? C'est pas juste un regard. C'est un masque, une image qui crie 'je suis bien dans ma case', et qui te dit 'regarde, je fais partie du club, et toi, t'es juste un spectateur dans ce cirque'. »
Putain, cette phrase m'a fait éclater la tête. C'était comme s'il avait ouvert un trou béant dans le monde — un monde où les gens n'étaient plus que des marionnettes, des acteurs dans un film sponsorisé par la fausseté elle-même. Des badges, des déclarations silencieuses : je suis là, je suis bien, je suis cool.. Tout ça, dans un monde où, au fond, personne n'est vraiment ce qu'il prétend être.
Et ces gens, ces putains de clones, ils n'ont aucune idée de ce qu'ils perdent. Ou peut-être qu'ils s'en foutent. Parce qu'en réalité, leur monde est peut-être plus facile à vivre quand tout est fade. Mais on voyait bien qu'en dessous, c'était juste un putain de gouffre. Un gouffre où l'on déverse des vies surproduites, des rêves de pacotille. Et pendant qu'on les regarde, eux, ils se regardent dans le miroir de leurs écrans, en espérant que ça suffira à leur donner un peu de sens dans ce merdier.
Mais tout ça, c'est une illusion. Une vaste blague.
La norme n'est rien d'autre qu'un fardeau porté par ceux qui ont oublié de rêver.
L'angoisse des basses fréquences résonnait au loin comme une alarme de fin du monde qu'on aurait mise en boucle pour s'amuser.
— « C'est bon, on y arrive », dis-je, la voix un peu tremblante, un peu trop enthousiaste.
Un semblant d'excitation, gras et nerveux, venait tapisser notre petit comité d'électrons désorientés. Direction : 11 allée Baco. Sous le passage. Là où les murs transpirent la condensation et la vapeur de pisse.
Une idée tordue m'est montée comme une remontée d'acide : envie de foutre le bordel, mais avec style.
Envie de virer un DJ comme on déloge un ministre de l'intérieur en le recouvrant de boue. M'emparer des platines et faire vibrer cette armada de ma propre folie rythmique. Lancer une révolte sonore à coups de kicks distordus et de sirènes industrielles, pendant que Blarg s'improvise chef de la sécu, levant les bras comme Moïse dans la fosse. Je voyais déjà mes mains trembler sur les faders, injecter mes délires dans les enceintes.
Pas un flic. Pas un milicien. Pire : un régisseur de la Piratek. Un de ces types qui confondent responsabilité civile et fantasmes d'autorité. Un vestige bureaucratique planqué sous un hoodie noir, les yeux injectés de sang.
Il me fout une droite. Une vraie patate. Sèche. Professionnelle.
J'y voyais déjà les titres :
“Un fou s'empare du son, la foule hurle, le set devient insurrectionnel.”
“Un individu tente de détourner le son, déclenche une émeute dans la fosse.”
“Un DJ sauvage, une foule en transe, un cortège transformé en champ de bataille électro.”
De quoi faire une belle page d'accueil chez Le Figaro, ou un entrefilet pour le journalisme 'objectif' — si quelqu'un là-bas se souvenait que la tekno, c'est pas juste un bruit de machine à laver pour jeunes en crise de manque.
Mais il n'y aura pas de titre. Pas de fait-divers. Pas de justice. Juste mon sub-conscient et l'écho d'un fantasme brisé, et la basse qui continue comme si de rien n'était.
Pas dans une clairière mystique ou un entrepôt désaffecté — non. Là, en plein béton. À découvert. Comme un animal sauvage qui décide de hurler au milieu du centre-ville. Je marchais vite. Trop vite. Comme si mes jambes fuyaient une idée que mon cerveau n'avait pas encore formulée. Ou peut-être que je poursuivais un mirage du rêve technoïde, nous tous en tant que stroboscope plantés entre deux coups de basses.
Mes pieds battaient le bitume à 150 BPM. Je n'étais pas un passant. J'étais un putain de métronome anxieux. Toujours ce pincement au fond de la poitrine, cette alarme intérieure : “Pas le bon jour, pas la bonne fréquence !”
Mais si, justement. C'était exactement le bon jour. Parce qu'ils étaient là, eux. Tous les autres. Les désaxés. Les éveillés. Les déglingués joyeux.
Ça affluait autour des caissons comme une vague humaine venue faire péter la digue. Le premier sound-system qu'on voyait était planté comme une tour païenne, exhibant une préstation d'entrée — audacieuse, solide, magnifique. Un mur fait pour renverser la normalité. Et les slogans, bon sang... Collés, tagués, hurlés à travers les pancartes :
“Moins de keufs, plus de teufs.”
“Marre de l'oppression ! Je retourne devant les caissons !”
Boum. Voilà. Le ton était donné. La rue n'appartenait plus à l'ordre. Elle appartenait à la cadence teknoïde !
Am I A Freak - Arobass.
Retrofix Nine EP - Robbert Latumahina.
Frissons. Fracas. Fractures du réel.
Bancal, rampant, lumineux aussi. Qui peut savoir ? Peut-être qu'un jour, les technocrates pomperont nos fluides pour huiler leurs machines à soumettre. Contre nous. Les paumés. Les dérangés. Les renégats du monde moderne.
Notre musique est faite de ferraille, de bois, de câbles, de générateurs. Les politiques, eux, sacrifient la chair et l'argent. Et qui, franchement, pourrait revendiquer la tekno ? Quel parti oserait ? Aucun. Pas même pour la récup
Puis... d'un coup, je me souvenais d'une teuf en particulier. Mai ou juin 2023. Un festival Multison. Près d'Angers, un champ perdu, encerclé par des grillages qui voulaient retenir plus que la foule. Le soleil tapait sans pitié, une chaleur suffocante qui te faisait douter de ta propre humanité. Un lieu où l'on ne te laissait pas rentrer sans une envie de danser, une porte d'entrée frôlant la frontière de la légalité, mais peu importe, tu voulais juste faire partie du bazard.
On était arrivé par les bois avec Blarg, comme des commandos en manque, boostés aux amphés et aux 4 temps. Quand on a vu les grillages se dresser, c'était comme un mirage. Une entrée boueuse, pleine de promesses et de pièges. Chaque pas te rappelait que t'étais pas censé être là, mais t'y étais quand même. On avançait à travers cette masse humaine, des corps, des âmes, tout ce que tu pouvais imaginer qui bougeait en rythme, mais à côté des gendarmes, ça prenait une autre dimension.
On a installé la tente entre deux bagnoles dont les coffres servaient de bars improvisés. Le sol était moins spongieux ici. Blarg jetait des regards méfiants, genre stratège parano en territoire mouvant. La tribe vrillait le cerveau, une boucle de kicks poisseux te martelait l'échine. Deux chiens dormaient sous une table pliante. Rien ne bougeait. Sauf le son. Un mec en slip et bottes de sécurité faisait tourner un tacos maison, des meufs torse nus passaient avec des guirlandes LED autour du cou, peintes jusqu'aux clavicules de symboles géométriques. Rien d'érotique, rien de provoc — juste la liberté à l'état cru. Des gens vivants dans un monde trop frustrant.
Je suis un humain faible. Porte-cigarette en ligne de mire ; enchaînant joyeusement les munitions. Avec bière à volonté et mal de crâne stérilisant, tout près des chiottes, installées à l'arrache. Et alors là, putain, les chiottes. Une ligne de cabines plastiques, une dizaines, malmenées par les flux humains. À 17h c'était déjà une zone sinistrée. À 19h, c'était un de ces villages locaux en période de gastro. J'ai vu un mec sortir, le regard flou, le souffle court. Il s'est approché du grillage, a enlevé son t-shirt détrempé de sueur et s'est essuyé le visage, puis les bras, puis le ventre, comme pour effacer toutes les couches du monde extérieur. Il l'a noué autour d'un piquet planté dans la boue, façon drapeau improvisé.
— « Voilà. Ça, c'est notre étendard. Une teuf c'est pas propre. C'est véritable. Notre musique n'est certainement pas de la merde ! »
Et il s'est éloigné en titubant, torse nu, tatouages en vrac, les épaules fières comme s'il venait de libérer un territoire. Une meuf gueulait parce qu'elle avait perdu quelque chose dans une boue suspecte. Un autre pissait à travers le grillage avec le regard vide de ceux qui ont accepté leur sort.
21h30. Atomisé par le soleil en personne, calciné de l'intérieur - et pourtant il se couchait. Impossible de construire une phrase. Même le mot “pensée” me semblait déjà trop élaboré. J'étais trahi par une idée toute bête : c'est vivable. Quelle connerie. Le son, lui, n'avait rien à foutre de ces raisonnements. Il cognait. Il sculptait. Il percutait.
Dans certains cultes, le son est une arme, un démon, une vibration interdite. Dans d'autres, une bénédiction, une porte vers un monde sans dette. Mais ce soir-là, ce n'était ni l'un ni l'autre. C'était au-delà. J'étais imprégné d'un truc inconnu de tout folklore. Quelque chose de primitif et technologique à la fois. Je n'étais plus un être humain. J'étais juste une marionnette vibrante accrochée à des fils invisibles tirés par un DJ, qu'on ne verrait peut-être jamais. Mon corps battait le tempo à ma place. Mon cerveau faisait abstraction. Ou l'inverse..
On tenait, quelque part dans cette transe collective. Une marée d'actifs, de tazés, de buveurs synchronisés, d'expérimentateurs corporels. La nuit tombait, mais la teuf continuait de monter. On disait que les éoliennes renvoyaient le son à 100 kilomètres à la ronde. Pas étonnant que les flics soient à l'affût. Faut bien poser une ligne de défense autour d'un séisme. Ce n'était pas un simple spot de musique. C'était un territoire dissident. Un cratère sonore. Maudit par la République, béni par les kicks distordus.
Et là-dedans : une dizaine de sound-systems. Dubstep, Jungle, Trance, Hardcore, Tribe, Acid, Gabber… C'était pas un festival, c'était une cathédrale polyphonique sans curé. Des façades entières montées à l'arrache, clignotantes, parfois penchées, tenues par des sangles, des barres de fer, et de l'espoir. Des lumières dégueulées dans la nuit. Une ambiance cyberhippy, la danse comme seule prière. Avec rythme d'activiste de paix dans un monde qui cogne à coups de matraque
Et nous ? On était là, au centre du cratère. Blarg titubait entre les tentes avec un grand sourire idiot, moi, j'observais quelque chose d'intéressant. Beaucoup de gens, beaucoup de flics, beaucoup d'individus étrangers au mouvement ; quelques retraités ; des habitants des villages alentours ; des familles avec des gamins pas plus âgés que dix ans à vue d'œil. - Bordel ! C'était quoi ce bazar, j'aurais tout vu, mais est-ce qu'ils ont tout entendu ? Les DJ les plus doués n'étaient pas ceux qui levaient les bras, c'étaient ceux qui faisaient glisser la réalité. Transition après transition, ils t'amenaient ailleurs, sans GPS.
Sommes-nous en train de devenir ces murs de son — pas des faiseurs de musique, mais les prisonniers de ses fréquences ? Peut-être. Le beat cognait plus fort que les arguments, plus fort que les sourires, plus fort que le monde. Des idées s'entrechoquaient dans le noir — chacun venait avec ses raisons, ses blessures, ses putains de fantômes. J'étais là. Et le son, lui, me parlait. Plus que ces agresseurs, plus que ces gueules tendues. Les autres. Les Retailleau. Qui nous observait comme un flic planqué derrière une vitre sans tain — trop propre, trop crispé, trop loin du chaos. Il matait cette meute de bizarres, ces silhouettes en transe, comme on observe une espèce en voie de disparition qu'on préférerait voir crever.
Charognards, nous ? Non. Nécromanciens du beat. On déterre les rêves morts pour les faire vibrer encore. Je me souviens m'être traîné jusqu'au stand des fresques et teintures psychédélique : 40 à 120 balles la pièce. Bordel. Même la transe a un prix, maintenant ? Le capitalisme, lui, ne prend pas d'ecsta — il te la vend en NFT, ce genre de choses. Peut-être que le covid a tout bousillé. Ou peut-être qu'on voulait juste continuer à rêver, même si ça coûte un peu plus cher qu'avant.
Alors j'ai payé 50 balles pour une fresque. Ils prenaient la carte. “Terra Incognita” - ouais. Pourquoi pas ? À la fin, c'était peut-être juste ça : une question d'adaptation. Survivre en couleur, avec compromis, en nuance.
Retour à la manif : la foule était cadencée. On allait balancer la marche brutale en pleine face des civils tranquilles, les cisailler de décibels et de colère sourde.
Et puis y'avait ce connard. Chemise blanche, airpods, mâchoire serrée. Une gueule de cadre en semi-burnout persuadé d'être dans un clip. Il fendait la masse sans un regard, sans un putain d'état d'âme. Il nous méprisait, sûr. Le genre de type qui te frôle comme une voiture sans clignotant - tu sais qu'il va te foutre dans le décor s'il en a l'occasion. J'ai senti l'hostilité comme un frisson dans l'échine. Merde, encore un ennemi. Moi qui voulais juste vivre. C'est ça l'arnaque moderne : t'aimes la vie et pourtant tu dois te défendre comme si t'étais en guerre.
Peu m'importe aujourd'hui l'avis de ces silhouettes croisées à contre-sens. Ils sont ce qu'ils sont — produits dérivés de leurs histoires, de leurs peurs, de leurs choix que je ne capterai jamais. Et le peu de lucidité que j'ai arraché de mon expérience me souffle : lâche prise. Délaisse la fourberie qu'ils balancent comme des cendres sociales. Ne cherche pas la cohérence. T'es une anomalie fonctionnelle. Une classe à part. Alors.. Il était temps de se ravitailler.
— « Allons au supermarché. J'veux une Heineken au p'tit format… et un sandwich cool. »
Blarg approuva d'un hochement de tête. Epitha aussi. La quête du caisson passait par un détour logistique. Le carburant avant la cadence. Devant le commerce, un homme mendiait, assis dans un repli d'ombre.
— « Bonjour monsieur, vous fumez ? J'ai pas de monnaie, mais tenez, cigarette moderne. »
Il accepta avec un sourire franc, ce genre de chaleur qui n'existe plus en carte bancaire. D'ailleurs, c'est souvent les pauvres qui donnent aux pauvres. Règle universelle de la misère solidaire.
À l'intérieur, escalator ou escaliers ? J'ai choisi les marches. Faudrait pas trop que je pourrisse ma condition physique déjà flinguée. Des teufeurs partout. Même dans les rayons. En quête de calories rapides, les yeux encore dans la basse fréquence. Familiers. En transit. Je vagabondais dans les allées, cherchant ces foutues canettes petit format — rien que des 50 cl à portée de main. Piège standard. J'ai fini par me tourner vers deux femmes, sans doute du cortège elles aussi.
— « Où sont les 25 centilitres ? Si les keufs me voient avec un gros format, ça va jacter. »
— « Là-bas, viens, suis-moi. »
Elle m'entraîna entre deux gondoles, presque en riant. Elle a balancé un commentaire que j'ai oublié aussi vite qu'il est arrivé, mais son ton disait tout : bienveillance urbaine et clin d'œil de complicité.
— « Ooooh... Excellent, merci bien. L'heure d'aller encaisser maintenant. Faut qu'on retourne devant le caisson ! » Lançais-je
Mais là : file d'enfer. Pas juste nous, non. Toute une meute d'imprévisibles venus improviser leurs emplettes. Rien anticipé. Tout sur place. Une marée de retardataires affamés, dans un ballet absurde de paniers trop pleins et de plans flous. Alors on a patienté. Animé les caissiers malgré eux. Comme si, même là, en file d'attente, on continuait la fête — version low tempo, version chariot. Une micro-teuf d'achats sous néons. Et moi, canette à la main, l'œil sur le chrono invisible, prêt à retourner là où les kicks t'électrocutent le thorax. À la sortie, je me suis surpris à prendre l'escalator, mais la chaîne qui était à mes chaussures s'est prise dans le mécanisme, putain ! J'ai perdu une partie de moi dans cette ville. J'ai ri, et nous avions, en à peine une minute, rejoint le cortège qui était maintenant à Commerce. Oui ! Nous étions véritablement exposables ! Blarg se déshabillait à moitié, suffoqué par ses fringues trempées, comme si la chaleur urbaine avait décidé de le crucifier. Epitha mitraillait la ville, l'œil collé à l'objectif, le doigt chirurgical. Moi ? J'allumais une cigarette cynique, persuadé de fumer le capitalisme à chaque taffe.
À la sortie d'un pont, quelque part entre un rond-point fatigué et un pan de béton anonyme, le cortège avait tout bloqué. Circulation gelée, veines de la ville bouchées par la transe collective. Les kicks s'empilaient comme des coups de massue, les uns sur les autres — chaos rythmique. Les klaxons hurlaient, colère de civils en costume. C'était marrant, ou navrant.
Un conducteur a vrillé. Cris, klaxon, bras en vrac. Mais pas de débordement. Juste la panique de quelqu'un qui voit son monde stoppé net par une foule qui danse. Nous, on avançait vers le miroir d'eau. Et là, la foule prenait forme. Des gens de tout, de rien. Des âmes traînées par les basses. Des corps rassemblés non par opinion, mais par nécessité. Et dans ce bordel sacré : une cohérence. Un peuple sans costume, sans leader, sans objectif. Mais avec du son.
Au miroir d'eau, tous les sounds se sont arrêtés net. Une voiture de flics avec quelques agents, était à l'arrêt de tram. Et quelques minutes plus tard, une autre garde du même acabit fermait notre cortège — rue de Strasbourg.
— « On est encerclés ! » que je hurle, hilare, le cœur en surtension.
— « T'inquiète gros, c'est rien de plus que la sécurité municipale. Rien de politique pour eux. », balance Blarg.
Il avait raison. Mais tort. Nous méprisent-ils ? Ce ne serait peut-être pas étonnant, en fin de compte. Ils n'étaient qu'un élément du décor à ce moment précis, comme dans un vieux jeu de PS2 : figés mais armés.
Les caméras nous traquaient mieux que n'importe quel keuf, de toute manière. Les sons s'éparpillaient en ligne sur la pelouse, comme des totems sonores posés à intervalles rituels. La teuf commençait véritablement, pensais-je.
Il restait deux ou trois heures avant la fin. Et à partir de ce moment précis, tout s'est brouillé. Après cette pensée, l'alcool et la nicotine m'ont filé une de ces migraines que seule une drogue dangereuse aurait pu calmer. Alors j'ai fini par demander l'appareil photo à Epitha, pris quelques clichés, noté des bribes absurdes, rechargé le micro qui s'était vidé de toute batterie.
Blarg causait avec une vieille connaissance. Une silhouette familière, sortie d'un souvenir tremblotant : Astra. Une femme absorbée par ses pendentifs et talismans extravagants, avec de jolis piercings au nez. Elle ressemblait à un autel ambulant.
— « Eh !!! Mais c'est… Astra ?! Ça roule ? »
— « Ouais, et toi ? Excellente teuf ! »
— « Tu n'étais pas à celle de Rennes ? »
— « Non… Mais tu vois là il y a la véri... »
Et là, j'ai décroché. Complètement zappé de ce qu'elle disait. Mon attention, pathétiquement ravagée par six années de scroll compulsif, s'est fixée ailleurs. Sur les pancartes. Des messages simples, tracés à la va-vite, parfois au marqueur, parfois à la bombe. Des cris en carton, mais vrais. Ça disait des choses comme :
— « Face à la répression, on baisse pas le caleçon ! »
— « Une culture ne s'abolit pas ! »
— « Free-party is not a crime »
— « Pas de dialogue ? Pas de pépit ! »
Et au même moment, un type brandissait un drapeau de la Palestine.
C'était totalement légitime. Une culture comme la nôtre, qui vit en marge, qui gueule contre l'État et le béton, ne peut pas fermer sa gueule. Pas maintenant. Pas devant ça. Les bombes tombent pendant que nos subs grondent. Des enfants crèvent, pendant qu'on tourne en rond, pétés, sous les strobos. Un peuple entier réduit à des ruines, pendant qu'on danse dans les failles de notre propre effondrement. C'est pas une coïncidence. C'est le même système. Même violence. Même logique. Faute de pouvoir, on fait du bruit. Faute de pouvoir, on se tient debout — ou au moins, on ne se couche pas. Vingt-et-un siècles à prétendre qu'on a progressé, et toujours les mêmes salauds aux commandes. Des réprimés qui dansent pendant que d'autres tombent. Et putain, on le sait. On danse, ou on hurle ? On hurle en dansant.
Les gens devenaient de plus en plus fêtards. Beaucoup, beaucoup trop fêtards. Mais rien de cynique — l'ambiance était sage dû au fait que les flics n'étaient pas nombreux, en comparaison des précédentes 'manifesteve'. Rien que les caméras pour signaler la présence de l'État. Les bricards ? Ils devaient faire la tasse. En civil. Peut-être déjà ailleurs. Peut-être juste en veille.
Mais je n'en avais plus rien à foutre à 17H. Je me suis retrouvé à rejoindre un ami. Asca. Un p'tit jeune tranquille. Un esprit-libre en train de fumer la meilleur came du Pays de la Loire. Assis sur l'herbe, son esprit n'était plus libre au moment où il me parla du sang d'enfants de pays en guerre, extrait pour nourrir les machines politiciennes.
Je ne savais pas s'il délirait, s'il inventait, s'il canalisait un trauma collectif par des récits d'horreur. Mais ça résonnait. Même si je savais que c'était probablement faux. Même si… Je m'en foutais. Ces histoires étaient stimulantes, mais j'étais dans une période de procrastination spirituel. Les délires des autres me fascinaient, mais je me défonçais mieux avec les miens. Alors, je voulais aller voir d'autres personnes. Alors je me suis sauvé après avoir pris mes notes. J'ai choisi de nager dans cette vague de personnes qui étaient de la même veine que moi. Ou du moins, de la même mer.
Toujours le canon à cigarette chargé, je l'allumai et je me retrouvais avec deux, puis, cinq autres inconnus qui venaient dans la simple optique (avec politesse et tendresse) : « Est-ce que tu aurais une cigarette ? » Mais bien sûr que j'en avais ! Ma sacoche, suspendue à mon bras gauche, contenait des livres, une base centrale pour charger tout type d'appareils électroniques, de l'alcool et trois paquets de cigarettes légales : de quoi foutre le feu au cas où ça partirait en émeute.
Mais subitement, après les demandes chaleureuses de don, j'ai vu deux types qui se tapaient dessus. Je m'approchais, curieux, comme un dresseur de coqs. Au début, je pensais à un règlement de comptes, mais non : eux aussi pratiquaient l'art. Malheureusement, l'une de leurs amies insistait du regard… Pour une cigarette, évidemment. Toujours avec la joie d'un magnat philanthrope qui distribue ses largesses, j'ai proposé un échange en guise de réponse :
— « Ils se battent pour jouer ? »
— « Ouais, ils font ça pour s'entraîner », s'exclama-t-elle.
Je continuais à assister à la scène jusqu'au moment où ils ont failli percuter un véhicule du cortège. Ils se sont arrêtés, essoufflés mais ravis. L'un des types m'a checké en guise de remerciement. J'ai apprécié le geste et je me suis tiré.
La foule était diversifiée, joviale, détendue. Plein d'acidheads, de tribeux, de constructeurs d'utopie.
Nous, les néo-hippies, les teufeurs, les nomades modernes.
Pourquoi n'y a-t-il aucun forum pour nous ? Pas pour la culture de la drogue — comme on nous associe, avec mépris — mais pour la culture teknoïde, pour ceux qui vivent et pensent autrement, qui bricolent des mondes parallèles entre deux kicks, et toujours personne pour nous écouter autrement qu'en fliquant nos décibels.
On était tous là, à brandir nos idées comme des pancartes, même quand on n'en avait pas. Les corps parlaient mieux que les slogans. Les yeux suffisaient. Un hochement de tête, un sourire, un mouvement d'épaule au rythme d'un son trop sale pour la radio. C'était pas de la contestation. C'était une présence. Une occupation de l'air. Une affirmation sans explication. La vraie question aurait dû être : comment on contre ce monde-là ?
Mais à quoi bon se perdre dans la stratégie quand déjà, on existe à contre-courant ? Faut d'abord qu'ils nous entendent.
Pas avec des discours, non — avec la vibration du sol, avec les basses dans le bide, avec les regards en travers du leur. Une manif où les gens dansent, c'est une manif où les flics flippent.
French Kiss - Lil Louis.
Scarlet Entreprise - Esoteric.
Bunker 026 - I-F
Montée longue. Ça tournait. Ça montait sans prévenir.
Trente minutes. Une heure. Je voulais que ça dure, que ça ne retombe jamais. Comme une vérité douce qui t'explose au visage. J'ai commencé à chercher la suite. Une teuf quelque part, une suite logique, une aberration collective. J'ai erré. J'ai frôlé les murs. Les gens. J'ai cherché du sens dans les tags et les fumées. Mais rien.
Fallait que je retrouve Blarg. Il savait. Il sentait les teufs comme d'autres flairent les deals. Je l'ai retrouvé dans un passage un peu trop calme, juste à l'extérieur.
Il était là avec Asca. Deux figures absurdes, posées au bord du réel, à fumer du hash comme si rien n'existait autour. Asca m'a vu arriver avec mes yeux hagards, tout en roulant un spliff public.
— « Les gars, vous êtes couillus. Les réfractaires et les flics nous encerclent. »
— « T'inquiète, gars. Ils s'en foutent. Et nous aussi. »
Ça sonnait juste. Même pour les flics en civil. Une vérité en mode bâclée, mais étanche à l'angoisse. Un refus tranquille. Pas bravache, pas théorique. Juste... vivant. Ils incarnaient ce que je cherchais depuis des heures : une fréquence invisible, une pulsation de confiance qui vibrait plus fort que la peur, le truc que l'État ne comprend pas.
La philosophie teknoïde, c'est pas une doctrine. C'est une manière de survivre sans devenir un chien atteint de la rage, de danser, sans demander pardon. Pas de leader. Pas de chef. Pas de stratégie. Mais de la musique. De la veille. De la tendresse. De l'autonomie, même bourrés, même cramés. Tu perds ta clope, quelqu'un t'en redonne une. Tu t'effondres, quelqu'un te relève. T'as rien prévu, y'a une soupe. Tu pètes un câble, y'a une main sur ton épaule. C'est ça, le manifeste. Pas écrit. Mais vécu. À coups de kicks, de regards, et de joints roulés à la va-comme-j'te-fume.
Le son affluait, j'avais décidé de retourner sous le passage de l'allée 11 Baco - faute d'endroit où pisser. En marchant, j'ai croisé une voiture de condés en civil qui faisait la chandelle. Un type aux lunettes d'aviateur teintées de noir — aucune hostilité apparente, probablement du jugement. Je les regardais en essayant de me donner l'air d'un intellectuel, mais ma démarche me trahissait. Peu importe, je voulais pisser avec pudeur et respect, en espérant éviter d'être pris en flag…
De retour au Miroir d'eau : la pluie tombée subtilement, petite averse. Je rejoignait notre clique ; Epitha, Blarg, Asca et deux-trois autres personnes dont j'ignorais le vécu. Le son s'est coupé net, sans que j'y fasse attention. Blarg et Asca parlait d'une firme de CBD.
— « Ils sont partout, Espagnol, France. Ils sont passés légal, tu peux y acheter du CBD, des gummies.. » lancait Asca.
— « C'est des tarés, ils ont un problème : imagine t'es là, tu te lance dans le shit et ensuite dans le CBD.. » répondait Blarg.
Et d'un coup. Des militants gueulaient dans les haut-parleurs accrochés à l'un des murs.
— « OHHH !!!! ON SE LAISSERA PAS FAIRE !!!! »
Bordel, ça nous a tous surpris. Je m'infiltrais dans la foule, rassemblée en demi-cercle, 180° autour de la scène. Trois personnes étaient posées sur le sound, haut de deux mètres.
Une femme prit le micro :
« ...Nous pensons que chacun à le droit de modifier sa conscience, mais qu'il est nécessaire qu'il puisse le faire en toute confiance. Aujourd'hui, les policiers prennent un temps plus radical pour la criminilisation. Notamment avec la loi narcotrafique. Puis rentre en contradiction net, avec les prises de position derrière. La dépénilasation a déjà fait ses preuves. Prenons l'exemple du Portugal, qui a instauré cette politique... En 2025, plusieurs éléments ont eu lieu, nombres d'entre eux ont connus une répression, autant physique que financière. Ne diminuent pas, mais s'intansifient en bile des mandats. Pourtant la free-party est un mouvement qui revendique des valeurs : Comme l'autogestion, le partage, la solidarité - (Et la liberté criait quelqu'un)... »
Suite à ce discours explosif, les gens gueulaient. Hurlaient. Huaient.
Des types balançaient des mortiers, des fumigènes. Et le son reprit.
Du Hip-Hop des années 90.
— « Pourquoi du rap ? On avait le même combat, mais plus maintenant. Contradictoire un peu. » s'exclamait quelqu'un.
— « C'est pas contradictoire ! » répondait un inconnu.
— « Non, comme la personne a expliqué la chose, il le donne à ceux qui veulent parler… dans le public », disait quelqu'un d'autre.
— « Putain, c'est dur à suivre… eh. » disais-je, éclatant de rire. « Ouais, y'a pas des toilettes publiques dans le coin ? »
— « Là, y'a un buisson. »
— « Non, je pisse pas en public… EH Y'A PAS UN BBOY PRÊT À DANSER ?! » lançais-je.
J'étais hilare, ivre. Authentiquement défoncé. Je voyais bien que le monde semblait l'être aussi. Il y avait un type, au loin, qui observait la scène avec curiosité. Il m'a fait un commentaire sur mon appareil photo quand je l'ai approché, m'expliquant qu'il était photographe professionnel, mais qu'il avait arrêté pour des raisons personnelles. Il appréciait l'événement en lui-même, y trouvait une puissance. Je voyais bien que lui aussi, dans l'âme, était une sorte de kick distordu et aigu, accompagné de leads entrecoupés en contretemps qui filtraient l'environnement.
C'était l'apogée. Le son devenait de plus en plus nerveux, l'alcool me rendait de plus en plus crasseux. Je voulais du whisky, ou un truc capable d'éliminer toute bactérie d'organique. Mais le son me contrôlait assez pour que ma danse devienne mécanique. Alors je m'approchais des sounds, à la recherche du meilleur set. Au final, je les vagabondais. Je ne sais plus ce qui se passait à ce moment précis. Le son et la tease m'avaient eu, tué, annihilé pour une raison quelconque. Je me souviens simplement du fait que je dansais timidement, avec mes clopes comme seule arme, jusqu'à l'épuisement.
Epitha m'avait retrouvé à prendre des photos, au sol — du ciel, des visages, et tout ce merdier. Blarg s'était volatilisé. Pschitt.. Évaporé comme un sale esprit après un pic de psilocybine. Alors on a rejoint un groupe qu'Epitha connaissait, pendant que la teuf urbaine s'éteignait en douceur.
Il y avait un monde fou. Et le fait qu'on voyait si peu de keufs dans les parages me faisait hésiter : soit ils nous laissaient faire, conscients de notre masse, soit y avait une couille. Un piège. Peut-être que le préfet avait lâché ses chiens fous, postés en embuscade dans le château, planqués derrière les miradors avec boucliers, gazeuses et LBD chargés.
Alors comme les autres, on est allé se poser. Pelouse. Transes retombées. Silhouettes éparpillées comme des souvenirs flous. Je me rappelle avoir balbutié :
— « Le truc… faut que je boive de l'eau, mais… j'sais pas… argh… Le soleil tape… Les lunettes de soleil… Putain, j'arrive pas à sortir de ce mal de crâne… Comme une… destination manquante… »
C'était clair : je devenais psychotique, ou un truc du genre. Un craquement lent et lumineux dans les nerfs. Je voulais réunir du monde. Qu'on cherche une teuf. Un after. Une suite. Une réponse au chaos. Une extension du trip. Des vérités modernes.
Un type m'a sorti ça, comme une flèche sortie d'un nuage :
— « Ta chemise est incroyable, mec. Je m'habillais grave comme as' à l'époque », me disait-il. Il s'appelait Christophe André, sculpteur-graffeur. Souriant, les yeux calmes mais allumés.
— « T'as quel âge ? », je lui demande.
— « 24 », me répondait-il.
— « Tu vois, je suis dans la pensée psychédélique. Et c'est une philosophie »
— « Ouais, c'est plus qu'une simple prise de substance », j'ajoutait.
— « Une pensée influencée par des écrivains, des anthropologues… comme Carlos Castaneda, par exemple. Et je vais te dire un truc : tout le monde est sous peyotl. La maman, le papa, le bébé… Pensée très intéressante », enchaînait Christophe.
— « Ouais, ça renvoie sur la vie et la mort », je balançais, un peu dans le vague.
— « Je suis aux Beaux-Arts de Nantes, je travaille sur ça : la pensée psychédélique, et la question de la vie et de la mort. De la réincarnation »
— « Je trouve que c'est plus flagrant ces sujets, aujourd'hui, dans notre époque. »
Et là. Un éclair dans le ciel, pourquoi, comment ? La déontologie journalistique n'avait plus lieu d'être :
— « Ouais, on cherche à nous distraire plutôt que nous restreindre. Actuellement, on va nous distraire sous forme de répressions. À partir de formes, d'avertissements, de messages… En nous distrayant de la vérité. Parce que la vérité est morte, avec le journalisme, malheureusement. Le journalisme mainstream a tué le journalisme indépendant. Le journalisme réel. »
Je lâche, comme un contrepoids :
— « Le nouveau journalisme. »
Et là, il me balance ça, comme un mantra vrillé :
— « Le nouveau journalisme, c'est le journalisme citoyen. Une perspective. Une seule. Alors qu'on vit dans une multitude de perspectives. Avec cette idée de multivers, là. Des idées qu'on nous a inculquées, qu'on nous a endoctrinés. Au final, dans cette pensée multiple, on ne pense plus ; on s'éparpille. À vouloir penser d'une manière — comme celle d'un teufeur, d'un idiot d'extrême-droite : c'est devenu une rébellion par rapport à un système qui veut que tu ne penses pas ! Ce que le peuple en sait, c'est le contrôle. Diviser pour mieux régner, et conquérir. »
PUTAIN. Woaw.
Simple pour les branleurs. Génial pour les curieux. Écrasant pour les autres. Ce type avait les mots justes. Les phrases exactes. Les contours nets de cette fissure mentale que je traînais depuis des années. Des trucs que j'avais jamais su formuler. Et là, ça résonnait. Fort. Comme si ce Christophe braquait un mégaphone en plein cœur de mon inconscient en bordel. Merde. Il m'avait scié net.
On a donc gardé contact. Rendez-vous fixé au Chat Noir. Alors je me suis levé, secoué, et je suis parti à la pêche aux infos, ma veste comme armure de fortune.
J'ai interrogé des punks — rien. Des passants qui n'avaient rien à voir avec tout ça — paumés. Des orgas — muets ou méfiants. Rien à tirer. Déçu, ouais. Mais pas abattu. J'ai continué, j'ai demandé à tous les groupes qui squattaient la pelouse. Finalement, j'ai chopé une adresse à une heure de bagnole, un after dans un appart déjà saturé, et une invitation au 'Férailleur'. Trop d'infos. Mon cerveau ne suivait plus. Court-circuit.
Suis-je fait pour le journalisme ? Faut-il persévérer ? L'État veut-il un ennemi dépravé, un raté vibrant ? Franchement… j'en avais rien à foutre. Toujours cette même 5e République. Toujours les mêmes apparences, les hypocrites, les corrompus, les vendus..
Mais à l'échelle humaine, microscopique, même, peut-être qu'il reste une chance. Une porte entrouverte. Parce qu'on était là. Oui, là, en petits groupes éparpillés. De pensées, de pulsions, de talents. Rassemblés autour d'une seule et même évidence : l'ouverture d'esprit, le pacifisme universel.
Nous, les néo-hippies.
Les renégats.
Les électrons libres.
Les tekos.
Les dépravés.
Les vivants.
Christophe André et son groupe s'étaient évaporés dans la foule après un adieu discret. Il ne restait qu'Epitha, moi, et son amie Lola. 8.6 à la main, douce odeur de parfum citadin. Elles se connaissaient depuis quelques années — en teuf, ou quelque chose du genre. Le genre timide, mais sociable. Une présence chaleureuse. Solaire.
Elle voulait aller au carnaval du soir, qui devait se dérouler dans quelques heures, avec une fête foraine, à ce qu'on disait. Alors on s'est mis en route, direction le Chat Noir — un drôle de bar où j'avais déjà eu de drôles de rencontres… et de sales embrouilles.
Une fois sur place, on a commandé des pintes, des cocktails et un peu d'eau pour faire semblant… Puis d'autres pintes, quand tout le reste fut vidé. Mais dans le bar, c'était de la house qui passait. Une house molle, un peu fade. Et moi, j'étais là, sonné, le crâne vrillé par les acouphènes que seul un pur sound tekno peut déclencher.
— « Y'a une table de libre ! » lançai-je, après avoir poireauté une vingtaine de minutes à scruter les tables bondées.
Des gens figés comme des pubs vivantes. Des caricatures de mannequins pour marques faussement luxueuses. Une esthétique bien propre, bien lisse. Sans tripes. La culture du vide. La publicité : cet art du capitalisme qui peint le néant avec du gloss. Ici, les corps consomment. Ils ne vibrent plus.
On a posé tout le matos. Puis on a commencé à débattre d'un sujet étrange : on aurait tous un sosie, quelque part. Moi, j'étais ailleurs. Trop concentré à observer les visages autour, les gestes, les fragments de discussions que le vent traînait jusqu'à notre table. J'ai aperçu un skater avec qui j'avais fait connaissance autrefois. Je lui ai adressé un signe. Il m'a snobé. Comme si je lui faisais honte devant son crew. Ça m'a déçu. À ce rythme, je devrais peut-être me coller une photo de Macron sur le torse, histoire d'assumer pleinement mon statut de gêneur public.
À table, Lola proposait d'aller au carnaval. On hésitait. Avec Epitha, on savait, sans se le dire, qu'on rêvait d'un autre carnaval, plus sale, plus vrai, plus tribal. Un second carnaval tekno. On était toujours en pleine recherche technoïde.
Une heure plus tard, Lola devait partir. Alors on a repris les téléphones, relancé les contacts. En quête d'infos. En quête d'une suite. 21h10 : Blarg, et sa compagne débarquent. En fait, il était allé chez elle — ses appels manqués m'ont sauté à la gueule plus tard, comme si mon téléphone avait une meilleure notion du temps que moi. Christophe André nous a rejoints aussi, quelques minutes après. Puis d'autres têtes croisées à la manif. On a fini par jacasser sur le maestro qu'on avait subi plus tôt — ce régisseur planqué dans l'ombre du son, le genre de type qui croit qu'un bouton donne du pouvoir, ce qui est vrai, à notre époque.
J'étais de plus en plus hilare, de plus en plus ivre. Avec Blarg, on complotait pour trouver de la tise et une teuf. Mais on a fini par se rabattre sur Le Férailleur. Pas par choix. Certainement pas pour moi. Blarg était avec son amour d'une vie, et leur nuit n'était pas prévue pour se finir sur du hardcore dans une ZAD. Ils ne voulaient plus quitter la ville. Ils étaient déjà dans une autre vibration, plus douce, plus refermée. J'étais à cran. L'idée d'un club ou d'un bar me tordait l'estomac. Ce genre d'endroit où tout devient expérience sociale : sourire en vitrine, regards calibrés, ambiance figée. Une expo de névroses ordinaires sans stroboscope. On m'a demandé ce que je faisais dans la vie. J'ai répondu en montrant mon index, panari en pleine floraison :
— « Je fais la vaisselle pour les riches, je devrais soigner ça. »
Rires. Ça parlait de vidéos IA, de mèmes, de filtres, de trends.
— « T'es un boomer, en fait », m'a balancé Kadesl, gentiment. Parce que je prononçais mal ces références fast-food. Parce que je ne parlais pas leur dialecte d'algorithmes. J'étais en terrain inconnu, mais intéressant. Sorte de microcosme parallèle. Et moi, je flottai dans ce décor, comme un intrus curieux.
Je me suis levé, il fallait que je bouge, que je trouve un dealer. J'avais besoin de cette impulsion. Cette étincelle chimique. Mais quel malheur quand j'ai appris que mon contact fétiche n'avait plus rien pour moi...
— « Oté, marmaille ! Je contacte Asca. », me disait Blarg, pour me sortir la tête du brouillard.
— « Soit on va à la soirée, soit on va à la teuf », que je répondais, convaincu qu'il restait un morceau de nuit à dévorer.
Mais on a fini par conclure qu'on n'avait rien. Aucun plan solide. Aucun moyen de s'y rendre. Même la Gloria, au Macadam, semblait hors d'atteinte. Je savais que j'allais finir en enfer, couronné maître du chaos, non par bravoure mais par absence de solution viable.
Je reviens des chiottes, vaseux, l'esprit en rade. Mon verre trône encore là, mi-plein, flaque de souvenirs. Je tends la main — et Christophe André l'a déjà vidé. C'est à ce moment précis que je sens la bête en moi se redresser, cette créature souterraine qui ne supporte pas qu'on touche à ses reliques, sans demandes.
— « J'ai eu ce flash : prendre le verre et le projeter en pleine gueule, comme un prêtre jette l'eau bénite sur un possédé. », que je balance.
Pas de colère. Pas de haine. Juste la violence d'un cerveau dissocié, trop plein d'absurde pour continuer à simuler la civilité. Une gifle au simulacre. J'ai pas levé la main. Mais j'ai levé la voix intérieure. Et c'était pire. Tout me dégoûtait. Ma phrase est tombée comme un mégot dans un verre de bière tiède. Et j'ai su que le reste de la nuit allait s'écrire à la hache. Et puis j'ai regardé les autres rire. Des animaux de zoo, dopés aux punchlines molles. Et j'ai compris que je venais de me tirer une balle dans le respect mutuel. Avec l'élégance d'un putois sous acide. J'ai senti que j'étais devenu un animal socialement inapte, coincé entre deux dimensions : celle du bar, feutrée, avec ses discussions de surface — et celle, souterraine, de la rave fantôme que je traquais depuis des heures. Alors j'ai détourné les yeux. Il fallait que je survive à cette soirée sans fracas. En sacrifiant peut-être une partie de moi dans l'opération
Base Support - R-Zac 23.
Alors on a parlé politique. Vie privée. Sport. Des conneries pour rester en flottaison, pour ne pas sombrer dans l'abîme qu'on sentait poindre au bord de chaque phrase. Et moi, toujours plus imbibé, j'ai fini par cracher mon mépris des snobbers, des poseurs, des imposteurs — tous ces égotripés qui vendent leur vide comme de l'art vivant.
— « Ils s'en battent les couilles des autres. »
— « Peut-être qu'ils ont trop de choses dans la tête », a soufflé C. André. Fatigué, sans rancune.
— « Ouais, tranquille… sois pas négatif, Arna. Sois positif, merde. Laisse couler. Les gens sont bons. Il fait gris, ouais, mais les gens… »
J'ai tourné la tête, les yeux injectés de sang, la voix rocailleuse, comme un vieux moteur qui cale, et j'ai balancé, venin dégoulinant :
— « T'es le ver sous la pomme, l'illusion dorée d'un capitalisme déguisé en cool-kid bohème. Tu pues la compromission et le mensonge, et j'ai pas envie de partager ta merde. »
Elle m'a regardé droit dans l'âme, blessure contenue mais dignité intacte, comme un phare dans la nuit toxique.
— « J'suis pas une bobo, moi. Mon père, ouais… mais pas moi. Arrête. » Un océan de faux-semblants, un éclat de verre jeté dans la gueule de la nuit. Mais elle en rigolait, comme si tout ça n'était qu'une blague sale et bien trop vieille, un spectacle auquel elle assistait sans surprise ni colère.
J'avais dépassé la ligne. Je le savais. Mais c'était trop tard — les mots tranchent plus vite qu'un couteau mal affûté. Et je saignais déjà de l'intérieur.
Blarg et Kadesl tentaient de me calmer. Mais c'était trop tard. La bête en moi s'était réveillée — celle que la ville croyait pouvoir accueillir sans risque. Ça devenait de plus en plus nerveux, de plus en plus tendu. Et tout ce qui va suivre, ce ne sont plus que des bribes. Des souvenirs flous. Des éclats déformés. Des notes griffonnées sur un carnet, négligées de tout professionnalisme :
Putain. J'ai quitté la table sans prévenir. J'avais la dalle, la nausée, et une envie violente de disparaître. La nuit était tombée, et moi, j'ai commandé un autre verre, juste pour noyer le reste. Je me suis écroulé au fond du bar, avec des mecs du Soudan, des gars tranquilles, sans histoires. On a parlé vaguement. Juste des fragments de fatigue, d'exils différents, de solitude partagée.
Asca m'a retrouvé plus tard. Il m'a filé ma caillasse. Retour à la table. Une heure plus tard, on dérivait déjà chez Épitha. L'ambiance ? Une fatigue crade, tendue, désaccordée. Et soudain, une fête foraine. Un flash lumineux, absurde. Je me suis barré en courant, comme un gosse impulsif, direction le stand de tir.
Ils m'ont retrouvé là, 30 minutes plus tard, titubant avec un katana dans la sacoche, une carabine à plomb dans les mains, un jouet lumineux vissé sur le front comme une antenne d'extraterrestre paumé. Je visais mal. Ça tanguait. Et pourtant, je touchais mes cibles. Comme si l'absurde avait décidé de me foutre la paix pour cinq minutes.
23h40. Le moment de tracer. Les flics rôdaient, lents, désengagés, surveillant un carnaval en bout de course. Deux cents âmes, pas plus. Le vide organisé. J'ai croisé un danseur bizarre. Maquillage de clown, regard chargé. Il m'a maté comme si j'étais un danger. Il avait raison. La paranoïa s'est mise à suinter de mes pores. J'étais pas le héros. J'étais la faille.
Blarg et Kadesl voulaient rentrer. Se planquer dans le confort. Putain, je croyais qu'ils cherchaient le rêve technoïde. Mais non. Ils voulaient rentrer au bercail. Pas l'extase. Pas la rupture. Juste un repli.
Alors on a marché, jusqu'à l'épicerie. Puis chez Épitha. Blarg a suggéré un saut au Férailleur. Il s'est rétracté dix minutes après. 1h10. Plus rien n'avait de forme. La fatigue était une nappe. On a roulé, bu, soupiré comme des vieux chiens errants. Je me suis levé d'un coup. Frappé de l'intérieur. Pas de teuf. Pas de suite. Juste un salon mort. Des regards morts. Des promesses crevées.
— « Arnaques ambulantes, impostures à ciel ouvert ! Tire-moi dessus si t'oses, mais ne fuyez pas la putain de vérité qui brûle dans cette nuit toxique ! On a loupé le rêve technoïde ! Macron m'a tué ! »
Oui, l'imposture a tué les artistes comme eux. Silence. Choc. Blarg figé. Épitha sonnée. Kadesl fermée. J'ai fui. Dehors. Rue Maréchal Joffre. La pluie. Seul. Plus de son, plus de teuf. Plus de tribu. Le rêve technoïde ? Un leurre. Une carte postale froissée. Un idéal cramé. Comme le mouvement hippie.
Je suis retourné au Mojo. Bar du matin. Bar du soir. La boucle était bouclée. J'ai noté des trucs que j'ai pas lus. Observé des gens que j'ai pas écoutés. Coquille vide. Ivre et crevée.
Puis au burger-je-ne-sais-quoi. Dernière station avant le chaos. Un oasis de gras dans l'hyper-urbanité fliquée. Le vieux m'a fixé comme si j'étais le diable en sarouel. Sa fille pareil — mi-peur, mi-jugement. Ce regard qu'on réserve aux zonards venus d'un autre monde. J'étais le mauvais trip de leur quotidien réglé, l'ombre d'une contre-culture qu'ils ne comprenaient qu'à travers BFM et les rumeurs du quartier. Et c'est là que j'ai compris : j'étais devenu ce que je fuyais. Corrompu.
J'ai attendu mon bail comme un teufeur attend l'aube au fond d'un champ humide, entre un caisson trop fort et une envie de fuite. Pas de teuf. Pas de révélation, juste un emballage tiède et le goût neutre de l'intégration impossible. C'est ça la tekno pour eux : bruit, crasse, chiens en liberté et flingues imaginaires. Une peur de classe déguisée en indignation morale. Alors que nous, on danse pour expulser la colère, pour tenir debout malgré les coups. J'ai croqué dans le burger comme on mord la société : à pleines dents, en sachant que ça nous niquera la gueule à la fin.
2h30. Épitha m'a retrouvé. Ma emmener au bercail. Silence. Pas de morale. Mes excuses.
— « Pourquoi tout le monde est faux ? », ai-je soufflé.
Quelqu'un, sans visage, a répondu :
— « Parce que toi, tu crois que t'es vrai ? »
Touché. Foutu. Sommeil.
8h. Réveil dans la poussière. Le train allait partir. Moi, pas sûr. Gueule en ruine. Photo floue dans le miroir. Ce visage que j'avai apperçu devant les vitrines sales de cette ville propre, s'est pointé là, devant ce miroir propre qui alligner un visage sale.. Une gueule chiffonnée. Usée. Peut-être la mienne, ou juste celle d'un rêve trop réel.
Le rêve technoïde n'était pas un but. C'était une balafre. Une secousse. Une expérience.
Un manifeste en basses-fréquences.
Une tribu sans chef.
Un feu qui refuse de crever.
Les free-parties sont tout sauf des fêtes. Ce sont des cris. Des rituels. Des actes de résistance dissimulés sous les apparences du chaos. C'est une culture qui refuse l'hygiène sociale, qui défèque dans les interstices de la République, qui érige la désobéissance en architecture sonore. On n'y va pas pour consommer. On y va pour disparaître un peu. Pour se rappeler que la vie n'est pas une suite de formulaires à remplir, mais une onde à déformer.
Et ceux qui n'y sont jamais allés ne comprendront jamais ce que ça veut dire : danser contre la norme, tenir debout malgré la pluie, tendre une clope à un inconnu parce que l'État t'a tout pris sauf ça.
Il n'y a pas de chef, pas de programme, simplement le son et l'amour. Juste une langue de vibrations, une mémoire de luttes et d'erreurs, une tendresse spontanée qui surgit entre deux enceintes. On ne rêve pas d'un monde meilleur. On rêve juste qu'il arrête de nous piétiner pendant qu'on tente encore de vibrer.
Alors ouais, ce mouvement est bordélique. Parfois dangereux. Parfois incompréhensible. Mais il est vivant. Responsable. Pacifiste.
Et ça, c'est déjà plus que tout ce que propose le reste du monde. À condition qu'on ne suive pas le même chemin que le mouvement hippie. La fête finira peut-être, mais la vibration, elle, ne s'arrête jamais. Et si demain, tout recommençait ailleurs, serions-nous prêts à vibrer encore ?
Aster