25.09.2025 à 12:10
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25.09.2025 à 11:35
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Amazigh À propos du concept de multitudes Et si nous apprenions à intraduire le concept de multitudes par celui d’amazigh, la libre-dignité qui tisse les luttes démocratiques, et par celui d’halaqa, le cercle du conteur, de l’écoute et d’une autre connaissance ? Amazigh On the Concept of Multitudes What if we learned to untranslate the concept of multitudes through that of amazigh, the free dignity that weaves democratic struggles, and through that of halaqa, the circle of the storyteller, of listening, and of another kind of knowledge?
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Qu’est-ce qu’un collectif de création conceptuelle ? Une « revue » est-elle autre chose qu’une sorte de tentative encyclopédique où la totalité est sans cesse tenue en échec par l’infinité d’un cycle toujours ouvert par le potentiel du numéro qui vient après ? Les revues, comme les collectifs de recherche, sont des formes d’expérimentation de la pensée opérées par des multitudes. « Plateformes » en mouvement, leurs fruits semblent souvent se donner sous les traits de l’encyclopédie. Mais d’une encyclopédie sans fin et nomade, itinérante. Un très grand Versuch, écrit à plusieurs mains dissonantes, un essai toujours inachevé, tentative tissée des fils de la discorde. Sans pratique du désaccord, une revue périt du conflit. La communauté de l’écoute est ce dont elle se soutient. Comme le disait Kateb Yacine de la révolution avec une simplicité exemplaire, si elle a commencé, c’est qu’elle ne finira jamais1. Il en va ainsi de tout collectif errant qui hérite d’un soulèvement auquel il se veut fidèle, des multitudes révolutionnaires.
L’héritage de la pensée critique attend de nous autre chose que des citations. Il attend de nous autre chose pour être « sauvé » de la destruction par automation accélérée du savoir en vertu du risque de généralisation de l’IA – que je propose de renommer « machine de statistique appliquée » – aux domaines de la production cognitive de nos sociétés. Ce que le moment exige de nous est une pensée autre, supposant non pas seulement de s’énoncer contre ni même « hors » de « l’Occident », mais de voir double, triple, quadruple, etc. Non pas seulement explorer l’intraduisible, mais penser avec ce que l’intraduction nous fait penser. Tout le champ du discours, localisé en des points d’Euro-Amérique, est historiquement constitué par l’incapacité de penser dans l’ensemble des autres langues que ce champ efface, rature, « absente » en le rendant présent seulement sous la figure de l’obsession, voire de la terreur.
On pourra fustiger ce canon qui dispose le possible, le pensable et l’imaginable, nous n’aurons pas fait un pas dans la direction de la décolonisation tant que nous n’aurons pas trouvé autre chose. Sans cet acte de création, dont l’énoncé étonne par sa simplicité, nous ne pourrons revendiquer aucune espèce de fidélité à Fanon, puisque tel était son dernier mot dans Les damnés de la terre : trouver autre chose, ce qui selon lui signifiait aussi sortir de l’Europe. Nous y voilà. Et tant que nous nous contenterons de citer Fanon en guise d’alibi, tant que nous le citerons pour nous décharger de la tâche qui est la nôtre, à la fois générationnelle et transgénérationnelle, et pour effacer les noms de celles et ceux qui ont fait collectivement la décolonisation réelle des terres brûlées par le colonialisme, nous n’aurons pas fait le saut qu’exige de nous la dés-impérialisation – condition sine qua non d’une pensée de la libération.
Il n’y a plus d’autre choix. Le temps nous murmure une alternative derrière l’amoncellement des cris de tous ces cadavres encerclés par notre époque macabre. Soit l’appareil universitaire occidental ouvre ses oreilles et entre en dissidence vis-à-vis de lui-même et de ce qu’il a été, soit il meurt. Les forces qui lui font face sont des mutations inédites de ce que l’on pourrait nommer le « plus qu’empire ». Et je le dis avec tout le respect et l’amitié que j’ai pour l’héritage critique qui est celui de la pensée française du siècle dernier et de cette revue : cet appareil de pensée n’a pas encore commencé à ouvrir pleinement ses oreilles. Il est encore sourd. La pensée-monde, ni d’Orient ni d’Occident, demeure manquante, et la planétarisation de nos concepts n’a pas encore eu lieu. La critique du colonialisme et de la colonialité en a été une prémisse, une précondition, mais elle nous empêchera de franchir tous les pas que nous devons oser franchir tant qu’elle s’imposera comme l’horizon indépassable de la pensée. Nous en sommes encore à balbutier qu’il faudrait faire autre chose, mais l’on se trouve enfermé dans des institutions qui font tout pour nous en rendre incapables, et dont nous-mêmes sommes les acteurs. Je voudrais hurler avec vous : arrêtons la machine, court-circuitons le régime des citations qui nous emprisonne lorsque l’on croit savoir ce qu’il en est du pouvoir et de sa critique. Telle serait peut-être la manière d’être fidèle à ce que nos prédécesseurs nous enseignent encore.
Je ne peux m’empêcher de voir le cercle de l’impérialité à l’œuvre dans le présent qu’il déchire en tentant d’y annihiler nos futurs. Son spectre nous hante à tous égards et nous devons mesurer tout ce que, de sa voix, nous n’avons pas encore été en mesure d’entendre. Non pas qu’il y ait là de l’Empire, mais il y a bien une sorte d’empereur mort et sans cesse impossible. L’Europe avait cru terrasser le spectre après la Seconde Guerre mondiale, mais il gagne l’autre face de « l’Occident » mourant sous des formes inimaginables. En vérité, l’Occident est en train de se scinder et d’imploser au gré des circulations inédites de l’impérialité et du « plus qu’empire ». Il n’y a jamais eu d’Empire en Occident. L’empire est sans cesse absent. Et le colonialisme est lourd de cette absence de l’imperium assassiné en apparence par Luther. L’autre des multitudes insurrectionnelles n’est pas l’Empire, mais l’impérialité de l’extractivisme, du capital et de la colonie.
Il me faut dire ce que toutes les forces impériales et sur-impériales refoulent. En dire une part, car à peu près tout peut être digéré par ces forces. J’aurais pu dire « liberté, égalité, dignité, fraternité ». Je dirais aussi Amazigh. Amazigh sera ma « conclusion », c’est-à-dire mon point d’arrivée et donc de départ, disons l’ouverture du cycle2.
Kateb Yacine nous apprend que Amazigh n’est pas seulement une identité mais un concept politique : la libre-dignité qui tisse les fils de l’humain et les luttes démocratiques. Constellation de la libre-dignité au cœur de la révolution algérienne que les citations canonisantes de Fanon recouvrent aujourd’hui de toute la mise sous silence de celles et ceux qui font mine de « déjà savoir ». Il y a bien des choses que Fanon n’a pas dites de la révolution algérienne. J’en choisirais une seule, pourtant cruciale. Les premiers révolutionnaires algériens étaient Imazighen (pluriel de Amazigh). Et ils ont été calomniés comme berbères, athées et marxistes, une fois qu’il a été décrété que le nationalisme arabe devait devenir l’horizon indépassable du soulèvement algérien.
L’Algérie algérienne était l’idée d’une unité afro-arabe ou arabo-amazigh sans laquelle le panafricanisme fanonien n’aurait pas été imaginable. Sans lui, la participation de Fanon, mais aussi de Miriam Makeba et de Nelson Mandela à la révolution algérienne n’aurait pu avoir lieu ni avoir de sens. Pourtant, Fanon connaissait Abane Ramdane – l’un des maîtres d’œuvre du Congrès de la Soummam – et il y a fort à parier qu’il s’en est inspiré. Grandeur de la Soummam : moment amazigh et afro-arabe encore parfaitement ignoré des praxis effectives de la décolonisation. An-archè souterraine, recouverte, enfouie, mise sous silence par l’identité coloniale « française », comme par l’identité « arabe » dont le modèle se trouverait concentré dans un Machrek dont le Maghreb ne serait que le reflet dégradé ou le simulacre.
La clef de voûte du théâtre « décolonial » entre France et Algérie est le « concept » de halaqa : le cercle du conteur, mais aussi le cercle d’écoute et de connaissance. Si ce mot renvoie à une strate théologique – le cercle d’interprétation des sources de la tradition musulmane – il a désigné une troupe de théâtre politique au cœur du Paris des années 1970. Al–Halaka (« Le cercle ») et al–Assifa (« la Tempête ») étaient des troupes formées par le Mouvement des travailleurs arabes. Leur effacement de la carte de l’histoire, de la création et de la politique – en France et ailleurs – ne fait pas de doute. Je veux rappeler que, dans ces lieux de création, étaient actifs ouvriers français et immigrés unis par un acte qui devait être poétique et créateur pour pouvoir être politique ! On a récemment redécouvert la question qu’ils avaient posé à travers leur praxis-poétique : celle de l’unité stratégique des ouvriers français (« blancs ») et des ouvriers arabes et immigrés (« non-blancs »). Unité stratégique et non harmonie préétablie.
On ne trouve pas la moindre trace de ces mouvements dans les textes de la pensée française, malgré la longue liste des naissances des totems de la théorie française dans des pays du Maghreb. Au lieu d’en rester au concept de « multitudes », tel que proposé par Negri et Hardt, il nous faudrait repenser la démocratie à travers les pratiques poétiques et théoriques de la halaqa. Elle conduirait peut-être à nous libérer des divisions métaphysiques entre le Multiple et l’Un dans le registre de notre pensée politique. S’il y a gouvernementalité, c’est précisément parce que le pouvoir ne fonctionne plus comme une image de l’Un. Faire du refus a priori de l’Un l’horizon indépassable de nos luttes court donc un risque : faire de la Multitude une solution universelle à tous nos maux, au lieu d’explorer les langues anticoloniales de la « démocratie radicale ».
1Kateb Yacine, Intervention au Congrès de l’Union Locale d’Alger Centre, 29 juin 1968. L’idée est sans cesse reprise dans les trois ouvrages qui forment la trilogie de l’étoile : Nedjma, Paris, Seuil, 1956 ; Le Cercle des représailles (1959) ; Le Polygone étoilé (1966).
2Pour une analyse plus détaillée, je me permets de renvoyer à : Mohamed Amer Meziane, « Reflections of Race and Ethnicity in North Africa. A Conceptual Critique of the Arab-Berber Divide », Review of Middle East Studies, 2020, 54 (2), p. 268-288.
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25.09.2025 à 11:33
Lamarche-Vadel Gaëtane
Art / multitudes Un étrange attracteur Et si les Icônes de Multitudes se jouaient aux / des frontières de l’histoire de l’art, mélangeaient les genres, et captaient la diversité ? Art and Multitudes A Strange Attractor What if Multitudes’ Icônes played at/with the boundaries of art history, mixing genres and capturing diversity?
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Au début il y a le pluriel. Dans les années 2000, année de la fondation de la revue, le collectif de rédaction et le conseil éditorial, augmentés d’une liste de correspondants lecteurs polyglottes, donnent une image rhizomatique, impressionnante, de la constellation Multitudes.
Questions politiques et actions artistiques s’étayent les unes les autres, les actions publiques et les évènements plastiques se confondent, se renvoyant l’un à l’autre. Penser se revendique du faire artistique, l’expérience du sensible se nourrit de connaissances (les étudiant·es d’art sont féru·es des nouvelles problématiques scientifiques et philosophiques), les mondes singuliers des pratiques artistiques rejoignent les subjectivités politiques qui concourent et appellent à la production d’un usage minoritaire de la raison.
Les Icônes, en l’an 2000, commencent avec un « théâtre des orgies et des mystères », les happenings, les actions, les événements performatifs : chair à vif, l’art vivant rompt avec les consensus de classe et rejoint « la vie plus intéressante que l’art » ; les énonciations subjectives subvertissent les conventions, sécrètent l’insoumission et le terrain de la création « devient un chantier des sens et de l’esprit » (no 4, Art contemporain, 2001/4) ; des manifestations artistiques se calquent sur les manifestations de rue : avec pancartes et mots d’ordre, des artistes s’invitent dans des congrès de l’OMC et dans les sessions des droits de l’Homme ; les militant·es alternati·ves, défenseur·ses des espèces en voie de disparition, borders anonymes, queers, féministes, ils et elles produisent les espaces publics de leurs monstrations, de leur existence ; des multimédias – photos, vidéos, édition, internet, squats, tiers lieux – sont les outils de la conversion des espaces et des corps refoulés en agents et moteurs d’invention et de transformation sociales. L’art fuse des endroits les plus calibrés, les plus inattendus, comme des usines, des postes, des hôpitaux.
Les sons générés par le travail ressourcent les concerts, l’invisible se découvre, l’attente devient hospitalière, les circuits neuronaux calligraphient, les furigraphes nomadisent, les motifs wax absorbent les symboles coloniaux et recartographient les frontières ; l’aujourd’hui répare la mémoire de demain, mais trous ou souvenirs fantômes persistent ; les poubelles habillent les artistes qui transmutent et reconquièrent les terres volées, les archives remontent à la surface de la toile, elles ravivent la mémoire des masques enfouis et réactivent l’actualité d’autres visages effacés ; aujourd’hui des étrangers dont les noms ont sombré, la pierre gravée d’une date s’en souvient ; les images que les mots ont découpées redoublent d’intensité ; le flou désublime l’image ou la sacralise ; des photos ravivent la mémoire d’une inconnue, l’éternel féminin que la sculpture a béatifié est oublié ; production, reproduction, réappropriation, l’histoire est performée.
Si « l’art, extension du domaine de la vie » a signé la fin des avant-gardes historiques, la culture marchande, le marché de l’art, les biennales, la culture mass médiatique signent la fin de l’un-artiste et de l’art disruptif. Domine l’image numérique à laquelle invitent les nouvelles technologies. D’aucuns prédisent que « le musée du XXe siècle serait un parc d’attraction, lieu d’animation culturelle, un lieu de divertissement multimédia » (no 4, 2001/4). En réaction, les artistes surenchérissent sur les médias, les affiches publicitaires et les slogans sont repris et détournés ; les bugs informatiques chassent les pages dites artistiques et s’y substituent ; la (ré)appropriation caricature le processus créatif, les images de synthèse délogent la création dite « authentique » ; l’inspiration bédéiste, satirique, caricature l’art public. Contre la représentation, les artistes exhibent le faire, le structurel, ou l’accident. Les touches, les trames photomécaniques, les pixels, les bugs, les glitches régénèrent les images qu’elles pillent. Récupération, captation, reconfiguration, retransmission.
Mais parallèlement, des nouveaux acteurs singuliers – les slameurs, rappeurs, graffeurs, danseurs, venus d’ici et d’ailleurs – réinventent des espaces publics en leur découvrant de nouveaux usages (sonores, graphiques, théâtraux). Les graffitis qui ont investi les murs de la ville entrent dans les musées. Les diagrammes, tracés géométriques simples ou représentations graphiques, schématiques de phénomènes complexes, s’exposent à la place des objets qu’ils taguent et commercialisent, version simple ou plus complexe : ils génèrent des nouveaux alphabets, des sigles, des rythmes musicaux, hallucinent des villes. Les Icônes et les articles qui les accompagnent rendent compte de ces expérimentations artistiques qui s’ingénient à faire, défaire, refaire, en fait, inachèvent l’imaginaire artistique ; ils réinventent l’histoire de leur pays, le passé du présent, intronisent l’avenir dans un présent redessiné (Group Atlas, no 15, 2004/1).
L’année 2010 est marquée par le départ d’un certain nombre d’auteurs importants de la revue. Cette rupture a entraîné un affaissement de l’intérêt collectif porté à l’art et une diminution des dossiers hors Icônes qui lui sont dédiés. Les Icônes sont assurés, mais l’art ne fait plus débat. Cette perte de l’intérêt collectif pour l’art peut s’exprimer de diverses façons. L’art n’est plus autant porteur des enjeux politiques qu’on lui attribuait et qu’il revendiquait. Des groupes Icônes sont moins convaincus de la charge disruptive de l’art. Parallèlement à un appauvrissement économique des artistes, sévèrement ressenti, on assiste à un accroissement des dispositifs institutionnels publics et privés comme des résidences, des aides à la création, les bourses, les éditions, les expositions dans les centres d’art.
Ces encadrements et ces soutiens en faveur du développement artistique sont salués mais ils vont aussi avoir pour effet d’accentuer l’individualisation artistique. La multiplication des curateurs, parmi les historiens, les critiques et les artistes, conforte également cette tendance à encourager les artistes à individualiser leur création et à s’investir dans une production exposable et commercialisable en galerie ou centre d’art, au détriment de ses dimensions plurielles, existentielles, politiques. Certains cependant continueront d’atterrir à Multitudes pour la raison inverse, parce qu’elle est une revue encore capable d’offrir un espace libre des normes académiques, des impératifs commerciaux, des « loyautés » politiques, bien que non indifférente ni totalement exempte de ces allégeances. Donc la revue n’a pas lâché les desseins de ses fondateurs, à savoir que l’art – en tant qu’acteur du présent et du devenir, en tant que – comme captation de valeur – représente des enjeux politiques qui doivent avoir leur place dans ses pages. La place, oui, mais la puissance ?
Concomitants de la disparition des artistes « engagés », mûs par le désir de changer la société, des mouvements de pensée et de lutte se sont formés sur des questions critiques, car mettant en péril la communauté humaine, tels que l’extractivisme (écologie), le colonial (le décolonial), le patriarcat (l’écoéfiminisme), le binarisme sexuel (les transgenres), le validisme (les handies), la souveraineté nationale (les parcours migratoires).
Et le choix de Multitudes a été d’inviter des artistes déjà rompus à ces questions, dont les explorations plastiques étaient déjà engagées sur ces rails (no 60, 64, 67, 79, 82, 89…). Cependant, ventiler les Icônes sur des axes de recherche, prioriser la pensée spéculative sur l’expression artistique, cela risque de minimiser, sinon secondariser la dimension artistique. Question pendante qu’ignorent les singulières propositions qui nous viennent de ceux et celles dont la création artistique défie toutes les conventions formelles, langagières, raisonnables, et inventent l’impossible pour chavirer des cadres de vie inconscientisés. Des anthropologues proches de Multitudes, investies dans ces territoires lointains, africains, brésiliens, ont été des éclaireuses précieuses d’Icônes. « L’art est mon arme, pratiques artistiques d’insoumission » (no 87, 2022/02) titre une série d’articles inspirés et en intelligence avec de pratiques artistiques et poétiques au Congo, Niger, Palestine, auxquelles plusieurs Icônes ont été consacrées(no 77, 82, 85, 87…).
Les technologies numériques – dont Multitudes a fait un de ses axes de recherche privilégiés – bouleversent les dimensions artistiques au point que, comme le disait Jean-François Lyotard dans Les Immatériaux, « tous ces supports, matériaux et matériels, tous ces projets se terminent par une image numérique et ou imprimée. […] Le message ne rencontre pas son support, il l’invente. Le travail n’affronte pas son objet, il le calcule et le déduit ». Les nouvelles technologies tendent à écraser les différences en substituant des alternatives chiffrées aux altérités, qu’il s’agisse des sources, des outils, des médiums, des modes de communication. Et plus encore, avec l’intelligence artificielle générative, elles ouvrent des nouveaux imaginaires, déploient des possibles de recomposition et de constitution, des mémoires contenues et inexplorées dans les big datas, inimaginables et inimaginées auparavant – mais qui appauvrissent aussi la multi-dimensionnalité sensorielle et l’aesthésis des œuvres. Le différentiel sensoriel n’est plus une expérience active et aléatoire, mais une ambiance offerte. La sensibilité du sujet est réceptive, non plus active. Et les œuvres donnent à disserter plutôt qu’à contempler et émotionner. Les expériences que mènent les artistes en intelligence ( !) avec l’IA traversent les Icônes, avec leur cortège d’interrogations.
Mais ce que montre l’Icônes spécial de ce numéro, composé d’un ensemble d’œuvres qui couvre une période de plus d’une douzaine d’années, c’est le contraire : les différences priment, voire un certain éclectisme des sources artistiques, diront certains, et elles sont dans la veine de Multitudes, une richesse.
Les responsables commanditaires des Icônes sont pluriel·es. Tout membre du collectif a pu proposer des artistes – dont il ou elle présente le travail au collectif de rédaction et/ou à un groupe dit Icônes, à géométrie variable. Les choix reflètent des goûts, des connaissances, plus ou moins affûtées aux productions présentes, plus souvent en relation avec les accointances de tel·le artiste avec le ou la commanditaire, guidé·e par les complicités avec un champ de recherche couvert par l’un et l’autre.
Les artistes qui ont communiqué l’image d’une œuvre récente pour Multitudes sont issu·es de cette diversité artistique. Ils et elles sont peintres, dessinateurs et dessinatrices, photographes, écrivains et écrivaines, vidéastes, cinéastes, sculpteurs et sculptrices, performeurs et performeuses, poétesses, musicien·nes, designers, grapheuses, brodeuses, collectionneuses, pirates.
Iels utilisent la mine de plomb, le fusain, le pastel, la plume, le crayon bille, le pinceau, l’huile et l’acrylique, la caméra, des instruments de musique des cartes, l’ordinateur, le numérique, l’avion, l’intelligence artificielle.
Iels travaillent avec le papier, la toile, le mur, l’écran, le cuivre, la pierre, la lumière, le pigment, la voix, les sons, tout matériau sonore, leur corps, la presse, le numérique, l’intelligence artificielle.
Iels sont touareg, franco-algérien, iranien, britannique, congolais (RDC), suisse, étatsunien, brésilien, français·e, coréenne, autrichien, australien, argentin, italien.
Ces catégories, qui semblent être issues de l’INSEE, rendent-elles compte de la diversité artistique selon Multitudes ?
Une quarantaine d’images, communiquées par des artistes de ces différents d’horizons artistique et géographie, ont rejoint le numéro 100. La cacophonie est inévitable et accréditera le jugement de certains critiques que l’éclectisme est la marque de fabrique de Multitudes. Qu’est-ce qui justifie de réunir ces œuvres émanant de productions qui n’avaient été vues que séparées ? Quel lien, ou quelle raison, peut justifier cette pluralité hétéronome – à laquelle les artistes consentent implicitement en répondant présents. Cet accord exceptionnel répond à l’invitation non moins exceptionnelle de participer à la fabrication du 100e numéro de la revue (que certain·es renomment « le centenaire de Multitudes », magnifiant la longévité de la revue).
Rappelons en premier lieu que chaque image reçue est liée par un fil invisible à la revue où son auteur a déjà réalisé un Icônes dans l’un des numéros précédents. Ce lien de « parenté » n’est pas négligeable si l’on se reporte à la presque maxime aujourd’hui de Donna Haraway, « faites des parents (kin), non des enfants ». Elle nous invite à inventer d’autres liens de parenté que biologiques et fondés sur le patriarcat pour faire familles, appelant à prendre des distances vis-à-vis des modèles dominants, surtout lorsqu’ils impactent la planète, mais aussi parce qu’ils enkystent les esprits dans des habitudes. Aussi, ce mélange hétéroclite de propositions artistiques se démarque-t-il d’un habitus comme l’attraction par similarités, identités culturelles, courants de pensée artistique institués à l’exemple de « l’art contemporain » – qui en fait ne couvrait que l’art occidental, comme le relève Lionel Ruffel dans Brouhaha, les mondes du contemporain.
Donc l’éclectique artistique patent dans ce numéro 100 pourrait en fait traduire d’autres affinités qu’artistiques, des affinités politiques au sens de Multitudes, c’est-à-dire, d’agencements transnationaux, transdisciplinaires, transgenres qui n’ont pas de critère commun mais font commun. Commun ne signifie pas consensus, ni uniformité, mais contribution active et subjective à l’existence d’un monde de singularités. Le crible n’est pas l’instrument de sélection des Icônes, ni l’agrégation, mais le concours et le métissage.
Une voix me souffle une autre explication. Si Multitudes n’est ni un parti, ni un mouvement, ni une institution, alors l’adhésion qu’elle suscite est étrange. Celle-ci est toutefois à géométrie variable, car la non-rémunération des œuvres, le noir et blanc imposé, la réduction des propositions quels que soient les supports, les dimensions, les textures réduites à une image imprimée en dissuadent quelques-un·es. L’intérêt que la revue éveille est-il sporadique, discontinu ? Il oscille selon l’un ou l’autre des paramètres cités, de façon irrégulière, auxquels il faut encore ajouter la disponibilité (temporelle).
Ce mouvement d’attraction irrégulier et imprévisible se rapprocherait de ce que des physiciens appellent depuis quelques décennies un « attracteur étrange ». L’expression symbolise « la diversité qualitative des systèmes dissipatifs ». Contrairement aux oscillations du pendule d’une horloge par exemple, dont les oscillations sont régulières et finissent toujours par se stabiliser, les perturbations de l’attracteur étrange ne connaissent pas de point d’équilibre régulier, ni continu sous forme de point, de ligne, de surface – et pourtant son rythme n’est pas totalement désordonné. Bien que chaotique, non linéaire, non reproductible, la dynamique de l’« attracteur étrange » connait un certain déterminisme. Comme le relevaient Ilya Prigogine et Isabelle Stengers dans Entre le temps et l’éternité, « les attracteurs étranges ne sont pas caractérisés par des dimensions entières, comme une ligne ou une surface, mais par des dimensions fractionnaires qu’on appelle depuis Mandelbrot des variétés fractales. » Bien que ce ne soit pas évident, les Icônes de Multitudes et particulièrement cet Icônes spécial, pourraient se nommer des attracteurs étranges – que par précaution et pour éviter les confusions avec les formes savantes, nous appellerons « étranges attracteurs ».
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25.09.2025 à 11:31
Laugier Sandra
Care Une puissance de contestation Et si les objections (françaises) au care aidaient à mieux comprendre sa centralité pour penser les inégalités globales, l’exploitation conjuguée des ressources humaines et naturelles, et la crise socio-environnementale ? Care A Force for Protest What if (French) objections to the notion of care helped us to better understand its centrality in thinking about global inequalities, the combined exploitation of human and natural resources, and the socio-environmental crisis?
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La revue Multitudes a depuis des décennies mené deux combats féministes en parallèle, celui du genre et celui du care qu’elle a très tôt introduit en France, quelques années après la publication de deux ouvrages devenus classiques, Le souci des autres (Patricia Paperman et Sandra Laugier, 2006) et Qu’est-ce que le care ? (2009) avec une Majeure historique en 2009, Politiques du care (Sandra Laugier et Pascale Molinier, no 37‑38). En revendiquant de manière pionnière une éthique hétérodoxe, la revue proposait aussi un féminisme alternatif et radical.
Le mot care, courant en anglais, est à la fois un verbe qui signifie « s’occuper de », « faire attention », « prendre soin », « se soucier de » et un substantif qui pourrait selon les contextes être rendu en français par soin, attention, sollicitude. Le care a ainsi introduit des enjeux éthiques dans le politique, en fragilisant le lien apparemment évident entre une éthique de la justice et le libéralisme politique. La Majeure Politiques du care, au-delà du changement de paradigme induit en philosophie morale par l’éthique du care, voulait en affirmer la portée politique. Car celle-ci apparaît en second plan lorsqu’on théorise le care en relation avec le patriarcat, ou lorsqu’on le définit à partir des activités domestiques ou salariées qui répondent aux besoins et aux dépendances, un travail inégalement distribué entre les hommes et les femmes, entre les femmes riches et les femmes pauvres. Il s’agissait dans cette Majeure d’attirer l’attention sur un domaine de l’activité humaine qui est négligé, sur les injustices créées par la méconnaissance et la dévalorisation des professions qui y sont liées et sur les déséquilibres mondiaux dans la circulation du care. La migration et la circulation des femmes employées dans ces professions sont à la source de transferts de fonds constituant la provenance majeure de financements dans certains pays en voie de développement. Le care se transforme rapidement en marchandise mondialisée.
Carol Gilligan et Joan Tronto, auteures culte publiées et traduites dans cette Majeure de 2009, ont été les premières productrices d’une critique radicale de la théorie de la justice de John Rawls, qui jusqu’ici n’avait eu affaire qu’à des critiques modérées et assez « internes » au champ de la philosophie d’inspiration libérale. La première traduction française de Gilligan n’avait guère eu d’écho médiatique ni académique, ayant été d’emblée qualifiée d’« essentialiste », accusation qui revient régulièrement – y compris dans des contributions féministes de Multitudes ! La loi sur la parité de 1999 a été l’un des enjeux stratégiques de la « troisième vague du féminisme », avec l’émergence de nouvelles questions liées au genre, allant au-delà de l’égalité des droits, et liées à la politisation des questions sexuelles (PACS, prostitution, travail domestique). La troisième vague du féminisme en France a été portée par la « rupture épistémologique » introduite par les féministes dans les sciences sociales : en montrant la subordination des femmes et la minorisation de leurs pratiques, de leurs pensées, de leur place dans l’histoire des sociétés, ces épistémologies « situées » ont révélé les biais par lesquels une recherche apparemment neutre traduit en réalité le point de vue et les intérêts des groupes socialement les plus puissants. Solidaires de ce mouvement, les éthiques du care s’affirment contextualistes et se singularisent des éthiques libérales qui valorisent une prétendue impartialité, en mettant l’accent sur la vulnérabilité plutôt que sur l’autonomie. La perspective du care vise ainsi à faire résonner des voix socialement étouffées, au premier rang desquelles celles des femmes. Le champ du care est donc avant tout celui d’une revanche de l’expérience vécue des femmes enfermées dans la sphère privée et dont l’existence a été associée à des valeurs tenues pour insignifiantes, les activités invisibilisées et mésestimées, associées à des corvées dont les femmes devaient avant tout se « libérer ». Cette vision repoussoir du travail domestique n’a pas aidé à son partage avec les hommes, mais plutôt à sa délégation à d’autres femmes quand cela était économiquement possible (Pascale Molinier, « Des féministes et de leurs femmes de ménage : entre réciprocité du care et souhait de dépersonnalisation », no 37‑38, 2009). Les inégalités entre femmes et plus précisément, la mise d’une masse de femmes au « service » de la libération des femmes privilégiées est un tabou du féminisme que le concept de care a contribué à révéler.
L’émergence des éthiques du care doit aussi être pensée dans le contexte des revendications du Black Feminism. Dans les années 1980, les féministes africaines-américaines, asiatiques et chicanas dont les voix commencent à se faire entendre, reprochent au féminisme « majoritaire » d’avoir pris pour sujet exclusif les femmes blanches des classes favorisées, d’avoir universalisé leur situation. Le Black Feminism contraint à repenser la domination de genre sans l’isoler d’autres rapports de pouvoir incluant la classe sociale et la race. Le concept de care fait alors précisément voir comment les femmes blanches ont pu conquérir des privilèges partiels, en bénéficiant du travail invisible et peu rémunéré d’autres femmes et d’hommes éventuellement racisé·es. Ainsi, l’éthique du care s’est aussi inscrite au sein de Multitudes dans le champ émergent de l’intersectionnalité, dont les premiers textes traduits paraissent en France également dans les années 2000. Bien qu’initialement contesté, le choix de Multitudes de garder le terme « care » finit par se généraliser pour préserver la double dimension de l’affect et du travail.
On a reproché à l’éthique du care, et en particulier à Gilligan de ne pas être féministe, en durcissant, voire essentialisant la distinction femme/homme, en lui donnant un contenu moral : les femmes représenteraient l’attention à autrui et au proche, et les hommes emblématiseraient l’autonomie et l’impartialité ; en somme, aux femmes le privé, aux hommes la vie publique. En appuyant l’importance – à la fois sociale, morale, politique – des qualités d’attention à autrui et des activités de souci aux autres, l’éthique du care serait alors la reprise ou la confirmation des stéréotypes de genre.
Considérer l’importance sociale, morale et politique du care oblige à faire référence aux « femmes », l’une des catégories auxquelles le travail du care a été principalement assigné. Or parler des femmes serait faire usage d’une catégorie « suspecte », suspicion s’étendant à toute théorie qui en assume l’existence. « À cet égard, toutes les théories féministes deviennent suspectes, hormis celles qui récusent la possibilité d’une large entreprise théorique de libération » (Joan Tronto, Un monde vulnérable). Pourtant, le mot « femme » ne désigne pas une essence, mais une situation, historiquement et socialement définie, et c’est justement ce que nous apprend le féminisme, depuis ses versions phénoménologiques (Simone de Beauvoir, Iris Young) jusqu’à ses versions intersectionnelles qui mettent l’accent sur les différences entre femmes.
Cette objection au care est caractéristique d’une tendance du milieu politique voire académique français, qui consiste à faire appel à un « bon » féminisme, légitime, républicain, contre des versions perçues comme dégradées ou excessives (ou woke, voir Wokisme). Cet antiféminisme de fond, teinté de misogynie, a frappé de plein fouet l’éthique du care, accusée de véhiculer une image « nunuche » de la féminité. On aura compris que l’éthique du care touche à un point névralgique des rapports de genre en France, où un discours universaliste constitue l’obstacle à l’amélioration de la situation (sociale, politique, morale) des femmes, et donc à un universel véritable (comme y appellent Christine Delphy et Anne Querrien). Ces critiques ferment les yeux sur la puissance de contestation de l’exploitation de femmes pauvres par la perspective du care et donc, sur leur propre classisme.
Les analyses du care sont donc politiques. Elles ont permis, par leur présentation dans Multitudes, de donner forme à des questions qui ne trouvaient pas leur place dans le débat public et d’infléchir la définition de ce qui compte : analyses de la prostitution (« Prenons soin des putes », no 48, 2012), du capitalisme émotionnel (Pascale Molinier et Sandra Laugier, Mineure no 52, 2013), du care dans le Covid, du revenu universel, de l’avortement (« Une affaire de femmes… et de démocratie », Anne Querrien, Mathieu Corteel & Sandra Laugier, no 95, 2024). La description du care a fait apparaître dans le champ moral et politique des voix subalternes jusqu’alors disqualifiées : les voix de toutes les personnes qui réalisent majoritairement le travail de care dans la sphère domestique et dans les institutions de soin. Toutes ces personnes qui réalisent un travail indispensable et vital sont mal payées, mal considérées, leurs besoins ignorés, leurs savoirs et savoir-faire rabaissés et déniés. Ces revendications ont été clairement analysées et exprimées dans plusieurs contributions du volume de Multitudes signé Cora Novirus (no 80, 2020) au moment de la crise Covid, ainsi que dans l’article de Nathalie Blanc, Sandra Laugier, Pascale Molinier & Anne Querrien, « Pour un environnementalisme ordinaire : femmes et ressources en temps de crise » (publié sur le site de Multitudes en juillet 20201) qui fut certainement la première théorisation de l’importance des contributions des femmes dans les crises écosystémiques à venir après la crise Covid. L’environnementalisme ordinaire, grassroot, composé de modes de vie et de mobilisations individuelles et collectives qui structurent la production de l’environnement ordinaire est d’abord le fait des femmes dont le rôle est crucial dans cette sphère domestique et écologique. La déconsidération, qui s’est accentuée depuis, de l’environnement ordinaire, banal et difficilement médiatisable, est liée à la dévalorisation du travail de care dans le maintien des formes de vie au quotidien.
La perspective du care a donc permis très tôt de capter des préoccupations sociales qui sont devenues saillantes, dans une période d’abandon des services publics pourvoyeurs de care. Le care s’est révélé un outil puissant pour penser les inégalités globales, la circulation mondiale des femmes et l’exploitation conjuguée des ressources humaines et naturelles des pays pauvres, et donc la crise environnementale. Si le care a bénéficié des luttes féministes, il a aussi accompagné et soutenu la diffusion des recherches sur le genre, les sexualités et l’écoféminisme (voir les travaux Catherine Larrère).
L’éthique du care visait dans les années 1980 à renouveler le féminisme par une prise de conscience des inégalités entre femmes. Mais elle reste ancrée dans le féminisme, et c’est ce que rappelle, désagréablement, le mot – notamment à ceux et celles qui veulent oublier qu’ils sont dépendants du care pour leur autonomie. C’est pour ces raisons que la voix différente portée régulièrement par Multitudes reste notre actualité.
1Publié sous le titre « La crise révèle les failles du genre dans l’environnementalisme : comment valorisons-nous les environnements quotidiens ? » dans la revue The nature of cities, juillet 2020.
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25.09.2025 à 11:30
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Cartographier Multitudes, une revue aux géographies plurielles Et si la cartographie des strates et des saillances caractérisant le rapport d’une revue à ses diverses géographies pouvait dessiner les contours d’une mondialisation en train de se faire ? Mapping Multitudes, A Journal with Multiple Geographies What if mapping the layers and salient features characterizing a journal’s relationship to its various geographies could outline the contours of globalization as it unfolds?
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Ces vingt-cinq dernières années, la face du monde a énormément changé, même si sa géographie n’a pas grandement muté, si ce n’est la création de quelques pays, dont le plus récent est le Soudan du Sud, et quelques centimètres de déplacements des plaques tectoniques. Cette année Multitudes fête son vingt-cinquième anniversaire, la revue a donc une histoire, pour autant a-t-elle une géographie, ou plutôt des géographies ? Quand on regarde les 99 derniers numéros, on est obligé de constater qu’effectivement Multitudes possède un ensemble de géographies imaginaires se dessinant au gré des numéros et montrant comment elle se situe dans le monde, et surtout ce qu’elle en voit. Alors que les réunions de rédaction se tiennent principalement à Paris, le collectif de rédaction est rhizomatique et situé dans d’autres villes de France ou d’autres pays, les discussions étant permises, entre autres, grâce à des mailing-list et des dispositifs de visioconférences. De plus, indépendamment de l’ancrage territorial, ce sont de multiples affiliations culturelles, acquises par les histoires personnelles de chacun et chacune, ou par des expériences académiques et professionnelles qui viennent remplir les pages des numéros de la revue de perspectives géographiquement hors de France. Ce multiperspectivisme a des incidences concrètes, dessinant une carte du monde que l’on pourrait s’amuser à reprendre, tels des cartographes du dimanche, en coloriant des fonds de cartes au gré des sujets abordés dans nos numéros.
Multitudes ne se définit en aucun cas par une défense absolutiste des frontières étatiques, comme le montre le numéro 97 questionnant plutôt leurs ambiguïtés et leurs préférant le concept de « lisière » plus trouble, ou le no 70 qui interroge sur la manière de sauter à pied joint sur et hors des lignes. Néanmoins, la division westphalienne permet de dresser certains tropismes géographiques de la revue et de constater quels sont les pays ou les régions du monde focalisant son attention. Bien que la rubrique À chaud permette de balayer un ensemble de situations géopolitiques à travers le monde au gré de l’actualité des vingt-cinq dernières années, c’est dans les dossiers des Majeures et des Mineures que l’on constate davantage quel monde la revue tente d’habiter. Sans prétendre à l’exhaustivité, les 99 numéros laissent entrevoir au moins quatre géographies principales de Multitudes qui ne cessent de se reconfigurer, et qui restent ouvertes à d’autres analyses et recoupements.
1) La première géographie historique de Multitudes est européenne, c’est dans cet espace culturel (qui n’est pas seulement géographique) que la revue s’est constituée. Il ne s’agit pas seulement de parler d’une « culture » commune, dont la rhétorique ne permet pas de rendre compte de la multitude des cultures et des pratiques, mais plutôt de défendre un projet politique post-national : le fédéralisme européen. Bien que la revue ne cache pas ses critiques face à la politique des institutions européennes, c’est un projet perçu tant politiquement qu’économiquement (Euro, les illusions souveraines, Mineure no 62) qui est analysé, et souvent défendu. Alors que les nationalistes mortifères hors de l’Europe et en son sein vont bon train et tentent de déstabiliser le projet européen en menant des guerres à ses frontières ou en minant de l’intérieur ses institutions, infusant un poison tentant de nous faire douter de la possibilité même d’une émancipation postnationale, il nous faut aujourd’hui, peut-être plus que jamais, toujours plus d’Europe. Ainsi, on pourra consulter, entre autres, les numéros : 3, 14, 19, 74, 95 (ainsi qu’un ensemble de « À chaud » qu’il serait trop long d’énumérer) de la revue afin de constater que le premier port d’attache de la revue est l’Europe fédérale.
2) Si cette première géographie est une géographie politique, Multitudes dialogue également avec la géographie physique qu’elle réinterprète à travers un cadre différent, influencé en autres par les travaux de Bruno Latour ou de Lynn Margulis et sa conception de Gaïa (no 93). La géographie de l’espace vivant est considérée comme cette mince « zone critique » où la vie a émergé et qui, plutôt que de considérer la toute-puissance humaine, s’intéresse davantage à la manière dont nous faisons partie d’un écosystème en lien avec les autres espèces vivantes non-humaines, qu’elles soient animales ou végétales, mais également avec les forces terrestres et technologiques. C’est ainsi l’idée d’une planéarité (no 85), en opposition avec la conception économique de la mondialisation, qui est mise en avant et qui nourrit les réflexions de la revue sur un certain nombre de thématiques comme les Communs (no 41, 45, 93), le Territoire (no 86), ou encore, l’Effondrement (no 76).
3) Une troisième géographie de Multitudes est mouvante, ou plus précisément migrante. C’est une géographie humaine, celle qui s’intéresse non pas aux constructions politiques ou aux caractéristiques géologiques, mais aux êtres humains habitant et traversant les territoires. Les espaces d’entre-deux, mais aussi les expériences de migration sont abordés par la revue qui s’interroge sur la condition des personnes migrantes et sur les politiques d’accueil, ou plutôt de non-accueil européen. L’étude des mouvements de populations, ou la démographie, ne sont alors pas pensés hors-sol mais au plus près des vécus migratoires. On peut ainsi se référer aux no 49, 64, 97 ou encore 19 de la revue.
4) Enfin, une dernière géographie de Multitudes est urbaine. Les questions d’urbanisme ont été centrales pour le collectif de rédaction qui a appuyé la réalisation d’un ensemble de numéros sur ce sujet. La thématique fait l’objet d’une Mineure dès 2004 avec le numéro 17 intitulé Ville : fractures et mouvements. Suivront ensuite d’autres numéros questionnant les subjectivités construites par la vie urbaine à travers le monde (no 33), quand d’autres ont vu dans la ville l’espace (micro-)politique des multitudes (no 31, 43, 45) cristallisant les mutations de la mondialisation tout en laissant place à des lieux de résistance politique comme l’ont montré les mouvements des places après la crise économique de 2008.
Parallèlement à ces différentes géographies, Multitudes a dédié des numéros à deux continents (en plus de l’Europe), le continent africain (no 53, 69, 76) et le continent américain, avec un focus sur les Amériques hispanophones et lusophones (no 35, 56, 81). On peut se demander ce que la dynamique continentale apporte en plus à l’analyse tant ces continents sont divers et tant Multitudes a aussi pris le temps de faire des numéros sur des pays en particulier comme le Brésil (no 56), le Chili (no 91), le Japon (no 13), le Liban (no 90), la Colombie (no 40), l’Inde (no 75) ou encore, la Chine (no 54). L’Iran est le seul pays ayant fait l’objet de deux numéros (no 43 et 83), ce qui résonne tout particulièrement avec la situation actuelle, car au moment où nous écrivons ces lignes, l’Iran est entrée dans un conflit de haute intensité avec Israël et les États-Unis. D’autres numéros ont naturellement, dans la suite de la géographie urbaine de Multitudes, été consacrés à des villes singulières comme Le Caire (no 60), Khinshasa (no 81) ou encore Fukushima (no 48).
Bien qu’on ne puisse pas demander à une revue de s’intéresser à tous les pays ou les espaces possibles – on pourrait d’ailleurs se questionner sur l’intérêt tant scientifique que politique d’un tel atlas à la Bouvard et Pécuchet, on peut néanmoins s’interroger sur les absences révélées en creux par ce rapide état des lieux. On peut constater par exemple une faible représentation des pays d’Asie du sud-est et centrale, de l’Océanie, et des pays slaves. On peut aussi se demander si d’autres États feront l’objet d’un numéro tant ils semblent concentrer aujourd’hui une géopolitique mondiale cruciale à analyser à l’instar, par exemple, de Taïwan, de l’Ukraine, de la Palestine, voire du Groenland ou du Soudan.
De manière plus générale, on peut s’interroger sur l’absence d’intérêt pour des structures géographiques postnationales hors de l’Union européenne de la part de la revue. Si l’Union européenne est originale par sa structure, on aurait pu aussi s’interroger sur les alliances stratégiques qui se jouent à l’échelle internationale aujourd’hui. Que reste-t-il d’une possible gouvernance mondiale de l’ONU au moment où la réélection de Donald Trump piétine les principes les plus fondamentaux du droit international et plus largement l’ordre mondial (certes fait d’un ensemble chaotique de désordres) tel qu’il fonctionnait depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ? Une reconfiguration du monde se joue aujourd’hui et laisse entrevoir un ensemble de ce qu’on appelle en géopolitique des « unholly alliances » (alliances impies, contre-nature) à étudier tant le contexte international nous oblige à changer nos cadres de pensée. Des institutions et des projets (géo)politiques exigent aujourd’hui une analyse approfondie, que l’on pense aux BRICS+ qui fera l’objet d’un prochain numéro de la revue, aux Nouvelles routes de la soie chinoises ou de la Nouvelle route des épices indienne, qui sont en train de former une certaine géographie du monde concurrençant directement le commerce et les valeurs démocratiques du projet européen. Analyser ces projets et ces institutions permettrait de comprendre un ensemble de dynamiques transnationales, mais également nationales, à travers lesquelles résonnent les questions de guerres informationnelles et commerciales, de post et de néocolonialisme, ainsi que l’émiettement des principes démocratiques.
Dans le monde de plus en plus fragmenté dans lequel nous vivons, pris en étau entre les délires scabreux et guerriers de Donald Trump, et les projets anti-démocratiques de régimes autoritaires, il nous faut de plus en plus défendre la politique européenne comme une troisième voie de régulation, de protection des libertés fondamentales, et de garantie du principe démocratique d’autogouvernement. La démocratie et une Europe ouverte comme géographie de survie de la revue à l’ère de la reconfiguration de l’ordre international.
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25.09.2025 à 11:28
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Communs Les paradoxes du /des commun(s) Et si l’on réécrivait l’histoire des communs en complémentant l’étymologie du munus, qui lie par le devoir d’une charge, avec celle du mitra, qui libère par le don sans attente de retour ? Commons The Paradoxes of the Common(s) What if we rewrote the history of the commons by supplementing the etymology of munus, which binds through the duty of a charge, with that of mitra, which liberates through giving without expecting any return?
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Qu’avons-nous en commun ? Avec qui, ou avec quoi ? Le commun, est-ce quelque chose que l’on « a » ou que l’on « est » ? Est-il un objet, un bien, un espace partagé – ou bien notre manière d’habiter le monde, de s’y rapporter ensemble ? Ce que nous considérons comme le plus propre et le plus intime, à commencer par nos noms propres et nos affects, n’est-il pas déjà façonné par un monde partagé, par une trame sociale antérieure à toute subjectivité individuelle ? Le commun est-il déjà donné ou se construit-il ? A-t-il besoin d’une loi, d’une institution, ou d’une action pour exister, d’un « oui » aux arrivants et aux étrangers, ou bien s’impose-t-il, de manière archi-politique, dans notre simple être-ensemble ? Faut-il le mettre en commun pour qu’il advienne ? Et qu’est-ce qui fonde alors cette mise en commun : une action collective, un contrat, un devoir éthique, l’amitié ou une condition ontologique ? Qu’en est-il de son rapport avec ses proches dérivés : communauté, communication, communisme ? Et dans des acceptions si larges que peut prendre le commun, que désigne-t-il encore ?
C’est précisément cette polysémie, cette fluctuation féconde, du terme « commun » que la revue Multitudes a interrogée à sa façon dès ses débuts à travers différents registres métaphysique, écologique, esthétique, numérique et politique. Si le mot semble irriguer tous les grands concepts du politique, on observe pourtant, dès les années 1990, une tentative de le renouveler, de le redéfinir ou d’en faire une boussole critique face aux mutations contemporaines du capital et à l’érosion du social.
Le concept de « multitude », tel que théorisé par Michael Hardt et Antonio Negri, s’inscrit dans la profusion conceptuelle de l’époque post-communiste visant à renouveler notre appareil théorique hérité du vieux marxisme, à la hauteur des transformations du monde globalisé. Il n’en est pas moins une déclinaison du commun ou, inversement, le commun peut être saisi comme une modalité d’expression de la multitude : un ensemble non déterminé et ouvert d’associations possibles, une composition hétérogène de singularités qui se relient, se délient, se reconfigurent autrement, dans un mouvement rhizomatique producteur de commun.
Si la réflexion sur le commun remonte à la pensée politique antique – celle de la cité grecque – c’est bien à partir des années 1990 qu’un regain d’intérêt s’opère, stimulé par plusieurs dynamiques majeures. En premier lieu, la montée en puissance de l’idéologie propriétaire a contribué à la privatisation progressive des communs : terres, eaux, forêt, savoirs, infrastructures, espace numérique, santé, espace urbain, éducation et services publics. Face à cette dépossession généralisée, le commun se présente alors comme le point d’ancrage d’une contre-offensive théorique et politique.
La renaissance de la réflexion sur le commun s’inscrit aussi dans l’ère post-communiste. La chute du communisme réel a conduit toute une génération de philosophes – Jean-Luc Nancy, Giorgio Agamben, Roberto Esposito, entre autres – à réhabiliter le commun, ou plutôt à sauver le commun du communisme, à travers une pensée renouvelée de la communauté définie comme au-delà ou en deçà des projets politiques.
À cette dynamique historique s’ajoute un enjeu plus vital encore : la prise de conscience croissante de la crise écologique. Celle-ci a mis en lumière non seulement la nature terrestre
de l’humain et sa fragilité vis-à-vis des conditions matérielles de son existence, mais aussi le caractère inévitablement commun de son destin. La pandémie de Covid-19, à cet égard, n’était qu’un épisode, qui a dévoilé brutalement le commun biologique, ou plutôt la communauté des êtres vivants, dans toute son ampleur mondialisée et avec tous les liens imprévisibles qu’elle engendre.
Enfin, le développement d’internet a révélé une nouvelle forme de commun : celui de la connaissance partagée, de l’intelligence collective, des infrastructures numériques. Si les plateformes ont massivement mis des « enclosures1 » sur ces ressources depuis les années 2000, l’émergence des logiques open source, des creative commons, des logiciels libres et des licences ouvertes a montré qu’un autre usage du numérique reste possible.
Il ne s’agit pas ici seulement du flou disciplinaire qui entoure la notion de commun, mais bien de son ambivalence constitutive, qui impose, à chaque tentative de renouvellement conceptuel, une vigilance critique pour ne pas glisser vers le comme-un, cette forme d’unification qui efface la pluralité au sein du commun2. Autrement dit, le commun comporte un risque inhérent : celui de son retournement en une essence figée, une chose, une identité close, bref, une réification, dont le communautarisme est une des conséquences.
C’est que le commun est à double tranchant : il peut ouvrir les possibles, ouvrir l’avenir, mais il peut aussi devenir le vecteur de nouvelles clôtures, de frontières rigides qui annulent les devenirs. Il inclut autant qu’il exclut : il ne « revient » à personne et peut pourtant devenir le propre d’un collectif particulier.
Pour ne pas sombrer dans de telles impasses, il est essentiel de penser le commun à partir de ses tensions internes. Cela signifie accueillir ses apories, assumer ses divisions constitutives, et reconnaître la nécessité de se rapporter à son dehors – à ce qui lui échappe : l’inassimilable, l’incommunicable, le non-commun. Appréhender le commun à partir de cette ambivalence – cette mobilité qui le rend insaisissable – a des implications majeures dans chacun des domaines où il est théorisé et mis en œuvre. Nous ne pourrons ici qu’en esquisser quelques figures.
L’une des veines que la revue Multitudes a explorées est celle des « communs », entendu au sens large comme non seulement les ressources naturelles et les biens communs, mais aussi comme tout ce qui se produit socialement, y compris le travail social lui-même. La production est devenue « commune3 », et c’est la coopération sociale qui est productrice de la valeur.
Dans ce prolongement, le capitalisme cognitif, développé par Yann Moulier Boutang, met l’accent sur le travail immatériel, l’intelligence collective, la circulation du savoir, les biens communs informationnels et le travail de coordination des cerveaux réunis en réseaux au moyen d’ordinateurs qui font à leur tour l’objet de la capture par le capitalisme des plateformes dont l’Intelligence artificielle est une des avatars les plus récents. À partir d’une inspiration proudhonienne de la « force collective » comme source véritable de la valeur, il s’agit de proposer alors toute une série de stratégies de réappropriation des communs, notamment à travers l’idée du revenu contributif qui sert à redistribuer la richesse socialement produite entre les travailleurs cognitifs.
Mais ces thèses, aussi fécondes soient-elles, occultent souvent le travail non-productif ou ce qui échappe à toute valeur-travail. Georges Bataille l’appelait la dépense improductive qui part en fumée et ne laisse personne et aucune instance la mesurer et la capturer. Sous cet angle, le commun se perd, il se dissipe. Il est difficile à saisir car fait de multiples associations imprévisibles et hétérogènes, incalculables, et inappropriables. Un tel commun ne peut advenir qu’en entretenant une tension constante avec ce qui résiste à toute opération économique. Il est ce paradoxe du Heim (foyer, patrie, maison) hanté par l’Unheimlichkeit (l’inquiétante étrangeté).
Ce prisme suppose d’aborder le commun à partir de ses marges inutiles, à travers ceux et celles qui ne contribuent (apparemment) d’aucune manière à la production de la richesse collective, les désœuvrés, les fous sans intelligence exploitable, les assistés, les migrants qui ne compensent aucun manque démographique dans les sociétés européennes vieillissantes, les étrangers inassimilables, les indomesticables, ceux et celles qui nous « remplacent » mais qui ne nous ressemblent pas, et qui ne servent même pas de miroir à la lutte pour la reconnaissance des Européens, ceux et celles qui ne parlent pas notre langue, les parasites, les nuisibles, les virus, les populations offlines, les langues et les idiomes non-numérisés et non-codifiables, enfin, tous ces êtres ou formes de vie qui ne « servent » à rien et ne peuvent être intégrés dans aucun foyer, et pourtant interrogent l’énigme du commun qui est aussi le lieu de résistance à toute forme de capture.
C’est aussi à un « reste » non-productif que renvoie, d’une manière très différente, la notion de « communs négatifs4 ». Ces communs négatifs désignent des infrastructures de grande échelle dont dépendent nos modes de vie mais qui ravagent nos milieux de vies futures, telles que les centrales à charbon, les déchets miniers ou radioactifs, et en général les héritages indésirables du progrès industriel dont personne ne veut.
Cependant, le terme « négatif » est mobilisé ici à contre-courant de ses significations chargées dans l’histoire de la philosophie. Car, pour ne s’appuyer que sur Hegel, le négatif est la condition de possibilité du commun. Sans ce travail du négatif, le commun risquerait de se refermer sur lui-même et de sombrer dans une immanence mortelle.
En ce sens, comme l’a affirmé Bruno Latour dans le numéro 45 de la revue, « il n’y a pas de monde commun » donné d’avance. Le commun n’émerge qu’à travers des ruptures, des discontinuités, des cassures – c’est-à-dire à travers un rapport conflictuel avec ce qui est donné. Il ne peut jamais être totalement institué, capturé ou fixé. C’est pourquoi toute gouvernance des communs doit prendre en compte leur ingouvernabilité intrinsèque. Le négatif devient affirmatif et producteur du ou des commun(s). C’est à partir de l’inappropriable qu’il est possible de se réapproprier le ou les commun(s). C’est cet excès qui fait que, dès que l’on a l’impression de réaliser ou de capturer le commun dans une institution ou dans un dispositif politique ou économique quelconque, il se dérobe et s’échappe vers un ailleurs lointain.
Ce paradoxe est déjà inscrit dans l’étymologie. Le terme latin munus, à la racine de « commun » (co-munus), renvoie à une charge partagée, à un échange originaire, à un système de dons et de contre-dons qui lie chaque individu aux autres. Il suppose une dette, un devoir, un engagement réciproque.
Mais cette logique du munus se complique lorsqu’on la met en regard de sa racine indo-européenne, mei, qui est à l’origine d’un terme important, mitra. Or mitra signifie « amitié », « alliance », « contrat », mais sans contenir l’idée de dette ou de contrepartie. Mitra désigne un don radical, hors calcul, comme celui du soleil – une des significations du terme indo-européen – qui donne sans jamais recevoir et n’attend rien en contrepartie5.
Dès lors, il s’agit peut-être de penser le commun entre ces deux régimes : entre le munus, qui lie par le devoir, et le mitra, qui libère par le don sans attente. Entre l’obligation partagée et la gratuité radicale. C’est dans cette tension – entre calcul et excès, entre institution et fuite, entre dette et donation pure – que le commun peut trouver sa puissance la plus radicale.
1Voir le texte de Yann Moulier Boutang, « De quoi l’intelligence artificielle est-elle le nom ? » Multitudes no 96 (2024).
2Voir à ce sujet le dossier : Du commun au comme-un, Multitudes no 45 (2011).
3Voir le texte de Judith Revel et d’Antonio Negri, « Inventer le commun des hommes », Multitudes no 31 (2007).
4Voir la Majeure Communs négatifs, Multitudes no 93 (2023).
5Voir Robert Turcan, Mithra et le Mithraisme, Paris, Belles Lettres, 1993.
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25.09.2025 à 11:26
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Cosmo-finance La Sphère comme geste spéculatif Et si le soutien aux arts par la médiation d’une blockchain portait en puissance une proposition cosmo-financière esquissant une alternative à la valorisation capitaliste ? Cosmo-finance The Sphere as a Speculative Gesture What if support for the arts through the mediation of a blockchain were to give rise to a cosmo-financial proposal outlining an alternative to capitalist valuation?
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Ils collectent aussi bien des expériences et des rêves que des plans pour l’avenir. La capacité de collecter des plans pour l’avenir est une responsabilité intéressante, qui ne touche guère le collectionneur traditionnel (conservateur ou historien), mais qui devient incontournable pour le collectionneur d’art de l’immatériel.
Live Forever ! Collecting Live Art
La Sphère (thesphere.as) est un projet de recherche-création web 3.01 qui explore de nouvelles écologies de financement afin de créer un commun régénératif pour le cirque et les arts vivants. Inspiré par les récentes innovations dans le domaine des technologies comptables distribués (ou blockchains) et des économies contributives Peer-to-Peer orientées-commun, La Sphère vise à redistribuer les risques et les opportunités de faire de l’art en facilitant l’implication créative des « publics investis » (invested audience), des artistes, des collectionneurs et d’autres parties prenantes potentielles à différentes étapes du processus artistique et curatorial. Le projet a obtenu un financement Creative Europe entre 2020 et 2023, ainsi qu’une petite bourse de la galerie Serpentine (Londres) en 2024 pour le développement du Anarchiving Game2, où chacun est invité à créer des fragments reflétant l’évolution du projet.
La Sphère est un commun numérique ; une interface cryptoéconomique ; une (an)archive orientée-process pour les arts vivants ; un espace d’échanges et de développement mutuellement transformateur entre processus artistiques et pratiques alternatives d’organisation et de financement. Au bout du compte, nous en avons eu assez d’écrire d’interminables demandes de subventions et de travailler pour des peanuts. Nous avons donc décidé, avec beaucoup, beaucoup d’autres personnes, de réécrire les codes du capital et d’aborder autrement le problème du soutien aux arts.
Comment pouvons-nous tirer parti de nos capacités à risquer et spéculer ensemble pour créer de nouvelles compositions collectives métastables au-delà de ce qui est jugé possible – ou simplement finançable ? Nous développons un prototype de DAO (organisation autonome décentralisée) ancrée dans la réalité de la communauté circassienne afin d’explorer de nouvelles manières d’être créatif ensemble qui soient économiquement viables. Cette rencontre et ce travail autour de l’élaboration de nouvelles infrastructures techno-sociales sont fondamentaux – c’est quelque chose que Geert Lovink, fondateur du MoneyLab, définit comme stacktivisme, c’est-à-dire une forme d’activisme qui cherche à intervenir au niveau de la conception des protocoles qui régissent notre vie numérique.
« Le stacktivisme est, par définition, de nature abstraite et conceptuelle, sachant que le code est le pouvoir et que le pouvoir est le code. […] les stacktivistes se chargent de créer les liens manquants : ils sont les partageurs de mèmes, les connecteurs d’idées, les compagnons de route interculturels, les metteurs en réseau polydisciplinaires. L’instauration de nouveaux protocoles d’interaction numérique reste un acte de décision commune3. »
Ainsi donc, La Sphère prend forme en développant différentes techniques collectives qui cherchent à résister à l’habituel nivellement des valeurs contre l’horizon de la simple viabilité économique. La Sphère, c’est un peu comme une machine à faire des avances, avec toute l’ambiguïté érotico-financière que cette expression recèle ; et à les transformer en propositions de monde (en anglais, on dirait worlding, faire monde). Dans la foulée du cri de guerre alter-financier et stacktiviste de Geert Lovink, une chose est sûre : le temps où l’on se contentait de dénoncer la précarité dans le monde des arts est révolu. C’est l’heure de l’expérimentation cosmo-financière !
Ce texte est une tentative de partager quelques coordonnées et perspectives aspirationnelles-conspirationnelles constitutives de la Sphère. Pour le dire dans l’ethos ludiquement poétique et circassien du projet, l’idée est de prendre la Sphère par le milieu de son pool tourbillonnant de liquidité – une forme conceptuelle d’amorçage de liquidité (liquidity bootstrapping), si l’on peut dire. Comment rendre compte de la possibilité de former un quantum initial de confiance précursive, comme dirait William James ?
Quand je pense à l’aventure cryptoéconomique conviviale de la Sphère et à la chorégraphie de valeur que nous avons mise en mouvement, je me souviens d’une activité préférée de mes étés d’enfance : la création d’un tourbillon avec amis et famille dans la piscine hors-terre de notre arrière-cour de banlieue. Le protocole est simple : tout le monde commence à bouger dans la même direction, lentement au début, puis de plus en plus vite à mesure que le courant devient plus fort, emportant nos corps flottants dans une irrésistible procession estivale.
J’aime cette image primitive d’un tourbillon collectif parce qu’elle suggère efficacement comment nous nous constituons comme attracteur futurial. Les arts du spectacle font ressentir d’une manière particulière comment nous faisons l’expérience de notre métastabilité partagée, comment nous parvenons collectivement à engendrer des modes de générosité spéculative même dans les moments les plus précaires. La communauté du cirque est en effet liée par une économie corporelle : c’est une conspiration à ciel ouvert, flottante et tournoyante, qui cultive les flux vivants de telle manière qu’ils apparaissent à chacun comme une forme d’abondance partagée. Ou comme le dit Randy Martin, théoricien à la fois de la finance et de la danse, « cette réévaluation permet au risque d’être considéré comme une récompense en soi, car il se voit attribuer une valeur immédiate par l’ensemble créatif 4 ».
The Sphere peut être lue comme une réponse singulière à la fameuse question de l’organisation. Les injonctions volontaristes à « mieux s’organiser » résonnent avec anxiété et triomphalisme entre le discours des consultants en entreprise et ceux des milieux sociaux progressistes. Combien de fois avons-nous éprouvé ce sentiment intime, presque impalpable mais bien réel, de détérioration et d’appauvrissement de notre vitalité relationnelle après un énième appel à « s’organiser » ? Combien de fois encore pouvons-nous nous permettre d’être traités de manière pseudo-professionnelle comme désorganisés ou insuffisamment organisés par les différents défenseurs de la gouvernance généralisée et de la mystique managériale5 ?
Et pourtant, nous devons nous organiser. Dans un monde qui s’oriente vers une fragmentation sociale accrue, la manière dont nous créons de nouveaux modes de coordination techno-sociaux est en effet devenue cruciale. Le défi, comme l’a souligné Yves Citton, consiste à terraformer de nouveaux passages métamorphiques entre la micro-échelle de la présence collective et la macro-échelle des agrégations médiatiques, afin de trouver des points de levier comparables au phénomène du leveraging financier6.
Les processus de co-apprentissage activés en notre sein représentent une force structurante qui façonne notre entreprise collective et la connecte à de multiples dehors. Ce processus de cosmo-localisation collective autour d’un matter of concern articulé entre art et finance est symbolisé par le syntagme « The Sphere as ». Le syntagme signale une attention particulière à la pluralité de modes d’adresse qui nous constitue (il coïncide d’ailleurs avec notre adresse web, thesphere.as).
Dans toute sa simplicité, la conjonction as (« en tant que ») fonctionne comme un opérateur comparatif-machinique qui facilite la navigation entre la variété des perspectives et des revendications (claims) prospectives concernant The Sphere et émises par celle-ci. Ce modulateur de mise en rapport est particulièrement important lorsqu’il est considéré dans une perspective cosmo-financière, c’est-à-dire une perspective qui s’intéresse à la communication des hétérogénéités en tant que telles, sans les réduire indûment les unes aux autres.
La conjonction « en tant que » nous amène au cœur du défi de repenser la valeur face à l’équivalence générale de toutes choses précipitée par les marchés. Contre l’idée hayekienne, redoutablement opérationnelle, du marché comme processeur omnipotent d’informations, qui traduit chaque élément de connaissance en prix, il est important de garder à l’esprit la leçon deleuzo-guattarienne de l’Anti-Œdipe concernant la plus-value de code. En gros, ils nous disent que la plus-value générée par les assemblages machiniques de perspectives n’est pas principalement économique : elle est d’abord comptabilisée de manière extra-économique par le biais de l’ontogenèse différentielle.7 Cela revient en dernière instance à quelque chose comme la condition même de la possibilité d’une rencontre entre des écologies encodant différentes façons de jouer sa peau (an encounter between differential ecologies with encoded skin in the game). En opérant sous la prémisse différentielle de « la sphère en tant que », nous espérons qu’à chaque étape du processus, nous apprendrons ensemble à résister à l’aplatissement habituel des valeurs face à l’horizon de la viabilité économique, en adoptant de manière ludique des approches frontales pour naviguer dans l’inconscient positif – le back-end financier – de la vie sociale.
La question de l’organisation numérique et des protocoles d’interaction qui y sont associés évolue ainsi imperceptiblement vers un art d’apprécier et d’évaluer les incorporations différentielles de valeurs. Dans la pratique, cela nécessite un art consistant à concilier différentes perspectives de manière à intensifier le processus dans son ensemble, transformant les contradictions apparentes en contrastes génératifs. Brian Massumi résume cette pratique sous le terme de « politique esthétique », s’appuyant sur la conception de Whitehead selon laquelle ce qui détermine l’intensité d’une expérience (artistique) est la capacité à maintenir ensemble les contrastes dans une inclusion mutuelle8.
Ce qui est défini ici comme un champ de compossibilités concerne directement le domaine financier. La logique extractive actuelle de la finance est intimement liée à la monétisation en tant que mécanisme par lequel les valeurs sociales, culturelles, économiques et écologiques sont rendues commensurables entre elles, aplatissant les valeurs hétérogènes en formation sur la seule unité de compte acceptée comme monnaie légale – la monnaie fiduciaire – selon le principe de rareté qui lui est inhérent. Mais la finance s’intéresse aussi essentiellement à « l’avenir » : c’est un art de coordonner le futur et ses possibilités émergentes à travers la conception d’attracteurs et la distribution des flux de désir. Martijn Konings décrit en termes de leviers (leveraging) cet art financier qui consiste à définir et à concevoir des attracteurs pour façonner l’avenir :
« L’effet de levier est la manière dont nous cherchons à donner à nos projections fictives une qualité performative qui se réalise d’elle-même […] l’effet de levier implique l’effort de se positionner comme le point focal de la logique interactive de la spéculation, comme un attracteur dans le domaine social9 ».
Cette compréhension de l’aspect performatif et spéculatif de la capture de valeur et de la logique pragmatique de levier qui lui est associée est cruciale si nous voulons aborder les questions financières avec une poétique étrange (weird) de l’expérimentation. Le pouvoir futurant d’une finance décentralisée, expressive et basée sur la blockchain suppose que nous allions au-delà de la critique habituelle du capitalisme comme imposant l’équivalence généralisée de toutes choses. Cela est d’autant plus nécessaire que, malgré sa pertinence face à la gamification néolibérale et antagoniste des relations sociales, la critique traditionnelle du capitalisme ne rend pas compte de la créativité synthétique de la finance contemporaine.
Dans son dernier ouvrage, Robert Meister affirme à propos de la fonction des « options » dans les dynamiques financières que :
« l’optionalité consiste à synchroniser des temporalités hétérogènes, à indexer des discours culturels hétérogènes, à tokeniser les taux de changement relatifs au sein et entre des systèmes hétérogènes d’évaluation et de classement – la liste est longue. Ces formes d’hétérogénéité n’ont plus besoin d’être réduites à un équivalent général si la liquidité peut être ajoutée grâce à des options qui permettent d’indexer leurs changements sur ceux d’autres domaines de valeur disparates10. »
Cette description de la manière dont différents systèmes hétérogènes d’évaluation se rapportent les uns aux autres de manière dérivée, remettant en question les modes habituels de financiarisation, dépasse la portée du projet The Sphere en tant que tel. Pourtant, en mettant l’accent sur les temporalités multiples inhérentes aux pratiques d’optionalité et d’indexation, Meister indique la voie d’une compréhension véritablement écologique de la finance et de son pouvoir polyrythmique et génératif ; ou inversement, vers une compréhension financière de la multiplicité inhérente à une écologie des pratiques qui pointe résolument vers ce que j’aime caractériser comme « une proposition cosmo-financière ».
La cosmopolitique met l’accent sur l’appartenance aux devenirs de communautés plus qu’humaines, sur les manières dont elles s’harmonisent et réagissent à leur milieu associé. La proposition cosmo-financière élargit cette perspective en mettant en avant des processus de découverte de valeur qui ne se limitent pas à la logique du marché, ainsi qu’en proposant de nouvelles façons d’envisager la tension créatrice entre le qualitatif et le quantitatif. En fin de compte, la proposition cosmo-financière vise à explorer les expressions sociales hétérogènes et les (in)formalisations de notre endettement mutuel, afin de favoriser des individuations collectives différentielles qui résistent à l’aplatissement actuel des valeurs sociales, culturelles et écologiques.
1Cet article résulte d’une traduction partielle du texte d’Erik Bordeleau, « The Sphere As Speculative Gesture. On the Precursive Art of Imagineering Cosmo-Financial Flows », Weird Economies, 12 June 2021, https://weirdeconomies.com/contributions/the-sphere-as-speculative-gesture
3Geert Lovink, Stuck on the Platform, Amsterdam, Vali, 2022, chapitre 8.
4Randy Martin, « A Precarious Dance, a Derivative Sociality », The Drama Review 56:4 (T216), NYU/MIT, Winter 2012, p. 68.
5Pour une analyse du syntagme « mieux organisés », voir mon article « Comme une tempête tropicale : Exfolier la forme-valeur » in François Lemieux and Edith Brunette (eds.), Aller à, faire avec, passer pareil, Montréal, Galerie Leonard & Bina Ellen Art Gallery, 2021, p. 165-180.
6Voir l’entrée Effets de levier ici même.
7Pour une lecture plus détaillée de ce concept central de L’Anti-Œdipe, voir mon article « We Too Have a Code: Cryptoeconomics and the Question of Programmability », in Oliver Leistert and Isabella Kohlhuber (eds), Hamburg Maschine Revisited: Artistic and Critical Investigations in our Digital Condition, ADOCS, Hamburg, 2022.
8Voir Brian Massumi, « Réévaluer la valeur pour sortir du capitalisme », Multitudes no 71, 2018, p. 80-91.
9Martijn Konings, Capital and Time: For a New Critique of Liberal Reason, Stanford University Press, 2018, p. 13-14.
10Robert Meister, Justice Is an Option. A Democratic Theory of Finance for the 21st century, University of Chicago Press, 2021, p. 198.
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25.09.2025 à 11:24
multitudes
Déborder Et si c’était à partir des bords que nous pourrions au mieux réenvisager notre situation historique sans sombrer dans les passions tristes ? Disboarding What if it were from the bords that we could best rethink our historical situation without sinking into sad passions?
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Notre planète abrite deux points géographiques où celleux qui craignent le vertige ne devraient jamais tenter de se rendre.
Ces points occupent une surface minuscule – tellement petite qu’elle se réduit à rien. En fait, ils ne disposent pas de la moindre étendue. Bien qu’ils existent et soient matérialisés, ils n’ont pourtant ni longueur, ni largeur, ni profondeur.
Ces deux points ne possèdent aucune longitude. Ils ne sont donc situés dans aucun fuseau horaire particulier : on peut y choisir l’heure qu’il est à tout moment de la journée ou de la nuit. C’est vous qui décidez.
Ces deux points que réunit l’axe de rotation de la Terre sont le pôle Nord et le pôle Sud.
Ils sont les deux seuls endroits où l’on peut accompagner la rotation de la Terre – mais il faut alors tourner sur soi-même, très lentement, en 24 heures.
Le pôle Nord géographique est le point le plus septentrional de la planète. Situé à 90° de latitude nord, rien n’est plus au nord. Quand vous êtes là, où que vous portiez le regard, c’est le sud. Vous tournez sur vous-même et, pendant 360°, tout ce que vous voyez est le sud.
Diamétralement opposé, situé à 90° de latitude sud, le pôle Sud est le point le plus austral de la surface terrestre. Là, si vous répétez l’exercice de tourner sur vous-même, vous ne verrez que le nord. À l’infini.
Ces deux points ne connaissent pas de bord.
Tout le reste (ou presque) semble doté de bords1.
Le bord est à la fois une zone matérielle et un objet de pensée. C’est là où les choses sont censées commencer et finir – pas seulement les choses mais aussi les êtres, les abstractions, les idées, les concepts, les territoires. Tout.
Pourtant, alors qu’elle semble concerner à la fois le réel et l’interprétation du réel par tous les modes de connaissance possibles élaborés avec le temps, cette notion reste un inexploré de la philosophie. Personne, jusqu’alors, n’a pensé faire du bord un concept.
En fait, le bord dissuade potentiellement le concept puisqu’il en est la condition de possibilité. Formuler un concept, c’est, tel un géomètre, arpenter et piqueter un territoire : créer un concept, c’est tracer des bords.
Ainsi, penser le bord suppose pour la pensée de se retourner sur ce qui, en grande partie, la conditionne.
Nous avons un bord. Du moins le pensons-nous.
Ce bord, celui de notre corps, est spatial – notre peau, sa limite externe, le matérialise ; il est aussi temporel – nous sommes enfermés par ces deux bords extrêmes que sont la naissance et la mort.
Nous localisons ces deux dimensions comme si elles étaient nettes et précises, « claires et distinctes », comme si la peau était bien une surface isolante, une enveloppe qui délimite précisément là où commence et où finit notre corps, et comme si la naissance et la mort étaient des instants nettement isolables. Malgré le flou qui entoure ces notions, l’état civil assigne pourtant un lieu et un moment (heures et minutes) à la naissance et à la mort. De même que le statut du corps est légalement défini.
Ainsi, en très grande partie, le bord a à voir avec le juridique : c’est la loi – une fiction – qui institue une coupure dans l’ordre des choses, créant de cette façon des bords pour leur donner consistance. Le concret est très largement défini par l’abstrait.
En réalité, le bord est presque toujours de l’ordre du « comme si2 ».
Nous avons un bord. Du moins l’espérons-nous.
Il y a un désir de bord. Comme pour sentir que l’on peut s’appuyer sur un seuil stable, matériel et permanent. L’idée que tout a un bord est formulée pour se rassurer. Pour ne pas être affronté au vide, à l’abîme, au vertige du néant. Le bord, c’est ce qui permet de toucher.
Le sans-bord, c’est la figure terrifiante de l’intouchable, de l’illimité, du non cernable, du démesuré, de l’irreprésentable, de l’infiniment divers. C’est ce qui nous fait sentir que notre rapport au réel s’opère sur le mode du rétrécissement. Pour nous grandir, nous rétrécissons tout.
Et lorsqu’un objet de pensée ou un élément du réel échappe à l’établissement de bordures – il faudrait peut-être mieux dire : au « bordurage » ou à la « borduration » – comme la notion d’infini, celle de Dieu, certaines figures décrites par la topologie ou certains modèles cosmologiques d’un univers à la fois infini et sans bord, nous nous raccrochons au bord pour nous réfugier dans quelque chose que nous pouvons appréhender.
Le bord vient nous border, comme une figure maternelle ou paternelle bienveillante le ferait dans notre lit d’enfant pour que, rassurés, nous puissions nous laisser glisser dans le sommeil. Le bord, c’est ce qui permet de fermer les yeux sur l’ouverture effrayante du réel, et ainsi avoir moins peur.
C’est pour cela que les objets sont rassurants : ils nous donnent l’illusion de pouvoir nous raccrocher à des bords. Saisir un objet, c’est avoir sensitivement la certitude de toucher un bord. Comme trouver quelque chose de stable dans l’immensité de l’instabilité et de l’impermanence des choses et des états de chose. Comme s’accrocher désespérément à son siège lorsque l’avion en perdition pique vers le sol.
Nous restons accrochés aux bords.
À titre d’exemple parmi tant d’autres : la montée des nationalismes, de l’illibéralisme, de la pensée d’extrême-droite et des démarches identitaires, qui visent en substance à (r)établir des bords pour endiguer un sentiment de dilution et d’effacement des limites, témoigne sans aucun doute de ce recours à une notion toujours pensée comme une protection salvatrice – alors qu’elle pourrait seulement se révéler être une limitation de potentialités d’évolution.
Des bords continuent de cerner les aires de propriété de toutes choses, de tout état, de toute idée : qu’est-ce qu’un brevet après tout, par exemple, si ce n’est un bord posé autour d’une idée ou d’un dispositif pour en garantir et en assurer la propriété ? De façon significative, le terme « propriété » présente en français le double sens de « possession » et de « qualité propre » : il est emprunté au latin juridique proprietas, « caractère propre ; droit de possession, chose possédée », lui-même dérivé de proprius, « qui appartient en propre, caractéristique3 ».
On crée des bords aussi bien pour donner des propriétés à ce qui est que pour rendre possible la propriété sur ce qui est – et c’est sans doute la même chose. Ainsi, la notion de bord favorise une rencontre entre l’être et l’avoir : une propriété, c’est ce que quelque chose ou quelqu’un possède en propre – à la fois ce qu’il est et ce qu’il a.
À une époque qui vise à fabriquer toujours plus de bords (ce que permet de façon démultipliée l’utilisation malavisée de l’immense puissance des technologies issues du numérique), on peut tenter d’ébaucher une vie sans bords, dont l’un des aspects serait une théorie politique compatible avec le régime général d’inséparation4.
Parler d’une vie « sans bords », c’est proposer que le verre soit rempli plus haut que les bords ; c’est vouloir que ça déborde – c’est aspirer à une vie littéralement débordante. Il ne s’agit ici ni d’une nouvelle formulation anarchiste (même si ce n’est pas incompatible), ni d’une actualisation de la proposition soixante-huitarde de « jouir sans entraves » (qui a depuis longtemps montré ses contradictions dans la fusion avec le marketing et la consommation).
Ce débord est une tentative pour faire advenir – d’abord en nous, dans l’émotion et dans la pensée, avant que ce soit dans la réalité matérielle sociale et économique –, une autre approche de la réalité, une autre vision du monde. Et de quoi avons-nous le plus besoin aujourd’hui, si ce n’est de nouvelles visions du monde ?
Vivre et respirer sans bord, c’est ne pas vouloir toujours plus pour tenter de désirer mieux. C’est ne plus accepter d’occuper le lieu de l’individu, c’est-à-dire s’extirper du fantasme de la propriété de soi. C’est ne plus vouloir de soi comme un territoire dont on serait le propriétaire, et desserrer le carcan de soi comme territorialité à rentabiliser. C’est s’ex-proprier en cessant de concevoir ce que l’on est à l’image de l’individualisme possessif, c’est-à-dire comme un topos clôturé (borné ?) à exploiter.
Pour Spinoza, « chaque chose, selon sa puissance d’être, s’efforce de persévérer dans son être5. » Et cet effort est l’essence même de cette chose : « l’effort (conatus) par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être n’est rien en dehors de l’essence actuelle de cette chose6 ». Ainsi, tant que nous nous pensons comme les propriétaires terriens de notre propre existence, nous ne pouvons faire autrement que « persévérer dans notre être » tout au long de la vie, animés de l’idée principale d’augmenter notre surface d’exploitation. Fondée sur l’idée de bord et de son extension en théorie illimitée, cette conception de ce que serait un idéal de vie à accomplir montre ses limites, et, dévoilant sa vanité parce qu’elle vise à l’impossible – la surface d’exploitation gagnée n’est jamais suffisante, c’est un système sans principe d’arrêt –, ne peut engendrer que frustration et amertume. Il s’agit d’essayer de rompre avec cette passion triste, peut-être la plus pernicieuse de toutes les passions tristes jamais engendrées.
Il s’agit, là où chacun se sent de plus en plus enserré par des bords multiples – allant des réseaux sociaux à la solastalgie en passant par la surveillance généralisée – de se donner de l’air.
Juste un peu d’air, là où tout a l’air d’être devenu irrespirable.
1Ces pages sont extraites du manuscrit du Livre de bord à paraître.
2Voir à ce propos la Majeure Frontières/Lisières dans le no 97 de Multitudes (2024).
3Voir à ce propos la Majeure Propriétés/communs dans le no 41 de Multitudes (2010).
4Voir le dossier Inséparation, modes d’emploi dans le no 72 de Multitudes (2018).
5Spinoza, Éthique, III, proposition VI.
6Spinoza, Éthique, III, proposition VII.
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25.09.2025 à 11:23
Cocco Giuseppe
Décolonial Y a‑t‑il de bons usages du « décolonial » ? Et si les débats autour des approches « décoloniales » pouvaient s’éclairer d’une opposition entre attitudes anthropémiques (qui vomissent l’étranger) et anthropophagiques (qui l’absorbent) ? Decolonial Are there Good Uses for “Decolonial”? What if the debates around “decolonial” approaches could be illuminated by an opposition between the anthropemic (which rejects the foreign) and the anthropophagic attitudes (which absorbs it)?
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« Je hais les voyages et les explorateurs1 ». Voilà comment Claude Lévi-Strauss commence le journal de ses expéditions. À un certain moment, il y suggère qu’on peut « opposer deux types de sociétés, celles qui pratiquent l’anthropophagie, c’est-à-dire, qui voient dans l’absorption de certains individus détenteurs de forces redoutables le seul moyen de neutraliser celles-ci, et même, de les mettre à profit ; et celles qui, comme la nôtre, adoptent ce qu’on pourrait appeler l’anthropémie (du grec émein, vomir) ; placées devant le même problème, elles ont choisi la solution inverse, consistant à expulser ces êtres redoutables hors du corps social en les tenant temporairement ou définitivement isolés, sans contact avec l’humanité, dans des établissements destinés à cet usage2 ».
Aujourd’hui, cette opposition fonctionne à l’envers : les récits décoloniaux, qui articulent contre « nos » sociétés un sentiment anti-occidental, peuvent être définis comme anthropémiques, alors que nous appellerons anthropophages les approches qui se proposent de dépasser le clivage Nord/Sud, aussi bien que celui Occident/Orient3.
Que s’est-il passé ? Tout d’abord, la base matérielle (le capitalisme) des sociétés dont parlait Lévi-Strauss en 1955 s’est transformée : au lieu d’organiser le travail autour de la prolétarisation (exclusion anthropéme) qui portait à une inclusion disciplinaire, le capitalisme contemporain est structuré sur l’inclusion modulaire (anthropophage) de tout le monde : des travailleurs d’Uber aux autochtones d’Australie. Tout le monde travaille (sur ou pour les plateformes), mais sans rentrer dans le rapport salarial industriel.
Par un autre paradoxe, ceux qui défendent le dehors se trouvent bien au cœur de la mondialisation et en viennent à définir le capitalisme global comme étant « négativement » anthropophage : c’est le cas, explicitement, de Nancy Fraser4 ou de Olúfémi O. Táíwò5 et, implicitement, de Slavoj Zizek6. Ceux qui, au contraire, défendent le dedans se trouvent, eux, aux marges de l’Empire, dans les favelas latino-américaines, dans les forêts tropicales, aux Antilles françaises et surtout dans l’exode des migrants.
Multitudes a évolué en oscillant entre ces deux lignes. En même temps, celles-ci ont été traversées et transformées par une ligne de fuite nomade et africaine.
En 1990, le numéro 1 de Futur Antérieur, la revue dont dérive Multitudes, publiait un article de Giorgio Agamben sur la « communauté qui vient », celle qui venait d’être massacrée sur la place Tienanmen à Pékin par un régime déterminé à rentrer dans le marché global en faisant de sa main de fer sur les mouvements sociaux un « avantage comparatif ». « (L)a nouveauté de la politique qui s’annonce – écrivait le philosophe italien – c’est qu’elle ne sera plus une lutte pour la conquête ou le contrôle de l’État, mais une lutte entre l’État et le non-État (l’humanité), une disjonction irrémédiable des singularités quelconques et de l’organisation étatique7 ». Les luttes ont lieu dans la globalisation et contre les effets de domination, dans un horizon post souverain.
La première livraison de Multitudes sort exactement dix ans après, en mars 2000 et semble confirmer l’intuition d’Agamben. Un article propose une réflexion sur la gêne de la gauche des pays du Sud devant les manifestations qui avaient eu lieu à Seattle pendant le sommet de l’Organisation mondiale du commerce : alors que les mobilisations demandaient la démocratisation de sa gouvernance, la gauche tiers-mondiste était carrément contre la mondialisation8. C’est la répétition du paradoxe de l’abolition de l’esclavage décrite par Maurice Merleau-Ponty. Inspiré par les travaux de l’historien jamaïcain C.L.R. James sur les Jacobins noirs de Saint Domingue, Merleau-Ponty retrace les oscillations du premier ministre anglais, Pitt the Younger9 : d’abord il appuie le camp abolitionniste en France et ensuite il s’allie aux maîtres esclavagistes de Saint Domingue en fonction de l’évolution du conflit avec la France. Les soldats de Napoléon envoyés pour rétablir l’esclavage constataient que les Haïtiens, dont on leur avait dit qu’ils étaient des « agents » des exilés armés par l’étranger, chantaient la Marseillaise et le Ça ira : « La justice serait-elle du côté de nos ennemis barbares10 ? ». Merleau-Ponty insiste justement sur la manière dont les « mêmes principes (ceux de la Révolution) peuvent être mobilisés au même moment dans les deux camps d’un même conflit ». Or, le mécanisme de cette corruption des principes est bien celui de la « raison d’État » : l’exclusion de la citoyenneté sert à faire de l’inclusion une domination (l’esclavage) au nom d’intérêts nationaux et donc des plantations coloniales.
Dans le même numéro de Multitudes, Yann Moulier Boutang publie une fiche de lecture11 de Ghassan Hage, White Nation. Fantasies of White Supremacy12 et de Theodore W. Allen, The Invention of the White Race13. Ces recherches montrent, écrit-il, que le système d’apartheid mis en place dans les colonies britanniques émerge de l’expérience de la colonisation en Europe : il y a un rapport étroit entre la colonisation de l’Irlande catholique et l’asservissement concomitant des Noirs dans les plantations en Virginie. L’oppression est une production et le racisme peut s’imposer tant sur des Blancs – par le truchement de la discrimination religieuse – que sur des Noirs – par le truchement de la couleur : ainsi, « l’apartheid des Blancs contre d’autres Blancs aura duré plus longtemps que le système raciste afrikaner ». L’anomalie irlandaise et celle de l’esclavage, en se télescopant, confirment que le racisme n’est jamais une question de race, mais toujours et seulement d’oppression. Cela permet à l’auteur d’affirmer : « […] partout où apparaît un statut juridique dérogatoire […] attentatoire à la liberté de circuler, au libre accès à l’ensemble des droits de propriété communs, il faut se demander non pas à qui profite le crime (c’est une lapalissade), ni quelle nouvelle ligne de division se creuse (travail purement descriptif), mais quelle nouvelle dynamique de la multitude est visée14 ».
C’est dans cette même perspective qu’un an plus tard, en discutant à propos de la Raison métisse, Yann Moulier Boutang fait état de la crise d’« un » universel pour immédiatement affirmer qu’il y en a un autre, celui justement des Jacobins noirs : un universel qui ne se plie pas à la « ruse de la raison d’État » et qui est donc « l’universel de la liberté », effectivement « inconditionnel et mondial15 ». Dans ce même dossier, Walter Mignolo présente une tout autre approche et qui, au fond, est essentialiste16. Pour lui, la différence coloniale est absolue et atemporelle : elle explique tout, tout le temps et partout17. La pauvreté du Sud trouve ses causes dans la richesse du Nord. Et vice-versa : l’émergence du Sud implique la décadence du Nord. On est en plein dans la dialectique (occidentale) qu’on veut combattre : « son désir est constitutivement le désir du désir du maître18 ». L’horizon est curieusement spenglerien, l’imaginaire décolonial est celui du « crépuscule de l’Ouest, de l’Europe et de la modernité19 ».
La ligne anthropophagique réapparait en 2005. Raphaël Confiant pose la créolité au-delà des « trois idéologies, Blanchitude, Négritude, Indianité », car celles-ci n’ont pas « su (ou pu) penser la nouvelle réalité qui se mettait en place ». Or, dit-il, « la créolité n’est pas une idéologie : c’est une réalité anthropologique et historique20 ». Dans la même direction, en 2006, Antonio Negri et moi-même appréhendions les « hybridations » brésiliennes comme la « fabrique d’un biopouvoir qui […] s’est fondé sur la gestion de la vie (par) la modulation des flux de sang des migrations internes aussi bien qu’externes21 ». Toujours en 2006, la ligne de l’anthropémie est développée dans une Mineure sur Empire et « colonialité » du pouvoir : « La colonialité et la modernité », écrit Grosfoguel, sont la même chose22. Selon Castro-Gomez, l’Empire ne tolère qu’une forme de connaissance, « la rationalité techno-scientifique de l’Occident23 ». En 2009, dans une interview qui fait le bilan du cycle progressiste en Amérique latine, Anibal Quijano estime que la réintégration du régime cubain dans les instances de coopération régionales (Groupe de Rio, Unasur, Mercosur) est le signe d’un « grand changement ». L’apologie du régime cubain se complète par une évaluation générale qui met en avant « (l)es cas de la Bolivie, du Venezuela, de l’Équateur » comme les plus « avancés » du cycle24. Malheureusement ce sont bien ces cas qui se révèleront les plus problématiques.
La ligne de fuite est dessinée par des dossiers « africains ». En 2017, Abdul-Karim Mustapha et Juan Obarrio écrivent que « (l)a technologie en elle-même est la matrice dans laquelle la vie se développe, la matrice où s’épanouissent les subjectivités, les communautés, les formes de vie et où elles explorent des nouvelles dimensions de l’être, profondément cosmopolites et abstraites, tout aussi bien qu’absolument localisées et concrètes25 ». Achille Mbembe rappelle que « quand on regarde les mythes africains de l’origine, la migration y joue toujours un rôle central26 ».
Dans une Mineure qu’elle organise, en 2019, Elara Bertho écrit que « toute langue est voyage27 ». Interviewé par Julie Peghini, l’écrivain ivoirien Gauz rappelle : « Quand on parle de colonie, on parle d’abord de migration, de mouvement d’hommes et de femmes. Nous sommes foncièrement nomades ». Cela signifie que « l’intérieur des uns est peut–être l’extérieur des autres […]. Ce qui compte […] c’est le mouvement vers une autre culture, un autre territoire28 ». Un an après, le dossier inspiré de la saga du Black Star Line change de perspective : de même que la flottille qui, au début du siècle dernier, voulait transporter les Afro-américains en Afrique, « les diasporas africaines désirent une terre, un territoire ferme où amarrer ». Dans une critique explicite de Gilroy, Nadia Yala Kisukidi affirme ainsi que « l’Atlantique noir […] est truffé de rêves de sédentarité29 ». Mais, dans la même livraison, le dossier « Interzones Sud-américaines » se propose, lui, d’aller au-delà du Sud et du Nord, de penser les « interzones30 ». La ligne éditoriale continue donc dans la richesse de sa sinuosité et de ses oscillations.
La logique du dehors (le décolonial) complémente celle du négatif, et cela a été bien explicité dès 2003 par Frédéric Neyrat dans sa critique du post-opéraïsme italien : « […] l’immanence est, par définition, investie par une infinité de dehors et le problème du concept d’Empire est qu’il n’en propose aucun : tout est déjà là31 ». Ce sont là les mêmes termes que nous retrouvons dans le pamphlet de Benjamin Noys contre l’affirmationnist theory, c’est-à-dire, le post-opéraïsme autant que la philosophie de la différence : « plus on élimine toute sorte de dehors du capitalisme, moins convaincantes seront les forces révolutionnaires, plus inutile apparait toute subjectivité : le capitalisme fera le travail pour nous32 ». Pour lui, c’est le capitalisme qui est anthropophage.
Sans dehors, l’anticapitalisme idéologique est orphelin et le décolonial lui offre une boussole. Mais c’est celle de l’inimitié schmittienne : le Sud contre le Nord, le « reste » contre l’Occident, les « bons » contre les « méchants ». Mignolo ne craint donc pas d’appuyer la Russie de Poutine et de défendre l’agression de l’Ukraine comme une « dés-occidentalisation » qui serait positive en soi33. Les décoloniaux épousent, même si c’est à l’envers, les thèses du choc des civilisations de Samuel Huntington.
Il n’est plus question des valeurs produites dans les luttes qui traversent les rapports de domination (créolisations, métissages, migrations), mais de la morale et d’une essence « imposée » par le dehors. Or, ce dehors est bien là, et il est fasciste : c’est Poutine et c’est Trump. Les décoloniaux éliminent les nuances et les hybridations et tombent ainsi – peut-être sans le vouloir – dans l’escarcelle des réactionnaires de nouveau type. Et c’est bien pour cela que chez eux, les migrations ne jouent aucun rôle. Il n’y a plus de contradictions qui traversent l’Occident autant que le Sud, mais un conflit entre les deux, comme si c’était deux « blocs » homogènes, comme s’ils avaient une essence. Les décoloniaux essentialisent l’Occident autant que l’Orient et le Sud et ainsi, finissent par appuyer la logique du revanchisme russe et de la guerre.
Or, Lévi-Strauss rappelait aussi « qu’aucune société n’est parfaite ». Dans les pages finales de Tristes Tropiques, il définit l’Islam comme étant « l’Occident de l’Orient34 ». Son relativisme culturel est un perspectivisme, un échange d’échanges de points de vue. Il n’est pas aveugle devant les autres formes de domination, justement parce qu’il évite toute forme d’essentialisation. C’est bien dans cette direction que Jack Goody appréhende la modernité comme « un phénomène commun à l’Orient et à l’Occident35 ». Comme le souligne le philosophe nigérien Olúfémi Táíwò, l’approche décoloniale ignore l’agentivité des colonisés. Táíwò rappelle que, « depuis l’indépendance, les Africains ont été libres de conduire leurs propres politiques ». S’ils n’ont pas choisi des voies démocratiques, ce n’est pas parce que les puissances postcoloniales ne le permettaient pas, la variété des trajectoires le démontre : parti unique socialiste en Lybie, monarchie absolue au Maroc, gouvernements militaires en Afrique centrale, etc.36
Pour conclure, traversons l’Atlantique Sud, et débarquons à Salvador da Bahia, au Brésil. C’est l’état le plus africain du pays, avec 14 millions d’âmes, et il est gouverné – sans interruption – par le Parti des travailleurs de Lula depuis 2006. Or, les différents corps de police y ont tué, en 2023, 1 699 personnes, alors que toutes les polices des États-Unis (340 millions d’habitants) ont tué (toujours en 2023), 1 164 personnes : les polices gouvernées par la gauche anti-impérialiste brésilienne depuis 20 ans d’un petit état y tuent 46 % plus, en termes absolus ( !), et 32 fois plus que « l’Amérique impérialiste ». L’état gouverné par le PT dispose donc des polices les plus violentes du Brésil37. Le décolonial, l’idée que la violence des polices dans l’état de Bahia serait la conséquence d’un dehors impérialiste (les États-Unis) auquel il faudrait opposer un autre dehors (par exemple, dans les mots de Mignolo, la Russie) est fausse. Les migrants qui résistent à la chasse lancée par le gouvernement Trump pour rester en Amérique le savent très bien : les luttes sont internes à l’Empire.
La perspective décoloniale doit éviter ces raccourcis et revenir sur la notion de colonialidad : une oppression héritée du passé colonial, mais qui est interne aux raisons d’État qui sévissent au Nord autant qu’au Sud.
1Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques (1955) in Oeuvres, Pléiade Gallimard, 2008, p. 3.
2Ibid., p. 415. C’est nous qui soulignons. Ce clivage a été utilisé par nous dans Giuseppe Cocco, « Cannibaliser le décolonial ? », Multitudes no 84, 2021, p. 113-121.
3La littérature décoloniale est très vaste. Dans cet article, nous nous concentrons sur celle issue de la notion de colonialidad, et donc sur Anibal Quijano, Henrique Dussel, Walter Mignolo, Rámon Grosfoguel et Boaventura de Sousa Santos.
4Nancy Fraser, Capital Cannibalism, Verso, 2023.
5Olúfémi O. Táíwò, Elite Capture: How the Powerfull Took over Identity Politics, Haymarket Books, 2022.
6Chez Negri, écrit-il, « le communisme n’est-il pas réduit à ce que rien moins que Bill Gates appelle frictionless capitalism ? », Slavoj Zizek, Defence of Lost Causes, Verso, Londres, 2008, p. 352.
7Giorgio Agamben, « La communauté qui vient. Théorie de la singularité quelconque », Futur Antérieur (1990) no 1, p. 5-25.
8« L’empire et la traite des esclaves », Multitudes no 1 (2000), p. 132-143.
9C. L. R. James, Les Jacobins noirs (1938), Éditions Amsterdam, 2009.
10Maurice Merleau-Ponty, « Note sur Machiavel » (1949), Signes, Gallimard, 1960, p. 359.
11Yann Moulier Boutang, « Les couleurs de l’histoire », Multitudes no 1, 2000, p. 212-221.
12Ghassan Hage, White Nation,. Fantasies of White Supremacy, Pluto Press, 1998.
13Theodore W. Allen, The Invention of the White Race, Verso, 1994 et 1997.
14Yann Moulier Boutang, art. cit., p. 216 et 226.
15Yann Moulier Boutang, « Raison métisse », Multitudes no 6 (2001), p. 9.
16Sur l’essentialisme du « décolonial », voir aussi Rodrigo Castro Orellana, « Le côté obscur de la décolonialité », in Collectif, Critique de la raison décoloniale, Traduction de Michaël Faujour et Pierre Madelin, L’échappée, Paris, 2024, p. 71-109.
17Ato Sekyi-Otu, Fanon’s Dialectic of Experience, Cambridge, Harvard, 1996, p. 14-15.
18Yann Moulier Boutang, « Raison Métisse », art. cit., p. 13.
19Walter Mignolo, « Géopolitique de la connaissance, colonialité du pouvoir et différence coloniale », Multitudes no 6 (2001), p. 60.
20Raphaël Confiant, « La créolité contre l’enfermement identitaire », Multitudes no 22, 2005, p. 182 & 183.
21Antonio Negri et Giuseppe Cocco, « Les modulations chromatiques du biopouvoir au Brésil », Multitudes no 23, hiver 2006, p. 54.
22Ramon Grosfoguel, « Les implications des altérités épistémiques dans la redéfinition du capitalisme global », Multitudes no 26, 2006, p. 59.
23Santiago Castro-Gómez, « Le chapitre manquant d’Empire », Multitudes no 26, p. 28.
24Aníbal Quijano, « La revanche des indiens ? », Multitudes no 35 (2009), p. 99.
25Abdul-Karim Mustapha et Juan Obarrio, « Externalités africaines », Multitudes no 69 (2017), p. 161.
26Achille Mbembe « Afrocomputation », Multitudes no 69 (2017), p. 204.
27Elara Bertho, « Déplacements littéraires africains », Multitudes no 76, (2019), p. 175.
28Gauz, « Le français c’est de l’italien mal gaulé », Multitudes no 76, (2019), p. 196-7.
29Nadia Yala Kisukidi, Majeure Kinshasa Star Line, Multitudes no 81 (2020), p. 54.
30Barbara Szaniecki et Giuseppe Cocco, Mineure Interzones sud-américaines, Multitudes no 81, (2020), p. 166.
31Frédéric Neyrat, « La République de la Multitude. Pour en finir avec le concept d’immanence absolue », Multitudes no 13 (2003).
32Benjamin Noys, The Persistence of the Negative, Edinburgh, 2010, p. 7-8.
33Walter Mignolo, « It is a change of era, no longer the era of changes », Postcolonial Politics, 19 janvier 2023. https://postcolonialpolitics.org/it-is-a-change-of-era-no-longer-the-era-of-changes. Pour un aperçu des positions pro-russes des décoloniaux, voir aussi Pierre Madelin, « Des pensées décoloniales à l’épreuve de la guerre en Ukraine », Lundi Matin, 27 février 2023, https://lundi.am/Des-pensees-decoloniales-a-l-epreuve-de-la-guerre-en-Ukraine
34Lévi-Strauss, Tristes tropiques, op. cit. p. 414 et 433.
35Jack Goody, L’Orient en Occident, traduction de Pierre-Antoine Fabre, Seuil, Paris, 1999, p. 290. C’est nous qui soulignons.
36Olúfémi Táíwò, Against Decolonisation. Taking African Agency Seriously, Hurst, 2022, p. 7 et 185.
37Cf. l’interview du chercheur de l’Université Fédérale Fluminense (UFF), Daniel Hirata, par Pedro Vilas-Boas, « Policiais da Bahia matam 46 % mais que os dos Estados Unidos », 18 décembre 2024, UOL, https://noticias.uol.com.br/cotidiano/ultimas-noticias/2024/12/18/policia-bahia-eua.htm
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25.09.2025 à 11:21
Laugier Sandra
Démocratie Multitudes et le renouvellement de la pensée démocratique Et si la démocratie n’était pas prioritairement un régime constitutionnel, mais une forme de vie, une pratique de care, une école de désobéissance civile, une demande pour plus de démocratie ? Democracy Multitudes and the Renewal of Democratic Thought What if democracy were not primarily an constitutional regime, but a form of life, a practice of care, a school of civil disobedience, a demand for more democracy?
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2000 : la date marque le début de ce siècle, le démarrage de Multitudes et l’explosion de la pensée démocratique. On oublie parfois que le thème de la démocratie, désormais omniprésent, n’était pas central dans la pensée politique de gauche d’avant 2000 : il n’est développé comme tel ni chez Foucault, ni chez Bourdieu, par exemple. Ainsi 2000 marque l’appropriation par la multitude de la démocratie comme concept, comme revendication et comme pratique.
La mise en avant de la démocratie et sa transformation est bien le noyau de Multitudes et de ses composantes – « revue politique, artistique et philosophique » non confinée aux institutions ni au monde académique. La revue Multitudes, dès ses premiers numéros, propose une redéfinition radicale de la démocratie, en la concevant non seulement comme un régime institutionnel, mais aussi comme une forme de vie. Inspirée par les traditions philosophiques de Wittgenstein, Emerson, Thoreau ou encore Dewey, la revue s’appuie également sur des approches issues de la sociologie, de l’anthropologie, de la théorie politique critique et sur les compétences des citoyens engagés dans des actions. Elle interroge les formes concrètes de subjectivation démocratique à l’heure d’une crise de la représentation et d’un déplacement de la politique vers de nouveaux espaces collectifs.
En articulant philosophie critique avec mouvements sociaux, arts, écologie et technologies, en mobilisant des courants aussi divers et incompatibles que l’opéraïsme, la pensée décoloniale, le féminisme, l’écologie et le travail du care ; en redéfinissant le politique via le capitalisme cognitif, les formes de vie post-industrielles et les pratiques expérimentales de la démocratie comme les assemblées citoyennes les occupations, la désobéissance civile, les activismes féministes et queer, Multitudes a d’emblée pris et nourri le tournant démocratique contemporain par une méthode radicalement inclusive avant la lettre, intégrant au pouvoir démocratique des acteurs de plus en plus divers : travailleurs, femmes, handis ; mais aussi non-humains : environnement, animaux. Ainsi, la revue explore l’extension de la démocratie aux écosystèmes non humains, notamment à travers des assemblées territoriales pour la terre et les forêts (no 90, 2023) ; une « reforesting democracy » inspirée notamment par les expériences de la COP26 ; le patriarcat (no 79, 2020), la colonialité (no 84, 2021) ; la justice tranformatrice (no 89, 2022).
Toutes ces explorations montrent que la démocratie chez Multitudes est d’abord intersectionnelle et inclusive avant d’être normative et institutionnelle. Elle vise à dépasser les formes traditionnelles de pouvoir et les limites des communautés politiques en intégrant les luttes de genre, raciales, décoloniales, sociales, environnementales (voir Écologie), redéfinissant la démocratie hors des institutions démocratiques.
S’appuyant d’abord sur Hardt et Negri, la revue explore l’idée d’une « démocratie de la multitude » à l’échelle planétaire, qui se pose en antagonisme face aux mécanismes de l’Empire (géopolitiques, militaires, financiers). Elle revendique un nouveau modèle démocratique global, fondé sur l’émancipation, la coopération et la préservation des différences. Dans Multitudes no 32 (2008) dédié au capitalisme cognitif, la revue montre comment la financiarisation, l’autonomisation du travail et les nouvelles subjectivités (précariat, care, formes de vie post-fordistes) redéfinissent les conflits démocratiques. Ces transformations exigent une démocratie confrontée à la rente mondiale, non uniquement fondée sur l’État-providence.
Dans Multitudes no 32 (2008), consacré au capitalisme cognitif, la revue constate la perte de légitimité du gouvernement représentatif. Le miracle électoral – selon lequel les élus peuvent agir au nom du peuple – s’essouffle, confronté à la méfiance croissante des citoyen·nes. Cette défiance donne lieu à l’essor de pratiques politiques autonomes : mobilisations citoyennes, luttes collectives, occupations de l’espace public, créations de nouvelles institutions. Multitudes interprète ce phénomène non comme une crise, mais comme un approfondissement du désir démocratique : une exigence de participation réelle, continue et horizontale. De ses débuts jusqu’à aujourd’hui en passant par le numéro classique Philosophie politique des multitudes (no 9, 2005) la revue n’a cessé d’explorer les limites et ambivalences de la démocratisation et de son propre élargissement du politique. La Majeure Populismes (2015) trace les limites d’un « populisme de gauche », la Majeure Transparence numérique et démocratie ambivalente (2019) s’interroge sur les tyrannies de la transparence : si la transparence numérique semble renforcer la démocratie, elle peut aussi étouffer l’opacité nécessaire à la pluralité de la vie ordinaire. L’exigence de visibilité totale, via les algorithmes ou la mise en scène des corps, peut écraser les médiations nécessaires à l’autonomie et à l’intimité politique.
Une autre originalité de Multitudes fut d’articuler ces innovations conceptuelles sur le nouveau modèle démocratique global avec les redéfinitions de la démocratie portées par les citoyens, notamment lors de mobilisations des années 2010. La revue reformule la démocratie non comme un régime figé, mais comme une forme de vie, un usage partagé du langage. Selon Sandra Laugier et Albert Ogien, la démocratie est une enquête expérientielle entre égaux – une intelligence collective à l’œuvre. La démocratie ne se limite pas au vote et aux institutions démocratiques, objets habituels de la pensée libérale de la démocratie. Elle traverse le langage ordinaire, l’apprentissage de la parole et la reconnaissance de chaque voix. Estelle Ferrarese, dans « La critique comme forme de vie démocratique » (no 71, 2018), reprend la notion wittgensteinienne de « forme de vie » pour penser la démocratie au-delà du simple cadre juridique. Être démocrate ne se réduit pas à voter, mais suppose une participation active à un univers partagé de pratiques, de langages, de gestes politiques. Cette démocratie vécue se construit dans la reconnaissance de l’égalité de chaque voix dans la sphère publique. C’est cette logique de co-appartenance à un monde commun qui fonde la légitimité démocratique.
Dans la perspective de Wittgenstein, la démocratie est alors un concept à deux faces. Il nomme, d’un côté, un type de régime politique, fondé sur l’élection, l’alternance, la séparation des pouvoirs et le respect des libertés individuelles ; de l’autre, une forme de vie, c’est-à-dire, un ordre de relations sociales exemplifié par l’organisation des mouvements d’occupation ou de rébellion, dans lesquels le point de vue de chacun·e compte autant que celui de n’importe quel autre, sans trace de domination, de classe, de genre, d’origine ou de compétence. La notion de forme de vie ne peut être pensée hors de cet inextricable complexe épistémique qui lie entre eux jeu de langage, vie ordinaire, accord dans le langage et histoire naturelle des êtres humains.
La revue développe alors une véritable esthétique et politique de l’ordinaire, notamment dans le no 90 (2023) consacré à la démocratie élargie et à l’écologie politique. Le quotidien – les interactions banales, les gestes partagés – est le lieu premier de la démocratie. Revaloriser les expériences, c’est ouvrir un espace de résistance à l’individualisme néolibéral et réinventer le sens du commun. Sandra Laugier, dans « La démocratie comme enquête et comme forme de vie » (no 71, 2018), mobilise la philosophie pragmatiste de John Dewey pour penser la démocratie comme une enquête collective. Il ne s’agit pas d’un système clos, mais d’un processus vivant, où les citoyen·nes sont des enquêteurs·trices qui identifient ensemble des problèmes publics et y répondent. Critique de la raison antidémocratique.
À plusieurs reprises, Multitudes a valorisé la désobéissance civile comme paradigme de la vie démocratique et non comme « frange » de la démocratie : le dissensus et la rupture comme modes politiques nécessaires. Ces formes réinventent le politique hors de la légalité instituée – Multitudes no 24 (2006), au fil d’articles mobilisant les pensées d’Emerson, Thoreau, Cavell enrichies des mouvements environnementaux ou numériques. La désobéissance civile est une composante essentielle de la vie démocratique y compris sous sa forme récente de désobéissance climatique (no 96, 2024 Soulèvements /révolutions). Dans la lutte pour le climat, les mouvements citoyens, les ONG, les associations et les collectifs se mobilisent en recourant fréquemment à cette forme particulière d’action politique qu’est la désobéissance civile. La désobéissance climatique retrouve l’esprit des éthiques du care (voir Care) qui, en attribuant une importance déterminante à l’ordinaire des choses et à leur vulnérabilité, reflètent une nouvelle sensibilité politique. Refuser un ordre injuste, contester une norme, revendiquer le droit de se retirer ou de s’exprimer autrement sont autant de manières de réinvestir le champ politique. La démocratie ne peut s’épanouir qu’en reconnaissant la légitimité du dissensus. Les récentes formes de criminalisation de la désobéissance, en France ou outre-Atlantique, sont de sérieux signaux d’alerte antidémocratique.
Un thème fondamental de la revue est bien la dénonciation de ce qu’elle appelle « la pensée de l’antidémocratie » (no 71 et no 84). Celle-ci repose sur l’idée que le peuple serait incompétent, irrationnel, trop passionné ou immature pour décider de son propre bien. Elle sert à légitimer le pouvoir des experts et des « élites » gouvernantes. Or, pour Multitudes, ces discours masquent un projet d’abus et de confiscation du pouvoir. L’enjeu est de redonner confiance (en soi) aux citoyen·nes dans leur capacité à délibérer et agir.
Multitudes articule la démocratie et le revenu universel (ou revenu d’existence) en tant que dispositif permettant de redonner à chacun une autonomie matérielle, et de refonder la société sur des bases contributives, collectives et démocratiques. Le revenu universel interroge la distribution actuelle des richesses – fondée sur le mérite, l’égalité ou le hasard.
Le revenu universel apparaît ainsi comme une modalité d’égalité matérielle permettant à chacun·e de bénéficier de ces biens communs (no 86, 2022 – Majeure Votons revenu universel !) et donc, comme une méthode de démocratisation. Cette Majeure historique affronte la question du risque que le revenu universel soit individualiste ou insuffisant à l’émancipation : comment un revenu universel pour être réellement démocratique doit prendre en compte les inégalités de genre. La revue promeut à cette occasion un modèle de société contributive où chacun·e peut participer à la création du bien commun, y compris par des activités non salariées (solidarité, soin, éducation informelle…). Multitudes insiste régulièrement sur les conditions pour que le revenu universel soit véritablement émancipateur, incluant la dimension de genre, l’accessibilité à toutes et tous, sans condition de nationalité, d’âge ni de statut socio-économique – pour éviter les exclusions ou l’uberisation. Le revenu universel est donc pensé à l’échelle européenne, voire globale – accompagné d’une réforme fiscale et du développement d’institutions capables d’articuler les contributions individuelles au bien commun.
Multitudes a largement contribué à la diffusion et à l’élaboration d’une pensée du care (voir Care) – ou « souci des autres » – en lien avec cette vision renouvelée de la démocratie avec une Majeure (no 37-38, 2009) entièrement consacrée aux Politiques du care, qui explore le care non seulement comme éthique féministe, mais comme politique démocratique ; on y trouve l’interview de Carol Gilligan où elle affirme clairement : « Dans une société et une culture démocratiques, basées sur l’égalité des voix et le débat ouvert, le care est par contre une éthique féministe : une éthique conduisant à une démocratie libérée du patriarcat et des maux qui lui sont associés, le racisme, le sexisme, l’homophobie, et d’autres formes d’intolérance et d’absence de care. Une éthique féministe du care est une voix différente parce que c’est une voix qui articule les normes et les valeurs démocratiques ». Cette Majeure pose les bases de la démocratisation du care et de la reconnaissance institutionnelle et politique de pratiques invisibles. Le no 71 Inventer les formes de vie (2018) en élargit l’espace, en montrant que la démocratie se réalise dans des pratiques quotidiennes et relationnelles ainsi que dans le soin mutuel.
Plus globalement, Multitudes s’inscrit dans une démarche qui cherche à politiser les tâches souvent marginalisées ou invisibilisées, notamment le ménage, le travail reproductif, la gestion de l’environnement ordinaire (Nathalie Blanc). Ces activités, souvent assurées par les femmes ou les minorités racisées, sont affirmées et décrites comme des pratiques fondamentales pour la vie démocratique. Le care est ainsi une dimension structurelle d’une démocratie élargie. Multitudes développe également des pratiques artistiques qui mettent en scène ou expérimentent des formes d’attention, de solidarité ou d’écoute, élaborant au fil des années et dans ses Icônes à une esthétique du care qui alimente une politique du sensible démocratique. Cette attention aux pratiques artistiques dissidentes trouve un prolongement dans la belle Majeure d’Anne Querrien Gouines rouges et viragos vertes (no 42) qui présente les héritières activistes des « Gouines rouges » des années 1970, mêlant performance artistique et action politique démocratique directe.
Une démocratie encore élargie : de la multitude queer aux multitudes racisées et crip, la revue Multitudes a progressivement articulé une réflexion à l’interface de la démocratie radicale, des études décoloniales, handies et queer, en élaborant des croisements théoriques et militants. Elle a eu un apport épistémologique majeur avec le décentrement de la normativité, via les pensées décoloniales et la valorisation des savoirs minoritaires, autochtones, féminins, handicapés (crip ou « estropiés »). Notons que dès le no 12 (2003) la philosophe Beatriz Preciado (désormais Paul Preciado), proposait dans la Majeure Féminismes, queer, multitudes, dans « Notes pour une politique des “anormaux” », une politique queer radicale qui dépassait les catégories sexuelles normées et inventait la « multitude queer » comme sujet. Des contributions plus récentes de la revue prolongent et radicalisent cette pensée queer (Sara Ahmed, Karen Barad, Nick Walker ou Jasbir Puar) en la croisant avec les matériaux, la matière et la sphère nonhumaine, ouvrant la démocratie à des formes de sensibilité alternative ou divergente.
Multitudes fait dans les années 2020 un nouveau pas dans le renouvellement radical de la démocratie en envisageant des formes politiques plurielles décoloniales, rompant avec l’idée d’un modèle démocratique occidental (no 79, 2020 ; no 84, 2021). Le postcolonial, historiquement présent dans la revue, évolue vers une critique du féminisme colonial blanc et de sa fausse universalité (Majeure Lignes décoloniales, coordonné par Elara Bertho et Anne Querrien). Soumaya Mestiri souligne les modalités décoloniales de décentrement qui visent à ébranler les fondements épistémologiques du colonialisme.
Multitudes no 94 (2024) et sa Majeure Justice handie pour des futurs dévalidés, coordonnée par Emma Bigé, introduit la notion de justice handie : un regard critique sur le validisme, l’eugénisme et les normativités qui excluent les corps dits « invalides ». Elle développe des notions comme la réduction des risques (RDRD toxicocrip), les pratiques de pairaidance, l’expertise handicapée, les récits crip et queer qui deviennent des modalités de représentation de soi capables de nourrir une démocratie réelle. Ce numéro 94, à l’intersection de crip, queer, race et décolonial, prolonge, reformule et conteste le processus d’élargissement de la multitude opéré depuis 2000 dans la revue, et prouve remarquablement que la démocratie ne peut se comprendre et se défendre sans inclure les identités minorisées selon ces catégories. Les activismes queer, crip, racisés sont ainsi perçus comme co-constructeurs de formes démocratiques dissidentes. En refusant depuis toujours la norme du « bon corps », Multitudes invite à penser des subjectivités démocratiques hors du cadre biopolitique et éthique mainstream et à inventer des sujets démocratiques au-delà de la citoyenneté normée. La rencontre entre luttes queers et écologiques déplace les questions de justice pour en faire des questions d’entraide et de solidarité, entre humains et au-delà de l’humain (« Care des robots », no 58, « Écoféminismes », no 67).
Aujourd’hui, un peu partout, les institutions démocratiques sont violemment attaquées par des forces qui les vident de leur substance (droite, extrême droite, fascisme, technocratie néolibérale). Au point que certains vont douter de cette priorité donnée par Multitudes à un élargissement démocratique. Mais la meilleure façon de consolider ces institutions démocratiques est de continuer d’inventer des pratiques démocratiques à la hauteur des aspirations contemporaines à l’égalité.
En refusant les visions libérales idéalisées et finalement égoïstes de la social-démocratie, comme les narrations pessimistes et défaitistes sur la fin de la démocratie, Multitudes demande inlassablement PLUS de démocratie. Assumant les conflits qui la traversent, la revue ouvre depuis 2020 la voie à une démocratie du futur fondée sur la critique, l’attention, la pluralité des formes de vie et la puissance d’agir collective. Elle offre un laboratoire théorique et pratique à celles et ceux qui veulent continuer à penser et défendre la démocratie en un temps où elle est particulièrement vulnérable.
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