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05.05.2025 à 09:44

Temps de la ruine et ruine des temps

dev

« Les gorges sont sèches car la soif est morte »

- 5 mai / , ,
Texte intégral (1322 mots)

Il n'est pas de révolte plus absolue que celle qui porte ces lignes. Une révolte vieille comme la Nuit accouchant du premier Jour. Et moi, maniant la plume acérée du scandale, je demeure esclave de cette fronde vengeresse.

L'Histoire, choisissant seule les supports pour sa propre reproduction, me pointe aujourd'hui du doigt, exigeant de ma personne le déversement d'un flot de vérité tiède. Mais l'atmosphère brûlante qui m'enveloppe l'esprit m'impose d'aller vite et fort, avant qu'il s'évapore.

Je dois tenir l'équilibre que je dénonce pour encore me faire entendre. Que voulez-vous… Infidèles, nous restons les enfants de la contradiction.

Aussi je crois que la pensée devrait rester liquide. Mais comment résister au blizzard qui fouette chaque mot, paralyse chaque pensée, écorche chaque langue ? Comment délivrer du givre la parole ? La Société est ce royaume de glace qu'il nous faut brûler.

Le symbole, si longtemps soumis à cette entreprise de pétrification des choses qu'on appelle « monde », survivra-t-il encore à ce lourd dévoiement ? Ici on ne peut qu'espérer. Espérer fondre en silence, d'abord. Puis, peu à peu, réentendre le langage comme art du possible : construction infinie de formes aux desseins fuyants, aux lignes fugaces, aux rêves fugitifs.

Entendez : je viens crever les tympans de votre curiosité muette ! Étouffer de mes mains son silence jusqu'à ce que retentisse, enfin, l'antique question — jusqu'à ce qu'elle explose ! Soufflés par ses couleurs vous saisirez alors vos pinceaux, caresserez de leurs poils souples chaque angle cadrant vos vies et, désormais avertis, n'attendrez plus que cela sèche.

*
BASCULEMENTS

I

Quand le gris des murs se cherche une compagnie
Le ciel lui répond de son plus beau silence

Partout le neutre avait vaincu les âmes
Nous l'abritions comme un enfant sans vie

Aujourd'hui sonne le dernier jour
Demain est révolu

À l'unisson les cœurs tordaient un grand sourire
Témoin d'une peine fatiguée de mentir

Le semblant avait quitté les gestes
Nous avions épousé nos ombres et les arbres riaient

Aujourd'hui sonne le dernier jour
Demain est révolu

Nous n'irons plus glaner les vices du grand spectacle
Cramer nos cigarettes au seuil des bars
S'excuser poliment de notre retard — à qui ? pourquoi ?
Quand on y pense… Il fallait être fous !

La rumeur s'évapore
Ses rues sont muettes
Le mal ne fait plus peur

Le soleil de l'avant lavera nos fautes
D'ici là on ne peut que sentir
Et pour la première fois nous allions innocents

Aujourd'hui sonne le dernier jour
Demain est révolu

La mer s'épand comme un linceul sur le cours des vies
La voûte est de marbre
Les galets se préparent au repos

Dans un ultime élan le mouvement se fige
Un creux s'est emparé du monde
La suite ne se paye plus

Aujourd'hui sonne le dernier jour
Demain est révolu

Les vagues respirent encore et les montagnes attendent
On y marche au bord et la terre est fauve

Mon souffle ondule avec tes cheveux
Je joins mes mains à jamais
Priant le vent qu'il nous balaie

Nous commettions notre dernier espoir

Aujourd'hui sonne le dernier jour
Demain n'existe plus

II

À la fin tout est calme
Le ciel est mou
Et l'horizon retient ses larmes

Ma vie comme une aquarelle mal exécutée
Aux nuances grossières
Sous le feu d'un réverbère qui noircit mes manches

Un curieux s-o-s scintille depuis la lagune
Qu'importe !
Aujourd'hui j'ai choisi d'écouter

Le fatras tant attendu n'est jamais venu
On dit « c'est bien commode »
Mais le langage pleure encore les pluies de la veille

Le paquebot crache son épaisse fumée
Tout le monde attend
Personne ne coule

À la fin tout est calme
Le ciel est mou
Et l'horizon retient ses larmes

Des franges d'écumes qui lèchent la roche
Le temps devrait être à la fête
Mais on a tout dépensé

Je voudrais encore flotter
Longtemps
Jusqu'aux confins du souvenir

La magie y jouerait ses tours et nous
Heureux
N'aurions plus rien à dire

Le mauve étend sa menace
Maintenant
Il est temps de partir

À la fin tout est calme
Le ciel est mou
Et l'horizon retient ses larmes

III

Si la lumière de feu succède au pastel
Non
Ce n'est pas pour aujourd'hui

Le météore avait gémi tout près de mon oreille
De sa caresse je conserve la cicatrice

Mille pépites de lune constellent mon corps
Depuis demain le jour est multiple

Mais pour le temps on refusait d'y croire
Ce n'était pas de saison

Si la lumière de feu succède au pastel
Non
Ce n'est pas pour aujourd'hui

Le bruit change de matière dans la douceur d'un craquement d'écorce
Le jour est immobile
Il baigne dans la soie

Sur mon épaule repose une mésange
Qui ne partira plus

La nuit a disparue
La vie défie le sol
Le souffle a sévi

On ne voguera plus face au vent

IV

L'allégresse a quitté les masques

Nos lueurs s'épaississent

La pénombre évacue le mal qu'elle tenait de ces vilains démons clamant leur innocence

Les gorges sont sèches car la soif est morte

Chaque suspension produit les drames qui la conduisent au-delà de toute fin

V

Sa frange qui galope en avant vers le bord
Déroule une sombre humeur

Elle gronde

Les failles du récif
Sensibles à ces saillies
Déversent en continu leur torrent de larmes

À l'arrière
Paisible
Le visage d'un lac

Tempérance hautaine ? Authentique hauteur ?

L'azur demeure immense et les nuages rares
Dans le creux d'une crique un festin se prépare

Photo : Louis Maurel

05.05.2025 à 09:42

Un préfet exemplaire, Maurice Papon

dev

Le procès Papon, histoire d'une ignominie ordinaire au service de l'Etat, par Jean-Jacques Gandini, préface de Johann Chapoutot, postface d'Arié Alimi [Bonnes feuilles]

- 5 mai / , , ,
Texte intégral (4463 mots)

En 1997, s'est déroulé devant la Cour d'Assises de Bordeaux le procès de Maurice Papon, inculpé de crime contre l'humanité pour sa participation active à l'organisation de convois qui ont envoyé à la mort, entre 1942 et 1944, 1600 personnes d'origine juive, dont 223 enfants. En tant qu'observateur de la Ligue des droits de l'homme, Jean-Jacques Gandini a suivi le procès tout au long des six mois qu'il dura. Du livre qu'il tire aujourd'hui de cette expérience, on peut retenir, entre bien d'autres, cet enseignement : Papon a vécu, et est certainement mort, en ayant gardé jusqu'au bout la conscience du devoir accompli.

Tout comme on peut présumer que près de 28 ans après le procès de Bordeaux, dans cette préfecture de Gironde dont Papon fut secrétaire général, l'actuel préfet a eu et a toujours le sentiment de ne faire que son devoir en signant une note à destination des « gestionnaires d'hébergements accueillant des demandeurs d'asile », dans laquelle il les incite à pousser au départ les déboutés de l'asile pour éviter qu'ils tentent les voies de recours légales qui leur seraient pourtant encore ouvertes. Tout comme le préfet de la Seine-Saint-Denis a-t-il eu le sentiment de ne faire que son devoir en émettant une note [1] créant un fichier spécifique pour les « étrangers en situation régulière placés en garde à vue », y compris quand la garde à vue n'aboutit à rien ou à un classement de l'affaire. On songe aussi à ces préfets qui, dans un passé récent, n'ont pas hésité à mobiliser des associations de chasseurs, que ce soit en Seine-et-Marne pour faire respecter le confinement, ou dans le Haut-Rhin , avec des « chasseurs vigilants », pour surveiller les campagnes et les forêts. Bien entendu, le racisme systémique de l'Etat français en 2025 ne saurait être mis sur le même plan que la politique pétainiste au service de l'œuvre génocidaire des nazis, tout comme ces démangeaisons de mobilisation d'hommes en arme ont des allures infiniment plus civilisées que celles des S.A. ais à chaque fois qu'on retombe sur la fameuse nécessité de « faire la différence », on retrouve aussi l'interrogation : « différence de degré ou de nature ? »

Ce que la bonne conscience paponesque devrait nous aider à interroger, c'est le rapport entre les dynamiques institutionnelles et les mécanismes psychologiques et sociaux qui font glisser dans l'ignominie avec le sentiment du devoir accompli. Comprendre pour combattre, bien sûr. Mais combattre comment ? Incitation à la dissimulation de protections légales, création d'un fichier illégal ou de milices citoyennes au statut légalement discutable… cela pose la question : devrait-on recourir à la Loi pour décider si ces hauts fonctionnaires n'ont fait que la servir ? Le procès serait-il la bonne voie ?

C'est ici que l'histoire judiciaire du procès Papon peut fournir quelques indications utiles.
SQ

Extrait de la préface de Johann Chapoutot :

« Aux historiens, le procès Papon laissa un goût de bâclé. Le défilé des témoins de moralité de l'accusé, tous anciens résistants, gaullistes aux états de service impeccables, le talent de l'avocat de Papon, Me Varaut, les enfantillages navrants du fils Klarsfeld, entré dans le prétoire et les mémoires en patins à roulettes, aboutirent à un verdict mitigé, peu lisible et peu compréhensible – dix ans de réclusion criminelle. Henry Rousso le jugea très sévèrement : « En somme, il nous a parlé du présent, pas de l'histoire », (…) Ce procès parle bien du présent en ce qu'il illustre parfaitement le propos ­qu'Hannah Arendt, en se trompant toutefois d'objet [2], avait développé à propos d'Adolf Eichmann. Si le SS-Obersturmbannführer, chef de service au RSHA, était un nazi convaincu et un antisémite rabique, nullement, donc, ce médiocre soumis dont il joua admirablement le rôle pour sauver sa peau, Papon, quant à lui, incarne cette insuffisance (d'empathie, d'intelligence, de courage…), cette criminalité par défaut, et non par excès, dont Arendt, avec Günther Anders, Hans Jonas ou Heidegger, mais aussi Adorno et Jaspers, font l'essence du mal contemporain : ce n'est ni par obsession antisémite (non, certes, qu'il aimât démesurément les Juifs et les étrangers), ni par dilection éperdue pour le Reich que Papon fut un criminel, mais parce qu'il fallait bien déférer à l'ordre du jour, aux impératifs de la carrière et aux arcanes toujours mystérieux, parfois terribles, d'une raison d'État nébuleuse. »

[Henry Rousso, grand historien de la période, refusa de venir témoigner à ce procès, et Chapoutot expose les raisons de ce refus :]

« Plus fondamentalement, il est ici question de juridiction : celle du savant, ou du scientifique, est celle de la raison, non du Code pénal, de ses catégories frustes et de sa psychologie sommaire. La justice n'est qu'une institution sociale comme une autre, l'historien l'étudie comme objet, compulse volontiers ses archives, mais n'a pas à se plier à la fiction de sa mise en scène et de ses jeux de rôle, d'autant moins si le débat est mal pensé et peu problématisé. (…) La même observation, et la même conclusion, vaut au fond pour les plateaux de télévision où il n'est pas rare, finalement, de croiser les mêmes – sophistes rompus aux effets de manche, bateleurs superficiels sans culture, narcisses sans consistance –, à telle enseigne que les propos de Rousso sur le prétoire sont peut-être bien l'équivalent de ce que Bourdieu disait à peu près au même moment sur les médias. »

Quant à nous, vulgus pecus jetés dans l'arène d'une histoire contemporaine recrue d'horreur, nous qui n'avons ni la prétention à la scientificité des universitaires, ni celle de la légitimité juridique, nous pouvons utiliser les contradictions entre ces deux pouvoirs, celui du Savoir et celui de l'Etat et, en nous appuyant sur nos propres expériences de combat sur le terrain, déconstruire le second en utilisant le premier sans s'illusionner sur ses propres limites. La confrontation à l'ignominie d'aujourd'hui, quelle que soit son échelle, sera toujours l'un des meilleurs outils pour saisir l'ignominie d'hier. Le vrai trou noir de l'histoire contemporaine, le massacre à grande échelle en cours depuis deux ans et demi à Gaza avec la complicité non pas d'un secrétaire de préfecture et de son Etat croupion, mais de la majorité des gouvernants et des Etats d'Occident, est là pour le rappeler : il n'y aurait pas de crime contre l'humanité s'il n'y avait pas de préfets ou de généraux pour les mettre en œuvre.

Extrait du chapitre « Devoir de désobéissance contre raison d'Etat »

Hannah Arendt a lumineusement démonté ces arguments de l'« obéissance » et du « moindre mal » :

La technique qui consiste à faire accepter des maux moindres sert de manière délibérée à préparer par un conditionnement les hauts responsables de l'État ainsi que l'ensemble de la population à accepter le mal en tant que tel. Nous ne citerons qu'un seul exemple parmi d'autres : l'extermination des Juifs a été précédée d'une série graduée de mesures antijuives dont chacune a été acceptée parce que le refus de coopérer n'eût fait qu'aggraver les choses jusqu'à ce qu'on soit parvenu à un stade où rien qui fût plus grave encore ne risquait plus d'arriver [3]. 

Quant à l'obéissance, « seul un enfant obéit. Si un adulte “obéit”, il cautionne en fait l'instance, l'autorité ou la loi qui réclament “obéissance”, car sans ce soutien, sans cette obéissance, l'instance en question serait totalement démunie… Par conséquent, la question posée à ceux qui ont participé et obéi à des ordres ne devrait en aucun cas être : “Pourquoi avez-vous obéi ?”, mais bien plutôt : “Pourquoi avez-vous donné votre caution ?” ». Obéir c'est donc soutenir, et face à un régime d'exclusion, démissionner c'est résister [4].

Oui, quelles que soient les circonstances, tout individu doit conserver sa capacité de choix de dire non. Conformisme et servilité anéantissent la conscience. L'obéissance passive du fonctionnaire n'est pas de mise lorsque « l'ordre donné est manifestement illégal » selon les propres termes du statut des fonctionnaires, et doit céder le pas au « devoir d'alerte [5] » : le fonctionnaire n'est pas fait pour avoir l'encéphalogramme plat, pour être un simple porteur de serviette ou un domestique. L'éthique de conviction doit primer sur l'éthique de fonctionnement.

On n'est jamais obligé de prêter la main à des crimes en servant de près quelque pouvoir que ce soit, de nier par son soutien actif ou passif des convictions fondamentales. Dans la fonction publique, on peut toujours se mettre à l'abri des compromissions au prix de quelque courage, à l'appui d'un plus clair discernement. Or, nombre de nos contemporains ne l'ont pas fait faute d'avoir identifié en temps utile, selon des critères préalablement adoptés, le seuil de l'acte déshonorant […] Nul n'était obligé à quelque rang que ce fût d'aller à l'encontre de sa conscience [6]. 

L'article 8 du statut du Tribunal militaire international de Nuremberg l'a également précisé : « Le fait que l'accusé ait agi conformément aux instructions de son gouvernement ou d'un supérieur hiérarchique ne le décharge pas de sa responsabilité. » La condamnation de Maurice Papon signe la fin de l'immunité pour cette élite techno-bureaucratique – dont il est une figure de proue – qui se pensait investie d'une mission, « agir au nom de l'État », lui assurant par là même la jouissance du privilège régalien de l'irresponsabilité. Entre 1940 et 1944 [7], le devoir de désobéissance devait primer sur la raison d'État.

Mais, au-delà de Papon, c'est vous, c'est moi, qui devons nous sentir interpellés, comme le rappelle Robert Paxton en conclusion de La France de Vichy :

Lorsqu'il a fallu choisir entre deux solutions, faire son travail, donc courir des risques moraux et abstraits, ou pratiquer la désobéissance civile, donc s'exposer à des dangers physiques immédiats, la plupart des Français ont poursuivi leur travail. L'auteur et les lecteurs de cet ouvrage, hélas, auraient peut-être été tentés d'en faire autant [8].

Il faut le dire et le redire avec force :

Aucun régime totalitaire ne peut venir et se maintenir au pouvoir sans une multitude de petites lâchetés, compromissions, ralliements, reniements, renoncements ou actes d'obéissance d'hommes et de femmes, comme vous et moi, du plus petit citoyen au plus haut fonctionnaire. Non, ce n'est pas parce qu'il y a eu Hitler ou Pétain que nous avons eu des hommes comme Papon, mais parce qu'il y a eu des milliers d'hommes comme Papon que nous avons eu Hitler et Pétain [9].

[Jean-Jacques Gandini ne pouvait pas ne pas évoquer l'autre grand crime de Papon : son pilotage du massacre d'Algériens par la police française le 17 octobre 1961. A cette occasion, il revient sur le long combat que menèrent deux « historiens militants », c'est-à-dire non consacrés par l'Université mais tout à fait pourvus des qualités de rigueur et de solidité des sources nécessaires : Maurice Rajfus et Jean-Luc Einaudi. Papon ayant intenté un procès en diffamation à ce dernier, deux archivistes, sans tenir compte des consignes officielles de réserve, vinrent témoigner du sérieux des recherches d'Einaudi. Jean-Jacques Gandini rappelle le cas de ces « petits » fonctionnaires, Brigitte Lainé et Philippe Grand, qui osèrent remettre en cause l'obéissance aveugle au règlement.]

Extrait du chapitre « L'autre face de Papon, 17 octobre 1961 : la Nuit de cristal de la police parisienne. »

Brigitte Lainé, l'anti-Papon

Les témoignages en justice de Brigitte Lainé et de Philippe Grand ont mis littéralement hors de lui François Gasnault, le directeur des archives de Paris, qui se présente comme un homme de gauche. Sur la base de deux simples « notes de service », ils sont suspendus de toutes leurs attributions et délégations, parqués dans des bureaux dépouillés de tout équipement, n'ont même pas droit à une adresse électronique professionnelle… Tout contact avec le public leur est interdit. Bref, ils se sentent « mis au rebut comme un paquet de linge sale ». Ils sont ignorés, car « ils ont touché à un tabou majeur d'une profession censée sacrifier toute conscience morale et civique à la raison d'État [10] ».

En effet, au-delà de leur directeur, ils sont mis au ban de toute la profession au nom de l'obligation de réserve et du respect du secret professionnel auquel ils opposent la déontologie archivistique : ils auraient commis une faute s'ils n'étaient pas intervenus. Le soutien va venir du côté de la société civile avec une pétition demandant justice pour les deux archivistes, lancée par François Nadiras, militant de la Ligue des droits de l'homme (LDH) – animateur de la section et du site Internet de la LDH-Toulon, particulièrement actif sur les questions de mémoire coloniale [11] –, mais l'engagement de la LDH au niveau national restera des plus discrets. Pour l'historien Fabrice Riceputi, cela s'explique du fait du « légalisme républicain » de l'organisation et de la position de sa présidente d'honneur, l'historienne Madeleine Rebérioux, pour qui « la préservation de la vie privée des personnes était une priorité absolue et l'accès aux archives aux non-historiens un danger ».

La pétition […] eut un succès relatif : en quelques mois, elle recueillit près de 1 300 signatures, dont bien peu de personnalités de premier plan […] Chez les intellectuels, aucun très “grand nom” […] Les archivistes et historiennes étrangeres furent dix fois plus nombreuxses à le faire que leurs homologues françaises [12].

Le maire RPR Jean Tiberi ayant laissé la place en 2001 au socialiste Bertrand Delanoë, ils eurent une lueur d'espoir aussitôt éteinte, car ce dernier « ne leva pas le petit doigt pour faire cesser les sanctions déguisées » et ira même jusqu'à déclarer un jour, selon Philippe Grand : « Ces deux-là, je ne veux plus en entendre parler [13] ».

Comme finalement aucune faute professionnelle n'avait pu être retenue contre eux, ils demandèrent le rétablissement de toutes leurs attributions. En vain. Philippe Grand partit à la retraite en juillet 2004, et ce n'est qu'en septembre 2005 que Brigitte Lainé fut de nouveau autorisée à publier des travaux : 6 ans de placard ! Le 14 juillet 2015, seize ans après le début de cette affaire, elle est faite chevalier de la Légion d'honneur pour avoir « servi » – sans autre précision – 42 ans aux archives, et décédera le 2 novembre 2018. « Ce sont les élèves conservateurs du patrimoine qui sauvèrent l'honneur en baptisant “Brigitte Lainé” leur promotion 2020-2021, expliquant ainsi leur choix : “Le parcours de Brigitte Lainé nous éclaire. Il propose un modèle inspirant de conscience professionnelle pour les jeunes conservateurs et conservatrices du patrimoine que nous sommes. Nous croyons aux valeurs défendues par Brigitte Lainé et souhaitons que l'acte symbolique de lui donner le nom de notre promotion continuera à porter sa mémoire tout au long de notre carrière au service du patrimoine et des citoyens à qui il appartient” [14] ».

Au service du citoyen, et non du Pouvoir comme Papon ; tout est dit.

La reconnaissance encore inachevée du 17 octobre 1961 comme « crime d'État »

Commandé par Élisabeth Guigou, garde des Sceaux, le 3 juin 1998, le Rapport Géronimi est remis au Premier ministre Lionel Jospin le 5 mai 1999 par Jean Géronimi, avocat général près la Cour de cassation, mais ne sera rendu public qu'en août. S'appuyant sur les documents judiciaires contenus dans les archives départementales de la région parisienne ainsi que sur les pièces de l'administration centrale du ministère de la Justice conservées aux archives nationales, il estime que « l'on peut évaluer à 48 le nombre de personnes tuées dans la nuit du 17 au 18 octobre », tout en soulignant les limites de son étude.

Ce même 5 mai, un communiqué des services du Premier ministre « décide de favoriser l'accès aux archives publiques ayant trait à cet événement en conformité avec les règles établies par la loi du 3 janvier 1979, la plupart de ces archives étant soumises à des délais d'accès supérieurs à trente ans. Le Premier ministre a demandé aux ministres responsables de ces archives d'accorder largement des dérogations individuelles permettant aux personnes effectuant des recherches d'y accéder. La demande de dérogation sera instruite dans un délai inférieur à trois mois. » Le lien ne peut pas ne pas être fait avec le procès Papon-Einaudi, et ce dernier va ainsi pouvoir poursuivre son travail de pionnier défricheur. On ne saura probablement jamais le nombre exact de morts cette nuit du 17 octobre, mais la communauté des historiens et des chercheurs, français et étrangers, s'accorde désormais à reconnaître la fiabilité des chiffres avancés par Jean-Luc Einaudi.

Dans les années 2000, plusieurs travaux d'historiens ayant notamment eu accès aux archives judiciaires et policières souligneront que cette période fut, pour les Algériens de France, celle d'une véritable « terreur d'État, coloniale et raciste ». Jim House et Neil MacMaster [15], dont c'est l'apport majeur dans l'historiographie du 17 octobre, ont montré que cette dernière commença à s'exercer bien avant le 17 octobre et que celui-ci ne fut pas un épisode isolé de violence incontrôlée, mais le pic le plus spectaculaire d'une répression sans limites érigée en système [16].

(…)
Ce que nous attendons aujourd'hui, c'est que soit reconnu explicitement que c'est un véritable pogrom qui s'est déroulé le 17 octobre 1961. Un crime d'État, qu'on peut aussi qualifier de crime contre l'humanité. Nous attendons également qu'il soit rappelé qu'au-dessus de Papon il y avait un ministre de l'Intérieur, Roger Frey, au-dessus de ce dernier un Premier ministre, Michel Debré, et au sommet le président de la République, Charles de Gaulle, qui devra en rendre compte devant le tribunal de l'Histoire.

Sera-ce le cas le 17 octobre 2025 ?


[1] Cf. Les Jours : « Cela pose de nombreuses questions : fichage illégal, présomption d'innocence foulée au pied, atteinte au secret judiciaire, fragilisation des titres de séjours… »

[2] . Bettina Stangneth, Eichmann vor Jerusalem. Das unbehelligte Leben eines Massenmörders, Arche, 2011.

[3] . Voir Hannah Arendt, « Responsabilité personnelle et régime dictatorial » in Penser l'événement, Belin, 1989, p. 93-105.

[4] .  C'est justement ce qu'a fait en juin 1940 celui que Papon prétend être son modèle : le général de Gaulle.

[5] .  Comme l'a qualifié le conseiller d'État Christian Vigouroux en application de la théorie dite des « baïonnettes intelligentes » (La Gazette du 16 décembre 1996, p. 6-10).

[6] .  François Bloch-Lainé, Claude Gruson, Hauts fonctionnaires sous l'Occupation, Odile Jacob, 1996.

[7] .  Aujourd'hui aussi : lorsqu'un parti politique prône et pratique ouvertement, là où il est au pouvoir, la discrimination envers une partie de la population, « pour ce qu'elle est », il est du devoir des fonctionnaires de se refuser à obéir à des directives légitimant cette discrimination.

[8] . Robert Paxton, La France de Vichy, Seuil, 1999.

[9] .  Jacques Fénimore, Le Passant ordinaire, octobre 1997.

[10] . Fabrice Riceputi (2021), Ici on noya les Algériens. La bataille de Jean-Luc Einaudi pour la reconnaissance du massacre policier et raciste du 17 octobre 1961, le passager clandestin, 2024, p. 228.

[11] . Ce site a survécu au décès de François en 2017, sous l'intitulé histoirecoloniale.net hébergé par la LDH.

[12] . Ibid., p. 241.

[13] . Ibid., p. 242.

[14] . Ibid., p. 246-247.

[15] . Jim House, Neil MacMaster (2006), Paris 1961. Les Algériens, la terreur d'État et la mémoire, Gallimard, 2021.

[16] . Fabrice Riceputi, Ici on noya les Algériens, op. cit., p. 123.

05.05.2025 à 09:42

Nos yeux explosés

dev

Images envers et contre tout Nicolas Klotz

- 5 mai / , , ,
Texte intégral (1663 mots)

Au solstice d'hiver
Les années que nous avions l'habitude de saluer
Ne passent plus
Elles s'accumulent, lourdement, chargées
Des méga-tonnes de bombes
Qui anéantissent les vies de milliers et
Milliers et milliers et milliers et…
De femmes, d'hommes, d'enfants, palestinienn.es
Massacré.es à Gaza.

Sous nos yeux.

L'humanité regarde
Elle voit tout
Sur nos écrans HD
Téléphones, ordinateurs
Réseaux sociaux, boucles WhatsApp
Elle voit tout, elle sait.

Grâce aux images
Filmées et diffusées
En direct, si directement
Si courageusement
Par les habitant.es de Gaza
Au risque de leurs vies
NOUS SOMMES LÀ POUR TOUJOURS
Résistance, résistance, résistance.

Les cœurs éclatés
Les enfants orphelins
Les jeunes gens arrachés à leurs avenirs
À leurs descendances
Les femmes réduites en cendres
Les familles démembrées
Les journalistes massacré.es
Les soignants, médecins, sauveteurs, assassiné.es
Résistance, résistance, résistance.

Bâches plastique en lambeaux
Recouvrant à peine
Les corps décapités
Les visages massacrés
Les cerveaux explosés des enfants
Anéantis dans leur sommeil
Hôpitaux carcasses fumantes
Les blessé.es opéré.es à même le sol
Combien gisent encore sous les
Tombeaux d'immeubles déchiquetés ?
Bombe après bombe après…
Résistance, résistance, résistance.

Mourir sous les bombes
AméricainesEuropéennesIsraéliennes
Par le tir d'un drone quadricoptère
Un logiciel de ciblage IA
Mourir de ses blessures
De faim
De froid
Par manque d'eau
Manque de médicaments
Par désespoir
Tout cela à la fois
Résistance, résistance, résistance.

Et nous, ici
Qui finassons
A L'INFINI sur les mots
Pour surtout ne rien dire
Rien écrire
Rien filmer
Rien hurler
Le devenir indifférent européen
En ces temps sur-infectés
Où un président US fétide interdit
L'usage de centaines de mots
Sans risquer d'être destitué
Où la Puissance brute et la Force de Mort
Excèdent le droit international
Saccagé par la Guerre de la Genèse
De Benjamin Netanyahu
Les milliardaires évangélistes antisémites US
Aux bras de Bardella Marechal Le Pen à Jérusalem
Remakes Bibliques
Propriété intellectuelle
De l'Extrême Droite israélienne
Qui ne recule devant rien
Pour mettre à mort la Palestine et Israël
Les descendants du peuple de la Terre Sainte
Et la splendeur révolue de la diaspora juive européenne.

VISAGE PALESTINIEN
CŒUR ARABE
Écrivait Jean-Luc Godard
Du temps où le cinéma
Tentait de retrouver son âme
Pour n'avoir pas filmé les chambres à gaz
Avec cette question au cœur
De son œuvre de plus de 150 films :
Comment filmer après Auschwitz ?

Nous, qui perdons les mots
À force de ne plus nommer le réel
Qui perdons les images
À force de les noyer dans leurs financements
Qui avons renoncé à croire à ce que nous voyons
Qui avons déserté l'Europe de la résistance
Qu'est-ce que notre misérable silence
Est en train de détruire ?

Des billets de 20 New Shekels
Et des cartes SIM
Tombent du ciel
Au-dessus du camp de réfugiés Alchati
Avec un numéro de téléphone :
Si vous voulez collaborer avec nous…
Clic 1 rester à Gaza et mourir tout de suite
Clic 2 accepter la déportation et mourir lentement.

Gaza, La Zone d'Intérêt
Riviera antisémite pour milliardaires américains
La bande de Gaza et ses habitant.es
Terre Sainte Déluge Métal Brûlant.

Si c'est un homme écrivait Primo Levi en 1947
La suite s'écrit 75 ans plus tard
Dans les cendres, le sang, les corps déchiquetés
De l'enfer de Gaza.

Qui mettra fin
A la Guerre de la Genèse
De Benjamin Netanyahu
Fleuve cauchemardesque de pétrole, de gaz, de cadavres
Sommes-nous encore loin d'un nouveau flash atomique ?

Nos yeux ont explosé à Gaza
Comme à Auschwitz, Hiroshima, Nagasaki
Le fantôme d'Yitzhak Rabin assassiné
Plane au-dessus des ruines calcinées
Avec Yasser Arafat et Mahmoud Darwich
Comme un mauvais sort
Lancé au visage de Benjamin Netanyahu :
Même si vous massacrez jusqu'au dernier des Palestiniens
Jamais vous ne ferez la paix avec les morts
Et ils vous hanteront
Jusqu'à ce que votre haine ait tout décimée
Autour de vous.

À combien de tonnes de bombes
Peut résister une famille ?
Un peuple ?
A partir de combien de morts
Le camp des « vainqueurs »
Explose lui aussi ?

Les images filmées et diffusée par les habitant.es de Gaza, ont en réalité, déjà vaincu Benjamin Netanyahu. Depuis le premier jour. Malgré le black-out médiatique militarisé imposé par le gouvernement d'extrême droite israélien, ces images héroïques documentent très précisément ce qu'est la destruction quasi-atomique du monde vivant dans la bande de Gaza, par cette armée massivement sur-armée, qui se vante d'être la plus « morale » du monde.

En 1945, les premières images des camps de concentration ont été filmées par l'armée US à leur libération. Une fois le cauchemar terminé.

À Gaza, nous assistons aux massacres en direct. Tout est superposé dans un même temps hyper-accéléré. Les images filmées, les éléments de langage, la censure, les intimidations, les manipulations, l'accusation lancée contre Israël par l'Afrique du Sud pour risque génocidaire, les prises de parole des juristes internationaux, les condamnations de la Cour Internationale de Justice, le travail des historiens, le déni, la négation, la propagande, les statistiques, la destruction / renouvellement des chefs religieux et militaires du Hamas, les déclarations du gouvernement Netanyahu ; la libération, le retour et la mort des otages israéliens sous les bombes israéliennes ; la libération des prisonniers otages palestiniens ; les descentes armées des colons fascistes de la Cisjordanie, les démissions, la désertion des soldats israéliens, les menaces de l'Iran, l'impossible négociation pour imposer la paix, l'élargissement des bombardements au Liban… Tout est vu, entendu, diffusé, en temps réel. Un réel massivement défiguré par le récit messianique-biblique-SF des « vainqueurs », ivres du cauchemar sanglant de Benjamin Netanyahu.

Mais les images sont là et les survivants continueront à filmer, à raconter. Avec les poètes, les écrivains, les juristes internationaux, les historiens, les chercheurs, les journalistes, les cinéastes - palestiniens, israéliens, libanais.

Combien de générations, des deux côtés, auront été sacrifiées au nom d'une guerre coloniale longue de plusieurs centaines d'années qui aurait pu ne jamais exister ?

Les Palestiniens épuisés par la destruction de leur pays et de leur peuple ; les Israéliens pris en otage par ce que leur pays, à peine né, est devenu en 70 ans.

Ne nous racontons pas d'histoires. Tout ce malheur, les millions de morts 1939-2025, victimes juives / victimes palestiniennes, ces continents d'illusions perdues, cette haine à l'état d'antiquité entretenue par les milliardaires antisémites, antimusulmans, du colonialisme génocidaire du fascisme « démocratique » des grandes puissances ; appartiennent aux vastes stocks du carburant fossile de l'impérialisme zombie, qui se partage aujourd'hui plus de 12 000 armes nucléaires et tente de survivre à sa propre démence nécro-techno-politique.

Saurons-nous en sortir collectivement, sans flash atomique ?

Nicolas Klotz

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