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09.06.2025 à 18:12

Consulter les œuvres d’Audrey Brugnoli

multitudes

  Peaux Éthiques est une étude pilote menée par Audrey Brugnoli à l’Hôpital Necker – Enfants Malades (AP-HP) avec le laboratoire de l’école des Arts Décoratifs (Université PSL) et l’Institut Imagine. Son objectif est de créer un dispositif médical pour mieux vivre avec l’épidermolyse bulleuse héréditaire, une maladie génétique rare qui fragilise la peau des patients … Continuer la lecture de Consulter les œuvres d’Audrey Brugnoli →

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Texte intégral (1330 mots)

 

Peaux Éthiques est une étude pilote menée par Audrey Brugnoli à l’Hôpital Necker – Enfants Malades (AP-HP) avec le laboratoire de l’école des Arts Décoratifs (Université PSL) et l’Institut Imagine. Son objectif est de créer un dispositif médical pour mieux vivre avec l’épidermolyse bulleuse héréditaire, une maladie génétique rare qui fragilise la peau des patients et les contraint à vivre sous d’épais pansements, les privant ainsi de tout contact tactile direct dès la naissance. Le projet associe une phase d’enquête et de cocréation avec les acteurs de terrain (soignants, patients, familles) à une phase de recherche plastique sur les « secondes peaux » dont certaines expérimentations ont été réalisées avec Arthur Tramier. Ces interfaces cutanées visent à réconcilier les impératifs de protection avec le développement sensoriel et relationnel de l’enfant pour améliorer sa qualité de vie.

Pages 01-03, 33-56
Audrey Brugnoli, Peaux Éthiques, 2020-2025 © Holly Bartley
Photographies pages 01, 02, 34, 35, 38, 42, 43, 44, 48, 49, 50, 52-53, 54, 55, 56 : © Audrey Brugnoli / pages 03, 39 : © Eugénie Zuccarelli / pages 33, 36, 37, 40-41, 45, 46, 47 : © Audrey Brugnoli & Arthur Tramier / page 51 : © Holly Bartley

In Fictio Silico est un laboratoire fictif dirigé par Audrey Brugnoli et Éléonore Geissler. Il donne vie à des êtres artificiels créés par manipulation génétique et invite le public à les découvrir par une expérience multisensorielle : toucher leurs « tissus » pour comprendre leur langage, écouter des récits qui leur donnent voix, consulter des archives scientifiques, et plonger dans leur univers bactérien par la réalité virtuelle. Entre design, science et fiction, cette démarche transdisciplinaire interroge notre relation émotionnelle à la technologie et propose d’appréhender le vivant non seulement par l’expérimentation scientifique (in silico), mais aussi par la spéculation créative (in fictio).

Pages 143-156
Audrey Brugnoli, In Fictio Silico, 2018 © Audrey Brugnoli & Eléonore Geissler
Photographies page 143 : École nationale supérieure des Arts Décoratifs © Béryl Libault / pages 144, 149 : © Audrey Brugnoli / pages 145, 148 : © Audrey Brugnoli, Zakaria Sedrati & Coline Zuber / pages 146, 147 : © Eléonore Geissler / page 150 : © Audrey Brugnoli & Eléonore Geissler / page 151 : © Leo Sexer / pages 152, 153, 154, 155, 156 : École nationale supérieure des Arts Décoratifs © Amélie Canon

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09.06.2025 à 17:53

Faire l’Europe fédérale, avec l’Ukraine

Cocco Giuseppe

Le retour de Donald Trump à la présidence des États-Unis a été une douche froide pour tous ceux qui luttent pour la liberté et l’égalité dans le monde. Le projet qu’il représente et qu’il est en train de mettre effectivement en place est la destruction active de toute démocratie comme forme de vie. Le début … Continuer la lecture de Faire l’Europe fédérale, avec l’Ukraine →

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Texte intégral (2186 mots)

Le retour de Donald Trump à la présidence des États-Unis a été une douche froide pour tous ceux qui luttent pour la liberté et l’égalité dans le monde. Le projet qu’il représente et qu’il est en train de mettre effectivement en place est la destruction active de toute démocratie comme forme de vie. Le début de sa présidence a été à la hauteur du cauchemar qui s’annonçait. La puanteur de ses discours empeste déjà l’atmosphère, notamment en Europe et contre l’Europe : aux attaques routinières de Trump lui-même et aux déstabilisations opérées par Musk se rajoutent maintenant les violentes interventions du secrétaire de la défense Hegseth au somment de l’OTAN et du vice-président Vance au sommet de Munich directement contre les démocraties européennes, alors qu’ils flattent Poutine et ne parlent pas de la Chine.

Ce n’est pas la planète Mars qui constitue la nouvelle frontière d’expansion de l’administration néo-impériale américaine, ce sont les démocraties en général et l’Union européenne en particulier. Ce n’est pas l’expansion territoriale non plus qui en est l’axe, mais l’affirmation du pouvoir politique des entreprises monopolistes américaines. Ceci, au-delà de l’État américain qu’elles démolissent et au-dessus des États souverains dont elles visent à dépasser toutes les régulations – surtout celles qui sont en gestation – tout en s’appuyant sur une puissance nord-américaine qu’ils essaient de mettre littéralement dans leur escarcelle, c’est-à-dire dans leurs portefeuilles. Nous ne savons pas si l’acronyme de la machinerie anti-services publics de Trump, le DOGE (Department of Government Efficiency ou Département de l’efficacité gouvernementale) de Musk, est inspiré par le Doge vénitien, mais il nous renvoie bien à un nouveau type de chef. En 1938, Franklin Delano Roosevelt disait qu’une « démocratie n’est pas sûre si le peuple tolère la croissance du pouvoir privé au point qu’il devienne plus fort que l’État démocratique lui-même, C’est là, dans son essence, le fascisme […] ».

Or, l’objectif du nouveau Duce n’est pas seulement de prendre le contrôle de l’État américain, comme dans des rêves inversés de la gauche, mais d’en détruire la dimension publique et les éléments du commun. Il y a une rationalité terrible dans le choix de mettre un incompétent flanqué d’un suiveur de l’ultranationaliste Douguine (Jack Posobiec) au Ministère de la défense, une sorte d’agent russe comme Secrétaire du renseignement (Tulsi Gabbard) ou un No-vax au Ministère de la santé (Kennedy) et ainsi de suite. Bien sûr, cette fois-ci, Trump veut pouvoir compter sur une bureaucratie loyale. Mais c’est bien pire : la politique sera finalement un agencement algorithmique contrôlé de manière monopoliste par un très faible nombre d’entreprises à la puissance de feu financière plus importante que bien des États.

Des acteurs politico-économiques

Quand Musk a décidé de s’acheter Twitter, on pensait justement à ses objectifs politiques. Le fait qu’il ait réalisé un achat en dehors de son cœur de business (les voitures électriques et les réseaux satellitaires) faisait tout de même penser à quelque chose de secondaire et limité. En fait, c’est un nouveau capitalisme – il y a ceux qui disent que c’est déjà quelque chose au-delà – qu’il essaye de mettre en place : les Big Techs n’engendrent pas d’innovation, mais elles achètent systématiquement des positions dominantes alors qu’au contraire, l’application de la législation en matière de concurrence a été fondamentale dans le déclenchement et la diffusion des technologies, comme lors de l’octroi forcé de licences pour des milliers de brevets de Bell Labs en 1956, événement qui a marqué le début de l’ère informatique.

Aujourd’hui, le niveau d’accumulation que ces entreprises ont atteint aussi bien que les services essentiels qu’elles offrent partout dans le monde, en font des acteurs politico-économiques qui débordent le cadre du libéralisme (et du néolibéralisme) : pour eux, il ne s’agit plus seulement de compter sur une politique extérieure américaine qui protège son hégémonie dans la libre circulation des marchandises et des investissements, mais aussi, de protéger leurs monopoles (éviter les régulations) et l’accumulation primitive de ressources pour établir les prix de manière monopoliste. L’extractivisme n’était pas néolibéral, mais propre à des pays autoritaires comme la Russie et la Chine. Aujourd’hui, il devient un des axes de la politique trumpiste.

Voilà que la convergence idéologique de la nouvelle droite américaine avec le poutinisme se retrouve également sur un terrain matériel qui inclut la Chine. Les rapports incestueux entre le pouvoir et les entreprises qui caractérisent la Russie, la Chine et bien des pays du monde deviennent ainsi la référence aux États-Unis aussi. C’est un capitalisme étatique ou d’État qui émerge. Bien sûr, le rôle de l’État est aussi central que paradoxal : un devenir-État des grandes entreprises et un devenir-grande entreprise de l’État. Oligarchie et autocratie vont ensemble. Les gesticulations antichinoises peuvent continuer à tromper le public rendu idiot par le slogan MAGA, mais à Taïwan, on se pose déjà des questions sur les intentions américaines.

Ce modèle a une cible diffuse et fait face à deux obstacles. La cible diffuse, c’est le monde entier, depuis le Canada jusqu’à l’Amérique latine et l’Afrique. Le premier obstacle est l’État américain lui-même, et c’est pour cela que le DOGE en est un dispositif central. Le deuxième est l’Europe en tant que modèle alternatif : un capitalisme concurrentiel régulé avec un système d’État-Providence qui maintient de forts éléments d’universalité et se renouvelle démocratiquement.

Le trumpisme n’est pas (encore) socialement majoritaire aux États-Unis. Une bonne partie des luttes des années à venir aura lieu en Amérique. Le « Sud global » devra se mordre les doigts de l’appui funeste qu’il a octroyé à l’agression russe au nom d’un anti-américanisme masochiste. Reste l’Europe. D’ores et déjà, le grand conflit y a déjà lieu : autant dans les combats qui ensanglantent les steppes ukrainiennes que dans les urnes des élections en chaque pays. L’Europe n’est pas seulement un modèle alternatif en termes d’État-Providence, elle est aussi capable de gagner des défis industriels (l’aéronautique civile, les machines-outils avancées, l’énergie, la bifurcation écologique et bien d’autres). L’Europe est dotée aussi de normes qui sont des outils efficaces pour l’innovation, l’identité numérique et les instruments de certification. Cela concerne également les principes directeurs européens sur la numérisation, basés sur l’interopérabilité, l’accessibilité et de la valeur entre les principaux acteurs.

Quand Trump essaie de négocier directement avec Poutine, il trahit l’Ukraine et humilie l’Europe. Ce n’est pas simplement une humiliation : il la remet à sa place, celle d’une vassale obligée de s’adapter au nouveau modèle.

Perspectives…

Face à cela, l’Europe a des tâches urgentes mais relativement claires : elle doit continuer à aider l’Ukraine et pour cela, il faut qu’elle l’intègre le plus rapidement possible à l’Union bien encore plus qu’à l’OTAN. Car accélérer l’entrée de l’Ukraine dans l’Union européenne la place sous une protection directe de l’Europe sans interférence américaine via la planche pourrie qu’est en train de devenir l’OTAN selon Trump et Musk, et cela sans compter le fait que l’armée ukrainienne est devenue la plus grande d’Europe.

Il faut que les biens russes soient saisis dans leur intégralité (environ 300 milliards de dollars) et utilisés pour la reconstruction de l’Ukraine. Ensuite, il est évident que l’Europe doit garantir elle-même sa propre sécurité et cesser de compter sur la « protection » américaine à partir du moment où celle-ci devient payante et en plus, soumise à des restrictions léonines comme l’achat de matériel américain bridable par les États-Unis (no go).

Cela implique, d’une part, de passer à un système décisionnel non plus basé sur la règle du consensus, mais sur celle d’une majorité qualifiée ; d’autre part, il s’agit d’abandonner définitivement l’orthodoxie monétaire et refaire ce qui a été fait pendant la pandémie de la Covid : créer la monnaie nécessaire au projet européen. Ceci implique aussi les investissements dans la lutte pour l’adaptation au changement climatique : c’est la seule manière pour requalifier les déficits actuels par rapport aux générations futures.

L’Europe doit enfin créer la monnaie de l’innovation, de l’écologie et de la démocratie : cette dernière implique aussi son réarmement accéléré. L’organisation de sa défense aussi bien que l’adaptation au changement climatique doivent être les deux moteurs d’une mobilisation sans laquelle la création monétaire s’essoufflerait. Les lignes de convergence sont celles d’une gauche qui devra accepter les dépenses pour la défense et d’un centre-droit qui devra accepter une autre dynamique de la dette que celle des comptables myopes et désormais dangereux.

Le nouvel esprit de Munich (se coucher devant Poutine) prend de plus en plus la forme de l’orthodoxie budgétaire et de défense de la nouvelle ligne Maginot des critères de Maastricht. Les moteurs de la convergence doivent être l’innovation, y compris militaire, ainsi qu’un plan pour attirer en Europe les chercheurs expulsés des États-Unis par la gestion Musk ; et renverser ainsi le brain drain sur lequel ont fonctionné les programmes de recherche aussi bien universitaires que privés depuis la seconde guerre mondiale, mais aussi une ambition écologique qui va être systématiquement humiliée et brimée outre-Atlantique.

Il faut dénoncer la persécution en cours du wokisme (de toutes les minorités, des nouvelles nationalités immigrées très représentées parmi les sans-papiers, des vieilles minorités noires aux minorités de genre) ; opposer à l’ignoble sermon Wasp pour la liberté d’expression du racisme et du fascisme, un droit d’asile européen pour toutes les oppositions persécutées aussi bien en Russie, aux États-Unis que dans les Brics totalitaires.

Si l’Europe est l’obstacle que le technofascisme veut éliminer dès maintenant, la faiblesse des gouvernements européens est l’obstacle que l’Europe doit dépasser. Pour cela, il faut bien comprendre les ressorts de la faiblesse de l’Union européenne. Tout cela est aussi difficile qu’urgent. L’horizon doit être celui d’un front non plus seulement populaire, mais démocratique, et cela implique de changer radicalement les priorités de la gauche, notamment en France.

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09.06.2025 à 17:52

Trumpisme et vectofascisme

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On peut parler de vectofascisme pour désigner une forme politique contemporaine qui adapte les mécanismes fondamentaux du fascisme historique aux structures technologiques, communicationnelles et sociales de l’ère numérique1. Il se définit précisément comme un système politique caractérisé par l’instrumentalisation algorithmique des flux d’information et des espaces latents pour produire et orienter des affects collectifs, principalement … Continuer la lecture de Trumpisme et vectofascisme →

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Texte intégral (2913 mots)

On peut parler de vectofascisme pour désigner une forme politique contemporaine qui adapte les mécanismes fondamentaux du fascisme historique aux structures technologiques, communicationnelles et sociales de l’ère numérique1. Il se définit précisément comme un système politique caractérisé par l’instrumentalisation algorithmique des flux d’information et des espaces latents pour produire et orienter des affects collectifs, principalement la peur et le ressentiment, au service d’un projet de pouvoir autoritaire.

Plusieurs éléments suggèrent des convergences significatives entre le gouvernement Trump 2 et les caractéristiques fondamentales du fascisme :

1. La personnalisation extrême du pouvoir et le culte de la personnalité.

2. Le rapport instrumental à la vérité factuelle et l’incohérence délibérée du discours.

3. La désignation systématique de boucs émissaires (immigrants, minorités ethniques, « élites cosmopolites »).

4. La remise en cause des institutions démocratiques (contestation des résultats électoraux, pression sur l’appareil judiciaire).

5. La mobilisation d’affects collectifs (peur, ressentiment, nostalgie) plutôt que d’arguments rationnels.

Le culte de l’interface

Dans l’univers des images techniques, que devient le chef ? Il n’est plus un sujet porteur d’une volonté historique mais une fonction dans un système de feedback. Il n’est ni entièrement un émetteur ni complètement un récepteur, mais un nœud dans un circuit cybernétique de modulation affective.

Le culte du chef vectofasciste n’est plus un culte de la personne mais un culte de l’interface, de la surface d’interaction. Ce qui est adoré n’est pas la profondeur supposée du chef mais sa capacité à fonctionner comme une surface de projection parfaite, et c’est pourquoi il peut se contredire sans contradiction. Le chef idéal du vectofascisme est celui qui n’offre aucune résistance à la projection des désirs collectifs algorithmiquement modulés de la partie de la population sur laquelle il croit pouvoir appuyer son pouvoir.

La grotesquerie devient ainsi non plus un accident mais un opérateur politique essentiel. Si le corps du leader fasciste traditionnel était idéalisé (fût-ce par la seule puissance agissante de son discours), devant incarner la perfection de la race et de la nation, le corps du leader vectofasciste peut s’affranchir de cette exigence de perfection précisément parce qu’il n’a plus à incarner mais à canaliser. Le caractère manifestement construit, artificiel, même ridicule de l’apparence (la coiffure improbable, le maquillage orange) n’est pas un défaut mais un atout : il signale que nous sommes pleinement entrés dans le régime de l’image technique, où le référent s’efface derrière sa propre représentation.

Cette transformation ontologique du statut du chef modifie également la nature du lien qui l’unit à ses partisans. Là où le lien fasciste traditionnel était fondé sur l’identification (le petit-bourgeois s’identifie au Führer qui incarne ce qu’il aspire à être), le lien vectofasciste fonctionne davantage par résonance algorithmique : le chef et ses partisans sont ajustés l’un à l’autre non par un processus psychologique d’identification mais par un processus technique d’optimisation. Les algorithmes façonnent simultanément l’image du chef et les dispositions affectives des partisans pour maximiser l’alignement entre eux.

Ce passage de l’identification à l’alignement transforme la temporalité même du lien politique. L’identification fasciste traditionnelle impliquait une temporalité du devenir (devenir comme le chef, participer à son destin historique). La résonance vectofasciste implique une spatialité de l’équidistance : chaque tweet, chaque déclaration, chaque apparition du chef produit un pic d’intensité affective immédiatement mesurable en termes d’engagement numérique, puis s’efface dans le flux continu du présent perpétuel. D’où le besoin du chef de faire tout ce qu’il faudra pour être constamment au centre de l’attention médiatique.

La puissance de la contrefactualité

Le rapport vectofasciste à la vérité n’est pas simplement un mensonge ou une falsification. La distinction binaire vrai/faux appartient encore à la pensée alphabétique. Ce qui caractérise le vectofascisme post-alphabétique est plutôt la production d’une indécidabilité calculée, d’une zone grise où le statut même de l’énoncé devient indéterminable.

Ce mécanisme ne doit pas être compris comme irrationnel. Au contraire, il est hyper-rationnel dans sa capacité à exploiter les failles des systèmes de vérification. La post-vérité n’est pas l’absence de vérité mais sa submersion dans un flot d’informations contradictoires dont le tri exigerait un effort cognitif dépassant les capacités attentionnelles disponibles.

Le capitalisme a toujours su qu’il était plus efficace de saturer l’espace mental que de le censurer. Le vectofascisme applique cette logique à la vérité elle-même : non pas nier les faits, mais les noyer dans un océan de « faits alternatifs » qui tordent la factualité, de quasi-faits, de semi-faits, d’hyper-faits, jusqu’à ce que la distinction même devienne un luxe cognitif inabordable.

Cette stratégie de saturation cognitive exploite une asymétrie fondamentale : il est toujours plus coûteux en termes de ressources cognitives de vérifier une affirmation que de la produire. Produire un mensonge complexe coûte quelques secondes ; le démystifier peut exiger des heures de recherche. Cette asymétrie, négligeable dans les économies attentionnelles pré-numériques, devient décisive dans l’écosystème informationnel contemporain caractérisé par la surabondance et l’accélération.

Le vectofascisme pousse cette logique jusqu’à transformer la véracité elle-même en une simple variable d’optimisation algorithmique. La question n’est plus Est-ce vrai ?, mais quel degré de véracité maximisera lengagement pour ce segment spécifique ? Cette instrumentalisation calculée de la vérité peut paradoxalement conduire à une calibration précise du mélange optimal entre faits, demi-vérités et mensonges complets pour chaque micro-public.

Cette modulation fine du rapport à la vérité transforme la nature même du mensonge politique. Le mensonge traditionnel présupposait encore une reconnaissance implicite de la vérité (on ment précisément parce qu’on reconnaît l’importance de la vérité). Le mensonge vectofasciste opère au-delà de cette distinction : il ne s’agit plus de nier une vérité reconnue, mais de créer un environnement informationnel où la distinction même entre vérité et mensonge devient une variable manipulable parmi d’autres.

Les concepts traditionnels de propagande ou de manipulation deviennent ainsi partiellement obsolètes. La propagande classique visait à imposer une vision du monde alternative mais cohérente ; la modulation vectofasciste de la vérité renonce à cette cohérence au profit d’une efficacité localisée et temporaire. Il ne s’agit plus de construire un grand récit alternatif stable, mais de produire des micro-récits (potentiellement contradictoires entre eux) adaptés à chaque segment de population et à chaque contexte attentionnel.

La fragmentation de l’ennemi

Là où le fascisme historique désignait des ennemis universels de la nation (le Juif, le communiste, le dégénéré), le vectofascisme calcule des ennemis personnalisés pour chaque nœud du réseau. C’est une haine sur mesure, algorithmiquement optimisée pour maximiser l’engagement affectif de chaque segment de population.

Cette personnalisation n’est pas une atténuation mais une intensification : elle permet d’infiltrer les micropores du tissu social avec une précision chirurgicale. Le système ne propose pas un unique bouc émissaire mais une écologie entière de boucs émissaires potentiels, adaptés aux dispositions affectives préexistantes de chaque utilisateur.

L’ennemi n’est plus un Autre monolithique mais un ensemble de micro-altérités dont la composition varie selon la position de l’observateur dans le réseau, et dont le wokisme est (provisoirement ?) le paradigme. Cette modulation fine des antagonismes produit une société simultanément ultra-polarisée et ultra-fragmentée, où chaque bulle informationnelle développe ses propres figures de haine.

Cette fragmentation des figures de l’ennemi ne diminue pas l’intensité de la haine mais la rend plus efficace en l’adaptant précisément aux dispositions psycho-affectives préexistantes de chaque utilisateur. Les algorithmes peuvent identifier quelles caractéristiques spécifiques d’un groupe désigné comme ennemi susciteront la réaction émotionnelle la plus forte chez tel utilisateur particulier, puis accentuer précisément ces caractéristiques dans le flux informationnel qui lui est destiné.

Cependant, cette personnalisation des boucs émissaires ne signifie pas l’absence de coordination. Les algorithmes qui modulent ces haines personnalisées sont eux-mêmes coordonnés au niveau méta, assurant que ces antagonismes apparemment dispersés convergent néanmoins vers des objectifs politiques cohérents. C’est une orchestration de second ordre : non pas l’imposition d’un ennemi unique selon une idéologie cohérente et rigide, mais la coordination algorithmique d’inimitiés multiples, au sein d’une idéologie bel et bien présente mais fluide et adaptative.

Cette distribution algorithmique de la haine transforme également la temporalité des antagonismes. Le fascisme traditionnel désignait des ennemis stables, permanents, essentialisés (le Juif éternel, le communiste international). Le vectofascisme peut faire varier les figures de l’ennemi selon les nécessités tactiques du moment, produisant des pics d’intensité haineuse temporaires mais intenses, puis réorientant cette énergie vers de nouvelles cibles lorsque l’engagement faiblit. Mes amis il ny a point damis résonne aujourd’hui très étrangement.

Cette souplesse tactique dans la désignation des ennemis permet de maintenir une mobilisation affective constante tout en évitant la saturation qui résulterait d’une focalisation trop prolongée sur un même bouc émissaire. La haine devient ainsi une ressource attentionnelle renouvelable, dont l’extraction est optimisée par des algorithmes qui surveillent constamment les signes de désengagement et recalibrent les cibles en conséquence.

Le contrôle vectoriel

Le fascisme historique fonctionnait dans l’espace disciplinaire foucaldien : quadrillage des corps, visibilité panoptique, normalisation par l’extérieur. Le vectofascisme opère dans un espace latent de n-dimensions qui ne peut même pas être visualisé directement par l’esprit humain.

Cet espace latent n’est pas un lieu métaphorique mais un espace mathématique concret dans lequel les réseaux de neurones artificiels génèrent des représentations compressées des données humaines. Ce n’est pas un espace de représentation mais de modulation : les transformations qui s’y produisent ne représentent pas une réalité préexistante mais génèrent de nouvelles réalités.

La géographie politique traditionnelle (centre/périphérie, haut/bas, droite/gauche) devient inopérante. Les coordonnées politiques sont remplacées par des vecteurs d’intensité, des gradients de polarisation, des champs d’attention dont les propriétés ne correspondent à aucune cartographie politique antérieure.

Cette transformation de la géographie du pouvoir n’est pas une simple métaphore mais une réalité technique concrète. Les grands modèles de langage contemporains, par exemple, n’opèrent pas primitivement dans l’espace des mots mais dans un espace latent de haute dimensionnalité où chaque concept est représenté comme un vecteur possédant des centaines ou des milliers de dimensions. Dans cet espace, la distance entre deux concepts n’est plus mesurée en termes spatiaux traditionnels mais en termes de similarité cosinus entre vecteurs.

Cette reconfiguration de l’espace conceptuel transforme fondamentalement les conditions de possibilité du politique. Les catégories politiques traditionnelles (gauche/droite, conservateur/progressiste) deviennent des projections simplifiées et appauvries (unidimensionelles) d’un espace multidimensionnel plus complexe. Les algorithmes, eux, opèrent directement dans cet espace latent, capable de manipuler des dimensions politiques que nous ne pouvons même pas nommer car elles émergent statistiquement de l’analyse des données sans correspondre à aucune catégorie préexistante dans notre vocabulaire politique.

Le pouvoir qui s’exerce dans cet espace latent échappe ainsi partiellement à notre capacité même de le conceptualiser. Comment critiquer ce que nous ne pouvons pas représenter ? Comment résister à ce qui opère dans des dimensions que nous ne pouvons pas percevoir directement et qui permet de passer de n’importe quel point à n’importe quel autre ? Cette invisibilité constitutive n’est pas accidentelle mais structurelle : elle découle directement de la nature même des espaces vectoriels de haute dimensionnalité qui constituent l’infrastructure mathématique du vectofascisme.

Cette invisibilité est renforcée par le caractère propriétaire des algorithmes qui opèrent ces transformations. Les modèles qui modulent nos environnements informationnels sont généralement protégés par le secret commercial, leurs paramètres précis sont inaccessibles non seulement aux utilisateurs mais souvent même aux développeurs qui les déploient. Cette opacité n’est pas un bug mais une feature : elle permet précisément l’exercice d’un pouvoir qui peut toujours nier sa propre existence.

1Cet article propose un extrait du texte bien plus long publié par lauteur sur son site (https://chatonsky.net/vectofascisme-2/) et repris par Hubert Guillaud sur le site Dans les algorithmes (https://danslesalgorithmes.net/2025/03/25/vectofascisme/). Il sera suivi dautres interventions sur le vectofascisme et les politiques vectorielles dans le no 100 de Multitudes.

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09.06.2025 à 17:51

L’occupation a occupé Israël

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Près de huit décennies après sa fondation, Israël est confronté à la plus grande crise politique et sociale de son histoire. La guerre qui a débuté le 7 octobre 2023, après le massacre perpétré par le Hamas, s’est superposée, en les intensifiant, aux tensions qui se déroulaient déjà avec le retour de Benjamin Netanyahu au poste … Continuer la lecture de L’occupation a occupé Israël →

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Texte intégral (2342 mots)

Près de huit décennies après sa fondation, Israël est confronté à la plus grande crise politique et sociale de son histoire. La guerre qui a débuté le 7 octobre 2023, après le massacre perpétré par le Hamas, s’est superposée, en les intensifiant, aux tensions qui se déroulaient déjà avec le retour de Benjamin Netanyahu au poste de Premier ministre. Son retour au pouvoir avait ravivé les tensions internes, amplifiant les menaces qui pèsent sur la démocratie libérale israélienne.

Pour comprendre cette situation, il est essentiel de réfléchir à la nature de la démocratie israélienne : est-il possible d’avoir une « demi-démocratie » ? Cette question est au cœur du débat. D’une part, parce que la réalité israélienne a toujours été marquée par des guerres. D’autre part, parce qu’une de ces guerres a eu un impact énorme sur la démocratie du pays. En fait, après la guerre des Six jours en 1967, Israël a commencé à occuper des zones de Syrie (hauteur du Golan), d’Égypte (bande de Gaza et péninsule du Sinaï) et de Jordanie (Cisjordanie et Jérusalem-Est). Cette occupation militaire permanente a fini par modifier profondément le caractère même de l’État.

L’occupation des territoires palestiniens dure depuis près de 58 ans au moment où nous célébrons les 77 ans d’existence d’Israël. En pratique, il existe un seul État entre le Jourdain et la mer Méditerranée. Mais celui-ci contrôle trois territoires distincts : Israël dans les frontières de l’armistice de 1949, Gaza, et enfin la Cisjordanie, où vivent environ 4 millions de personnes (3,5 millions de Palestiniens et 500 000 colons juifs) sous le régime d’une inégalité juridique explicite : alors que les colons juifs sont sous le droit civil israélien, les Palestiniens restent sous le régime militaire.

Depuis la fin de la deuxième Intifada, entre 2000 et 2005, la société israélienne a travaillé à la séparation entre la réalité à l’intérieur de la Ligne verte (Israël lui-même) et celle au-delà de cette ligne, dans les territoires palestiniens occupés. Des barrières physiques et politiques ont été érigées pour maintenir cette division acceptable, créant une démocratie interne (en deçà de la Ligne verte) qui ignore le régime militaire imposé au-delà des frontières internationalement reconnues. Le paradoxe est que, en traversant la ligne, les colons la renforcent et en même temps la diffusent et finissent par en faire la base d’Israël comme un tout.

Le retrait de Gaza en 2005 et l’ascension de Netanyahu en 2009 ont consolidé cette politique de « gestion des conflits », préférant les garder sous contrôle plutôt que de chercher une solution. Cette pratique a encore isolé Gaza en même temps qu’elle normalisait l’occupation prolongée de la Cisjordanie.

Occupation et démocratie ont donc fini par se lier intrinsèquement. Le philosophe Yeshayahu Leibowitz avait averti dès 1968 que gouverner une population hostile transformerait inévitablement Israël en un État policier, érodant ses institutions démocratiques, son éducation et ses valeurs sociales. Sa prédiction s’est avérée exacte : l’occupation a provoqué des inégalités structurelles et des impacts profonds sur le fonctionnement interne de la démocratie israélienne. Ainsi, après 58 ans d’occupation militaire, Israël est désormais confronté à une question fondamentale : peut-il encore se qualifier de « seule démocratie au Moyen-Orient »? Ou vivrions-nous dans une contradiction insoutenable entre la démocratie pour les uns et la répression pour les autres ?

En décembre 2022, Benjamin Netanyahu est revenu au poste de Premier ministre d’Israël après un an et demi d’absence. Netanyahu, le dirigeant qui est resté le plus longtemps au pouvoir dans l’histoire du pays, contrôlait déjà le pouvoir législatif. Il cherche désormais à affaiblir l’indépendance du pouvoir judiciaire et cela, à un moment où il est confronté à des accusations de corruption. Quelques jours seulement après qu’il eut monté le gouvernement le plus à droite de l’histoire israélienne, une vague de protestations a déferlé dans les rues contre les réformes judiciaires proposées. Celles-ci visaient à la fois des changements des lois constitutionnelles, l’annulation des décisions de la Cour suprême et le contrôle de la nomination des juges.

Des mouvements tels que UnXeptable, Crime Minister et Women Building an Alternative, ainsi que de nouveaux groupes comme Kaplan Force et Brothers and Sisters in Arms (réservistes de l’armée), ont mené les manifestations. Les travailleurs du secteur des hautes technologies et le syndicat Histadrut ont également participé aux grèves.

Ces manifestations se sont concentrées sur la défense de la démocratie israélienne « à l’intérieur de la Ligne verte », sans aborder l’occupation des territoires palestiniens. Cependant, des groupes tels que The Block Against the Occupation, Breaking the Silence et Standing Together ont profité de l’occasion pour dénoncer l’incompatibilité entre démocratie et occupation militaire et ont fait du franchissement de la ligne leur lutte.

Des organisations de la société civile telles que le Mouvement pour un gouvernement de qualité et lAssociation pour les droits civiques en Israël ont également mis en garde contre les abus policiers et l’autoritarisme croissant du gouvernement. La mer de drapeaux israéliens lors des manifestations anti-gouvernementales soulève des questions très intéressantes. En utilisant le drapeau, les manifestants qui protestaient contre le gouvernement, ont évité que ce symbole tombe dans les mains de la droite nationaliste. Ainsi, ces mouvements n’ont pas discuté de l’occupation et de la démocratie. Ils ont laissé cela à l’extrême droite – qui prône l’occupation et souvent l’annexion – et à la gauche.

Le 7 octobre 2023, lors de la fête juive de Simchat Torah, Israël a été brutalement attaqué par le Hamas. L’assaut a fait plus de 1 200 morts, des centaines de personnes enlevés et a plongé le pays dans un état de choc. Face à la tragédie, un consensus national s’est vite formé autour de la guerre: le gouvernement a suspendu momentanément ses initiatives visant à affaiblir le pouvoir judiciaire et les partis d’opposition sionistes, comme le Camp républicain de Benny Gantz, ont rejoint la coalition de guerre. La création d’un État palestinien, qui était déjà une question sensible, est devenue pratiquement impensable pour la majorité de la population juive.

Avec le déclenchement de la guerre, les grandes manifestations contre le gouvernement qui avaient dominé la scène politique au cours du premier semestre 2023 ont cessé. Mais, six mois plus tard, en février 2024, les manifestations ont commencé à réapparaître. Bien sûr, le contexte était très différent : elles se concentraient avant tout sur le soutien aux familles des otages enlevés par le Hamas. En même temps, la crainte de nouvelles attaques et le dilemme moral que représente le fait de protester contre le gouvernement en temps de guerre ont limité la portée des mobilisations populaires.

Netanyahou a rapidement compris que sa survie politique est directement liée à la poursuite de la guerre. La prolongation des combats, l’aggravation de la confrontation avec le Hezbollah et les attaques de l’Iran ont créé un climat d’incertitude qui a rendu encore plus difficile la massification des manifestations. Jusqu’en janvier 2025, date à laquelle Donald Trump est revenu à la présidence des États-Unis, le gouvernement israélien a gardé en retrait – mais sans l’abandonner – son programme d’attaques contre les institutions démocratiques. Les projets de coup d’État judiciaire ont continué à se développer progressivement sans la même intensité initiale, mais avec des effets réels sur le système démocratique.

Avec la mise en place d’un cessez-le-feu imposé par Trump (et qui a duré deux mois), le gouvernement de Netanyahu a décidé d’accélérer son projet autoritaire : après avoir dû nommer un juge non aligné à la présidence de la Cour suprême de justice, Yariv Levin (le ministre de la Justice) a boycotté son investiture et a été soutenu et suivi par Amir Ohana (président de la Knesset) et Netanyahu, approfondissant la crise entre les pouvoirs.

Dans le même temps, le gouvernement a limogé le conseiller juridique (le procureur) de l’État, modifié la composition de la commission qui nomme les juges pour concentrer le pouvoir entre les mains de l’exécutif. Le chef des services secrets intérieurs (Shabak), Ronen Bar, aussi a été licencié. Entre autres, Bar enquêtait sur des liens suspects entre des responsables du cabinet du Premier ministre et le gouvernement qatari. Il a également révélé qu’il avait reçu des demandes d’allégeance personnelle de la part de Netanyahu et des ordres de surveiller les manifestants de l’opposition. Le discours officiel du gouvernement a commencé à imputer tous les problèmes du pays à « l’État profond », à la presse et à la gauche, brisant définitivement le fragile consensus national construit au début de la guerre.

Les mobilisations ont repris de plus belle. À Tel-Aviv, centre des manifestations, un changement significatif s’est produit: les manifestations anti-gouvernementales se sont rapprochées des protestations des familles des otages, et les deux ont commencé à avoir lieu le même samedi. Les manifestants réclament désormais non seulement la fin du règne de Netanyahu, mais aussi la fin de la guerre et la libération des otages – des objectifs qui se sont unis dans les rues.

Après vingt-six mois de tentative de coup d’État contre le pouvoir judiciaire et dix-neuf mois d’une guerre dévastatrice, la société israélienne est épuisée. La succession de scandales de corruption impliquant des membres du cabinet de Netanyahu et ses alliés mine quotidiennement la confiance déjà fragile du public dans le gouvernement, tandis que la crise politique, sociale et institutionnelle s’aggrave chaque semaine.

Il est impressionnant de constater le changement qui s’est produit dans le pays depuis l’arrivée au pouvoir de Netanyahu, en 2009 : la déshumanisation et l’isolement total des Palestiniens, la délégitimation du système judiciaire et la marginalisation de la gauche sont des éléments d’un processus ancien.

Aujourd’hui, près de six décennies plus tard, la « prophétie » de Yeshayahu Leibowitz s’est réalisée. Loccupation a également occupé Israël. L’occupation a également corrompu Israël. Le gouvernement tente de créer un système dans lequel les institutions de l’État n’auront plus d’autonomie. Il essaye aussi de corrompre les forces de sécurité pour ses objectifs politiques.

Les manifestations pour la démocratie se transforment depuis leur début en février 2023. Elles sont passées par différentes étapes et intensités. Elles se sont transformées dans la réalité de la plus longue guerre de l’histoire du pays. Et le point qui est présent dans toutes ces étapes est la manière dont le discours en faveur de la démocratie a changé : y a-t-il des chances que la lutte pour la démocratie en Israël arrive à surmonter sa limitation due à l’occupation, compte-tenu du fait que c’est la principale limitation interne et que l’occupation a fini par l’occuper ? C’est très difficile et cela d’autant plus que la démocratie est menacée partout. Mais c’est la seule possibilité.

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09.06.2025 à 17:46

Face à Trump, les BRICS+ garants de l’ordre international ?

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Face à Trump, les BRICS+ garants de l’ordre international ? La réélection de Trump confirme le retrait assumé des États-Unis de l’ordre multilatéral et marque une rupture qui affaiblit les alliances traditionnelles des Nords. L’Europe, quant à elle, se trouve à un tournant, tiraillée de l’intérieur entre des visions opposées de son avenir géopolitique. Parallèlement, les BRICS+ incarnent des aspirations nouvelles à un rééquilibrage mondial, portées par des puissances des Suds, mais traversées de tensions et d’ambiguïtés. Face à cette reconfiguration, ni l’unité des BRICS+, ni le leadership des Nord ne sont assurés. Entre fragmentation des normes, retour des logiques de puissance et instrumentalisation du discours décolonial, une nouvelle géopolitique de l’instabilité se dessine. Facing Trump, Will the BRICS+ Ensure Global Rebalancing? Trump’s re-election confirms the United States’ assertive withdrawal from the multilateral order and marks a break that weakens the traditional alliances of the Northern-Western countries. Europe, for its part, finds itself at a turning point, torn from within between opposing visions of its geopolitical future. At the same time, the BRICS+ embody new aspirations for global rebalancing, driven by powers from the South and the East, but fraught with tensions and ambiguities. Faced with this reconfiguration, neither the unity of the BRICS+ nor the leadership of the North is assured. Between the fragmentation of norms, the return of power logics and the instrumentalization of decolonial discourse, a new geopolitics of instability is taking shape.

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Texte intégral (5603 mots)

À l’automne dernier, peu avant la réélection de Donald Trump, a eu lieu le sommet des BRICS+ dans la ville de Kazan en Azerbaïdjan. Ces deux événements offrent une certaine vision de l’avenir des relations internationales qui les rendent intimement liés, et nous obligent à les considérer comme deux faces d’une même pièce à travers lesquelles se dessine en partie l’avenir des relations diplomatiques internationales. Le retour de Donald Trump à la tête de la première puissance mondiale peut être vu comme la fin d’une ère où les États-Unis se targuaient d’être les grands pacificateurs de la politique mondiale, prétention renforcée dans les années 90 par la chute de l’Union soviétique, qualifiée par certains de « Fin de l’Histoire » et par d’autres de « mondialisation heureuse », reléguant les discours sur le « choc des civilisations » à un tropisme réactionnaire. Face à la massive médiatisation des déclarations tonitruantes sur la politique étrangère américaine des différents acteurs de la galaxie Trump — à commencer par lui-même, son secrétaire d’État, Marco Rubio, et le directeur de son département de l’efficacité gouvernementale, Elon Musk1, il n’en est pas de même pour les BRICS+ qui, dans les pays occidentaux, reçoivent une attention souvent moindre, malgré un pouvoir sur la scène internationale et une intégration « régionale » de plus en plus avancée. Face à la brutalité discursive du président américain qui déclare vouloir coloniser au choix le Canada ou le Groenland, prendre possession du canal de Panama, déplacer par la force deux millions de Palestiniens pour transformer la Bande de Gaza en station balnéaire, se retirer des différentes conventions et organisations internationales telles que l’Accord de Paris ou l’Organisation mondiale de la santé (OMS) – en somme de faire fi du droit international et de la souveraineté des autres États2 – le discours proposé par les BRICS+ sur l’ordre international est pour sa part beaucoup plus subtil, et nécessite d’être analysé plus en profondeur. Bien que se plaçant sous l’ombrelle du droit international et du respect de l’égalité des États souverains, s’entraperçoivent entre les lignes les desseins d’une politique impérialiste n’hésitant pas à instrumentaliser un ensemble de discours sur l’importante et nécessaire désoccidentalisation/décolonisation des relations et des institutions internationales. La rhétorique des BRICS+ qui s’autoproclament comme les représentants du « Sud global » semble désormais séduire de nombreux pays des Suds – qui ne s’endeuillent guère de la fin d’un monde hégémoniquement dirigé par les États-Unis3 – et nous oblige à nous interroger sur les modèles et scénarios alternatifs mis en place, et en particulier sur le rôle que l’Union européenne pourrait y tenir.

Les BRICS+ entre communauté imaginaire et divergences : quelle opposition à l’Occident ?

Les BRICS+, c’est cet ensemble d’États des Suds qui ont décidé de s’unir, à l’initiative du Brésil, afin de créer des partenariats économiques, politiques et culturels. Composé en 2009 du Brésil, de la Russie, de l’Inde et de la Chine, le groupe est rejoint en 2011 par l’Afrique du Sud, faisant ainsi évoluer l’acronyme de BRIC vers BRICS. Aujourd’hui, il s’est élargi et compte désormais une dizaine de pays, au rang desquels l’Égypte, les Émirats arabes unis, l’Éthiopie, l’Indonésie et l’Iran, auxquels s’ajoutent plusieurs pays dits « partenaires ». On parle alors des BRICS+. En 2025, ce groupe représente plus de 51 % de la population mondiale – il utilise alors le slogan de « majorité mondiale » – et plus de 40 % du PIB mondial. De nombreux pays se sont portés candidats pour l’intégrer. Seule l’Argentine, après l’élection de Javier Milei, proche de Donald Trump, a renoncé à cette initiative, alors que son adhésion devait entrer en vigueur.

Si les spécialistes l’évoquent depuis le début des années 2010, ce n’est qu’à partir des années 2020 et tout particulièrement de l’invasion de l’Ukraine par la Russie que les médias ont commencé à s’intéresser à ce groupe. Aujourd’hui, d’autres pays demandent à être intégrés aux BRICS+, et il y a fort à parier que le trouble semé par Donald Trump sur la scène internationale les y encourage. Il serait néanmoins inexact de considérer les BRICS+ comme un tout indistinct, critique que l’on peut également formuler à la notion de « Sud global », essentialisante s’il en est, qui s’est répandue dans la presse, sans aucune remise en question, alors que l’opération conceptuelle unissant tous les pays dits du « Sud » est loin d’être évidente. Cette notion n’en est pas moins instrumentalisée, à l’instar du président brésilien Lula qui, après son retour en 2023, affirme que le « Sud global » est « un élément incontournable de la solution4 ». Pourtant la guerre au Proche-Orient souligne l’inadéquation des notions globalisantes telles « Sud global » et « Occident » pour appréhender la diversité idéologique et politique des Suds et des Nords. Il devient alors urgent d’explorer la pluralité des projets, des visions et des discours portés par une organisation multilatérale telle que les BRICS+ censée représenter institutionnellement les Suds. Il n’en reste pas moins que l’on peut voir dans les BRICS+, à côté des ambitions singulières de chaque pays, une communauté imaginaire unie autour d’une certaine vision du monde. Bien qu’imaginaire, cette vision peut avoir des conséquences concrètes sur les politiques nationales, comme ont pu en avoir par le passé d’autres communautés imaginaires, et souvent tout aussi mal définies, comme « Tiers-Monde », « Pays en voie de développement », ou évidemment « Sud global ».

Derrière cette unité de façade, les pays membres des BRICS+ utilisent ce forum – ce n’est en effet pas, à proprement parler une organisation internationale – afin de faire avancer leurs propres intérêts qu’ils tentent d’imposer aux autres membres. Dans ce contexte, le poids économique et politique des pays hors de l’organisation joue un rôle déterminant. C’est par exemple le cas de l’élargissement des BRICS+ qui a vu s’opposer le Brésil et l’Inde craignant, entre autres choses et pour des raisons différentes, que cet élargissement ne leur fasse perdre de l’influence au sein du groupe en les diluant dans une masse d’autres pays où règne la Chine, qui manifeste pour sa part une volonté d’expansion évidente et qui se trouve appuyée par la Russie cherchant le soutien international le plus large possible après l’invasion de l’Ukraine5. L’appartenance aux BRICS+ n’empêche d’ailleurs pas la réalisation de projets concurrents tels que la « Route des épices6 » menée par l’Inde de Narendra Modi qui tente de concurrencer les « Nouvelles routes de la soie » de la Chine de Xi Jinping7, ni les délicatesses territoriales comme l’opposition de ces deux pays sur l’Arunachal Pradesh et l’Aksaï Chin. La confrontation indirecte que se livrent l’Égypte et les Émirats arabes unis au Soudan, ou encore le choix de l’Afrique du Sud d’introduire devant la Cour internationale de justice (CIJ) une instance contre Israël alors que les Émirats arabes unis ou le Bahreïn (candidat à l’adhésion aux BRICS+) signent des accords de normalisation avec cet État, témoignent également de ces divergences internes aux BRICS+.

Dans ce contexte de confrontation, le continent africain devient un terrain privilégié pour étudier les jeux d’influence qui opposent non seulement des membres des BRICS+ à des puissances dites occidentales, souvent issues d’anciens empires coloniaux, mais également les BRICS+ entre eux. Des exemples récents illustrent ces dynamiques : au Mali, au Burkina Faso, au Niger et au Tchad, on observe une transition de l’influence exercée par le Nord vers une domination venue du Sud. La Russie a ainsi repris une intense politique africaine qui s’était pourtant grandement effondrée après la Guerre froide où le continent représentait un pôle stratégique pour le bloc soviétique8. Il est particulièrement intéressant d’analyser comment, dans le cadre de ces stratégies d’influence et des opérations d’ingérence numérique étrangère, certains discours décoloniaux légitimes peuvent être détournés pour renforcer d’autres formes d’hégémonies politiques. Cette manipulation de la pensée décoloniale se retrouve également dans un ensemble de discours mis en avant par la Russie dans le cadre d’opérations d’ingérence étrangère déjà amplement documentées9. Pourtant, on remarque qu’il n’y a pas vraiment de réelle coopération économique favorisée par l’adhésion au BRICS+, ni de réels projets culturels. L’Inde et la Chine ont pour leur part besoin des ressources et des débouchés de l’Afrique pour soutenir leur propre croissance. On le constate par exemple dans le secteur des nouvelles technologies où la Chine s’approprie une part importante des terres rares indispensables à la confection d’appareils numériques.

On peut alors s’interroger sur l’essence des BRICS+ et sur les discours qui les unissent. En effet, si on lit les déclarations des BRICS+, en premier lieu celle du sommet de Kazan en 2024, on observe que le groupe se présente comme une véritable opposition à un ordre mondial jugé, et à très juste titre, mené par « l’Occident ». On pourrait alors reprendre ce qu’écrivait dès 1997 Zbigniew Brzezinski : « Un scénario présenterait un grand danger potentiel : la naissance d’une grande coalition entre la Chine, la Russie et peut-être l’Iran, coalition “anti-hégémonique” unie moins par des affinités idéologiques que par des rancunes complémentaires. Similaire par son envergure et sa portée au bloc sino-soviétique, elle serait cette fois dirigée par la Chine10. » Néanmoins, il faut également lutter contre une représentation homogénéisante de ces « rancunes » et de l’opposition à un « Occident global » qui s’exprime très différemment selon les pays des Suds et au sein des BRICS+.

Les BRICS+ et le droit international : rupture ou continuité ?

Ce discours d’opposition à un « Occident global » ressort clairement lorsque l’on s’intéresse aux relations qu’entretiennent les BRICS+ avec le droit international et l’ordre qu’il est censé régir. Ces relations sont en effet souvent présentées sous l’angle de la critique, le droit international étant perçu comme « le code de l’Ouest, par l’Ouest et pour l’Ouest11 ». De et par l’Ouest dans le sens où il serait un ensemble normatif occidentalo-produit et occidentalo-centré se cachant derrière des prétentions universalistes. On retrouve par exemple cela dans les propos d’Ousmane Sonko, Premier ministre d’un pays candidat à l’adhésion aux BRICS+, le Sénégal, pour qui le droit international contemporain participe de « l’importation de modes de vie et de pensée contraires à nos valeurs12 ». Pour l’Ouest car il serait un droit à deux vitesses, un droit du « deux poids, deux mesures », qui ne s’appliquerait pas de la même façon aux États du Nord et aux États du Sud. La guerre à Gaza, moment paroxystique de violation des normes les plus fondamentales du droit international, a actualisé et renforcé cette critique du droit international portée par les BRICS+. Le Président sud-africain, Cyril Ramaphosa, a ainsi rappelé à l’Assemblée générale des Nations Unies, en septembre 2024, que « le droit international ne peut être appliqué de manière sélective13 ».

La focalisation sur cette critique multifactorielle a néanmoins tendance à masquer une autre dynamique de la relation des BRICS+ avec le droit international : l’omniprésence de la référence à ce dernier – et à ses institutions – dans les discours des BRICS+. À titre d’exemple, dans la déclaration adoptée à l’issue du Sommet de Johannesburg en août 2023, les six États fondateurs affirmaient « leur engagement en faveur d’un multilatéralisme inclusif et du respect du droit international » et mettaient en exergue « le rôle central des Nations unies14 ». Dans la Déclaration de Kazan du 23 octobre 2024, les désormais neuf États membres ont réitéré leur engagement en faveur du multilatéralisme et du respect du droit international, ainsi que leur volonté de « maintenir le respect de la paix et la sécurité internationales, [de] faire progresser le développement durable, [d’] assurer la promotion et la protection de la démocratie, des droits de l’homme et de la liberté d’expression15 ».

En dépit d’une volonté de réforme institutionnelle, en particulier du Conseil de sécurité des Nations Unies (volonté partagée par des États des Nords comme l’Allemagne ou la France) et de l’architecture financière internationale, le discours des BRICS+ semble vouloir contribuer à la consolidation des règles fondamentales du droit international tel qu’il s’est constitué depuis 1945. Un bref état des lieux de la pratique contentieuse des membres des BRICS+ révèle une volonté de se saisir des instruments offerts par le droit international afin de faire respecter les normes et de favoriser un règlement pacifique des différends. À titre d’exemple, sur les vingt-et-une affaires contentieuses pendantes au rôle de la CIJ, sept ont été introduites par des États des BRICS+ ou candidats à l’adhésion. La plus médiatisée d’entre elles fut bien sûr l’instance introduite en décembre 2023 par l’Afrique du Sud contre Israël sur le fondement de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. Dans la même dynamique, s’est constitué en janvier 2025, à l’initiative une nouvelle fois de l’Afrique du Sud, le Groupe de La Haye qui rassemble neuf États (dont la Bolivie, Cuba ou encore le Sénégal, tous trois candidats aux BRICS+) et vise à faire respecter et appliquer les règles du droit international dans le cadre du conflit israélo-palestinien16.

Alors, face aux récentes initiatives trumpiennes qui, pour reprendre les mots de l’American Society of International Law, « sapent l’ordre juridique international […] et constit[uent] une abdication sans précédent de la responsabilité américaine laissant un vide qui ne peut qu’inviter au chaos17 », les BRICS+ peuvent-ils être envisagés comme les garants de l’ordre juridique international ? Si l’on s’en tient à une rapide étude des pratiques des BRICS+ au regard de certaines règles fondamentales du droit international, la réponse est aussi courte que claire : absolument pas. L’exemple le plus évident est bien sûr l’agression armée de l’Ukraine par la Russie qui a violé les principes les plus élémentaires de la Charte des Nations unies. L’Afrique du Sud, qui se targue aujourd’hui d’être à la pointe de la lutte pour le respect du droit international, entendait jusqu’à peu quitter la Cour pénale internationale (CPI) et s’était abstenue d’arrêter en 2015 Omar el Béchir, ancien président du Soudan, pourtant sous le coup de deux mandats d’arrêt par la CPI pour des crimes contre l’humanité et crime de guerre commis au Darfour — Cyril Ramaphosa était à ce moment-là vice-président de la République. Si l’on s’intéresse au blocage du Conseil de sécurité des Nations Unies dû aux vétos des membres permanents, la Chine et la Russie ne semblent pas faire mieux que les États-Unis qui, rappelons-le, ont bloqué jusqu’au mois de juin 2024 toute résolution appelant à un cessez-le-feu à Gaza. En effet, les deux membres fondateurs des BRICS+ s’étaient distingués en juillet 2020 par un véto sur une résolution qui concernait l’acheminement transfrontalier de l’aide humanitaire aux civils syriens. Plus récemment, la Russie s’est opposée à une résolution exigeant un cessez-le-feu au Soudan, pays traversé par un conflit qui a déjà engendré treize millions de déplacés soit, selon l’ONU, « la plus grande crise de déplacement forcé au monde18 ». Enfin, si l’on s’intéresse au respect du droit international des droits humains, la simple évocation du traitement de la minorité ouïghoure en Chine, de la minorité musulmane en Inde, du sort des opposants politiques et des minorités LGBT en Iran, en Égypte, et en Russie, permet de comprendre que ces États n’ont que faire des conventions internationales de protection des droits humains qu’ils ont pourtant souvent ratifiées.

Ces quelques exemples permettent de comprendre que, dans leur configuration actuelle, il semble peu probable que les BRICS+ endossent l’habit du garant de l’ordre juridique international. Il apparaît plutôt qu’à l’instar des puissances occidentales, au premier rang desquelles les États-Unis pré-trumpiens – c’est-à-dire avant la répudiation totale du droit international, dans une période où ils prétendaient être les principaux « architectes [et garants] de l’ordre juridique international moderne19 » – les BRICS+ se contentent d’une application à géométrie variable du droit international et cherchent à instrumentaliser les règles de cette normativité internationale pour accroître leur hégémonie sur les Suds qu’ils prétendent pourtant représenter. Grâce à la permissivité du droit international des investissements, les Émirats arabes unis ont par exemple signé un protocole d’accord avec le Libéria prévoyant que le gouvernement de Monrovia cède pour trente ans, à une société dirigée par l’un des membres de la famille régnante de Dubaï, les droits exclusifs sur un million d’hectares de forêts, soit 10 % de la surface de ce pays d’Afrique de l’Ouest20.

Il pourrait en être autrement, car les normes du droit international peuvent réellement permettre de protéger les pays et leur population. Comme l’écrit l’ancien ministre des affaires étrangères mexicain Jorge G. Castañeda : « L’ordre fondé sur des règles peut avoir été criblé d’incohérences, mais il avait au moins des règles, en particulier sous la forme de traités internationaux visant à garantir le bien commun. […] Qu’il s’agisse du commerce, des droits humains, des droits des femmes, de l’environnement, du désarmement, du travail ou de l’exploitation minière sur terre ou en mer, le droit international favorise souvent les pays faibles, pauvres et petits21. » Les pays des BRICS+, États des Suds, pourraient endosser ce rôle de protection des pays les plus faibles et de perpétuation d’un certain ordre mondial.

L’Europe comme Tiers‑Monde

Derrière ces nouvelles dynamiques internationales se pose également la question de la place de l’Europe, et du projet européen, à l’heure où des protagonistes issus des BRICS+ et les États-Unis semblent vouloir régler des conflits, dont certains sur le territoire européen ou historiquement liés à l’Europe, sans la prendre pour autant en considération. Il est alors important de penser quel modèle l’Europe peut proposer dans sa défense de l’ordre international et des principes démocratiques. Cela la transforme en troisième voie, pour ne pas dire en tiers-monde, entre d’un côté, des acteurs s’inscrivant dans la lignée de la politique trumpienne, celle de l’accélération réactionnaire22 et des attaques de l’État de droit et du droit international, et de l’autre, les membres de la communauté imaginaire des BRICS+ dont la vision de l’ordre international semble encore nébuleuse.

L’année 2025 accueillera le prochain sommet des BRICS+ au Brésil, elle sera aussi un moment important pour l’Union européenne qui devra faire un choix sur l’avenir qu’elle se dessine. Elle sera attaquée de toute part, tout d’abord par l’administration Trump faisant pression pour y installer ses alliées réactionnaires, comme le montre le discours du vice-président états-unien J. D. Vance à Munich23 en février 2025 ou encore le soutien décomplexé d’Elon Musk aux différents groupes d’extrême droite, au premier rang duquel l’AFD allemand. Elle sera également minée de l’intérieur par des volontés de rejoindre le modèle libéral-autoritaire24 proposé par Donald Trump, comme en témoigne un ensemble de discours portés par l’extrême-droite continentale lors du premier sommet des « Patriotes pour l’Europe », groupe de députés européens d’extrême-droite créé en juillet 2024, et réuni à Madrid à la mi-février 2025 autour du slogan MEGA pour Make Europe Great Again25.

1Voir dans le précédent numéro de Multitudes l’article G. Cocco et A. Deneuville (2024), « Les deux corps d’Elon Musk Sur la suspension de X/Twitter au Brésil », Multitudes, no 97 (4), 25-35.

2T. Fleury Graff (7 février 2025), « Projet américain à Gaza : que dit le droit international ? », Les Club des juristes.

3Jorge G. Castañeda (4 février 2025), « American Leadership Is Good for the Global South », Foreign Affairs.

4T. Garcin (2024), « “Sud global, BRICS+ : deux notions vraiment géopolitiques ? », Les Analyses de Population & Avenir, no 52(5), 2-31.

5A. Gabuev & O. Stuenkel (24 septembre 2024), « The Battle for the BRICS », Foreign Affairs.

6S. Landrin (3 février 2025) « La nouvelle « route des épices » voulue entre l’Inde et l’Europe perturbée », Le Monde.

7F. Lasserre, B. Courmont & E. Mottet (2023), « Les nouvelles routes de la soie : une nouvelle forme de coopération multipolaire ? », Géoconfluences.

8M. Audinet & K. Limonier (2022), « Le dispositif d’influence informationnelle de la Russie en Afrique subsaharienne francophone : un écosystème flexible et composite », Questions de communication, no 41 (1), 129-148. Et M. Audinet (2024), « “À bas le néocolonialisme !” Résurgence d’un récit stratégique dans la Russie en guerre », Étude de lIRSEM, no 119.

9VIGINUM (2024), « UN-notorious BIG, une campagne numérique de manipulation de l’information ciblant les DROM-COM et la Corse », rapport technique.

10B. Zbigniew (1997), Le Grand Échiquier, Bayard, p. 84.

11B. Lo (6 novembre 2024), « Gaza and re-imagining international order », The Interpreter (Lowy Institute).

12Le Monde (17 mai 2024), « Sénégal : le premier ministre, Ousmane Sonko, s’en prend à la France et à la présidence Macron », Le Monde.

13Discours de Cyril Ramaphosa le 24 septembre 2024 lors du débat général de la 79e session de l’Assemblée générale des Nations Unies.

14Déclaration de Johannesburg, 23 août 2023, § 3.

15Déclaration de Kazan, 23 octobre 2024, § 6.

16P. Wintour (31 janvier 2025), « South Africa and Malaysia to launch campaign to protect international justice », The Guardian.

17« Statement of ASIL President Mélida Hodgson Regarding the United States and the International Rule of Law », 13 février 2025.

18Nations Unies (13 février 2025), « Soudan : l’ONU condamne les attaques des paramilitaires contre un camp de déplacés au Darfour », UN News.

19« Statement of ASIL President Mélida Hodgson Regarding the United States and the International Rule of Law », 13 février 2025.

20C. Bonnerot (17 avril 2024), « La ruée des Émirats arabes unis sur les forêts africaines », Le Monde.

21Jorge G. Castañeda (4 février 2025), op. cit.

22L. Castellani (8 novembre 2024), « Avec Trump, l’ère de l’accélération réactionnaire », Le Grand Continent.

23Le Grand Continent (14 février 2025), « Changement de régime : le discours intégral de J. D. Vance à Munich », Le Grand Continent.

24G. Chamayou (2018), La société ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire, La Fabrique.

25S. Morel & A. Kaval (9 février 2025), « À Madrid, l’extrême droite européenne s’inscrit dans les pas de Donald Trump », Le Monde.

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09.06.2025 à 17:42

Post-comique Neuf thèses

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Post-comique Neuf thèses Cet article s’interroge sur le statut du comique au sein du capitalisme de plateforme contemporain, où le rire semble renforcer les identités et les arrogances, au lieu d’en miner les prétentions en adoptant le point de vue de nos vulnérabilités partagées. Il propose neuf thèses pour saisir ce qui a transformé un comique solidaire en humour identitaire, et pour retrouver un rire carnavalesque à opposer au rire de supériorité. Post-comic Nine Theses This article examines the status of comedy in contemporary platform capitalism, where laughter seems to reinforce identities and arrogance, rather than undermining them by promoting the point of view of our shared vulnerabilities. It proposes nine theses to grasp what has transformed a comedy of solidarity into a humor of identity, and to rediscover a carnivalesque laughter to oppose the laughter of superiority.

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Texte intégral (2749 mots)

Aujourd’hui, la comicité est plus tendue que jamais. On entend souvent dire que plus personne ne supporte les blagues, mais que se passe-t-il si nous ne supportons vraiment plus les blagues ? Il n’y a pas si longtemps, la comédie et le rire étaient une expérience commune de soulagement, comme l’a affirmé Freud. Dans le meilleur des cas, les plaisanteries, les moqueries, les foutages de gueule et les insultes constituaient le fondement d’une sorte de culture universelle – des places de marché de l’époque médiévale aux terrains de jeu du vingtième siècle – d’où pouvaient émerger l’amitié, la camaraderie et la solidarité. Rire ensemble était, concrètement, le premier pas dans la formation de la société. Peut-être que si nous ne pouvons plus rire, nous ne pourrons pas non plus construire une société1.

Nous vivons dans un monde post-comique

Le rire, en tant qu’expérience commune et partagée de connexion entre les personnes au-delà des clivages et des subjectivités personnelles, est érodé par la dynamique particulariste et identitaire du capitalisme contemporain. Plaisanter ensemble (et les uns avec les autres) était autrefois un élément clé de la vie publique qui permettait à un « commun » d’exister et à une solidarité universelle d’émerger. Mais aujourd’hui – avec la privatisation et la marchandisation de chaque espace – un tel public n’existe pas et un tel rire ne s’exprime plus. Le type de comédie qui domine à sa place n’est pas la moquerie universaliste, mais une satire et une critique satisfaites d’elles-mêmes et hautaines. En ce sens, nous vivons dans un monde post-comique.

Le comique nous confronte à la défaillance au cœur de chacun·e

La comédie est devenue une zone de pression au sein de la culture temporaire. Elle suscite des débats sur la censure, l’effacement, le progressisme et même le fascisme (le fascisme et la comédie sont reliés, bien sûr, par une longue histoire). Si les commentateurs·ices (et les comiques elleux-mêmes) sont invariablement tenté·es de se ranger d’un côté ou de l’autre de cette guerre culturelle, iels excluent ainsi la possibilité pour le comique de travailler contre les catégories identitaires du capitalisme contemporain et en faveur de la solidarité universelle qui caractérise la vraie comédie. C’est cet esprit universaliste égaré de la comicité qui risque de devenir un souvenir du passé. Si le vrai comique se définit par quelque chose, c’est par sa capacité à nous confronter à un constat profondément psychanalytique, à savoir que nous sommes tou·tes s des sujets manquants et qu’au cœur de chacun·e demeure la défaillance. La vraie comicité, en ce sens, s’oppose aux valeurs du capitalisme contemporain et est menacée.

Le comique solidaire a été remplacé par l’humour identitaire

Il ne serait pas difficile de prétendre le contraire : la comicité est partout et n’a jamais été aussi centrale dans la vie sociale qu’aujourd’hui. Des mèmes viraux aux emojis de rire interminable, en passant par l’augmentation du nombre d’humoristes rendue possible par les espaces connectés et l’essor du contenu court propulsé par TikTok, le comique façonne les rythmes de la vie quotidienne comme jamais auparavant. Pourtant, ces formes proliférantes d’humour fragmenté produisent un rire privé ou privatisé, qui est symptomatique de la substitution de l’espace public par un monde social morcelé où les individus sont considérés comme des marchandises en concurrence les unes avec les autres. Dans le même temps, les humoristes au sommet du box-office sont plus oppositionnels que jamais. À la comicité de la solidarité s’est substitué l’humour identitaire de la fabrication de l’ennemi. Au lieu de montrer le manque au cœur de la subjectivité, la comédie est devenue capitaliste en ce qu’elle désavoue ce vide universel et crée l’illusion que certain·es d’entre nous sont des sujets complets et authentiques qui sont dans la vérité, tandis que d’autres sont des sujets défaillants et infâmes qui sont dans le faux.

L’humour didactique est devenu la règle

Bien que cela ne rende pas justice à sa thèse, Henri Bergson a écrit que le rire peut souvent provenir d’un sujet verrouillé, dont on ne peut pas froisser les plumes. En d’autres termes, le rire sert à consolider la position déjà établie de celleux qui rient. Il semble aujourd’hui que ce type de rire soit le seul qui subsiste. Mais nous pouvons aller plus loin. En apparaissant comme une réponse instinctive aux choses (on « ne peut pas s’empêcher » de rire), le rire semble identifier un noyau de vérité dans le contenu de la plaisanterie ou de l’observation, validant ainsi la position idéologique exprimée par la blague. Le rire a un pouvoir particulièrement « rétroactif » de ré-établissement et d’enracinement des positions idéologiques. Après avoir ri, l’objet du rire acquiert un statut particulier, une apparence de vérité, qui semble avoir préexisté à la plaisanterie. L’humour didactique est devenu la règle plutôt que l’exception, et il caractérise les deux côtés du débat sur la comicité et la culture « woke » dans lequel on a poussé les discussions sur l’humour.

Le capitalisme numérique restructure les espaces publics définis par l’humour

Les discours woke / anti-woke autour du comique, ou la discussion autour de l’opposition entre « la liberté d’expression » et « la censure », finissent par occulter l’enjeu véritablement important de l’humour aujourd’hui : sa transformation au sein du capitalisme contemporain. Les deux camps de la guerre culturelle autour de la comédie (la brigade de la « liberté d’expression » et celle identifiée à la cancel culture) finissent par contribuer à la mystification de ce qui est réellement en train de changer dans notre relation au rire et à la comicité (et, par conséquent, dans les relations des un·es avec les autres), alors que de nouvelles formes de capitalisme numérique restructurent les espaces publics qui sont définis par l’humour. Pour reconnaître ce qui se passe au sein de la comicité, nous ne devons être ni woke ni anti-woke, mais anticapitalistes.

Le comique est une marchandise plateformisée comme les autres

James Acaster et Ricky Gervais sont un cas d’école de ce qui se passe aujourd’hui dans le monde de la comicité. Ils se sont disputé le titre de comique le plus célèbre sur Netflix en 2022, tout en adoptant chacun une position forte dans l’un ou l’autre camp de la guerre culturelle. Gervais a représenté les défenseurs de « la liberté d’expression », et a ciblé des personnes transgenres dans ses spectacles en tant qu’ennemis du libéralisme contemporain, tandis qu’Acaster s’est autoproclamé défenseur des groupes marginalisés en décrivant Gervais comme l’ennemi fasciste. Tous deux ont connu un succès commercial sans précédent (Gervais a battu le record de ventes de billets pour un seul spectacle en 2023), parce que ces deux positions sont bien récompensées par le marché contemporain. Mais le succès de ces humoristes soutenu par la plateforme numérique Netflix suggère non pas que la comicité est bien vivante, mais que les politiques identitaires (ainsi que ceux qui les commercialisent) ont un rôle à jouer dans l’évolution de la société. Si le comique a peut-être toujours été la proie du marché, aujourd’hui les positions politiques et culturelles deviennent des marchandises et les positions « correctes » nous sont vendues comme des produits que nous sommes obligés d’acheter avec notre rire.

L’humour didactique contemporain tend à réunir la droite et la gauche

Deux blagues sur Donald Trump au cours des deux dernières années – l’une de gauche et l’autre de droite, toutes deux virales – montrent qu’un certain humour didactique bat aujourd’hui son plein. Dans la première, un homme courageux voit un enfant sur le point d’être dévoré par un lion après s’être égaré dans l’enclos d’un zoo. L’homme, qui porte un chapeau MAGA, saute dans l’enclos et met l’enfant à l’abri avant de frapper le lion. Il est ensuite interviewé par un journaliste et se réjouit d’assister à la célébration de son héroïsme dans le journal du lendemain, avant de se réveiller avec le titre suivant : « Un extrémiste de droite frappe un immigrant africain et lui vole son déjeuner ». Dans la deuxième blague, Trump discute de politique étrangère avec son assistant. Il dit : « Plus nous laissons entrer d’immigrants, mieux c’est ». Voyant sa gaffe, l’assistant le corrige : « Moins il y en a [fewer] ». Trump répond : « Je vous ai déjà dit qu’il est trop tôt pour m’appeler Führer 2». Les blagues prennent des positions opposées : l’une critique la tendance des médias de gauche à soupçonner de fascisme chaque acte d’un Républicain, l’autre critique la tendance des Républicains à glisser plus loin vers l’extrême droite. Dans les deux cas, la blague didactique et moralisatrice sécurise la position du sujet qui rit depuis la position « correcte » contre l’autre impur ou corrompu. Ce sont les deux faces d’une même pièce.

Les blagues créent une identification idéologique mais nous rappellent aussi notre vulnérabilité

La comédie nous met face au manque qui est au cœur de la subjectivité. La révélation de ce manque opère de manière universaliste : elle nous relie les un·es aux autres, que nous soyons hommes, femmes, non-binaires, noirs, blancs, intersectionnels, populistes, de gauche ou de droite. Si le comique révèle le manque, c’est parce qu’il produit des (dés-)identifications en relation avec cela et qu’il nous aide à gérer l’anxiété qu’il suscite. Le rire (d’où son lien avec l’anxiété) nous aide à créer et à établir des idéologies. Aujourd’hui, il nous aide surtout à imposer une idéologie capitaliste divisive. Cependant, comme le rire accompagne l’émergence de l’idéologie, il ne peut pas s’empêcher de nous rappeler ce manque dont nous sommes tou·tes – universellement – issu·es. Les blagues créent donc de l’idéologie (et de l’identité), mais elles nous rappellent aussi la contingence et la vulnérabilité.

Le rire carnavalesque s’oppose au rire de supériorité

Bien que Freud soit le théoricien de la comicité le plus connu pour ses idées sur le rire en tant que libération de la répression sociale, c’est le marxiste russe Mikhaïl Bakhtine qui a développé ses idées en direction d’une conception d’un rire universaliste. Contrairement au rire de supériorité, ce rire peut fonctionner comme une sorte de confrontation carnavalesque avec ses propres insuffisances et échecs. Dans ce rire, les rois deviennent des paysans et la gauche devient la droite. Alors que la concurrence du marché capitaliste veut souligner nos différences, ce rire montre notre interdépendance. Bien qu’il émerge souvent sans forme et dans la spontanéité, une troisième blague pourrait nous donner une idée de la manière dont cet humour universaliste pourrait émerger. Jacques Derrida appréciait une blague qui a été ensuite reprise par divers philosophes et utilisée pour faire valoir toute une multitude de points de vue. Dans cette blague, un rabbin, un homme d’affaires et une femme de ménage mettent en scène leur manque de valeur aux yeux de Dieu. L’homme d’affaires et le rabbin se lèvent à tour de rôle et déclarent qu’ils sont indignes. Lorsque c’est le tour de la femme de ménage, elle se lève également et déclare qu’elle ne vaut rien. L’homme d’affaires se tourne alors vers le rabbin et lui demande : « Qui est celle-là qui ose prétendre qu’elle n’est rien elle aussi ? ». Le message de cette blague est que nous sommes tou·tes humain·es, qu’il s’agisse d’un rabbin, d’un homme d’affaires ou d’une femme de ménage, et que nous avons une structure subjective commune. La blague souligne que les riches sont prêts à tout marchandiser, même le manque. C’est ce rien que nous partageons tou·tes en tant que sujets.

Traduit de l’anglais par Jacopo Rasmi

1Ce texte traduit un assemblage d’extraits de l’introduction du livre d’Alfie Bown Post-comedy (Polity, 2024) avec l’autorisation de son éditeur : www.politybooks.com/bookdetail?book_slug=post-comedy–9781509563388

2Le jeu de mots de la blague en anglais est impossible à reproduire en français : « Trump chats about foreign policy to his aide. The more immigrants we let in the better, he says. Seeing his gaff, the aide corrects him, the fewer. Trump replies: I told you not to call me that yet. »

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09.06.2025 à 17:37

Introduction

Citton Yves

On parle beaucoup de dette de l’État, de déficits publics, de nécessaire réduction des dépenses, d’impossible augmentation des impôts. Depuis longtemps. Depuis beaucoup trop longtemps : nous sommes emprisonnés dans une rhétorique austéritaire qui ne conduit qu’à maintenir un statu quo intenable et à paralyser tout projet de bifurcation majeure de nos modes de production et … Continuer la lecture de Introduction →

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Texte intégral (2736 mots)

On parle beaucoup de dette de l’État, de déficits publics, de nécessaire réduction des dépenses, d’impossible augmentation des impôts. Depuis longtemps. Depuis beaucoup trop longtemps : nous sommes emprisonnés dans une rhétorique austéritaire qui ne conduit qu’à maintenir un statu quo intenable et à paralyser tout projet de bifurcation majeure de nos modes de production et de reproduction sociale1.

Cette rhétorique relève du déni : voilà quarante ans que les gouvernements (de droite comme de gauche) promettent de réduire les dépenses publiques tout en se trouvant forcés de les maintenir ou de les accroître. Cette rhétorique opère surtout comme un baillon : alors que les inégalités entre revenus du travail et revenus du capital s’exacerbent, alors que les écoles, les universités, les tribunaux, les hôpitaux gèrent la misère en brutalisant leurs employés et leurs bénéficiaires, les mouvements et les imaginations progressistes sont étouffées par la fausse évidence de devoir « équilibrer les budgets », « satisfaire les marchés financiers » et « réduire la dette ».

Cette majeure de Multitudes s’efforce de déboulonner les fausses évidences d’un des pivots majeurs de cette rhétorique paralysante2 : celui qui articule l’idée commune de la dette à une certaine conception de la monnaie et de la valeur. Yann Moulier Boutang commence par rappeler que les sommes sur lesquelles se battent nos politiciens pour éviter de « creuser la dette publique » sont complètement déphasées par rapport aux besoins réels de la bifurcation écologique. On rabote des dépenses de quelques milliards d’euros – les yeux rivés sur la fin de l’année ou de la législature (équivalent politique de la fin du mois), et infligeant ainsi au tissu des solidarités sociales des coupes d’autant plus révoltantes qu’elles sont quantitativement insignifiantes – alors que c’est à l’échelle de milliers de milliards d’euros, sur les décennies à venir, qu’il faudrait raisonner si l’on était sérieux (ou simplement raisonnable). Il propose une sortie par le haut de l’impasse actuelle, en révisant notre conception du périmètre de l’économie, qui doit être dramatiquement élargie pour inclure les activités de pollinisation, et redonner ainsi une base fiscale à la hauteur des défis écologiques. Il suggère de revisiter les débats du passé autour du dogme catholique pour comprendre la forte articulation entre finance et foi qui doit être repensée dans le cadre de l’Anthropocène.

Un entretien avec Jézabel Couppey-Soubeyran présente quelques-uns des acquis principaux de son ouvrage récent3 pour esquisser la voie d’une bifurcation monétaire mise au service de la bifurcation écologique. D’autres conceptions et d’autres pratiques de la monnaie sont non seulement possibles, mais nécessaires pour passer le cap des transformations énormes imposées par les contraintes environnementales de la cohabitabilité planétaire. La proposition est celle d’une « monnaie volontaire », émise en dehors de toute dette, sur la base de décisions collégiales d’un institut dédié à cette mission et accolé à la banque centrale.

Dès la fin des années 1990, des activistes et des philosophes tentaient de réencastrer les dettes financières dans le cadre plus large des dettes écologiques que les nations colonisatrices dites « développées » ont accumulées (sans jamais les avoir contractées) envers leurs environnements, ainsi qu’envers les populations du « Tiers-Monde ». Nous publions ici un texte bref de Joan Martínez Alier, grand théoricien de l’écologie des pauvres, qui apporte une perspective historique sur la dette écologique – perspective d’autant plus intéressante que ce texte originellement rédigé en 2002 reste dramatiquement actuel vingt-trois ans plus tard, attestant l’immobilisme tragique qui a caractérisé des décennies pourtant souvent perçues comme emportées dans une « accélération » ingérable.

Si la valeur (d’usage) d’un climat habitable ou d’une eau potable est évidente, leur valeur financière (d’échange) reste très difficile à estimer. Les mêmes deux décennies ont vu se multiplier les débats autour de la valorisation des ressources naturelles et d’un « capital vert4 », mais aussi les critiques envers des dérives financières qui dissocieraient les « vraies valeurs » de l’économie réelle des tours de passe-passe de la spéculation boursière. En marge d’un ouvrage décoiffant5, Fabian Muniesa propose ici une réflexion sur les problèmes (politiques aussi bien que conceptuels) posés par les critiques communes de la valeur financière.

Personne ne semble avoir mieux compris (ni surtout exploité) la dimension insubstantielle de la valeur financière, du crédit et des dettes, que les agents qui jouent avec les illusions qui les entourent. Rodrigo Nunes analyse le rôle central que jouent aujourd’hui – en particulier autour d’une Maison Blanche occupée par un illusionniste-en-chef – les pyramides de Ponzi basées sur le mécanisme du pump-and-dump. Entre la créance financière et la croyance leurrée, la limite est ténue. C’est toute la politique trumpiste (à l’avant-garde d’un mouvement bien plus large allant de la Hongrie d’Orban à l’Argentine de Milei) qui semble reposer sur une capacité à « pomper » (pump) des espoirs de gains investis dans des entités vaporeuses (shit-coins), qu’on liquide (dump) avant que tout le monde ne s’aperçoive de leur inanité – non sans avoir significativement redistribué au passage les crédits comme les endettements des différentes parties prenantes6.

L’exigence d’ancrer la confiance dans les « vraies valeurs » de l’« économie réelle » n’assure pourtant pas forcément le succès d’une politique révolutionnaire qui prendrait au sérieux les besoins de la bifurcation écologique. Giuseppe Cocco revisite l’épisode des assignats qu’a connu la Révolution française des années 1790, en le contrastant avec la politique monétaire de déconnexion de la monnaie britannique de tout substrat matériel (terre, or, argent), pour suggérer qu’une confiance en la confiance est peut-être plus (efficacement) révolutionnaire qu’un retour (impossible ?) à une fondation matérielle de la monnaie et de la valeur.

En s’appuyant sur Spinoza (ainsi que sur David Graeber et quelques autres) pour penser la médiation monétaire, Adèle Morerod et David Pagotto reviennent à la question centrale de la dette pour l’éclairer de deux pratiques qu’on associe plus généralement au domaine du religieux qu’à celui de l’économie : celle du jubilé par lequel, dans le monde de l’Ancien Testament, le décompte des dettes était périodiquement remis à zéro, et celle du présage, qui ritualise une anticipation de l’avenir aujourd’hui plus que jamais au cœur de nos mécanismes financiers (investissement, spéculation, produits dérivés7). Réenvisager dette et valeur au prisme spinoziste du « théologico-politique » ne va bien entendu pas sans faire de la finance, de la monnaie et de l’économie en général une affaire d’affects (c’est-à-dire de flux de croyances et de désirs) autant que de biens ou de services.

La bifurcation écologique ne nous impose-t-elle pourtant pas d’envisager la valeur et la dette d’une façon complètement nouvelle, qui cesse de s’imaginer détachée des réalités concrètes, environnementales, énergétiques de nos formes de vie matérielles (et de leurs limites physico-biologiques inhérentes) ? Le collectif disnovation, composé autour de Nicolas Maigret et Maria Roskowska8, propose ici une voie de bifurcation radicale, qui refonderait la valeur économique sur la réalité écologique de l’énergie solaire. Que se passerait-il si l’on entreprenait de recalculer ce que chaque personne, ville, pays, continent consomme et transforme à partir de la disponibilité de cette source de vie (par la photosynthèse) et d’énergie (par les panneaux photovoltaïques) dont dépend l’essentiel de nos existences ? Comment mesurer en « parts solaires » les dettes que nous contractons les uns envers les autres (humains et autres qu’humains, d’aujourd’hui et de demain) en consommant un plein d’essence, un beefsteak ou une bande passante de 5G ?

En revisitant les articles de ce dossier, Yves Citton fait saillir l’importance de la notion d’« actif » (asset) qui sous-tend nos calculs actuels de qui doit quoi à qui (versant dette) ou de qui investit quoi et comment (versant crédit). L’opération d’assettisation (au fondement du capitalisme) permet de mieux comprendre comment nos économies extractivistes « activent » nos faits et gestes, et comment cette forme très particulière d’activation opère simultanément comme un tremplin pour des futurs toujours à inventer, et comme une ligature qui étrangle aujourd’hui toute réalisation d’une véritable bifurcation écologique.

Entre ce qui nous oblige les unes envers les autres et ce qui strangule les besoins de certaines d’entre nous (pour le plus grand profit de certains autres), entre les croyances et les créances, entre la foi, la confiance et la finance, ce dossier s’efforce de mesurer ce que nos conceptions économiques (apparemment objectives et scientifiques) doivent à une appréhension des liens (traditionnellement perçus comme religieux) qui nous attachent et nous libèrent tout à la fois. C’est seulement en resituant les discours étroitement focalisés sur la dette (des États) et les déficits (publics) dans ce plus large cadre d’obligations indissociablement sociales et écologiques qu’on parviendra à sortir notre époque du rigorisme budgétaire fétichiste qui l’étouffe actuellement.

Des voies de sortie s’esquissent déjà. Outre la taxe Pollen et le revenu universel, promus de longue date par Multitudes, de nombreuses propositions et expérimentations de leviers s’esquissent à diverses échelles pour, comme l’écrit bien Érik Bordeleau, « former des boucles récursives capables faire advenir de nouvelles écologies de financement, […] des modes de production et de distribution de la valeur qui soient soutenables en une époque de profondes transformations culturelles et écologiques, […] au sein d’un portefeuille métastable d’obligations sociales et de participations anarchiques qui nous rendent irréversiblement – et joyeusement – endettés les unes envers les autres9 ». Nous y reviendrons dans notre numéro 100 et au-delà.

1Voir sur ces points, Yann Moulier Boutang, « La Septième République rampante et les impossibles programmes de la politique institutionnelle », Multitudes no 97 (2024), p. 148-160.

2Multitudes avait déjà consacré la mineure de son no 49 (2012) à la question Dette, quelle dette ?, p. 163-197, après avoir publié un Hors Champ de Yann Moulier Boutang intitulé « La dette, la vie et la mauvaise économie. Éloge intempestif de la dette » dans le no 48 (2012), p. 139-147.

3Jézabel Couppey-Soubeyran, Pierre Delandre et Augustin Sersiron, Le pouvoir de la monnaie. Transformons la monnaie pour transformer la société, Paris, Liens qui Libèrent, 2024.

4Voir par exemple Christian de Perthuis et Pierre-André Jouvet, Le Capital vert. De nouvelles sources de la croissance, Paris, Odile Jacob, 2013.

5Fabian Muniesa, Paranoid Finance, Cambridge, Polity, 2024. Voir aussi Martijn Konings, Capital and Time : for a New Critique of Neoliberal Reason, Stanford University Press, 2018, et Robert Meister, Justice Is an Option. A Democratic Theory of Finance for the 21st Century, Chicago UP, 2021.

6Voir Ben McKenzie & Jacob Silverman, Easy Money: Cryptocurrency, Casino Capitalism, and the Golden Age of Fraud, New York, Abrams Press, 2023.

7Le numéro 71 (2018) de Multitudes avait consacré sa majeure au thème Dériver la finance, pour analyser ces types de mécanismes.

8Leurs œuvres et leurs textes sont disponibles en ligne, en anglais et en français, sur leur site http://disnovation.org/index.php. Le projet présenté ici, Solar Share, est accessible sur https://tss.earth/ ainsi que sur https://disnovation.org/eatingthesun.php.

9Érik Bordeleau fait référence au projet The Sphere As, initié avec Sara de Vylder & Olle Strandberg Colling, frayant de nouvelles façons de financer, produire et distribuer des performances circassiennes (« The Sphere As Speculative Gesture. On the Precursive Art of Imagineering Cosmo-Financial Flows », Weird Economies, 12 juin 2021).

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09.06.2025 à 17:36

Quelle finance pour la bifurcation écologique (et quels retours sur le passé) ?

Moulier Boutang Yann

Quelle finance pour la bifurcation écologique (et quels retours sur le passé) ? Cet article commence par rappeler que les sommes sur lesquelles se battent nos politiciens pour éviter de « creuser la dette publique » sont complètement déphasées par rapport aux besoins réels de la bifurcation écologique. On rabote des dépenses de quelques milliards d’euros, alors que c’est à l’échelle de milliers de milliards d’euros, sur les décennies à venir, qu’il faudrait raisonner. Il propose une sortie par le haut de l’impasse actuelle, en révisant notre conception du périmètre de l’économie, qui doit être dramatiquement élargie pour inclure les activités de pollinisation, et redonner ainsi une base fiscale à la hauteur des défis écologiques. Il suggère de revisiter les débats du passé autour du dogme catholique pour comprendre la forte articulation entre finance et foi qui doit être repensée dans le cadre de l’Anthropocène.

What Kind of Finance for the Ecological Bifurcation (and What Kind of Return to the Past)? This article begins by reminding us that the sums our politicians are fighting over to avoid “deepening the public debt” are completely out of step with the real needs of the ecological bifurcation. We’re cutting spending by a few billion euros, when we should be thinking in terms of thousands of billions over the coming decades. It proposes to broaden our conception of the perimeter of the economy to include pollination activities, only way to restore a tax base commensurate with ecological challenges. It suggests revisiting past debates around Catholic dogma to understand the strong link between finance and faith, which needs to be rethought in the context of the Anthropocene.

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Texte intégral (3897 mots)

Le retour du religieux dans les questions domestiques de la maison Terre

Depuis les premiers cris d’alarme du club de Rome de 1972 sur les limites de la croissance, vite relayés par les écologistes dans les années 1980-2000, jusqu’aux sommets internationaux des conférences pour le climat (COP), la finitude du système de la vie sur Terre n’est plus un tabou. Avant, il suffisait de botter en touche sur la durée de vie restante de l’étoile soleil (de l’ordre de 9 milliards d’années) pour éloigner assez confortablement la question. À partir du moment où la question n’était plus la durée de vie de l’astre terrestre quand le soleil commence à s’éteindre, mais la soutenabilité du vivant dont l’humain n’est qu’une partie (même si les théologiens à la Pierre Teilhard de Chardin y voyaient le couronnement absolu de la création), la possibilité d’une extinction de l’espèce humaine au sein des espèces vivantes (car ces dernières sont devenues dépendantes de façon palpable du sort de la biodiversité, ainsi qu’en témoignent les discussions en cours sur l’état de la sixième extinction des espèces terrestres) a quitté l’univers de la science-fiction.

Le vocabulaire du développement économique, de l’économie politique, de la vie sociale s’est mis à perdre la belle et commode indépendance qu’il avait acquise depuis les XVIIe et XVIIIe siècles vis-à-vis des questions du salut, de la survie, de l’au-delà. Bref, on assiste à un retour du religieux, si par religio on entend le lien avec l’invisible, l’incertitude absolue, un futur plus ou moins proche, sur lequel l’humanité spécule, c’est-à-dire regarde vers son avenir. Ce qui provoque chez les esprits éclairés, amis des lumières rationnelles et pas seulement chez les climato-sceptiques, une exaspération fréquente à l’égard du « souffle écologique » comme des divers « prophétismes » qui fleurissent sur l’avenir de Gaia.

Or les questions du lien du présent avec le futur, celui des générations actuelles avec celles à venir, conditionnent largement l’ensemble des conditions d’exercice de la finance et de l’économie – aussi bien la création de monnaie que celle du crédit et de l’endettement des agents privés et publics, voire des organismes internationaux.

Ces questions auraient pu être laissées de côté : sur le seuil du temple de la finance, les agents auraient été priés de laisser leurs croyances à l’entrée, pour préserver la « laïcité » de la « science économique ». Mais il est d’ores et déjà trop tard en raison de la taille de l’éléphant écologique qui est déjà dans la pièce et de l’âpreté des conflits d’ores et déjà engagés.

Le véritable Himalaya est déjà là (sans proportion avec le jeu dérisoire des finances publiques des États)

Les comptables en tout genre, de Monsieur-tout-le-monde à la distinguée Cour des Comptes, soulignent le caractère intenable à long terme de l’endettement des États quand on compare leurs engagements sociaux (réduire la pauvreté persistante malgré 82 ans d’État-Providence beveridgien, assurer un bien-être croissant à une population vieillissante à l’échelle mondiale) à leur ressource fiscale, à leur taux d’endettement et last but not least, à l’état de leur appareil productif. A fortiori si l’on ajoute le moindre engagement sérieux sur le plan environnemental, et maintenant sur celui de la défense. Ce hiatus suscite des vocations tardives d’alpinistes et les conseillers du Prince ressemblent à des sherpas pour excursions touristiques dans les camps de base.

Car, à dire vrai, l’abîme n’est pas au-dessus de la tête du Gascon Bayrou – avec un Himalaya seulement 2,6 fois plus haut que ses Pyrénées, quand des milliers d’avions de tourisme et d’affaire le tutoient quotidiennement – mais sous nos pieds, partout, du plus petit insecte à l’Amazonie.

Nous avons dans notre France, pauvre en flux de production annuels mais riche en patrimoine, un budget de l’ordre de 3 000 milliards d’euros. Nous cherchons – et quelle bagarre de chiffonniers ! – une centaine de milliards d’économie (en rabotant au passage dans les dépenses de santé, d’éducation, le financement des associations qui aident les migrants, les budgets de dépenses écologiques, dont les zones à faible émission). Le montant de la dépense écologique à engager par an pour gagner la course entamée pour limiter le réchauffement climatique à 2 degrés en 2050, devrait être de 3 000 milliards par an, chiffres astronomiques et pas himalayens du tout. Et à l’échelle mondiale, c’est encore pire.

Comment veut-on qu’une bonne partie des écologistes, à l’instar de nouveaux Platoniciens, ne soient pas tentés par une dictature écologique, quand la mise en discussion permanente de la raison démocratique grignote systématiquement les quelques avancées volontaristes dans un marchandage de maquignons de foire ? À l’opposé, le modèle chinois de solutions autoritaires passe plus vite à la voiture électrique, aux panneaux solaires et aux éoliennes. Cet objectif se révèle toutefois illusoire quand on raisonne en cycle de vie : il faut entre vingt et cinquante ans pour amortir complètement le désastreux bilan carbone de ces gadgets technologiques. Ce nouveau despotisme éclairé lance également le barrage de Motuo de 60 gigawatts, le triple du barrage des Trois Gorges, aux répercussions climatiques phénoménales pour la vallée du Gange en aval, ou il exploite les terres rares de l’Afrique au prix de guerres civiles au Congo Kinshasa ou en Rwanda.

Une méconnaissance persistante de la pollinisation

Entre les lenteurs « démocratiques » exaspérantes et l’aventurisme pressé des régimes illibéraux, l’évaluation exacte du rythme nécessaire n’est pas au rendez-vous. Pourquoi une telle sous-évaluation ? On ne peut pas dire qu’on n’était pas prévenu. Les économistes auraient dû imaginer au moins cette possibilité à défaut de savoir la mettre en œuvre. Deux raisons n’ont pas amélioré leurs capacités prédictives (qui n’avaient déjà rien de mirobolant). D’abord, une sous-estimation systématique de la complexité du vivant, et de la biodiversité en particulier. Elle ne fait que traduire une véritable infirmité plus générale à endogénéiser, dans le calcul économique, les externalités négatives, et surtout les externalités positives, qui ne se voient pas et ne nous envoient ni bulletin de naissance ni faire-part de décès. Heureusement, là où croît le péril croit aussi ce qui sauve, comme dit Hölderlin, car il se pourrait que les vraies ressources reposent dans ces externalités positives largement ignorées jusqu’à présent, beaucoup plus que dans la logique des terres rares accessible à l’intelligence reptilienne de Trump.

Nous sommes engagés vis-à-vis de la vie globale sur la terre, « embarqués » disait Pascal. Nous devons quelque chose que nous prenons comme un dû, un acquis, alors que notre légèreté passée et actuelle pourrait conduire, plus vite qu’on ne pense, à ce que la Nature, qui nous a fournis et a persisté à nous prêter, fasse banqueroute. D’où la nécessité de parier selon de nouvelles règles et de renflouer massivement la banque de la création, face au rush de ceux qui pensent pouvoir retirer leurs économies pour se fabriquer pour eux seuls une nouvelle vie sur Mars. L’échappée dans une lointaine exoplanète n’est plus à l’agenda, si tant est qu’une telle perspective ait jamais existé sauf dans les bulles de cristal de kétamine d’Elon Musk. Mesurer l’endettement possible de l’humanité sans partir de l’évaluation du risque écologique global que fait peser la dette écologique n’a guère de sens, mais en même temps et paradoxalement, cela implique de multiplier la mise au pari.

Et c’est là où se joue la partie. Si vous gardez la conception de la richesse d’Ancien Régime (celle de l’économie politique de Montchrétien, Smith, Ricardo, Marx et tutti quanti, le marginalisme suivant n’étant qu’une énorme fuite en avant puisqu’on ne raisonne plus sur le stock accumulé donné pour acquis), et même avec les raffinements de Keynes, vous tournerez en rond (ce qui ne serait pas grave après tout, si cela n’engageait que vous). Mais la méconnaissance partielle ou totale de la pollinisation omniprésente dans les systèmes vivants – qui fait que pour une production de valeur marchande d’un milliard d’euros, il faut une activité de pollinisation dont la valeur est 750 à 5 000 fois supérieure1 – entraîne une vision mutilée de la valeur, une sous-estimation dramatique des externalités positives et empêche de comprendre la biodiversité au cœur du vivant.

Un autre calcul financier de réparation, et de sortie par le haut

Cette erreur d’estimation de la valeur réelle entraîne les ravages du vivant et de la planète par un extractivisme aveugle, mais surtout empêche de voir là où il faut chercher les ressources pour entamer une réparation des dégâts du productivisme.

Nous arrivons donc à trois propositions cardinales :

1. Les sommes nécessaires à la réparation des dégâts infligés au vivant terrestre sont gigantesques. Elles réclament des moyens financiers que seul un endettement massif permettrait de réunir. C’est la première mauvaise nouvelle.

2. Si l’on se propose de mettre comme contrepartie de cette dette écologique massive la vieille économie de production marchande, même portée à un point de surchauffe extrême, on n’y arrive pas. C’est la seconde mauvaise nouvelle.

3. En revanche, si l’on met en regard de la nouvelle dette écologique (gigantesque) les promesses de l’économie de pollinisation, le pari est tenable, jouable. C’est seulement à cette hauteur-là qu’on trouvera une façon d’échapper à l’impasse.

Cette dernière proposition explique pourquoi il faut inventer une nouvelle finance. Pas de bifurcation écologique possible, sans nouvelle finance. Par « finance », on entend ici tous les moyens de mettre à la disposition des agents économiques, publics comme privés, les moyens d’échanger et de comptabiliser les créances et les dettes étalées sur le futur de long terme (donc au-delà de six mois, sur des dizaines d’années). Il faut évidemment inclure dans la finance les régimes d’imposition des différentes formes de richesse, y compris les niveaux d’endettement et les garants correspondants. La dimension de 50 ans a déjà servi dès l’Antiquité d’effacement de la dette avec le jubilé.

Le réassurance par la nature et par les religions

Évidemment, on ne se sert du lourd appareillage de la finance (sortir du troc de l’échange de biens, emprunter à long terme, comptabiliser et comparer l’ensemble des transactions) que pour des montants qui en valent la peine. La finance jouait un rôle bien moindre dans les sociétés à basse intensité d’échange, pour des montants modestes, ou pour une reproduction cyclique qui remet les compteurs à zéro au bout de 50 ans. La Nature se reproduisait à l’identique et l’empreinte humaine sur la planète était jugée négligeable (même si elle ne l’était pas, rétrospectivement, voire l’exemple du désastreux passage du paléolithique à la révolution néolithique). C’est avec la conquête, dans les sociétés « chaudes », de l’irréversibilité du temps que le poids de la dette s’est accru et que sa négociation récurrente a occupé de plus en plus de place dans le cours ordinaire de l’économie.

Pendant très longtemps, la Nature a servi de garant à la levée de la dette. Elle était le « préteur en dernier ressort », véritable réassureur de tous les systèmes d’assurance contre la défaillance des emprunteurs. C’est là où la perspective de sa finitude (comme le bien patrimonial par excellence qui pouvait changer d’usufruitiers ou de possesseurs) a changé radicalement la donne.

Ainsi les religions créationnistes monothéistes introduisent-elles une discontinuité totale entre la création et son créateur, qui lui préexiste et qui peut l’anéantir, ou la sauver de la destruction totale. Cela introduit une possibilité de finitude radicale, ou de salvation partielle ou totale. Dans le culte égyptien, on spéculait sur un mode d’existence après la mort, avec pour assurer la conservation du corps la dépense de l’embaumement et la pesée des âmes. Investissez dans la vie éternelle, y compris dans la résurrection des corps annoncée dans le credo de Nicée, récité tous les dimanches. Foi et finance sont des produits dérivés de la même source étymologique (la fides de la fidélité). La religion chrétienne a fait très fort dans la financiarisation de la vie éternelle : aucune compagnie d’assurance athée n’est parvenue à surenchérir.

C’est un chapitre fascinant de la finance, (quoique peu exploré par nos modernes économistes) que celui des ajustements réciproques du dogme entre le contenu du symbole de la foi et les nécessités du financement de l’Église comme institution centralisée, avec un personnel spécifique qui deviendra le modèle de l’État moderne à partir de la Réforme grégorienne (1049 à 1099 de Léon IX à Urbain II en passant par Grégoire VII).

Querelles dogmatiques et besoins financiers

On sait que l’établissement du symbole de la foi chrétienne, c’est-à-dire le contenu théologique du dogme (notamment au Concile de Nicée en 325 convoqué par Constantin, le premier Empereur romain converti) s’étendit sur plusieurs siècles et eut à trancher entre plusieurs solutions pour la conception de la Trinité (les rapports entre Dieu le créateur, la nature du fils Jésus, celle enfin du Saint-Esprit, mais celle aussi de la Vierge Marie, mère de Dieu, Theotokos ou pas). Chaque réponse décréta quelle serait la définition jugée correcte, et celle rejetée comme hérétique. Entre Nestoriens jugeant qu’en Jésus-Christ cohabitait deux substances (l’une divine et l’autre humaine), les Monophysistes pour qui Jésus-Christ n’avait qu’une nature divine (revêtue d’une apparence humaine), et les Ariens pour qui la nature humaine du Christ s’éleva jusqu’à la divinité, les affrontements furent violents. Il en allait de la « rédemption » (soit du rachat possible) de l’humanité comme nature créée.

L’incertitude et l’indécision du Salut venant du Messie était plus forte encore dans la religion juive, puisque le Messie demeurait et demeure totalement à venir. Le futur de la création humaine a été davantage précisé dans les deux religions chrétiennes et musulmanes suivantes – avec quelques risques au passage, comme le manichéisme avec deux principes créateurs, ou l’hérésie cathare avec deux parties de l’humain, l’une pure et sauvable (l’âme), l’autre œuvre du Malin et vouée aux enfers.

On comprend l’enjeu financier de ce qui nous apparaît à tort comme des arguties sectaristes : la précision du contenu de la foi en la vie éternelle doit entraîner une adhésion des fidèles et, par là même, élargir le cercle des clients des obligations ou des actions de l’entreprise de la Sainte Église du Salut. L’extrême complexité des titres de croyance certifiés par le baptême, les divers sacrements et un clergé – dont la sophistication dépasse de loin celle des agents financiers modernes – s’explique par le besoin de lutter contre le péril de la simonie (escroquerie en bourse) ou du nicolaïsme (captation d’héritage via le refus ou détournement du célibat). Elle va toutefois poser un problème majeur dès que les besoins de financement de l’Église, après la Réforme grégorienne, se feront de plus en plus pressants : il s’agit en particulier du besoin d’emprunter en recourant au taux d’intérêt, moyen officiellement refusé aux croyants chrétiens comme musulmans sous le prétexte que l’argent, étant stérile, ne saurait produire des descendants, faire des petits, ni donc donner lieu à des remboursements augmentés d’intérêts.

Du côté catholique, la condamnation du taux d’intérêt mise en place au concile de Latran (en 1314 et à Paris en 1532) prétend s’inspirer de l’Antiquité. Cette condamnation n’empêche nullement la pratique largement répandue du prêt à intérêt (à des taux ayant atteint 16 % à 18 % par an, six siècles avant notre ère, alors qu’ils ont été de 4 % à 12 % aux premiers siècles avant et après l’ère chrétienne2. Les Juifs pratiquent l’usure comme les Cahorsins et les Lombards chrétiens, et il faut attendre l’explication entièrement inventée par l’avocat bordelais français Etienne Cleirac3 en 1647 pour que se répande la légende selon laquelle les Juifs seraient à l’origine du capitalisme. Cette légende va passer au siècle des Lumières puis être à l’origine au XIXe siècle de l’antisémitisme européen comme de la haine de la finance, phrase banalisée par un ancien président de la République. La papauté romaine, transportée en France sous le règne de Philippe IV le Bel en Avignon (époque de la liquidation de l’ordre des Templiers et de l’expulsion des Juifs en 1306), va recourir aux banquiers juifs qu’elle contrôle, tandis qu’elle interdit aux chrétiens de le faire.

Ce détour par le passé des dogmes et des finances de l’Église catholique, ainsi que par les origines de l’antisémitisme et d’un certain anticapitalisme est riche d’enseignement pour notre période actuelle, confrontée à une crise de la croyance en l’avenir de la Terre, et donc du bipède sans plumes qui y évolue encore. Il nous aide à comprendre que les besoins colossaux de financement de la bifurcation écologique sont appelés à générer des querelles doctrinales dans la nouvelle religion écologique. La finance « verte », la réalité ou la possibilité d’une « industrie verte », l’émission de produits financiers diversifiés et capables d’attirer l’épargne patrimoniale, la « verdisation » (c’est-à-dire la conversion idéologique) des fonctionnaires des États et des ONG – c’est cela qui va constituer notre futur immédiat.

Il faut mettre la finance au travail, mais sérieusement.

1Voir mon livre Labeille et léconomiste, Carnets Nord, Paris 2011.

2Nabil Khoury, « La condamnation de l’usure dans le Christianisme et dans l’Islam », Assurances et gestion des risques, no 85 (1-2), p. 1-25, https://id.erudit.org/iderudit/1051314ar

3Voir l’excellent livre de Francesca Trivelatto, Le capitalisme et les Juifs. Aux origines dune légende, traduction au Seuil, Paris, 2025, et ma recension de cet ouvrage dans L’Archicube de l’ENS Ulm.

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09.06.2025 à 17:34

Une bifurcation monétaire pour la bifurcation écologique

multitudes

Une bifurcation monétaire pour la bifurcation écologique Cet entretien avec Jézabel Couppey-Soubeyran présente quelques-uns des acquis principaux de son ouvrage récent, co-écrit avec Pierre Delandre et Augustin Sersiron, pour esquisser la voie d’une bifurcation monétaire mise au service de la bifurcation écologique. D’autres conceptions et d’autres pratiques de la monnaie sont non seulement possibles, mais nécessaires à passer le cap des transformations énormes imposées par les contraintes environnementales de la cohabitabilité planétaire. La proposition est celle d’une « monnaie volontaire », émise en dehors de toute dette, sur la base de décisions d’un institut dédié à cette mission et accolé à la banque centrale. A Monetary Bifurcation for the Ecological Bifurcation This interview with Jézabel Couppey-Soubeyran presents some of the main achievements of her recent book, co-authored with Pierre Delandre and Augustin Sersiron, to outline the path of a monetary bifurcation put at the service of ecological bifurcation. Other conceptions and practices of money are not only possible, but necessary if we are to overcome the enormous transformations imposed by the environmental constraints of planetary cohabitation. The proposal is for a “voluntary currency”, issued free of debt, based on the decisions of an institute dedicated to this mission and attached to the central bank.

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Texte intégral (6026 mots)

Cet entretien avec Jézabel Couppey-Soubeyran, maîtresse de conférences à lUniversité Paris 1 Panthéon-Sorbonne et conseillère auprès de lInstitut Veblen, a été réalisé en marge de la publication de louvrage Le pouvoir de la monnaie. Transformons la monnaie pour transformer la société, quelle a publié avec Pierre Delandre et Augustin Sersiron aux éditions Les Liens qui Libèrent en janvier 2024. Ses propos reprennent les principaux arguments de cet ouvrage collectif 1, dont elle développe ici quelques implications.

Multitudes : Pourquoi proposez-vous la création dun nouveau mode de création monétaire ?

Jézabel Couppey-Soubeyran : Nous partons de la constatation que la politique budgétaire est aujourd’hui enferrée dans ce que nous appelons « le triangle infernal des finances publiques », qui comporte actuellement trois contraintes : 1. des recettes fiscales minées par la concurrence fiscale internationale, voire parfois par la concurrence fiscale interne à certains pays, entre régions ; 2. des dépenses publiques contraintes par la norme européenne qui interdit au déficit de dépasser les 3 % du PIB, alors même que les dépenses incompressibles doivent augmenter pour relever de nombreux défis comme la prévention et l’adaptation aux bouleversements climatiques ou la prise en charge d’une population vieillissante ; 3. un ratio de 60 % du PIB que la dette publique ne peut pas dépasser, selon les traités européens, sans parler du poids de la charge d’intérêt qui pèse sur le budget de l’État quand sa dette est élevée.

Pour sortir de cette impasse, nous proposons une réforme de nature monétaire qui vise à émettre de la monnaie en dehors de toute dette, sur la base de décisions – informées et soupesées – d’un institut d’émission dédié à cette mission et accolé à la banque centrale. Le but en est de financer par subvention la bifurcation écologique et sociale là où cela s’avère nécessaire. Ce mode d’émission monétaire étant la traduction d’une volonté politique, nous l’avons appelée « monnaie volontaire » ou « monnaie-subvention » par opposition à la « monnaie bancaire » ou « monnaie-dette » qui est émise par les banques commerciales et centrales à partir des crédits qu’elles accordent ou de l’achat de titres financiers. Ce mode volontaire de création monétaire ne viendrait pas remplacer ceux de la monnaie bancaire, mais il les compléterait pour financer ce qui est écologiquement ou socialement indispensable mais financièrement non rentable.

Dans notre proposition cohabiteraient donc trois modes d’émission monétaire : les deux modes bancaires d’émission qui aujourd’hui financent les activités rentables privées et publiques – qui sont le mode « bancaire » traditionnel par le crédit, ainsi que celui plus contemporain par achat de titres que nous nommons mode « acquisitif » – et le mode volontaire d’émission pour financer le non-rentable.

M. : Quest-ce qui vous conduit à penser quun changement monétaire dordre technique pourrait entraîner une bifurcation écologique majeure ?

J. C.S. : Dans notre ouvrage Le pouvoir de la monnaie, nous revenons sur la longue histoire de la monnaie et au regard de celle-ci, nous en retirons un grand enseignement : « Les grandes bifurcations sociétales sont aussi des grandes bifurcations monétaires. Les unes ne vont pas sans les autres. ». En témoignent ces grands virages monétaires historiques. Les monnaies non marchandes des communautés tribales, les monnaies de compte de l’antiquité mésopotamienne ou égyptienne, les pièces de monnaie métalliques grecques frappées par le Souverain, le développement de moyens de paiement privés par des proto-banques à la fin du moyen-âge, l’avènement de la monnaie bancaire au XIXsiècle : à chaque fois, une révolution monétaire a permis une véritable révolution sociétale. Notre système actuel, celui d’une monnaie bancaire, encastrée d’abord dans le marché du crédit (les banques la créent en accordant des prêts) et ensuite dans le marché des titres financiers (les banques la créent en achetant des actifs), a été façonné pour la quête d’accumulation : c’était la monnaie d’un projet capitaliste d’abord marchand, puis industriel et enfin financier, conçue pour la croissance économique, pour faire de l’argent avec de l’argent, pour aller au plus vite au plus rentable.

Or, ce n’est pas avec cette monnaie bancaire encastrée dans la dette, cette monnaie condamnée à la rentabilité financière par le poids des remboursements et des intérêts, que l’on pourra financer les masses d’investissements indispensables mais non rentables que requiert la bifurcation écologique et sociale. La monnaie bancaire créée à la demande d’emprunteurs pour financer des projets financièrement rentables ou prêtée à l’État pour assurer les investissements publics ou soutenir la consommation (et donc les entreprises) via des transferts sociaux n’est pas adaptée à un contexte où les investissements écologiques sont massifs et très souvent à rentabilité financière nulle ou négative. Ces projets nécessitent des subventions. Peuvent-elles reposer sur le budget de l’État ? Si ce n’est pas le cas, il faut trouver des solutions alternatives.

Plusieurs propositions monétaires sont envisageables. Faudrait-il, par exemple, remettre en place des programmes d’achats de titres publics par la banque centrale européenne, adossée à des emprunts publics pour des investissements dans la transition écologique ? Cette solution rassurerait les investisseurs et permettrait aux États de se financer à moindre taux. Mais la dette continuerait d’augmenter, les inégalités aussi (car cette solution profite avant tout aux rentiers détenteurs de titres de dette publique) et l’instabilité financière potentiellement aussi. Si pour permettre que la dette n’augmente pas, les créances de la BCE sur les États étaient ensuite transformées en dette perpétuelle à taux 0, ou tout simplement annulées, il s’agirait d’une subvention monétaire ex post aux États, qui maintiendrait cependant l’effet d’aubaine des investisseurs privés. Cet effet d’aubaine est-il évitable ? Il serait évité par des prêts directs de la BCE aux États, mais cela est interdit par le TFUE. Pourquoi ne pas envisager une subvention monétaire de la Banque centrale non pas ex post (comme y aboutirait une annulation de créance détenue sur les États), mais ex ante et n’allant pas aux États, mais à une société financière publique chargée d’allouer ces subventions à des acteurs privés et publics porteurs de projets d’investissements indispensables non rentables ? C’est cette solution de subvention monétaire, pas explicitement incompatible avec le traité puisqu’elle n’irait pas aux États, que nous explorons.

M. : Pensez-vous que les discussions récentes sur « la monnaie hélicoptère » ou le quantitative easing opéré récemment par la Banque Centrale Européenne préparent le terrain à votre proposition ?

J. C.S. : Pour tenter d’expliquer en quoi le quantitative easing, par ses défauts, conduit à réfléchir à la monnaie hélicoptère qui elle-même, par ses propres limites, conduit à penser à la monnaie volontaire, partons d’une observation. Le crédit bancaire a beaucoup évolué au fil du temps, allant de moins en moins financer la production des entreprises, et de plus en plus des achats immobiliers par les ménages ou des achats de titres financiers par des institutions financières : il a ainsi été détourné vers une logique acquisitive plutôt que productive, spéculative plutôt qu’industrielle, et a contribué à nourrir des bulles financières et immobilières.

Depuis la crise des subprimes (et même avant au Japon), les banques centrales se sont elles aussi converties à ce mode acquisitif de création monétaire en déployant, en plus de leurs prêts aux banques, des programmes d’achats d’actifs massifs : ce sont les fameuses politiques non conventionnelles d’assouplissement quantitatif (quantitative easing ou QE), que vous mentionnez, auxquelles la BCE s’est ralliée en 2015. C’est une rupture majeure : la puissance publique ne se contente plus d’influencer indirectement le marché bancaire, mais reprend partiellement le contrôle de la création monétaire en agissant directement sur la quantité de monnaie en circulation. Le QE n’a pas relancé la demande adressée à l’économie réelle, il a surtout servi à soutenir directement les cours de bourse pour empêcher l’éclatement de la bulle financière, et à garantir aux États surendettés l’accès à des liquidités abondantes et bon marché (le QE a empêché l’explosion de leurs taux d’emprunt).

À nos yeux, quels que soient les mérites ou les problèmes de chacune de ces évolutions, elles témoignent avant tout de l’extraordinaire malléabilité de l’institution monétaire, qui continue de se transformer à notre époque. Malheureusement, ces mutations n’ont fait pour l’instant que soutenir le capitalisme sans le transformer, approfondissant même sa financiarisation. De notre côté, nous prônons, au contraire, une bifurcation monétaire au service du non-marchand, du non-rentable, du bien commun. Le mode « volontaire » de création monétaire serait un nouveau mode d’émission, complémentaire au mode bancaire d’émission, désencastré de la dette et du marché bancaire.

Comme la monnaie hélicoptère, la monnaie volontaire serait émise en dehors de toute dette. Mais au lieu d’être distribuée sans conditions aux ménages ou entreprises pour relancer la demande en temps de crise (instrument conjoncturel), la monnaie volontaire (instrument structurel) serait ciblée sur les investissements (les subventions distribuées ne peuvent pas être utilisées pour la consommation ou l’épargne), financièrement non rentables mais écologiquement ou socialement souhaitables : l’autorité monétaire publique reprendrait ainsi partiellement le contrôle non seulement sur la quantité de monnaie émise dans l’économie, mais aussi sur l’affectation des encaisses (du moins la primo-affectation : l’argent créé est fléché sur tel ou tel usage lors de l’octroi de subventions, mais ensuite, étant parfaitement fongible avec le reste de la masse monétaire, il circule librement dans l’économie). Nous l’envisageons dans un cadre de gouvernance collégial, ouvert à la société civile.

M. : Comment cela se passerait-il concrètement ?

J. C.S. : Un Institut d’émission (IE) pourrait décider la création de monnaie légale (fongible avec le reste de la masse monétaire) sans prêt ni achat de titres, et transfèrerait gratuitement les encaisses émises à une Caisse de développement durable (CDD) chargée de les distribuer dans l’économie réelle en dehors de toute dette, par des subventions aux investissements indispensables mais non rentables qui sont au cœur de la bifurcation écologique et sociale, aux échelles locale, régionale, nationale, et, bien sûr, européenne. Nous aurions donc là une « monnaie volontaire », expression d’une volonté collective, centrée sur des projets non marchands sans rentabilité financière, en complément de la « monnaie bancaire », expression d’une volonté privée, centrée sur des projets personnels à vocation de rentabilité financière.

On peut imaginer les cas suivants, très différents entre eux, mais qui seraient tous recevables par notre CDD :

– Un ménage pauvre devant réaliser l’isolation thermique de son logement sans qu’il soit certain que les économies d’énergies qu’il pourra ainsi réaliser permette de rembourser un éventuel emprunt, même à très long terme.

– Une association de protection de l’environnement qui déploie un programme de plantation de forêts natives ou de restauration du bocage par la plantation de haies entomofaunes, pour contribuer à maintenir ou restaurer la biodiversité et capter du CO2.

– Une université qui doit réaliser des travaux d’accessibilité aux personnes à mobilité réduite.

– Une maison de retraite qui manque de financements pour augmenter ses capacités d’accueil en réponse à l’augmentation de la population âgée.

– Un département qui souhaite ouvrir un centre d’hébergement d’urgence face à la hausse du nombre de sans-abris.

– Un bailleur social qui veut créer de nouveaux logements à loyer très modérés dans une métropole où les prix de l’immobilier sont très élevés), etc.

– La SNCF devant revitaliser les anciennes petites lignes ferroviaires rurales pour promouvoir l’écomobilité même sans rentabilité économique.

– Des entreprises agricoles qui entreprendraient un parcours de reconversion de leurs pratiques pour les inscrire dans un modèle agro-écologique.

– Une recyclerie de quartier à but non lucratif, un garage coopératif de réparation de voitures et de vélos, un atelier de réparation d’électronique et d’électroménager devant réaliser des investissements dans des machines permettant d’allonger la durée de vie des produits et donc de lutter contre la surconsommation.

M. : Cela est séduisant, mais qui sera en position de décider ce qui est reçu ou non par la CDD ?

J. C.S. : Pour réaliser et accompagner tout cela, nous proposons de mettre en place une gouvernance collégiale, démocratique, largement ouverte sur la société civile et les organisations représentatives des différents corps sociaux (syndicats, associations de défense de l’environnement, élus locaux, organismes de santé publique, offices HLM, etc.) tant au niveau de l’IE en charge de définir les montants de monnaie à émettre que des CDD chargées de l’attribution des subventions et du suivi de leur bonne utilisation. De cette manière, la monnaie volontaire serait véritablement la monnaie de la société civile, une monnaie qui ne serait ni à la main des banquiers, ni à la main d’une technocratie étatique. Cette gouvernance ouverte est peut-être plus facile à imaginer qu’à faire fonctionner en réalité, mais c’est aussi pour nous une façon de poser la question de la démocratisation nécessaire de la monnaie et de ses règles d’émission.

M. : Quels seraient les avantages de votre monnaie volontaire par rapport aux modes de financement actuels de la transition écologique par lendettement ?

J. C.S. : Cela permettrait de financer plus, mieux et surtout de façon plus cohérente que par l’endettement les investissements indispensables non rentables dont on a besoin. Plus, parce qu’un financement par la dette requiert un remboursement et un paiement d’intérêt, ce qui signifie qu’on ne peut l’utiliser que pour financer des investissements rentables, or c’est à la part non rentable des investissements que serait affectée l’émission de monnaie volontaire. Mieux, parce que la dette installe un rapport de dépendance de l’emprunteur vis-à-vis du créancier qui rend ce dernier apte à exercer une pression, une dépendance de la puissance publique au marché, alors que la monnaie volontaire supprime ce rapport de dépendance, même si bien sûr les auteurs de projets « doivent » réaliser les investissements pour lesquels ils sont subventionnés. Enfin, plus cohérent, parce qu’il faut de la croissance pour rembourser la dette. La dette est l’instrument d’une société de la croissance alors que le respect des limites planétaires implique de changer d’objectif. La monnaie volontaire libère de cette injonction à croître. Elle serait aussi un moyen de financement de la transition écologique plus cohérent du point de vue de ses effets distributif : la détention de titres de dette enrichit les plus riches alors que son remboursement incombe à tous. La monnaie volontaire, pleinement désencastrée des marchés financiers et du marché du crédit, viendrait en outre mettre un frein à la financiarisation quand la dette, au contraire, l’alimente.

M. : Comment expliqueriez-vous à un non-spécialiste doù viennent les fonds versés dans léconomie par votre Institut démission, étant donné que pour la conscience commune, ce quon investit quelque part, il faut bien « le tirer de quelque part », ou alors il faudra un jour « boucher le trou » quon a ainsi créé ?

J. C.S. : Pour comprendre que la banque centrale peut créer de la monnaie sans dette ni achats de titres, il faut d’abord comprendre comment s’opère la création monétaire aujourd’hui, au niveau des banques commerciales et au niveau des banques centrales. Les dépôts que nous avons sur nos comptes bancaires, ce qu’on appelle la monnaie scripturale, sont issus de la création monétaire des banques commerciales. Quand une banque octroie un crédit, elle crée un dépôt (les crédits font les dépôts). Quand une banque achète des titres à un fonds d’investissement sur les marchés financiers, elle crée aussi un dépôt. Les crédits ou les achats de titres font les dépôts. Dans les deux cas, il y a une contrepartie financière inscrite à l’actif de la banque : la créance sur l’emprunteur qui doit rembourser son crédit ou bien le titre cédé par le vendeur sur les marchés financiers. Mais il est important de bien réaliser que dans les deux cas la création monétaire est un pur jeu d’écritures comptables.

C’est la même chose pour la banque centrale, outre les billets qu’elle fait imprimer, elle crée de la monnaie centrale scripturale en prêtant aux banques de la monnaie centrale ou en achetant des titres sur les marchés financiers. Là aussi il s’agit d’un pur jeu d’écritures comptables, d’une création monétaire ex nihilo. Que se passerait-il si la banque centrale, par ce pur jeu d’écritures comptables, créait de la monnaie centrale en dehors d’un prêt ou d’un achat de titre ? Rien de dommageable à son bilan car il s’ensuivrait une perte qui ne l’empêcherait pas de fonctionner. Une banque centrale n’est pas comme une entreprise ou une banque commerciale : tous ses engagements sont exprimés dans la monnaie qu’elle a le pouvoir de créer, et c’est pour cela qu’elle peut fonctionner avec des pertes. La période actuelle le démontre bien puisque les grandes banques centrales subissent des pertes sans perdre en crédibilité. En outre, comptablement, il serait même possible d’éviter cette perte en enregistrant une contrepartie non exigible à l’actif sous la forme d’une contribution au développement durable, si cette émission était réalisée pour financer une partie des investissements dans la transition écologique.

Une émission de monnaie centrale sans dette serait une subvention monétaire, qui permettrait de financer des investissements indispensables non rentables sans peser sur la dette et sur l’impôt, préservant ainsi les marges de manœuvre budgétaires des États pour d’autres dépenses. Ce ne serait pas la première fois qu’une banque centrale émettrait des subventions : quand, pendant la gestion de crise financière et sanitaire, il est arrivé que les banques centrales prêtent aux banques à taux négatif, ces dernières ont remboursé moins que le montant emprunté, la différence étant une subvention de monnaie centrale. Quand la BCE rémunère les réserves des banques commerciales au taux des facilités de dépôts (ce qui explique une grande partie de ses pertes ces dernières années), elle subventionne aussi les banques d’une certaine manière (il lui en a coûté 143 milliards d’euros sur l’exercice 2023). Ce pouvoir de subvention existe, pourquoi la BCE ne le mettrait-elle pas au service du financement de la transition écologique, pour financer de cette manière la part des investissements non rentables et pourtant indispensables qu’on ne parvient pas à financer autrement.

M. : Quelle conception de la valeur sous-tend votre proposition ?

J. C.S. : Dans une optique institutionnaliste, nous définissons la valeur marchande comme « la mesure socialement objectivée [par le transfert d’encaisses monétaires] du désir qu’inspire tel bien ou service rapporté à un étalon pour rendre ce désir commensurable avec celui qu’inspirent tous les autres biens ou services2 ». Nous nous inscrivons ici dans la théorie institutionnelle de la valeur d’André Orléan, selon laquelle la valeur d’une marchandise n’est rien d’autre que la somme d’argent que l’on peut obtenir en échange : non pas une grandeur matérielle objective qui préexiste à l’échange et déterminerait le prix (théorie substantielle de la valeur), mais bien le prix lui-même, socialement construit dans l’échange. L’émission de monnaie volontaire que nous proposons est donc, comme toute monnaie, un moyen de valider socialement du travail. Certes, ce travail serait réalisé selon les rapports de production capitalistes contemporains (salariat, actionnariat), car on ne peut pas changer tout un mode de production par une simple réforme monétaire. Mais en rompant avec le mode bancaire de financement, le travail commandé par la monnaie volontaire serait mis au service d’objectifs non capitalistes : non pas la rentabilité financière, mais la préservation et la réparation de la nature, des services publics et du lien social. La monnaie volontaire serait au sein du système monétaire, un peu comme la sécurité sociale au sein du salariat, une enclave non capitaliste au sein d’une institution capitaliste.

M. : Est-ce que votre monnaie volontaire ne présuppose pas une certaine croyance/confiance en « lécologie », voire en « la société », qui ne semblent pas aller de soi à lheure où Trump ou Milei gagnent des élections ?

J. C.S. : La monnaie volontaire va de pair avec un projet de société effectivement tourné vers la transformation sociale-écologique. Ce n’est pas le projet souhaité par Trump. Lui ou Milei ont en tête un tout autre projet de société, néo-libertarien, axé sur l’intérêt individuel, la dérégulation, la privatisation, la technologie, le rejet des pouvoirs publics. Un tel projet, que personnellement je trouve dangereux, n’a pas besoin de monnaie volontaire mais plutôt de cryptomonnaies. À chaque projet de société sa monnaie !

M. : Par rapport aux thèses que vous développez plus haut dans cet entretien, la montée de léconomie de guerre proposée par Ursula van den Leyen débouche sur lexemption des contraintes de Maastricht (limitation du déficit de pays membres de lUE à 3 % du PIB), mais elle devrait aboutir également à la levée dun emprunt commun à lUnion européenne. Est-ce que cela ne suffit pas ? Est-ce que cela ne réduit pas le besoin de solution alternative comme celle que vous proposez ?

J. C.S. : La réédition du « quoi qu’il en coûte », pour la défense cette fois, prouve une chose, c’est que la volonté politique est première. Quand la puissance publique veut, elle peut ! C’est ce que montrent bien les solutions mises aujourd’hui en avant par la Commission européenne (nouvel emprunt commun, non prise en compte des dépenses dans le calcul du déficit). Cela étant dit, vouloir financer les 800 milliards annoncés par la présidente de la Commission européenne par une dette de marché, fût-elle une dette en partie commune, ne sera pas sans conséquences macroéconomiques et financières.

D’abord, il se peut que les taux souverains s’en trouvent subitement accrus. La forte hausse des taux d’emprunts allemands, aussitôt que l’Allemagne a annoncé vouloir réformer son frein à l’endettement pour pouvoir financer son plan de relance, suffit à s’en convaincre. Ensuite, demandons-nous à qui coûtera le quoi qu’il en coûte ? Aux rentiers détenteurs des titres d’emprunt public ? Assurément pas, ceux-là s’enrichiront dans l’opération. Aux contribuables qui seront nécessairement mis à contribution pour rembourser la dette contractée ? Sans doute ! Ainsi qu’aux plus modestes, dont on réduira l’accès aux services publics et aux aides sociales quand viendra de nouveau le temps de compression des dépenses. Financer ces 800 milliards par la dette aura ainsi des conséquences distributives fortes allant dans le sens d’un accroissement des inégalités.

Comment réduire la charge d’intérêt ? Si la BCE mettait en place un nouveau programme de rachat d’actifs, cela contiendrait les pressions à la hausse sur les taux souverains, mais cela ne réduirait pas les conséquences distributives indésirables. Au contraire les investisseurs rentiers seraient les grands gagnants, car la valeur des titres et donc de leur patrimoine financier augmenterait. Une façon de contenir la hausse des taux souverains et celles des inégalités serait de rétablir la possibilité pour les États d’obtenir des avances de la banque centrale, ou que celle-ci soit autorisée à se porter acheteuse des titres d’emprunt sur le marché primaire. Il faudrait alors revenir sur le TFUE, car l’article 123 interdit strictement ce financement des États auprès de la banque centrale. Une subvention de monnaie centrale aux États éviterait en outre l’augmentation de la dette. À l’heure où les démocraties vacillent, est-ce bien le moment de transférer le pouvoir monétaire à des États de plus en plus autoritaires ? Nous pensons qu’il y a là un danger, auquel la monnaie volontaire permettrait d’échapper.

Notre proposition de monnaie volontaire est aussi une subvention monétaire ; celle-ci n’est toutefois pas conçue pour permettre aux États européens de financer leur défense, mais pour donner à la société dans son ensemble, au sein de chaque pays de la zone euro, les moyens de mieux financer sa transformation sociale-écologique. Notre proposition vise à transférer le pouvoir monétaire non aux États mais à la société. La monnaie volontaire est celle de la société civile. Quoi qu’il en soit, à moins de fermer les yeux sur les conséquences macroéconomiques et financières d’un tel endettement de marché supplémentaire, il faudra pour les atténuer aller chercher du côté des solutions monétaires.

M. : Comment au niveau de lUnion européenne (avec ou sans réforme des Traités) pourraient fonctionner les mécanismes de création monétaire que vous proposez cette fois-ci sur des objectifs de bifurcation sociale-écologique ?

J. C.S. : Si donc la volonté politique aujourd’hui déployée pour la défense l’était aussi pour la transformation écologique, des dispositifs monétaires comme celui de la monnaie volontaire seraient tout à fait envisageables.

Concrètement, l’Institut d’émission installé à proximité de la BCE (ou en son sein) lui demanderait (ou lui recommanderait) d’émettre le montant de subventions monétaires correspondant aux besoins de financement des investissements indispensables non rentables. Ces subventions monétaires seraient transférées à un réseau de sociétés financières publiques qu’on appelle « Caisses de développement durable » dans Le Pouvoir de la monnaie. Ce réseau, installé à l’échelle européenne, nationale et territoriale, serait chargé d’allouer des subventions à des acteurs privés et publics (ménages, entreprises, associations, collectivités locales, hôpitaux, écoles publiques, universités, maisons de retraite, etc.) porteurs de projets d’investissement éligibles. Les critères d’éligibilité des subventions monétaires devraient être fixés démocratiquement, sans doute dans l’enceinte du Parlement européen et des parlements nationaux. Un dispositif de régulation monétaire (au moyen de micro-taxes et d’instruments plus ou moins classiques de politique monétaire) contiendrait le risque d’inflation monétaire, tandis que la part d’inflation liée au dérèglement climatique diminuerait à mesure que ce dispositif accélérerait la transformation écologique. La monnaie volontaire aurait également pour effet a priori de réduire les inégalités puisque, désencastrée des marchés financiers, elle n’augmenterait pas les rentes financières. L’augmentation de la capacité de subvention dans l’économie permettrait de mieux financer le non-marchand et d’installer un contrepoids à la sphère marchande.

1Voir aussi les entretiens suivants où l’on trouvera davantage de réflexions sur quelques-uns des points soulevés ici : « Le pouvoir de la monnaie au service de la transition écologique et sociale », Entretien exclusif avec Jézabel Couppey-Soubeyran, Pierre Delandre, Augustin Sersiron, GéopoWeb, 24 février 2024 ; « Sur le pouvoir de la monnaie, suite : réponse à Jean-Marie Harribey », Léconomie par terre ou sur terre ? blog d’Alternatives économiques, 30 novembre 2024 ; « Monnaie, dette et bifurcation : réponse à Éric Berr », Léconomie politique, no 104, 2024, p. 99-112.

2Jézabel Couppey-Soubeyran, Pierre Delandre et Augustin Sersiron, Le pouvoir de la monnaie. Transformons la monnaie pour transformer la société, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2024, p. 14.

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09.06.2025 à 17:31

Perspective historique sur la dette écologique

multitudes

Perspective historique sur la dette écologique Ce texte bref apporte une perspective historique sur la dette écologique, que les nations colonisatrices dites « développées » ont accumulée (sans jamais l’avoir jamais formellement contractée) envers leurs environnements, ainsi qu’envers les populations du « Tiers-Monde ». Cette perspective est d’autant plus intéressante que ce texte originellement rédigé en 2002 reste dramatiquement actuel vingt-trois ans plus tard, attestant l’immobilisme tragique qui a caractérisé des décennies pourtant souvent perçues comme emportées dans une « accélération » ingérable. A Historical Perspective on Ecological Debt This brief text provides a historical perspective on the ecological debt that so-called “developed” colonizing nations have accumulated (without ever having formally contracted it) towards their environments, as well as towards the populations of the “Third World”. This perspective is all the more interesting given that this text, originally written in 2002, remains dramatically topical twenty-three years later, attesting to the tragic immobility that has characterized decades that are often perceived as having been swept along by an unmanageable “acceleration”.

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Texte intégral (1315 mots)

Ce texte a été rédigé par lauteur en 2002, mais il nous semble poser un cadre qui reste plus pertinent que jamais, en particulier avec le recul de la non-prise en compte de son argument central au cours des deux dernières décennies. Nous le republions donc avec laccord de lauteur.

La dette écologique du Nord envers le Sud est de beaucoup supérieure à la dette extérieure financière du Sud envers le Nord. Ce fait est cependant difficilement quantifiable car cette dette écologique – qui s’ajoute aux dettes historiques dues aux siècles de colonisation et d’exploitation – résiste au calcul en valeur monétaire. Comment estimer en numéraire les catastrophes démographiques induites par les invasions européennes en Amérique et en Océanie ? Les guerres contre les peuples autochtones ? Les « génocides » culturels ? Le travail forcé et le travail des esclaves ? Le pillage des ressources naturelles depuis le XVIe siècle ?

De nos jours, ce pillage continue et la dette écologique du Nord envers le Sud s’accroît. Les États-Unis, comme bien d’autres pays au centre du système capitaliste, pratiquent encore aujourd’hui la politique du Lebensraum1 : ils agissent comme s’ils étaient propriétaires du milieu naturel et des ressources naturelles des autres. Etant donné que le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale ne s’expriment qu’en termes monétaires quand ils exigent le remboursement de la dette extérieure, il convient de leur répondre dans ces mêmes termes pour ce qui concerne la dette écologique.

Certains aspects de la dette écologique sont traduisibles en termes chrématistiques, par exemple les dommages environnementaux et sociaux causés par les exportations : les contaminations dues aux extractions minières et pétrolières que subissent les populations locales ne sont dédommagées par personne. Autre exemple : le Nord est redevable pour ses actes de « biopiraterie », c’est-à-dire l’utilisation, sans rémunération, des connaissances sur les plantes médicinales ou certaines semences agricoles. Dernier exemple : les exportations de déchets dangereux et l’utilisation gratuite des océans, des sols, de la végétation et de l’atmosphère pour y déposer le dioxyde de carbone produit par la combustion du carbone, des gaz et du pétrole, contribuent à cette dette.

Les discussions sur la dette écologique due au Sud par le Nord ont commencé vers 1990. À l’époque, l’Institut d’écologie politique du Chili a publié un document expliquant que la production de CFC2 des pays riches diminuait la couche d’ozone, filtre des radiations solaires, que cela provoquerait des cancers de la peau chez les humains et d’autres affections chez les animaux et que c’était donc une « dette écologique ». Peu après, en juin 1992, au cours des réunions alternatives de Rio de Janeiro, des groupes d’écologistes approuvèrent un « document de référence » où le thème de la dette extérieure (due par les pays du Sud aux créanciers du Nord) était lié à celui de la dette écologique, dette dont les débiteurs sont les citoyens et les entreprises des pays riches, et les créditeurs les habitants des pays appauvris. On y parlait déjà des flux commerciaux Sud-Nord de matières premières et énergétiques sous-payées, thème déjà relativement connu en Amérique latine, de par le nombre d’expériences historiques et grâce aux écrits comme celui d’Eduardo Galeano, Les veines ouvertes de lAmérique latine. On y parlait également de l’utilisation disproportionnée de l’environnement – par les pays riches – pour stocker les gaz à effet de serre.

En 1994, J. M. Borrero, de Cali (Colombie), publiait un livre sur la dette écologique, écrit à partir de questions posées à des écologistes du monde entier. En 1997, nous avons participé à un séminaire sur ce sujet, organisé à Quito par Aurora Donoso de l’association équatorienne Acción Ecológica. Depuis lors, le débat s’est amplifié, notamment à partir de l’an 2000 où quelques militants (Andrew Simms à Londres, Beverly Keene à Buenos Aires etc.) – des campagnes Jubilée 2000 et Jubilée Sud contre la dette extérieure qui opprime tant de pays appauvris – ont défendu vigoureusement la revendication de la dette écologique, largement supérieure à la dette extérieure.

La fédération internationale des Amis de la Terre qui mène une campagne au sujet de la dette écologique due au Sud par le Nord a tenu une grande réunion, fin 2001, au Bénin, avec la participation de groupes africains. La campagne s’est poursuivie, notamment à Johannesburg, en août 2002, où le thème de la dette écologique fut abordé principalement par la société civile. L’idée de la dette écologique a également été reprise en Asie : en Indonésie en raison de la destruction des forêts et les dommages causés par des entreprises minières comme Freeport MacMoran, ou encore en Inde, notamment en relation avec les plaintes contre Union Carbide, la multinationale responsable de la catastrophe de 1984 à Bhopal. La CONACAMI3 (coordination des communautés affectées par les industries minières) du Pérou insiste sur les passifs environnementaux (« pasivos ambientales ») des entreprises minières, expression synonyme de dette écologique.

Ce bref historique des campagnes liées à la dette écologique n’a pas pour intention d’établir des priorités académiques, mais d’aider le lecteur à comprendre les divers aspects de la dette écologique.

1L’expression Lebensraum (« espace vital » en allemand) a été forgée par le géographe allemand Friedrich Ratzel puis repris et adapté par des géopoliticiens de la première moitié du XXe siècle. Adolf Hitler utilisait cette expression pour justifier la nécessité pour le IIIe Reich de conquérir de nouveaux territoires afin de s’approprier les ressources naturelles indispensables au bien-être du peuple allemand.

2Chlorofluorocarbone : Composé chimique constitué de carbone, de fluor et de chlore. Les chlorofluorocarbones (CFC) ont été utilisés dans les aérosols comme agents propulseurs, dans les réfrigérateurs et les climatiseurs comme frigorigènes, ainsi que dans les mousses et les matières isolantes.

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