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03.09.2025 à 11:58

Pour une écologie de la libération : antiracisme et écologie politique

Fatima Ouassak

Alors que la possibilité du fascisme prend corps à grande vitesse, il ne s’agit plus de convaincre, mais d’organiser le camp de l’émancipation, observe Fatima Ouassak dans ce texte incisif, qui ouvre le livre collectif « Terres et liberté ». Elle appelle à assumer la radicalité et à construire un front commun écologiste et antiraciste : l’écologie de la libération.

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Texte intégral (2554 mots)
Temps de lecture : 6 minutes

Ce texte est l’introduction par Fatima Ouassak du livre collectif qu’elle a coordonné : Terres et Liberté. Manifeste antiraciste pour une écologie de la libération, paru en mai 2025 aux éditions Les Liens qui Libèrent. L’ouvrage est la première parution de la collection « Écologies de la libération », que dirige Fatima Ouassak.


« Chaque génération doit, dans une relative opacité, découvrir sa mission, la remplir, ou la trahir. »

Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, 1961

Nous vivons à l’aube d’un basculement historique en Occident. Mille bruits de fond le laissent entendre : l’idée même de changement structurel — vers plus de justice — rendu nécessaire par l’urgence climatique est abandonnée par les grandes puissances mondiales, et le fascisme allié au néolibéralisme gagne partout du terrain. L’horizon s’obscurcit d’une possible gestion fasciste de l’urgence climatique : plus question de partager l’eau, l’air, la terre, la possibilité de vivre bien, de vivre tout court, avec celleux décrété·es indignes d’appartenir à l’humanité. Cette possibilité du fascisme prend corps — l’air de rien — très vite.

Dans le même temps — pour partie en réaction — grandit dans le camp de l’émancipation une exigence radicale de justice : la domination des un·es sur les autres n’est plus supportable. Cette exigence est le fruit d’une prise de conscience collective : celle de militant·es, d’intellectuel·les, de syndicalistes, de paysan·nes, d’avocat·tes, d’artistes, d’éditeur·ices, de journalistes engagé·es qui partagent l’ambition de construire un front commun contre ce qui ravage le monde.

En France, ce souffle radical pointe son nez aux portes de l’écologie politique. Le terrain est favorable : depuis une dizaine d’années se tisse un début d’alliance entre luttes écologistes et antiracistes, et on voit arriver une production théorique d’une écologie décoloniale. Un travail qui s’est ancré dans des luttes locales pour les soutenir et s’en inspirer, et qui a mené, en 2020, à un mot d’ordre partagé entre écologistes et antiracistes : « On veut respirer ! ».

La question est stratégique. La lutte continue, nous sommes d’accord. Mais avec qui ? Pour quoi faire ? S’agit-il de monter en radicalité dans une course contre la montre face au grand capital acoquiné avec l’extrême droite et d’adopter une stratégie révolutionnaire ? S’agit-il au contraire d’arrondir les angles pour freiner le train qui risque de tous·tes nous précipiter dans le ravin et de se ranger derrière une stratégie de repli ? Foncer et faire feu de tout bois ? Ou se terrer et se protéger des vents mauvais ? Nous considérons ici qu’il faut en écologie, comme en tout, résister corps et âme au fascisme. Face aux possibles basculements mortifères, nous n’avons plus le temps de prendre des pincettes en faisant le dos rond.

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Va donc pour la course contre la montre et le feu

Partant de là, remplir notre mission, c’est assumer notre radicalité, la revendiquer. Cela risque de provoquer des controverses ? Tant mieux, vive la controverse ! Cela risque de cliver ? Encore heureux : il ne s’agit pas de convaincre les partisan·nes de la suprématie blanche de rejoindre le camp de l’émancipation. Il s’agit d’organiser le camp de l’émancipation, où nous sommes suffisamment nombreux·ses, et de construire des maquis — physiques, intellectuels et culturels. Remplir notre mission, c’est, malgré les critiques que nous pouvons lui adresser, ne pas rompre avec le champ de l’écologie. Le rapport critique à l’écologie ne doit pas viser à nous en débarrasser, mais au contraire à nous l’approprier. Répondre à notre mission, c’est aussi, dans un contexte d’extrême-droitisation des champs politique et médiatique, refuser de mettre la question raciale sous le tapis. Alors que l’antiracisme est diabolisé et que la défense de la liberté de circuler est taxée de haute trahison, du courage, il en faut. Mais personne n’a dit que notre mission était facile.

Depuis, nous sommes nombreux·ses à avoir découvert la mission de notre génération : travailler à un projet écologiste où l’égale dignité humaine est à la fois le centre et l’horizon. Reste à savoir si nous nous apprêtons à la remplir ou à la trahir. Voilà très précisément où nous en sommes aujourd’hui.

Il s’agit d’analyser précisément la singularité coloniale, islamophobe et anti-migrant·es du fascisme qui se répand aujourd’hui en Europe. Et comprendre que tout se tient : ce qui ravage la Terre ravage les populations non blanches, ce qui ravage les populations non blanches ravage la Terre.

Terres et Liberté est le premier point de ralliement que nous proposons, entre écologie et antiracisme. À l’heure où, en France, la terre se soulève aussi bien pour empêcher l’accaparement de l’eau au profit de quelques-un·es que pour dénoncer le meurtre d’un adolescent tué par la police, à l’heure où ce qui agite en silence les populations non blanches concerne l’enterrement des parents, quelle est la terre où reposer en paix ? Ici ou là-bas ? C’est une question derrière laquelle se cachent mille autres. Quelle est la terre où se reposer et vivre en paix ? Celle où faire grandir ses enfants ? Ces questionnements sont à la fois singuliers et universels. La terre ne concerne pas seulement les conditions de subsistance. Elle est aussi affaire de dignité car la libération de la terre est une condition à l’émancipation de celleux qui l’habitent.
C’est précisément cet enjeu que nous cherchons ici à explorer. Terres au pluriel car toutes ne se valent pas : elles sont souvent traitées comme le sont leurs habitant·es. Et Liberté au singulier pour rappeler que personne n’est libre si tout le monde ne l’est pas. Premier ouvrage de la collection « Écologies de la libération », Terres et Liberté vise à introduire les principaux enjeux, sujets de débat, champs d’action et luttes menées, dans une perspective croisée écologiste et antiraciste.
Une conviction nous anime : si nous y travaillons sérieusement, l’antiracisme peut devenir le nouveau souffle de l’écologie politique, et l’enrichir de joies militantes, de savoirs académiques, d’espérance, et d’une histoire pleine de détermination à vivre libres.

Terres au pluriel car toutes ne se valent pas : elles sont souvent traitées comme le sont leurs habitant·es. Et Liberté au singulier pour rappeler que personne n’est libre si tout le monde ne l’est pas.

Le maquis où il est désormais possible de verser dans un pot commun les héritages antiracistes et les héritages écologistes, c’est l’écologie de la libération. La pensée de Frantz Fanon, celle de Maria Lugones, la vision politique d’Abdelkrim El Khattabi, celle de Thomas Sankara, la libération de l’Algérie malgré cent trente-deux ans de destruction, la lutte pour protéger la terre guyanaise, la résistance en Kanaky, la résilience en Palestine… forment ce maquis où l’on peut résister pour contrer « l’écologie des frontières » mobilisée par les dirigeant·es d’extrême droite. Et où renouveler nos imaginaires, préciser nos horizons idéologiques, dans le détail. Qu’entendons-nous exactement par « racisme environnemental », « écocide », « extractivisme », « effondrement » et « fin du monde », « habiter colonial », « réparation », « justice climatique », « éthique du soin », « rhizome », « libération animale », « ancrage territorial »… ? Autant de définitions nécessaires pour déployer des outils d’émancipation.

L’écologie de la libération, c’est notre réponse à l’urgence que constituent les conséquences du dérèglement climatique et la montée en puissance des fascismes alliés au néolibéralisme en France et en Europe. C’est l’ensemble des grilles d’analyse, projets politiques et mouvements sociaux qui visent à libérer les animaux humains et non humains d’un système d’exploitation et de domination : les grilles d’analyse permettent de comprendre les ravages écologiques sur les êtres et les terres produits par la combinaison de systèmes d’oppression patriarcale, capitaliste et coloniale ; les projets politiques ouvrent des horizons écologistes à la fois anticapitalistes et anticolonialistes ; les mouvements sociaux se composent de collectifs d’habitant·es, d’associations culturelles, de tiers-lieux, d’entreprises, de syndicats, qui luttent contre le système responsable du dérèglement climatique et ses conséquences, avec au centre, les enjeux d’égale dignité humaine. Tout notre travail ici consiste à donner de la voix et du coffre à cette écologie de la libération. Se saisir des impensés et des angles morts de l’écologie politique — suprématie blanche et occidentale, rapports de domination coloniale et racisme environnemental entre autres — pour développer de nouveaux outils critiques. Une manière d’ouvrir un véritable espace antiraciste, et de participer ainsi aux ruptures et au renouvellement nécessaires dans l’écologie, en France et en Europe. La mission de notre génération est de travailler à un front commun écologiste, radicalement antiraciste. Travaillons-y vite, partout, nombreux·ses.


Image d’accueil : « Bush Babies » de Njideka Akunyili Crosby, 2017. Wikiart.

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21.06.2025 à 18:43

Pendant ce temps, l’insupportable quotidien de Gaza

Rami Abou Jamous

Dans son livre "Gaza, Vie", le journaliste Rami Abou Jamous raconte comment lui et ses proches tentent de s’habituer à la "demi-vie" de misère et d’humiliation dans les camps de tentes, sous la menace constante des bombes. Des récits directs et sensibles sur la peur, le dénuement et la débrouille. Mais c’était avant la famine organisée… Depuis, le génocide se poursuit.

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Texte intégral (5429 mots)
Temps de lecture : 14 minutes

Nous sommes en train de vivre un génocide, ce mot que beaucoup de gens refusent d’employer parce qu’ils considèrent qu’il est réservé à un seul peuple. Moi, je peux vous dire qu’on est en train de vivre un gazacide, un palestinocide, un génocide « spécial Palestiniens », « spécial Gazaouis », avec des méthodes de tuerie et des boucheries comme on n’en a jamais vu : bombardements 24 heures sur 24, jour et nuit. Un arsenal militaire inédit qui tue les gens dans leurs maisons, sous leurs tentes, dans les écoles, les hôpitaux, dans la rue. Des déplacements forcés d’un quartier à l’autre, du nord vers le sud, de l’ouest vers l’est, de l’est vers l’ouest, de l’ouest vers le sud. Affamer les gens, anéantir le système de santé, laisser mourir lentement, sans soins, les patients atteints de maladies graves et les blessés.

« Obeida est mort. Il avait 18 ans », chronique de Rami Abou Jamous parue dans OrientXXI le 17 juin 2025

Bombardements, assassinats, famine… À Gaza, la situation est insupportable. Ce printemps, de plus en plus de médias français le reconnaissaient – jusqu’à ce que l’attention ne se détourne vers l’Iran suite aux frappes israéliennes. Mais il y a bien longtemps que la situation est insupportable. Le journaliste Rami Abou Jamous en témoigne dans ses chroniques régulières pour le site OrientXXI et dans deux livres. Le premier, Journal de bord de Gaza, est un recueil de ces chroniques paru chez Libertalia/OrientXXI en 2024 (nous en avions publié un extrait ici). Le second s’appelle Gaza, Vie. L’histoire d’un père et de son fils, il a été écrit en collaboration avec Lilya Melkonian et est paru chez Stock en mars dernier. L’extrait qui suit en est tiré (pp. 121-134).


Les semaines passent et la vie à Rafah est de plus en plus intense. Je sens que je change, comme la plupart des déplacés. Les mêmes doutes, les mêmes craintes. Et, inéluctablement, avec le temps, nous acceptons l’inacceptable, nous nous habituons à cette nouvelle vie d’humiliations.

[Ma compagne] Sabah et moi avons le sentiment paradoxal d’être davantage en sécurité, parfois la guerre semble derrière nous, puis les mauvaises nouvelles nous rattrapent. Pas un jour ne passe sans qu’on nous en annonce. Tel ami est mort à Khan Younès. Tel autre voisin de Gaza Ville aussi. Tel membre de la famille de Sabah n’a pas survécu à un bombardement à Nousseirat. Les drames s’enchaînent : j’apprends le décès de Bilal Jadallah, mon ancien associé, avec qui j’avais fondé la Maison de la Presse. Il avait arrêté le fixing, et à force d’assister à des rencontres de diplomates dans le cadre de ses fonctions, il avait développé des ambitions politiques. Je le considérais comme un grand frère. Nous nous sommes vus pour la dernière fois à la Maison de la presse et je me souviens qu’il s’inquiétait des conséquences de la guerre sur l’avenir de la bande de Gaza. Il a été tué en essayant de se réfugier dans le Sud, comme nous. Je suis bouleversé. Je ne peux décrire la tristesse qui nous envahit à mesure que nous apprenons le décès de ces êtres si chers à nos cœurs.

C’est comme si nous nagions en pleine mer et qu’un courant nous éloignait du rivage. Alors que nous essayons de garder la tête hors de l’eau, un tourbillon sous-marin tente de nous couler. Parfois, l’un de nous est pris dedans et sombre vers les profondeurs de la mort. Pendant ce temps-là, nous y restons coincés, en vie, mais toujours prisonniers. Lors de cette tentative de survie, nous perdons la profondeur de nos émotions.

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La ville de Rafah est à l’image de la situation de la bande de Gaza. Elle change vite, et beaucoup. Jusqu’à présent il n’y a pas eu ici d’incursion terrestre. C’est pour ça que nous avons choisi d’y poser nos valises plutôt qu’à Deir el-Balah, comme un ami nous l’a proposé, ou chez un autre à Khan Younès. Mon pari, c’est que les Israéliens descendront du nord vers le sud de la bande de Gaza au fur et à mesure, et que Rafah sera la dernière ville à être ciblée. Visiblement nous ne sommes pas les seuls à le croire. Avec le temps, l’endroit se densifie. À notre arrivée, à la frontière avec l’Égypte, le long du mur d’acier, de béton et de barbelés, il n’y avait pas de déplacés. Les gens savaient qu’il ne fallait pas trop s’en approcher. Maintenant qu’il n’y a plus de place dans l’enceinte de la ville, nous avons vu s’y ériger des tentes, des toits de tôle, des bâches. Chaque évacuation d’une ville, récemment Nousseirat, amène son lot d’habitants et de réfugiés d’autres zones qui viennent s’ajouter aux milliers d’exilés. Au début de la guerre, Gaza a été divisé en 2 300 blocs par les Israéliens, ces blocs leur servant aujourd’hui à organiser notre évacuation. À ce moment-là une grande partie des habitants refusaient de partir. Mais face aux tueries et aux « israéleries », ils ont fini par s’y plier. Nous avons compris de quoi cette armée était capable, et désormais, à la moindre instruction, tout le monde accourt vers le Sud, où les gens s’entassent et sont humiliés.

Chaque jour, je vois défiler un flot continu d’hommes, de femmes, de vieillards et d’enfants en charrette, en bus, en camion ou à pied, qui, après avoir vécu les uns sur les autres à l’hôpital Al-Shifa ou dans les écoles de l’UNRWA, s’installent à Rafah. Pour certains, c’est le troisième ou quatrième déplacement. C’est ce qui est arrivé à mon ami Hassoun, le chauffeur de Gaza Presse, mon vendeur de cosmétiques. Après avoir dormi devant l’hôpital Al-Shifa, celui que je considère comme mon petit frère s’est réfugié chez un ami à Nousseirat, emmenant ses parents, son frère, sa femme et ses deux enfants. Il y avait son propre logement dans un immeuble où une soixantaine de personnes s’étaient entassées. Puis Nousseirat a été attaqué, il m’a donc appelé pour m’annoncer qu’il nous rejoindrait à Rafah. J’ai cherché en vain un logement digne de ce nom pour eux. Ils ont fini par s’installer sous une tente. J’ai tout fait pour qu’ils y vivent dans de bonnes conditions. Avec Hassoun, nous avons construit des toilettes à côté de la tente, pour que lui et sa famille aient leur intimité. Parce que dans ces camps de fortune, tout le monde partage tout. Quel déchirement de voir les femmes et les enfants faire la queue nuit et jour pour soulager leurs besoins, prendre une douche ou espérer recevoir de l’aide humanitaire. Dans une société comme la nôtre, c’était inconcevable il y a peu de temps. Encore une humiliation. Nous avons donc creusé derrière la tente de la famille de Hassoun, puis nous avons cherché un panneau solaire afin qu’ils aient un peu d’électricité, pour leur éviter l’interminable file d’attente dans les écoles ou les hôpitaux – où l’on trouve toujours de l’électricité pour recharger les portables, les lampes torches ou les batteries de secours. Nous l’avons payé 1 200 shekels, contre 200 shekels avant la guerre. Un vrai business est en plein essor : pour gagner un peu d’argent, les heureux propriétaires d’un panneau solaire revendent aujourd’hui du courant – 1,35 euro la recharge du téléphone portable.

À l’annonce du cessez-le-feu, des dizaines de milliers d’habitant·es du nord de la bande de Gaza sont revenu·es à la recherche de leur maison. Camp de Jabalia, janvier 2025. © 2025 UNRWA Photo : Hussein Jaber/Wikimedia

Ensuite, nous avons déniché des tapis, des chaises, des matelas, des couvertures, une batterie de secours pour alimenter des LED. De façon surréaliste, nous avons aménagé cette tente de 5 mètres carrés – un bout de tissu pour neuf personnes qui ne protège ni de la chaleur, ni du froid, ni des bombes – comme si nous achetions des meubles pour son nouvel appartement. C’est la première fois que je me sens aussi impuissant. J’en ai pleuré, je ne m’en remets pas. Je comprends désormais la frustration de mes frères exilés aux États-Unis, désespérés de ne pouvoir m’aider. Ils transfèrent régulièrement de l’argent sur mon compte, mais les deux seules banques de Rafah ont de moins en moins de liquidités. Au départ, nous pouvions retirer des espèces avec des montants plafonnés. Maintenant, il n’y a plus du tout de liquide dans les distributeurs. Il faut passer par un réseau de bureaux de change, un circuit parallèle : contre un virement, leurs propriétaires nous donnent de l’argent liquide, en prélevant au passage 20 ou 30 % de frais de service. Grâce à nos virements, ils achètent des marchandises provenant d’Israël et d’Égypte qu’ils nous revendent ensuite à des prix exorbitants. Il y a aussi des Palestiniens qui profitent de la guerre.

Quelques semaines après notre arrivée à Rafah, la famille de Sabah elle aussi nous a rejoints. Ses parents, ses frères et sœurs, chacun son conjoint et ses enfants. Au total une trentaine de personnes. Ils sont partis de Nousseirat après un message de l’armée israélienne leur demandant de quitter la ville. Ils souhaitaient prendre la route le lendemain mais les massacres ont tout de suite été très intenses. Ils ont donc décidé en urgence d’un départ pour Rafah en charrette et à pied, en pleine nuit. Ce soir-là, il pleut des cordes, le réseau téléphonique est coupé, et nous n’arrivons ni à les joindre ni à les localiser. Sans tente, la famille de Sabah passe une nuit dans la rue, sous la pluie. Quand nous les trouvons, le lendemain, j’active mon réseau et me démène pour leur dénicher une tente. Une petite tente qui, dans le reste du monde, servirait à faire du camping à la plage ou à la montagne. À Rafah, c’est devenu le rêve de toutes les familles gazaouies.

C’est une guerre psychologique : nous habituer à ces demi-vies. Comme lors de la Nakba de 1948. L’histoire se répète devant mes yeux et je ne peux m’empêcher de faire cette comparaison.

Évidemment, nous n’en trouvons pas. Comme pour Hassoun, il n’y en a plus nulle part. Des bâches, du bois et des planches leur permettront de se construire un refuge. Voir ces abris de fortune pousser partout est un véritable choc pour nous. Nous n’avions jamais vu ça, mais avec le temps, nous nous y sommes malheureusement habitués. Désormais, quand nous demandons à quelqu’un où il loge, nous ne nous attendons plus à ce qu’il donne l’adresse d’un appartement. Nous savons qu’il va nous parler du garage, de la bâche, de la tente ou de l’école dans laquelle il dort. C’est une guerre psychologique : nous habituer à ces demi-vies. Comme lors de la Nakba de 1948. À l’époque, les milices juives, notamment les Haganah, avaient expulsé la population palestinienne de ses villes comme Haïfa, Jaffa ou au nord du pays, vers des camps, sous des tentes. Ces tentes se sont ensuite transformées en toiles, en tôle, puis en dur. Aujourd’hui, ces lieux s’appellent des « camps de réfugiés ». Ceux par exemple de Yebna et de Fallouja sont en fait d’anciens villages entiers qui ont été déplacés en 1948 et 1967. Mes grands-parents l’ont vécu. Aujourd’hui, à Gaza, nous revivons la même chose : les habitants de Chajaya, de Beit Hanoun ont tous dû partir, et s’installent tous ensemble dans un même lieu, côte à côte. Se connaître entre réfugiés, c’est s’assurer une meilleure protection et du réconfort. 75 % des Gazaouis sont des descendants de ces victimes, survivants de la Nakba de 1948 qui avaient fui les massacres de ces milices juives. Les descendants de ces milices se sont transformés en armée, et opèrent de la même manière.

L’histoire se répète devant mes yeux et je ne peux m’empêcher de faire cette comparaison. J’y pense chaque fois que je regarde le visage de Sabah. À force de cuisiner sur un four d’argile, il rougit avec la chaleur et noircit avec la fumée. Je la complimente souvent en lui disant que ces nouvelles couleurs lui vont à merveille, elle qui a la peau si blanche semble bronzée. [Mon fils] Walid, lui, a gardé l’habitude de vouloir cuisiner avec nous, comme à Gaza Ville. Il est toujours dans nos pattes lorsque nous préparons le pain. Nous continuons à lui faire croire qu’à part le mode de cuisson, rien n’a vraiment changé dans notre quotidien. Il a appris à préparer du feu avec des brindilles de bois ou du papier. Quand je vois dans ces yeux à quel point il est heureux de vivre cette expérience, je ressens une immense tristesse. À deux ans et demi, il devrait être à la crèche ou à la maternelle, avoir un robinet d’eau chaude, un micro-ondes. Au lieu de ça il n’apprend rien d’autre que cette nouvelle vie, toujours plus dure. Pour autant, j’essaie plus que tout de transformer ces moments en joie. Je tente de métamorphoser notre réalité pour la rendre moins difficile à supporter.

Tout le monde à Rafah vit ce que nous vivons. Tout le monde a le visage noirci par la fumée des fours d’argile et le soleil, tout le monde a maigri, les traits de ceux que nous croisons sont tirés par la fatigue et l’inquiétude. Les enfants, leurs parents, les personnes âgées, soit 1,6 million de personnes chassées de chez elles par les bombardements, entassées, épuisées. Et depuis quelques jours, la pénurie fait irruption. L’aide humanitaire en provenance du terminal Rafah qui arrive d’Égypte est insuffisante, d’autant qu’elle passe d’abord par le poste de Kerem Shalom, et le contrôle de l’armée d’occupation, avant d’être enfin distribuée au compte-goutte. En plus de la faim, nous manquons progressivement de tout, y compris de produits d’hygiène. Pour les femmes, la situation est désolante. Elles utilisent des bouts de tissu en guise de serviettes hygiéniques. Pour les jeunes enfants, c’est la même chose : les couches sont quasiment introuvables. J’ai réussi à en acheter pour Walid, mais à un prix exorbitant. Le savon et le shampoing sont aux abonnés absents. Heureusement que j’en ai constitué un stock dès notre arrivée ici. Ceux qui n’en ont pas le fabriquent avec un mélange de maïzena et d’eau. Logiquement, le manque d’hygiène apporte son lot de maladies dermatologiques, pour la plupart moyenâgeuses, comme la gale.

La pénurie de gaz a poussé les gens à chercher du bois partout. Maintenant que le bois des arbres a lui-même commencé à manquer, les habitants scient les poteaux électriques pour les brûler ou se rendent jusqu’aux anciens tunnels qui relient Rafah à l’Égypte, bouchés depuis des années. Là-bas les galeries étaient soutenues par des structures en bois : elles ont donc été réouvertes pour en sortir les derniers piliers.

Des proches me racontent leur insoutenable quotidien : ils broient du bétail pour faire de la farine et du pain, ils mangent de la nourriture pour animaux ou des plantes sauvages comestibles qui poussent dans des terrains vagues.

Impossible, aussi, de trouver des chaussures neuves. À force d’errance, nos souliers se sont abîmés, déchirés. Partout, on aperçoit des petits pieds nus. L’autre jour, j’ai naïvement laissé ma seule paire à l’entrée de l’appartement, devant la porte, à côté des tongs des enfants. Elles m’ont été volées. Je suis resté en tongs pendant des jours, jusqu’à ce qu’un ami m’en prête. Il faut aussi faire attention aux vols de linge étendu aux fenêtres. Du jamais vu.

Face à tant de misère, les premiers larcins d’aide humanitaire ont débuté. Les camions qui les acheminent via l’Égypte traversent des camps de fortune. C’est devenu un jeu : des enfants organisent des barrages à l’aide de pierres pour essayer de bloquer quelques camions, espérant y trouver des cartons de nourriture ou de vêtements. Par semaine, seuls 50 véhicules sont autorisés par l’armée israélienne à pénétrer dans le territoire. Pour 2,3 millions de Gazaouis. Puis ce jeu d’enfants s’est transformé en pillage organisé par des clans, installés à côté du terminal de Kerem Shalom, sous les yeux de l’armée israélienne qui laisse faire. De là, ils détournent les marchandises. Ces camions sont protégés par les policiers du Hamas, ils sont systématiquement bombardés. Ils espèrent sûrement que ces deux groupes armés, les clans et le Hamas, s’entretuent après la guerre.

Tentes inondées en raison de fortes pluies à Deir el-Balah, dans la bande de Gaza en janvier 2025. © 2025 UNRWA Photo : Ashraf Amra/Wikimedia

À force de ne manger que des boîtes de conserve et quelques rares légumes – quand nous avons les moyens de nous les offrir –, nous faisons l’expérience de la malnutrition. Pendant ce temps-là, au Nord, la famine est apparue.

Sur place, les proches avec qui je corresponds me racontent leur insoutenable quotidien : ils broient du bétail pour faire de la farine et du pain, ils mangent de la nourriture pour animaux ou encore des plantes sauvages comestibles qui poussent dans des terrains vagues. Au téléphone, la petite fille d’anciens voisins de notre tour me confie rêver de légumes et de viande, pas de chocolat. Accablé par son récit apocalyptique, je décide de tenter ma chance. Je me rends au terminal Rafah. Là-bas je passe devant chaque camion d’aide humanitaire qui s’apprête à rejoindre le Nord et demande aux hommes à bord s’ils accepteraient de transporter un petit sac avec quelques légumes et une conserve de viande hachée, que nous appelons ici la « Bolobeef ». L’un des chauffeurs m’entend : son frère s’y rend justement le lendemain. Il accepte d’embarquer mon paquet. Miracle, le colis parvient à mes voisins, qui m’ont décrit l’émotion de l’enfant en mangeant. J’en pleure de joie.

Motivé par ce succès, je décide de tenter ma chance une deuxième fois. L’un de mes amis connaît un conducteur de poids lourd autorisé à livrer du fioul aux ONG étrangères à Gaza Ville. J’achète le matin même 15 kg de chaque légume que je trouve : des cagettes de tomates, de concombres, d’oignons et de pommes de terre, 20 kg de riz et des conserves de lentilles et de viande hachée, et les répartis dans deux gros sacs. Au total, cela représente 1 200 euros de nourriture que l’homme accepte de transporter discrètement dans son camion. Il me prévient dès le début : il est possible que les produits soient confisqués sur la route par les Israéliens. Par chance, tout s’est déroulé comme prévu. À l’arrivée, les sacs sont réceptionnés par mon ami Fadi dit « le moustachu ». Il me rappelle quelques jours plus tard : il s’est servi pour sa famille et a distribué le reste dans son quartier, sans dire que c’était de ma part, comme je le lui avais demandé. Quelques jours plus tard, il me décrit la joie des familles qui se sont régalées. Je suis chaviré par l’émotion.

Mais ma troisième tentative échoue… cette fois-ci l’armée d’occupation interdit au camion de passer. Pourquoi affamer des enfants ? Qu’ont-ils à voir avec le Hamas ?

C’est ainsi que des milliers de victimes sont morts parce qu’une application d’IA en a décidé ainsi.

Les Israéliens nous avaient demandé de nous réfugier à Rafah, soi-disant une zone sûre. Nous savions pourtant qu’il n’y aurait pas de zones sûres à Gaza. Et voilà que les bombardements s’intensifient ici aussi. Des immeubles entiers sont détruits, des familles décimées. Souvent, avec Sabah, nous nous arrêtons devant des décombres pour y lire des inscriptions peintes sur du béton :  « Ci-gît tel ou tel membre de telle famille. » Ce sont des dépouilles que personne n’a réussi à sortir des gravats, faute de moyens. Des tombeaux en pleine ville parmi lesquels nous évoluons chaque jour : jamais je n’oublierai ces images, gravées à vie dans ma mémoire. Des écoles abritant désormais des centaines de familles sont aussi ciblées, sous prétexte que des membres du Hamas y vivent. Je ne comprends pas pourquoi les Israéliens ne profitent pas des sorties quotidiennes de ces hommes-là pour les tuer dehors, loin des femmes et des enfants. Pourquoi les viser une fois de retour dans l’école ? D’autant que les médias israéliens ont révélé que leur armée utilise un logiciel d’intelligence artificielle nommé « Lavender » pour déterminer leurs cibles. C’est ainsi que des milliers de victimes sont morts parce qu’une application d’IA en a décidé ainsi. Je me pose de plus en plus de questions sur la sécurité des miens, Sabah, Walid et ses demi-frères. Est-ce que je pourrais aussi être visé par l’armée d’occupation ? De nombreux journalistes le sont désormais. Devrais-je loger ailleurs qu’à l’appartement ? C’est la première fois que j’envisage de m’éloigner de ma famille. Mais un jour que je trouve le courage de lui confier mon angoisse, c’est Sabah qui répond à mes questions : « On vit tous ensemble, on meurt tous ensemble. » Que dire de plus ?


Photographie d’accueil : une femme fait brûler du papier et du nylon pour entretenir un feu, Gaza, avril 2025. Photo Hosny Salah sur Pixabay. Sa page Instagram : hosnysalahl

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23.05.2025 à 13:59

Entrevoir la justice climatique : retour sur les Toxic Tour de Seine-Saint-Denis

Laurence Marty

Ile-de-France, 2014. À un an de la COP21, les mouvements climat sont en ébullition. Comment et avec qui se mobiliser ? Dans "Apprendre et lutter au bord du monde", Laurence Marty raconte de l’intérieur le déploiement du cadrage de la justice climatique. Extrait choisi auprès du collectif Toxic Tour Detox 93, qui organise des visites guidées autour des inégalités environnementales dans le 9-3.

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Texte intégral (8648 mots)
Temps de lecture : 19 minutes

Ce texte est tiré du livre de Laurence Marty, « Apprendre et lutter au bord du monde. Récits de mouvements pour la justice climatique », paru aux éditions La Découverte en 2025, dans la collection « Les Empêcheurs de penser en rond ».

Toxic Tour Detox 93 : traduire en justice (environnementale et climatique) les inégalités en Seine-Saint-Denis

Mercredi 24 septembre 2014, 20 h 30, Saint‑Denis, 42 rue de la Boulangerie, première réunion du collectif Toxic Tour Detox 93 (TTD93). Pour suivre l’émergence du cadrage de la justice climatique au sein du mouvement français, il nous faut repartir de la fin de l’été 2014, un an et demi avant la COP21. C’est en suivant les liens tissés à l’Aubépine – un lieu de vie collectif agricole – et en rejoignant le TTD93 que je serai confrontée pour la première fois à cette façon particulière de penser le dérèglement du climat et les questions environnementales avant tout comme des questions de justice – de race, de classe, de genre. Pour l’heure, j’ignore encore ces déplacements et même comment m’orienter dans Saint‑Denis : la nuit est en train de tomber et moi de me perdre dans les ruelles dionysiennes. Je finis par trouver le 42 rue de la Boulangerie, avec une dizaine de minutes de retard. On dirait une sorte d’épicerie, une épicerie bio, ou de produits locaux peut‑être. La réunion n’a pas commencé, mais dans l’arrière‑boutique, une petite vingtaine de personnes sont déjà assises autour de tables disposées en rectangle. Je trouve une chaise et m’assois, intimidée. Le point de départ du collectif, comme l’expliquent Agathe, Éric et George ce soir‑là, c’est que le sommet Paris climat 2015, cette grande conférence internationale censée déboucher sur un nouvel accord mondial dans un an et demi ou COP21, ne se tiendra pas à Paris comme son nom l’indique, mais au parc des expositions du Bourget, en Seine‑Saint‑Denis – ici. Or, les habitant·es de ce département, parmi les plus pauvres de France, sont aussi victimes d’inégalités environnementales (sols pollués par son passé industriel, pollution de l’air causée par la circulation automobile et le trafic aérien, précarité énergétique, pollution sonore, résidus radioactifs) et, de plus en plus, d’inégalités climatiques.

« Nous savons que le dérèglement climatique n’est pas qu’un problème de suraccumulation de particules de CO2 en 2100 : c’est une urgence sociale et de santé dès aujourd’hui », écriront sur tous leurs tracts les membres du TTD93. Ce qu’iels proposent de faire, en réponse, c’est d’organiser des visites guidées des lieux de pollution qui quadrillent le département – qui sont aussi des lieux d’émission de gaz à effet de serre et donc de dérèglement du climat –, et des opérations détox pour mettre en avant les luttes et alternatives des Séquano‑Dionysien·nes1 d’hier et d’aujourd’hui. Éric le répète souvent, c’est important de montrer le positif : « Le sentiment que c’est mort n’a jamais été très mobilisateur2. » Si iels savent qu’« à la fin du sommet, les décisions prises ne seront pas les bonnes », les membres du TTD93 sont déterminé·es à faire entendre leurs voix à travers les « déambulations informatives, rageuses et joyeuses » qu’iels vont organiser jusqu’à la COP3.

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Comme le raconte George ce soir de septembre, ignorer que la Seine‑Saint‑Denis est un territoire pollué est une chose impossible pour celles et ceux qui l’habitent. « Ce que nous connaissons moins, c’est la géographie de ces pollutions, l’histoire des infrastructures qui les produisent (bien plus nombreuses en Seine‑Saint‑Denis que partout ailleurs en Île‑de‑France), et celle des luttes contre leurs nuisances. » Ce que propose le TTD93 en conséquence, c’est d’apprendre, d’apprendre en marchant, en faisant l’expérience de – les toxic tours detox sont avant tout des « expériences sensibles » comme le rappellera Quentin au cours d’une réunion de décembre. La rencontre avec des collectifs agissant déjà localement sur ces enjeux de pollutions sera décisive dans ces apprentissages – du collectif Lamaze luttant pour l’enfouissement de l’autoroute A1 à Saint‑Denis au collectif Romeurope 93 qui défend les droits des personnes Roms vivant en squats ou bidonvilles, en passant par Urbaction 93 composé de riveraines de data centers à La Courneuve4. C’est avec elleux que le TTD93 élabore ses « balades toxiques » et pense les différentes prises de parole qui les rythment. Elles porteront successivement sur l’autoroute A1, la mémoire des luttes écocitoyennes dans le 93, les data centers de La Courneuve, l’aéroport d’affaires du Bourget, et les terres agricoles du Triangle de Gonesse menacées par le projet de centre commercial et de loisirs EuropaCity.

Toxic Tour sur l’autoroute A1 à Saint-Denis, automne 2014 © Bruno Serralongue.

Il y a des découvertes qui feront date pour le collectif, tant elles résument à elles seules ce qu’il essaie de démontrer : la station de mesure d’Airparif, qui en bordure de l’autoroute A1, en plein Saint‑Denis, enregistre les taux les plus élevés de pollution d’Île‑de‑France5 ; la note de l’Agence de l’énergie et du climat de Plaine Commune sur les enjeux locaux de la crise climatique qui révèle que la Seine‑Saint‑Denis a été le deuxième département le plus touché par la surmortalité pendant la canicule de 20036 ; entre autres. De quoi rendre tangible l’intuition, que oui, ici aussi, pollution et dérèglement climatique sont des inégalités de plus. À Agathe d’en conclure, un soir d’avril 2015 où elle présente les actions du collectif dans un théâtre parisien, que « dans les quartiers de la Seine‑Saint‑ Denis comme dans les autres régions pauvres du monde, on peut dire que les injustices environnementales et climatiques s’ajoutent aux injustices sociales, qui sont beaucoup aussi des injustices raciales et des injustices de genre ».

Je sors de la réunion du 24 septembre 2014 avec le sentiment que ce qui se trame ici est important : j’y découvre pour la première fois les termes d’« inégalités environnementales » et d’« inégalités climatiques » dont le cadrage m’aimante – j’écris dans mon carnet le soir même (non sans en sourire aujourd’hui) : « Ça, c’est légitime politiquement et mobilisateur. » Dans l’arrière‑boutique le soir de cette première réunion, se trouvaient réuni·es des activistes du climat et des habitant·es en lutte contre les infrastructures qui les empoisonnent, une cohabitation que je n’avais jamais vue jusque‑là. Par chance, j’habite aussi le 93 – à l’est et non au nord, mais dans le 93 quand même. Je trouverai rapidement une place au sein du collectif en construction. Sous l’impulsion d’Éric, je proposerai notamment, en décembre, de me lancer dans une brochure qui reprendrait les principaux éléments des tours et qui serait, de fait, aussi une brochure sur les inégalités environnementales et climatiques qui touchent le département.

Il me faudra plusieurs mois, la tête dans le guidon à parcourir en long et en large la Seine‑Saint‑Denis et avaler des kilomètres de littérature scientifique francophone émergente7), pour m’apercevoir de l’épaisseur des luttes pour la justice environnementale et climatique dont le TTD93 s’inspire, et dont nous n’avons que si peu hérité jusqu’ici, en France. Ce n’est pas faute d’avoir mentionné ces luttes en chaque début de balade. À George de contextualiser le modèle des toxic tours au cours du premier tour sur « l’autoroute de Saint‑Denis », le dimanche 26 octobre 2014, armée d’un mégaphone pour couvrir les bruits de la circulation autour de la place de la Porte de Paris :

« Les toxic tours, c’est un format qui existe depuis une vingtaine d’années dans d’autres pays : aux États‑Unis, au Canada, en Équateur, en Afrique du Sud, entre autres – d’où leur nom anglais. Ces tours font partie d’un mouvement plus général qui s’appelle le mouvement pour la justice environnementale. »

« Ramener l’écologie à la maison » n’a rien d’anecdotique. Surtout s’il s’agit d’un territoire urbain et pauvre comme la Seine‑Saint‑Denis.

Pourtant, ce n’est qu’en lisant quelques mois plus tard l’article de la philosophe Émilie Hache « Justice environnementale ici et là‑bas » que je comprendrai les spécificités et l’ampleur de ce que déplace le mouvement pour la justice environnementale dans les luttes écologistes8. De cette lecture et de celles qui suivront, je comprendrai combien cela n’a rien d’anecdotique de « ramener l’écologie à la maison » pour reprendre les mots de la sociologue Giovanna Di Chiro9 – du moins de la ramener dans le territoire dans lequel on vit, surtout s’il s’agit d’un territoire urbain et pauvre comme la Seine‑Saint‑Denis.

Toxic Tour sur l’autoroute A1 à Saint-Denis, automne 2014 © Bruno Serralongue.

L’histoire des militant·es du mouvement pour la justice environnementale est celle d’une double dépossession pour reprendre les mots d’Émilie Hache : « dépossession tout d’abord d’un partage équitable entre les ressources et les nuisances environnementales ; dépossession ensuite de la reconnaissance d’un souci écologique ». Elle raconte comment, dans les années 1990, des membres d’une mobilisation contre un projet de construction d’un incinérateur de déchets dans la banlieue de Los Angeles – principalement des femmes racisées de classe populaire – allèrent solliciter l’aide d’associations environnementales états‑uniennes très actives, comme le Sierra Club ou l’Environmental Defense Fund (le Fonds pour la défense de l’environnement), qui leur répondirent dans un premier temps que leur combat portait sur des questions de santé publique, et non environnementales, et leur refusèrent dès lors leur soutien.

Les divergences apparues à cette occasion ont amené les acteurs du mouvement de la justice environnementale à questionner ce sur quoi porte l’écologie. « Qu’est-ce qui est environnemental et qu’est-ce qui ne l’est pas ? » […] loin d’être indifférents aux enjeux environnementaux, les acteurs de ce mouvement s’en soucient pleinement, mais s’en soucient non pas comme de quelque chose d’extérieur à eux, avec lequel ils entretiendraient un rapport de loisir, même substantiel, mais comme quelque chose de potentiellement dangereux (parce que toxique, contaminé, présentant des risques d’incendie, etc.) constituant le milieu même où ils habitent, travaillent et vivent.

Emilie Hache

Apparu à la fin des années 1980, le mouvement pour la justice environnementale modifie radicalement – conceptuellement et sociologiquement – le paysage des luttes écologistes.

Exit une écologie par le haut et le dehors, centrée sur la « nature » – ou wilderness – des grandes organisations conservationnistes composées essentiellement d’hommes blancs de classes moyenne et supérieure – que Ramachandra Guha et Joan Martinez Alier appellent « l’environnementalisme des riches »10. Welcome une écologie par le milieu, grassroots (littéralement enracinée dans le sol), portée principalement par des femmes racisées de milieu populaire luttant pour leur survie et celle de leurs enfants – celle de leur communauté humaine et plus‑qu’humaine – contre les industries et les politiques qui ne semblent pas considérer que leurs vies comptent11.

Apparu à la fin des années 1980, le mouvement pour la justice environnementale modifie radicalement – conceptuellement et sociologiquement – le paysage des luttes écologistes12. Le mouvement pour la justice climatique transnational, qui se compose à partir des années 2000, reprend ce double renouvellement. C’est de ces déplacements que le TTD93 tente de s’inspirer.

Toxic Tour sur la mémoire des luttes écocitoyennes à Saint-Denis, automne 2014 © Bruno Serralongue.

Parce qu’il est l’un des collectifs français qui a le plus à cœur d’importer et de traduire ce qui se trame dans les mouvements pour la justice environnementale et climatique transnationaux, le TTD93 est une source d’intérêt pour de nombreux·ses militant·es. Il y a toutes les personnes qui viennent marcher avec nous les dimanches après‑midi des balades toxiques (une soixantaine par tour en moyenne, parfois plus). Il y a toutes les sollicitations de collectifs qui souhaitent reproduire le format des toxic tours ailleurs. Et il y a les invitations de différents membres de la Coalition Climat 21 (CC21) à venir rejoindre la préparation des mobilisations qui auront lieu pendant la COP21. Pour Agathe, « c’est le côté grassroots qui leur parle, et aussi le fait que des actions du style toxic tour et le travail que l’on fait sur les inégalités pourraient plaire à des organisations internationales pour la justice environnementale ». Surtout, ce que tente de faire le TTD93 fait écho aux « chantiers » que se donne la CC21 pour décembre prochain : élargir la mobilisation, en convainquant « bien au‑delà des cercles habituels de l’écologie » (et tenter de ne plus être que ce mouvement climat majoritairement blanc de classes moyenne et supérieure) ; et « s’appuyer sur les victimes et les personnes en lutte sur le terrain » ou « communautés impactées » (la traduction la plus courante de « frontline communities » centrale dans le mouvement anglo‑saxon). Je saisirai l’enjeu immense pour certain·es membres de la coalition de ne pas/plus faire sans ces personnes et de transformer le mouvement climat en profondeur pour laisser émerger celui d’une justice climatique.

Il y a ce vif intérêt dans le mouvement pour l’espace d’enquête, d’apprentissage et de mobilisation autour de la justice climatique que constitue le TTD93, et il y a aussi les critiques qui lui seront adressées, et dont je mettrai plus de temps à percevoir les échos. De l’enthousiasme, certain·es militant·es passent à la condamnation après avoir participé à un tour (ou avoir entendu quelqu’un parler d’un tour) : les toxic tours ressembleraient à des « groupes de touristes bobos blancs en balade dans le 9‑3 ». Je caricature, mais pas tant que ça : on reproche au collectif TTD93 de manquer son objectif de « sortir de l’entre‑soi », de ne pas réussir à mobiliser les « premier·es concerné·es » par les pollutions et les inégalités qu’il dénonce, et d’être dès lors « hors‑sol » (par opposition à « grassroots », ce pour quoi il était potentiellement intéressant plus tôt). Comme si les membres du TTD93 n’étaient pas conscient·es de ce risque dans leur démarche et que ce n’était pas une tension pour elles et eux.

Mardi 4 novembre 2014, 20 heures, troisième réunion du TTD93, dans une grande salle illuminée aux néons du bâtiment colossal qu’est la Bourse du travail de Saint‑Denis. Sont présent·es les membres du TTD93 ainsi que des représentant·es du collectif Lamaze et du comité Porte de Paris, deux collectifs d’habitant·es de quartiers riverains de l’A1, avec qui le premier tour a été organisé. On débriefe. Au fil des prises de parole, ressortent à la fois le fait que cette première balade était « vraiment une réussite » – on était presque une centaine, des élus et des médias étaient présents, les différentes prises de parole se sont bien articulées, le goûter au parc Cachin était une très belle façon de conclure le tour – mais également un « malaise » : « Il y a eu le problème du lien avec les habitants que l’on croise », résume Éric. Je me souviens notamment d’une silhouette aperçue derrière une fenêtre des premiers étages d’une tour semblant épier notre cortège qui contrastait fortement avec le peu de personnes marchant dans les rues et boulevards que nous arpentions. Je me souviens plus encore de notre stationnement le temps d’une prise de parole au niveau d’un carrefour de l’avenue du Docteur‑Lamaze qui était lui, très passant, et des différentes réactions qu’il avait suscitées chez les piétons (essentiellement des hommes noirs et arabes à ce moment précis) que nous avions croisés : celle de nous contourner (nous prenions presque toute la place), celle de prendre un tract sans s’arrêter, voire de le refuser (tracter, c’est la solution que nous avions trouvée avec Aldo pour endiguer notre gêne). Et je me souviens enfin de ce constat partagé avec Agathe à la fin du tour : la plupart des personnes présentes, à l’exception des membres des collectifs locaux, n’étaient pas des riverain·es mais des militant·es écologistes parisien·nes intéressé·es par notre démarche. Cet intérêt n’est pas un problème en soi (au contraire), le problème c’est ce à quoi il nous fait ressembler (effectivement) : un groupe de blanc·hes de classe moyenne en vadrouille dans des quartiers populaires habités majoritairement par des personnes racisées précarisées.

Au fil des prises de parole, ressortent à la fois le fait que cette première balade était « vraiment une réussite » mais également un « malaise » : « Il y a eu le problème du lien avec les habitants que l’on croise », résume Éric.

Au cours de cette première réunion de débrief, on cherche des solutions pour faire le lien avec l’ensemble des habitant·es : on pourrait afficher sur le parcours au préalable, ou encore tracter tout au long de la marche. Didier, du collectif Lamaze, rappelle qu’on a tout de même distribué plus de trois mille tracts sur les marchés et dans des endroits clés de Saint‑Denis, et qu’on avait annoncé le tour dans le Journal de Saint-Denis, « le journal le plus lu de la ville », précise‑t‑il (il m’expliquera à la fin de la réunion que l’hebdomadaire est distribué gratuitement dans toutes les boîtes aux lettres des Dionysien·nes et est une véritable « institution »). George renchérit en soulignant que les toxic tours detox sont « un projet qui s’inscrit dans la durée ». « C’est l’accumulation des tours qui est importante ». Mais pour certain·es membres du collectif, on peut d’ores et déjà aller plus loin et travailler à construire davantage les balades avec les habitant·es des quartiers qu’on sillonne. Agathe évoque ainsi une piste pour le prochain tour sur l’A1 (le collectif Lamaze souhaiterait le reproduire lors de l’événement « Lamaze enlève tes bretelles » qui aura lieu fin juin13). Elle a rencontré le directeur d’une salle de spectacle de Saint‑Denis qui a grandi dans la cité Joliot‑Curie, située en bordure de l’autoroute. Il a proposé de nous mettre en contact avec les éducateur·ices de la cité qu’il connaît bien. Et c’est ce qu’on fera : plusieurs rencontres mèneront à l’organisation d’ateliers photos avec les enfants de la cité, une soirée sur le mouvement pour la justice climatique, et la prise de parole d’une mère et membre d’une association d’aide aux devoirs du quartier au toxic tour de juin.

Toxic Tour sur l’autoroute A1 à Saint-Denis, automne 2014 © Bruno Serralongue.

Si les membres du TTD93 se mobilisent en tant qu’habitant·es de la Seine‑Saint‑Denis (« On se mobilise en tant qu’habitant·es, c’est le point de départ », répètent‑iels), iels ont aussi besoin de laisser la place et la parole à d’autres Séquano‑Dionysien·nes pour que les toxic tours detox fonctionnent (politiquement et pratiquement) : les collectifs de riverain·es des infrastructures dénoncées et, plus largement, les habitant·es des quartiers arpentés. Les savoirs et la légitimité des premiers (les collectifs locaux) sont indispensables pour construire les balades. Comme l’explique Éric au cours de la soirée « Toxic Tour Detox mode d’emploi » de mars 2015 dans un restaurant îlo‑dionysien : « On n’agit pas ex nihilo, on est contre ça. Et ce pour deux raisons : on veut rendre publics des collectifs et des structures qui ont déjà accumulé énormément de connaissances, et aussi parce qu’on ne vient pas en experts écolos. On fait les balades avec eux. » La présence des seconds (les habitant·es des quartiers arpentés en général) et le fait de les intéresser (du moins autant que les militant·es écologistes blanc·hes que nous sommes) sont, en revanche, toujours des défis à relever. Un défi incontournable si le TTD93 veut éviter que ses toxic tours detox soient des sortes de « zoo sociaux » pour reprendre l’expression de Luc, impliqué dans le collectif. Depuis ce rebord, les membres du collectif tentent des choses, ratent, essaient à nouveau, réussissent ou ratent encore – un processus qui se rejoue pour chaque nouvelle balade qui arrive avec le contexte et les enjeux qui lui sont propres.

Pour construire avec ces collectifs et l’ensemble des habitant·es des quartiers arpentés, les membres du TTD93 doivent commencer par traduire en justice – environnementale et climatique – les inégalités telles qu’elles sont vécues en Seine‑Saint‑Denis.

Il y a quelque chose de difficile à tenir pour le collectif TTD93, entre sa toute récente naissance, son énergie limitée, les attentes à son égard (que ce soit celles de ses membres ou celles d’autres activistes du mouvement climat) et son contexte politique. Il faut bien partir de quelque part pour construire un mouvement pour la justice environnementale et climatique en France, et la situation de laquelle part le TTD93 n’a rien d’évident : s’il rencontre des collectifs de riverain·es dénonçant les impacts (sociaux et de pollutions chimique comme sonore) des infrastructures dont ils sont voisins, aucun d’entre eux ne mobilise le cadrage de la justice environnementale et climatique (quasi inexistant en France à l’époque), ni ne se définit comme « communautés impactées ». Presque aucun d’entre eux ne fait le lien avec le dérèglement du climat avant sa rencontre avec le TTD93 (et l’arrivée de la COP21, en fait). Pour construire avec ces collectifs et l’ensemble des habitant·es des quartiers arpentés, les membres du TTD93 doivent commencer par traduire en justice – environnementale et climatique – les inégalités telles qu’elles sont vécues en Seine‑Saint‑Denis, sans tomber dans le piège de l’imposition d’un cadre surplombant et déconnecté14, ni dans celui de l’idée reçue que les enjeux environnementaux n’intéressent pas les habitant·es des quartiers populaires15. C’est à ce croisement que se trouve le pari des toxic tours. Ensuite, comme le rappelait déjà George pendant la réunion de novembre 2014, il faut du temps pour s’enraciner et trouver les façons de problématiser ensemble ce qui ne l’avait que peu été jusque‑là. C’est sûr que, d’ici la COP, ça va être juste pour « mobiliser les quartiers populaires » dans le mouvement climat (du moins massivement), et organiser une grande « marche des intoxiqué·es », de cette façon. C’est en tout cas l’avis d’autres activistes du mouvement qui tenteront d’ouvrir, en parallèle, d’autres sentiers.

Toxic Tour sur l’autoroute A1 à Saint-Denis, automne 2014 © Bruno Serralongue.

Dans la suite du chapitre dont est extrait ce passage, Laurence Marty décrit l’émergence, tout au long de l’année 2015, d’un mouvement pour la justice climatique en France à l’image de celui qui s’étend en Amérique du Nord et ailleurs dans le monde depuis les années 2000.

Des activistes membres de l’alliance de collectifs étasuniens Grassroots Global Justice viennent en Ile-de-France pour présenter leur action.

Un « Appel pour la justice climatique » est lancé depuis l’ONG 350.org, appelant à « partir des luttes qui se mènent dans les quartiers depuis des années ».

Une « marche mondiale pour le climat » est préparée à Paris sur le modèle de la People’s Climate March, qui avait rassemblé plus de 300 000 personnes à New-York en 2014. Cette marche est annulée en raison des attentats du 13 novembre et de la promulgation de l’état d’urgence – à la place, une chaîne humaine est organisée à la hâte.

La COP21 passée, l’autrice revient sur une année et demi de mouvement.

À l’issue des mobilisations de la COP21, la question du sujet politique du mouvement naissant pour la justice climatique reste en suspens, comme le raconte l’une des salarié·es de la CC21 [Coalition Climat 21] à l’assemblée de bilan du mercredi 16 décembre, quelques jours seulement après la clôture des négociations et des manifestations : « Si l’organisation de la marche de New York nous a permis d’avancer plus vite en posant la question de qui sont les communautés impactées en France, elle reste irrésolue. » D’autres questions sont aussi posées : les organisations de la coalition sont‑elles parvenues à devenir une rampe de lancement pour un mouvement pour la justice climatique « fort et durable » en France16 ? Le mouvement est‑il parvenu à « sortir des cercles habituels de l’écologie » ? Comment prolonger les efforts faits pour « construire des espaces de convergence sociaux et climatiques » dans les mois à venir ? Ou encore : comment faire face à l’impensé colonial du mouvement ? Il est peut‑être encore un peu tôt pour répondre à ces questions, et ce que les militant·es se promettent surtout au cours de cette assemblée et ailleurs, c’est de poursuivre les efforts déployés dans ces directions. Nous sommes au début de quelque chose.


Image d’ouverture : photographie réalisée à l’occasion de la manifestation À nos mort·es – Climate Justice for Life, Bassin de la Villette, Paris, 28 novembre 2015. © Bruno Serralongue et Air de Paris, Romainville.

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Notes

  1. Il s’agit du nom donné aux habitant·es du département de la Seine‑Saint‑Denis, à ne pas confondre avec Dionysien·nes qui est celui des habitant.es de la ville de Saint‑Denis
  2. Notons ici que la volonté d’Éric de valoriser le territoire du 93 est au centre de ses engagements : il fait partie de l’association Accueil banlieues (dont les membres reçoivent des touristes à domicile dans le but de changer l’image des quartiers dans lesquels ils vivent) et anime des visites guidées en Seine‑Saint‑Denis avec Tourisme 93. Ces expériences et compétences seront essentielles dans la construction du collectif.
  3. Les deux citations sont extraites du premier tract du collectif annonçant le tour sur l’autoroute A1, consultable ici : <toxictourdetox93. wordpress.com/>.
  4. Les data centers sont des entrepôts qui abritent les serveurs informatiques qui font tourner internet. Voir Clément Marquet, « Ce nuage que je ne saurais voir. Promouvoir, contester et réguler les data centers à Plaine Commune », Tracés, 35, 2018. Les autres collectifs locaux avec lesquels a travaillé le TTD93 sont, entre autres, le Comité Porte de Paris (luttant pour un réaménagement du quartier Porte de Paris), des représentant·es de la lutte contre l’usine d’équarrissage de la Saria de laquelle émanait une odeur pestilentielle dans Saint‑Denis au début des années 2000, l’Association de défense contre les nuisances aéroportuaires (ADVOCNAR) de Saint‑Prix.
  5. La station de mesure Airparif (observatoire de la qualité de l’air en Île‑de‑France) mesure deux jours sur trois des quantités de particules fines et de dioxyde d’azote qui dépassent les seuils autorisés. Cause de ces mesures record : l’A1 et ses 200 000 véhicules par jour ; et non loin l’A86, qui compte 200 000 véhicules par jour également.
  6. On renvoie ici notamment à Jade Lindgaard, « À + 5 °C, des morts à la pelle en Seine‑Saint‑Denis », Mediapart, 28 juin 2014. L’Agence régionale de santé a diagnostiqué que l’augmentation de la mortalité pendant la canicule de 2003 avait été croissante avec l’âge, plus marquée chez les femmes que chez les hommes, et a aussi identifié des facteurs majeurs de risque : l’état de santé lié au niveau de vie, la qualité du logement, l’échec de la diffusion de l’information, ainsi que l’urbanisation dense, sans végétation et sans canal de refroidissement.
  7. Par exemple, Razmig Keucheyan, La nature est un champ de bataille, op. cit. et la note d’Éloi Laurent, « Les inégalités environnementales en France », Fondation de l’écologie politique, 2014. (J’ai vent du travail de la sociologue Caroline Lejeune mais elle n’a encore rien publié à l’époque.
  8. Émilie Hache, « Justice environnementale, ici et là‑bas », loc. cit. Toutes les citations d’Émilie Hache dans les paragraphes qui suivent sont extraites de cet article.
  9. Giovanna Di Chiro, « Ramener l’écologie à la maison », in Émilie Hache (dir.), De l’univers clos au monde infini, op. cit., p. 191‑220.
  10. Voir Ramachandra Guha et Joan Martinez Alier, « L’environnementalisme des riches », in Émilie Hache (dir.), Écologie politique. Cosmos, communautés, milieux, Éditions Amsterdam, Paris, 2012, par opposition à « l’environnementalisme des pauvres » théorisé par le second.
  11. On renvoie aux « Principes pour la justice environnementale » : « The principles of environmental justice », loc. cit.
  12. Sylvia N. Tesh parle à ce titre d’un deuxième âge de ces mobilisations dans son article « Environmentalism, pre‑environmentalism and public policy » (Policy Sciences, 26, 1, 1993, p. 1‑20).
  13. « Lamaze enlève tes bretelles » est une fête des quartiers nord‑est de Saint‑Denis au cours de laquelle la bretelle d’insertion d’autoroute est bloquée pendant une journée.
  14. On renvoie par exemple, sur ce risque au sein des luttes pour la justice climatique, à l’article d’Hamza Hamouchene, « Que signifie se battre pour la justice climatique au Maghreb ? », Nawat, 20 août 2016. Selon lui, les concepts anglo‑saxons de la justice environnementale et climatique sont inintelligibles. Il préfère formuler ces enjeux en termes de questions de subsistance et de souveraineté de ressources, plus immédiatement compréhensibles et déjà mobilisés dans les luttes au Maghreb.
  15. S’ils n’intéressent pas, c’est qu’ils ont été mal formulés par les militant·es écologistes. Voir par exemple ici le travail de Fatima Ouassak qui propose d’élargir l’écologie dans les quartiers populaires au rapport à l’espace et au corps ; si lutte écologique il y a dans ces quartiers, elle concerne d’abord la possibilité de se rassembler dans l’espace sans s’y sentir menacé par la police. Fatima Ouassak, La Puissance des mères. Pour un nouveau sujet révolutionnaire, La Découverte, Paris, 2020.
  16. Je m’appuie ici notamment sur l’après‑midi de l’assemblée du 7 novembre consacrée au thème de « Construisons la suite », et celle du 16 décembre dédiée, entre autres, à un premier bilan des manifestations.

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