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04.08.2025 à 11:06

Faut-il reconnaître les « communautés » ?

Roger Martelli

Le projet de révision constitutionnelle consacré à la Corse intègre la notion de "communauté", donnant ainsi une valeur constitutionnelle à un terme qui ne faisait pas partie de l’arsenal conceptuel du droit constitutionnel français.
Texte intégral (2206 mots)

À la demande de l’exécutif et de l’Assemblée de Corse, le projet de révision constitutionnelle consacré à la Corse justifie de la manière suivante le « statut d’autonomie » attribué à la Corse : il « tient compte de ses intérêts propres, liés à a son insularité méditerranéenne et à sa communauté historique, linguistique, culturelle, ayant développé un lien singulier à sa terre ». En intégrant la notion de « communauté », le texte donne ainsi une valeur constitutionnelle à un terme qui ne faisait pas partie de l’arsenal conceptuel du droit constitutionnel français.

Du côté des sciences sociales, la référence à la communauté apparaît à la fin de 19ème siècle. Le socialisant Ferdinand Tönnies lui donne ses titres de noblesse en proposant de distinguer la « société », qui divise les individus en classes, et la « communauté » qui les rassemble dans un « chez soi » pacifique. Elle les constitue en une totalité organique (« une communauté de sang, de lieu et d’esprit ») où le tout l’emporte sur la partie. Pour le philosophe allemand, le sang, la terre et la culture seraient donc les ciments de la concorde sociale.

L’attirance pour la communauté a trouvé plus tard ses ressorts, dans les carences de l’égalité et de la démocratie. Servant trop souvent à masquer les inégalités de fait, l’égalité en droit a laissé s’installer et se perpétuer la distinction des groupes majoritaires et des minoritaires, des dominants et des dominés, de ceux qui maîtrisent les ressources et de ceux qui ne le peuvent pas. Tant que les mécanismes redistributeurs de l’État-providence atténuaient les inégalités, la dévalorisation des groupes minorés pouvait rester tolérable. Mais dès l’instant où ces mécanismes se sont érodés, cette dévalorisation est devenue de plus en plus insupportable.

On rencontre souvent l’idée selon laquelle l’individu n’existe pas sans les communautés qui l’enserrent, d’autant plus fortement qu’elles sont plus anciennes. Dès lors une hypothèse prend corps peu à peu : pourquoi ne pas tempérer l’effet inévitable des inégalités sur les individus par l’imposition d’une égalité entre les communautés qui les regroupent ? En cultivant l’appartenance à des communauté et en régulant les rapports entre elles, on obtiendrait la paix sociale et l’ordre social pourrait se reproduire, sans conflits excessifs.

Ce que l’on appelle volontiers le « communautarisme » et qui s’est développé notamment dans le monde anglo-saxon, relève grosso modo de cette conviction. Il est bien sûr des communautarismes plus ou moins progressistes ou rétrogrades. Mais, dans l’ensemble, le choix de l’égalité en droit des communautés intériorise l’impossibilité d’une égalité entre les individus. La « communauté » se trouve ainsi plus dans l’horizon de l’équité et de « l’égalité des chances » que dans celui de l’égalité proprement dite. Elle suppose des « droits différentiels des groupes » ou « droits des minorités », mais elle laisse de côté l’égalité des personnes, y compris au sein des communautés.

L’insistance sur les « communautés imaginées »1 pose ainsi une série de problèmes délicats. Ces communautés, d’une part, finissent volontiers par se considérer comme exclusives, supérieures à toutes les autres formes d’appartenance et notamment les appartenances de classe. En outre, elles relient les individus et les protègent, mais au prix de leur soumission aux normes communautaires qui leur fournissent du sens. Enfin, par touches successives, tout droit à la différence, pour les individus comme pour les groupes, peut très vite se transformer en différence des droits, et institutionnaliser ainsi les inégalités de fait. 

Par un étonnant paradoxe, le « multiculturalisme » et le « monoculturalisme » qui en est le contraire fonctionnent en pratique comme les deux extrêmes du piège identitaire. Dans les deux cas, on assigne les individus à une identité qui les détermine de façon absolue, au risque de les opposer à tout ce qui n’est pas la communauté et de nier leur autonomie de personne. La communauté exclut tout autant qu’elle inclut ; elle enferme tout autant qu’elle protège.

Constitutionaliser la communauté corse ?

Il vaudrait donc mieux y réfléchir à deux fois, avant d’introduire la « communauté » dans le marbre d’une constitution. Si la communauté corse qu’elle institue, et donc si le groupe de celles et ceux qui se reconnaissent comme en faisant partie est le pivot du vivre ensemble, qu’en résulte-t-il pour quiconque est en marge de cette reconnaissance ? Il peut se trouver cantonné dans une nouvelle minorité, tolérée à une double condition : qu’elle intériorise les normes de la communauté majoritaire et qu’elle accepte une certaine invisibilité, pour ne pas heurter les sentiments de la communauté dominante.

En pensant la communauté sur le registre de la différence et en la fondant sur « un lien particulier à la terre », le projet constitutionnel passe sous silence que, depuis 1789, l’identification corse est au moins double : corse et française. Peuple corse et peuple français sont les deux faces indissociables d’une appartenance duale. Nier la réalité profonde de cette dualité, minorer l’une de ses faces revient à mutiler l’autre. C’est condamner ainsi, encore et toujours, l’individu à l’indétermination et à la souffrance du manque. Et c’est nier l’apport de ceux qui, en décidant de résider durablement sur la terre corse, peuvent se nourrir de la richesse humaine d’une histoire inscrite dans un sol, mais n’ont pas pour autant le désir de s’y fondre en totalité.

Formellement, aucune réalité historique n’est vouée à l’inéluctable reproduction. La population corse pourrait donc, si elle le voulait, décider de se couper d’une part de son identification de plus de deux siècles et de se retrouver dans une communauté qui ferait de la spécificité corse la base exclusive de son identification. C’est le rêve des nationalistes insulaires, majoritaires au sein de l’Assemblée de Corse et ce rêve est en soi respectable. Mais il ne semble pas être, pour l’instant du moins, celui d’une majorité attestée des Corses. À quoi bon alors introduire dans la Constitution une formulation communautaire qui laisse entendre qu’on est d’ores et déjà engagé dans ce processus de dissociation ?

On peut s’en étonner d’autant plus que l’on entend souvent, aux plus hauts niveaux de l’État et du monde politique, vitupérer le « communautarisme » en bloc, dès l’instant où il est présumé islamique. Supposera-t-on, pour justifier l’usage constitutionnel de la « communauté », qu’il y a des bons et des mauvais communautarismes ? Mais n’est-ce pas, au bout du compte, ajouter durablement de la confusion à une réalité française qui n’en manque pas ?

Le bal des politiciens

Le gouvernement Bayrou, sur le dossier corse, joue une fois de plus un jeu pervers. Officiellement, il est fidèle à la parole donnée, en ne retenant pas les objections et propositions – au demeurant modestes – du Conseil d’État2. Mais il sait que, si le texte amendé par le Conseil pouvait à la rigueur espérer une majorité au Parlement, la version initiale proposée par le gouvernement n’en a pratiquement aucune. 

Le premier ministre ne fait donc qu’anticiper l’inévitable crise. Le texte tel qu’il est, avec ses formulations les plus explosives, divise l’opinion française, à droite comme à gauche. Mais le texte amendé, même dans la variante proposée par le Conseil d’État, va relancer la tension en Corse. Dans tous les cas, alors qu’il n’hésite jamais à faire fi du Parlement et de l’opinion, le gouvernement ne fait ici que se défausser, faisant porter à d’autres, en Corse ou à Paris, la responsabilité qui est la sienne, comme elle est celle de ses prédécesseurs depuis trop longtemps.

Car, en polarisant tout sur la seule dimension constitutionnelle, l’État veut faire oublier que les questions qui touchent l’île vont bien au-delà des questions de droit. On traite en effet d’une région qui cumule les records de pauvreté, qui est pénalisée par l’insularité, qui connaît dans sa presque totalité les difficultés de la vie montagnarde, qui souffre de l’inégalité croissante entre les deux unités urbaines littorales et l’intérieur, qui manque de logements financièrement accessibles, qui est gravement touché par les dérives mafieuses, qui ne dispose pas de ressources suffisantes pour maitriser sa croissance urbaine, assurer sa couverture énergétique, développer ses communications et assurer le bon fonctionnement de ses services publics.

Il n’y avait pas besoin de réforme constitutionnelle et de formules qui divisent, pour engager les choix susceptibles de dédramatiser la situation. Cela aurait permis et permettrait encore d’apaiser l’inquiétude, d’éviter la désignation douteuse des inévitables boucs émissaires, de ramener la confiance et de mobiliser les forces vives insulaires. En bref, en apaisant les colères, l’État aurait anéanti du même coup les effets politiques délétères des ressentiments. Ces choix n’ont pas été faits, parce que l’orientation suivie à Paris ne s’y prête pas, parce que l’obsession de la dette annihile toute ambition, parce que nos gouvernants préfèrent les combinaisons tordues, les tractations avec les nationalistes en Corse et les clins d’œil à la droite extrême à Paris.

C’est une attitude de mépris à l’égard de la population qui vit en Corse. C’est un comportement qui mine un peu plus notre démocratie. C’est une nouvelle régression prévisible : pour la Corse et pour la France. Il est plus que temps de redresser la barre, en remettant au centre la question de l’égalité, d’une citoyenneté refondée et d’un espace public renforcé.

Ce dont la Corse a besoin, comme tout territoire français, c’est que l’on fasse enfin le choix d’un développement libre des capacités humaines, d’une utilisation sobre et partagée des ressources disponibles, d’une mobilisation citoyenne de toutes et tous, quelle que soit l’origine, la culture héritée, le groupe social ou le genre. Faire le choix d’un développement social et démocratique rassemble ; le texte constitutionnel ne fait que diviser. À la clé, c’est la paix civile qui est fragilisée. Les forces existent pour la protéger : encore faut-il ne pas les décourager.


  1. La formule a été inventée par l’historiens Benedict Anderson pour rendre compte de l’expansion de la thématique nationaliste au 19ème siècle. Il insistait sur l’idée que, pour être « imaginées », les représentations de la nation n’étaient pas pour autant irréelles et que les récits porteurs de sens qu’elles diffusaient mobilisaient concrètement l’action collective. ↩
  2. Le Conseil d’État propose la rédaction suivante : « La Corse est une collectivité à statut particulier dotée au sein de la République d’un régime d’autonomie qui tient compte de ses intérêts propres, liés à son insularité méditerranéenne, à son relief montagneux et aux caractéristiques historiques, linguistiques, culturelles et sociales de ses habitants. »  ↩
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04.08.2025 à 07:09

« La guerre est à la source de l’autorité politique »

Pierre Jacquemain

L'évolution du Musée de l'armée, d'une vocation idéologique vers une mission historique, témoigne du rapport de la France à sa puissance militaire, explique sa directrice adjointe Ariane James-Sarazin.
Texte intégral (1400 mots)

L’évolution du Musée de l’armée, d’une vocation idéologique vers une mission historique, témoigne du rapport de la France à sa puissance militaire, explique sa directrice adjointe Ariane James-Sarazin.

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Cet article est extrait du n°54 de la revue Regards, publié au premier semestre 2021 et toujours disponible dans notre boutique !
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Regards. Lors de sa création en 1905, le Musée de l’armée avait pour consigne d’être patriote, de renforcer le lien entre l’armée et la nation. Entièrement rénové entre 1994 et 2018, a-t-il toujours cette vocation ? 

Ariane James-Sarazin. La vocation du Musée de l’armée est définie par le code de la défense. L’une de ses priorités est d’œuvrer au renforcement du lien entre la nation et ses armées. Il s’est aussi vu assigner un rôle central dans l’entretien de l’esprit de défense, et il participe à ce titre à la naissance ou au développement des vocations militaires – à travers notamment la mise en avant des grandes figures et des hauts faits de l’histoire militaire de la France. Aujourd’hui, le code de la défense est en cours de réexamen pour la partie qui concerne le Musée de l’armée, afin d’établir un juste équilibre entre les missions lui sont propres, au regard de son ministère de tutelle, et les missions qui incombent ordinairement à un musée de France en vertu du code du patrimoine – comme l’enrichissement des collections, leur préservation, leur étude, leur valorisation, leur diffusion… et surtout leur accessibilité pour tous les publics.

« Dans la plupart des sociétés, la guerre est à la source de l’autorité politique et reste le moyen privilégié pour l’État de s’affirmer, de se maintenir, de s’étendre ou de protéger ses intérêts. »

C’est aussi une manière de rendre hommage aux armées françaises, à la puissance de feu, à la capacité à faire la guerre de la France ? 

Ça l’était de manière explicite au XIXe siècle, lorsqu’ont été créés les deux musées qui donneront naissance au Musée de l’armée. Celui-ci est en effet le fils – ou la fille ! – de deux entités très marquées du point de vue épistémologique et idéologique. D’une part, le Musée de l’artillerie, né au tournant de la Révolution et au tout début du Premier Empire en héritant des collections royales, à des fins technologiques et éducatives : c’était un musée dédié aux corps savants, les artilleurs, les polytechniciens, les ingénieurs… D’autre part, le Musée historique de l’armée, créé beaucoup plus tard en 1896 dans un esprit éminemment cocardier, patriotique, voire revanchard vis-à-vis de l’Allemagne après la défaite de Sedan. Son objectif assumé était d’exalter la grandeur militaire de la France et sa puissance de feu. C’est cette dimension idéologique et commémorative qui l’a emporté en 1905 lorsque le musée de l’Armée a été créé.

Aujourd’hui, on imagine que ce n’est plus exactement sa vocation… 

Cette vocation presque apologétique du Musée de l’armée a perduré au début du XXe siècle, et notamment durant la première guerre mondiale. Avec l’évolution de l’historiographie, mais aussi du regard sur le rôle nouveau qu’occupait la France en tant que puissance moyenne d’ambition mondiale après 1945, le Musée a connu une évolution en deux temps. D’abord à la faveur du projet de rénovation dit ATHENA, à la fin des années 1990. De musée d’objets et d’une institution, l’armée, il s’est transformé en un musée d’histoire militaire. Puis, avec le développement d’une politique d’expositions temporaires, en musée d’anthropologie militaire. Cela l’a conduit à diversifier ses regards sur le fait guerrier et militaire, et à aborder des sujets extrêmement polémiques comme la guerre d’Indochine ou la guerre d’Algérie, par exemple.

Justement, qu’est-ce que le Musée de l’armée tient à montrer quand il consacre et organise une exposition sur la guerre d’Algérie ? 

Lorsque l’exposition a eu lieu en 2012, c’était la première fois que l’armée en tant qu’institution acceptait de montrer les zones d’ombre de notre histoire, en abordant notamment la question de la torture. Ceci dans l’une de ses emprises à forte valeur symbolique, les Invalides. Dans cette exposition, le Musée n’a pas hésité à exposer des photographies et des témoignages lourds de sens, du côté de l’armée française comme de celui du FLN. Toutes ces archives montraient le déchaînement de la violence tant sur les combattants que sur les civils. Dans le souci de privilégier un discours équilibré, le Musée a fait appel à des historiens algériens afin qu’il n’y ait pas, même inconsciemment, dans la sémantique, de formes de biais de la part des conservateurs ou des historiens français. Cette exposition a marqué un véritable tournant : le Musée n’apparaissait plus comme la voix patrimoniale de l’institution militaire, il gagnait ses galons de musée d’histoire et d’anthropologie appliqué au monde militaire, capable de s’intéresser aux faits guerrier et militaire en tant qu’ils sont les révélateurs de l’évolution des sociétés.

Quels sont les objets les plus symboliques, ceux qui incarnent le plus l’idée de cette puissance, parmi les plus de 500 000 du Musée ? 

Il y a bien sûr les armures de la couronne, notamment les deux armures de François Ier ou celle de son fils Henri II, et plus globalement l’ensemble des armes et des armures des rois de France. Dans la plupart des sociétés, la guerre est à la source de l’autorité politique et reste le moyen privilégié pour l’État de s’affirmer, de se maintenir, de s’étendre ou de protéger ses intérêts. À travers ces armures qui brillent de mille feux par la beauté et la richesse de leurs ciselures, les détails de leur ornementation, le talent des artistes qui ont contribué à leur confection et qui participent de la magnificence du souverain, les princes clament la grandeur du régime qu’ils incarnent. En cela, les armures des rois de France sont certainement l’incarnation la plus patente de cette puissance de l’État. Les trophées et, parmi eux, les emblèmes pris à l’ennemi, constituent un autre exemple tout aussi significatif de l’imaginaire de la puissance. Ils sont une extrapolation symbolique de l’ambition territoriale, de la mainmise, de l’aura guerrière et donc de la puissance de la France sur l’ensemble du continent européen – et au-delà sur les pays de l’ancien empire colonial.

Comment devrait évoluer le musée de l’Armée ?

En 2015, Jean-Yves Le Drian, alors ministre de la Défense, a émis le souhait que le Musée puisse parler des sujets qu’il n’évoquait pas ou très peu, notamment de notre histoire coloniale et de celle des indépendances. C’est dans cette voie-là que le Musée va s’engager en s’appuyant sur des comités scientifiques ouverts à des historiens issus des anciens pays colonisés. Le musée ambitionne ainsi de parler de l’histoire militaire de la France, mais en adoptant un point de vue décentré et non ethnocentré. Il s’agit pour nous d’être le musée d’histoire mondiale de la France à travers ses armées.υ propos receuillis par pierre jacquemain 

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31.07.2025 à 07:00

Le nouvel âge du féminisme

Marion Rousset

Il aura fallu beaucoup de temps pour que le vieillissement des femmes et les discriminations qui l’accompagnent soient inscrits à l’agenda féministe. Mais le moment de lier sexisme et âgisme semble venu.
Texte intégral (3278 mots)

Il aura fallu beaucoup de temps pour que le vieillissement des femmes et les discriminations qui l’accompagnent soient inscrits à l’agenda féministe. Mais le moment de lier sexisme et âgisme semble venu.

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Cet article est extrait du n°54 de la revue Regards, publié au premier semestre 2021 et toujours disponible dans notre boutique !
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Le dimanche après-midi, la journaliste et productrice Laure Adler nage dans le couloir réservé à la brasse de la piscine municipale de son quartier. Dans le bassin, elle remarque un jour une femme de son âge qui double tranquillement un trentenaire. « Pour être aussi gracieuse dans ses mouvements, je me dis qu’elle doit être une ancienne championne. Le jeune type lui bloque le passage au beau milieu de la piscine pour la contraindre à ralentir. Elle prend son inspiration et lui passe dessous puis continue. Il la bloque à l’autre extrémité, enlève ses lunettes, lui crache à la figure en criant : ‘Va te faire baiser, vieille salope, au lieu de nous emmerder à nous faire croire que tu vaux mieux que nous !’ La dame monte à l’échelle sans dire un mot, prend ses tongs et disparaît », relate-t-elle dans son « carnet de voyage au pays de la vieillesse », La Voyageuse de nuit.

L’invisibilité de la femme de cinquante ans

Au fond, rien n’a changé depuis les années 1970. Le bilan s’est même aggravé. À soixante-dix ans, Laure Adler a un certain âge, pas encore un âge certain. Mais dans le regard des autres, son sort est scellé depuis longtemps. « Arrêtons d’accepter d’être traités – et quelquefois dès l’âge de cinquante ans – comme des non-sujets, comme ces denrées périmées que les employés des supermarchés viennent, à la nuit tombée, jeter dans la benne à ordures », clame-t-elle. « Il y a pire qu’un vieux sans signe distinctif. C’est une vieille. Il y a pire qu’une vieille. C’est un vieux pauvre. Il y a pire qu’un vieux pauvre : c’est une vieille pauvre », affirme encore l’autrice. Souvenons-nous du tollé suscité par le chroniqueur de télé Yann Moix, qui s’était répandu dans Marie Claire : « Aimer une femme de cinquante ans ? Ça, ce n’est pas possible. Je trouve ça trop vieux. (…) Elles sont invisibles. Je préfère le corps des femmes jeunes, c’est tout. Point. Je ne vais pas vous mentir. Un corps de femme de vingt-cinq ans, c’est extraordinaire. Le corps de femme de cinquante ans n’est pas extraordinaire du tout. »

De fait, la révolte monte, portée par des femmes. Dans Le Cœur synthétique, l’écrivaine Chloé Delaume décortique avec humour le cas d’Adélaïde, attachée de presse dans l’édition. À quarante-six ans, elle a toujours « enchaîné », croit que ça va continuer mais, après un divorce qu’elle a suscité, elle se découvre soudain périmée sur le marché de l’amour. On la retrouve dans un club chic, pathétique, à enchaîner les gin tonics. « Elle repère un quadra, il a de la bedaine, elle pense avoir ses chances, elle est plus jolie que lui. Elle s’approche et se pose dans son champ de vision. Il ne se passe rien, son regard la transperce. Adélaïde découvre l’invisibilité de la femme de cinquante ans, avec un peu d’avance. À cet instant précis, elle se sent déjà morte », écrit Chloé Delaume.

« En sortant du groupe des femmes potentiellement procréatrices, c’est-à-dire aussi du groupe des femmes désirantes, les quinquagénaires passent de l’autre côté. »

Camille Froidevaux-Metterie, philosophe

La question du vieillissement des femmes a émergé très récemment dans l’espace public, portée par diverses productions culturelles : sur les planches, avec la pièce de théâtre Ménopause. La comédie qui bouscule les règles, jouée à la Madeleine puis à la Gaîté Montparnasse ; sur les ondes avec le podcast d’Arte Radio créé par Charlotte Bienaimé, « Vieille, et alors ? » ; en librairie avec l’essai de la sociologue Cécile Charlap, La Fabrique de la ménopause. « Le mot et les expériences qui l’entourent s’affichent et se disent. Jusqu’ici, la ménopause n’était traitée que sous l’angle médical, par des professionnels de santé qui avaient toute la légitimité pour l’évoquer. L’émergence de cette thématique participe d’une nouvelle vague féministe qui englobe les questions de génitalité, de clitoris, de menstruation, d’endométriose, de violences gynécologiques et obstétricales », estime l’autrice.

« Nous sortons d’un long déni », ajoute la philosophe Camille Froidevaux-Metterie, qui a publié Seins. En quête d’une libération (éd. Anamosa, 2020). « En 2017, le livre à succès Les Joies d’en bas. Tout sur le sexe féminin affirmait tout expliquer, les pertes blanches, les règles, la grossesse, le plaisir, mais ne consacrait aucun chapitre à la ménopause, balayée en une phrase sur une éventuelle sécheresse vaginale liée à ce phénomène, une image relayée elle avec constance ! », poursuit-elle.

Un impensé du féminisme

Qu’a donc fait le féminisme, durant toutes ces années, pour lutter contre le sort fait à celles qu’on traite parfois de « vieilles peaux » ? Pourquoi le slogan des années 1960, « Mon corps m’appartient », est-il resté inopérant face aux rides et aux cheveux blancs ? Comment expliquer que les mouvements pour l’émancipation des femmes n’aient pas essayé plus tôt de contrecarrer les stéréotypes et les inégalités attachés aux effets de l’âge qui, conjugués au féminin, s’apparente à une double peine ?

« Le vieillissement féminin est, au contraire du vieillissement masculin, considéré comme pathologique, synonyme de disqualification et d’exclusion. »

Cécile Charlap, sociologue

Première peine, les femmes deviennent invisibles, voire indésirables dès lors qu’elles ne sont plus fécondes. « Le tournant de la ménopause marque l’entrée dans le temps du vieillissement. En sortant du groupe des femmes potentiellement procréatrices, c’est-à-dire aussi du groupe des femmes désirantes, les quinquagénaires passent de l’autre côté, alors que rien ne signifie aux hommes qu’ils sont en train de vieillir. Ils peuvent donc vivre dans le fantasme d’une jeunesse perpétuelle, encouragé en cela par la trouvaille bienvenue du Viagra », indique la philosophe Camille Froidevaux-Metterie. « Le vieillissement masculin est vu du côté de la maturité, de la prise d’expérience. Jusqu’à la fin, on a trouvé Sean Connery beau, viril, sexy alors qu’il avait près de quatre-vingt-dix ans. Le vieillissement féminin est au contraire considéré comme pathologique, synonyme de disqualification et d’exclusion », abonde Cécile Charlap.

Seconde peine, leurs conditions de vie sont moins favorables que celles des hommes, si bien qu’au stigmate de la femme périmée s’ajoutent des inégalités économiques et sociales. « Ce pays est vieillissant, et la mortalité différentielle donne aux femmes une espérance de vie plus élevée que celle des hommes. Les femmes âgées sont plus nombreuses, plus pauvres aussi et plus solitaires que les hommes », rappelait la sociologue Rose-Marie Lagrave en 2009, dans la revue Mouvements.

« Cette heure de vérité sociale sexuée est paradoxalement passée sous silence par les groupes féministes qui laissent ‘le grand âge’, comme on dit, au traitement des politiques sociales et familiales. »

Rose-Marie Lagrave, sociologue

Et pourtant, on ne peut que le constater : si le droit à l’avortement et à la contraception ainsi que l’égalité professionnelle sont des causes historiques du féminisme, le vieillissement – lieu d’observation privilégié des normes de genre et de sexualité – est longtemps resté un angle mort des combats d’émancipation. Au point que Rose-Marie Lagrave y voyait à l’époque un « impensé du féminisme ». Pour rappel, « les engagements féministes ont marginalement concerné la vieillesse, qui n’a fait l’objet d’aucune lutte ou pratique spécifiques collective d’envergure », de sorte que « cette heure de vérité sociale sexuée est paradoxalement passée sous silence par les groupes féministes qui laissent ‘le grand âge’, comme on dit, au traitement des politiques sociales et familiales », déplorait la chercheuse. Ce silence lui apparaissait d’autant plus paradoxal que sa génération, celle des militantes du Mouvement de libération des femmes (MLF), atteignait justement « les lisières de la vieillesse ».

La force du stigmate

Il faut bien reconnaître que le MLF ne s’est guère préoccupé de mettre en relation sexisme et âgisme. « L’approche féministe de l’âge et du vieillissement demeure marginale au cours des années 1970. Les revendications se focalisent sur le contrôle de la fécondité, sur le travail, sur la liberté de mouvement ou sur celle de vivre sa sexualité », relève la sociologue Juliette Rennes. Ce qui ne veut pas dire que cette thématique est totalement absente du paysage foisonnant de l’époque. Peu après qu’aux États-Unis, en pleine guerre du Vietnam, une poignée de retraitées eurent fondé Les Panthères grises pour défendre les femmes âgées, quelques initiatives voyaient le jour en France. Entre 1975 et 1979, paraît Mathusalem, « le journal qui n’a pas peur des vieux », qui consacre deux numéros aux vieilles autour des questions de beauté, de ménopause, d’inégalités face aux retraites… Signalons aussi – au milieu d’autres mouvements revendiquant une identité commune tels que Les Gouines rouges, Les Mères célibataires et Les Femmes mariées – la création du groupe Les Mûres ont la parole, fondé par Arlette Moch-David, qui se réunissait pour échanger entre femmes de plus de cinquante ans. Sans oublier La Vieillesse de Simone de Beauvoir, icône féministe qui se plaisait en compagnie de la jeunesse et a prêté son nom comme son image aux combats du MLF.

Quelques années plus tôt, dans La Force des choses, De Beauvoir observait sur elle ce phénomène. « Souvent je m’arrête, éberluée, devant cette chose incroyable qui me sert de visage. (…) Rien ne va plus. Je déteste mon image : au-dessus des yeux, la casquette, les poches en dessous, la face trop pleine, et cet air de tristesse autour de la bouche que donnent les rides. Peut-être les gens voient-ils simplement une quinquagénaire qui n’est ni bien ni mal, qui a l’âge qu’elle a. Mais moi, je vois mon ancienne tête où une vérole s’est mise dont je ne guérirai pas », proteste-t-elle. Ce sentiment de dépersonnalisation, passé le cap de la cinquantaine, Beauvoir l’aura très bien décrit. Mais son discours trahit aussi la force du stigmate : être une femme, philosophe, ne l’a pas prémunie contre la haine de soi. « Ce rapport de dégoût qu’elle entretient avec sa propre avancée en âge était une forme d’incorporation de cette disqualification. À la fin de La Force des choses, elle évoque le fait qu’elle ‘déteste’ l’image d’elle-même vieillissante que lui renvoie son miroir », observe Juliette Rennes, qui note également : « Elle évoque aussi toute une série de renoncements qu’elle pense fatalement et naturellement liés à la vieillesse. C’était une forme de préjugé sur la vieillesse qu’elle n’avait pas tout à fait déconstruit. »

La conclusion triste à mourir de cet ouvrage publié en 1963, alors qu’elle n’a que cinquante-cinq ans, en dit long sur l’exclusion des femmes vieillissantes : « Oui le moment est arrivé de dire jamais plus ! Ce n’est pas moi qui me détache de mes anciens bonheurs, ce sont eux qui se détachent de moi : les chemins de montagne se refusent à mes pieds. Jamais plus je ne m’écroulerai, grisée de fatigue, dans l’odeur du foin : jamais plus je ne glisserai solitaire sur la neige des matins. Jamais plus un homme », confesse Simone de Beauvoir. En 1970, dans La Vieillesse, elle se rebellera contre cette condition de paria et appellera à « briser la conspiration du silence ». Pour Juliette Rennes, « en s’engageant avec passion dix ans plus tard aux côtés du mouvement féministe, elle a en partie contredit son discours pessimiste sur son propre vieillissement ».

Politiser le vieillissement

Il faut cependant attendre les années 2000, en France, pour que la question de la relation entre le sexisme et l’âgisme commence à prendre dans le débat public. On le doit à deux personnalités qui ont politisé le vieillissement des femmes : Thérèse Clerc et Benoîte Groult. La première a porté à bout de bras le projet des Babayagas, à Montreuil, une maison de retraite alternative qu’elle a voulue non-mixte et autogérée. Outre sa volonté d’accueillir une université populaire où l’on parle du vieillissement des migrantes et de la sexualité des personnes âgées, Thérèse Clerc a participé à une chorégraphie intitulée « Vieilles peaux ». Avec des élèves en arts appliqués du lycée Eugénie-Cotton de Montreuil, elle a organisé un défilé de mode dont les modèles étaient des femmes de plus de quatre-vingts ans, et elle imaginait un « festival de Cannes » où seraient présentés les meilleurs films sur la vieillesse.

Benoîte Groult, quant à elle engagée dans le mouvement pour le droit de mourir dans la dignité, a participé au documentaire d’Anne Lenfant, Une chambre à elle : entretiens avec Benoîte Groult (2005), dans lequel elle évoque comment elle s’est vue vieillir dans le regard des autres alors qu’elle se sentait « égale à elle-même ». « Grâce à sa notoriété, Benoîte Groult a contribué à ouvrir une brèche à ces questions à partir de sa propre expérience, celle d’une femme qui subit de plein fouet sa disqualification sociale dans un milieu de la bourgeoisie politique, intellectuelle et médiatique où beaucoup d’hommes de son âge étaient avec des femmes plus jeunes », souligne Juliette Rennes. En règle générale, les quelques figures féministes qui ont politisé le vieillissement l’ont fait à partir de leur propre expérience, dans des récits à la première personne.

 « Beaucoup de mouvements révolutionnaires se constituent autour de clivages générationnels et, du même coup, assimilent jeunesse et transformation sociale, vieillesse et conservatisme. Parfois cela conduit les militants à nier l’héritage des générations antérieures, et à rejeter les militants plus âgés. »

Juliette Rennes, sociologue

Il n’empêche que nombre de militantes des années 1970 n’en ont pas fait leur cheval de bataille. « Cette génération qui n’a cessé de clamer ‘Mon corps m’appartient’, se tait étrangement lorsque ce même corps donne des signes de décrépitude et de départ », s’étonne Rose-Marie Lagrave. C’est complètement assumé chez Marie-Jo Bonnet, qui a participé au MLF ainsi qu’à la fondation des Gouines rouges : le vieillissement, elle n’en a cure. Cette historienne qui publie aujourd’hui La Maternité symbolique ne se sent pas très concernée : « J’ai soixante et onze ans et je ne me considère pas du tout comme vieille, je continue d’écrire, d’avoir des engagements. Tout dépend de la vie qu’on mène. Il ne faut pas se laisser enfermer dans le regard social, autrement c’est cuit ! On nous casse les pieds avec l’histoire des vieux et du Covid, on nous emprisonne dans l’âge. C’est très scandaleux, comme si on voulait nous voir dégager le terrain », clame-t-elle. Ce désintérêt tient peut-être à l’obsession féministe de dé-biologiser le corps pour le penser comme construction sociale. « Or la vieillesse est un temps où le biologique se rappelle cruellement au corps et à la pensée », avance Rose-Marie Lagrave.

Le tournant génital du féminisme

« Pour les féministes des années 1970, le corps des femmes était le socle de la domination masculine, il s’agissait de s’affranchir de ce carcan corporel. Les thématiques qui y étaient associées – maternité, sexualité, apparence – ont été assimilées à des vecteurs de perpétuation de la soumission des femmes. Elles ont été de ce fait déconsidérées », explique Camille Froidevaux-Metterie, qui voit dans l’intérêt actuel pour la ménopause l’ultime expression du tournant génital du féminisme – après avoir fait entrer dans le débat les règles, les violences gynécologiques et obstétricales, le clitoris et l’endométriose.

Mais si cette question a eu du mal à pénétrer l’agenda féministe, c’est aussi parce que le MLF était un mouvement de jeunes. « Beaucoup de mouvements révolutionnaires se constituent autour de clivages générationnels et, du même coup, assimilent jeunesse et transformation sociale, vieillesse et conservatisme. Parfois cela conduit les militants à nier l’héritage des générations antérieures, et à rejeter les militants plus âgés », affirme Juliette Rennes. « Des féministes qui avaient cinquante ans dans les années 1970 ont vécu de telles expériences de rejet. Les revendications du MLF étaient en outre très centrées sur une représentation implicite de femmes qui étaient en âge de procréer : avortement, contraception, partage des soins aux enfants, entrée dans la carrière… », précise-t-elle.

Force est de constater que cette coupure générationnelle n’est pas très féconde. « Longtemps, les femmes ont pu compter sur d’autres femmes, plus âgées, qui transmettaient leur savoir lié au corps… Cette chaîne s’est rompue avec l’individualisation de nos existences, mais aussi par la délégitimation des quinquagénaires comme figures connaissantes et puissantes, ce y compris dans le champ féministe », déplore Camille Froidevaux-Metterie. Avis aux jeunes sorcières : les vieilles ont plein de sortilèges à transmettre pour combattre la domination.  

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28.07.2025 à 09:59

Les vertiges de la puissance

Roger Martelli

Dans un monde interdépendant, ni le désir de puissance ni le repli sur soi ne peuvent réguler des équilibres internationaux de plus en plus fragiles. Seule une gestion partagée peut conjurer la menace de guerres nouvelles.
Texte intégral (1948 mots)

Dans un monde interdépendant, ni le désir de puissance ni le repli sur soi ne peuvent réguler des équilibres internationaux de plus en plus fragiles. Seule une gestion partagée peut conjurer la menace de guerres nouvelles.

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Cet article est extrait du n°54 de la revue Regards, publié au premier semestre 2021 et toujours disponible dans notre boutique !
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Officiellement, le système international repose sur « l’égalité souveraine » des États ; mais les entités qui le composent ne sont pas d’égale puissance et n’ont donc pas la même capacité à faire valoir leur souveraineté. Certains territoires possèdent ainsi des facteurs de puissance si importants et s’exerçant dans tant de domaines qu’ils disposent de ce que l’on appelle parfois la puissance « structurelle ». Ils bénéficient alors d’une autorité transnationale qui se rapproche de celle qu’exercent les États sur leur territoire propre (les Romains employaient le terme imperium pour désigner cette autorité légitime supérieure).

Les États étant tenus pour souverains, les relations entre eux furent fondées au départ sur le rapport des forces qu’ils maîtrisaient et sur leur bon vouloir, sanctionné par des accords interétatiques. Entre le XVIIe et le XXe siècles, ce bon vouloir déboucha même sur une sorte de régulation consensuelle de la violence. Les historiens ont pris l’habitude de la désigner comme l’équilibre « westphalien », du nom d’une série de traités qui, signés en Westphalie en 1648, mirent fin à la longue guerre européenne de Trente Ans. « L’anarchie », qui semblait depuis toujours être le lot d’une sphère internationale où ne s’imposait aucune autorité légitime équivalente à l’État, n’était pas annihilée mais partiellement domestiquée par le jeu combiné des militaires et des diplomates professionnalisés.

La mondialisation ne fut pas heureuse, mais capitaliste, financière et inégalitaire. Le triomphe de l’option néolibérale démantela les structures de régulation et déchira les sociétés.

Or les tensions des impérialismes, dans le dernier tiers du XIXe siècle, puis le traumatisme des deux guerres mondiales montrèrent les limites de cette méthode. On se mit alors à penser que la souveraineté des États, sans être remise en question, pouvait être bornée d’un commun accord par la régulation assumée d’un droit international doté d’instruments pour faire valoir son autorité. Avec le temps, des organes internationaux se sont multipliés, qui sont venus s’ajouter aux États. Mais le bornage construit par le droit international étant lui-même limité – comment empêcher concrètement un État de ne pas outrepasser à son avantage les règles de droit ? –, on eut recours à des médiations pragmatiques, dont la plus importante se fixa sur le face-à-face de deux « superpuissances », États-Unis et Union soviétique, au temps de la guerre froide. Que ces deux superpuissances aient été très inégales de fait n’empêchait pas qu’elles avaient la capacité de s’imposer sur des espaces suffisamment étendus pour éviter un conflit généralisé, surplombé par la possibilité de destructions nucléaires massives frappant les deux « camps ».

« Nouvel ordre », nouvel état de guerre

La fin de la guerre froide, avec le démantèlement du système soviétique européen, a ouvert une nouvelle phase. En principe, elle devait être la conjonction heureuse d’une « mondialisation » économique et d’un « nouvel ordre international », placé sous l’égide des Nations unies et garanti par la seule hyperpuissance maintenue, les États-Unis d’Amérique. Très vite, les plus optimistes durent déchanter. La mondialisation ne fut pas heureuse, mais capitaliste, financière et inégalitaire. Le triomphe de l’option néolibérale démantela les structures de régulation et déchira les sociétés. Les logiques technocratiques de la « gouvernance » contribuèrent fortement à délégitimer la démocratie représentative traditionnelle. Enfin, la concurrence élargie et l’arrivée sur la scène mondiale des « émergents », à commencer par l’immense Chine, ont perturbé la domination d’États-Unis à la recherche de nouveaux modèles.

L’incertitude générale nous place plutôt dans la situation de 1914, quand l’illusion que le bon sens finirait par l’emporter devant le risque d’apocalypse fut balayée par le vertige de puissance de quelques-uns

On aurait pu penser que cette situation d’extrême instabilité allait renforcer le rôle des instances supranationales de régulation. Ce fut le contraire qui s’imposa. Le « nouvel ordre » laissa la place à un nouvel « état de guerre », placé très vite sous la bannière du « choc des civilisations ». « L’angélisme » supposé des constructions mondialistes ou continentales dut s’effacer devant la realpolitik et la prise en compte des équilibres « géopolitiques ». Tout État voulant participer aux équilibres du monde devait se doter de la puissance adéquate. Les institutions supranationales, et en premier lieu l’ONU et ses agences, furent mises volontairement sur le bord du chemin, et tout particulièrement celles qui se préoccupaient par fondation du « développement humain ». Les États-Unis ouvrirent largement la voie en s’éloignant de ces organisations et en tarissant leurs sources de financement. La course à la puissance et le heurt qu’elle implique entre puissances « anciennes » et « émergentes », « grandes » et « moyennes » sont redevenus les facteurs cyniquement énoncés des relations internationales.

La pente du nationalisme

Dans de nombreux États, les dérèglements de la vie démocratique ont poussé les populations vers les formes inédites d’une démocratie curieusement désignée comme « illibérale », une manière polie de décrire l’inflexion politique vers les droites extrêmes. Tout naturellement, cette droite illibérale s’est appuyée sur les ressorts du nationalisme et sur les fantasmes de la peur de « perdre son identité ». Les grands États et les puissances installées se sont tous abandonnés à cette pente, sous des formes à la fois différentes et convergentes. L’Europe de l’Est des Viktor Orban ou Andrzej Duda, le Brésil de Jair Bolsonaro, l’Amérique de Donald Trump, le Royaume-Uni de Boris Johnson ont affirmé leur désir de faire passer l’intérêt supposé de leur pays avant l’équilibre de la planète. Là encore, les États-Unis ont donné le ton : « America first » fut le grand slogan de campagne de Trump en 2016.

Ce n’est pas la juxtaposition des puissances, mais la politisation concertée des enjeux planétaires qui est la voie d’une maîtrise durable.

Il ne suffit pas de brocarder ce slogan et de stigmatiser son égoïsme. Il révèle une cohérence qui n’a rien d’absurde. De même que le dogme de la concurrence postule que l’inégalité est un facteur de croissance qui à terme « ruisselle » sur la société tout entière, de même la realpolitik présuppose que la juxtaposition des intérêts particuliers des peuples sert de stimulant régulateur pour l’ensemble de la planète. Qu’il y ait des gagnants et des perdants n’empêcherait pas que la richesse accumulée finisse par profiter à un nombre grandissant d’individus. Le problème est que cette manière traditionnelle de voir ne correspond plus à l’état réel de notre monde. D’une part, le fossé croissant creusé par les inégalités avive à ce point les ressentiments qu’il crée une incertitude générale dont rien ne dit qu’elle pourra être maîtrisée in extremis, comme le furent les grandes crises de la guerre froide. Au fond, elle nous place plutôt dans la situation de 1914, quand l’illusion que le bon sens finirait par l’emporter devant le risque d’apocalypse fut balayée par le vertige de puissance de quelques-uns. D’autre part, nous ne pouvons plus sous-estimer le fait que l’évolution historique a poussé au plus haut point le processus d’interdépendance qui est consubstantiel à l’hominisation elle-même.

Les contours d’un destin commun

La globalité des processus climatiques, économiques et culturels trace désormais les contours d’un destin commun, qui ne relève ni de la bonne volonté des États pris séparément, ni de quelque « empire », ni même des illusions néolibérales de la « bonne gouvernance ». De même que le destin de chaque territoire relève de l’implication croissante des individus qui les peuplent, de même la gestion de notre patrimoine planétaire commun suppose l’intervention élargie des peuples et des individus. En cela, ce n’est pas la juxtaposition des puissances, mais la politisation concertée des enjeux planétaires qui est la voie d’une maîtrise durable.

Tout État qui pense qu’il lui suffit, dans ce monde déchiré, de tirer son épingle du jeu en usant comme il l’entend de ses ressources fait un pari risqué. Le repli sur soi n’est pas plus opératoire que la constitution classique du club des puissants. Penser qu’il faut s’efforcer de contenir la Chine n’est pas plus réaliste que penser pouvoir écarter le concurrent allemand, comme l’espérèrent les Britanniques et les Français au début du XXe siècle. Or on sait sur quoi déboucha cette stratégie défensive. La métaphore de l’état de guerre porte vers une conception belliqueuse de la puissance, valorisant bombages de torse et mâles discours. Si nous nous y enfermons, additionnant les contraintes des « guerres » inéluctables – économiques, technologiques, informationnelles –, nous pourrions bien nous trouver emportés dans le maelstrom d’une guerre tout court.

Sans doute est-il encore temps de faire volte-face. Tout État a le droit de vivre dans le respect de la souveraineté que lui reconnaît le droit international. Il a le droit d’aspirer aux ressources qui lui garantissent l’exercice de cette souveraineté. Mais tout repli sur soi ou, au contraire, tout désir « d’empire » contredit de façon absolue la gestion partagée du patrimoine commun de l’humanité. Par voie de conséquence, elle contrevient aux intérêts réels de chaque territoire particulier et donc à ceux de l’État-nation.

On peut aspirer, non pas à la puissance érigée en absolu, non pas à l’empire, mais à l’influence. Elle ne devrait se construire que sur la capacité à agir sur les grandes questions qui conditionnent le destin planétaire commun. En décidant, contrairement à Donald Trump, de signer les accords sur le climat, Joe Biden fait un pas dans cette direction. En s’attachant à réduire drastiquement et dans les plus brefs délais son bilan carbone, la Chine en fait de même. Que les deux se concertent pour mettre en œuvre les décisions prises en ce sens serait un pas plus décisif encore. Mais cela suppose de laisser derrière soi l’état de guerre et la fascination de la puissance. 

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25.07.2025 à 09:46

Le féministe peut-il l’emporter sur le masculin ?

Marion Rousset

Après des décennies de combats féministes, l’heure est venue pour les hommes de s’interroger sur eux-mêmes. Au cœur de la vague #MeToo, de nouvelles masculinités cherchent à se dégager de la matrice patriarcale.
Texte intégral (3050 mots)

Après des décennies de combats féministes, l’heure est venue pour les hommes de s’interroger sur eux-mêmes. Au cœur de la vague #MeToo, de nouvelles masculinités cherchent à se dégager de la matrice patriarcale.

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Cet article est extrait du n°52 de la revue Regards, publié au premier semestre 2020 et toujours disponible dans notre boutique !
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« Qu’est-ce que c’est qu’être un homme ? » Le regard pensif tourné vers le lointain, des points de suspension dans la voix, un petit rire ponctué d’un long silence. Le gaillard aux cheveux poivre et sel a l’air perplexe. Pour nourrir son documentaire sur « les mâles du siècle », Laurent Metterie a posé sa caméra sur un type entre deux âges, un jeune adulte propre sur lui, un presque adolescent, un monsieur bien mis dans un appartement bourgeois, un militant féministe…

À l’origine de ce projet, il y a une scène dans un café à laquelle Laurent Metterie a assisté : un homme au comptoir jette un œil concupiscent au décolleté de la serveuse et s’exclame « Oh les beaux lolos ! On veut du lolo ! » Et la question de sa compagne, la philosophe féministe Camille Froideveaux-Metterie, qui l’observe consternée : « T’as rien dit ? » Eh bien non, justement, il n’a rien dit. Alors avec elle, il a décidé de donner la parole aux hommes.

Embrasser le féminisme

Les témoignages qu’ils ont commencé à recueillir racontent des doutes qui se disent à demi-mot, y compris chez celui qui craint de ne plus pouvoir draguer : « Je suis d’accord qu’on ne harcèle pas une femme, qu’on la fasse pas chier, qu’on n’aille pas lui taper sur les fesses, qu’on se frotte pas contre elle… Tout ce qu’on veut ! Qu’on n’ait pas des mots sexistes non plus, admet celui-ci. Mais faire un petit compliment, un petit clin d’œil, une fois en passant de temps en temps, c’est sympa. Certaines femmes le font aussi. On devient trop puritain, c’est bon on n’est pas des Américains non plus. »

Un autre questionne les limites entre drague et harcèlement : « Je pense que là où tu harcèles quelqu’un, c’est quand tu sens que la personne est mal à l’aise, et qu’elle te le dit et donc la question qu’il faut se poser c’est : est-ce que j’ai déjà mis mal à l’aise quelqu’un ? » Un congénère à la chemise rose ouvre les yeux sur lui-même : « Je me suis toujours considéré, dans la parole en tout cas, comme quelqu’un qui pouvait être violent. Parce que je viens d’une culture du Sud qui parle fort et j’ai vu que cette culture de la parole forte pouvait blesser. Donc oui, ça m’a remis en question », admet-il. « Le féminisme ne doit pas évoluer avec l’arrivée des hommes, ce sont les hommes qui doivent se transformer pour réussir à embrasser le féminisme », souligne un manifestant filmé dans la marche #NousToutes. En résumé, « les hommes doivent faire leur travail ».

« Pour la première fois dans l’histoire, les hommes ne peuvent plus faire comme si le féminisme était une histoire de bonnes femmes. »

Camille Froideveaux-Metterie, philosophe

Alors que la conscience du caractère endémique des violences psychologiques, physiques et sexuelles révélé par la vague #MeToo est venue fissurer l’ancestral patriarcat, les regards se tournent aujourd’hui vers la masculinité. Attaquée en plein cœur, comment celle-ci peut-elle se défaire de ses comportements toxiques ? Se réinventer sans que cela renforce une domination ébranlée ? Prendre part, à son niveau, aux combats féministes sans usurper la place des femmes ni parler à leur place ? Des hommes s’éveillent doucement à ces questions brûlantes qui les obligent à quitter leur zone de confort.

Les masculinités au scalpel

Depuis l’affaire Weinstein jusqu’aux récentes accusations portées par Adèle Haenel contre le réalisateur Christophe Ruggia, il devient difficile de se taire. Certains brisent le silence. Ou se désolidarisent. Ici, c’est la Société des réalisateurs de films (SRF), en votant l’exclusion de Christophe Ruggia, qui affirme « son soutien total, son admiration et sa reconnaissance à l’actrice ». Là, ce sont des journaux qui licencient des salariés impliqués dans La Ligue du LOL, groupe Facebook dont certains membres ont été accusés de harcèlement à caractère sexiste et homophobe. C’est aussi une émission sur France Inter qui se demande, à la veille de la mobilisation nationale contre les violences sexistes et sexuelles, « comment inclure les hommes à ce combat sans pour autant confisquer le débat ». Ou sur France Culture, un journaliste auteur d’une série documentaire sur « Des hommes violents » qui reconnaît qu’au début, en lisant sur Twitter les témoignages de femmes victimes de violences, il ne se sentait « pas concerné ». Avant de demander à sa mère au téléphone : « Est-ce que toi aussi, tu pourrais dire #MeToo ? ».

Relevons également une étude de l’Ifop pour le magazine Elle, publiée en novembre, qui interroge les hommes deux ans après #MeToo, le livre de l’historien Ivan Jablonka, Des Hommes justes. Du patriarcat aux nouvelles masculinités, qui a fait un gigantesque buzz dans les médias à la rentrée de septembre, et bien sûr le podcast de Victoire Tuaillon, « Les Couilles sur la table », qui passe au scalpel les masculinités contemporaines, « parce qu’on ne naît pas homme, on le devient ». Sans oublier les cinquante hommes regroupés sous le mot d’ordre « Féministons-nous » qui ont publié une tribune dans le journal Libération en soutien à NousToutes. « Nous sommes convaincus que les mécanismes de domination dont nous, les hommes, sommes les acteurs, perdureront tant que nous ne changerons pas nos comportements et n’interrogerons pas la construction des masculinités et leur toxicité », affirment les signataires de ce collectif « sur les privilèges masculins et de responsabilité des hommes aux enjeux féministes », dont l’arc va du nouveau secrétaire national EELV Julien Bayou à l’ancien joueur de football Vikash Dhorasoo.

État de choc

Sans trop s’avancer, la somme de ces symptômes laisse entrevoir la possibilité d’un tournant masculin du féminisme. « Pour la première fois dans l’histoire, les hommes ne peuvent plus faire comme si le féminisme était une histoire de bonnes femmes. Parmi les nouveaux combats, nombreux sont ceux qui portent sur des questions intimes et sexuelles qui les concernent au premier chef. Ils n’ont donc plus d’autre choix que de se positionner », veut croire Camille Froideveaux-Metterie. « Il y a quelque chose qui s’effrite dans le réflexe de solidarité des hommes entre eux. Lors de la sortie du film de Polanski, Jean Dujardin a annulé des rendez-vous avec la presse pour ne pas avoir à être interrogé. Cette reculade constitue un retournement par rapport à l’époque de l’affaire Strauss-Kahn », estime le géographe Yves Raibaud, auteur d’un ouvrage intitulé La Ville faite par et pour les hommes. « Ça peut vouloir dire que certaines choses ne sont plus dicibles, mais on n’en est pas au stade d’un mouvement qui s’affirme », conclut-il.

« L’idée qu’on puisse déviriliser les garçons suscite une panique morale. Il y a la peur de faire des hommes des homos et que toute la société aujourd’hui fondée sur le patriarcat s’écroule. »

Sylvie Ayral, sociologue

La sociologue Sylvie Ayral, autrice de La Fabrique des garçons, se souvient quant à elle de l’état de choc lorsque l’affaire Weinstein a explosé. « Même les hommes de ma famille qui ne sont pas de gros machos ont eu la gueule de bois. L’ampleur des chiffres et des révélations a provoqué une forme de sidération. Auparavant, beaucoup d’hommes avaient tendance à penser que le problème était chez les autres. Dans certains groupes ethniques, dans certaines catégories sociales, chez le voisin… Là, ils ont découvert que le ver était à l’intérieur du fruit. Certains ont pris conscience de leur propre construction, même si c’est encore balbutiant. »

L’heure serait-elle enfin venue de se pencher sur la construction de l’identité des garçons ? Longtemps, les albums féministes pour la jeunesse ne se sont adressés qu’aux fillettes. L’édition prenait plaisir à tordre le cou au cliché de la princesse grâce à des titres comme Histoires du soir pour filles rebelles, Même les princesses pètent, La Révolte des cocottes, La Dictature des petites couettes, Super fonceuse, Marre du rose… Jusqu’à ce que des autrices comme Delphine Beauvois et Stéphanie Richard publient On n’est pas des super-héros après On n’est pas des poupées (éd. La Ville brûle) ou J’aime pas le foot à côté de J’aime pas la danse (éd. Talents hauts).

Le mal à la racine

Du côté de l’Éducation nationale, c’est la même chanson. Pendant plus de trente ans, l’institution a diffusé des conventions et des chartes pour l’égalité qui ciblaient quasi exclusivement le public féminin. Leur but : hisser les filles au niveau des garçons, sans jamais interroger la construction de la virilité. Phénomène tellement puissant dans notre société qu’il continue d’empêcher les hommes d’investir les métiers dévalorisés du soin et de l’attention aux autres.

« Dire d’une fille qu’elle est un garçon manqué peut être une marque de considération. L’inverse n’est pas vrai. L’idée qu’on puisse déviriliser les garçons suscite une panique morale. Il y a la peur de faire des hommes des homos et que toute la société aujourd’hui fondée sur le patriarcat s’écroule », souligne Sylvie Ayral. Elle-même en a fait les frais : « Dès qu’on s’attaque à déconstruire la construction de la domination, on se heurte à des résistances. En 2012, on m’avait demandé d’aller donner une conférence dans un IUFM, conférence annulée deux jours avant avec pour toute précision que le directeur ne voulait pas de ces sujets trop problématiques », explique celle qui a reçu le prix Le Monde de la recherche universitaire pour La Fabrique des garçons. Pourtant, insiste Sylvie Ayral, « on ne pourra pas émanciper la moitié de la population sans l’autre moitié ». Batailler pour l’égalité des sexes et des sexualités implique de s’attaquer à la racine du mal : cette construction de l’identité masculine qui place en position dominée les filles… ainsi que les garçons qui ne se conforment pas au modèle de virilité attendu.

« Il faudrait transformer la subjectivité masculine afin qu’elle intègre pleinement l’existence des femmes et leur vécu opprimé, ce qui implique pour les hommes une remise en cause personnelle et une rupture avec leur groupe social et avec la masculinité. »

Léo Thiers-Vidal, sociologue

C’est le chemin ambitieux qu’emprunte l’historien Ivan Jablonka, qui propose, dans Des Hommes Justes, de redessiner des masculinités non toxiques, compatibles avec les droits des femmes. Pour lui, être un homme féministe, ce n’est pas seulement accompagner les femmes dans leur quête d’émancipation, et encore moins se vanter d’aider sa femme en allant chercher les enfants à la sortie de l’école, mais changer en profondeur. « Tout militantisme doit commencer par un examen de conscience. Ce travail sur soi concerne d’abord ceux qui détiennent le pouvoir : hommes politiques, hauts fonctionnaires, dirigeants d’entreprise, cadres, publicitaires, urbanistes, policiers, juges, médecins, journalistes, enseignants, chercheurs. Tous doivent s’interroger sur la masculinité en général, et sur la leur en particulier », plaide-t-il. Pour ainsi mettre au jour les situations où ils tirent profit de leur statut d’homme, même sans le vouloir. Car la domination peut parfois se nicher dans les endroits les plus inattendus.

Subvertir l’ordre du genre

Lorsque nous l’avons rencontré, Ivan Jablonka a reconnu la perversité d’un système qui explique jusqu’au succès de son livre, comparé au confidentiel Pourquoi le patriarcat ? publié à l’automne par l’Américaine Carol Gilligan. « En écrivant ce livre, il est évident que je continue de toucher le dividende du système patriarcal ! On va peut-être plus m’écouter parce que je suis un homme… » Il a sans doute raison. « Nous, les hommes, avons cette capacité à nous approprier les sujets y compris féministes. Dans ma carrière universitaire, je me suis heurté à la méfiance de collègues qui ont pu me reprocher de me mettre en avant avec mes recherches autour du féminisme. C’est un fait que, lorsque les hommes parlent à la place des femmes dans la société, ce sont eux qui font les prime time », regrette aussi Yves Raibaud.

« Si nous ne touchons pas à la psychologie du patriarcat, si nous la laissons intacte, nous avons peu de chances de nous débarrasser de la politique patriarcale. »

Carol Gilligan, philosophe et psychologue

De fait, il ne suffit pas de se défaire des codes du mâle alpha pour subvertir la domination masculine. Celle-ci « ne se limite pas à l’image de l’homme bodybuildé. On peut intégrer une ambiguïté féminine et être dominant ! C’est le cas de nombreux acteurs du 20ème siècle, mais aussi des héros de la Grèce archaïque qui n’ont pas honte de pleurer, comme Achille à la mort de Patrocle et Agamemnon après les succès troyens », relève l’historien. « Je suis ravie que les hommes se posent des questions et soient enthousiastes à l’idée qu’ils essaient de réfléchir à la question du consentement, mais il me semble que ça n’efface pas l’ordre du genre », déclare l’anthropologue Mélanie Gourarier. « La masculinité a toujours été un objet de réflexion. La question de savoir comment être un homme qui se réforme pour s’adapter à la modernité, on la retrouve à plusieurs moments de l’histoire. La figure du dandy, par exemple, était une masculinité qui se voulait d’avant-garde », rappelle cette chercheuse, spécialiste des questions de genre et de sexualité.

Bastion patriarcal

Cette plasticité opportuniste n’interdit pas de rêver d’une société post-patriarcale. Mais voilà, c’est une utopie qui peine à se concrétiser. Il faut dire que, pour être un homme non-dominant, il ne suffit pas d’être un gentil papa et un époux prévenant. « Il faudrait transformer la subjectivité masculine afin qu’elle intègre pleinement l’existence des femmes et leur vécu opprimé, ce qui implique pour les hommes une remise en cause personnelle et une rupture avec leur groupe social et avec la masculinité », expliquait déjà en 2002 le sociologue Léo Thiers-Vidal dans la revue Nouvelles questions féministes. « Je suis persuadé que tout homme qui remet en question sa place dans le patriarcat et cherche à faire changer la structure sociale doit s’habituer à sortir de son propre confort. (…) Ça ne se résout pas avec quelques politiciens qui, pour exprimer leur solidarité à une journée de luttes féministes, posent et “transgressent le genre” sur une affiche avec du rouge à lèvres », précise quant à lui Yeun Lagadeuc-Ygouf dans un texte, en ligne sur le blog de Christine Delphy, intitulé « Être ‘allié des féministes’ ».

Mais si les inégalités de genre se perpétuent, ce serait aussi lié à des mobiles psychologiques ancrés au plus profond de nous, à en croire la philosophe et psychologue Carol Gilligan. Autrement dit, à « des stratégies élaborées au fil du temps, afin de nous protéger de nos peurs les plus profondes et de nos désirs les plus inavouables ». Selon elle, la quête d’amour des individus est contredite par un désir d’éviter la douleur consécutive à une éventuelle perte. Or le patriarcat constitue un bastion idéal contre la douleur de la perte en faisant obstacle à l’intégrité de la relation aux autres. « Si nous ne touchons pas à la psychologie du patriarcat, si nous la laissons intacte, nous avons peu de chances de nous débarrasser de la politique patriarcale », assure Carol Gilligan. Une chose est sûre, pour « réinstaurer un véritable rapport entre les hommes et les femmes », il faudra bien davantage que des déclarations de principe. 

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