16.09.2025 à 18:30
Sébastien Broca
Le monde de la Tech est-il intrinsèquement d’extrême droite, même quand il prétend être de gauche ? C’est la thèse du livre de David Golumbia, « Cyberlibertarianism ». Dans cette lecture critique et nuancée, Sébastien Broca donne des prises pour comprendre l’allégeance de la Silicon Valley au trumpisme et réfléchir au rapport de la gauche au numérique.
L’article Cyber et libertaire : l’alliance des contraires ? est apparu en premier sur Terrestres.
À propos du livre de David Golumbia, Cyberlibertarianism: The Right-Wing Politics of Digital Technology, University of Minnesota Press, 2024
L’alliance entre Donald Trump et la Silicon Valley a suscité depuis le début de l’année 2025 une abondante production intellectuelle, qui cherche à expliquer ce qui est d’abord apparu à de nombreux commentateurs comme un retournement improbable. Comment une industrie longtemps réputée libérale et progressiste a-t-elle pu se ranger aussi rapidement et massivement derrière un dirigeant autoritaire et xénophobe ? Passé l’étonnement initial, plusieurs auteurs ont montré que, par-delà ses apparences libertaires, le monde de la Tech était traversé de longue date par des tendances explicitement réactionnaires. Plus rares sont ceux qui se sont demandé si, dans son rapport aux technologies numériques, une partie de la gauche américaine n’avait pas, elle aussi, légitimé l’approche de la Tech aujourd’hui privilégiée par le pouvoir trumpiste, autour de la déréglementation du secteur et du développement à tout crin de l’intelligence artificielle. C’est une hypothèse de ce genre, quelque peu provocatrice, que le dernier livre de David Golumbia, Cyberlibertarianism. The Right-Wing Politics of Digital Technology, nous invite à examiner1.
Cyberlibertarianism est un ouvrage posthume. David Golumbia, qui était professeur à la Virginia Commonwealth University, est mort d’un cancer foudroyant en septembre 2023 peu après avoir remis le texte à son éditeur. C’est aussi un livre bilan, qui reprend en un peu plus de 400 pages les analyses développées par l’auteur sur une période d’une quinzaine d’années. Durant celles-ci, il est souvent apparu comme un universitaire à contre-courant, naviguant entre les disciplines et n’hésitant pas à remettre en cause la doxa académique, dès lors qu’il était question des technologies numériques et de leur potentiel émancipateur.
« Au sens le plus strict, le cyberlibertarianisme est la conviction que les technologies numériques sont, ou devraient être, soustraites au contrôle des gouvernements démocratiques »
David Golumbia
Bien qu’il n’ait pas forgé le terme, apparu pour la première fois sous la plume de Langdon Winner dans un article de 19972, D. Golumbia est le principal théoricien critique du cyberlibertarianisme. Il ne s’agit pas, selon lui, d’un mouvement unifié ou d’un parti politique. Ce n’est pas non plus une idéologie parfaitement articulée, systématique et cohérente. Le cyberlibertarianisme ne doit donc pas être compris comme la stricte application à la sphère numérique du libertarianisme, en tant que théorie politique d’un État minimal3. Il s’agit de quelque chose de plus large et de plus diffus que l’auteur, dans son précédent livre The Politics of Bitcoin, définissait comme « un ensemble de formules et des croyances associées à la diffusion des technologies numériques4 ». Il précisait aussi que cet ensemble de représentations « intègre des éléments essentiels d’une vision du monde de droite, tout en manifestant un engagement rhétorique de surface en faveur de valeurs qui ne semblent pas issues de la droite5 ».
Derrière ces formulations quelque peu obscures, il faut comprendre que le cyberlibertarianisme caractérise un certain type de rapport politique aux technologies numériques. « Au sens le plus strict, écrit D. Golumbia, le cyberlibertarianisme est la conviction que les technologies numériques sont, ou devraient être, soustraites au contrôle des gouvernements démocratiques » (p. xxi). Cette conviction découle, pour celles et ceux qui la partagent, de l’idée selon laquelle l’informatique et Internet auraient des vertus émancipatrices. Plus précisément, les cyberlibertariens appréhendent les structures sociales, politiques et économiques héritées comme des « barrières » (p. 4), comme des obstacles aux libertés individuelles et aux capacités collectives d’auto-organisation. Or ils considèrent les technologies numériques comme une force érodant ces structures oppressives. Dès lors, brider ou encadrer par la loi le déploiement de ces technologies équivaudrait à empêcher ou à retarder de nombreuses transformations sociales bénéfiques.
Tout l’ouvrage de D. Golumbia est écrit pour documenter la diffusion de cette vision et pour la réfuter. Selon l’auteur, l’influence du cyberlibertarianisme aide à comprendre le hiatus entre les promesses de démocratisation régulièrement associées aux technologies numériques et le recul de fait des institutions et des pratiques démocratiques depuis la diffusion de l’Internet grand public. Tout en usant, voire en abusant, d’une rhétorique pro-démocratie, les cyberlibertariens ont en effet amoindri « le pouvoir des gouvernements démocratiques de choisir les technologies qui correspondent à leur vision d’une société équilibrée » (xxiii). En refusant toute réglementation des technologies numériques et toute limite posée à leur développement, ils ont attaqué, selon Golumbia, le principe même de la souveraineté démocratique.
L’intérêt de la notion de cyberlibertarianisme est qu’elle transcende les clivages partisans habituels. En tant que rapport politique aux technologies numériques, le cyberlibertarianisme « n’imprègne pas uniquement les écrits de figures ouvertement à droite comme Eric Raymond, Paul Graham ou Peter Thiel, mais aussi de certains qui se réclament de la gauche et du centre […] » (p. 4). Dans le contexte américain, qui est celui où se déploie l’analyse de l’auteur, le cyberlibertarianisme renvoie à un bouquet de convictions partagées par de nombreux acteurs sociaux, dans la Silicon Valley et au-delà, au sein des entreprises comme dans le monde universitaire, chez des sympathisants du parti Démocrate comme du parti Républicain. Parmi ces différents protagonistes, D. Golumbia s’intéresse peu à ceux dont on parle en général le plus : les grands entrepreneurs de la Silicon Valley. Il se concentre sur d’autres producteurs de discours : blogueurs, essayistes, membres de think tanks, journalistes, universitaires, militants. Deux groupes d’acteurs retiennent particulièrement son attention. D’un côté, les penseurs et essayistes libertariens, qui gravitent depuis des années autour du monde de la Tech. De l’autre, les militants des libertés numériques, qui occupent a priori une position plus oppositionnelle par rapport aux grandes entreprises technologiques. Présentons ces deux groupes, avant de préciser en quoi le cyberlibertarianisme les rassemble.
D. Golumbia soutient que « malgré sa réputation actuelle (surtout parmi les conservateurs) d’être “ progressiste ”, la Silicon Valley et la culture informatique en général sont issues de la droite » (p. 57). De fait, William Shockley, le pionnier de l’industrie des semi-conducteurs, fut un ardent défenseur de l’eugénisme et de théories racistes. Plus généralement, la Silicon Valley est depuis longtemps opposée à la réglementation de ses activités, hostile aux organisations syndicales et pour partie traversée d’idéologies réactionnaires, en matière de genre par exemple6.
Cyberlibertarianism s’intéresse surtout à la diffusion dans le monde de la Tech, au cours des années 1990, de certaines conceptions centrées sur la défense des libertés économiques. Il cite notamment l’essai de 1994 « Cyberspace and the American Dream: A Magna Carta for the Knowledge Age », écrit par le futurologue Alvin Toffler, la journaliste Esther Dyson, l’ancien conseiller scientifique de Reagan George Keyworth et l’investisseur George Gilder ; un texte souvent considéré comme la feuille de route de la dérégulation des télécoms et de l’informatique aux États-Unis.
D. Golumbia revient aussi sur l’influence d’un ouvrage publié en 1997 par l’investisseur en capital-risque James Dale Davidson et le journaliste William Rees-Mogg : The Sovereign Individual. Les auteurs y louent l’émergence d’une élite mondiale d’« individus souverains », que les technologies numériques aideraient à se dégager du carcan de l’État-nation. Derrière la valorisation typiquement libertarienne des libertés économiques au détriment des libertés politiques, D. Golumbia décèle une théorie « proto-fasciste », qui défend la capacité des ultrariches « à acheter le fait de se soustraire à la politique démocratique » (p. 353). À l’instar d’autres auteurs comme Quinn Slobodian, D. Golumbia montre ici la porosité entre les idées libertariennes, traditionnellement inscrites dans l’orbite du libéralisme politique, et des conceptions authentiquement autoritaires et antidémocratiques. Il souligne en outre l’influence durable au sein de la Silicon Valley de The Sovereign Individual, un ouvrage « régulièrement cité, en particulier par les investisseurs en capital-risque et les promoteurs des cryptomonnaies et de la blockchain, pour véhiculer un mélange étrange de proto-fascisme et d’utopisme technologique » (p. 357).
Cyberlibertarianism analyse enfin les écrits d’intellectuels comme Nick Land et Curtis Yarvin, que l’accès aux responsabilités de D. Trump et J.D. Vance a récemment placés sous les projecteurs médiatiques, dans la mesure où ils ont été crédités d’une influence idéologique importante sur le nouveau pouvoir états-unien7. D. Golumbia montre comme ces essayistes reprennent de nombreuses idées présentées plusieurs années auparavant dans The Sovereign Individual, amalgamant les visions transhumanistes d’une humanité radicalement transformée par les technologies, avec l’hostilité à l’État des libertariens et des anarcho-capitalistes.
Lire aussi « Quand le capitalisme fait sécession » d’Haud Guéguen, à propos du livre de Quinn Slobodian, Crack-Up Capitalism, avril 2024.
L’apport le plus original des analyses de D. Golumbia ne concerne pas, à mon sens, ces penseurs d’extrême droite, mais d’autres acteurs que l’on associe souvent à la défense des libertés numériques. Il s’agit d’organisations de protection des libertés civiles comme l’Electronic Frontier Foundation (EFF), de lanceurs d’alerte comme Julian Assange et Edward Snowden, de militants défendant le logiciel libre ou le chiffrement, de projets collaboratifs comme Wikipédia, ou encore d’universitaires comme Yochai Benkler et Daphne Keller. Ces différents acteurs ont en commun de revendiquer une fidélité aux grands principes du libéralisme politique, ce qui les situe a priori bien loin des tendances proto-fascistes que D. Golumbia repère à juste titre chez des essayistes comme Curtis Yarvin. L’auteur juge pourtant les défenseurs des libertés numériques avec une grande sévérité.
Il souligne tout d’abord le manque d’indépendance de nombre d’entre eux vis-à-vis des grands acteurs de la Tech, dont ils dépendent financièrement — c’est le cas par exemple de l’EFF et de centres académiques comme le Media Lab du MIT, l’Internet Observatory de Stanford ou le Berkman Center de Harvard, historiquement liés à l’industrie. Il insiste en outre sur le fait que « même ceux qui n’ont aucun intérêt apparent aux profits des entreprises — tels que les développeurs de logiciels libres, divers autres “ hackers ” et les responsables de projets à but non lucratif comme Wikipédia — ont souvent beaucoup à gagner à la prolifération des industries numériques » (p. 53). Il s’arrête également sur plusieurs mobilisations en faveur des libertés numériques, afin de démontrer qu’elles auraient bénéficié à la Silicon Valley8. On peut ici citer les luttes en faveur de la neutralité du Net ou encore le mouvement de 2012, largement soutenu par Google, en opposition aux lois SOPA/PIPA, qui entendaient renforcer les moyens de lutte contre le « piratage ».
Son argument général consiste donc à dire qu’il existe une affinité profonde entre des essayistes d’extrême droite et les militants des libertés numériques : le rejet de la réglementation des technologies.
L’essentiel de l’argumentation de D. Golumbia se situe néanmoins sur le plan des idées. Il soutient que les croyances fondamentales des défenseurs des libertés numériques — la force émancipatrice des technologies, de l’« ouverture » et de la « décentralisation » — les auraient poussés à embrasser « les objectifs des militants de droite et d’extrême droite hostiles au gouvernement » (p. 283). Ces acteurs, en apparence progressistes, seraient des activistes de droite s’ignorant comme tels. Leur vision du monde serait fondamentalement antidémocratique, en ce qu’elle remettrait en cause la possibilité d’encadrer par la loi l’essor des technologies numériques. Selon D. Golumbia, les défenseurs de la liberté d’expression en ligne, du droit au chiffrement, voire de la protection des données personnelles, remettraient en cause la capacité d’un pouvoir démocratiquement élu à réglementer les usages de l’informatique et d’Internet.
Il critique par exemple l’incohérence de certains activistes luttant contre la surveillance publique et privée (comme les développeurs du projet Tor), qui revendiquent une légitimité indépendante de « l’infrastructure juridique des États-Unis ou d’un quelconque autre pays » (p. 261). Il s’élève aussi contre la manière dont la liberté d’expression a pu être instrumentalisée pour empêcher la régulation par la puissance publique des espaces en ligne et des réseaux sociaux commerciaux. Son argument général consiste donc à dire qu’entre les discours explicitement antidémocratiques des essayistes d’extrême droite et les luttes censément prodémocratiques des militants des libertés numériques, il existe par-delà les apparences une affinité profonde : le rejet de la réglementation des technologies.
D. Golumbia dénonce enfin ce qu’il présente comme un aveuglement de nombreux penseurs et militants de gauche, relativement à des courants ou à des personnalités souvent considérés avec bienveillance, voire admiration. Un exemple qui revient à plusieurs reprises est celui des cypherpunks, qui défendent depuis le début des années 1990 le droit au chiffrement pour tous. Selon D. Golumbia, cette cause s’inscrirait en fait au sein d’un programme politique objectivement d’extrême droite, où figurent en bonne place des idées comme la supériorité des solutions technologiques sur les solutions juridiques, le refus de l’impôt et le contournement des lois (p. 111). D. Golumbia livre également des jugements particulièrement sévères sur des figures de premier plan comme le fondateur de Wikileaks Julian Assange et le lanceur d’alerte Edward Snowden, qui révéla en 2013 l’étendue de la surveillance pratiquée par la National Security Agency (NSA). Le premier est décrit comme « un provocateur politique proto-nazi dont l’antisémitisme, le racisme anti-Noirs, le déni du changement climatique, la misogynie, la haine de la démocratie et le soutien à des régimes politiques autoritaires […], y compris ses efforts pour tromper l’opinion publique lors de l’élection présidentielle américaine de 2016, ne parviennent pas à pénétrer l’esprit d’observateurs, qui considèrent que son utilisation des outils numériques et son attitude anti-establishment demeurent efficaces » (p. 116). Quant à E. Snowden, D. Golumbia estime qu’« il est difficile d’accorder du crédit à l’affirmation selon laquelle la principale chose qui l’intéressait était de défendre les libertés civiles », et non de « nuire le plus possible au gouvernement démocratique » états-unien (p. 125).
La thèse la plus forte du livre de D. Golumbia est donc celle d’une convergence idéologique et politique, autour des préceptes cyberlibertariens, d’une constellation d’acteurs que l’on tendrait spontanément à situer en différents endroits du champ politique. Les cyberlibertariens de toute obédience partageraient une même hostilité à la réglementation démocratique des technologies numériques dans le cadre de l’État-nation. La thèse est stimulante, à la fois scientifiquement et politiquement, mais l’argumentation qui la soutient n’est pas dénuée de faiblesses.
La question du rapport entre démocratie et défense des libertés numériques est en effet plus complexe que ne le suggère Golumbia.
La première tient à l’empressement, voire à la légèreté, avec laquelle un grand nombre d’acteurs sont caractérisés comme « fascistes », « proto-fascistes » ou « proto-nazis ». Si D. Golumbia est convaincant lorsqu’il montre, parfois avec finesse, comment des prises de position en apparence progressistes ont pu favoriser l’essor d’acteurs qui ne l’étaient pas, il l’est moins lorsqu’il traite indistinctement les uns et les autres de fascistes. Les passages consacrés à des figures ambivalentes comme J. Assange ou E. Snowden apparaissent ainsi manichéens et on regrette parfois que l’auteur favorise certains amalgames. À lire Cyberlibertarianism, peu de choses distinguent ceux qui tiennent des discours d’extrême droite et ceux qui refusent d’interdire les discours d’extrême droite au nom d’une conception maximaliste de la liberté d’expression ; ou ceux qui se livrent à des activités violentes et ceux qui développent des outils de chiffrement ou d’anonymisation pouvant être utilisés pour coordonner des activités violentes. Dire que ces distinctions n’ont aucune importance représente, me semble-t-il, une pente dangereuse. On peut s’opposer vigoureusement à la vision absolutiste de la liberté d’expression, qui a conduit de nombreux cyberlibertariens à une attitude excessivement tolérante vis-à-vis des discours de haine en ligne, sans pour autant assimiler les défenseurs (états-uniens) des libertés civiles à des proto-nazis.
De manière plus générale, il est regrettable que D. Golumbia n’essaie à aucun moment de faire des typologies d’acteurs, ou a minima de mettre au jour certaines différences significatives entre les différents protagonistes du cyberlibertarianisme. Cela confère à l’ouvrage une partie de sa charge polémique, mais finit par affaiblir son propos. En effet, les raisons qui expliquent l’hostilité à la réglementation par l’État de la sphère numérique ne sont pas les mêmes pour tous. Chez certains, les arguments anti-régulation dérivent du primat des libertés économiques sur les libertés politiques. L’objectif poursuivi est alors que les entreprises et les acteurs financiers de la Silicon Valley soient immunisés contre tout obstacle réglementaire (respect de la vie privée, législations antitrust, droit environnemental, etc.) et exigence redistributive (fiscalité). C’est aujourd’hui très précisément l’agenda politique des grands acteurs de la Silicon Valley — et ce qui explique pourquoi ils ont tant fait pour s’attirer les bonnes grâces du pouvoir trumpiste.
Les arguments qui ont historiquement été ceux des militants des libertés numériques peuvent difficilement être rabattus sur ce schéma. Pour le dire de manière simple, ces acteurs militants ont cherché à faire prévaloir des libertés technologiques, plus que des libertés économiques. Ce qui explique leur opposition à nombre de réglementations n’est pas le maintien des conditions d’une maximisation des profits économiques pour quelques-uns, mais la défense des conditions d’un déploiement émancipateur des technologies numériques pour tous. C’est du reste ce que souligne D. Golumbia lui-même, lorsqu’il écrit que « les utopistes numériques exigent que “ nous ” reconnaissions leur “ droit humain ” aux ordinateurs, aux téléphones portables et à un internet “ libre et ouvert ” » (p. 272). Cette phrase indique bien que le positionnement d’acteurs militants comme l’EFF (dont l’un des slogans est « digital rights are human rights ») repose sur l’assimilation entre accès aux technologies numériques et droits fondamentaux. D. Golumbia a donc raison de souligner que ce positionnement adopté par les militants des libertés numériques a pu favoriser les desseins des franges les plus libertariennes de la Silicon Valley, en érigeant des obstacles à la réglementation et au contrôle des technologies. Il est en revanche simplificateur de faire comme si les raisonnements et les valeurs impliquées étaient les mêmes chez ces différents groupes d’acteurs.
Cela conduit à souligner une autre faiblesse de l’ouvrage : la théorie de la démocratie qui lui est sous-jacente. Bien qu’il ne clarifie jamais ce point, D. Golumbia semble considérer que la démocratie se réduit au vote et à la mise en application des lois par les États, dans le cadre des institutions représentatives propres aux démocraties parlementaires contemporaines. On ne trouve dans l’ouvrage aucune prise en considération ni des échelles de décision infra-étatiques, ni des contre-pouvoirs que la société civile peut opposer à l’État, ni des actions de désobéissance civile auxquelles certaines théories démocratiques accordent une place déterminante. Ainsi, bien que D. Golumbia dénonce à raison l’inconséquence de certains discours « pro-démocratie » tenus par les défenseurs des libertés numériques, sa propre approche de la souveraineté démocratique paraît parfois à la fois limitative et faiblement argumentée. Cela le conduit à considérer comme « anti-démocratiques » des pratiques et des discours cyberlibertariens, auxquels il serait en fait possible de conférer une certaine légitimité et importance démocratique.
La question du rapport entre démocratie et défense des libertés numériques est en effet plus complexe que ne le suggère D. Golumbia. Le propre des mouvements de défense des libertés numériques a été de ressaisir dans le vocabulaire classique du libéralisme politique des pratiques technologiques : le fait de pouvoir se connecter librement à Internet dans sa globalité, d’accéder au code source des logiciels ou de chiffrer ses communications de bout en bout. Certaines possibilités technologiques en sont ainsi venues à être considérées comme métapolitiques, c’est-à-dire comme des conditions pour l’exercice de la démocratie et, par voie de conséquence, comme devant être soustraites au champ de la décision démocratique elle-même. Cela a produit un effet de fermeture, bien perçu par D. Golumbia. Comment contester le déploiement de certaines technologies quand celles-ci sont présentées comme le nouveau socle de l’espace public démocratique ? Comment mettre en balance le développement du numérique avec d’autres finalités sociales et environnementales que ce développement menace, lorsque l’accès à ces technologies est posé comme une liberté fondamentale ?
L’ouvrage de D. Golumbia montre bien ce qui a été perdu à ne pas poser de telles questions. Il néglige cependant le fait que les libertés numériques, dans une société devenue de facto indissociable de l’informatique, représentent aussi des moyens pour la société civile de résister à l’État. Or, la capacité des individus et des collectifs à se protéger contre certaines dérives autoritaires du pouvoir ne peut pas être considérée comme superfétatoire en démocratie — particulièrement dans le contexte actuel.
Le livre de D. Golumbia interroge finalement le rapport de la gauche démocratique, sociale et écologiste au numérique. Cette question est abordée brièvement dans l’épilogue. L’auteur y critique la « prolifération » (p. 401) de ces technologies. Il défend la nécessité de les réglementer plus fermement, voire d’abolir certaines d’entre elles, comme les grands réseaux sociaux commerciaux et les outils qui permettent la collecte et le traitement de données biométriques. Ces propositions ne sont guère éloignées de celles défendues par certains universitaires et intellectuels, à l’origine de la renaissance aux États-Unis d’un courant néo-luddite9. Elles demeurent malgré tout minoritaires, tant elles heurtent certains dogmes qui imprègnent la gauche américaine depuis plusieurs décennies : la croyance dans les propriétés démocratiques d’Internet et le caractère systématiquement bénéfique du progrès technique. S’il fallait une nouvelle preuve de l’enracinement de ces idées, elle pourrait être trouvée dans le succès récent, au sein du Parti démocrate, de la thématique de l’« abondance ». Derrière ce terme repris d’un essai à succès publié par deux journalistes10, un agenda productiviste guère original, qui insiste sur l’innovation technologique, le déploiement de nouvelles infrastructures et la nécessité de lever tous les obstacles réglementaires empêchant les États-Unis de produire plus et plus vite.
Qu’en est-il en France ? Les analyses développées dans Cyberlibertarianism y sont en partie transposables. La France a, elle aussi, ses essayistes cyberlibertariens et réactionnaires, comme Laurent Alexandre, dont les accointances avec l’extrême droite ont été documentées11. De l’autre côté du spectre politique, une partie de la gauche intellectuelle défend depuis plusieurs années des positions, qui peuvent évoquer celles des défenseurs états-uniens des libertés numériques. C’est le cas de la revue Multitudes, qui a contribué dès le début des années 2000 à familiariser un public extérieur au champ informatique à des questions comme le logiciel libre, le chiffrement des communications et les communs numériques. Historiquement animée par des représentants du courant post-opéraïste, Multitudes a été un espace intellectuel où ont convergé rejet de l’État-nation et enthousiasme pour le numérique. Il en a résulté des analyses, qui ont souvent insisté sur l’importance des technologies pour renverser les structures sociales oppressives. L’actuel co-directeur de Multitudes, Yves Citton, suggérait récemment que le succès de Trump tenait à l’incapacité de la gauche « à entendre la proposition d’un accélérationnisme progressiste12 ». Il appelait à se saisir des potentialités émancipatrices des technologies et à construire une nouvelle alliance « entre infrastructures numériques et politiques progressistes13 » pour faire émerger un avenir post-capitaliste. Il envisageait ainsi de « mettre les nouvelles technologies d’automation au service de la réduction des inégalités et des nuisances environnementales13 », c’est-à-dire de poursuivre des objectifs radicalement opposés à ceux du trumpisme tout en s’appuyant sur les mêmes outils technologiques que ce dernier.
Pour qui a lu Cyberlibertarianism, de tels propos rappellent les illusions critiquées par D. Golumbia. L’idée selon laquelle un « accélérationnisme progressiste » serait la meilleure manière de lutter contre l’accélérationnisme réactionnaire de D. Trump et de la Silicon Valley néglige le fait que les finalités politiques ne peuvent être dissociées des moyens technologiques. À l’heure où les États-Unis sont lancés dans une folle fuite en avant en matière d’IA (une dynamique qui mêle investissements colossaux dans de nouvelles infrastructures, dérégulation totale du secteur et volonté d’accaparement de ressources stratégiques partout dans le monde), la gauche sociale et écologiste ne peut plus soutenir que cette accélération serait susceptible de servir les objectifs qui sont les siens. La dynamique technologique en cours est indissociable de la concentration du pouvoir du capital, du recul de la démocratie, de la destruction des solidarités, de l’aggravation du réchauffement climatique et de l’effondrement de la biodiversité. Les accélérationnistes, qu’ils soient de droite ou de gauche, évoquent les différentes facettes du cyberlibertarianisme. Ils ont en commun une foi irraisonnée dans le progrès technique et une réticence à réguler par la loi le déploiement des technologies numériques. Rompre avec ces dogmes paraît aujourd’hui pour le moins nécessaire. Cela ne nous dit pas, en revanche, que faire des usages et des infrastructures légués par trente années d’enthousiasme transpartisan pour Internet, et que préserver des luttes pour les libertés numériques qui ont rythmé cette histoire.
Photographie de couverture – Wendelin Jacober, CC0, via Wikimedia Commons
NOUS AVONS BESOIN DE VOUS !
Depuis 2018, Terrestres est la revue de référence des écologies radicales.
À travers des essais, enquêtes, traductions inédites et récits de résistances, nous explorons les nouvelles pensées et pratiques nécessaires pour répondre à la catastrophe écologique.
Chaque semaine, nous publions en accès libre des articles qui approfondissent les enjeux écologiques, politiques, et sociaux, tout en critiquant l’emprise du capitalisme sur le vivant. Plus qu’une revue, Terrestres est un laboratoire d’idées et un lieu de réflexions critiques, essentielles à l’élaboration d’alternatives justes et émancipatrices.
En nous lisant, en partageant nos articles et en nous soutenant, par vos dons si vous le pouvez, vous prenez le parti de l’écologie radicale dans la bataille culturelle qui fait rage.
Merci !
L’article Cyber et libertaire : l’alliance des contraires ? est apparu en premier sur Terrestres.
12.09.2025 à 15:30
Roméo Bondon
Dès 1860, alors que le carbone n’a pas encore envahi l’atmosphère et que le plastique n’existe pas, le géographe et militant anarchiste Élisée Reclus décrit les humains comme des agents géologiques qui modifient le climat. Tout au long de son œuvre monumentale, il parvient à rendre le monde plus familier tout en déployant l’idée d’une condition terrestre.
L’article Élisée Reclus, l’anthropocène avant l’heure est apparu en premier sur Terrestres.
Ce texte est un extrait du livre « Élisée Reclus & la solidarité terrestre », de Roméo Bondon, qui vient de paraître dans la collection « Précurseurs de la décroissance » des éditions du Passager clandestin.
Au moment de saluer son ami et camarade, mort quelques jours plus tôt, Pierre Kropotkine a ces mots pénétrants : c’était « l’un de ceux qui avaient le mieux senti et vécu la liaison qui rattache l’homme à la Terre entière, ainsi qu’au coin du globe où il lutte et jouit de la vie1 ». Tout est dit. Des premiers articles publiés dans la Revue des Deux Mondes jusqu’à L’Homme et la Terre, en passant par La Terre et les dix-neuf volumes de la Nouvelle géographie universelle, Élisée Reclus n’aura de cesse de répéter, préciser, démontrer que les actions humaines sur la planète ne sont pas sans effets et, dès lors, qu’elles impliquent des responsabilités2.
Dans un article publié en 1864 à propos de Man and Nature, un ouvrage du diplomate américain et tenant de la préservation de la nature George Perkins Marsh3, Reclus note que les humains, « devenus, par la force de l’association, de véritables agents géologiques, […] ont transformé de diverses manières la surface des continents, changé l’économie des eaux courantes, modifié les climats eux-mêmes4 ». Inaugurant une conception dialectique du progrès n’allant jamais sans sa part de « régrès » qu’il conservera jusque dans ses derniers textes5, il détaille à partir de plusieurs exemples la diversité des modalités que recoupe l’action humaine sur la nature. « D’un côté elle détruit, de l’autre elle détériore » suivant l’état social et les progrès de chaque peuple, elle contribue tantôt à dégrader la nature, tantôt à l’embellir6 ». Et d’ajouter que, devenue « conscience de la terre », l’humanité se civilise à mesure qu’elle comprend que « son intérêt propre se confond avec l’intérêt de tous et celui de la nature elle-même7 ».
Difficile de ne pas penser à la notion désormais bien connue d’anthropocène pour décrire cette ère dans laquelle nous serions désormais entrés :
Sans qu’il soit nécessaire d’admettre un changement d’axe et la variation des latitudes terrestres, on peut affirmer que l’époque actuelle, comme les époques antérieures, offre aussi, dans ses climats, toute une série de changements successifs, et déjà l’histoire nous prouve que, dans ces modifications si importantes du régime de notre globe, les travaux de l’humanité entrent pour une très large part8.
Évidemment, il ne s’agit pas pour Reclus de trouver le « clou d’or » datant précisément le début de cette nouvelle période géologique. Le carbone contenu dans l’atmosphère commence tout juste à augmenter sous les coups d’une industrialisation féroce, tandis que le plastique, qui est la marque de notre temps, n’est pas encore connu. Néanmoins, sa conscience des effets planétaires produits par des modifications localisées qui s’ajoutent les unes aux autres a de quoi nous interpeller.
Pour aller plus loin, vous pouvez lire aussi dans Terrestres « Enquêter, s’émerveiller et se révolter avec Élisée Reclus » de Roméo Bondon, septembre 2023.
Miroir de cette conception originale, Reclus n’hésite pas à conférer aux éléments ou à des milieux naturels une personnalité, voire une capacité d’action. Ainsi, sous sa plume, les montagnes sont « des êtres doués de vie9 » qui se révèlent composés d’« individus géographiques modifiant de mille manières les climats et tous les phénomènes vitaux des régions environnantes par le seul fait de leur position au milieu des plaines10 ». Dès lors, c’est bel et bien « l’action combinée de la Nature et de l’Homme lui-même, réagissant sur la Terre qui l’a formé11 », qu’il s’agit de décrire sur toutes les parties du monde et dans le moindre des phénomènes observés.
Les deux Histoires, d’un ruisseau et d’une montagne, publiées respectivement en 1869 et en 1880, sont peut-être ses textes qui illustrent le mieux cette démarche. Ils font ainsi écho à sa conviction selon laquelle « la science doit être une chose vivante12 ». Les deux récits paraissent aux éditions Hetzel, qui publient également Jules Verne, dans une collection intitulée « Bibliothèque d’éducation et de récréation », ce qui donne une bonne indication de la teneur des ouvrages : deux promenades informées, l’une au sein d’un bassin hydrographique, de la source à l’océan, l’autre dans un massif montagneux, auprès des animaux et des humains qui le peuplent. Au moment où il commence à travailler sur ce second opus, Élisée confie son intention à son éditeur, mais aussi ses doutes : « Mon livre est à la fois science et poésie, mais il vaudrait mieux qu’il fût l’un ou l’autre ; je crains bien que le genre lui-même ne soit faux13. » C’est pourtant bien ce mélange qui a assuré aux deux Histoires une postérité que n’ont pas démentie les plus récentes rééditions, ce à quoi il faut ajouter un engagement de l’auteur dans son texte, n’hésitant pas à mobiliser son expérience, à convoquer les sens des lecteurs et des lectrices, à conclure, comme toujours, sur un horizon émancipateur, celui d’une fraternité universelle14.
Aussi, quelle que soit l’échelle à laquelle il se situe et qu’importe le pas de temps considéré, Élisée Reclus tente de saisir les phénomènes terrestres avec une certaine familiarité. En cela, les évolutions de l’époque en matière de transport l’y ont sans doute aidé. Comme il l’écrit en ouverture d’un article publié en 1866,
[Il] se manifeste depuis quelque temps une véritable ferveur dans les sentiments d’amour qui rattachent les hommes d’art et de science à la nature. Les voyageurs se répandent en essaims dans toutes les contrées d’un accès facile, remarquables par la beauté de leurs sites ou le charme de leur climat9.
Le monde, nous dit Reclus, subit une forme d’amoindrissement à mesure que les voies de communication se multiplient. Son usage n’en est devenu que plus accessible et son usure, diraient aujourd’hui certains critiques du tourisme, que plus rapide15.
Dans le dernier tome de la Nouvelle géographie universelle, Élisée adopte un regard rétrospectif sur les évolutions dont il a été le contemporain durant les vingt années qu’ont nécessitées la fabrication et la publication exhaustive de son grand-œuvre : « Partout, le réseau des voyages couvre la planète comme un filet aux mailles rétrécies. […] Chaque année, se raccourcit la durée du tour du monde, devenu maintenant pour quelques blasés une fantaisie banale16. »
Sa longue et continue pratique de la Terre l’a évidemment rendu sensible aux façons de la représenter17. Il fait un usage abondant de la cartographie et a pu s’appuyer pour cela sur les compétences de l’anarchiste suisse Charles Perron18. Ensemble, ils développent des cartes non seulement de localisation, mais également économiques, statistiques et géopolitiques, ce qui constitue une véritable nouveauté pour l’époque.
Mais ça n’est pas tout. La tentative la plus originale, sans doute, pour « dépouiller l’État du monopole de la production des images du monde19 » a été le projet de construction de globe terrestre pour l’Exposition universelle de 1900, qui s’est tenue à Paris. Son but, alors : « Faire entrer la géographie dans la cité20. » Il partage des préoccupations pédagogiques avec l’ensemble du milieu anarchiste, ainsi qu’avec l’urbaniste écossais Patrick Geddes, qui travaille avec le neveu d’Élisée, Paul Reclus, ce « constructeur de globes, de reliefs et de dispositifs de représentation du monde les plus divers21 », à produire une représentation à échelle réduite de la surface terrestre de l’Écosse.
La planète, cette « grande patrie », est donc pour Élisée un lieu familier, aussi bien parce qu’il en connaît de nombreuses régions que parce qu’il tente, à défaut, par l’imagination et la connaissance, de se situer parmi les sociétés qu’il évoque, pleinement imprégné par les paysages qu’il décrit, en se plaçant « du point de vue de la solidarité humaine22 ».
Enfin, la description de la Terre, cet « ensemble merveilleux de rythme et de beauté23 », ne serait pas complète sans accorder une place de choix aux autres animaux – en un mot, à tout ce qui vit. Cette inclusion, assez banale pour les végétaux à une époque où la géographie botanique prend son essor, l’est beaucoup moins pour la faune, sauvage et domestique, qui est abordée dans chaque tome de la Nouvelle géographie universelle et devient un thème et une préoccupation à part dans les derniers textes d’Élisée Reclus. La mention de tel ou tel animal se double à la fin de sa vie d’une valorisation de la coopération interspécifique, notamment dans « La grande famille24 », ou de prises de position éthiques, comme dans « À propos du végétarisme25 ».
À écouter, un épisode des Sons Terrestres : « Histoire d’un ruisseau, d’Élisée Reclus », des extraits lus par la compagnie Le rouge et le vert, 2021.
Image d’ouverture : Photographie Jean Reutlinger, vers 1907-1914, Wikimedia.
NOUS AVONS BESOIN DE VOUS !
Depuis 2018, Terrestres est la revue de référence des écologies radicales.
À travers des essais, enquêtes, traductions inédites et récits de résistances, nous explorons les nouvelles pensées et pratiques nécessaires pour répondre à la catastrophe écologique.
Chaque semaine, nous publions en accès libre des articles qui approfondissent les enjeux écologiques, politiques, et sociaux, tout en critiquant l’emprise du capitalisme sur le vivant. Plus qu’une revue, Terrestres est un laboratoire d’idées et un lieu de réflexions critiques, essentielles à l’élaboration d’alternatives justes et émancipatrices.
En nous lisant, en partageant nos articles et en nous soutenant, par vos dons si vous le pouvez, vous prenez le parti de l’écologie radicale dans la bataille culturelle qui fait rage.
Merci !
L’article Élisée Reclus, l’anthropocène avant l’heure est apparu en premier sur Terrestres.