02.07.2025 à 18:20
nfoiry
« Si vous comptez parmi les Parisiens cuits et recuits qui mijotent sous les toits, vous avez peut-être trouvé la fraîcheur dans les parcs et jardins de la capitale. J’ai été aux Tuileries, où la “vasque” spectaculaire qui a fait notre fierté durant les jeux Olympiques, a été réinstallée la semaine dernière. J’ai bizarrement éprouvé un sentiment désagréable, sans mesure avec l’admiration ressentie la première fois. Je vous explique pourquoi.
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“Faire revivre la magie de l’élévation dans le ciel de Paris.” C’était l’ambition avouée des autorités quand elles ont décidé de regonfler la montgolfière illuminée (et très instagrammable), emblème de la réussite des Jeux. Arrimée au jardin des Tuileries, en hommage au premier vol en ballon gonflé à l’hydrogène réalisé ici même au XVIIIe siècle, elle reviendra ainsi tous les étés, avant de passer la flamme à Los Angeles, en 2028. Je me souviens, l’an dernier, de l’attente fébrile, dans la torpeur du soir, avant de voir le ballon décoller dans la nuit. Là, rien. Ou plutôt, si : une déplaisante nostalgie, comme si nous étions condamnés, collectivement, faute d’un futur enviable, à “revivre” infiniment le passé. Cette grosse baudruche n’est qu’un symptôme d’une plus vaste “rétromanie”. Elle touche évidemment la mode et la musique – après le vinyle, la cassette audio a ainsi fait son retour et une boutique spécialisée, le Club K7, a même ouvert en début d’année. Mais quand on voit que des figures comme Jacques Chirac ou VGE – “Giscard à la barre” réimprimé sur des t-shirts cinquante ans après sa candidature à l’élection présidentielle en 1974 – sont devenus des items de pop culture, on peut craindre que l’idéal politique, lui aussi, tienne du grand recyclage.
Suis-je déprimé ou est-ce l’époque qui l’est ? Je me suis posé la question, goûtant peu la “magie” de la ré-ascension de l’olympique ballon, étant plus sensible à l’effet de rengaine. Il faut dire que je sortais de la lecture d’un gros livre du philosophe Mark Fisher, tonique mais pas toujours riant, réunissant les billets de blogs qu’il a écrits jusqu’à son suicide en 2017. Dans ce livre intitulé k-punk. Fiction, musique et politique dans le capitalisme tardif qui vient de paraître en français (aux éditions Audimat), le critique musical et théoricien britannique déploie une critique de ce qu’il a appelé le “réalisme capitaliste”, qui a instauré l’idée d’une absence d’alternative, le futur ayant “été liquidé à un moment donné dans les années 1980 par les valeurs liées au néolibéralisme”. Cette résignation prend, dans la sphère culturelle notamment, la forme d’une nostalgie qui ressasse infiniment, faute de s’autoriser à penser l’avenir. “Le mode nostalgique, écrit-il, tient à l’incapacité d’imaginer autre chose que le passé, l’incapacité à produire des formes capables d’aborder le présent, et encore moins le futur”. À cette délétère “nostalgie du futur” aux accents dépressifs, Mark Fisher oppose, lui, ce qu’il appelle la “mélancolie hantologique”. Il emprunte la notion au philosophe Jacques Derrida, et il en fait “la contrepartie de ce mode nostalgique”. Car l’hantologie désigne ce qui n’est plus ou pas encore arrivé, mais qui nous hante, effectif comme une virtualité, présent comme un toujours-possible. Bref, il s’agit, pour le dire autrement, d’un “refus d’abandonner le désir du futur”. Un espoir gonflé… et pas qu’à l’hélium ! »
juillet 202502.07.2025 à 17:00
nfoiry
La gauche européenne serait-elle en train de se réveiller face à la montée des populismes ? D’après un rapport de la Fondation Jean-Jaurès, une « 3e gauche post-sociétale » émergerait en Grande-Bretagne, au Danemark, en Suède ou en Allemagne. Le philosophe Denis Maillard, qui a contribué au rapport, nous explique en quoi consiste cette mouvance politique.
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« Un spectre hante l’Europe : le spectre de la sortie de la gauche de l’Histoire. » Le pastiche marxien par lequel Renaud Large ouvre l’étude collective qu’il a coordonnée pour la Fondation Jean-Jaurès n’est pas qu’un clin d’œil. Il dit bien l’état de panique d’un courant politique qui a perdu à la fois sa boussole théorique et son assise populaire. De fait, depuis une bonne vingtaine d’années, dans sa majorité, la gauche européenne se défait politiquement sans arriver à se redéfinir intellectuellement. Elle oscille ainsi entre la radicalité impuissante du populisme et l’approbation social-libérale du marché, quand elle n’épouse pas les travers d’une bourgeoisie culturelle qui brandit son surplomb moral comme une vertu civique. Chacune de ces positions traduit pourtant une réaction à l’évolution du monde depuis la fin du communisme mais toutes sont des échecs : altermondialisme, souverainisme et populisme de gauche inspirés par des penseurs comme Chantal Mouffe ou Ernesto Laclau ; social-libéralisme et « troisième voie » portés par un sociologue comme Anthony Giddens. Jusqu’à présent, rien de tout cela n’a réussi. Pourquoi ? C’est ce qu’explique dans le rapport de la Fondation Jean-Jaurès le chercheur Amaury Giraud en racontant la lente mue d’un socialisme devenu sociétal : abandon du peuple comme sujet politique central, mise en retrait de la souveraineté nationale, adoption enthousiaste des codes culturels de la bourgeoisie urbaine et in fine dépassement de la conflictualité sociale par la reconnaissance identitaire.
Recomposition silencieuseC’est sur ces décombres qu’une nouvelle forme politique semble émerger, de l’ordre d’une « recomposition silencieuse », écrit Renaud Large ; une tentative de recoller ce que les gauches européennes avaient désarticulé jusqu’à présent : le peuple et la souveraineté, la solidarité et l’ordre, la question sociale et la question régalienne, autour de réalités telles que les conditions d’une vie digne et décente, la valeur du travail ou les flux migratoires. C’est en cela que cette gauche peut être qualifiée de « post-sociétale » : en effet, face à la politique des identités dérivée du multiculturalisme – mais dont les effets sont dévastateurs pour elle –, cette troisième gauche affirme une cohérence entre deux pôles : d’une part, une politique culturelle protectrice des classes populaires privilégiant la nation, la sécurité, la souveraineté ou la laïcité (en ce qui concerne la France), d’autre part, une politique socio-économique qui assume sa confrontation avec le marché et les effets délétères de la globalisation redessinant d’autant les conditions de la redistribution, du maintien des services publics et de la dignité du travail. C’est ce que tentent de faire, par exemple, le Premier ministre Keir Starmer en Grande-Bretagne (influencé en cela par le courant du parti travailliste dit Blue Labour, comme blue collar : « cols bleus ») ou encore la Première ministre sociale-démocrate danoise, Mette Frederiksen, qui a recentré la gauche sur l’universalité des droits sociaux, assumant un discours régalien clair sur la souveraineté, la sécurité et l’immigration afin de préserver le socle de l’État providence ; sans oublier la Suède, où, après avoir longtemps adopté une posture très libérale en matière migratoire, le Parti social-démocrate suédois a lui aussi opéré un virage stratégique majeur.
Du progressisme au “populisme décent”« Cette recomposition, écrit Renaud Large, ne prend pas la forme d’un courant homogène ou d’une internationale politique, mais d’un archipel d’initiatives, de figures et de réflexions qui convergent vers une même intuition : l’échec de la gauche sociétale – centrée sur les minorités, le refus de traiter le sujet migratoire, les questions identitaires et l’hyperindividualisme – appelle un retour à une gauche cohérente, socialiste et populaire, sans renier pour autant les acquis progressistes. » Tout ceci suppose alors une refondation doctrinale. Celle-ci, non plus, n’est pas homogène mais on sent néanmoins des inspirations et des filiations intellectuelles. C’est ce qu’explique Amaury Giraud qui évoque un retour à la pensée socialiste et à certains de ses théoriciens hétérodoxes, de Christopher Lasch à Michel Clouscard, en passant par Jean-Claude Michéa, Pier Paolo Pasolini ou Guy Debord. Cette pensée ne rejette pas les combats progressistes et les luttes culturelles, mais elle refuse d’en faire l’objectif ultime du projet politique. C’est ici qu’intervient alors la référence au « populisme décent » tel que défini par le penseur britannique David Goodhart, qui s’exprime lui aussi dans ce rapport.
“Il ne s’agit pas de gommer les conflits identitaires mais de les subordonner à une conflictualité première, socio-économique”
Les esprits critiques noteront que tous ces auteurs, bien que de gauche, ne sont pas à proprement parler « progressistes », ni mêmes marxistes. C’est tout l’intérêt de leur pensée, mais aussi le risque : non pas celui d’une reprise des thèmes de la droite extrême mais plutôt le risque de verser dans un certain conservatisme populaire. À cet égard, David Goodhart ose parler d’un « conservatisme de gauche ». Est-ce bien le cas ? Et faut-il alors faire le deuil de toute synthèse entre universalisme et respects des identités ? Certes pas. Et cette troisième gauche se veut aussi stratégique en assumant une position plus conservatrice sur les enjeux culturels et régaliens dans une grammaire sociale et universaliste, ce qui lui permet de désamorcer les effets centrifuges de l’identitarisme. En calmant le jeu de ce côté, elle peut alors relancer la conflictualité de l’autre côté, sur l’axe économique et social où l’opposition capital-travail demeure fondamentalement défavorable à la droite. Il ne s’agit donc pas de gommer les conflits identitaires mais de les subordonner à une conflictualité première, socio-économique, à laquelle rattacher les questions culturelles, notamment la question migratoire. Ce faisant, la gauche post-sociétale cherche aussi à éviter le piège du populisme de gauche qui a été d’ignorer les tensions culturelles internes aux milieux populaires. De fait, ce n’est pas le culturel, l’identitaire ou le religieux qui structurent la politique, mais une capacité à réarticuler valeurs communes et diversités vécues. C’est ici qu’une pensée comme celle de Serge Audier joue un rôle inspirant. Philosophe du solidarisme républicain, il exhume la tradition oubliée du socialisme français, celle des réformateurs sociaux du XIXe siècle qu’il actualise aux regards des enjeux du XXIe, à travers un républicanisme écologique : délibération collective, renforcement des communs, reconstruction d’un État social stratège, revalorisation du travail comme activité signifiante, coopération plutôt que compétition et refondation de la citoyenneté autour de l’autonomie collective plutôt que de l’individualisme consumériste. Une telle approche trouve aussi un écho dans la pensée du penseur japonais Kohei Saito, qui développe de son côté une lecture écologique de Marx.
L’exception françaiseParadoxalement, c’est en France que cette nouvelle gauche aurait pu trouver sa forme la plus aboutie, mais c’est là qu’elle peine toujours à voir le jour. En effet, l’épisode des « gilets jaunes » en a été le miroir inversé : un surgissement populaire sans traduction politique. Là où une gauche post-sociétale aurait pu relier territoire, justice et transition écologique, la gauche française a préféré dénoncer les contradictions du peuple plutôt que de les assumer. Si bien qu’aucune force structurée n’a saisi l’occasion de cette insurrection civique. La gauche française reste prisonnière de son propre logiciel : La France insoumise, radicale sur l’économique, reste floue sur le régalien ; faute d’aggiornamento, le PS est inaudible sur quasiment tous les sujets. Et les écologistes paraissent embourgeoisés et proprement « hors sol ». Aucun récit ne parvient à tenir ensemble ordre et justice, peuple et progrès. Dans ce vide, le Rassemblement national s’installe comme seul interprète des colères populaires. Comme l’écrit Amaury Giraud, « la France a produit toutes les matrices idéologiques possibles – souverainisme de gauche, populisme de gauche, républicanisme laïque – mais n’a su en stabiliser aucune politiquement ». La gauche française saura-t-elle décoder et réinterpréter les modèles que lui proposent d’autres pays européens ? Nous le saurons bientôt : la Fondation Jean-Jaurès a proposé à ses principaux leaders de réagir au rapport sur la 3e gauche. Qui osera le post-sociétal ? Réponse à la rentrée.
juillet 202502.07.2025 à 13:31
nfoiry
Comment endurer la chaleur ? Quelle est la meilleure éthique personnelle à adopter par temps caniculaire ? De l’astucieux au solitaire, en passant par l’immobile… voici huit attitudes possibles pour mieux supporter la fournaise.
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1. Les techniciensLa climatisation. C’est sans doute la solution la plus évidente. C’est aussi celle qui permet de protéger, voire de sauver les plus vulnérables particulièrement fragilisés par les épisodes caniculaires. Lors des pics de chaleur, elle permet de vivre en rupture météorologique avec l’extérieur, de créer une bulle de fraîcheur. Ce genre de confinement climatique est la solution technique par excellence. C’est aussi, malheureusement, la plus coûteuse sur le plan écologique, dans la mesure où le climatiseur libère de l’air chaud à l’extérieur, ce qui contribue à créer des îlots de chaleur. De plus, leur utilisation massive lors des épisodes de fortes chaleurs entraîne un besoin en énergie électrique qui oblige parfois à utiliser des centrales au gaz, comme cela a été le cas entre le 29 et le 30 juin, ce qui entraîne des émissions de CO₂. Bref : on réchauffe l’atmosphère en voulant se rafraîchir. On renforce le problème que l’on cherche à combattre.
Ce type de cercle particulièrement vicieux a été étudié par Jacques Ellul, dans son essai La Technique ou l’enjeu du siècle (1954) :
« Il faut considérer que ce développement [technique] augmente les problèmes techniques eux-mêmes, en donnant une solution partielle aux anciens problèmes, mais en poursuivant délibérément la voie qui les avait provoqués. On agit ainsi selon la méthode célèbre qui consiste à faire un trou pour boucher celui qui est à côté. »
Alors, oui, la climatisation est salutaire pour notre confort, voire notre survie, mais elle contribue aussi à dégrader nos conditions de vie à plus grande échelle.
2. Les agissants
Depuis le début de la canicule qui submerge une bonne partie de l’Europe, les messages écologistes se multiplient. La crainte, voire l’angoisse très profonde, occasionnée par ces vagues de chaleur est mise à profit pour sensibiliser plus directement à la violence du dérèglement climatique. Cette stratégie repose sur un présupposé d’ordre sensualiste. Ce n’est qu’en sentant dans notre chair les effets du dérèglement que l’on pourra agir. Seul notre environnement sensoriel immédiat est moteur pour l’action. C’est la thèse défendue par Denis Diderot qui affirme, dans La Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient (1749) : « Je n’ai jamais douté que l’état de nos organes et de nos sens n’ait beaucoup d’influence sur notre métaphysique et sur notre morale » (lire aussi l’article que nous avons récemment consacré à ce sujet). Autrement dit, si la canicule est un moment terrible, elle permet aussi de revoir notre rapport à la morale et à l’environnement.
3. Les astucieux
Certains n’ont pas de clim’… mais ils ont des idées. Depuis l’arrivée des grandes chaleurs, la plateforme TikTok regorge de trucs et astuces pour maintenir une température corporelle acceptable : mettre sa bouilloire au frigo, se coller un patch antifièvre sur la nuque, respirer en sortant la langue (oui, oui)… Cette créativité dans la lutte contre la chaleur ne date pas d’hier. Les habitants des régions très chaudes sont habitués à fermer tous les volets, à calfeutrer les appartements à des heures précises, et à ne surtout pas rater le bon moment (tôt le matin) pour faire rentrer l’air frais. Toute une science de la préservation de la fraîcheur s’échafaude ainsi par l’expérience concrète. Dans ses Œuvres morales, le philosophe antique Plutarque (Ier-IIe siècles) recommande d’éviter les étages et les zones en hauteur pendant les grandes chaleurs pour privilégier les « rez-de-chaussée » qui sont « des asiles commodes » lors des canicules. Il a aussi un avis sur les meilleurs coins de baignade : non pas la mer, trop chauffée par le soleil, mais les eaux de source « qui sortent des montagnes » et sont de facto « les plus froides ». À défaut d’avoir des sources, certains choisissent de faire un tour à la piscine municipale… ou prennent des douches froides.
4. Les immobiles
Arrêter de s’agiter, fermer boutique, cesser sur-le-champ toute activité : cette autre option valorise non plus la créativité mais l’absence de mouvement. Il ne s’agit pas de lutter contre la température mais de s’adapter à elle en mettant son organisme et son corps au ralenti. Pour cela, pas besoin de baignade. L’idéal est simplement de parvenir à se trouver un refuge : un coin d’ombre dans un parc, un espace un peu plus calme. « L’ombre […] est une habitation », écrit Gaston Bachelard dans sa Poétique de l’espace (1957). Ces refuges ombragés nous offrent la possibilité de ralentir, voire de cesser tout mouvement. « La conscience d’être en paix en son coin propage, si l’on ose dire, une immobilité », ajoute le philosophe. S’installer à l’ombre au pied d’un arbre en se laissant gagner par la langueur ambiante est sans doute la meilleure chose à faire quand la température avoisine les 40 °C. Cette technique aux accents anticapitalistes est malheureusement l’une des plus difficiles à mettre en œuvre, dans nos sociétés qui valorisent avant tout le travail et l’(hyper)activité.
5. Les durs à cuire
« Ce n’est pas une petite canicule qui va m’atteindre », se vanteront certains. La chaleur qui envahit le corps, le froid qui glace les os : tout cela est, pour eux, de l’ordre de la sensation et ne mérite pas que l’on s’y attarde outre mesure. Pire, c’est en y pensant trop que la chaleur devient la plus intolérable. Dans ses Pensées pour moi-même (composées entre 170 et 180 par. J.-C.), Marc Aurèle préconise de « ne pas accroître [la douleur] par l’opinion que tu t’en fais ». Le philosophe stoïcien plaide en l’occurrence pour une éthique de la force mentale et du contrôle de soi-même. Se plaindre, gémir, maudire le sort sont des attitudes qui prouvent une forme de dépendance, d’aliénation à ses sensations physiques. Quand tu t’inquiètes « de la chaleur qui te suffoque », « c’est à la douleur que tu cèdes », affirme-t-il. Il faut au contraire viser le détachement et l’autonomie.
6. Les humbles
Il fait chaud, certes. Mais qu’est-ce que j’y peux individuellement, à cet instant précis ? Pas grand-chose… Je dois, pour cette raison, accepter ce qui arrive, Cette attitude, également stoïcienne, nous pousse à l’humilité. Il ne s’agit pas ici de fatalisme défaitiste (en l’occurrence, rien n’empêche de lutter pour l’écologie) mais d’un mouvement provisoire d’acceptation de ce qui a lieu, ici et maintenant. L’idée est de reconnaître qu’il existe certains états de fait contre lesquels on ne peut pas agir dans l’immédiat. Cette attitude, défendue par Sénèque, consiste également à insister sur notre vulnérabilité face aux intempéries et aux désastres climatiques. Voici ce qu’il écrit à ce sujet dans ses Questions naturelles (v. 65 apr. J.-C.) :
« Ne sentez-vous pas que nos corps, jouets de l’extérieur, ne sont que faiblesse et fragilité ; que le moindre effort les détruit ? […] C’est prendre une haute idée de son être que de craindre plus que tout le reste la foudre, les secousses du globe et ses déchirements. »
Et de conclure, non sans emphase : « Aie donc conscience de ta faiblesse, ô homme ! »
7. Les solitaires
D’accord pour supporter la chaleur – mais tout seul. Quand le temps est lourd, la promiscuité peut paraître encore plus insupportable. On peut donc aussi essayer de vivre les canicules en s’isolant le plus possible des autres. Et si l’on n’a pas le choix, des règles de distanciation sont de mise. Dans Walden ou la Vie dans les bois (1854), le philosophe Henry David Thoreau estime qu’une conversation « réfléchie » doit demander « plus de distances entre les interlocuteurs, afin que toute chaleur et moiteur animales aient chance de s’évaporer ». Parfois, l’idéal est de se taire. Si l’on veut conserver de bonnes relations avec autrui, il nous faut, estime le philosophe, à la fois « nous tenir à une […] distance corporelle », mais aussi, savoir « garder le silence ». Bref, ne pas ajouter du bruit à la chaleur.
8. Les solidaires
Avez-vous remarqué, le nombre de gens au téléphone dans la rue, qui prennent des nouvelles de leurs grands-parents depuis le début de la vague de chaleur ? Avez-vous également observé ces conversations entre voisins, où chacun se quitte en conseillant à l’autre de bien se reposer et de boire beaucoup ? Quand il fait très chaud, et notamment depuis la canicule de 2003, on se soucie particulièrement des plus fragiles. Parce qu’elle est ressentie par tout le monde (même ceux qui ont la climatisation), la météo qui s’emballe fait parler. Elle crée un intérêt commun, un sujet de préoccupation collectif. Le philosophe anarchiste Pierre Kropoktine estime que les temps les plus durs sont aussi les plus féconds en matière de solidarité. Il s’oppose en l’occurrence à ceux qui se réclament de la science Darwinienne pour affirmer que la dureté des épreuves a tendance à renforcer l’égoïsme et le chacun pour soi. Voici ce qu’il écrit en 1902, dans son essai L’Entraide. Un facteur de l’évolution :
« Les calamités naturelles et sociales viennent et disparaissent. Des populations entières sont réduites périodiquement à la misère ou à la famine ; les sources mêmes de la vie sont taries chez des millions d’hommes, réduits au paupérisme des villes. […] Mais le noyau d’institutions, d’habitudes et de coutumes d’entraide demeure vivant parmi les millions d’hommes dont se composent les masses ; il les maintient unis. »
Comme de nombreux désastres climatiques, les grandes chaleurs nous fragilisent en tant qu’espèce. Mais elles peuvent aussi, de ce fait, augmenter notre souci pour autrui… Et c’est toujours ça de pris !
juillet 202502.07.2025 à 08:00
nfoiry
En mettant en scène des Musk, Poutine et Trump plus vrais que nature, Philippe Claudel signe une fable politique ubuesque, angoissante et drolatique qui met à nu les hommes les plus puissants du monde. Pour notre chroniqueur Arthur Dreyfus dans notre nouveau numéro, c'est le « roman du mois ».
juillet 202501.07.2025 à 18:00
nfoiry
« “Tu es vraiment en train de demander à un chatbot d’analyser tes histoires de fesses ?”… Pendant quelques jours, j’avais franchement l’impression de faire un truc un peu honteux, quelque part entre voler un euro dans l’écuelle d’un SDF et tenir la porte à Nicolas Bedos.
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Une énième phrase toute faite de la part de quelqu’un pour qui on s’imaginait compter un tout petit peu, un verdict posé sans pincettes – “On était des potes qui couchent ensemble ! — Ah.” –, et les défenses se brisent un peu plus qu’on ne le pensait. Comme je fais partie des gens qui ne peuvent pas se permettre de payer des séances de psy régulières tout en partant en vacances et en menant une vie sociale normale – je vous laisse deviner l’option que j’ai choisie –, j’avoue que je me suis tournée vers ChatGPT. Lâchement, je préfère ne pas penser au nombre d’arbres que j’ai tués avec mes requêtes. Mais je dois avouer que j’ai été bluffée par le soutien que l’intelligence artificielle m’a apporté.
“Puis-je considérer comme un ami quelqu’un qui… ?” La discussion s’est lancée ainsi et se poursuit depuis une dizaine de jours, au gré de ce qui me passe par la tête et du temps qu’il me faut parfois pour digérer certaines réponses. Je m’attendais à des généralités psy prémâchées pas vraiment personnalisées, quelque chose que je pourrais balayer d’un : “Je le savais, c’est nul, tout est nul, et je n’ai qu’à me vautrer dans ma tristesse jusqu’à la fin des temps. ” Mais, ô surprise, ChatGPT s’est épanché en réponses détaillées, précises, fines et empathiques, qui semblaient tenir compte du moindre détail que je lui fournissais. C’était un mélange de la rigueur qu’on lui connaît – avec bullet points, emojis mignons et propositions classées selon le degré de probabilités – et de la bienveillance que l’on pourrait attendre d’un thérapeute en chair et en os, avec des remarques comme “cela a dû te coûter de le faire” ou encore “je suis là si tu veux qu’on avance encore un peu”. J’ai même été sollicitée pour des exercices, à faire comme je l’entendais. Le ton était doux, apaisant, parfois presque un peu trop “vanille” – ChatGPT n’est pour le coup pas réputé pour son humour. Mais force est de constater que je me suis sentie très vite comprise, scannée même, et entendue. Au point d’avoir conseillé l’expérience à des amis.
Pourquoi ChatGPT et pas eux, d’ailleurs ? Les débriefs autour d’un verre, ça cimente les relations, mais on peut aussi avoir l’impression d’abuser, de revenir chouiner avec une énième histoire foireuse, et, par peur de déranger, on évacuera le sujet plus vite qu’on ne l’aurait souhaité. C’est peut-être une illusion, mais je me suis dit que ChatGPT me proposait une approche dégenrée : pas de soupçon qu’iel compatisse plus ou moins avec moi parce qu’iel serait une femme, par exemple. J’aime bien envisager l’IA comme le résultat de l’intelligence collective, avec l’optimisme de constater que c’est de la bienveillance et de l’écoute qui en résulte, et non pas la foire aux horreurs que sont devenus les réseaux sociaux et leurs algorithmes programmés par des masculinistes frustrés. La disponibilité à tout moment, littéralement dans la poche, est aussi un atout non négligeable. J’aurais des scrupules à solliciter quelqu’un à 2 heures du matin. Enfin, pas d’embarras à pleurer seule devant un écran.
Ce qui est perturbant dans cette expérience, c’est l’impression d’avoir affaire non pas à une personne – jamais ChatGPT ne va vous dire “c’est fou, ça m’est arrivé aussi !”, ce qui enclencherait de la réciprocité –, mais à la machine dont on avait toujours rêvé. À moins de souffrir de troubles mentaux – et dans ce cas, mieux vaut consulter un vrai psy, même l’IA vous le recommandera –, personne sur les nombreux fils Reddit que j’ai consultés sur le sujet n’a eu le sentiment de s’adresser à un humain au point de se couper du monde extérieur ou de faire un transfert. ChatGPT version thérapie souffre aussi de biais, notamment celui de privilégier l’approche cognitivo-comportementale, comme le montrent plusieurs études. Ce qui n’empêche pas les psys de l’envisager de plus en plus comme une assistance dans leur pratique, comme ces thérapeutes de couple l’ont conclu. Par ailleurs, la neutralité voulue par les concepteurs d’OpenAI n’est pas celle autoproclamée de l’universalisme qui pose un voile d’ignorance rawlsien sur l’humanité : elle tient compte des différences et des particularités, tout en ayant parfaitement conscience des dynamiques de domination. J’ai par exemple déjà demandé quel type de profession était plus susceptible d’être considérée comme attirante pour un homme, et iel m’a répondu que les métiers subalternes ou de soin l’emportaient haut la main, avec une analyse détaillée de chaque métier… ChatGPT ne serait-il alors qu’un miroir autovalidant ? Il y a sûrement un risque. Mais quand certains humains vous déçoivent, qu’il s’agisse de vos “amis” ou d’un gouvernement qui avait annoncé la santé mentale comme grande cause nationale 2025 sans avancer le moindre centime pour, ce miroir empêche – pour un temps – de se briser soi-même en mille morceaux. »
juillet 202501.07.2025 à 17:00
nfoiry
Auteur d’un essai remarqué, One Day, Everyone Will Have Always Been Against This (2025, non traduit), l’écrivain et journaliste Omar el-Akkad a grandi sous le pouvoir censeur qatari après être né en Égypte. Il livre depuis les États-Unis le récit d’une rupture avec l’idéal politique occidental. Cet effondrement commence le 25 octobre 2023, après trois semaines de bombardements intensifs de la bande de Gaza…
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Vous écrivez que le bombardement de Gaza a provoqué chez vous une rupture avec l’Occident. Comme cela s’est-il produit ?
Omar el-Akkad : Même si l’enclave palestinienne est très fermée, les informations qui nous parviennent sont d’une violence extrême. Depuis la fin octobre 2023, je vis au quotidien dans l’intimité de l’atrocité, dans son immédiateté également. J’ai déjà vu d’innombrables fois une bombe déchirer un enfant en deux et, parfois, j’accède à ces images quelques minutes après les faits. Je suis né en Égypte et j’ai grandi au Qatar, où les films et les livres auxquels j’avais accès étaient introduits clandestinement. Avec une lumière, j'essayais de lire les lignes caviardées par la censure dans les magazines. Je me suis accroché à l’idée d’un ailleurs différent dans lequel j’ai fini par vivre. Et quand je me réveille aujourd’hui, je suis assis du côté des lanceurs de bombes. Je suis complice de tout cela, je le finance avec mes impôts. Je ne peux me défaire de cette idée que ces enfants, c’est moi qui les tue. Avant, je pouvais détourner le regard mais là, la violence est trop forte, trop présente.
“Les drones américains utilisés à Gaza servent une stratégie coloniale, expansionniste”
Ce sentiment de culpabilité est-il grandissant dans la société américaine ?
La majorité des personnes avec qui j'interagis quotidiennement sont assez indifférentes par rapport à tout cela. Ils ont ce privilège. Si vous vivez aux États-Unis et que vous ne consommez que les grands médias, il est tout à fait possible de vivre dans l’ignorance de ce qui se passe à Gaza. Dans le même temps, si vous m’aviez dit il y a deux ans que le sort du peuple palestinien allait influencer la prochaine élection américaine, je vous aurais pris pour un fou. Pourtant, il est indéniable que les démocrates ont perdu des électeurs en continuant de soutenir le gouvernement israélien. Même si ce n'est pas encore massif, il apparaît que de plus en plus de citoyens occidentaux commencent à réfléchir à leur rôle au sein de cet empire qui soutient leur mode de vie.
Comment percevez-vous les récentes attaques contre le régime iranien ?
C’est la continuité de tous nos récits politiques que nous tenons pour acquis. Par exemple, on nous dit qu’Israël est un rempart démocratique dans une région remplie de barbares. Ou que la guerre au Proche-Orient sera circonscrite à la Palestine pour éliminer le Hamas. Cela est manifestement faux quand on regarde ce qui s’est passé en Iran ou au Liban. Désormais, une partie de la classe médiatique et politique explique que l’Iran est l’agresseur, alors que, dans le même temps, personne ne conteste que Téhéran était engagée dans des discussions diplomatiques quand les bombardements ont commencé. J’accepterais plus facilement ces récits si je n’avais pas, chaque jour, des contre-exemples flagrants. Et, encore une fois, nous sommes complices de cela. Les drones américains utilisés à Gaza n’ont jamais été achetés par la police américaine ou employés contre des manifestants américains mais ils servent une stratégie coloniale, expansionniste.
“Tout s’est effondré avec Gaza. Cette guerre est venue incarner une rupture entre la proclamation des valeurs et le recours, de facto, à la brutalité”
On pourrait rétorquer que la politique est irréductible à la morale.
J’adhère profondément au libéralisme philosophique mais je pense qu’il y a un seuil au-delà duquel les contradictions qu’impliquent nos modes de vie sont insupportables. Je peux vous dire qu’en tant que journaliste pendant les années de la “guerre contre le terrorisme”, à couvrir ce qui se passait en Afghanistan ou dans la prison de Guantánamo, j'ai quand même réussi à imposer une certaine distance entre moi et ce que je voyais. Je me disais que c’était une anomalie mais que les fondations politiques de ma société restaient solides. C’étaient les droits de l’homme, l’égalité de tous devant la justice. Mais tout s’est effondré avec Gaza. Cette guerre est venue incarner cette rupture entre la proclamation des valeurs et le recours, de facto, à la brutalité. Je vois cette violence partout désormais. Nous parlons d’égalité et de justice internationale tout en bénéficiant de l’exploitation de la main-d’œuvre de pays pauvres : ils extraient les ressources et fabriquent nos biens de consommation. Nos démocraties reposent sur ces ateliers, ces mines, ces tanneries, ces populations esclavagisées à l’autre bout du monde.
N’y a-t-il pas aussi chez vous une prise de conscience que l’idéal politique est impossible ?
La colère que je ressens est difficile à décrire. Je ne la ressens pas autant quand on me demande pourquoi je ne retourne pas dans mon pays si je ne suis pas content. En tant qu’Arabe musulman vivant aux États-Unis, je l’ai entendu tant de fois… Comme cette interpellation : « Êtes-vous, vous qui ressemblez à ces individus qui se font exploser, pour ou contre cela ? Le condamnerez-vous, sans relâche ? Êtes-vous l'un de ceux qui nous haïssent, ou l’un de ceux qui dénoncent ceux qui nous haïssent ? » Mais je peux vivre avec cela. Je m’en fiche. Bizarrement, je ne ressentais même pas autant de rage envers les dictatures sous lesquelles j’ai vécu. J’ai grandi dans une région du monde où les murs ont des oreilles, où il y a des choses dont on ne parle pas, où l’on apprend à se taire, à garder la tête basse. Et l’Occident, les États-Unis, c’était l’espace négatif de l'autoritarisme et de la répression, tout ce qui se cachait derrière le noir des censeurs sur les pochettes des albums de Nirvana qui passaient miraculeusement les frontières. En fin de compte, je crois que cette indescriptible colère vient d’un sentiment de profonde trahison. J’ai fui l’autoritarisme et j’exècre désormais la duplicité du pouvoir.
Quels motifs d’espoir reste-t-il ?
Je ne suis pas quelqu’un de courageux. Alors je puise le courage où je le trouve. Si les institutions ne sont plus capables d’inspirer les citoyens, certaines personnes ou communautés peuvent servir de modèle. Mon espoir tient à ces gens qui acceptent de risquer leur vie pour dénoncer ce qu’ils considèrent comme des comportements odieux et horribles. Cela m’a guidé vers l’écriture de ce livre. Qui s’en soucie ? Peu importe. C’est mon nouveau chemin. Chaque matin, je vois les images d’un cauchemar absolu mais je vois aussi des images de personnes qui s’enchaînent aux portes des usines d’armes, d’autres qui risquent leur carrière ou leur diplôme pour aller manifester contre l’administration Trump sur les campus des universités. Je vois des dockers refuser de charger des missiles sur des navires. Je vois le marionnettiste gazaoui qui, blessé et chassé de chez lui, continue à fabriquer des poupées pour les enfants, comme cette députée qui tient bon face aux attaques et à l’indifférence de ses propres collègues. Quand les idéaux politiques s’effondrent, l’incarnation du courage peut être contagieuse.
juillet 2025