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11.08.2025 à 07:22

La France touche le fond du débat

Michel Wieviorka

La problème n'est pas l'absence de débat public en France, estime le sociologue Michel Wieviorka, mais sa dégradation et sa droitisation – à mille lieues de l'émulation intellectuelle des années 1970 et 1980.
Texte intégral (1742 mots)

La problème n’est pas l’absence de débat public en France, estime le sociologue Michel Wieviorka, mais sa dégradation et sa droitisation – à mille lieues de l’émulation intellectuelle des années 1970 et 1980.

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Cet article est extrait du n°55 de la revue Regards, publié au deuxième semestre 2021 et toujours disponible dans notre boutique !
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Michel Wieviorka est spécialiste de l’étude des mouvements sociaux et des discriminations.

En 2001, deux journalistes, Jérôme Bellay et Yves Calvi, inventaient « C dans l’air », une émission de débat pionnière en son temps. Aujourd’hui, il suffit de circuler sur les chaînes d’information : elles passent leur temps à faire débattre des invités. Elles semblent même avoir été créées à cette fin ! De nombreuses émissions, plus ou moins sérieusement, adoptent un format qui s’apparente à celui de « C dans l’air ». D’autres formules de débat télévisé, sur des chaînes non spécialisées dans l’information, prennent un autre tour, éventuellement sous la houlette d’un animateur à succès faisant du « débat » un élément de spectacle. Les radios, la presse écrite ne sont pas en reste. De même sur les réseaux sociaux : tout le monde discute, s’exprime, prend position, « like » ou pas, à une échelle qui n’a plus rien à voir avec le café du commerce. Le problème n’est donc pas dans l’inexistence du « débat », mais dans sa qualité. Les interrogations commencent là. Pour les aborder, une comparaison historique, dans le temps, peut servir de fil conducteur.

Victoire du « présentisme »

Il y a un demi-siècle, la télévision était un monopole au service du pouvoir, avec deux chaînes seulement – la troisième sera créée en décembre 1972. Deux ou trois radios périphériques faisaient souffler un petit air de liberté, mais on était encore éloigné des années 1980 et de l’essor des radios dites « libres ». Internet, les réseaux sociaux n’existaient pas. Et, dans un contexte qui était celui du fantastique essor des sciences humaines et sociales françaises, celles-ci rayonnaient dans le monde entier et irriguaient une riche vie intellectuelle, qui pouvait se transcrire dans la presse écrite. Le Nouvel Observateur était un haut lieu de cette transcription, et il existait d’autres supports, souvent – mais pas nécessairement – adossés à une orientation voire à un courant ou une force politique.

L’offre, depuis, a comme explosé. Des dizaines de chaînes de télévision aisément accessibles, d’innombrables radios dessinent avec la presse écrite un paysage médiatique particulièrement dense. Internet et les réseaux sociaux permettent une circulation illimitée, instantanée et interactive des idées et des opinions, pour le meilleur et aussi, hélas, souvent pour le pire. Mais l’offre, dans l’ensemble, n’autorise pas une réelle structuration des débats. Ceux-ci ne sont généralement pas très exigeants sur le fond, il n’y a que bien peu de journalistes qui, sur un plateau de télévision, savent maintenir le niveau, veiller à une certaine hauteur de vue, exiger des éléments de démonstration, contester une affirmation douteuse. Ceux qui cadrent, animent, dynamisent le débat ne sont généralement pas spécialistes des problèmes dont traitent leurs invités : ils sont « généralistes ». Ils font débattre de ce qui fait l’actualité, ils sont dans l’air du temps – sinon, l’audience tombe.

Les historiens professionnels sont remplacés par des histrions et l’expertise sur les grands problèmes de société est assurée plutôt par des sondeurs et des consultants que par des chercheurs

Le « présentisme » l’emporte et, avec lui le manque de goût pour le débat approfondi, sauf ici et là, sur France Culture ou sur Arte par exemple, là où l’audience est incomparablement moindre. Et, dans l’ensemble, les sciences humaines et sociales, si centrales dans la vie intellectuelle des années 1970 et encore 1980, n’intéressent plus, ou beaucoup moins ; les historiens professionnels sont remplacés par des histrions, des journalistes amateurs, et l’expertise sur les grands problèmes de société est assurée plutôt par des sondeurs et des consultants que par des chercheurs. La recherche scientifique, s’il s’agit de l’étude de la société, n’irrigue que très imparfaitement le débat public et, dès lors, ce sont des intellectuels publics qui donnent le ton, bien plus que des chercheurs en sciences humaines et sociales. Ces derniers ont certainement leur part de responsabilité dans cet état de fait.

Mais qui tient le haut du pavé parmi ces intellectuels publics qui animent le débat ? De plus en plus, des écrivains, des penseurs que l’on peut qualifier de droitiers. Les uns mettent en avant une vision identitaire de la nation, s’inquiétant par exemple, à la suite de Renaud Camus, de la perspective d’un « grand remplacement ». D’autres, parmi lesquels on peut rencontrer des universitaires, s’inscrivent surtout dans des orientations mettant en avant une conception pure et dure de la laïcité et de la République, qui témoigne avant tout d’une peur ou d’une hostilité dès qu’il s’agit de l’islam, et pas seulement d’islamisme. Une « islamophobie » dont ils récusent le concept, sans être pourtant gênés par le recours de certains d’entre eux à l’idée de « judéophobie ».

Gauche décomposée

Ainsi, parmi la centaine de signataires d’un « manifeste » (Le Monde, 31 octobre 2020), certains, qui peuvent défendre de manière respectable des positions « républicaines », côtoient des lambeaux de la gauche décomposée à la dérive. Tous se dirigent nettement vers la droite la plus dure. On retrouve quelques-uns d’entre eux dans des textes indignes, comme la tribune me visant ad hominem dans Marianne, le 3 mai dernier – ma réponse, le 7 mai, s’inquiète du « degré zéro de la vie intellectuelle ». Ou encore la tribune d’Isabelle de Mecquenem, non moins indigne, car témoignant d’un inquiétant inconscient où il est question de chauve-souris, parue fin avril 2021 sur le site du Droit de Vivre, la revue de la Licra (d’où elle a disparu, sauf à farfouiller sur ce site, emportant avec elle avec ma réponse sitôt parvenue, et qui a pour titre « Ad nauseam »).

La droitisation des positions prédominantes dans le débat d’idées contemporain n’est évidemment pas un phénomène isolé. Elle entretient un lien avec l’évolution générale de la vie politique de notre pays, et pas seulement. Ainsi, elle a quelque chose à voir avec l’extrême-droitisation de la politique israélienne depuis l’assassinat de Yitzhak Rabin, qu’elle vient comme relayer en France.

L’essentiel se joue entre l’extrême droite et un centre-droit pour lequel la vie des idées n’est pas une priorité, tant le pouvoir privilégie des approches « jupitériennes », technocratiques et gestionnaires.

La décomposition des grands partis de gauche et de droite a rendu obsolète l’idée d’un débat où s’opposeraient des penseurs de ces deux bords : aujourd’hui, l’essentiel, en politique, se joue entre l’extrême droite, qui a des idées nationalistes, plus ou moins xénophobes et racistes, et un centre-droit pour lequel la vie des idées n’est certainement pas une priorité, tant le pouvoir privilégie des approches top down, « jupitériennes », technocratiques et gestionnaires dans sa conception de l‘action politique. Tant, aussi, il s’est jusqu’ici employé à affaiblir les « corps intermédiaires » : une bonne partie des efforts de ceux qui dérivent vers des positions droitières consiste à compléter la démarche du chef de l’État en s’en prenant aux « esprits intermédiaires », aux porteurs d’idées qui ne s’identifient pas à la radicalité de leurs positions « républicaines », et qu’il s’agit en quelque sorte de cornériser, d’identifier de toute force à l’extrémisme du soi-disant « islamo-gauchisme » et autres perversions.

Il n’y a plus guère aujourd’hui de forces politiques importantes à gauche. La France insoumise pèse trois ou quatre fois moins que le Parti communiste français au temps de sa splendeur, et il y a bientôt dix ans que le Parti socialiste a liquidé un de ses rares espaces de vie intellectuelle, le « Laboratoire des idées », créé par Martine Aubry, alors première secrétaire de ce parti, et disparu le jour même de l’accession de François Hollande à la tête de l’État. Comment, dès lors, le débat pourrait-il se construire, sans attente de la part d’acteurs de gauche, devenus presque introuvables, et alors que les principaux enjeux de l’affrontement politique semblent n’opposer qu’Emmanuel Macron et Marine Le Pen ?

Les Français aiment le débat, et celui-ci se déroule, mais sans principe de structuration politique en dehors de la polarité peu exaltante Macron-Le Pen. Ce qui laisse surtout un espace pour des dérapages et des dérives dont les plus toxiques accompagnent la résistible ascension du Rassemblement national, et nourrissent le sentiment que la nuance n’est pas à l’ordre du jour. Quand le débat public devient spectacle et excès, il n’y a guère de place pour l’argumentation détaillée, pour la complexité, et beaucoup plus pour l’invective, les positions tranchées et, finalement, l’invective, les attaques ad hominem, le ressentiment et la haine. Ou pour le désintérêt, s’il s’agit de la vie des idées, et l’abstention, s’il s’agit des comportements électoraux.

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07.08.2025 à 07:13

Comment enseigner la laïcité sans tomber dans les caricatures ?

Marion Rousset

Sommés d’inculquer les « valeurs de la République » à leurs élèves, les enseignants restent livrés à eux-mêmes et à des situations complexes. Mais le débat a bel et bien lieu dans les classes, expliquent Françoise Lantheaume et Christophe Naudin.
Texte intégral (2396 mots)

Sommés d’inculquer les « valeurs de la République » à leurs élèves, les enseignants restent livrés à eux-mêmes et à des situations complexes. Mais le débat a bel et bien lieu dans les classes, expliquent Françoise Lantheaume et Christophe Naudin.

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Cet article est extrait du n°55 de la revue Regards, publié au deuxième semestre 2021 et toujours disponible dans notre boutique !
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Françoise Lantheaume est professeure des universités en sciences de l’éducation et de la formation à l’université Lumière Lyon-2.

Christophe Naudin est historien professeur d’histoire-géographie au collège.

E n octobre 2020, Samuel Paty, professeur d’histoire-géographie à Conflans-Sainte-Honorine, a été décapité en pleine rue, peu de temps après avoir présenté à ses élèves des caricatures de Charlie Hebdo dans le cadre d’un cours sur la liberté d’expression. Un événement tragique qui vient réactiver les puissantes attentes pesant sur l’école française, dont la mission historique consiste à former des citoyens.

Selon une enquête de l’Ifop, les enseignants ressentiraient une montée de la contestation des valeurs républicaines en milieu scolaire. Qu’en pensez-vous ?

Christophe Naudin. Après l’assassinat de Samuel Paty, on nous a demandé de transmettre à nos élèves des valeurs de la République qui ne sont jamais précisément définies par notre ministre. Ce sont bien sûr la liberté, l’égalité et la fraternité. Mais on y ajoute souvent la laïcité, alors que c’est un principe et non une valeur, que l’on associe à la liberté d’expression sans que les deux soient forcément liées. Dans mon collège, très mixte socialement, nous avons choisi d’écouter les élèves, ce qu’ils avaient envie de dire sur cet événement tragique et ce qu’ils pensaient de la satire vis-à-vis de la religion. Nous n’avons assisté à aucune contestation ni provocation dans le cadre de cet hommage. Juste un sentiment de choc. Et beaucoup de réactions de curiosité chez les élèves les moins passifs. J’ai cependant constaté une évolution au fil des ans : les élèves ont parfois du mal à accepter qu’on puisse critiquer une religion qu’ils placent du côté de l’intime. Mais ils ne refusent pas l’échange. Autour de l’assassinat de Samuel Paty, de l’attentat contre Charlie Hebdo comme lors des enseignements habituels, la plupart sont friands de discussions. Je n’ai jamais vu de collégiens se braquer complètement.

Françoise Lantheaume. Les questions posées par le sondage de l’Ifop sont orientées et les résultats ne sont pas congruents avec les autres données dont nous disposons. Une étude réalisée par le Centre national d’étude des systèmes scolaires (Cnesco) montre au contraire que les élèves adhèrent très majoritairement aux valeurs de la République. C’est aussi ce qui ressort de l’enquête que je conduis depuis cinq ans sur les religions, les discriminations et le racisme en milieu scolaire. Au collège et au lycée, les élèves sont très curieux, intéressés par ces questions. Nous n’avons pas constaté d’opposition auxdites valeurs de la République – non seulement floues, mais aussi interprétées de différentes façons selon les politiques et les enseignants.

On a souvent entendu que les enseignants s’autocensureraient. Ne sont-ils pas désarmés, plutôt ?

Christophe Naudin. Je n’ai jamais rencontré d’autocensure chez des collègues. Moi-même, je n’hésite pas à montrer en classe les caricatures de Charlie Hebdo – mais, évidemment, en les comparant avec d’autres caricatures. Le problème est qu’on nous en demande trop. On veut que l’école transmette les valeurs de la République et, en même temps, on incrimine les enseignants lorsque des jeunes basculent dans le terrorisme. Et nous devons nous débrouiller avec ça. Même si les rectorats ont mis des outils intéressants à notre disposition, nous sommes dans le flou. Nous nous sommes rendu compte, en faisant un petit sondage dans mon collège, de la méconnaissance de beaucoup d’enseignants d’autres disciplines que la mienne, qui sont cependant avides d’échanges et d’informations. Par exemple, une jeune collègue de SVT était embêtée car elle n’était pas sûre de savoir réagir aux questions que peuvent susciter ses cours sur l’évolution et la reproduction. C’est compliqué, aussi, parce que nous nous sentons instrumentalisés politiquement par un ministère qui attend de nous que nous distillions une sorte de catéchisme républicain. Une enquête récente indique que les élèves auraient une vision dite « à l’anglo-saxonne » de la laïcité. Ils seraient très tolérants par rapport à la religion, ce qui a donné lieu à des commentaires acrimonieux contre les enseignants, accusés de ne pas faire leur travail. Notre rôle est de transmettre des notions comme la liberté de conscience et la neutralité de l’État, qui sont au fondement de la laïcité.

« Je m’interroge sur l’obsession française de montrer des caricatures de Mahomet, comme si c’était l’alpha et l’oméga du bon enseignement des valeurs de la République. »

Françoise Lantheaume

Françoise Lantheaume. Selon la discipline enseignée, les professeurs sont plus ou moins à l’aise avec ces questions. En histoire-géographie, ils sont investis d’une mission qu’ils maîtrisent. Ce n’est pas forcément le cas des professeurs de maths, par exemple. Et la tâche est plus difficile pour quelqu’un qui débute dans le métier, plus susceptible d’être « bizuté » par les collégiens sur une question qu’ils savent sensible, qui manque de ressources pour réagir quand il n’existe pas de collectif enseignant sur lequel s’appuyer, et qui exerce dans un établissement où il n’y a pas de mixité sociale ou culturelle. Entre parenthèses, je m’interroge sur l’obsession française de montrer des caricatures de Mahomet, comme si c’était l’alpha et l’oméga du bon enseignement des valeurs de la République. Cela me semble absurde ! Quant à la montée d’une conception plus libérale de la laïcité, c’est un fait de société. La conception et la pratique des religions et de leur coexistence entre elles, ainsi qu’avec l’agnosticisme ou l’athéisme, ont évolué dans toutes les sociétés démocratiques vers un sens libéral, assorti d’une demande de reconnaissance. Les enseignants prennent appui sur ce mouvement pour amener les élèves à une conception inclusive de la laïcité.

Christophe Naudin. J’ai montré des caricatures après l’attentat contre Charlie Hebdo, mais je ne me sens pas obligé de le faire tous les ans. Là encore, une injonction pèse sur nous, a fortiori depuis l’assassinat de Samuel Paty. C’était dit quasiment mot pour mot par le gouvernement et les médias : nous avions presque le devoir de les afficher, à commencer par celle sur laquelle avait travaillé notre confrère. Cela n’a aucun intérêt pédagogique. Quand je travaille sur de telles images, je ne les présente jamais hors contexte. J’essaye de les inscrire dans une histoire des caricatures depuis la fin de la Révolution, au XIXe siècle autour de l’affaire Dreyfus, au détour de la loi de 1905 sur la séparation de l’Église et de l’État…

Depuis la Révolution française, on demande à l’école d’asseoir ou de sauver la République… Ce n’est donc pas une nouveauté ?

Christophe Naudin. La différence, depuis quelques années, est le retour de la question de la laïcité dans la sphère politique et médiatique. Il engendre une confusion, dans la tête de nos élèves, entre ce qu’on leur apprend et ce qu’ils entendent par ailleurs. Beaucoup de collégiens musulmans voient la laïcité comme anti-musulmane, ou plus largement antireligieuse.

« Si le débat est cadré et ne part pas dans tous les sens, ils apprennent à écouter l’autre, argumenter, mettre en forme leurs idées, accepter que nous ne soyons pas tous d’accord. »

Christophe Naudin

Françoise Lantheaume. Avant l’affaire de Creil [en 1989, trois collégiennes sont exclues pour avoir refusé d’enlever leur voile en classe], la laïcité ne faisait pas l’objet d’un apprentissage spécifique dans les établissements scolaires. Le retour de cette question est associé au projet d’un islam politique, lequel a imprégné le discours institutionnel sur la laïcité d’une méfiance qui s’est parfois élargie à l’islam tout entier. À tel point que l’on retrouve aujourd’hui chez certains enseignants – les plus perméables au discours public et les moins formés – l’idée qu’une élève qui porte le voile dans la rue porte atteinte à la laïcité. Quant aux élèves qui ne seraient pas d’accord avec ce principe, c’est leur droit ! Le rôle de l’école est de les amener à comprendre et intégrer ce principe qu’ils connaissent très mal. Ils n’arrivent pas à l’école avec tous les codes, toutes les connaissances. Et être dans la provocation, cela correspond à leur âge. Toute la question est d’en débattre, de mener un travail pédagogique comme celui que mènent les enseignants.

Au-delà de la transmission de contenus, quel rôle joue l’expérience du débat dans la formation à la citoyenneté ?

Christophe Naudin. Les élèves ne demandent que ça, de débattre ! De plus en plus, ils nous demandent quand on va faire de l’EMC, cette éducation morale et civique qui est souvent le parent pauvre de notre enseignement, même si tous les professeurs sont censés en faire. Les collégiens attendent la séance sur les discriminations en cinquième ou sur la liberté en quatrième. Si le débat est cadré et ne part pas dans tous les sens, ils apprennent à écouter l’autre, argumenter, mettre en forme leurs idées, accepter que nous ne soyons pas tous d’accord, à critiquer certains concepts.

Françoise Lantheaume. Le programme de l’EMC a évolué. Au début, il était fondé sur le débat. Aujourd’hui, la conception de cet enseignement est beaucoup plus normative, assertive. Ce qui n’empêche pas les enseignants de mettre en place des dispositifs pour déconstruire les stéréotypes des élèves, en partant de leur parole afin de savoir d’abord ce qu’ils ont dans la tête. Pour cela, ils ne s’appuient pas sur les discours publics, mais sur leur discipline – les SVT, la philosophie, les lettres ou l’histoire. La difficulté à laquelle sont confrontés les enseignants est que débattre n’est pas du tout naturel hors des couches moyennes éduquées, des milieux populaires politisés, syndiqués, militants. Tout centrer sur le débat peut mettre en difficulté des élèves qui n’ont pas les outils intellectuels et langagiers pour construire les argumentaires.

Les formations délivrées aux enseignants sont-elles trop théoriques ?

Christophe Naudin. Il faut déjà se battre pour obtenir une formation théorique sur la laïcité, alors ne parlons pas des stages de mise en pratique… Il y a là une grosse lacune. Le passage au concret est pourtant compliqué, y compris pour des enseignants armés intellectuellement.

Françoise Lantheaume. Quand on demande aux professeurs ce qu’ils attendent d’une formation à la laïcité, ils répondent qu’ils aimeraient travailler sur des situations locales, des cas précis. Dans les métiers de relation à autrui, les compétences « prudentielles », qui reposent sur la délibération, permettent de trouver les meilleures solutions. Les enseignants manquent d’espaces-temps pour échanger sur les cas humains, concrets, qui sont toujours complexes. Il ne suffit pas de mettre sur un tableau Excel un élève X en relation avec une solution Y pour que ça marche.

La question de la formation citoyenne prend tellement de place qu’elle finit par occulter celle des inégalitaires scolaires. Ne faut-il pas penser les deux ensemble ?

Françoise Lantheaume. Les politiques publiques devraient le faire. Quand on ne met pas en place les conditions d’une mixité sociale à l’école, il ne faut pas s’étonner que dans les établissements les plus homogènes, on rencontre des problèmes liés à la religion – quelle qu’elle soit. Les enseignants sont confrontés à une contradiction, que ressentent les élèves, entre les valeurs de la République et leur expérience sociale. Comment leur parler d’égalité alors qu’ils font l’expérience permanente des inégalités ? Les discours sur les valeurs de la République télescopent les conditions de vie de certains élèves qui sont dans la pauvreté.

Christophe Naudin. Parfois, on a l’impression que les injonctions sur les valeurs de la République servent de paravent. On nous dit que nous devons former des citoyens qui vont respecter ces valeurs, et ainsi on évite de parler des inégalités sociales.

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04.08.2025 à 11:06

Faut-il reconnaître les « communautés » ?

Roger Martelli

Le projet de révision constitutionnelle consacré à la Corse intègre la notion de "communauté", donnant ainsi une valeur constitutionnelle à un terme qui ne faisait pas partie de l’arsenal conceptuel du droit constitutionnel français.
Texte intégral (2206 mots)

À la demande de l’exécutif et de l’Assemblée de Corse, le projet de révision constitutionnelle consacré à la Corse justifie de la manière suivante le « statut d’autonomie » attribué à la Corse : il « tient compte de ses intérêts propres, liés à a son insularité méditerranéenne et à sa communauté historique, linguistique, culturelle, ayant développé un lien singulier à sa terre ». En intégrant la notion de « communauté », le texte donne ainsi une valeur constitutionnelle à un terme qui ne faisait pas partie de l’arsenal conceptuel du droit constitutionnel français.

Du côté des sciences sociales, la référence à la communauté apparaît à la fin de 19ème siècle. Le socialisant Ferdinand Tönnies lui donne ses titres de noblesse en proposant de distinguer la « société », qui divise les individus en classes, et la « communauté » qui les rassemble dans un « chez soi » pacifique. Elle les constitue en une totalité organique (« une communauté de sang, de lieu et d’esprit ») où le tout l’emporte sur la partie. Pour le philosophe allemand, le sang, la terre et la culture seraient donc les ciments de la concorde sociale.

L’attirance pour la communauté a trouvé plus tard ses ressorts, dans les carences de l’égalité et de la démocratie. Servant trop souvent à masquer les inégalités de fait, l’égalité en droit a laissé s’installer et se perpétuer la distinction des groupes majoritaires et des minoritaires, des dominants et des dominés, de ceux qui maîtrisent les ressources et de ceux qui ne le peuvent pas. Tant que les mécanismes redistributeurs de l’État-providence atténuaient les inégalités, la dévalorisation des groupes minorés pouvait rester tolérable. Mais dès l’instant où ces mécanismes se sont érodés, cette dévalorisation est devenue de plus en plus insupportable.

On rencontre souvent l’idée selon laquelle l’individu n’existe pas sans les communautés qui l’enserrent, d’autant plus fortement qu’elles sont plus anciennes. Dès lors une hypothèse prend corps peu à peu : pourquoi ne pas tempérer l’effet inévitable des inégalités sur les individus par l’imposition d’une égalité entre les communautés qui les regroupent ? En cultivant l’appartenance à des communauté et en régulant les rapports entre elles, on obtiendrait la paix sociale et l’ordre social pourrait se reproduire, sans conflits excessifs.

Ce que l’on appelle volontiers le « communautarisme » et qui s’est développé notamment dans le monde anglo-saxon, relève grosso modo de cette conviction. Il est bien sûr des communautarismes plus ou moins progressistes ou rétrogrades. Mais, dans l’ensemble, le choix de l’égalité en droit des communautés intériorise l’impossibilité d’une égalité entre les individus. La « communauté » se trouve ainsi plus dans l’horizon de l’équité et de « l’égalité des chances » que dans celui de l’égalité proprement dite. Elle suppose des « droits différentiels des groupes » ou « droits des minorités », mais elle laisse de côté l’égalité des personnes, y compris au sein des communautés.

L’insistance sur les « communautés imaginées »1 pose ainsi une série de problèmes délicats. Ces communautés, d’une part, finissent volontiers par se considérer comme exclusives, supérieures à toutes les autres formes d’appartenance et notamment les appartenances de classe. En outre, elles relient les individus et les protègent, mais au prix de leur soumission aux normes communautaires qui leur fournissent du sens. Enfin, par touches successives, tout droit à la différence, pour les individus comme pour les groupes, peut très vite se transformer en différence des droits, et institutionnaliser ainsi les inégalités de fait. 

Par un étonnant paradoxe, le « multiculturalisme » et le « monoculturalisme » qui en est le contraire fonctionnent en pratique comme les deux extrêmes du piège identitaire. Dans les deux cas, on assigne les individus à une identité qui les détermine de façon absolue, au risque de les opposer à tout ce qui n’est pas la communauté et de nier leur autonomie de personne. La communauté exclut tout autant qu’elle inclut ; elle enferme tout autant qu’elle protège.

Constitutionaliser la communauté corse ?

Il vaudrait donc mieux y réfléchir à deux fois, avant d’introduire la « communauté » dans le marbre d’une constitution. Si la communauté corse qu’elle institue, et donc si le groupe de celles et ceux qui se reconnaissent comme en faisant partie est le pivot du vivre ensemble, qu’en résulte-t-il pour quiconque est en marge de cette reconnaissance ? Il peut se trouver cantonné dans une nouvelle minorité, tolérée à une double condition : qu’elle intériorise les normes de la communauté majoritaire et qu’elle accepte une certaine invisibilité, pour ne pas heurter les sentiments de la communauté dominante.

En pensant la communauté sur le registre de la différence et en la fondant sur « un lien particulier à la terre », le projet constitutionnel passe sous silence que, depuis 1789, l’identification corse est au moins double : corse et française. Peuple corse et peuple français sont les deux faces indissociables d’une appartenance duale. Nier la réalité profonde de cette dualité, minorer l’une de ses faces revient à mutiler l’autre. C’est condamner ainsi, encore et toujours, l’individu à l’indétermination et à la souffrance du manque. Et c’est nier l’apport de ceux qui, en décidant de résider durablement sur la terre corse, peuvent se nourrir de la richesse humaine d’une histoire inscrite dans un sol, mais n’ont pas pour autant le désir de s’y fondre en totalité.

Formellement, aucune réalité historique n’est vouée à l’inéluctable reproduction. La population corse pourrait donc, si elle le voulait, décider de se couper d’une part de son identification de plus de deux siècles et de se retrouver dans une communauté qui ferait de la spécificité corse la base exclusive de son identification. C’est le rêve des nationalistes insulaires, majoritaires au sein de l’Assemblée de Corse et ce rêve est en soi respectable. Mais il ne semble pas être, pour l’instant du moins, celui d’une majorité attestée des Corses. À quoi bon alors introduire dans la Constitution une formulation communautaire qui laisse entendre qu’on est d’ores et déjà engagé dans ce processus de dissociation ?

On peut s’en étonner d’autant plus que l’on entend souvent, aux plus hauts niveaux de l’État et du monde politique, vitupérer le « communautarisme » en bloc, dès l’instant où il est présumé islamique. Supposera-t-on, pour justifier l’usage constitutionnel de la « communauté », qu’il y a des bons et des mauvais communautarismes ? Mais n’est-ce pas, au bout du compte, ajouter durablement de la confusion à une réalité française qui n’en manque pas ?

Le bal des politiciens

Le gouvernement Bayrou, sur le dossier corse, joue une fois de plus un jeu pervers. Officiellement, il est fidèle à la parole donnée, en ne retenant pas les objections et propositions – au demeurant modestes – du Conseil d’État2. Mais il sait que, si le texte amendé par le Conseil pouvait à la rigueur espérer une majorité au Parlement, la version initiale proposée par le gouvernement n’en a pratiquement aucune. 

Le premier ministre ne fait donc qu’anticiper l’inévitable crise. Le texte tel qu’il est, avec ses formulations les plus explosives, divise l’opinion française, à droite comme à gauche. Mais le texte amendé, même dans la variante proposée par le Conseil d’État, va relancer la tension en Corse. Dans tous les cas, alors qu’il n’hésite jamais à faire fi du Parlement et de l’opinion, le gouvernement ne fait ici que se défausser, faisant porter à d’autres, en Corse ou à Paris, la responsabilité qui est la sienne, comme elle est celle de ses prédécesseurs depuis trop longtemps.

Car, en polarisant tout sur la seule dimension constitutionnelle, l’État veut faire oublier que les questions qui touchent l’île vont bien au-delà des questions de droit. On traite en effet d’une région qui cumule les records de pauvreté, qui est pénalisée par l’insularité, qui connaît dans sa presque totalité les difficultés de la vie montagnarde, qui souffre de l’inégalité croissante entre les deux unités urbaines littorales et l’intérieur, qui manque de logements financièrement accessibles, qui est gravement touché par les dérives mafieuses, qui ne dispose pas de ressources suffisantes pour maitriser sa croissance urbaine, assurer sa couverture énergétique, développer ses communications et assurer le bon fonctionnement de ses services publics.

Il n’y avait pas besoin de réforme constitutionnelle et de formules qui divisent, pour engager les choix susceptibles de dédramatiser la situation. Cela aurait permis et permettrait encore d’apaiser l’inquiétude, d’éviter la désignation douteuse des inévitables boucs émissaires, de ramener la confiance et de mobiliser les forces vives insulaires. En bref, en apaisant les colères, l’État aurait anéanti du même coup les effets politiques délétères des ressentiments. Ces choix n’ont pas été faits, parce que l’orientation suivie à Paris ne s’y prête pas, parce que l’obsession de la dette annihile toute ambition, parce que nos gouvernants préfèrent les combinaisons tordues, les tractations avec les nationalistes en Corse et les clins d’œil à la droite extrême à Paris.

C’est une attitude de mépris à l’égard de la population qui vit en Corse. C’est un comportement qui mine un peu plus notre démocratie. C’est une nouvelle régression prévisible : pour la Corse et pour la France. Il est plus que temps de redresser la barre, en remettant au centre la question de l’égalité, d’une citoyenneté refondée et d’un espace public renforcé.

Ce dont la Corse a besoin, comme tout territoire français, c’est que l’on fasse enfin le choix d’un développement libre des capacités humaines, d’une utilisation sobre et partagée des ressources disponibles, d’une mobilisation citoyenne de toutes et tous, quelle que soit l’origine, la culture héritée, le groupe social ou le genre. Faire le choix d’un développement social et démocratique rassemble ; le texte constitutionnel ne fait que diviser. À la clé, c’est la paix civile qui est fragilisée. Les forces existent pour la protéger : encore faut-il ne pas les décourager.


  1. La formule a été inventée par l’historiens Benedict Anderson pour rendre compte de l’expansion de la thématique nationaliste au 19ème siècle. Il insistait sur l’idée que, pour être « imaginées », les représentations de la nation n’étaient pas pour autant irréelles et que les récits porteurs de sens qu’elles diffusaient mobilisaient concrètement l’action collective. ↩
  2. Le Conseil d’État propose la rédaction suivante : « La Corse est une collectivité à statut particulier dotée au sein de la République d’un régime d’autonomie qui tient compte de ses intérêts propres, liés à son insularité méditerranéenne, à son relief montagneux et aux caractéristiques historiques, linguistiques, culturelles et sociales de ses habitants. »  ↩
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04.08.2025 à 07:09

« La guerre est à la source de l’autorité politique »

Pierre Jacquemain

L'évolution du Musée de l'armée, d'une vocation idéologique vers une mission historique, témoigne du rapport de la France à sa puissance militaire, explique sa directrice adjointe Ariane James-Sarazin.
Texte intégral (1400 mots)

L’évolution du Musée de l’armée, d’une vocation idéologique vers une mission historique, témoigne du rapport de la France à sa puissance militaire, explique sa directrice adjointe Ariane James-Sarazin.

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Cet article est extrait du n°54 de la revue Regards, publié au premier semestre 2021 et toujours disponible dans notre boutique !
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Regards. Lors de sa création en 1905, le Musée de l’armée avait pour consigne d’être patriote, de renforcer le lien entre l’armée et la nation. Entièrement rénové entre 1994 et 2018, a-t-il toujours cette vocation ? 

Ariane James-Sarazin. La vocation du Musée de l’armée est définie par le code de la défense. L’une de ses priorités est d’œuvrer au renforcement du lien entre la nation et ses armées. Il s’est aussi vu assigner un rôle central dans l’entretien de l’esprit de défense, et il participe à ce titre à la naissance ou au développement des vocations militaires – à travers notamment la mise en avant des grandes figures et des hauts faits de l’histoire militaire de la France. Aujourd’hui, le code de la défense est en cours de réexamen pour la partie qui concerne le Musée de l’armée, afin d’établir un juste équilibre entre les missions lui sont propres, au regard de son ministère de tutelle, et les missions qui incombent ordinairement à un musée de France en vertu du code du patrimoine – comme l’enrichissement des collections, leur préservation, leur étude, leur valorisation, leur diffusion… et surtout leur accessibilité pour tous les publics.

« Dans la plupart des sociétés, la guerre est à la source de l’autorité politique et reste le moyen privilégié pour l’État de s’affirmer, de se maintenir, de s’étendre ou de protéger ses intérêts. »

C’est aussi une manière de rendre hommage aux armées françaises, à la puissance de feu, à la capacité à faire la guerre de la France ? 

Ça l’était de manière explicite au XIXe siècle, lorsqu’ont été créés les deux musées qui donneront naissance au Musée de l’armée. Celui-ci est en effet le fils – ou la fille ! – de deux entités très marquées du point de vue épistémologique et idéologique. D’une part, le Musée de l’artillerie, né au tournant de la Révolution et au tout début du Premier Empire en héritant des collections royales, à des fins technologiques et éducatives : c’était un musée dédié aux corps savants, les artilleurs, les polytechniciens, les ingénieurs… D’autre part, le Musée historique de l’armée, créé beaucoup plus tard en 1896 dans un esprit éminemment cocardier, patriotique, voire revanchard vis-à-vis de l’Allemagne après la défaite de Sedan. Son objectif assumé était d’exalter la grandeur militaire de la France et sa puissance de feu. C’est cette dimension idéologique et commémorative qui l’a emporté en 1905 lorsque le musée de l’Armée a été créé.

Aujourd’hui, on imagine que ce n’est plus exactement sa vocation… 

Cette vocation presque apologétique du Musée de l’armée a perduré au début du XXe siècle, et notamment durant la première guerre mondiale. Avec l’évolution de l’historiographie, mais aussi du regard sur le rôle nouveau qu’occupait la France en tant que puissance moyenne d’ambition mondiale après 1945, le Musée a connu une évolution en deux temps. D’abord à la faveur du projet de rénovation dit ATHENA, à la fin des années 1990. De musée d’objets et d’une institution, l’armée, il s’est transformé en un musée d’histoire militaire. Puis, avec le développement d’une politique d’expositions temporaires, en musée d’anthropologie militaire. Cela l’a conduit à diversifier ses regards sur le fait guerrier et militaire, et à aborder des sujets extrêmement polémiques comme la guerre d’Indochine ou la guerre d’Algérie, par exemple.

Justement, qu’est-ce que le Musée de l’armée tient à montrer quand il consacre et organise une exposition sur la guerre d’Algérie ? 

Lorsque l’exposition a eu lieu en 2012, c’était la première fois que l’armée en tant qu’institution acceptait de montrer les zones d’ombre de notre histoire, en abordant notamment la question de la torture. Ceci dans l’une de ses emprises à forte valeur symbolique, les Invalides. Dans cette exposition, le Musée n’a pas hésité à exposer des photographies et des témoignages lourds de sens, du côté de l’armée française comme de celui du FLN. Toutes ces archives montraient le déchaînement de la violence tant sur les combattants que sur les civils. Dans le souci de privilégier un discours équilibré, le Musée a fait appel à des historiens algériens afin qu’il n’y ait pas, même inconsciemment, dans la sémantique, de formes de biais de la part des conservateurs ou des historiens français. Cette exposition a marqué un véritable tournant : le Musée n’apparaissait plus comme la voix patrimoniale de l’institution militaire, il gagnait ses galons de musée d’histoire et d’anthropologie appliqué au monde militaire, capable de s’intéresser aux faits guerrier et militaire en tant qu’ils sont les révélateurs de l’évolution des sociétés.

Quels sont les objets les plus symboliques, ceux qui incarnent le plus l’idée de cette puissance, parmi les plus de 500 000 du Musée ? 

Il y a bien sûr les armures de la couronne, notamment les deux armures de François Ier ou celle de son fils Henri II, et plus globalement l’ensemble des armes et des armures des rois de France. Dans la plupart des sociétés, la guerre est à la source de l’autorité politique et reste le moyen privilégié pour l’État de s’affirmer, de se maintenir, de s’étendre ou de protéger ses intérêts. À travers ces armures qui brillent de mille feux par la beauté et la richesse de leurs ciselures, les détails de leur ornementation, le talent des artistes qui ont contribué à leur confection et qui participent de la magnificence du souverain, les princes clament la grandeur du régime qu’ils incarnent. En cela, les armures des rois de France sont certainement l’incarnation la plus patente de cette puissance de l’État. Les trophées et, parmi eux, les emblèmes pris à l’ennemi, constituent un autre exemple tout aussi significatif de l’imaginaire de la puissance. Ils sont une extrapolation symbolique de l’ambition territoriale, de la mainmise, de l’aura guerrière et donc de la puissance de la France sur l’ensemble du continent européen – et au-delà sur les pays de l’ancien empire colonial.

Comment devrait évoluer le musée de l’Armée ?

En 2015, Jean-Yves Le Drian, alors ministre de la Défense, a émis le souhait que le Musée puisse parler des sujets qu’il n’évoquait pas ou très peu, notamment de notre histoire coloniale et de celle des indépendances. C’est dans cette voie-là que le Musée va s’engager en s’appuyant sur des comités scientifiques ouverts à des historiens issus des anciens pays colonisés. Le musée ambitionne ainsi de parler de l’histoire militaire de la France, mais en adoptant un point de vue décentré et non ethnocentré. Il s’agit pour nous d’être le musée d’histoire mondiale de la France à travers ses armées.υ propos receuillis par pierre jacquemain 

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31.07.2025 à 07:00

Le nouvel âge du féminisme

Marion Rousset

Il aura fallu beaucoup de temps pour que le vieillissement des femmes et les discriminations qui l’accompagnent soient inscrits à l’agenda féministe. Mais le moment de lier sexisme et âgisme semble venu.
Texte intégral (3278 mots)

Il aura fallu beaucoup de temps pour que le vieillissement des femmes et les discriminations qui l’accompagnent soient inscrits à l’agenda féministe. Mais le moment de lier sexisme et âgisme semble venu.

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Cet article est extrait du n°54 de la revue Regards, publié au premier semestre 2021 et toujours disponible dans notre boutique !
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Le dimanche après-midi, la journaliste et productrice Laure Adler nage dans le couloir réservé à la brasse de la piscine municipale de son quartier. Dans le bassin, elle remarque un jour une femme de son âge qui double tranquillement un trentenaire. « Pour être aussi gracieuse dans ses mouvements, je me dis qu’elle doit être une ancienne championne. Le jeune type lui bloque le passage au beau milieu de la piscine pour la contraindre à ralentir. Elle prend son inspiration et lui passe dessous puis continue. Il la bloque à l’autre extrémité, enlève ses lunettes, lui crache à la figure en criant : ‘Va te faire baiser, vieille salope, au lieu de nous emmerder à nous faire croire que tu vaux mieux que nous !’ La dame monte à l’échelle sans dire un mot, prend ses tongs et disparaît », relate-t-elle dans son « carnet de voyage au pays de la vieillesse », La Voyageuse de nuit.

L’invisibilité de la femme de cinquante ans

Au fond, rien n’a changé depuis les années 1970. Le bilan s’est même aggravé. À soixante-dix ans, Laure Adler a un certain âge, pas encore un âge certain. Mais dans le regard des autres, son sort est scellé depuis longtemps. « Arrêtons d’accepter d’être traités – et quelquefois dès l’âge de cinquante ans – comme des non-sujets, comme ces denrées périmées que les employés des supermarchés viennent, à la nuit tombée, jeter dans la benne à ordures », clame-t-elle. « Il y a pire qu’un vieux sans signe distinctif. C’est une vieille. Il y a pire qu’une vieille. C’est un vieux pauvre. Il y a pire qu’un vieux pauvre : c’est une vieille pauvre », affirme encore l’autrice. Souvenons-nous du tollé suscité par le chroniqueur de télé Yann Moix, qui s’était répandu dans Marie Claire : « Aimer une femme de cinquante ans ? Ça, ce n’est pas possible. Je trouve ça trop vieux. (…) Elles sont invisibles. Je préfère le corps des femmes jeunes, c’est tout. Point. Je ne vais pas vous mentir. Un corps de femme de vingt-cinq ans, c’est extraordinaire. Le corps de femme de cinquante ans n’est pas extraordinaire du tout. »

De fait, la révolte monte, portée par des femmes. Dans Le Cœur synthétique, l’écrivaine Chloé Delaume décortique avec humour le cas d’Adélaïde, attachée de presse dans l’édition. À quarante-six ans, elle a toujours « enchaîné », croit que ça va continuer mais, après un divorce qu’elle a suscité, elle se découvre soudain périmée sur le marché de l’amour. On la retrouve dans un club chic, pathétique, à enchaîner les gin tonics. « Elle repère un quadra, il a de la bedaine, elle pense avoir ses chances, elle est plus jolie que lui. Elle s’approche et se pose dans son champ de vision. Il ne se passe rien, son regard la transperce. Adélaïde découvre l’invisibilité de la femme de cinquante ans, avec un peu d’avance. À cet instant précis, elle se sent déjà morte », écrit Chloé Delaume.

« En sortant du groupe des femmes potentiellement procréatrices, c’est-à-dire aussi du groupe des femmes désirantes, les quinquagénaires passent de l’autre côté. »

Camille Froidevaux-Metterie, philosophe

La question du vieillissement des femmes a émergé très récemment dans l’espace public, portée par diverses productions culturelles : sur les planches, avec la pièce de théâtre Ménopause. La comédie qui bouscule les règles, jouée à la Madeleine puis à la Gaîté Montparnasse ; sur les ondes avec le podcast d’Arte Radio créé par Charlotte Bienaimé, « Vieille, et alors ? » ; en librairie avec l’essai de la sociologue Cécile Charlap, La Fabrique de la ménopause. « Le mot et les expériences qui l’entourent s’affichent et se disent. Jusqu’ici, la ménopause n’était traitée que sous l’angle médical, par des professionnels de santé qui avaient toute la légitimité pour l’évoquer. L’émergence de cette thématique participe d’une nouvelle vague féministe qui englobe les questions de génitalité, de clitoris, de menstruation, d’endométriose, de violences gynécologiques et obstétricales », estime l’autrice.

« Nous sortons d’un long déni », ajoute la philosophe Camille Froidevaux-Metterie, qui a publié Seins. En quête d’une libération (éd. Anamosa, 2020). « En 2017, le livre à succès Les Joies d’en bas. Tout sur le sexe féminin affirmait tout expliquer, les pertes blanches, les règles, la grossesse, le plaisir, mais ne consacrait aucun chapitre à la ménopause, balayée en une phrase sur une éventuelle sécheresse vaginale liée à ce phénomène, une image relayée elle avec constance ! », poursuit-elle.

Un impensé du féminisme

Qu’a donc fait le féminisme, durant toutes ces années, pour lutter contre le sort fait à celles qu’on traite parfois de « vieilles peaux » ? Pourquoi le slogan des années 1960, « Mon corps m’appartient », est-il resté inopérant face aux rides et aux cheveux blancs ? Comment expliquer que les mouvements pour l’émancipation des femmes n’aient pas essayé plus tôt de contrecarrer les stéréotypes et les inégalités attachés aux effets de l’âge qui, conjugués au féminin, s’apparente à une double peine ?

« Le vieillissement féminin est, au contraire du vieillissement masculin, considéré comme pathologique, synonyme de disqualification et d’exclusion. »

Cécile Charlap, sociologue

Première peine, les femmes deviennent invisibles, voire indésirables dès lors qu’elles ne sont plus fécondes. « Le tournant de la ménopause marque l’entrée dans le temps du vieillissement. En sortant du groupe des femmes potentiellement procréatrices, c’est-à-dire aussi du groupe des femmes désirantes, les quinquagénaires passent de l’autre côté, alors que rien ne signifie aux hommes qu’ils sont en train de vieillir. Ils peuvent donc vivre dans le fantasme d’une jeunesse perpétuelle, encouragé en cela par la trouvaille bienvenue du Viagra », indique la philosophe Camille Froidevaux-Metterie. « Le vieillissement masculin est vu du côté de la maturité, de la prise d’expérience. Jusqu’à la fin, on a trouvé Sean Connery beau, viril, sexy alors qu’il avait près de quatre-vingt-dix ans. Le vieillissement féminin est au contraire considéré comme pathologique, synonyme de disqualification et d’exclusion », abonde Cécile Charlap.

Seconde peine, leurs conditions de vie sont moins favorables que celles des hommes, si bien qu’au stigmate de la femme périmée s’ajoutent des inégalités économiques et sociales. « Ce pays est vieillissant, et la mortalité différentielle donne aux femmes une espérance de vie plus élevée que celle des hommes. Les femmes âgées sont plus nombreuses, plus pauvres aussi et plus solitaires que les hommes », rappelait la sociologue Rose-Marie Lagrave en 2009, dans la revue Mouvements.

« Cette heure de vérité sociale sexuée est paradoxalement passée sous silence par les groupes féministes qui laissent ‘le grand âge’, comme on dit, au traitement des politiques sociales et familiales. »

Rose-Marie Lagrave, sociologue

Et pourtant, on ne peut que le constater : si le droit à l’avortement et à la contraception ainsi que l’égalité professionnelle sont des causes historiques du féminisme, le vieillissement – lieu d’observation privilégié des normes de genre et de sexualité – est longtemps resté un angle mort des combats d’émancipation. Au point que Rose-Marie Lagrave y voyait à l’époque un « impensé du féminisme ». Pour rappel, « les engagements féministes ont marginalement concerné la vieillesse, qui n’a fait l’objet d’aucune lutte ou pratique spécifiques collective d’envergure », de sorte que « cette heure de vérité sociale sexuée est paradoxalement passée sous silence par les groupes féministes qui laissent ‘le grand âge’, comme on dit, au traitement des politiques sociales et familiales », déplorait la chercheuse. Ce silence lui apparaissait d’autant plus paradoxal que sa génération, celle des militantes du Mouvement de libération des femmes (MLF), atteignait justement « les lisières de la vieillesse ».

La force du stigmate

Il faut bien reconnaître que le MLF ne s’est guère préoccupé de mettre en relation sexisme et âgisme. « L’approche féministe de l’âge et du vieillissement demeure marginale au cours des années 1970. Les revendications se focalisent sur le contrôle de la fécondité, sur le travail, sur la liberté de mouvement ou sur celle de vivre sa sexualité », relève la sociologue Juliette Rennes. Ce qui ne veut pas dire que cette thématique est totalement absente du paysage foisonnant de l’époque. Peu après qu’aux États-Unis, en pleine guerre du Vietnam, une poignée de retraitées eurent fondé Les Panthères grises pour défendre les femmes âgées, quelques initiatives voyaient le jour en France. Entre 1975 et 1979, paraît Mathusalem, « le journal qui n’a pas peur des vieux », qui consacre deux numéros aux vieilles autour des questions de beauté, de ménopause, d’inégalités face aux retraites… Signalons aussi – au milieu d’autres mouvements revendiquant une identité commune tels que Les Gouines rouges, Les Mères célibataires et Les Femmes mariées – la création du groupe Les Mûres ont la parole, fondé par Arlette Moch-David, qui se réunissait pour échanger entre femmes de plus de cinquante ans. Sans oublier La Vieillesse de Simone de Beauvoir, icône féministe qui se plaisait en compagnie de la jeunesse et a prêté son nom comme son image aux combats du MLF.

Quelques années plus tôt, dans La Force des choses, De Beauvoir observait sur elle ce phénomène. « Souvent je m’arrête, éberluée, devant cette chose incroyable qui me sert de visage. (…) Rien ne va plus. Je déteste mon image : au-dessus des yeux, la casquette, les poches en dessous, la face trop pleine, et cet air de tristesse autour de la bouche que donnent les rides. Peut-être les gens voient-ils simplement une quinquagénaire qui n’est ni bien ni mal, qui a l’âge qu’elle a. Mais moi, je vois mon ancienne tête où une vérole s’est mise dont je ne guérirai pas », proteste-t-elle. Ce sentiment de dépersonnalisation, passé le cap de la cinquantaine, Beauvoir l’aura très bien décrit. Mais son discours trahit aussi la force du stigmate : être une femme, philosophe, ne l’a pas prémunie contre la haine de soi. « Ce rapport de dégoût qu’elle entretient avec sa propre avancée en âge était une forme d’incorporation de cette disqualification. À la fin de La Force des choses, elle évoque le fait qu’elle ‘déteste’ l’image d’elle-même vieillissante que lui renvoie son miroir », observe Juliette Rennes, qui note également : « Elle évoque aussi toute une série de renoncements qu’elle pense fatalement et naturellement liés à la vieillesse. C’était une forme de préjugé sur la vieillesse qu’elle n’avait pas tout à fait déconstruit. »

La conclusion triste à mourir de cet ouvrage publié en 1963, alors qu’elle n’a que cinquante-cinq ans, en dit long sur l’exclusion des femmes vieillissantes : « Oui le moment est arrivé de dire jamais plus ! Ce n’est pas moi qui me détache de mes anciens bonheurs, ce sont eux qui se détachent de moi : les chemins de montagne se refusent à mes pieds. Jamais plus je ne m’écroulerai, grisée de fatigue, dans l’odeur du foin : jamais plus je ne glisserai solitaire sur la neige des matins. Jamais plus un homme », confesse Simone de Beauvoir. En 1970, dans La Vieillesse, elle se rebellera contre cette condition de paria et appellera à « briser la conspiration du silence ». Pour Juliette Rennes, « en s’engageant avec passion dix ans plus tard aux côtés du mouvement féministe, elle a en partie contredit son discours pessimiste sur son propre vieillissement ».

Politiser le vieillissement

Il faut cependant attendre les années 2000, en France, pour que la question de la relation entre le sexisme et l’âgisme commence à prendre dans le débat public. On le doit à deux personnalités qui ont politisé le vieillissement des femmes : Thérèse Clerc et Benoîte Groult. La première a porté à bout de bras le projet des Babayagas, à Montreuil, une maison de retraite alternative qu’elle a voulue non-mixte et autogérée. Outre sa volonté d’accueillir une université populaire où l’on parle du vieillissement des migrantes et de la sexualité des personnes âgées, Thérèse Clerc a participé à une chorégraphie intitulée « Vieilles peaux ». Avec des élèves en arts appliqués du lycée Eugénie-Cotton de Montreuil, elle a organisé un défilé de mode dont les modèles étaient des femmes de plus de quatre-vingts ans, et elle imaginait un « festival de Cannes » où seraient présentés les meilleurs films sur la vieillesse.

Benoîte Groult, quant à elle engagée dans le mouvement pour le droit de mourir dans la dignité, a participé au documentaire d’Anne Lenfant, Une chambre à elle : entretiens avec Benoîte Groult (2005), dans lequel elle évoque comment elle s’est vue vieillir dans le regard des autres alors qu’elle se sentait « égale à elle-même ». « Grâce à sa notoriété, Benoîte Groult a contribué à ouvrir une brèche à ces questions à partir de sa propre expérience, celle d’une femme qui subit de plein fouet sa disqualification sociale dans un milieu de la bourgeoisie politique, intellectuelle et médiatique où beaucoup d’hommes de son âge étaient avec des femmes plus jeunes », souligne Juliette Rennes. En règle générale, les quelques figures féministes qui ont politisé le vieillissement l’ont fait à partir de leur propre expérience, dans des récits à la première personne.

 « Beaucoup de mouvements révolutionnaires se constituent autour de clivages générationnels et, du même coup, assimilent jeunesse et transformation sociale, vieillesse et conservatisme. Parfois cela conduit les militants à nier l’héritage des générations antérieures, et à rejeter les militants plus âgés. »

Juliette Rennes, sociologue

Il n’empêche que nombre de militantes des années 1970 n’en ont pas fait leur cheval de bataille. « Cette génération qui n’a cessé de clamer ‘Mon corps m’appartient’, se tait étrangement lorsque ce même corps donne des signes de décrépitude et de départ », s’étonne Rose-Marie Lagrave. C’est complètement assumé chez Marie-Jo Bonnet, qui a participé au MLF ainsi qu’à la fondation des Gouines rouges : le vieillissement, elle n’en a cure. Cette historienne qui publie aujourd’hui La Maternité symbolique ne se sent pas très concernée : « J’ai soixante et onze ans et je ne me considère pas du tout comme vieille, je continue d’écrire, d’avoir des engagements. Tout dépend de la vie qu’on mène. Il ne faut pas se laisser enfermer dans le regard social, autrement c’est cuit ! On nous casse les pieds avec l’histoire des vieux et du Covid, on nous emprisonne dans l’âge. C’est très scandaleux, comme si on voulait nous voir dégager le terrain », clame-t-elle. Ce désintérêt tient peut-être à l’obsession féministe de dé-biologiser le corps pour le penser comme construction sociale. « Or la vieillesse est un temps où le biologique se rappelle cruellement au corps et à la pensée », avance Rose-Marie Lagrave.

Le tournant génital du féminisme

« Pour les féministes des années 1970, le corps des femmes était le socle de la domination masculine, il s’agissait de s’affranchir de ce carcan corporel. Les thématiques qui y étaient associées – maternité, sexualité, apparence – ont été assimilées à des vecteurs de perpétuation de la soumission des femmes. Elles ont été de ce fait déconsidérées », explique Camille Froidevaux-Metterie, qui voit dans l’intérêt actuel pour la ménopause l’ultime expression du tournant génital du féminisme – après avoir fait entrer dans le débat les règles, les violences gynécologiques et obstétricales, le clitoris et l’endométriose.

Mais si cette question a eu du mal à pénétrer l’agenda féministe, c’est aussi parce que le MLF était un mouvement de jeunes. « Beaucoup de mouvements révolutionnaires se constituent autour de clivages générationnels et, du même coup, assimilent jeunesse et transformation sociale, vieillesse et conservatisme. Parfois cela conduit les militants à nier l’héritage des générations antérieures, et à rejeter les militants plus âgés », affirme Juliette Rennes. « Des féministes qui avaient cinquante ans dans les années 1970 ont vécu de telles expériences de rejet. Les revendications du MLF étaient en outre très centrées sur une représentation implicite de femmes qui étaient en âge de procréer : avortement, contraception, partage des soins aux enfants, entrée dans la carrière… », précise-t-elle.

Force est de constater que cette coupure générationnelle n’est pas très féconde. « Longtemps, les femmes ont pu compter sur d’autres femmes, plus âgées, qui transmettaient leur savoir lié au corps… Cette chaîne s’est rompue avec l’individualisation de nos existences, mais aussi par la délégitimation des quinquagénaires comme figures connaissantes et puissantes, ce y compris dans le champ féministe », déplore Camille Froidevaux-Metterie. Avis aux jeunes sorcières : les vieilles ont plein de sortilèges à transmettre pour combattre la domination.  

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28.07.2025 à 09:59

Les vertiges de la puissance

Roger Martelli

Dans un monde interdépendant, ni le désir de puissance ni le repli sur soi ne peuvent réguler des équilibres internationaux de plus en plus fragiles. Seule une gestion partagée peut conjurer la menace de guerres nouvelles.
Texte intégral (1948 mots)

Dans un monde interdépendant, ni le désir de puissance ni le repli sur soi ne peuvent réguler des équilibres internationaux de plus en plus fragiles. Seule une gestion partagée peut conjurer la menace de guerres nouvelles.

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Cet article est extrait du n°54 de la revue Regards, publié au premier semestre 2021 et toujours disponible dans notre boutique !
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Officiellement, le système international repose sur « l’égalité souveraine » des États ; mais les entités qui le composent ne sont pas d’égale puissance et n’ont donc pas la même capacité à faire valoir leur souveraineté. Certains territoires possèdent ainsi des facteurs de puissance si importants et s’exerçant dans tant de domaines qu’ils disposent de ce que l’on appelle parfois la puissance « structurelle ». Ils bénéficient alors d’une autorité transnationale qui se rapproche de celle qu’exercent les États sur leur territoire propre (les Romains employaient le terme imperium pour désigner cette autorité légitime supérieure).

Les États étant tenus pour souverains, les relations entre eux furent fondées au départ sur le rapport des forces qu’ils maîtrisaient et sur leur bon vouloir, sanctionné par des accords interétatiques. Entre le XVIIe et le XXe siècles, ce bon vouloir déboucha même sur une sorte de régulation consensuelle de la violence. Les historiens ont pris l’habitude de la désigner comme l’équilibre « westphalien », du nom d’une série de traités qui, signés en Westphalie en 1648, mirent fin à la longue guerre européenne de Trente Ans. « L’anarchie », qui semblait depuis toujours être le lot d’une sphère internationale où ne s’imposait aucune autorité légitime équivalente à l’État, n’était pas annihilée mais partiellement domestiquée par le jeu combiné des militaires et des diplomates professionnalisés.

La mondialisation ne fut pas heureuse, mais capitaliste, financière et inégalitaire. Le triomphe de l’option néolibérale démantela les structures de régulation et déchira les sociétés.

Or les tensions des impérialismes, dans le dernier tiers du XIXe siècle, puis le traumatisme des deux guerres mondiales montrèrent les limites de cette méthode. On se mit alors à penser que la souveraineté des États, sans être remise en question, pouvait être bornée d’un commun accord par la régulation assumée d’un droit international doté d’instruments pour faire valoir son autorité. Avec le temps, des organes internationaux se sont multipliés, qui sont venus s’ajouter aux États. Mais le bornage construit par le droit international étant lui-même limité – comment empêcher concrètement un État de ne pas outrepasser à son avantage les règles de droit ? –, on eut recours à des médiations pragmatiques, dont la plus importante se fixa sur le face-à-face de deux « superpuissances », États-Unis et Union soviétique, au temps de la guerre froide. Que ces deux superpuissances aient été très inégales de fait n’empêchait pas qu’elles avaient la capacité de s’imposer sur des espaces suffisamment étendus pour éviter un conflit généralisé, surplombé par la possibilité de destructions nucléaires massives frappant les deux « camps ».

« Nouvel ordre », nouvel état de guerre

La fin de la guerre froide, avec le démantèlement du système soviétique européen, a ouvert une nouvelle phase. En principe, elle devait être la conjonction heureuse d’une « mondialisation » économique et d’un « nouvel ordre international », placé sous l’égide des Nations unies et garanti par la seule hyperpuissance maintenue, les États-Unis d’Amérique. Très vite, les plus optimistes durent déchanter. La mondialisation ne fut pas heureuse, mais capitaliste, financière et inégalitaire. Le triomphe de l’option néolibérale démantela les structures de régulation et déchira les sociétés. Les logiques technocratiques de la « gouvernance » contribuèrent fortement à délégitimer la démocratie représentative traditionnelle. Enfin, la concurrence élargie et l’arrivée sur la scène mondiale des « émergents », à commencer par l’immense Chine, ont perturbé la domination d’États-Unis à la recherche de nouveaux modèles.

L’incertitude générale nous place plutôt dans la situation de 1914, quand l’illusion que le bon sens finirait par l’emporter devant le risque d’apocalypse fut balayée par le vertige de puissance de quelques-uns

On aurait pu penser que cette situation d’extrême instabilité allait renforcer le rôle des instances supranationales de régulation. Ce fut le contraire qui s’imposa. Le « nouvel ordre » laissa la place à un nouvel « état de guerre », placé très vite sous la bannière du « choc des civilisations ». « L’angélisme » supposé des constructions mondialistes ou continentales dut s’effacer devant la realpolitik et la prise en compte des équilibres « géopolitiques ». Tout État voulant participer aux équilibres du monde devait se doter de la puissance adéquate. Les institutions supranationales, et en premier lieu l’ONU et ses agences, furent mises volontairement sur le bord du chemin, et tout particulièrement celles qui se préoccupaient par fondation du « développement humain ». Les États-Unis ouvrirent largement la voie en s’éloignant de ces organisations et en tarissant leurs sources de financement. La course à la puissance et le heurt qu’elle implique entre puissances « anciennes » et « émergentes », « grandes » et « moyennes » sont redevenus les facteurs cyniquement énoncés des relations internationales.

La pente du nationalisme

Dans de nombreux États, les dérèglements de la vie démocratique ont poussé les populations vers les formes inédites d’une démocratie curieusement désignée comme « illibérale », une manière polie de décrire l’inflexion politique vers les droites extrêmes. Tout naturellement, cette droite illibérale s’est appuyée sur les ressorts du nationalisme et sur les fantasmes de la peur de « perdre son identité ». Les grands États et les puissances installées se sont tous abandonnés à cette pente, sous des formes à la fois différentes et convergentes. L’Europe de l’Est des Viktor Orban ou Andrzej Duda, le Brésil de Jair Bolsonaro, l’Amérique de Donald Trump, le Royaume-Uni de Boris Johnson ont affirmé leur désir de faire passer l’intérêt supposé de leur pays avant l’équilibre de la planète. Là encore, les États-Unis ont donné le ton : « America first » fut le grand slogan de campagne de Trump en 2016.

Ce n’est pas la juxtaposition des puissances, mais la politisation concertée des enjeux planétaires qui est la voie d’une maîtrise durable.

Il ne suffit pas de brocarder ce slogan et de stigmatiser son égoïsme. Il révèle une cohérence qui n’a rien d’absurde. De même que le dogme de la concurrence postule que l’inégalité est un facteur de croissance qui à terme « ruisselle » sur la société tout entière, de même la realpolitik présuppose que la juxtaposition des intérêts particuliers des peuples sert de stimulant régulateur pour l’ensemble de la planète. Qu’il y ait des gagnants et des perdants n’empêcherait pas que la richesse accumulée finisse par profiter à un nombre grandissant d’individus. Le problème est que cette manière traditionnelle de voir ne correspond plus à l’état réel de notre monde. D’une part, le fossé croissant creusé par les inégalités avive à ce point les ressentiments qu’il crée une incertitude générale dont rien ne dit qu’elle pourra être maîtrisée in extremis, comme le furent les grandes crises de la guerre froide. Au fond, elle nous place plutôt dans la situation de 1914, quand l’illusion que le bon sens finirait par l’emporter devant le risque d’apocalypse fut balayée par le vertige de puissance de quelques-uns. D’autre part, nous ne pouvons plus sous-estimer le fait que l’évolution historique a poussé au plus haut point le processus d’interdépendance qui est consubstantiel à l’hominisation elle-même.

Les contours d’un destin commun

La globalité des processus climatiques, économiques et culturels trace désormais les contours d’un destin commun, qui ne relève ni de la bonne volonté des États pris séparément, ni de quelque « empire », ni même des illusions néolibérales de la « bonne gouvernance ». De même que le destin de chaque territoire relève de l’implication croissante des individus qui les peuplent, de même la gestion de notre patrimoine planétaire commun suppose l’intervention élargie des peuples et des individus. En cela, ce n’est pas la juxtaposition des puissances, mais la politisation concertée des enjeux planétaires qui est la voie d’une maîtrise durable.

Tout État qui pense qu’il lui suffit, dans ce monde déchiré, de tirer son épingle du jeu en usant comme il l’entend de ses ressources fait un pari risqué. Le repli sur soi n’est pas plus opératoire que la constitution classique du club des puissants. Penser qu’il faut s’efforcer de contenir la Chine n’est pas plus réaliste que penser pouvoir écarter le concurrent allemand, comme l’espérèrent les Britanniques et les Français au début du XXe siècle. Or on sait sur quoi déboucha cette stratégie défensive. La métaphore de l’état de guerre porte vers une conception belliqueuse de la puissance, valorisant bombages de torse et mâles discours. Si nous nous y enfermons, additionnant les contraintes des « guerres » inéluctables – économiques, technologiques, informationnelles –, nous pourrions bien nous trouver emportés dans le maelstrom d’une guerre tout court.

Sans doute est-il encore temps de faire volte-face. Tout État a le droit de vivre dans le respect de la souveraineté que lui reconnaît le droit international. Il a le droit d’aspirer aux ressources qui lui garantissent l’exercice de cette souveraineté. Mais tout repli sur soi ou, au contraire, tout désir « d’empire » contredit de façon absolue la gestion partagée du patrimoine commun de l’humanité. Par voie de conséquence, elle contrevient aux intérêts réels de chaque territoire particulier et donc à ceux de l’État-nation.

On peut aspirer, non pas à la puissance érigée en absolu, non pas à l’empire, mais à l’influence. Elle ne devrait se construire que sur la capacité à agir sur les grandes questions qui conditionnent le destin planétaire commun. En décidant, contrairement à Donald Trump, de signer les accords sur le climat, Joe Biden fait un pas dans cette direction. En s’attachant à réduire drastiquement et dans les plus brefs délais son bilan carbone, la Chine en fait de même. Que les deux se concertent pour mettre en œuvre les décisions prises en ce sens serait un pas plus décisif encore. Mais cela suppose de laisser derrière soi l’état de guerre et la fascination de la puissance. 

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