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25.11.2025 à 17:22

Décoloniser nos assiettes

Vipulan Puvaneswaran· Clara Damiron · Shams Bougafer

Universelle, la viande ? Pas du tout : c’est la colonisation et le capitalisme qui ont imposé le carnisme. Dans la plupart des cultures, l’alimentation de base est largement végétale. Même en France, on pourrait composer un véritable “véganisme populaire” avec d’anciennes recettes. Tour d’horizon des coutumes, pour mieux liquider nos héritages impérialistes.

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Texte intégral (13518 mots)
Temps de lecture : 30 minutes

Ce texte est extrait du livre Autonomies animales – Ouvrir des fronts de luttes inter-espèces (Michel Lafon, 2023), écrit par Vipulan Puvaneswaran, Clara Damiron et Shams Bougafer.


Comprendre, raconter ou écrire l’histoire des mécanismes d’oppression a souvent été un outil pour lutter contre ceux-ci. Dès lors qu’on cherche à comprendre les faits et gestes de notre quotidien, la plupart des choses qui composent nos journées, ce que l’on mange notamment, se révèlent fondées sur des représentations symboliques ou des rapports de domination. L’hégémonie et l’omniprésence actuelle de certaines pratiques sont donc le résultat de rapports de force, de circonstances historiques précises, et parfois d’un peu de hasard, qui ont favorisé et généralisé une chose plutôt qu’une autre. Les plantations bananières n’auraient peut-être pas recouvert et asservi les Antilles si un « explorateur » espagnol n’avait pas eu l’idée d’emporter, en 1516, des plants de bananiers africains dans son navire, et si les plantations n’avaient pas par la suite été encouragées par l’empire colonial. Sur un autre plan, c’est la viande des vaches de race limousine qui est la deuxième la plus convoitée sur le marché français aujourd’hui. Pourtant, cette race, fabriquée à l’origine par la sélection humaine pour sa force au travail, a manqué de peu de s’éteindre au lendemain de la guerre : sa descendance a tenu à peu de choses. Et on ne servirait pas de tartiflette dans les restaurants savoyards de toutes les grandes villes françaises si un restaurateur, à La Clusaz, n’avait pas baptisé ainsi cette vieille recette régionale en 1970, lors d’une crise de surproduction du reblochon. Ces choses, qui font aujourd’hui partie de notre quotidien, auraient pu ne pas arriver, ou arriver autrement, ou à un autre moment, si les rapports de force avaient été différents.

Enquêter sur l’évolution des pratiques alimentaires – que ce soit la composition de l’alimentation, les façons de cuisiner, les habitudes populaires, et les imaginaires qui y sont rattachés – peut nous permettre de cerner le rôle que l’impérialisme et la colonisation ont joué dans la diffusion massive du régime carné, et des rapports au monde qu’il véhicule sans pour autant affirmer que toute alimentation carnée est le fait de la colonisation européenne.

Retrouver nos héritages végétaux, inventer des pratiques conviviales

Nos héritages sont la marque d’autres rapports aux mondes animaux et d’autres manières de vivre, nous pouvons apprendre de ceux-ci et nous en inspirer. Aujourd’hui, l’idée que la chair des animaux terrestres ou aquatiques, le lait ou les œufs sont des « choses », des produits consommables, est très fortement répandue. L’estomac humain est effectivement adapté à une grande diversité de régimes1, mais c’est la « norme carnée » (celle qui dit qu’il est normal de consommer quotidiennement des produits d’origine animale : chair, produits laitiers, œufs, etc.) qui domine à présent presque partout dans le monde. Faudrait-il donc systématiquement exploiter, enfermer, tuer pour se nourrir ? Et, si la colonisation et le racisme sont allés jusque dans nos assiettes, comment s’en défaire ? A-t-on d’autres héritages sur lesquels s’appuyer ?

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Nous avons choisi d’utiliser le terme de carnisation, formé à partir du terme « carnisme2 » qui désigne le système de valeurs qui accompagne et légitime la consommation de produits issus d’animaux. La carnisation, pour nous, est un processus de transformation des sociétés qui les amène à utiliser les corps d’animaux pour leur subsistance d’une certaine manière : plus systématique, plus banalisée, plus marchandisée. Cela se traduit notamment par l’adoption d’un régime alimentaire de plus en plus carné, au sein de sociétés qui n’avaient pas ce régime auparavant – c’est-à-dire que leur alimentation reposait principalement sur des produits d’origine végétale3. Lorsqu’on parle de carnisation, cela ne veut pas seulement dire qu’il arrive de manger de la viande, mais que cela devient la norme. C’est un nouveau régime alimentaire car, si on lui soustrayait ses aliments issus d’animaux, il serait largement admis qu’il lui « manque » quelque chose, en termes nutritifs mais aussi symboliques ; plutôt qu’une diversification de l’alimentation, on assiste davantage à l’abandon et l’oubli progressif des autres pratiques qui le précédaient : on perd de vue les plats de base qui contenaient des protéines végétales, et donc aussi le savoir-faire pour les cultiver et les cuisiner. Bien souvent, la diversité des végétaux consommés diminue car cette carnisation, nous l’avons vu, est allée de pair avec le développement de la monoculture. Au-delà de ce que l’on plante et de ce que l’on met dans son estomac, la carnisation met aussi en jeu (et c’est peut-être le plus important) une transformation des relations entre humains et non-humains, avec la mise en place de moyens de domestication, de domination et de contrôle plus approfondis et plus systématiques, la transformation du travail dont nous avons parlé précédemment et la mise à mort systématique. La carnisation implique donc un nouveau gouvernement du vivant, tourné vers la marchandisation des corps et des produits animaux. Sans le processus de carnisation à l’échelle mondiale, des scientifiques n’auraient pas établi par exemple que les ossements de poules (70 milliards de poules d’élevage tuées dans le monde en seulement une année) sont si nombreux dans le sol, que cela constituera l’un des principaux marqueurs de l’anthropocène au niveau géologique4. Le terme de carnisation sert ainsi à s’appuyer sur l’impact matériel et la transformation du quotidien, de l’intime qu’implique l’exploitation animale. Ce mot insiste aussi sur le fait qu’il s’agit bien d’un processus historique (progressant par étapes, parfois freiné ou interrompu) lié à l’action de certains groupes sur la société : nous verrons que des colons européens ont souvent joué ce rôle de carnisateurs, en fonction de leurs intérêts économiques, politiques et territoriaux.

Un élevage industriel. Wikimedia.

Lire aussi | Vivre avec les animaux : une proposition politique・Pierre Madelin (2019)

La bétaillisation des Amériques

À nouveau, commençons notre récit en Amérique centrale. Au second voyage de Christophe Colomb, celui qui marque le début de la conquête des Amériques, les colonisateurs espagnols transportèrent 34 chevaux et un grand nombre d’animaux de bétail. Les navires qui suivirent continuèrent à disperser le bétail européen dans toutes les Antilles5. Au cours du xvie siècle, l’invasion du Mexique fut l’occasion pour les conquistadors d’y introduire à leur tour chevaux et bétail. Une fois les Aztèques vaincus, les colons espagnols s’emparèrent des terres de l’empire mexicain pour y installer des animaux exploités pour leur viande et leur peau. Le décalage avec les façons de vivre et d’habiter des Aztèques est saisissant. En effet, l’alimentation aztèque reposait beaucoup sur la culture du maïs, des haricots, de la courge (ces plantes sont d’ailleurs surnommées les « trois sœurs ») et de quelques insectes. Il arrivait aux Aztèques de manger de la viande mais il semble que c’était très rare. Ils n’ont domestiqué que deux types d’animaux avec lesquels ils partageaient leur espace de vie : des dindes et des canards (outre les chiens, mais leur domestication n’est pas le fruit de la civilisation aztèque)6. Alors que la conquête coloniale avançait, les Espagnols étaient surpris du faible nombre d’animaux domestiqués (et mangés) en Amérique du Sud, et ce malgré l’existence d’espèces qui auraient pu l’être (comme le capybara, l’agouti doré ou le tapir du Brésil)7. Aussi, les colons ont démarré l’élevage d’animaux du continent déjà domestiqués, tels que les dindes, canards et lamas, leur donnant une nouvelle dimension.

Un troupeau au Brésil. Wikimedia.

La bétaillisation a profondément transformé les territoires et les sociétés, comme le montre par exemple l’introduction de bovins et de chevaux au xvie siècle dans la région du Rio de la Plata (située entre l’actuelle Argentine, le Paraguay et l’Uruguay). Celle-ci a créé de nombreux groupes d’animaux marron qui ont suscité l’intérêt des gauchos (des colons espagnols et enfants « mixtes » issus d’Espagnols et d’indigènes). Ceux-ci chassaient le bétail sauvage et combattaient les indigènes qui résistaient à la colonisation. Leur gagne-pain provenait essentiellement de la traite des peaux de chevaux et du bétail marron. Le marché des peaux et du cuir, qui explosa, attirait toujours plus de colons venus tenter leur chance en Argentine. Alors que 150 000 peaux étaient exportées du port de Buenos Aires en 1778 à destination de l’Europe, pas moins de 1 400 000 peaux (presque dix fois plus) transitèrent vers le Vieux Continent cinq ans plus tard. À la fin du xviiie siècle, les colons installèrent des usines de salaison qui permettaient également d’exporter la viande argentine. Les clôtures finirent par structurer le paysage. Le développement de ces activités économiques a considérablement favorisé l’immigration d’Européens et d’Européennes, en même temps que les populations amérindiennes disparaissaient, si bien qu’en 1890, l’Argentine est devenue l’un des principaux exportateurs de viande à l’échelle mondiale. Sur des terres qui ont connu des peuples dont les rapports de domesticité étaient peu nombreux et non systématiques, les populations européennes ont établi l’une des plaques tournantes de l’élevage industriel. Sous les effets de la colonisation, l’Australie et la Nouvelle-Zélande ont connu pareilles trajectoires.

Nulle part ailleurs, on ne mange autant d’animaux qu’en Amérique. Cette société carniste s’est pourtant fondée sur des terres où le spécisme moderne n’existait pas.

La bétaillisation des Amériques se fonde donc sur une violente prise de terres, qui organise un nouveau rapport au monde. Nous pouvons parler ici, comme dans le cas des monocultures généralisées qui vont recouvrir les Antilles, d’un « habiter colonial8 », c’est-à-dire une nouvelle organisation de la vie qui s’impose par la violence à ceux qui peuplaient le territoire auparavant (humains comme non-humains) : monocultures, prés privés, routes sur lesquelles on convoie les animaux vers les abattoirs. On parle ici d’une façon violente d’habiter le monde, en s’appropriant les corps et la terre. Cet habiter colonial n’a pas disparu avec la soi-disant fin des impérialismes, car c’est bien cette façon de se rapporter à la terre et aux corps (comme des propriétés) qui conditionne encore nos façons de vivre aujourd’hui. Nulle part ailleurs, on ne mange autant d’animaux qu’en Amérique. Cette société carniste s’est pourtant fondée sur des terres où le spécisme moderne n’existait pas : il a été imposé par la conquête coloniale, et a occupé la terre jusqu’à faire disparaître presque tous ceux et celles qui vivaient autrement. La bétaillisation des Amériques, accompagnée de sa carnisation, se répand encore partout où l’habiter colonial continue sa course, notamment au Brésil où la déforestation de la forêt amazonienne et la spoliation des terres paysannes par l’agro-industrie et pour l’élevage avancent plus vite que jamais sous l’action de puissants lobbys9. Cette façon d’habiter signe aussi la fin de nombreux liens entre humains et animaux, et poursuit la transformation des corps et des terres en « machines à produire ». Ces trajectoires historiques donnent lieu à des luttes partagées, notamment au Brésil où les paysans et paysannes dépossédés et les mal-logés (les « sans-terre » et les « sans-toit ») font alliance avec les animalistes contre les lobbys de l’élevage et de la malbouffe : la carnisation a aussi ouvert des fronts de lutte communs.

La carnisation des plats en Afrique de l’Ouest

Le véganisme est souvent associé et défendu par ses militants et militantes comme un horizon de progrès : après avoir aboli l’esclavage et donné le droit de vote aux femmes, il serait dans la suite naturelle de l’histoire de libérer les animaux de l’exploitation. Le véganisme serait la suite logique du progrès des sociétés occidentales. Mais la carnisation contredit cette lecture « progressiste » de l’évolution des régimes alimentaires. Elle montre, au contraire, que c’est l’avènement des sociétés capitalistes modernes qui a conduit à une augmentation sans précédent du nombre d’animaux tués pour les sociétés humaines ; engendrant une crise profonde des rapports que l’on entretient aux animaux et au vivant, de façon générale. Cette lecture ouvre aussi la voie à un « racisme de l’assiette », qui consiste à associer les personnes racisées à certaines viandes qu’elles mangeraient, une généralité (dépréciative) qui sous-entend aussi que les colonisés et leurs descendants ne seraient pas « arrivés » au stade moral avancé du « devenir végane ». En multipliant les clichés, sur l’abattage rituel, les fêtes religieuses, le traitement des animaux dans les pays du Sud, on déforme la réalité et on en vient à penser que les plus cruels avec les animaux sont les personnes non blanches. Il est pourtant inutile de « blanchir » le régime végétalien en prétendant qu’il serait une invention occidentale, de même que d’essayer d’en faire une marque de distinction ou le signe d’une moralité plus avancée. Au contraire, nous voulons rappeler que les traditions alimentaires végétales ont souvent été bien plus puissantes dans des histoires non occidentales.

La carnisation montre que c’est l’avènement des sociétés capitalistes modernes qui a conduit à une augmentation sans précédent du nombre d’animaux tués pour les sociétés humaines.

En effet, nous connaissons tous des stéréotypes sur l’alimentation des personnes racisées. KFC a abusé de ces représentations10 en ciblant, dans une publicité australienne pour la viande de poulet, les populations noires que l’on assigne à la malbouffe et au fast-food. En parallèle, en Afrique de l’Ouest, on assiste à une forme de néocolonisation de l’assiette avec l’importation massive de ce que les Béninois appellent le « poulet morgue » : de la volaille à très bas prix congelée et importée d’Europe, des États-Unis ou du Brésil, élevée avec des intrants (antibiotiques, farines, hormones), à l’origine de problèmes de santé et de zoonoses (maladies ou infections qui se transmettent des animaux vertébrés à l’humain et vice versa). Cette viande fait concurrence aux « poulets bicyclette » : une viande issue d’animaux rustiques à croissance lente, vivant en plein air, dans la nature ou dans les rues, et se nourrissant des restes de récoltes ou de maisons. Des campagnes citoyennes parlent même de « nutricide », un terme inventé aux États-Unis, qui désigne la façon dont l’industrie agroalimentaire produit une alimentation à destination des populations pauvres, noires en particulier, qui augmente les risques de problèmes cardio-vasculaires, de diabète et d’obésité11.

Des marchandes de légumes au Bénin. Wikimedia.

Pourtant, jusqu’à la colonisation, nombre de régimes alimentaires africains, ceux de l’Afrique de l’Ouest plus particulièrement, reposaient essentiellement sur les plantes et les végétaux. La flore luxuriante de ces pays (notamment en zone tropicale) y était propice. Des spiritualités africaines et plusieurs mythes fondateurs sont emplis d’histoires d’animaux ayant rendu service à leur communauté, au point de marquer des interdits de consommation de leur chair. Par exemple, pour les Nyabwa de Côte-d’Ivoire, les interdits qui varient de village en village concernent la chair de la panthère, de la gazelle, du chien, du bouc, de la chèvre, du bœuf (mêlant donc animaux domestiques et animaux dits « de brousse »), des poissons de certaines rivières, de l’aigle, du poulet, etc.12. Historiquement, quantité de plats « africains » étaient entièrement basés sur le végétal. Il en reste d’ailleurs des traces : que ce soit l’attiéké de Côte-d’Ivoire, l’atassi du Bénin ou le mafé du Mali, ces plats bien connus portent tous des noms de plantes. La viande est secondaire, voire n’y a été ajoutée que très récemment. Chaque fois que l’on mange de la viande dans l’un de ces plats, il semble qu’il s’agit de plats « carnisés », c’est- à-dire détachés de leurs contextes végétaux pour n’être plus envisagés autrement qu’avec de la viande. Nous manquons de données et de recherches pour mieux comprendre qui a joué quel rôle dans ce processus : les colons, les élites locales ? Ou encore les diasporas ? Quoi qu’il en soit, ce processus s’est accompagné d’une valorisation culturelle du fait de manger un animal ou de boire du lait. Un fait marquant à ce sujet concerne le nombre de personnes intolérantes au lactose, très élevé dans l’ensemble des pays africains (70-90 %)13, alors que ce taux est de 21 % chez les populations d’origine britannique en Amérique du Nord, et descend en dessous de 20 % en Italie, en Autriche ou en Angleterre, par exemple. Nos microbiotes intestinaux portent ainsi la marque des différentes époques de la carnisation : les intolérances alimentaires révèlent, entre autres choses, que la consommation de lait est plus ou moins récente d’une population à l’autre. Malgré cela, de grandes firmes européennes exportent chaque année sur le continent africain des milliers de litres de lait pour écouler la surproduction européenne, en particulier du lait en poudre enrichi en graisses végétales, ce qui selon le réseau IFBAN constituerait l’une des causes majeures de la dénutrition des enfants dans les pays concernés. Le réseau accuse 27 fabricants de violer l’interdiction prononcée par l’OMS en 1981 en faisant de la publicité pour leurs laits de substitution, en incitant les femmes à stopper l’allaitement, et en corrompant les professionnels de santé à qui ils distribuent des échantillons gratuits14.

Pour déconstruire cette idée que le véganisme serait « un truc de Blanc », ou quelque chose d’essentiellement nouveau, des communautés noires revendiquent l’afro-véganisme.

La carnisation, nous commençons à le comprendre, ne s’opère pas que dans les assiettes et les estomacs. Elle a également lieu dans les esprits : l’interdit des Nyabwa doit paraître aujourd’hui ridicule à bien des afrodescendants. Il n’y a pourtant pas si longtemps, ces manières de se rapporter aux vies animales étaient encore majoritaires sur le continent.

Pour déconstruire cette idée que le véganisme serait « un truc de Blanc », ou quelque chose d’essentiellement nouveau, des communautés noires revendiquent l’afro-véganisme15. L’afrovéganisme, pour des communautés afrodescendantes, consiste à revaloriser un véganisme en lien avec une histoire particulière que l’on se réapproprie. Il s’agit de dire que le véganisme n’entre pas en opposition avec le fait de revendiquer un attachement à sa terre d’origine. Il n’est évidemment pas question de dire qu’avant la colonisation, personne ne mangeait d’animal ou n’avait quelque geste violent que ce soit à leur égard. Il s’agit de simplement rappeler que le véganisme peut trouver ses sources en dehors du référentiel occidental. Comme nous l’avons vu plus haut, le véganisme est aussi un choix de solidarité entre personnes qui subissent racisme et animalisation. Cela peut aussi être un choix politique : faire tout son possible pour refuser les produits carnés importés, souvent mauvais à long terme pour la santé (volaille et poisson congelés, viande cuisinée, lait en poudre16) et se reposer au maximum sur les cultures locales végétales – évidemment, si on en a la possibilité. Se rendre compte que ses ancêtres avaient, peut-être, des rapports aux mondes animaux différents avant la colonisation, s’en faire les héritiers et les renouveler, voilà qui donne de la puissance à d’autres récits. Des récits sans aucun doute plus mobilisateurs que l’imaginaire d’un végétarisme sans histoire, aseptisé, qui fabrique de la viande cellulaire en laboratoire.

Lire aussi | Cuisine et politique : les recettes d’une anthropologue・Gaëlle Ronsin (2024)

Un marché en Indonésie. Wikimedia.

Les héritages végétaux de l’Inde et du Sri Lanka

La cuisine indienne est l’un des exemples les plus utilisés pour penser les héritages végétaux dans des mondes non occidentaux. On peut d’ores et déjà démentir cela, car il n’existe pas une cuisine indienne, qui serait uniforme : il serait plus juste de parler de pratiques alimentaires qui diffèrent en fonction des régions et sont d’ailleurs aussi à la source de conflits ethnico-religieux récents (comme entre les musulmans et les hindous).

Il est vrai que la présence de protéines végétales a été, et est encore très importante dans beaucoup de plats typiques de cette région du monde, avec notamment une large proportion de légumineuses, associées aux céréales : le dahl qui accompagne le riz tous les midis, par exemple (le plat porte d’ailleurs le nom de son ingrédient principal, la lentille). Même dans les plats avec viande, les protéines végétales font toujours partie du fondement de la préparation : on peut considérer que la carnisation n’a pas, dans ce cas précis, effacé les héritages végétaux. Au contraire, ceux-ci sont encore mis en avant aujourd’hui comme des marqueurs de cette cuisine. Il existe aussi un héritage culturel et historique qui permet de savoir cuisiner des légumes savoureux grâce à la forte présence d’épices. Historiquement, c’est aussi lié à des conditions matérielles car l’utilisation d’épices dans les pays chauds permettait une meilleure conservation des aliments : cela fait aujourd’hui partie de ce qui rend ces préparations aussi appréciées.

En Inde et au Sri Lanka, la carnisation n’a pas effacé les héritages végétaux. Au contraire, ceux-ci sont mis en avant comme des marqueurs de cette cuisine.

Cependant, ces héritages viennent aussi en partie de pratiques de distinctions sociales des classes dominantes : les brahmanes, qui ne mangeaient pas de viande, constituaient l’élite socioreligieuse du pays, et leurs pratiques étaient donc aussi en partie perçues comme des moyens de se distinguer du reste de la population. Le fait de ne pas manger de viande était ainsi considéré comme un gage de pureté morale, de « maîtrise de soi » (c’est-à-dire de son appétit pour la viande), mais aussi un signe de bienveillance et de cohérence (c’est l’idée que, puisque les humains perçoivent aussi la souffrance animale, il est paradoxal qu’ils mangent des animaux17). La distinction sociale recherchée à travers ces régimes n’est pas propre à cette région du monde : elle fait écho à bien d’autres18. En Inde ou au Sri Lanka, les personnes dont les grands-parents (et leurs parents avant eux) mangeaient de la viande viennent plutôt des castes les plus basses : le travail « souilleur » de tuer les animaux non humains leur était en outre confié, pour que les hautes castes ne soient pas atteintes dans leur pureté morale.

Un thali végétarien. Wikimedia.

Cependant, c’est la colonisation et l’entrée dans le marché capitaliste qui a « carnisé » cette région à plus grande échelle. Cela s’est traduit par la substitution d’aliments végétaux par des aliments carnés : par exemple, l’abandon progressif du lait de coco pour un usage plus généralisé du lait de vache (les vaches étant considérées comme sacrées, il était jusqu’alors inconcevable de tuer leurs petits pour prendre le lait, mais cela est de plus en plus massivement pratiqué aujourd’hui). On observe un usage plus important de lait et d’œufs, y compris dans les gâteaux et pâtisseries qui étaient pour beaucoup traditionnellement entièrement végétaliens. En parallèle, la présence plus importante de firmes capitalistes et de chaînes de fast-food comme McDonald’s, Pizza Hut ou KFC parvient à attirer de nombreuses personnes vers la consommation de viande.

C’est la colonisation et l’entrée dans le marché capitaliste qui a « carnisé » la région à plus grande échelle.

En dépit de ces considérations historiques, c’est la persistance d’une culture matérielle végétale, également présente dans les classes populaires aujourd’hui, qui montre les possibilités de retrouver des assiettes végétales tout en les vidant de leurs stigmates passés. En outre, ces moyens de distinction sociale par le biais de l’alimentation végétale sont en réalité déjà en partie tombés dans l’oubli, le végétarisme n’est plus autant une pratique qui confère un statut moral spécifique ni particulièrement associée à un statut social : le végétarisme est un « fait social » beaucoup plus diffus. De nombreux militants et militantes antispécistes indiens ou issus de la diaspora s’en inspirent et y trouvent un appui pour lutter contre la carnisation des pratiques alimentaires de leurs communautés. On pourrait trouver bien d’autres situations similaires en Asie, qui montrent que là aussi des héritages végétaux ont subsisté, par exemple au Vietnam où la consommation de soja est quotidienne et procure une partie du lait et des protéines à la population. Reste à assurer une alimentation saine et suffisamment riche à tout le monde, et à redonner leur autonomie aux producteurs et productrices19 – mais déjà, les savoir-faire et les ancrages culturels sont présents et largement partagés.

Lire aussi | Freedom Farmers : la résistance agriculturelle noire aux États-Unis・Flaminia Paddeu et Monica M. White (2025)

Un boulanger en Égypte. Wikimedia.

Carnisme, nation et tradition en France

Il nous paraît à présent essentiel de revenir là où nous sommes, à ce qui est propre au territoire que l’on habite et sur lequel nous pouvons avoir prise. De prime abord, le processus de carnisation paraît moins évident, moins lisible en France. Lorsque l’on pense à la cuisine française, nous viennent spontanément en tête des menus de bistrots qui regorgent de plats à la viande, au poisson, à la crème, aux lardons, au fromage. Mais malgré cela, il serait faux de penser que la « norme carnée » a toujours dominé les assiettes.

La cuisine française renvoie généralement à la gastronomie. Or, celle-ci ne reflète pas (parce que ce n’est pas son but) les manières dont mange la population vivant en France : la gastronomie est bien plus le reflet de ce que mange une élite sociale donnée. D’ailleurs, le « repas français » (inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO en 2010) est défini non pas comme une pratique populaire mais comme un « art » de manger, une « cuisine », transmise de maîtres en apprentis, qui se déroule selon un schéma ritualisé : apéritif, entrée, poisson et/ou viande, légumes, fromage, dessert, généralement accompagné d’un digestif. Les produits issus d’animaux y occupent une place centrale. Et pourtant, ce schéma est bien loin du quotidien du plus grand nombre : il s’agit davantage d’une forme rituelle reflétant les habitudes des classes sociales les plus élevées. Les débuts de la « cuisine française » comme patrimoine remontent à la Révolution française, où des écrivains et notables, en exil, vantent ce qu’ils estiment être les spécialités de leur pays et, empreints de nostalgie, contribuent à créer des identités culinaires régionales. Les cuisines bourguignonne, provençale, bretonne ou bordelaise ont ainsi chacune leur réputation, que d’autres voyageurs commenteront ensuite. La Révolution industrielle, avec son lot d’émigration rurale, alimente aussi la nostalgie des produits du pays qui donneront, ensuite, les produits du terroir : la nourriture « du pays » fait office de refuge d’identité pour les populations prises dans le tumulte de la grande ville. La cuisine comporte, comme ailleurs, un aspect collectif et est donc un marqueur d’identité – ce qui n’a d’ailleurs pas échappé à certains nationalistes qui ont fait du couple vin/viande un instrument de propagande culturelle et politique20. Ce patrimoine ainsi constitué est aussi devenu un atout pour le secteur du tourisme, de la restauration et de la grande distribution.

Lorsque l’on pense à la cuisine française, nous viennent en tête des menus de bistrots avec viande, poisson, crème, lardons, fromage. Il serait pourtant faux de penser que la « norme carnée » a toujours dominé les assiettes.

De même, ce qui est considéré comme la cuisine traditionnelle de France et les spécialités régionales, plus communément partagées que ne l’est la gastronomie, relève également d’une construction sociale. Ce qui ne veut pas dire que les traditions sont « fausses » mais qu’elles sont toujours fabriquées, pour répondre à une situation nouvelle. C’est ce que l’on appelle la « tradition inventée21 », une pratique rituelle et symbolique qui fait office de « référence au passé au cœur du présent », alors même que sa continuité avec le passé est largement fictive. Son rôle est symbolique, et non pas historique. Les États-nations et tous les mouvements nationalistes ont eu besoin de ces traditions inventées pour créer un imaginaire national, et faire qu’on puisse se « sentir Français » avant d’être Normand ou Berrichon. La cuisine traditionnelle fait amplement partie de cela, car le repas partagé est un moment de consolidation du groupe – et l’on y mange notamment du cochon, ce qui a permis à certains de justifier de ne pas traiter des juifs ou des musulmans comme des citoyens à part entière, au motif qu’ils dérogent au « grand banquet fraternel de la République22 » en raison de leur régime halal ou casher.

Un salon culinaire en 1898. Wikimedia.

L’État a joué un rôle notable dans le développement de ces traditions inventées : comme nous l’avons vu précédemment, les transformations des sociétés paysannes avec la centralisation de l’État, l’exode rural, puis les politiques agricoles d’après-guerre, et enfin la politique agricole commune (PAC) européenne ont favorisé l’essor d’un « capitalisme carné ». L’agriculture française est la plus subventionnée de toute l’Europe, et 71 % des élevages de « volailles », 89 % des élevages de cochons et quasiment l’intégralité des élevages de moutons, chèvres et vaches bénéficient d’argent public. On produit donc plus de viande qu’on ne le pourrait s’il n’y avait pas ces politiques publiques : on estime que 53 % des élevages ne s’en sortiraient pas sans les subventions. En comparaison, les producteurs et productrices de fruits et grandes cultures sont 37 % dans cette situation, et les maraîchers et maraîchères 17 % : leur autonomie est plus grande. Il faut en outre compter dans le budget du spécisme à la française l’argent des impôts versé pour permettre, par exemple, le transport par camion, la prise en charge des coûts en matière de santé publique et d’environnement et, comme si ça ne suffisait pas, la publicité aux produits carnés23. En parallèle, l’État a contribué à la carnisation des imaginaires depuis plusieurs siècles : au travers du soutien des municipalités à l’organisation des foires à bestiaux (xviiie-xixe siècle), puis la création des premiers concours généraux agricoles (à partir de 1870), des salons de l’agriculture régionaux, nationaux puis internationaux (à partir du milieu du xixe siècle), la concentration des « tueries » dans de gigantesques abattoirs (comme ceux de La Villette à Paris, en 1867), et la recherche agronome (génétique et autres techniques). En somme, l’investissement de l’État dans le développement d’un marché national alimentaire a permis d’outrepasser les limites techniques, économiques, spatiales et animales qu’aurait rencontrées la carnisation dans les sociétés paysannes.

La spécialisation des régions s’est accrue continuellement : dans certains territoires, comme en Bretagne, on retrouve aujourd’hui une densité inédite d’élevages (55 % des cochons, 43 % des poules pondeuses, 21 % des vaches laitières du pays) et d’abattoirs (40 % des animaux abattus dans les 960 abattoirs de France le sont en Bretagne, où se trouvent les plus grands établissements du pays). Le plus souvent cette spécialisation ne s’est pas faite selon la volonté ni dans l’intérêt économique des éleveurs et éleveuses : au contraire, ceux-ci comptent parmi la population agricole la moins aisée et la plus dépendante des subventions. Ce sont les grandes industries qui, en créant des situations de monopole local, ont même fini par inventer leur « tradition » pour écouler la surproduction : le camembert de Normandie, le foie gras d’Aquitaine, les sardines du Finistère, les huîtres et moules du Nord, chaque territoire a un exemple à fournir. La dévitalisation des savoirs, dans les campagnes qui se vident, a conduit à fabriquer un « patrimoine », c’est-à-dire, « un passé que l’on peut vendre24 ». Ainsi, on ne vend plus seulement un produit mais un imaginaire de terroir ou de spécialité régionale, qui prétend être hérité du passé, ce qui permet… d’augmenter les prix. Mais comme, très vite, la demande créée par cette publicité excède de loin les capacités (tant vantées) de productions locales, et pour rendre ces produits moins chers (afin d’en vendre plus), le camembert est désormais produit à partir de laits importés du monde entier, les escargots de Bourgogne viennent de Grèce, le foie gras de Hongrie, les sardines du Maroc, et ainsi de suite. En plus de néocoloniser des millions d’hectares de terres et de territoires marins pour procurer à chacun son morceau de viande, ce système de concentration-spécialisation-importation fait miroiter l’idée qu’il serait possible de « démocratiser » le carnisme. Pourtant, c’est au prix d’une exploitation toujours plus grande des animaux, des terres, des classes dominées et des énergies fossiles que l’on peut manger de la viande à quasiment toutes les tables en France. En parallèle, cela a conduit au déclin de tout un tas d’autres productions notamment celles de légumineuses, légumes anciens, blés et autres céréales cultivées depuis le Moyen Âge, les terres servant désormais au fourrage et à l’élevage25.

En plus de néocoloniser des millions d’hectares de terres et de territoires marins pour procurer à chacun son morceau de viande, ce système de concentration-spécialisation-importation fait miroiter l’idée qu’il serait possible de « démocratiser » le carnisme.

Tant que cette tradition arrivera à se confondre avec la norme, on pourra faire passer le végétalisme pour une mode, un lifestyle importé sans aucune continuité avec nos héritages, donc en quelque sorte, une chose illégitime et/ou vouée à rester marginale. C’est d’ailleurs tout dans l’intérêt de l’agro-industrie de le faire passer pour « tendance » et moderne, car cela permet là aussi de vendre plus cher des produits estampillés véganes à celles et ceux qui cherchent une distinction sociale via l’alimentation. Au-delà du fait qu’on peut trouver la « tradition carnée » violente, elle est surtout surreprésentée et fantasmée.

L’alimentation des gens en France n’est pas nécessairement – et n’a pas toujours été – carnée : il y eut des périodes avec, d’autres sans, des spécialités basées sur le végétal et d’autres qui se sont constituées autour des ressources de la mer, de la chasse et de l’élevage. Au début du Moyen Âge, période dite « d’abondance », même les familles paysannes pouvaient chasser du gibier et l’on servait couramment plusieurs viandes à table.

Un tian. Wikimedia.

Dès le milieu du xvie siècle, la chair animale se fait bien plus rare, tant à la chasse que dans les fermes, en raison notamment d’une pression accrue sur les ressources et de la suppression de plusieurs droits coutumiers. C’est alors qu’elle devient un signe de richesse. En revanche, on utilise depuis très longtemps le fromage et les œufs comme sources de protéines : les œufs sont un aliment de base quasiment au même titre que le pain, et le fromage très commun et pratique pour avoir accès aux protéines et graisses du lait en dehors des périodes de lactation (il se conserve et se transporte). Dans le Sud-Est, bénéficiant d’un climat plus clément pour les cultures tout au long de l’année, l’alimentation provençale ou méditerranéenne est moins carnée : ratatouille, tian de légumes, socca, estouffade, fougasse, châtaignes, noix, tomates et autres ingrédients sont cuisinés aux condiments frais et à l’huile végétale (d’olive, notamment) au lieu de la crème ou du beurre26. À partir du Moyen Âge et jusqu’à ce que la modernisation agricole et l’urbanisation lissent ces différences régionales, au nord de la France, on mangeait couramment de la flamiche aux poireaux, des betteraves, de l’ail et des galettes de sarrasin ; dans le centre, de nombreux plats de lentilles et autres légumineuses ; et dans le sud-ouest, ce n’est pas tant du canard et de la brebis que l’on mange au quotidien, quoiqu’il y en ait, qu’un ensemble de légumes et légumineuses assaisonnés, piperade27 et autres spécialités.

Il est dans l’intérêt de l’agro-industrie de le faire passer le véganisme pour « tendance » et moderne.

Du fait de ces héritages, il existe de réelles bases pour développer un « véganisme populaire » en France. Certains produits, tels que le soja (sous toutes ses formes) ou le seitan (gluten extrait du blé), sont certes récemment apparus dans nos champs ou nos assiettes, mais bien d’autres y sont présents et produits dans les différentes régions depuis des siècles. On regorge d’exemples de recettes et de préparations plus ou moins anciennes qui ont été oubliées, ou carnisées : le cassoulet, le « plat du pauvre » dans le Languedoc, a longtemps été constitué de fèves sans confits d’animaux (ces derniers n’étaient incorporés qu’à de rares occasions), contrairement à aujourd’hui. Nombre de ces plats sont davantage représentatifs d’une culture populaire transmise et appropriée par de nombreuses générations que ne l’est la gastronomie française traditionnelle. Il peut s’agir du pain, dont l’histoire est à peu près aussi vieille que l’installation des premiers villages28, et plus généralement d’un ensemble de préparations typiques à base de céréales (galettes de blé noir, tourteaux) qui formaient la base de l’alimentation paysanne. Mais on peut citer aussi l’emploi des protéines végétales, qui fut bien plus avancé à des époques passées : la consommation de pois, fèves et lentilles, arrivés dans la région il y a plus de 2 000 ans, était proportionnellement plus répandue au Moyen Âge qu’aujourd’hui29. La carnisation n’a pas effacé toutes ces façons de manger : la soupe au pistou, le plat de lentilles, les galettes de céréales complètes, les graines, les jeunes pousses, les fruits à coque, les aliments lactofermentés30, la choucroute et bien d’autres demeurent. La plupart de ces aliments sont peu coûteux, moins que la viande ou les produits laitiers, et il est relativement facile de les préparer soi-même.

Nous avons donc maintenant en tête différentes formes de carnisation : aux Amériques, avec la prise de terres par et pour le bétail et la création d’un imaginaire pionnier fortement attaché à la consommation de viande ; en Afrique de l’Ouest, où elle relève à la fois de la destruction coloniale et esclavagiste des pratiques et spiritualités incompatibles avec l’exploitation intensive des animaux, et de l’économie néolibérale (« dumping » pratiquée par les firmes étrangères importatrices, et création d’un marché africain de la viande et du lait souvent soutenu par les institutions internationales). En Inde et au Sri Lanka, on voit que la carnisation est plus avancée que l’image fantasmée de « l’Inde végétarienne » ne nous le laisse penser. Mais si le régime alimentaire fut au cœur d’intenses conflits de classe et de religion, et si l’industrie carnée y a trouvé un nouveau marché à conquérir, le végétarisme a laissé un héritage conséquent. En France enfin, cela relève d’une multitude de facteurs liés à des enjeux de classe, d’urbanisation, d’imposition de l’État et de nationalisme, mais tout cela n’a pas effacé la possibilité de se nourrir autrement : au contraire, l’insoutenabilité de la production alimentaire actuelle l’a rendue d’autant plus urgente.

Lire aussi | Instituer le droit à l’alimentation en France au XXIe siècle・Tanguy Martin (2021)

La préparation du kimchi en Corée du Sud. Wikimedia.

Renverser la carnisation : instituer des coutumes végétales conviviales

Force est de constater qu’on ne pourra pas revenir à des alimentations végétales en nous appuyant sur des héritages impérialistes ni sur le modèle extractiviste qui se perpétue dans nos assiettes. Car si l’on peut se procurer lait de coco, noix de cajou, café, chocolat, avocat, arachides et autres en abondance pour des recettes « véganes », c’est aussi parce que l’on jouit du privilège économique de manger des richesses d’ailleurs, à un prix qui ne rémunérera jamais ce qu’elles coûtent réellement. Une alimentation même exclusivement végétale qui repose sur ce type de produits ne nous intéresse pas : nous pouvons, tout comme pour les aliments carnés, « faire tout notre possible » pour les éviter. Sans perspective d’autonomie alimentaire, sans la constitution de sociétés paysannes véganes, nous n’aurons pas fait le travail de décoloniser nos assiettes, nous continuerons de manger ce qui porte la marque de l’exploitation.

Il existe en France de réelles bases pour développer un « véganisme populaire ». On regorge d’exemples de recettes et de préparations plus ou moins anciennes qui ont été oubliées, ou carnisées.

Seulement voilà, trop souvent, les mouvements militants « progressistes » négligent l’importance de la tradition : surtout conservatrice, on n’y accorde donc pas d’importance (« Du passé, faisons table rase »). Pour nous, cette question est un peu plus compliquée. Nous reconnaissons la dimension sociale et le rôle d’identification collective que joue l’alimentation. Les manières de se nourrir sont vectrices d’un rapport aux autres et aux mondes non humains, et c’est précisément pour cela qu’elles nous intéressent. Nous ne voulons pas d’une révolution qui efface tout le rituel, le familier, le spécifique, mais au contraire qui le multiplie. Même si nous la critiquons, ce que nous proposons n’est pas une croisade absolue contre la tradition, mais l’instauration de nouvelles pratiques. Beaucoup des mouvements politiques qui sont parvenus à transformer des espaces ne l’ont pas fait en débattant ou en votant, mais en créant une culture matérielle au fil de la lutte, une pratique de résistance quotidienne.

Nous voulons que les luttes contre l’exploitation animale, mais aussi toutes les autres formes de luttes sociales et écologistes puissent participer à renverser le processus de carnisation en se dotant de nouvelles pratiques d’autonomie conviviales et qui ne reposent pas sur de l’exploitation animale. Par « convivialité », nous entendons non seulement qu’elles soient collectives mais surtout, au sens d’Ivan Illich31, qu’elles soient largement appropriables et accessibles, qu’elles ne soient pas contrôlées par en haut, ou encore que la production demeure suffisamment mesurée pour ne pas devenir aliénante ou écraser toutes les autres. Que faire, alors, de la tradition ? Ce terme renvoie à quelque chose de figé et d’invariable, donc nécessairement détaché de son contexte : nous lui préférons le terme de « coutumes », qui désigne ce qui s’instaure par la pratique. Les coutumes ne sont jamais exécutées à l’identique, même si elles font appel à une forme d’expérience et de transmission : elles ne peuvent pas être figées dans le marbre, tout simplement parce que la vie ne l’est pas. C’est donc une manière de créer des pratiques qui convient mieux à ce que nous voulons : des communautés de vies autonomes, en mouvement, et aussi horizontales que possible. Ces coutumes peuvent être de toutes sortes : cantines véganes, soupes populaires, récoltes et cueillettes, mais aussi éducation à la cohabitation avec les non-humains en ville, veillées en forêt, réparation des milieux de vie endommagés, célébration des naissances et des morts non humaines et autres pratiques ritualisées… Sauf qu’elles ne célébreront pas une victoire sur les mondes animaux (comme c’est le cas aujourd’hui) mais plutôt l’invention de nouveaux rapports avec eux, la fragilisation du système spéciste, le grain de sable jeté dans l’engrenage. Pour que ces coutumes adviennent, qu’elles soient fortes et vivantes, il nous faut amorcer une rupture avec le monde spéciste et carniste qui nous enferme, et faire de la question de l’autonomie alimentaire une priorité de la lutte contre l’exploitation animale.


Vipulan Puvaneswaran, Clara Damiron et Shams Bougafer sont toustes trois issu·es de milieux politisés par un mélange de luttes écologistes, sociales et décoloniales, par des questions agricoles et par des enjeux liés aux questions animales, et inspirés par l’autonomie des mouvements sociaux, particulièrement ceux de 2018-2020. Leur livre Autonomies animales est le fruit de discussions collectives plus larges que les trois auteur·ices.

Image d’accueil : four à pain à l’ancienne, Fuerteventura, Îles Canaries, 2012. Wikimedia.

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Notes

  1. À ce sujet : Thomas Lepeltier, « Petite litanie des arguments anti-végétaliens », Sens-dessous, vol. 12, n° 2, 2013, p. 31-42.
  2. Melanie Joy est à l’origine de la définition de ce terme : Melanie Joy, Why We Love Dogs, Eat Pigs and Wear Cows. An Introduction to Carnism, Conari Press, 2010.
  3. On peut comprendre « végétalienne » ou « végane » ici, mais le terme serait anachronique.
  4. Jan Zalasiewicz et al., « Et l’os de poulet devient le symbole de l’anthropocène », The Conversation, 30 décembre 2018.
  5. Charles Patterson, Un éternel Treblinka, 2002, trad. Dominique Letellier, Calmann-Lévy, 2008, p. 92.
  6. Michael E. Smith, The Aztecs, Wiley Blackwell, 2002.
  7. Valérie Chansigaud, Histoire de la domestication animale, Delachaux et Niestlé, 2020, p. 126.
  8. L’habiter colonial est une notion développée par Malcolm Ferdinand dans Une écologie décoloniale, Seuil Anthropocène, 2019.
  9. À ce sujet : « La patte de la vache : récit de luttes antispécistes au Brésil », podcast Avis de tempête, épisode 7, 2022.
  10. En 2010, une pub australienne de KFC avait mis en scène un supporter blanc à côté d’une foule déchaînée de supporters noirs. Pour les calmer, la personne blanche sort un pot de poulet frit qu’il se met à distribuer.
  11. Pour en savoir davantage sur cette notion, voir le livre de Llaila Afrika, Nutricide The Nutritional Destruction of the Black Race, EWorld Inc., 2013.
  12. P. Zézé Béké, « Les interdits alimentaires chez les Nyabwa de Côte-d’Ivoire », Journal des Africanistes, 1989, p. 229-237.
  13. Selon le Centre d’information et de recherche sur les intolérances et l’hygiène alimentaires, l’intolérance au lactose se retrouve aussi dans les pays d’Asie de l’Est (90-100 %), Asie centrale (80 %), ainsi que dans des minorités en Amérique du Nord : populations ashkénazes juives (60-80 %), populations indigènes (80-100 %).
  14. Rapport « Breaking the rule, stretching the rules », GIFA, 16 mai 2014.
  15. Pour en savoir plus sur l’afrovéganisme : Syl Ko, « Qu’est-ce que le black veganism », L’Amorce, 2019.
  16. Un rapport récent de la FAO détaille cela : « Croissance agricole en Afrique de l’Ouest : facteurs déterminants de marché et de politique ».
  17. Cette sensibilité « innée » à la souffrance animale, conjuguée à un régime qui se base sur la mort ou l’exploitation d’animaux, est ce que Rob Percival appelle le « meat eating paradox ». Nous remercions Nicolas Baumard pour les informations précises qu’il nous a fournies à ce sujet et plus largement sur l’alimentation en Inde.
  18. Par exemple au sein du christianisme, le « vendredi maigre », jour sans viande (mais avec poisson…), est associé à la « vertu chrétienne de sobriété ».
  19. En 2020-2021, un gigantesque mouvement social (la « révolte des paysans ») a fédéré dix des onze syndicats agricoles principaux et jusqu’à 250 millions de grévistes qui ont bloqué les accès des villes d’Haryana et Delhi, pour lutter contre la nouvelle politique agricole nationale. Il s’agirait de la plus grande grève de l’histoire du pays.
  20. Marie Aline et Nicolas Santolaria, « Viande, digestif et extrême droite, bienvenue dans la mangeosphère », Le Monde, 29 janvier 2022.
  21. Eric Hobsbawm, L’Invention de la tradition, trad. Christine Vivier, Éditions Amsterdam, 2006.
  22. Dans La République et le cochon (Seuil,2013), Pierre Birnbaum explique que le cochon serait un marqueur identitaire de la nation française « célébré par les représentants de la nation les plus divers comme un emblème qui unifie les manières de faire, de sentir, de se réjouir de tous les citoyens » (p. 25). Ainsi, le « retour en force du cochon » dans des banquets sert aujourd’hui de « réaffirmation identitaire » contre la présence du halal ou du casher.
  23. Au niveau européen, 252 millions d’euros de fonds publics ont été dépensés entre 2016 et 2020 pour financer à hauteur de 80 % les publicités des plus grands acteurs des filières viande et lait.
  24. Merci à Damien Darcis pour son travail d’enquête et de synthèse sur la question : Pour une écologie libertaire, Eterotopia, 2021.
  25. En France, on estime que 70 % des terres agricoles sont consacrées au bétail, et parmi celles-ci, au moins la moitié serait cultivable en l’état pour la production de fruits, légumes, grandes cultures et céréales. C’est sans compter le fait qu’une large partie des céréales fourragères est importée : l’occupation réelle des terres et la déforestation engendrées par l’élevage français s’étendent donc au-delà des chiffres annoncés.
  26. D’ailleurs, les intolérances au lactose sont bien plus fréquentes chez les personnes originaires du sud de la France (65 %) que du nord (17 %), selon une étude du CIRIHA.
  27. Spécialité basque à base de tomates et de piment.
  28. Adam Maurizio, Histoire de l’alimentation végétale, depuis la préhistoire jusqu’à nos jours, Ulmer, 2019.
  29. Ibid.
  30. La lactofermentation est obtenue par fermentation des légumes dans une eau de saumure, sans intrant animal.
  31. La Convivialité d’Ivan Illich (Seuil, 1973) propose une critique de la technique qui peut aussi guider des pratiques alimentaires.

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19.11.2025 à 17:33

Gaza ou la trahison de la lumière

Abdullah Hany Daher

Comment continuer à vivre quand on se sent coupable d'avoir survécu ? Comment espérer encore quand la guerre vous a appris à craindre tout ce qui fait la vie et la joie — et jusqu'à la lumière elle-même ? Alors qu'Israël continue à tuer et à bombarder, Abdullah Hany Daher, écrivain et journaliste palestinien, livre depuis Gaza un témoignage aussi bref que bouleversant.

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Texte intégral (1713 mots)
Temps de lecture : 4 minutes

Avant, je me réveillais avec les rayons du soleil qui brillaient à travers la fenêtre. Maintenant, c’est la frappe d’un missile deux rues plus loin qui me réveille. Il n’y a plus de matin désormais – plus de travail, plus d’école, plus d’heure pour les repas. Il n’y a que l’instant suivant et la peur de ne pas y survivre.

Même le ciel de Gaza a changé. Le soleil se lève, mais il n’apporte aucune chaleur. La nuit arrive, mais elle n’offre aucun repos.

Ce que nous appelions sommeil n’est plus du sommeil. C’est de la fatigue avec un seul œil ouvert. Nous faisons nos valises. Nous gardons nos enfants entièrement habillés. Chaque bourdonnement au-dessus de nos têtes suspend nos respirations. Lorsque le calme demeure pendant plus de dix minutes, nous nous détendons un peu.

La quatrième nuit après octobre 2023, le ciel s’est illuminé. Une ceinture de feu a balayé notre rue. J’étais allongé sur le sol à côté de mon frère. Nous avons entendu des cris perçants. Puis plus rien. Puis de la poussière et des hurlements. J’ai vu la poitrine de mon cousin s’ouvrir. Dans sa chute, son corps a fait un bruit indescriptible. Mon frère et moi avons rampé sous les éclats de verre. La moitié du bâtiment d’en face avait disparu. Nous n’avons pas eu le temps d’enterrer mon cousin comme il se doit. Pas de tissu. Pas de lumière. Pour la première fois, je me suis interrogé sur l’équité de la survie. Quelque chose s’est figé en moi, puis s’est brisé. Je n’ai pas pleuré. Je suis resté brisé. Après tout, la guerre n’avait pas cessé. Me reconstruire ne signifierait que me préparer à être à nouveau brisé.

Dans un abri, un enfant pleurait son père, mort le matin même. Sa mère, silencieuse et impassible, le tenait entre ses bras, raides comme de la pierre. « Maman, pourquoi tu ne pleures pas ? » demanda l’enfant. La mère s’effondra. J’aurais préféré ne rien voir, ne pas voir son visage se décomposer ainsi.

Autrefois, j’étudiais à la lumière d’une lampe. Je lisais des livres. Je rêvais de la vie. Aujourd’hui, la lueur de mon téléphone me fait sursauter. Une bougie est une cible. Une allumette, une trahison. Les drones sont en quête de lumière. Je me souviens de la nuit où la lampe torche d’un voisin lui a coûté sa maison. L’avion a décrit un cercle. Puis la lumière est apparue. Puis la destruction.

Nous couvrons nos fenêtres. Nous ne parlons plus qu’en murmures. J’apprends par cœur chacun des recoins de notre appartement détruit. Le nombre de pas entre le couloir et l’évier. Le motif des fissures sur le sol. L’odeur de brûlé au loin.

Les enfants jouent à des jeux de silence. Je prends la main de ma mère pour m’assurer qu’elle existe. Nous ne posons plus de questions. Les réponses sont implacables : aucun lieu n’est sûr, aucun être n’est indemne.

En décembre 2023, nous nous étions réfugiés dans une zone industrielle. Les chars tournaient autour. Aucune issue. Aucun futur. Mon père m’a dit : « Maintenant, cours. » J’ai vu la poussière sous les chenilles des chars. J’ai senti leur odeur d’acier. Je ne sais pas comment nous avons réussi, mais ce moment ne me laisse rien d’autre qu’un fait – nous avons survécu – et un sentiment – la culpabilité que d’autres n’aient pas eu cette chance.

J’ai peur de la lumière. J’ai peur de l’obscurité. J’ai peur du silence. Je crains le bruit. Quand les explosions s’arrêtent, la peur grandit encore. Le silence n’est qu’un prélude. Chaque seconde est comme une attente. Qu’attendons-nous ? Nous ne le savons pas.

Au bord du précipice qui précède chaque instant, deux voix me parlent. L’une dit : « Tu as survécu. » L’autre : « Cela va recommencer. »

Une part de moi veut croire au lendemain. Une autre se prépare à une nouvelle nuit.

Avant, je concevais le temps comme un calendrier, un projet, un objectif. Aujourd’hui, le temps n’est plus que quelque chose que l’on endure.

Parfois, je ferme les yeux et j’imagine un lever de soleil qui m’évoquerait le café plutôt que la peur. Je rêve d’ouvrir une fenêtre sans y penser pour sentir la brise, de lire un livre sans le bruit des drones au-dessus de ma tête. Je rêve des nuits à Gaza telles qu’elles étaient autrefois : des amoureux qui marchent le long des rues éclairées par la lune, des enfants qui jouent. Mais je ne crois pas à ces rêves.

Je me demande qui je serai si tout cela s’arrête. Est-ce que je pourrai un jour m’asseoir près d’une lampe sans frémir ? Les enfants de mes enfants pourront-ils un jour faire confiance à la lumière ? Il n’y a pas de métaphores à Gaza. Il n’y a plus que ce qui a disparu et ce qui demeure : cette vie entre les ombres et un souvenir, celui d’une autre lumière.

Lire aussi | Gaza et la défaite de l’humanité・Dominique Eddé (2025)


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23.10.2025 à 17:25

« La terre se souvient » : raconter l’écocide depuis le Sud-Liban

Amélie David

Les bombardements massifs de l’armée israélienne au Liban ne tuent pas seulement des civil·es, ils ravagent aussi les terres et le vivant. À l’occasion de la Biennale de Venise, un collectif d’architectes libanais·es se mobilise et conçoit un pavillon à partir des données récoltées sur le terrain par des bénévoles et des chercheur·ses. Reportage.

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Texte intégral (6178 mots)
Temps de lecture : 13 minutes

Le Liban est marqué dans sa chair. De sa frontière avec Israël/Palestine occupée, à celle du nord, avec la Syrie, de la mer Méditerranée à l’ouest, à la chaîne de montagne de l’Anti-Liban à l’est, la guerre a meurtri le cœur des habitant·es du pays et a laissé des plaies béantes dans sa terre. En ce matin de la fin août 2025, les rues de la plus grande ville du sud, Tyr, portent encore les stigmates des 14 mois de guerre qui ont sévi à travers le pays. Dans la foulée du massacre du 7 Octobre, qui a fait au moins 1 200 morts dans l’État hébreu, le Hezbollah (parti politique chiite doté d’une puissante milice) a apporté son soutien au Hamas et a ouvert un front contre Israël depuis le sud du Liban.

A Tyr, la vie a peu à peu repris, mais les destructions restent massives. En novembre 2024, alors que l’on compte plus de 4 000 mort·es, 16 000 blessé·es et près de 2 millions de déplacé·es, un cessez-le-feu entre en vigueur. Les habitants tentent d’oublier en reprenant le cours normal de leur vie. Mais les bruits de la guerre, comme les drones et les bombardements israéliens, ne sont jamais loin. « La guerre ? On n’en parle plus. La situation ? Ça va », balaie d’un revers de main une commerçante dans une des rues perpendiculaires à la corniche de Tyr, largement frappée par les bombardements.

Tyr se situe à une vingtaine de kilomètres d’Israël/Palestine occupée. Dans le port, les pêcheurs ont repris leur activité, mais la peur, elle, ne les a pas quittés malgré le cessez-le-feu, entré en vigueur le 27 novembre 2024. En sortant leur embarcation, les pêcheurs risquent de se faire harceler ou agresser voire pire, enlever par l’armée israélienne1, comme c’est le cas d’Ali Fneich et Mohammad Jouhair, dont personne n’a de nouvelles2. Ces artisans de la mer ne peuvent pas profiter des ressources naturelles comme ils le devraient pour assurer leur pain quotidien. « Les Israéliens m’ont demandé de m’arrêter et j’ai répondu : “Nous sommes sur notre terre !” Ils ont envoyé des bombes et des drones dans ma direction. Je me suis dit que c’est ainsi que j’allais mourir… », lâche Ali, un pêcheur.  Attaqué par l’armée israélienne plusieurs mois auparavant, il a réussi à regagner le rivage sain et sauf.

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D’après les autorités libanaises, en juin 2025, l’armée israélienne avait transgressé plus de 3 000 fois (sur terre, en mer et dans les airs) l’accord de cessez-le-feu depuis son entrée en vigueur 8 mois plus tôt. Malgré le cessez-le-feu et les désarmements des groupes armés du Liban en cours, et notamment du Hezbollah, la menace persiste. Les bombardements n’ont pas cessé : au cours de ces derniers jours, l’armée israélienne a bombardé à plusieurs reprises les terres du sud et de l’ouest du Liban. Les invasions terrestres continuent et l’armée israélienne est toujours positionnée à au moins six endroits dans le sud du Liban.

Quelques mois plus tôt, dans le village de Kfar Kila, plus à l’ouest, d’où il est possible de voir le mur de séparation entre Israël et le Liban, la guerre avait laissé un paysage de désolation. Selon les autorités, le village a été détruit à 90% pendant la guerre – et même après, lorsque la zone était occupée par l’armée israélienne. Ici, des oliviers sont déracinés par des bulldozers. Là, des chevaux errent à la recherche d’herbe à brouter. Ils s’arrêtent au milieu de bâtiments en ruines. Là encore, des bâtiments complètement détruits, des panneaux solaires hors service et des puits d’où ne sortira plus d’eau. Ali (qui ne souhaite pas donner son nom de famille) a tenté de reconstruire sa maison après la guerre à plusieurs reprises. Elle a été détruite à chaque fois. Quand nous l’avions rencontré en avril 2025, il expliquait, en faisant le tour de son terrain marqué par les chenilles de bulldozer : « Ici, il y avait de grands oliviers, centenaires ou plus : ils ont tout déraciné, tout brisé ». Auprès de lui, Jamal, le dromadaire de ses grands-parents, ruminait encore le peu d’herbe trouvée. Parmi les bêtes d’Ali, il était l’unique survivant des bombardements israéliens.

Photo ©Geradastudio

Lire aussi | En Palestine, « l’huile qu’on attend un an, les soldats la jettent en un instant »・Forum palestinien d’agroécologie (2025)

Repenser, réimaginer, reconstruire

À Beyrouth, si le fracas de la guerre semblait parfois loin, il a fini par se rapprocher. Par toucher toutes et tous. Si bien que sur les hauteurs de la ville, un collectif d’architectes a souhaité se mobiliser. Le Collective for Architecture Lebanon (CAL) a monté un projet de pavillon pour la 19ème exposition internationale d’architecture de la Biennale de Venise, qui se tient en Italie du 10 mai au 23 novembre 2025. « La guerre venait de commencer au Liban », explique Edouard Souhaid, l’un des fondateurs du collectif, lorsque nous le rencontrons à la terrasse d’un café branché de Beyrouth. « Il fallait au moins que le Liban soit présent pour alerter sur ce qu’il se passe, pour montrer que le Liban est encore là, qu’on a des choses à dire en termes de culture ».

CAL a conscience que la biennale reste un évènement élitiste, difficilement accessible pour des pays du continent africain ou asiatique. Le collectif souhaite tout de même y représenter le Liban et la guerre qui le frappe. « Avec tout ce qu’il se passait ici, c’est là où le terme écocide est arrivé. Au nord, on parle beaucoup de soutenabilité, de durabilité, mais ce qui se passe chez nous, c’est l’opposé total. C’est de la destruction totale… », continue celui qui a fait une partie de ses études en France.

« La Terre se souvient » présente un ministère fictif, celui de l’Intelligence de la Terre, dont l’objectif est de soigner la terre et constituer une archive vivante de la destruction intentionnelle de l’environnement. Pour monter le pavillon, le collectif s’est appuyé sur des chercheurs et chercheuses, des paysans, des écologistes et des activistes. « Nous ne voulions pas d’un projet qui romantise le Liban, ou qui était trop dans la nostalgie. Nous voulions quelque chose de très politique et qui soit ancré dans le présent, avec les évènements que traversait le Liban », continue l’un des fondateurs du collectif.

« La Terre se souvient » présente un ministère fictif, celui de l’Intelligence de la Terre, dont l’objectif est de soigner la terre et constituer une archive vivante de la destruction intentionnelle de l’environnement.

Photo ©Geradastudio

Edouard Souhaid et ses collègues ont souhaité faire du pavillon un appel à l’action : « un espace d’activisme qui confronte les visiteurs à la réalité brutale de la dévastation délibérée de l’environnement », comme le décrit la présentation du pavillon sur le site de la Biennale. La démarche du pavillon s’inscrit aussi dans une logique de documentation de cet écocide en cours à travers les récits, les images et les cartographies des zones impactées par les bombes au phosphore blanc et par d’autres, contenant un grand nombre de métaux lourds qui s’infiltrent dans le sol et dans l’eau, et dont les particules se retrouvent dans l’air.

D’après les chiffres de la Banque mondiale, le coût total de la reconstruction et des besoins de reprise est estimé à 11 milliards de dollars (avril 2025)3. D’après la FAO (l’organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture), les dommages pour le secteur agricole se chiffrent à plus de 118 millions USD et les pertes à environ 586 millions USD. La production d’olives a été la plus touchée avec plus de 230 millions de pertes et des incendies qui ont ravagé au moins 814 oliveraies, sans compter l’impossibilité d’accès aux terrains et à la récolte, empêchant de perpétuer des traditions familiales millénaires. « Quand la guerre a commencé en 2023, nous étions dans les champs. Nous avons entendu les bombes : nous avons ramassé ce que nous avons pu, pressé et filtré… Et nous sommes repartis vers Beyrouth, en sécurité », explique Rose Becharra, fondatrice de Darmmess, qui produit de l’huile d’olives à Deir Mimas, village dans le sud du Liban. En septembre 2024, Rose Bechara décide de déménager l’un de ses entrepôts, situé à la frontière, dans un village plus éloigné supposé plus sécurisé. « Mais alors que nous venions juste de nous y installer, un bombardement de l’armée israélienne a tout détruit, se souvient-elle avec amertume. Tout l’entrepôt a été réduit en cendres. » Agrumes et bananes ont également souffert. La guerre a aussi détruit 1 050 hectares de systèmes d’irrigation de plein champ, 23 hectares de serres, 1 hectare de panneaux solaires agricoles et d’autres équipements4. Cette année, Rose Becharra a pu retourner sur ses terres familiales pour récolter les fruits de ses arbres centenaires. Une petite victoire pour elle et les paysans locaux avec qui elle travaille, même si la production reste très basse en raison des conditions climatiques et des conséquences de la guerre. « Beaucoup d’habitants craignent de revenir sur leurs terres dans le sud. Nous risquons nos vies pour ramasser nos olives. Cela fait partie de notre culture, de notre héritage : cette récolte a un autre goût cette année. »

Photo ©Geradastudio

Documenter, archiver, raconter

Pour mettre tout ceci en lumière dans son pavillon, le Collective for Architecture Lebanon s’appuie sur une constellation de récits et d’enquêtes : étude de la contamination des sols au phosphore blanc dans le sud, cartographie des écocides industriels, archives photographiques de terres blessées ou encore paysages sonores captés sous les drones. Autant de pièces d’un territoire qui parle à travers ses cicatrices.

L’association de protection de la nature et des paysages Green Southerners effectue un travail de terrain et fournit les photographies de la faune et de la flore endommagées. « Dès le début de la guerre, en octobre 2023, nous avons documenté les attaques contre l’environnement dans le sud du Liban », explique Hisham Younes, le président de cette association locale qui mène des projets de sensibilisation sur la biodiversité du sud Liban et qui, depuis le début de la guerre en 2023, documente aussi les attaques sur l’environnement. « Nous avons mis en place une équipe dédiée à l’observation et à l’analyse de l’utilisation du phosphore blanc, qui a été utilisé à une échelle bien plus importante que lors de la guerre de 2006 [NDLR : en juillet 2006, une guerre a éclaté entre Israël et le Hezbollah]. Nous n’avions jamais vu quelque chose d’aussi important dans l’utilisation du phosphore et de métaux lourds. »

Selon un rapport des Nations unies, plus de 5 600 frappes israéliennes ont été recensées entre le 8 octobre 2023 et le 20 septembre 2024 dans le Sud-Liban. Certaines contenaient du phosphore blanc, arme incendiaire dont l’utilisation dans des zones densément peuplées et contre des civil·es est proscrite par la Convention de 1980 de l’ONU sur les armes classiques, ce qui est considéré par plusieurs ONG internationales comme un crime de guerre. Des bombes incendiaires ont aussi été employées.

Selon un rapport des Nations unies, plus de 5 600 frappes israéliennes ont été recensées entre le 8 octobre 2023 et le 20 septembre 2024 dans le Sud-Liban.

Tous les jours, les bénévoles de l’association se rendent sur le terrain pour documenter les conséquences de la guerre sur la vie de la population et sur l’environnement. L’un de leurs, Oussama Farhat, également membre de la sécurité civile libanaise, a été tué le 1er mai dernier par un drone israélien alors qu’il poursuivait son travail5. « C’est une tragédie pour nous. Il a offert sa vie pour montrer et documenter ce qu’il se passait… », souffle le président de l’association.

Photo ©Geradastudio

De son côté, le studio de recherches Public Works fournit les cartes des différentes attaques. Ce studio de recherches et de design surveille et documente les attaques militaires israéliennes contre le Liban depuis l’aube de la guerre. Les chercheuses suivent leur fréquence, leur géographie et leur impact à travers des mises à jour quotidiennes et une cartographie interactive. « L’un des impacts centraux de cette guerre a été la destruction ciblée des terres, des forêts, des champs agricoles et des réserves naturelles [NDLR : la région de Tibnine a souvent été la cible de bombardements alors qu’un projet de classement en Réserve naturelle est en cours] dans le sud du Liban, ce que nous identifions comme des formes d’écocide. Lorsque les commissaires du Pavillon libanais nous ont invités à participer, c’était précisément parce que notre travail traite directement de ce thème », décrit l’une des chercheuses de Public Works, qui préfère conserver son anonymat.

Le pavillon « La Terre se souvient » permet une confrontation entre la violence écologique et l’effacement spatial en tant que forme de guerre. « Notre contribution met en lumière le fait que le ciblage des paysages du sud du Liban n’est pas un dommage collatéral, mais bien une stratégie systématique de destruction. En le documentant par la cartographie, la narration et l’analyse spatiale, nous cherchons à donner de la visibilité à une forme de violence souvent méconnue, mais dont les conséquences sur les populations, les terres et les moyens de subsistance sont durables », continue-t-elle.

Lire aussi | La Palestine, l’impérialisme et la catastrophe climatique・Hamza Hamouchene (2025)

Avec ses élèves, Rami Zurayk, professeur de gestion des écosystèmes à l’Université Américaine de Beyrouth (UAB), a fabriqué les briques pour le pavillon. « La création de ces briques faite de la Terra Rosa, terre rouge du sud du Liban qui selon la légende a été colorée par le sang d’Adonis, accompagnée des autres articles, amène une réflexion intéressante. Ils lient entre eux la mythologie de la région à son paysage », précise le professeur. D’après la mythologie, Adonis, jeune dieu de la beauté et de la fertilité, était aimé d’Astarte (Aphrodite). Il aurait été tué par un sanglier dans les montagnes du Liban, près du fleuve aujourd’hui appelé Nahr Ibrahim. Son sang se serait alors déversé dans le fleuve qui se jette dans la Méditerranée. Lorsque les pluies entrainent la terre rouge dans les eaux du fleuve, les anciens y voient le sang d’Adonis se déverser sur la terre, symbole de renouveau et de fertilité. La Terra Rosa, terre ferrugineuse caractéristique du sud du Liban, est chargée d’une forte symbolique mythologique et écologique car elle représente la continuité entre la culture, la nature et la mémoire. Le paysage du sud du Liban porte les traces de ce mythe. Avec l’utilisation de cette terre pour fabriquer les briques du pavillon, Rami Zurayk et ses étudiant·es relient la symbolique antique du sang d’Adonis à la réalité écologique contemporaine du Sud-Liban — une région reconnue pour la beauté de ses sols, mais aussi marquée par les blessures de la guerre. Rami Zurayk a également rédigé plusieurs articles sur la pollution des sols, le paysage du sud du Liban et les produits agricoles qui constituent la mosaïque du pays, du nord au sud.

« Notre contribution met en lumière le fait que le ciblage des paysages du sud du Liban n’est pas un dommage collatéral, mais bien une stratégie systématique de destruction. »

Une chercheuse du studio de recherches Public Works
Photo ©Geradastudio

Sarah Sinno, chercheuse et fondatrice du Earth preservation project, une association libanaise, a aussi pris part à cette documentation par l’écrit. Elle a notamment publié un article où elle s’appuie sur l’un des plus anciens écrits de l’humanité, l’épopée de Gilgamesh, et en tire une métaphore autour des abeilles. D’après les derniers chiffres, 4 000 ruches ont été détruites par la guerre dans le sud du Liban. « Les abeilles jouent un rôle essentiel pour la nature et pour la vie, elles sont des ingénieures d’une terre florissante. Même si Israël essaie de nous imposer la mort, nous devons apprendre des abeilles, de leur rythme et de la manière dont elles travaillent ensemble. Elles sont les témoins des crimes environnementaux qui se passent au Liban », explique la jeune femme, qui continue de documenter l’écocide dans le sud du Liban. « Les abeilles sont l’incarnation d’une résistance collective », croit Sarah Sinno, car elles continuent de travailler ensemble malgré les circonstances et rebâtissent ce qui est détruit.

Des illustrateurs et d’autres chercheurs se joignent aussi au projet. Le résultat : une large table faite en briques rouges avec ici et là des végétaux, des cartes et un livre qui regroupe des écrits autour qui expliquent ce qu’il se passe au Liban. « Nous voulions documenter tout ceci, ce que l’État aurait dû faire mais ne faisait pas. Il y a une vraie politique créée pour coloniser à travers cet écocide. Nous voulions aussi réfléchir à des solutions, comme la bioremédiation ou la préservation des sols, par exemple, explique Edouard Souhaid. Le thème de la Biennale est l’intelligence artificielle, mais on ne croit pas que la technologie va nous sauver écologiquement. »

Photo ©Geradastudio

Lire aussi | Prise de terre et terre promise : sur l’État colonial d’Israël・Ali Zniber (2024)

Pas de dommage collatéral

Les architectes entendent aussi interroger le sens de l’architecture dans la reconstruction d’un pays dévasté. L’accès restreint au terrain et la récolte des données par les scientifiques limitent la création d’une base de données solides pour illustrer les pertes, mais tous les experts s’accordent pour dire qu’elles sont importantes et que les conséquences sur les ressources naturelles seront de plus en plus visibles sur le long terme. « Quand tu détruis un arbre, tu détruis toute une communauté, souligne le curateur. El ared [NDLR : « la terre » en arabe] a une signification très émotionnelle : d’où tu viens, des ancêtres, la nourriture… » Selon lui, les architectes au Liban doivent arrêter de construire et penser à la réhabilitation d’un pays endeuillé. « Nous avons une responsabilité en tant qu’architecte : quand tu construis, il y a un côté culturel et émotionnel qui va au-delà du scientifique », insiste Edouard Souhaid, qui affirme qu’il faut aujourd’hui repolitiser l’architecture.

Le CAL a souhaité utiliser cette plateforme qu’est la Biennale pour transmettre un message et proposer des idées. Pour Ramy Zurayk, ce pavillon n’est pas seulement à propos du Liban. « Il fait partie de ces voix qui s’élèvent pour dire que le génocide en cours à Gaza n’est plus possible. » Quant au Liban : « Il a une importance très symbolique. Aujourd’hui, et pour une des rares fois par le biais de ce pavillon, le Liban entier est représenté. Le Liban entier s’identifie au sud du Liban, c’est vraiment unique et j’espère que cela va déclencher une remise en question de la façon dont nous, Libanais, de toutes les parties du Liban et de toutes les dénominations, de toutes les appartenances politiques, voyons le Liban sud », s’enthousiasme le chercheur, lui-même originaire du sud et qui se félicite que l’équipe à l’origine du projet vienne de différentes régions. Hisham Younes, le président de Green Southerners, estime que cette participation à la Biennale donne plus de sens à une crise humaine et au niveau de souffrance d’une telle destruction. « L’art n’est pas distant de l’environnement, de l’identité, de la culture… Cela a tout à voir avec la culture humaine. Et cela n’a pas seulement trait au Liban, c’est toute la Méditerranée », souligne-t-il.

Après Venise – la biennale prend fin en novembre 2025 -, le pavillon libanais sera rapatrié sur sa terre d’origine. L’idée est de le rapprocher du public concerné, pour ne pas le laisser aux mains d’une élite eurocentrée. « Ce n’est pas seulement un message, c’est aussi du matériel : des publications, des données, des voix… C’est du tangible, du savoir qui est partagé », insiste Rami Zurayk. Raconter, exposer, témoigner : se souvenir. Car la Terre, au Liban ou ailleurs, n’oublie jamais. Et la souffrance des habitant·es, elle, continue.

Photo ©Geradastudio

Le site du projet The land remembers et celui du Collective for Architecture Lebanon – CAL.

Image d’accueil : Disrupted ecologies. Mapping the violence of Israel’s attacks on Lebanon, mise en carte et recherche par Public Work Studio, design et visualisation des données par NEM Studio (détail).

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Notes

  1. https://www.dropsitenews.com/p/lebanese-fishermen-abducted-israel-naqoura-south
  2. https://www.lorientlejour.com/article/1461835/mohammad-jouhair-ce-pecheur-libanais-emprisonne-en-israel-depuis-plus-de-trois-mois.html
  3. https://www.worldbank.org/en/news/press-release/2025/03/07/lebanon-s-recovery-and-reconstruction-needs-estimated-at-us-11-billion
  4. https://ewsp.gov.lb/wp-content/uploads/2025/04/Agricultural-damage-and-loss-assessment_FAO.pdf
  5. https://today.lorientlejour.com/article/1460174/oussama-farhat-a-life-devoted-to-animals-and-others-cut-short-by-an-israeli-strike.html

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07.10.2025 à 18:47

Gaza et la défaite de l’humanité

Dominique Eddé

97 % des cultures arboricoles ont été détruites par deux ans de guerre alors que 78 % des immeubles et 97 % des écoles ont été rasés ou endommagés. Face à cet anéantissement délibéré, l'essayiste franco-libanaise Dominique Eddé offre dans son livre « La mort est en train de changer » des réflexions très justes sur l'engrenage mortifère de cette guerre. Extraits choisis.

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Texte intégral (5298 mots)
Temps de lecture : 14 minutes

Ce texte est composé de deux extraits du livre de Dominique Eddé La mort est en train de changer paru en septembre 2025 aux éditions Les Liens qui Libèrent.


La peur de soi, la peur de l’autre

Quand la souffrance dépasse le seuil du tolérable, le peu de force qui reste est employé à la supporter. Il suffit de regarder les visages des enfants amputés, affamés à Gaza, des porteurs de cadavres, de leurs parents, de leurs proches, des prisonniers au sortir de la torture : ils sont tous inatteignables. Leur colère est comme asséchée par leur douleur ; et leur douleur, privée d’identité, traitée en masse. J’imagine ce même degré d’épuisement chez les otages israéliens. Chez les torturés des prisons syriennes à la brusque apparition du jour… Je l’ai vu sur les visages des Libanais brûlés par les bombardements du Sud. Tous ces êtres ont habité au même endroit : là où vivre consiste à mourir en vie.

Écrire pendant ce temps est une épreuve à la limite de l’obscénité. Ne pas écrire, alors que l’on peut donner du fil à retordre à la haine, est encore moins glorieux. Je vais donc essayer d’écrire. Et, en écrivant, d’écarter les mots qui ne servent plus à rien, sinon à retarder le moment d’en inventer peut-être d’autres.

L’interdiction de nommer le génocide en cours à Gaza, sous peine d’être taxé d’antisémitisme, est un verrou qui a tenu durant des mois, mois qui, pourtant, ne cessaient d’en donner la preuve. Notamment en Allemagne, en France, en Europe : dans les pays qui ont permis, à des degrés divers, que le nazisme organise la mort de six millions de juifs. Ce verrou vient de sauter. Ce ne sont plus seulement quelques esprits lucides, ou dissidents israéliens de longue date, qui le disent haut et fort. À présent, des ONG et des responsables israéliens, anciens ministres ou ambassadeurs, conviennent du processus d’extermination de la population de Gaza.

L’interdiction de nommer le génocide en cours à Gaza, sous peine d’être taxé d’antisémitisme, est un verrou qui a tenu durant des mois, mois qui, pourtant, ne cessaient d’en donner la preuve.

Pour ma part, je me suis bornée à remplacer un mot par un autre : abattoir, par exemple. Ce fut troublant de constater qu’il ne soulevait pas d’objections. Les esprits aveuglés en seraient-ils au point où il leur suffit que l’horreur absolue soit nommée d’un mot plutôt que d’un autre pour la leur rendre acceptable ? Surtout, comment comprendre qu’il ait fallu attendre si longtemps pour prendre au sérieux le ministre de la Défense israélien qui traitait impunément les Palestiniens d’« animaux humains » au lendemain du 7 octobre 2023 ? Faut-il que les territoires de la surdité et du mensonge soient faits de la même étoffe pour que la crédulité et la mauvaise foi se soient trouvées en même temps, au même endroit. En bloc, juifs et musulmans ont été désignés, menacés, en lieu et place des chefs de guerre qui, juifs ou musulmans, les mettaient en danger. Tout s’est passé comme si le langage ne servait plus qu’à écraser la pensée. On a entendu dire que l’armée israélienne était « l’armée la plus éthique du monde ». On a entendu dire par d’autres que les enfants palestiniens étaient des cibles légitimes, étant, par nature, de futurs terroristes. On a fait le procès de l’antisionisme au moment où le sionisme faisait naufrage. On a mis les mémoires en demeure de choisir chacune son pré carré dans le champ des cimetières. On a entendu des militants de la cause palestinienne douter de l’étendue du massacre du 7 octobre. On a surtout entendu un silence dévastateur, plein de sous-entendus et de réflexes coloniaux, confier à la peau blanche le pouvoir inné de mater la brune, la sauvage.

guerre gaza

Un réfugié palestinien porte ses deux petits enfants blessés après le bombardement du camp de Nuseirat dans la bande de Gaza, 29 octobre 2023. Crédits : Ashraf Amra, UNRWA CC BY-SA 4.0.

Dès lors, l’être humain, blanc ou brun, perdait ses droits, au profit de la masse. Les régimes arabes ont excellé dans leurs vieilles habitudes : s’allier en douce à l’ennemi, simuler la désapprobation, réduire leurs peuples au silence. En France et en Allemagne, toute objection était passible de procès médiatique. Aux États-Unis, si la censure fut moins drastique dans un premier temps, elle est maintenant sans pitié. Les universités, pour ne citer qu’elles, payent d’un prix exorbitant leur quart d’heure de liberté. Celles et ceux qui tiennent, envers et malgré tout, n’ont plus de mots pour dire la suffocation. Ils regardent la mort achever son travail sur les visages exsangues d’une population cadavérique.

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Aucune des lignes que je viens d’écrire ne dédouane le Hamas de ses crimes. Aucune. Vivement le jour où il sera vu du même œil par ceux qui s’entêtent à le protéger et par ceux qui y voient un diable sorti de nulle part. Sachant que sa part « diabolique » fut méthodiquement entretenue par le pouvoir israélien. Il s’agit maintenant d’essayer de réfléchir dans l’ordre, c’est-à-dire hors symétrie, car il n’y en a pas, à l’étendue d’un désastre programmé par les répétitions infernales de notre espèce : la cécité, le mensonge et les moyens qu’elle se donne pour les avaliser. Israël est un État qui n’a pas attendu Netanyahou pour humilier, coloniser, déposséder le peuple palestinien. À quel titre devrait-on oublier que les colonies ont prospéré sous les gouvernements travaillistes au lendemain des accords d’Oslo ? Il n’y aura pas de perspective d’apaisement possible tant que la défense de soi passera par la négation de l’autre, par la mise à l’écart de l’histoire, par l’injustice dans le traitement de l’injustice.

Israël aura beau assurer sa supériorité militaire, recommencer encore et encore, il ne parviendra à assurer la pérennité de sa population qu’en renonçant à l’emmurer. Sans quoi l’avenir l’expulsera comme il est en train d’expulser les habitants de Gaza et déjà, de Cisjordanie. La reconnaissance est le mot clé de ce qui reste à sauver : la reconnaissance officielle par Israël du mal sans nom que ce pays a causé au peuple palestinien.

Il n’y aura pas de perspective d’apaisement possible tant que la défense de soi passera par la négation de l’autre, par la mise à l’écart de l’histoire, par l’injustice dans le traitement de l’injustice.

(…)

Israël : récapitulation

Étant de ceux qui, à 20 ans, ne pouvaient accepter l’existence d’Israël et qui, cinquante ans plus tard, défend sa survie dans le cadre d’un changement de cap, je voudrais commencer par me servir de moi, qui ne représente personne, comme on se sert d’un cobaye dans une expérience médicale. D’abord préciser les termes de mon cheminement. Ne pas confondre les mots. Que signifie de mon point de vue défendre la survie d’Israël ? S’agit-il de souscrire à un État juif ? Non. Pas plus que je ne peux souscrire à un État musulman ou chrétien. Il tombe sous le sens que cette région actuellement gangrenée par la fusion du religieux et du politique n’entrera en convalescence que le jour où elle y renoncera. Sachant par ailleurs que plus de 20 % de la population israélienne n’est pas juive, je ne vois pas selon quelle logique cet État pourrait se définir comme juif. S’agit-il de considérer Israël comme un principe de réalité ? Oui. S’agit-il de défendre l’avenir du peuple israélien sur cette terre et de réfléchir aux conditions pouvant assurer sa sécurité ? Oui.

Ce point crucial appelle un effort d’imagination considérable qui, pour l’heure, n’a été fait à grande échelle ni par les Israéliens, ni par les pouvoirs palestiniens, ni par les Arabes. Moins encore par les puissances étrangères. Une mauvaise foi réciproque entretient en cet endroit un tabou qui permet aux uns d’œuvrer activement au Grand Israël, au prix d’un génocide et de dégâts régionaux considérables, aux autres d’entretenir le double langage de la reconnaissance d’Israël d’un côté et du fantasme de voir ce pays disparaître de l’autre. Les régimes arabes misent sur la reconnaissance, les fondamentalistes islamistes misent sur le fantasme, les uns comme les autres ont l’autre moitié de l’équation en tête. Tous empoisonnent l’avenir. Les Palestiniens n’en finissent pas d’en mourir.

Les réfugiés palestiniens forcés de fuir le quartier Hamad à Khan Younis, dans le sud de la bande de Gaza, après avoir reçu un avertissement d’évacuation de l’armée israélienne, 11 août 2024. Crédit : Ashraf Amra, UNRWA CC BY-SA 4.0.

Aucun processus de paix n’a pris en compte la pression des non-dits qui la rendent impossible, aucun n’a désamorcé les bombes que fabriquent les inconscients. Plus le temps passe, plus il est dicté par le couple infernal de la prédation et de la haine. Ceci n’est qu’un début. Il faut oser continuer à creuser là où ça fait mal si l’on veut ramener tous ces corps moribonds à la vie. La région a payé trop cher l’entretien des arrière-pensées. Elle ne sortira de l’ornière que le jour où l’on aura entamé, de tous côtés, un travail simultané de récapitulation, de renoncement et de redéfinition de la réalité. Ceci implique du fait même un changement de représentation de soi et de l’autre. La tâche ne concerne pas que le Moyen-Orient. Les peuples du monde entier, toutes identités de naissance confondues, sont appelés à faire ce que l’intelligence mécanique ne peut pas faire : renoncer au miroir pour survivre. Plus exactement, troquer le miroir contre la fenêtre. Il est vrai qu’en cette première moitié du XXIe siècle, le triomphe de l’argent et celui des dictatures rendent la figure du miroir écrasante, celle de la fenêtre improbable.

Lire aussi | Pendant ce temps, l’insupportable quotidien de Gaza・Rami Abou Jamous (2025)

À l’heure où j’écris ces lignes, des enfants palestiniens courent dans tous les sens à Gaza, tombent comme des oiseaux, gisent ensanglantés dans les bras de leurs parents. L’incapacité de la grande majorité de la société israélienne à en prendre conscience, à voir au-delà d’elle-même, incarne tragiquement la figure du miroir. Elle ne date pas d’aujourd’hui. Mais le degré de cécité n’a jamais connu un tel pic. Le point aveugle remonte au moment où le sionisme, pour s’installer et se construire, a eu recours à un gigantesque mensonge : il s’est inventé « une terre sans peuple pour un peuple sans terre ». Il a feint de croire – ou voulu croire à force de s’en convaincre – que le Palestinien n’existait pas. Il a donc fallu lui inventer un sens au moment où sa réalité s’est imposée. Le mot « terrorisme » a rempli le vide, il a soufflé sur les peurs et soulagé les consciences. Ce n’est pas un hasard si, parmi les voix occidentales que ce mensonge délivrait d’une culpabilité écrasante, ce sera plus tard celle du général de Gaulle, à la pointe du combat contre le nazisme, qui fera entendre sans détours sa résistance à l’injustice, son attachement au droit international ; sans laisser tomber pour autant le droit d’Israël, désormais constitué en État à dominante juive, à exister et à assurer sa sécurité.

Dans la mesure où je suis depuis toujours une irréductible de la liberté, dépourvue de fibre nationaliste, je crois pouvoir affirmer que j’aurais été farouchement antisioniste si j’étais née juive. J’y aurais vu, outre l’injustice flagrante envers les Palestiniens, une perte pour la richesse culturelle juive qui se situe bien au-delà de la fabrication d’une identité nationale. En ce sens, j’aurais sans doute dit ce qui ne peut être dit que par des juifs et que formule notamment l’historien Ilan Pappé : « Les juifs ont une contribution au monde beaucoup plus importante en tant que peuple sans État, qu’en tant que peuple doté d’un État. » J’y aurais vu par ailleurs le trop commode remboursement de la dette européenne envers les juifs. J’y aurais surtout vu le signe d’une reconduction insidieuse de l’antisémitisme, du fait même que des juifs français, allemands ou hongrois ne recevaient pas, au lendemain de l’horreur nazie, les raisons et les preuves d’une véritable réparation : l’obtention d’une entière sécurité et reconnaissance dans leurs pays de naissance. À présent que le fait accompli israélien est un principe de réalité, il revient à ses amis comme à ses ennemis déclarés de procéder à ce que j’ai appelé « le deuil de l’idéal ». Là où l’avenir reprend ses droits sur les répétitions machinales du passé, là où le goût de la paix l’emporte sur le goût exclusif de soi, des « siens ».

« Les juifs ont une contribution au monde beaucoup plus importante en tant que peuple sans État, qu’en tant que peuple doté d’un État. »

Ilan Pappé

L’antisémitisme refait des ravages depuis le 7 octobre 2023. On ne cessera de répéter qu’il ne s’agit en aucun cas du même phénomène en Occident et en Orient. L’actuelle poussée de haine envers les juifs, parmi les peuples arabes, est à voir sous un angle foncièrement différent de ce qu’elle fut, de ce qu’elle est en Europe. On ne peut pas déclarer Israël État juif, coloniser le peuple palestinien, annexer Jérusalem, et programmer la disparition de la Palestine sans prendre le risque – le mot est faible – de créer le pire des amalgames dans l’esprit de ceux que l’on humilie, que l’on dresse ainsi contre soi. Il est compréhensible que de nombreux juifs aient vécu le massacre du 7 octobre comme un pogrom antisémite, cela ne signifie pas que c’en était un. Ce massacre s’est déroulé dans le cadre d’une région démolie, livrée au chaos ; il a été mené par des hommes enragés par une colonisation sans pitié, vieille de 70 ans. Les responsabilités de cette barbarie – qui dévaste par ailleurs la région, toutes communautés confondues depuis un demi-siècle – sont largement partagées. Ignorer ce fait, s’en tenir à la version d’une agression antisémite, obstrue la pensée, bloque les issues. Que la haine envers les juifs ait terriblement augmenté ces deux dernières années dans le monde arabe, c’est indéniable. Mais se borner à la condamner, hors contexte, sans prendre en compte ce qui la cause et l’enflamme, ce n’est pas la combattre, c’est y contribuer.

Une photo aérienne de Palestiniens déplacés attendant dans le nord de Nuseirat pour retourner chez eux à Gaza. Janvier 2025. Crédits : Ashraf Amra, UNRWA CC BY-SA 4.0.

De l’autre côté, force est de constater – exceptions mises à part – une tragique panne de pensée au sein des sociétés civiles arabes. Gagnés par la frustration et la colère, un nombre considérable de personnes ne raisonnent plus. Au prétexte du carnage en cours à Gaza, elles renoncent à l’autocritique, dédouanent le Hamas, relativisent le traitement infligé aux otages, cèdent au sinistre argument du chiffre et de la comparaison : « Ce n’est rien par rapport au génocide en cours. » Quand l’ennemi devient une aubaine pour se blottir dans un camp et se borner à la récrimination, alors la défaite est double : elle est physique, infligée par la force militaire de l’ennemi, et morale, infligée par soi.

Il n’y a jamais eu de société arabe plus riche qu’en temps de mixité. La perte de la présence juive dans les pays arabes est incommensurable.

Il n’y a jamais eu de société arabe plus riche qu’en temps de mixité. La perte de la présence juive dans les pays arabes est incommensurable. La plupart des esprits le savent et le regrettent. Ignorer ce que l’on sait équivaut à se couper de ce qui reste à inventer, à découvrir. Il va de soi que la lutte contre le mépris, l’ostracisme et la haine dont sont victimes les populations d’origine arabe ou musulmane, les militants, les étudiants en faveur de la Palestine, où qu’ils se trouvent, va de pair avec la lutte contre l’antisémitisme. C’est la même. Amputée de sa moitié, l’équation est une bombe.

La tragédie a acté, à Gaza, la fin d’un mensonge

La tragédie a acté, à Gaza, la fin d’un mensonge. Les États qui ont soutenu le gouvernement de Netanyahou se savent désormais coupables devant l’histoire de collaboration active avec un partenaire sanguinaire. Ils lui ont fourni des armes, des alibis, et – plus cher que tout – le temps qu’il fallait pour accomplir le boulot. Le Hamas a certes largement contribué au désastre. Les régimes arabes, n’en parlons pas. C’est pourquoi nous sommes à présent sommés de penser l’ennemi comme un monstre à mille têtes, accouché par un monde détraqué. Nous sommes très loin du nazisme, qui nous donnait à voir le mal, en un seul bloc, derrière des barreaux. Le mal, comme le monde, est liquéfié à l’heure qu’il est. Nos vieilles certitudes flottent sans avenir à la surface des eaux. Nous n’en sommes pas moins témoins, en direct, d’un mal innommable que les gouvernants de la plupart des pays démocratiques ont laissé faire – et, pour certains, alimenté. Comment comprendre que dans un pays tel que la France, ni les gouvernants, ni la majorité des médias et des intellectuels n’aient jugé utile de s’alarmer de l’interdiction des médias étrangers sur les lieux du crime ?

Lire aussi | En Palestine, « l’huile qu’on attend un an, les soldats la jettent en un instant »・Forum palestinien d’agroécologie (2025)

La mise à mort de la Palestine a mis Israël au pied du mur. Le judaïsme n’entre plus dans le gant déformé de ce pays emmuré. Pas plus que d’être chrétien, musulman ou athée, le fait d’être juif n’est un passeport d’humanité. Je ne cesse de m’étonner d’entendre des phrases convenues telles que « un juif ne tue pas des enfants » ou « c’est contraire à la pensée juive d’affamer un peuple ». Il est un postulat qui vaut pour l’humanité tout entière : elle n’est jamais à l’abri, quelle que soit l’identité en jeu, du meilleur et du pire. Sans compter qu’à partir du moment où un peuple se constitue en nation avec des moyens militaires écrasants, il s’expose, quel qu’il soit, à tout ce que ces armements impliquent. Pas plus que Bach n’est responsable d’Hitler, Einstein n’est responsable de Smotrich, ou Ibn Arabi des talibans. Il appartient en revanche à tous les esprits dits libres, provenant de ces cultures, de s’interroger sur ce que les inconscients fabriquent pour mener à de tels extrêmes.

Comment comprendre que dans un pays tel que la France, ni les gouvernants, ni la majorité des médias et des intellectuels n’aient jugé utile de s’alarmer de l’interdiction des médias étrangers sur les lieux du crime ?

Ainsi, s’agissant d’Israël, qui nous fera croire que le fantasme du Grand Israël date de Netanyahou et de ses sbires ? Qui nous fera croire que c’est par inadvertance qu’année après année les terres palestiniennes ont été colonisées ? Qui, d’entre les adeptes du processus d’Oslo, nous expliquera logiquement comment la paix pouvait avoir lieu sans une restitution des territoires ? La mauvaise foi, dont Sartre disait qu’elle est une manière de mimer le rôle que l’on s’est assigné, est bel et bien au cœur de la politique israélienne, gauche et droite confondues. Sachant bien sûr que quelques personnalités politiques israéliennes, dont Yitzhak Rabin, ont souhaité la combattre et frayer une autre voie à l’avenir. Une partie de leur effort, dicté par une douloureuse conversion au réalisme, a été freinée par leur méfiance. Leur méfiance envers les Palestiniens découlant de leur méfiance envers eux-mêmes : de leur incapacité à affronter l’étendue des dégâts causés depuis 1948. Car ce n’était pas tant l’OLP qu’il fallait reconnaître en 1993, que la souveraineté du territoire palestinien.

Il est vrai qu’Israël est adossé à une mémoire terrifiante dont on peut comprendre qu’elle ait eu besoin de mentir pour survivre. Encore faut-il que ce mensonge soit un jour reconnu s’il veut se faire oublier. La question que tout le monde élude et qui engage l’avenir de millions de vies est la suivante : que veut Israël pour Israël ? Mais aussi, que veut Israël pour les juifs ? Que veulent les juifs pour Israël et pour eux-mêmes ? Sachant que le mot « juifs » recouvre un océan de différences qui leur ferait perdre le sens même de leur existence s’ils étaient condamnés à y renoncer. Et du côté arabe, se pose la question cruciale de savoir comment, sous quelle forme, les élites conçoivent-elles leur lutte contre l’invasion du champ politique par l’Islam ?

Autant dire que, pour l’heure, la catastrophe spirituelle est générale.


Photo d’ouverture : Déplacés palestiniens retournant vers la ville de Gaza et le nord de l’enclave par la rue al-Rashid, le 28 janvier 2025. Crédits : Ashraf Amra, UNRWA CC BY-SA 4.0.


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24.09.2025 à 19:14

Conseils #4 : Nastassja Martin, Non-noyées, un Déluge et des barrages sur la Loire

La rédaction de Terrestres

Une nouvelle vague de conseils des Terrestres pour bien résister à la rentrée. Quatre livres au programme : des glaciers qui donnent le vertige, l'héritage de la lutte majeure de SOS Loire Vivante, un « manuel de dénoyade » pour s’immerger dans l’époque et un grand roman du dérèglement climatique. Bonnes lectures !

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Texte intégral (4204 mots)
Temps de lecture : 11 minutes

Beau livre · Les sources de glace · Olivier de Sépibus & Nastassja Martin

Le retrait des glaciers signe la catastrophe en cours, comme un condensé d’Anthropocène. Le livre Les sources de glaces participe de la mise en récit de ces disparitions et des luttes à naître pour ne pas qu’elles sombrent dans les oubliettes de la mauvaise conscience des Modernes. 

Il faut l’avouer, en matière d’édition, le beau coûte cher, et notre conseil de lecture ne déroge pas à la règle. Si ses 37€ excèdent votre budget lecture, vous pouvez feuilleter l’ouvrage en librairie, le faire commander par votre bibliothèque ou vous le faire offrir. Mais il faut dire la beauté de l’objet, le travail d’orfèvre des éditions Paulsen, la peau duveteuse de la couverture, le chemin parfaitement maîtrisé qui serpente entre textes, poèmes et photographies. 

Le regard s’égare dans l’image. On peine à saisir l’échelle, le plan, la nature même de ce que l’on voit. La verticalité parfois permet de ressaisir l’ensemble, il est immense. Par ses photos, Olivier de Sépibus nous fait sentir la texture du glacier, on effleure sa peau, poreuse, craquelée, épiderme endormi d’un dragon millénaire. Mais aussi, à mesure que l’on avance dans des séries chapitrées par la poésie magnifique de René Char, peau de chagrin : la moraine gagne, la neige brunie s’épuise en filet d’eau, il ne reste plus rien de blanc et pourtant, le glacier est là, immense, métamorphosé, mais partout présent dans la forme du vallon, la pente du pierrier. 

Dans un texte dont on aurait rêvé pour Terrestres, mais qui se trouve ici dans un si bel écrin que l’on ne regrette vraiment rien, Nastassja Martin nous invite à sentir-penser le glacier comme sujet, un être animé, qui se gonfle et se dégonfle dans sa lente respiration annuelle, glisse, s’étale et dont la pulsation insuffle les battements du monde, circulant de l’océan aux sommets alpins et délivrant à tous les êtres l’eau qui les fait vivre. Le glacier renferme la mémoire du monde, et sa disparition signale les pathologies de notre civilisation. 

Lorsqu’on considère le glacier comme une ressource, son épuisement inexorable invite à l’action. Si c’est un stock d’eau potable, bâchons-le pour en ralentir la fonte ; si c’est une source d’informations sur l’histoire longue de notre planète, extrayons des carottes pour les conserver dans des réfrigérateurs ; si c’est un substrat qui stabilise le sol et retient la montagne, le pompage subglaciaire pourrait offrir un répit pour les villages de l’aval. Mais si le glacier est un être avec lequel nous partageons le monde, qui nous constitue et auquel nous sommes liés de mille façons, alors cette agitation ne peut suffire. Pire, elle détourne de ce que nous devons aux êtres chers lorsqu’ils disparaissent : le recueillement, la joie de les aimer et la responsabilité de leur faire une place dans nos vies et nos mémoires pour transmettre ces liens à celles et ceux qui ne les connaîtront pas. J’ai l’impression que ce livre fait cela. 

On ne « sauvera » pas les glaciers des Alpes, mais on peut faire vivre leurs fantômes afin que ces géants qui ont façonné les montagnes et ses habitants persistent sous d’autres formes. Transmettre la conscience de leur puissance, de leur majesté, quand bien même celles-ci ne se manifestent plus sous l’aspect grandiose d’une immense étendue blanche mais dans les formes modestes et surprenantes de cette vie nouvelle qui émerge et s’organise là où la glace se retire. 

Comme le monument au pigeon disparu dont nous parle Aldo Leopold, mais libéré des réflexes mémoriels d’une civilisation bâtisseuse qui fige dans la pierre le souvenir de ses héros, ce livre contribue à une œuvre collective : inventer des récits et bricoler des mémoires, non pas tant pour honorer les êtres disparus que pour les garder bien vivants en nous et autour nous, comme autant de petites touches qui diffractent le sublime du paysage pour en faire un milieu plein de liens, de signes et de sens. 

« Revers des sources : 
pays d’amont, 
pays sans biens,
hôte pelé,
je roule ma chance
vers vous »

René Char, Retour amont – Poèmes

Virginie Maris

Les sources de glace, d’Olivier de Sépibus & Nastassja Martin, Paulsen, 2025


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Récit · Au pied du barrage · Martin Arnould

Première enquête dans la nouvelle ligne de la collection Domaine du possible, désormais dirigée par Anne de Malleray, le livre de Martin Arnould nous replonge dans une lutte à la fois majeure et méconnue du mouvement écologiste français : le combat, à partir de 1986, de SOS Loire Vivante contre la construction programmée de plusieurs barrages sur le haut bassin de la Loire, en particulier celui de Serre-de-la-Fare qui menaçait d’engloutir vingt kilomètres de gorges sauvages entre Goudet et Solignac-sur-Loire.

En mêlant un amour palpable des lieux avec une description minutieuse des modes d’action et de l’organisation du mouvement, quelques éléments biographiques, des anecdotes, des connaissances écologiques et hydrographiques, une mise en perspective historique, Martin Arnould parvient à nous faire à la fois sentir et comprendre la lutte, notamment l’occupation résolue du site durant cinq ans, à partir de 1988, qui a fini par contraindre l’État à renoncer d’abord au barrage de Serre-de-la-Fare en 1991, puis à l’ensemble du programme d’aménagement lourd de la Loire en 1994.

Mais il faut dire aussi à quel point le livre constitue un pari éditorial réussi, qui amorce une vraie réflexion sur les manières de raconter les luttes et les expériences de l’écologie politique, pour « nourrir la critique et outiller l’action » comme le défend le nouveau manifeste de la collection.

Autour du récit principal, qui constitue la colonne vertébrale de l’ouvrage, on sinue ainsi entre les superbes dessins de Jean-Alfredo Albert (qui disent, depuis aujourd’hui, les paysages sauvés des eaux), les photographies historiques de la lutte (qui rappellent parfois la joie drôle et rageuse de celles de la lutte des femmes de Greenham) et un entretien particulièrement émouvant entre l’éditrice, Martin Arnould et son père, Jean-François, aujourd’hui âgé de 90 ans, figure de la lutte lui aussi. 

Cette composition donne au livre la puissance croisée du témoignage, forcément partiel et partial, de l’un des acteurs de la lutte, et des matériaux plus bruts, qui permettent à chacun·e de s’approprier le récit, avec ses failles, ses étonnements, ses certitudes, ses doutes, ses enthousiasmes, tout en le laissant résonner avec nos propres attachements et nos propres expériences.

Je dois d’ailleurs dire que le livre m’a d’autant plus touché que nos séminaires de travail avec le collectif de rédaction de la revue se passent souvent dans ces coins de Haute-Loire que j’ai appris à aimer, et parce que j’ai aussi tenté de me bagarrer — avec nettement moins de succès — pour défendre un autre bout de Loire, plus en aval, contre un autre grand projet stupide et destructeur.

Ce côté « ouvert » d’un livre-matériaux et sa rencontre avec ma propre expérience affective et militante a d’ailleurs fait naître une interrogation — mais vos lectures feront certainement émerger d’autres questions !

Pour ma part, je n’arrête pas de me demander comment les militant·es de SOS Loire Vivante ont pu échapper à ce qui est aujourd’hui le quotidien de toute opposition à un grand projet, à savoir la violence policière constante, les expulsions du moindre début d’occupation, le fichage par les services de renseignement, bref la répression méthodique. 

Le récit de la lutte n’est certes pas exempt de violence, avec notamment des incendies et des coups de fusil de la part des partisans du projet. Elle est aussi hantée par l’ombre du meurtre de Vital Michalon, tué en 1978 par la grenade d’un gendarme lors d’une manifestation antinucléaire à Creys-Malville, traumatisme durable du mouvement écologiste français. 

Mais comme le concède Arnould  avec un étonnement rétrospectif, les Premiers ministres successifs, de gauche comme de droite, de Rocard à Balladur, tous ont eu « l’obligeance de ne jamais envoyer les gendarmes mobiles, comme Jean-Marc Ayrault le fera à Notre-Dame-des-Landes ou Manuel Valls à Sivens » (p. 91). Pourquoi cette retenue ? Faut-il, comme semble le faire parfois l’auteur, chercher l’explication dans les formes d’organisation particulière revendiquées par SOS Loire Vivante (non-violence totale, composition politique très large, alliance avec de grandes ONG comme le WWF) ? Ou bien doit-on plutôt attribuer cette relative paix policière à un contexte politique particulier, un moment où, peut-être, le capitalisme n’a pas pleinement conscience de la menace existentielle qu’une écologie politique conséquente constitue pour lui ? 

Le livre, par sa construction, laisse élégamment la question en suspens : à nous d’y réfléchir ! Ce faisant, il se place à l’endroit le plus juste pour raconter aujourd’hui un combat comme celui de Loire Vivante. Tout en contribuant à garder vivace la mémoire d’une lutte, il maintient cette mémoire ouverte : comme une matière à inspiration autant qu’à discussion.

Aurélien Gabriel Cohen

Au pied du barrage de Martin Arnould, Actes Sud, 2025


Essai · Non noyées : leçons féministes Noires apprises auprès des mammifères marines · Alexis Pauline Gumbs

Ce n’est pas vraiment un recueil de poésie, ni un récit de « nature writing » à la première personne, et pas un pamphlet antispéciste non plus. Non noyées est un peu tout ça, et aussi autre chose : un « manuel de dénoyade » pour respirer dans des conditions irrespirables qui explore dix-neuf « leçons féministes Noires apprises auprès des mammifères marines » (le féminin générique est employé à travers le livre).  S’auto-définissant comme « semeuse de troubles queer noire, évangéliste de l’amour et cousine aspirante de tous les êtres sensibles », Alexis Pauline Gumbs s’est imposée ces dernières années comme une penseuse incontournable des féminismes Noires, de l’écologie, et des maternités radicales.

Du « droit à l’obscurité » inspiré de la baleine à bec, aux pratiques d’alimentation collectives et circulaires des raies manta, en passant par l’abandon confiant des dauphins-pandas qui s’échouent sur les rivages, certains que la marée les ramènera à la mer, l’autrice tisse habilement savoirs naturalistes et poésie pour décrire les existences étonnamment queer, féroces, et parfois ludiques des mammifères de la mer. Au-delà des dualismes stériles – entre spirituel et politique, masculin et féminin (jusque dans le choix des polices de caractères, qui explorent une écriture dégenrée), elle pratique « l’art de l’identification » : non pas un geste de nomination, de capture ou de classification d’autres espèces, mais un mouvement par lequel on se reconnaît en elles, et avec elles.

Celles et ceux qui s’attendent à trouver ici un manifeste antiraciste pour une justice interespèces rigoureusement argumenté risquent d’être désorientés, peut-être même irrités, par l’absence de direction programmatique, par la pluie de « je t’aime » qui émaillent le texte, et par la primauté accordée à la résonance sensible plutôt qu’à la critique acérée. Pour reprendre le titre de la célèbre invitation d’Audre Lorde à nommer ce qui est structurellement invisibilisé, coulé et marginalisé, la poésie n’est pourtant pas un luxe, et encore moins quand elle rend hommage aux héritages des féministes Noires et qu’elle nous permet de nous identifier « avec une personne qui appartient soi disant à une autre espèce ». Encore faut-il accepter de ralentir. Et là encore, nous pouvons apprendre des mammifères marines : la phoque commune, lorsqu’elle plonge, peut faire tomber les battements de son cœur à trois, parfois quatre par minute (leçon 17).

Les dessins de Maya Mihindou sont d’une puissance radieuse, et à eux seuls, justifient qu’on ouvre le livre et qu’on s’y attarde –  des baleines, des bateaux, des racines, des bulles et des sirènes s’entrelacent, nagent, s’affrontent, et résistent, évoquant  la mue, la fugitivité, le souffle et la guérison – c’est magnifique, ça fait songer, et, comme dirait l’ami à qui j’ai envoyé des photos du livre par message, « purée, ça donne tellement envie de se faire tatouer » !

Léna Silberzahn

Non noyées : leçons féministes Noires apprises auprès des mammifères marines d’Alexis Pauline Gumbs,
Burn~Août / Les liens qui libèrent, 2024


Roman · Le Déluge · Stephen Markley

Le roman de Stephen Markley intitulé Le Déluge, paru aux États-Unis en 2022, prend la forme d’une fresque sociale et politique décrivant les affres d’une civilisation prise dans la tourmente du réchauffement climatique. 

Situé dans le contexte géopolitique des États-Unis, le décor dressé par l’auteur au début du roman est des plus réalistes. On y retrouve ce qui semble de plus en plus, aujourd’hui, former le tissu de nos vies quotidiennes et de notre actualité médiatique : multiplication des catastrophes écologiques, montée de la violence et du fascisme, développement des technologies numériques, de l’IA et des systèmes de surveillance. 

Sur une période temporelle allant de 2013 à 2039, on suit les trajectoires de personnages mis à l’épreuve de ces bouleversements et de leurs conséquences sur les plans intime, social et politique. Des liens, frictions, échos ou dépendances se nouent entre les vies de Tony, climatologue menacé de mort pour ses travaux sur la fonte des glaces arctiques ; de Keeper, jeune prolétaire drogué et désœuvré devenu le jouet involontaire de groupes terroristes ; d’Ashir, ingénieur informaticien qui construit des systèmes de modélisation prédictifs pour tenter de limiter les effets de la crise climatique ; de Murdock, ancien démineur de l’armée américaine recruté par un groupe de saboteurs ; de Kate, jeune militante transformée en égérie internationale de la lutte écologique ; de Jackie, publicitaire BCBG avide d’ascension sociale, prête à vendre son âme aux lobbys pétroliers et industriels pour empêcher le vote d’une loi sur le climat ; ou encore celle du « Pasteur », ancien acteur hollywoodien converti à l’évangélisme qui utilise les réseaux sociaux et la réalité virtuelle pour diffuser massivement son message d’apocalypse. 

Quelles réponses chacune de ces trajectoires tente d’apporter aux bouleversements engendrés par le réchauffement climatique, pour le meilleur comme pour le pire ? Markley nous fait entrer dans la tête de chaque personnage pour suivre les mouvements et métamorphoses qui s’opèrent en lui au cours du temps et face aux événements, tout en explorant les effets de résonance ou de rétroaction à distance qui se produisent entre ces lignes de vie, tissant la toile d’une intrigue complexe, prise dans les soubresauts d’une Terre en éruption. 

La montée se fait tout en crescendo, augmentant en proportion du déchaînement et de la multiplication des catastrophes écologiques – montée des eaux, méga-feux, sécheresses, ouragans, tempêtes -, exacerbant les inégalités, les dominations de classe, la déshumanisation technologique et le racisme qui déchirent la société américaine contemporaine. 

À mesure que l’étau climatique se resserre, toutes ces vies se trouvent emportées dans le mouvement d’une spirale collective infernale au sein de laquelle elles ne cessent de se débattre et de chercher des issues. La montée en puissance des catastrophes écologiques nourrit une angoisse grandissante et une désagrégation du corps social, se traduisant par la montée de politiques techno-sécuritaires et autoritaires qui ne font, en retour, qu’accroître les violences et les destructions. 

Le roman tire sa force de la description progressive et minutieuse, quasi-scientifique, de la complexité des ressorts, à la fois politiques, économiques, sociaux et psychologiques, qui participent à la formation de cette spirale infernale. Il déplie aussi la palette des choix qui s’offrent à nous aujourd’hui pour tenter d’y répondre et leurs possibles conséquences sur notre avenir commun : transformation sociale, réforme politique, quête eschatologique, sacrifice apocalyptique ou repli identitaire violent. Sa lecture peut indéniablement susciter de l’éco-anxiété, tant la dystopie qui s’y dessine semble réaliste, fidèle portrait d’un ensemble de tendances à l’œuvre dans notre monde contemporain. 

Mais il est aussi possible de le voir comme une œuvre cathartique, réveillant et explorant toutes les émotions de pitié et de terreur que peuvent susciter les bouleversements de notre époque, moins pour condamner les lecteurs à la passivité et à l’inaction que pour leur donner les moyens d’appréhender un réel de plus en plus complexe, en révélant les tensions, contradictions, et ambivalences de notre nouvelle condition.

Sophie Gosselin

Le Déluge de Stephen Markley, Albin Michel, 2024 (traduit de l’américain par Charles Recoursé)


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05.09.2025 à 10:38

La Palestine, l’impérialisme et la catastrophe climatique

Hamza Hamouchene

Penser ensemble Gaza et le climat ? Oui, car tout se tient comme le défend ici Hamza Hamouchene, qui retrace l’écocide au long cours derrière le génocide en cours. Après la destruction de l’agriculture et l’accaparement de l’eau, les projets énergétiques d’Israël jettent une lumière crue sur l’impérialisme extractiviste à l’œuvre dans la logique coloniale.

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Texte intégral (11265 mots)
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Cet article est basé sur un chapitre du livre collectif Rising for Palestine : Africans in Solidarity for Decolonisation and Liberation (« Se soulever pour la Palestine : les Africain·es solidaires de la décolonisation et de la libération »), édité par Raouf Farah et Suraya Dadoo, à paraître aux éditions Pluto Press début 2026.

À première vue, il peut sembler inapproprié, voire déplacé, d’aborder les enjeux climatiques et écologiques alors qu’un génocide se déroule actuellement à Gaza. Mais il ne s’agit pas seulement d’un génocide ; on assiste également à un écocide, voire à ce que certain·es décrivent comme un holocide, c’est-à-dire l’anéantissement délibéré d’un tissu social et écologique dans son intégralité. La bande de Gaza est jonchée de plus de 40 millions de tonnes de débris et de matériaux dangereux, qui recouvrent pour la plupart des restes de corps humains. Au début de l’année 2024, une grande partie des terres agricoles de Gaza était déjà ravagée, après que les vergers, les serres et les cultures de subsistance ont été anéantis par les bombardements incessants. Les oliveraies et les fermes ne sont plus qu’un tas de terre et de poussière, les munitions et les toxines contaminent les sols et les eaux souterraines, tandis que l’eau de mer au large de Gaza est saturée d’eaux usées et de déchets, après qu’Israël a coupé l’alimentation en électricité et détruit les stations d’épuration.

Saisir l’ampleur de la dévastation écologique que génère le génocide commis par Israël permet de mettre en évidence les nombreuses interconnexions entre la crise climatique et écologique et la lutte pour la libération de la Palestine. Il ne peut y avoir de véritable justice climatique à l’échelle mondiale sans la libération du peuple palestinien, de même que cette lutte de libération est intrinsèquement liée à la survie de la terre et de l’humanité.

Les propos qui vont suivre cherchent à démontrer que la destruction des écosystèmes opérée par Israël est en lien direct avec la violence coloniale que l’État hébreu déploie en Palestine, et qui a atteint son paroxysme avec le génocide en cours. Nous cherchons ici à démontrer que les dommages environnementaux ont constitué, dès le départ, un aspect essentiel du système de domination coloniale sioniste, et comment ces dégradations ont constitué un outil pour contrôler et anéantir. Par la suite, la présente analyse abordera des enjeux cruciaux tels que la vulnérabilité climatique disproportionnée imposée aux Palestinien·nes, le déploiement par Israël de stratégies d’éco-blanchiment et d’éco-normalisation pour camoufler sa stratégie d’occupation et d’apartheid, ainsi que l’écocide en cours à Gaza et la place d’Israël dans le régime du capitalisme fossile mondial. Enfin, nous évoquerons la résistance du peuple palestinien à travers des pratiques enracinées dans le respect de la terre et des cultures, qui promeuvent non seulement un rejet de la domination mais également une conception particulière de la justice environnementale, ancrée dans les luttes de libération.

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Orientalisme environnemental

Israël a toujours décrit la Palestine d’avant 1948 comme un territoire vide et désertique, contrastant avec l’oasis florissante promise par la création de l’État d’Israël. Ce discours environnemental raciste dépeint les peuples autochtones de Palestine comme des sauvages qui négligent, voire détruisent les terres sur lesquelles ces populations vivent depuis des millénaires. Cette perspective environnementale n’est pas nouvelle, ni même propre au colonialisme israélien. En invoquant le concept d’« orientalisme environnemental », la géographe Diana K. Davis souligne que dans l’imaginaire anglo-européen du 19ᵉ siècle, les milieux naturels dans le monde arabe ont souvent été représentés comme « dégradés d’une certaine façon », ce qui impliquait la nécessité d’une intervention pour les améliorer, les restaurer, les normaliser et les réparer1.

L’idéologie sioniste de la Rédemption de la terre se reflète dans le discours construit autour des projets de boisement menés par le Fonds national juif (FNJ), une organisation parapublique israélienne. Le FNJ a cherché à recouvrir les vestiges matériels et symboliques des 86 villages palestiniens détruits lors de la Nakba en ayant recours au boisement2. Sous couvert de politiques de conservation, l’organisation a instrumentalisé la plantation d’arbres pour dissimuler la réalité des déplacements massifs de populations liés à la colonisation, du nettoyage ethnique, de la destruction de l’environnement et de la dépossession, tout en créant de nouveaux paysages destinés à remplacer les paysages autochtones.

La chercheuse Ghada Sasa décrypte avec brio ces pratiques éco-coloniales, qu’elle décrit comme relevant d’un colonialisme « vert », c’est-à-dire l’appropriation par Israël de concepts environnementalistes pour éliminer la population palestinienne autochtone et accaparer ses ressources. Elle décrit comment l’État hébreu utilise les classifications et appellations de préservation de l’environnement (parcs nationaux, forêts et réserves naturelles) pour justifier l’accaparement des terres et empêcher le retour des réfugié·es palestinien·nes, dans le but de vider la Palestine de son essence historique pour judaïser et européaniser son territoire, en effaçant l’identité palestinienne et en éliminant la résistance à l’oppression coloniale. Ces pratiques servent également à « écologiser » l’image de l’État d’Israël dans un contexte d’apartheid3.

Qu’il s’agisse de campagnes de boisement ou de l’accaparement des ressources en eau, les atteintes aux milieux naturels commises par Israël en Palestine illustrent comment la relation à la nature s’inscrit dans une logique coloniale plus vaste.

L’eau fait partie des ressources qu’Israël accapare en Palestine. Peu après la création de l’État d’Israël en 1948, le FNJ a asséché le lac Hula et les zones humides environnantes dans le nord de la Palestine historique4, au prétexte que cela était nécessaire pour agrandir les surfaces agricoles. Or, non seulement le projet n’a pas permis de dégager des terres agricoles « productives » pour les colons juif·ves européen·nes nouvellement arrivé·es, mais cela a également causé des dommages environnementaux considérables, en décimant des espèces végétales et animales essentielles4 et en polluant les eaux se déversant dans la mer de Galilée (lac de Tibériade), ce qui a eu un impact sur la qualité de l’eau du fleuve Jourdain en aval5. À peu près à la même période, la compagnie nationale des eaux israélienne Mekorot a commencé à détourner les eaux du Jourdain vers les colonies et les villes côtières israéliennes, ainsi que vers les colonies juives installées dans le désert du Naqab (Néguev)6. À la suite de l’occupation par Israël de la Cisjordanie et de la bande de Gaza en 1967, le pompage des eaux du Jourdain s’est intensifié. Aujourd’hui, le fleuve n’est plus qu’un ruisseau pollué par les déchets et les eaux usées, en particulier sa section en aval7.

Illustration : ©Fourate Chahal El Rekaby.

Qu’il s’agisse de campagnes de boisement ou de l’accaparement des ressources en eau, les atteintes aux milieux naturels commises par Israël en Palestine illustrent comment la relation à la nature s’inscrit dans une logique coloniale plus vaste. Le colonialisme de peuplement est une forme de domination qui vient violemment perturber les relations des peuples avec leur environnement, en ce qu’il « fragilise stratégiquement la survivance collective des communautés autochtones sur leurs terres8 ». Vu sous cet angle, le colonialisme de peuplement s’apparente à une domination écologique, car il efface les relations essentielles qu’entretiennent les peuples autochtones avec leurs milieux naturels pour imposer des modèles écologiques coloniaux. Comme le fait remarquer Kyle Whyte, « les populations de colons s’efforcent de créer leurs propres écosystèmes en éradiquant les écosystèmes autochtones, ce qui exige souvent d’introduire d’autres ressources et d’autres êtres vivants9 ». À cet égard, la chercheuse Shourideh Molavi affirme elle aussi que la violence coloniale est « avant tout une violence écologique », une tentative de remplacer un écosystème par un autre. Ce point de vue est partagé par l’architecte Eyal Weizman, qui soutient que « l’environnement constitue l’un des instruments du racisme colonial, sur lequel on s’appuie pour accaparer les terres, renforcer les lignes de siège et perpétuer la violence10 ». Weizman observe qu’en Palestine, « la Nakba revêt également une dimension environnementale moins connue, à savoir le bouleversement global de l’environnement, de la météo, des sols ; la perturbation du climat local, de la végétation et de l’atmosphère. La Nakba est un processus de changement climatique imposé par la colonisation.10 »

La crise climatique en Palestine

Dans ce contexte où l’État israélien est responsable de la dégradation des milieux naturels en Palestine, la population palestinienne est aujourd’hui confrontée à l’intensification de la crise climatique à l’échelle mondiale. D’ici la fin du siècle, les précipitations annuelles dans la région pourraient diminuer de 30 % par rapport à la période 1961-199011. Le groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (GIEC) prévoit une augmentation des températures de 2,2 à 5,1 °C, ce qui entraînera des perturbations climatiques aux effets potentiellement catastrophiques, notamment une accélération de la désertification12. L’agriculture, qui constitue la clé de voûte de l’économie palestinienne, s’en trouvera profondément impactée. Le raccourcissement des saisons de croissance des cultures et l’augmentation des besoins en eau entraîneront une hausse des prix des denrées alimentaires, ce qui constitue une menace pour la sécurité alimentaire.

La vulnérabilité de la population palestinienne face au changement climatique doit être comprise dans le contexte de la violence coloniale qu’elle subit depuis un siècle : occupation, apartheid, dépossessions, déplacements de populations, oppression systémique et génocide. Comme l’a souligné Zena Agha13, ces violences exercées sur le temps long expliquent pourquoi les conséquences de la crise climatique affecteront, et affectent déjà les populations israélienne et palestinienne des Territoires palestiniens occupés (TPO) de manière profondément asymétrique. Ainsi, tandis que l’occupation continue d’empêcher les Palestinien·nes d’accéder aux ressources et de développer des infrastructures et des stratégies d’adaptation, Israël fait partie des pays les moins vulnérables au changement climatique dans la région, et des mieux préparés pour y faire face. Ainsi, en accaparant, pillant et en exerçant un contrôle sur la plupart des ressources disponibles en Palestine, des terres à l’eau en passant par l’énergie, Israël est en mesure de développer des technologies susceptibles d’atténuer certains des effets du changement climatique, aux dépens des travailleur·euses palestinien·nes et avec le soutien actif des puissances impérialistes. Pour résumer, les capacités d’adaptation au changement climatique sont profondément asymétriques entre Israël et la Palestine, et ces capacités sont déterminées en fonction de la race, de la religion, du statut juridique et des hiérarchies coloniales. On parle alors d’apartheid climatique, ou éco-apartheid14.

La vulnérabilité de la population palestinienne face au changement climatique doit être comprise dans le contexte de la violence coloniale qu’elle subit depuis un siècle : occupation, apartheid, dépossessions, déplacements de populations, oppression systémique et génocide.

La question de l’accès à l’eau illustre parfaitement cette situation profondément inégalitaire. Contrairement aux pays voisins, la région située entre le fleuve Jourdain et la mer Méditerranée ne souffre pas de pénuries d’eau. Pourtant, les populations palestiniennes de Cisjordanie et de Gaza sont affectées de manière chronique par une crise de l’accès à l’eau, en raison de la primauté donnée aux populations juives imposée par l’occupation, et de l’apartheid pratiqué autour des infrastructures hydrauliques. Depuis le début de l’occupation de la Cisjordanie en 1967, l’État d’Israël a monopolisé les sources d’eau douce, une pratique légitimée par les accords d’Oslo II en 1995, qui ont accordé à Israël le contrôle d’environ 80 % des ressources en eau présentes sur le territoire cisjordanien. Alors qu’Israël a perfectionné ses technologies de gestion des eaux et généralisé l’accès à l’eau de part et d’autre de la « Ligne verte », il devient de plus en plus difficile pour les Palestinien·nes d’accéder aux ressources en eau en raison de l’apartheid, de l’accaparement des terres et des dépossessions. En effet, l’État hébreu contrôle les sources d’eau douce, impose des quotas d’approvisionnement stricts à la population palestinienne, interdit tous les projets d’aménagement, tels que la création de puits, et a détruit à de nombreuses reprises des infrastructures d’approvisionnement en eau mises en place par les Palestinien·nes. En conséquence, la population juive israélienne installée entre le Jourdain et la Méditerranée dispose d’abondantes ressources en eau, grâce à l’accaparement et aux technologies de dessalement de l’eau de mer, tandis que la population palestinienne est confrontée à des pénuries chroniques qui s’aggraveront sous l’effet du changement climatique.

Illustration : ©Fourate Chahal El Rekaby.

Les disparités sont frappantes : la consommation quotidienne d’eau par habitant·e en Israël était de 247 litres en 2020, soit plus de trois fois les 82,4 litres dont dispose quotidiennement chaque Palestinien·ne de Cisjordanie15. Dans les territoires occupés, 600 000 colons israélien·nes illégaux utilisent six fois plus d’eau que les 3 millions de Palestinien·nes. En outre, dans les colonies israéliennes illégales sont consommés jusqu’à 700 litres d’eau par personne et par jour, notamment pour entretenir des équipements de luxe comme les piscines et les gazons, tandis que certaines communautés palestiniennes, qui ne sont pas rattachées au réseau de distribution d’eau, survivent avec à peine 26 litres par personne et par jour. Ceci est proche de la moyenne dans les zones sinistrées et bien moins que la quantité d’eau suffisante pour les besoins personnels et domestiques, soit entre 50 et 100 litres d’eau par personne et par jour, préconisés par les Nations Unies et l’OMS16. En 2015, seuls 50,9 % des ménages cisjordaniens bénéficiaient d’un accès quotidien à l’eau, tandis qu’en 2020, l’ONG israélienne B’Tselem estimait que seulement 36 % des Palestinien·nes de Cisjordanie jouissaient d’un accès à l’eau stable tout au long de l’année, avec un approvisionnement en eau disponible moins de 10 jours par mois pour 47 % d’entre elles et eux.

Dans les territoires occupés, 600 000 colons israélien·nes illégaux utilisent six fois plus d’eau que les 3 millions de Palestinien·nes.

La situation est pire encore à Gaza. Même avant le génocide actuel, seuls 30 % des ménages disposaient d’un accès quotidien à l’eau, un chiffre qui a fortement chuté depuis le début de l’offensive israélienne17. L’État d’Israël ne se contente pas de bloquer l’approvisionnement en eau propre et en quantité suffisante dans l’enclave de Gaza, il empêche également la construction ou la réparation d’infrastructures de gestion des eaux en bloquant l’acheminement des matériaux nécessaires. Les conséquences sont dramatiques : avant le début du génocide, 90 à 95 % de l’eau à Gaza était impropre à la consommation et inutilisable pour l’irrigation18. La pollution de l’eau était à l’origine de plus de 26 % des maladies signalées et constituait l’une des premières causes de mortalité infantile, responsable de plus de 12 % des décès d’enfants gazaouis19. En février 2025, alors que la violence génocidaire se poursuit et que la famine s’aggrave, Oxfam estimait l’eau disponible à Gaza à 5,7 litres d’eau par jour et par personne20.

Dans un tel contexte de restrictions de l’accès à l’eau, les impacts du changement climatique sur la qualité et la disponibilité de l’eau seront dévastateurs, en particulier à Gaza.

Éco-normalisation et greenwashing à l’ère des énergies renouvelables

Face à l’escalade des tensions liées à l’eau, à l’environnement et au climat auxquelles sont confronté·es les Palestinien·nes, Israël se présente pourtant comme le champion des technologies vertes, du dessalement d’eau de mer et des projets d’énergie renouvelable, déployés en Palestine occupée et ailleurs. En se targuant d’être un pays développé et engagé pour le climat au milieu d’un Moyen-Orient aride et régressif, l’État hébreu utilise son image « écolo » pour justifier sa politique coloniale de dépossession, blanchir son régime de colonisation et d’apartheid et pour occulter les crimes de guerre commis contre le peuple palestinien. Les accords d’Abraham signés avec les Émirats arabes unis (EAU), Bahreïn, le Maroc et le Soudan en 2020 ont permis de renforcer cette image, de même que d’autres accords conclus pour la mise en œuvre conjointe de projets environnementaux autour des énergies renouvelables, de l’agro-industrie et de l’eau. Il s’agit d’une manifestation de l’éco-normalisation, qui consiste à utiliser une forme d’« écologisme » pour blanchir et normaliser les oppressions et injustices environnementales engendrées dans le monde arabe et ailleurs21.

Officialisée en décembre 2020, la normalisation des relations entre le Maroc et Israël est issue d’un accord entre deux puissances occupantes et facilité par leur protecteur impérial (les États-Unis, sous la houlette de Donald Trump), par lequel Israël et les États-Unis ont également reconnu la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental. Depuis lors, les investissements et les accords réalisés par Israël au Maroc se sont multipliés, en particulier dans les secteurs de l’agroalimentaire et des énergies renouvelables.

Le 8 novembre 2022, lors de la COP 27 organisée à Charm el-Cheikh, la Jordanie et Israël ont signé un protocole d’accord sous l’égide des Émirats arabes unis, afin de poursuivre une étude de faisabilité pour deux projets interconnectés, nommés Prosperity Blue et Prosperity Green, qui constituent les deux pôles du projet global Prosperity. En vertu de cet accord, la Jordanie achètera 200 millions de mètres cubes d’eau par an à une station israélienne de dessalement d’eau de mer située sur la côte méditerranéenne, dans le cadre du projet Prosperity Blue. Cette station sera alimentée par une centrale solaire de 600 mégawatts (MW) installée en Jordanie (projet Prosperity Green), qui sera construite par Masdar, une entreprise publique émiratie spécialisée dans les énergies renouvelables. La rhétorique philanthropique déployée autour du projet Prosperity Blue masque la réalité du pillage des ressources en eau en Palestine orchestré par Israël depuis des dizaines d’années, comme nous l’avons vu plus haut, et permet à l’État hébreu de nier sa responsabilité dans les pénuries d’eau qui touchent toute la région, tout en se présentant comme un agent de la protection de l’environnement et de la maîtrise des technologies liées à l’eau. L’entreprise Mekorot, actrice majeure des activités de dessalement d’eau de mer en Israël, se positionne comme un leader mondial dans ce domaine, en partie grâce à la propagande israélienne d’éco-blanchiment. Les bénéfices générés par l’entreprise financent à la fois ses propres opérations, ainsi que l’apartheid de l’eau exercé par le gouvernement israélien à l’égard de la population palestinienne.

Illustration : ©Fourate Chahal El Rekaby.

En août 2022, la Jordanie a rejoint le Maroc, les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite, l’Égypte, Bahreïn et Oman en signant un autre protocole d’accord avec deux entreprises israéliennes de production d’énergie, Enlight Green Energy (ENLT) et NewMed Energy, afin de mettre en œuvre des projets d’énergie renouvelable dans toute la région, notamment dans les domaines de l’énergie solaire, de l’énergie éolienne et du stockage de l’énergie. Ces initiatives renforcent l’image d’Israël en tant que plaque tournante de l’innovation en matière d’énergies renouvelables, tout en lui permettant de poursuivre son projet de colonisation et d’étendre son influence géopolitique dans la région. L’objectif est d’intégrer Israël aux sphères énergético-économiques du monde arabe en lui conférant une position dominante, et en créant de nouvelles dépendances qui renforcent la dynamique de normalisation et présentent l’État hébreu comme un partenaire indispensable. Face à l’aggravation des crises écologique et climatique, les pays qui dépendent de l’énergie, de l’eau ou des technologies contrôlées par Israël pourraient en venir à considérer que la lutte de libération des Palestinien·nes passe au second plan, cherchant avant tout à sécuriser leur propre accès à ces ressources.

Plutôt que de considérer le monde arabe comme un ensemble homogène, il est essentiel d’identifier les hiérarchies et les inégalités internes qui la structurent. La région du Golfe fonctionne comme une force semi-périphérique, voire sous-impérialiste.

L’implication d’entreprises des pays du Golfe, telles que la société saoudienne ACWA Power et l’émiratie Masdar dans ces projets coloniaux met en évidence une caractéristique structurelle majeure du monde arabe. Plutôt que de considérer la région comme un ensemble homogène, il est essentiel d’identifier les hiérarchies et les inégalités internes qui la structurent. La région du Golfe fonctionne comme une force semi-périphérique, voire sous-impérialiste. Non seulement les pays du Golfe sont nettement plus riches que leurs voisins, mais ils participent également à la capture et la ponction de la plus-value à l’échelle régionale, reproduisant ainsi les dynamiques d’extraction, de marginalisation et d’accumulation par dépossession qui caractérisent les relations entre les centres impériaux et leurs périphéries.

Croisade contre la nature et écocide à Gaza

Les crimes horribles qu’Israël commet actuellement contre la population et les milieux naturels à Gaza sont le prolongement d’une offensive de longue date qui continue de s’intensifier, comme le souligne Shourideh C. Molavi dans son livre Environmental Warfare in Gaza. En rejetant l’idée que l’environnement ne serait que le décor inerte du conflit, Molavi montre comment les pratiques coloniales de l’État d’Israël instrumentalisent les composantes environnementales pour mener une guerre militaire à l’intérieur, et autour de la bande de Gaza10. Dans cette guerre, la destruction des zones résidentielles va de pair avec la dévastation des espaces agricoles à Gaza.

En ravageant des terres, en imposant aux agriculteur·trices palestinien·nes des restrictions sur les types et la taille des cultures autorisées, et en éradiquant pratiquement toutes les oliveraies et les plantations traditionnelles d’agrumes, Israël déploie à Gaza une violence d’ordre écologique. Outre les incursions et les massacres à répétition, les bulldozers israéliens traversent régulièrement la bande de Gaza pour décimer les cultures et détruire les serres agricoles. Comme cela a été documenté par le groupe de recherche londonien Forensic Architecture, l’État hébreu a petit à petit étendu la superficie de son no-man’s land militarisé, dite « zone tampon », le long de la frontière orientale de Gaza.

Depuis 2014, Israël a également recours à un arsenal chimique pour pulvériser régulièrement des herbicides toxiques au moyen d’avions pulvérisateurs qui détruisent les plantations agricoles palestiniennes sur de vastes portions de territoire dans l’enclave de Gaza22. Le ministère palestinien de l’agriculture estime qu’entre 2014 et 2018, les pulvérisations aériennes d’herbicides ont endommagé plus de 13 kilomètres carrés de terres agricoles à Gaza23. Mais les impacts de ces produits chimiques ne se limitent pas aux cultures ; en effet, l’ONG palestinienne de défense des droits humains Al-Mezan a averti que le bétail consommant des plantes contaminées chimiquement pourrait représenter un danger pour la santé humaine via la chaîne alimentaire24.

À Gaza, les colonisateur·trices sont engagé·es depuis longtemps dans un processus de désertification en transformant des terres agricoles autrefois fertiles en un espace aride et désolé, amputé de sa végétation.

Avant même le début du génocide, ces pratiques avaient ravagé des parcelles entières de terres arables, privant les agriculteur·trices gazaoui·es de leurs moyens de subsistance tout en offrant à l’armée israélienne une meilleure visibilité pour cibler à distance et mener des attaques meurtrières25. En conséquence, et contrairement aux vastes cultures irriguées de fraises, de melons, d’herbes aromatiques et de choux qui prospèrent dans les colonies israéliennes avoisinantes, les terres agricoles de Gaza semblent stériles et sans vie, non pas par nature mais à dessein. Au lieu de « faire fleurir le désert », les colonisateur·trices sont engagé·es dans un processus de désertification en transformant des terres agricoles autrefois fertiles en un espace aride et désolé, amputé de sa végétation.

C’est dans ce contexte de reconfiguration brutale du paysage biopolitique de Gaza (et de la Palestine historique dans son ensemble) par la colonisation qu’a eu lieu l’attaque du Hamas du 7 octobre. Depuis, les crimes commis par Israël à Gaza peuvent désormais être qualifiés d’écocide. L’étendue des dommages sur le territoire n’a pas encore été documentée, et les statistiques sont rapidement dépassées à mesure que l’État hébreu perpétue le génocide. On peut néanmoins citer ici quelques faits établis.

Illustration : ©Fourate Chahal El Rekaby.

Comme le montre le groupe de recherche Forensic Architecture, dont les analyses s’appuient sur des images satellite, depuis le mois d’octobre 2023, les forces israéliennes ont systématiquement pris pour cible des vergers et des serres, dans une volonté délibérée de commettre un écocide et d’aggraver la famine catastrophique qui sévit actuellement à Gaza, et qui s’inscrit dans une stratégie plus large consistant à priver la population palestinienne des ressources dont elle a besoin pour survivre25. En mars 2024, environ 40 % des terres de Gaza utilisées pour la production agro-alimentaire avaient été ravagées, tandis que près d’un tiers des serres avaient été détruites, un chiffre qui s’élève à 90 % dans le nord et environ 40 % autour de la ville de Khan Younis25, au sud de la bande de Gaza. En outre, l’analyse des images satellite transmises au journal The Guardian en mars 2024 montre qu’à cette date, près de la moitié de la couverture arborée et des terres agricoles de Gaza avaient été anéanties, notamment par l’usage illégal de phosphore blanc. Comme le décrit un article du Guardian, les oliveraies et les fermes ont été réduites à des tas de poussière, les munitions et les toxines contaminent les sols et les eaux souterraines, et l’air est pollué par la fumée et les particules toxiques26. Il est très probable que la situation se soit considérablement aggravée depuis la rédaction de ces articles.

La rupture de l’approvisionnement en eau constitue l’une des facettes les plus meurtrières de l’écocide perpétré par Israël à Gaza. Avant même le début du génocide, environ 95 % des ressources en eau de l’unique nappe phréatique de Gaza étaient contaminées et impropres à la consommation ou à l’irrigation, conséquence du blocus inhumain et des attaques régulières commises par Israël pour empêcher la création et la réparation d’infrastructures de gestion des eaux et d’usines de dessalement. Depuis octobre 2023, les installations et les infrastructures hydrauliques à Gaza ont été totalement détruites, ce qui a entraîné une rupture de l’approvisionnement en eau potable et de gestion des eaux usées. Cette situation provoque de nombreux cas de déshydratation et des maladies, comme la typhoïde.

Outre les destructions directes causées par les attaques militaires, le manque de combustible a contraint les habitant·es de Gaza à abattre des arbres pour pouvoir cuisiner ou se chauffer, ce qui vient aggraver la raréfaction des arbres dont souffre actuellement le territoire. En parallèle, même les sols qui subsistent sont menacés par les bombardements israéliens et les destructions. Selon le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE), bombarder des zones peuplées de manière intensive génère une contamination des sols et des eaux souterraines sur le long terme, à cause de l’afflux de munitions et parce que les bâtiments effondrés libèrent des substances dangereuses telles que l’amiante, des produits chimiques industriels et du carburant dans l’air, les sols et les eaux souterraines27. En juillet 2024, le PNUE estimait que les bombardements avaient généré plus de 40 millions de tonnes de débris et de substances nocives, recouvrant pour la plupart des restes humains. Il faudra 15 ans pour déblayer les décombres de Gaza, pour un coût qui pourrait s’élever à plus de 600 millions de dollars28.

L’écocide perpétré par Israël à Gaza s’étend jusqu’à la mer et au-delà, la côte méditerranéenne étant désormais saturée d’eaux usées et de déchets. Après qu’Israël a coupé l’approvisionnement en carburant de Gaza après le 7 octobre, les coupures d’électricité ont empêché le pompage des eaux usées vers les stations d’épuration, et 100 000 mètres cubes par jour d’eaux usées ont été déversés dans la Méditerranée. Outre la destruction des infrastructures sanitaires, les attaques contre les hôpitaux et le personnel de santé, et les restrictions sévères imposées à l’entrée de fournitures médicales sur le territoire, cette situation a créé les conditions « parfaites » propices à l’apparition de maladies infectieuses, telles que le choléra, et à la résurgence de maladies autrefois éradiquées par la vaccination, comme la polio29.

La longue liste des destructions décrites dans les paragraphes précédents ont conduit de nombreux expert·es et observateur·trices à affirmer que les attaques répétées d’Israël contre les écosystèmes à Gaza ont rendu le territoire invivable.

« Le génocide et les actes barbares perpétrés contre le peuple palestinien sont ce qui attend ceux qui fuient les Suds à cause de la crise climatique… Ce dont nous sommes témoins à Gaza est une répétition du spectacle de l’avenir. »

Gustavo Petro, président de la Colombie

La Palestine contre l’impérialisme américain et le capitalisme fossile mondial

Lors de la COP 28, sommet sur le climat qui s’est tenu à Dubaï en décembre 2023, le président colombien Gustavo Petro a déclaré que « Le génocide et les actes barbares perpétrés contre le peuple palestinien sont ce qui attend ceux qui fuient les Suds à cause de la crise climatique… Ce dont nous sommes témoins à Gaza est une répétition du spectacle de l’avenir.30 » Comme le dit si bien le président colombien, le génocide à Gaza est un avertissement de ce qui nous attend si nous ne nous organisons pas et ne résistons pas. L’empire et ses classes dirigeantes sont prêts à sacrifier des millions de personnes noires, basanées et blanches de la classe ouvrière pour garantir l’accumulation du capital et perpétuer leur domination. Cela se reflète clairement dans le refus de ces élites, lors de la COP 29 à Bakou, de s’engager en faveur de l’action climatique tout en continuant à financer le génocide à Gaza, de même que dans l’apartheid autour de l’accès aux vaccins lors de la pandémie de COVID-19.

Cela révèle également comment la guerre et les complexes militaro-industriels alimentent la crise climatique. En effet, l’armée américaine est l’institution qui émet le plus de CO2 au monde31. Pour ce qui est de la guerre génocidaire à Gaza, les émissions générées par l’État d’Israël ont dépassé, en deux mois seulement, les émissions annuelles de carbone d’une vingtaine des pays les plus vulnérables au changement climatique, et sont causées en grande partie par les vols cargo de l’armée américaine et la fabrication d’armes32. Les États-Unis ne se contentent pas de faciliter un génocide, ils contribuent également activement à l’écocide commis en Palestine.

Illustration : ©Fourate Chahal El Rekaby.

Mais le lien entre la première puissance mondiale et ce qui se passe en Palestine est encore plus profond. La lutte pour la libération des Palestinien·nes est indissociable de la résistance contre le capitalisme fossile et l’impérialisme américain. La Palestine est située au cœur du Moyen-Orient, une région qui occupe une place centrale dans l’économie capitaliste mondiale, non seulement en raison des flux commerciaux et financiers qu’elle concentre, mais aussi car celle-ci constitue le noyau du système mondial des combustibles fossiles, assurant environ 35 % de la production de pétrole à l’échelle mondiale33. En parallèle, Israël cherche à devenir une plaque tournante régionale de la production d’énergie, notamment grâce aux gisements de gaz comme les champs de Tamar et Leviathan en Méditerranée, pour lesquels le pays a accordé de nouvelles licences d’exploration gazière, quelques semaines seulement après le début de sa guerre génocidaire à Gaza.

L’hégémonie américaine au Moyen-Orient, et ses effets sur le système du capitalisme fossile mondial, repose sur deux piliers : l’État d’Israël et les monarchies du Golfe. Le premier, décrit par l’ancien secrétaire d’État américain Alexander Haig comme « le plus grand porte-avions américain au monde, impossible à couler », représente le point d’ancrage de l’empire américain dans la région en participant au contrôle des ressources en combustibles fossiles, ce qui ouvre la voie à l’innovation en matière de technologies de surveillance et d’armement. Son intégration dans l’économie de la région s’opère par le biais de secteurs tels que l’agro-industrie, les énergies et la désalinisation. Pour renforcer leur domination, les États-Unis et leurs alliés s’emploient activement à normaliser la position d’Israël dans la région. Ce processus a débuté avec les accords de Camp David de 1978 et le traité de paix signé entre Israël et la Jordanie en 1994, suivis par les accords d’Abraham conclus en 2020 avec les Émirats arabes unis, Bahreïn, le Soudan et le Maroc. Avant le 7 octobre, la normalisation des relations entre Israël et l’Arabie saoudite était imminente, dans le cadre d’un accord conçu sous l’égide des États-Unis qui aurait anéanti la cause palestinienne. Les actions de la résistance palestinienne ont perturbé ces plans.

La libération de la Palestine doit être un enjeu central des luttes en faveur de l’environnement et de la justice climatique à l’échelle mondiale.

Tout cela démontre que la libération du peuple palestinien ne relève pas simplement d’une question de morale ou de droits humains ; il s’agit aussi d’une confrontation directe avec l’impérialisme américain et le système du capitalisme fossile. C’est pourquoi la libération de la Palestine doit être un enjeu central des luttes en faveur de l’environnement et de la justice climatique à l’échelle mondiale. Cela implique de s’opposer à la normalisation d’Israël et de soutenir le mouvement Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS), notamment dans le domaine des technologies vertes et des énergies renouvelables. Il ne peut y avoir de justice climatique sans démanteler la colonie sioniste d’Israël et renverser les régimes réactionnaires des pays du Golfe. La Palestine est en première ligne sur le front international contre le colonialisme, l’impérialisme, le capitalisme fossile et la suprématie blanche. C’est pourquoi les mouvements pour la justice climatique et les organisations antiracistes et anti-impérialistes doivent soutenir la lutte de libération, et défendre le droit des Palestinien·nes à résister par tous les moyens nécessaires.

Résistance et éco-soumoud

Face au cataclysme qu’elle subit, la population palestinienne continue de résister et de nous inspirer jour après jour par son soumoud (détermination, fermeté). Ce terme a de multiples significations. La chercheuse et militante palestinienne Manal Shqair le définit comme un ensemble de pratiques quotidiennes de résistance et d’adaptation aux difficultés de la vie quotidienne sous la domination coloniale imposée par Israël34. Le terme fait également référence à la persistance du peuple palestinien à demeurer sur ses terres, et à préserver son identité et sa culture face à la dépossession et aux discours qui présentent les colons juif·ves comme la seule population légitime de la région34.

En introduisant le concept d’éco-soumoud, qui renvoie aux actes quotidiens de ténacité des Palestinien·nes qui emploient des moyens écologiques ancrés dans la terre afin de maintenir un lien profond avec celle-ci, les travaux de Manal Shqair nous permettent d’approfondir notre compréhension de la persévérance du peuple palestinien. Cette notion englobe les savoirs autochtones, les valeurs culturelles et les pratiques quotidiennes que les Palestinien·nes mettent en œuvre pour résister à la rupture violente de leur lien avec la terre. L’éco-soumoud repose sur l’idée que les seules réponses viables aux crises écologique et climatique sont celles qui soutiennent la quête de justice, de souveraineté et d’autodétermination du peuple palestinien, en mettant fin au régime israélien d’occupation et d’apartheid qui, en tant que colonie de peuplement, doit être démantelé. La pratique de l’éco-soumoud est ancrée dans la foi qu’il est possible de vaincre le colonialisme israélien, et véhicule l’aspiration inébranlable des populations colonisées à être elles-mêmes maîtresses de leur destin.

La résistance héroïque dont font preuve les Palestinien·nes, qui s’exprime à travers la notion d’éco-soumoud et par un profond attachement à la terre, est une source d’inspiration pour les mouvements progressistes du monde entier, en lutte pour un monde plus juste face à des désastres qui s’accumulent. Pour conclure ce chapitre, on peut citer l’écomarxiste Andreas Malm, qui établit un parallèle poignant entre la résistance du peuple palestinien et la lutte contre le réchauffement climatique :

« Qu’est-ce que le front climatique peut apprendre de la résistance palestinienne ? Que même lorsque la catastrophe est intégrale, implacable et ininterrompue, nous continuons à résister. Même lorsqu’il est trop tard, lorsque tout a été perdu, lorsque les terres ont été saccagées, nous sortons des décombres et nous nous battons. Nous ne cédons pas, nous ne nous rendons pas, nous n’abandonnons pas, car les Palestinien·nes ne meurent pas. Les Palestinien·nes ne seront jamais vaincu·es. Une armée puissante est perdante si elle ne gagne pas, mais une armée de résistance faible est gagnante tant qu’elle ne perd pas. J’espère que la guerre en cours à Gaza se terminera avec une résistance intacte, ce qui serait une victoire. La pérennité de la résistance palestinienne serait en soi une victoire, car nous continuerons à nous battre, quels que soient les désastres que vous déversez sur nous. C’est une source d’inspiration pour le front de lutte contre le changement climatique. En cela, les Palestinien·nes ne se battent pas seulement pour eux-mêmes. Ils et elles se battent pour l’humanité toute entière, pour l’idée d’une humanité qui résiste aux catastrophes, quelle qu’en soient les formes, et qui continue à se battre malgré la supériorité écrasante de ses adversaires. Je pense qu’il y a toutes sortes de raisons d’être solidaire de la résistance palestinienne, pour son propre bien, mais aussi pour le nôtre.35 »

La tâche qui nous attend est très difficile mais, pour répondre à l’appel formulé par Frantz Fanon, nous devons, dans une relative obscurité, découvrir notre mission, la remplir et ne pas la trahir36.


Illustration principale : ©Fourate Chahal El Rekaby.

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Notes

  1. Davis, D.K. « Imperialism, orientalism, and the environment in the Middle East : history, policy, power and practice », dans Davis et Edmund Burke (eds.), Environmental Imaginaries of the Middle East and North Africa, Athènes (Ohio), Ohio University Press, 2011.
  2. Galai, Y. « Narratives of redemption : “The international meaning of afforestation in the Israeli Negev” », International Political Sociology 11, n° 3 : 273-291, 2017.
  3. Sasa, G. « Oppressive pines : Uprooting Israeli green colonialism and implanting Palestinian A’wna », Politics, 43(2), 219-235, 2022.
  4. « Rehabilitation of the Hula Valley », Water for Israel, KKL-JNF.
  5. Zeitoun, M. et Dajani, M. « Israel is hoarding the Jordan River – it’s time to share it », The Conversation, 19 décembre 2019.
  6. Grassroots Palestinian Anti-Apartheid Wall Campaign (2025), « Weaponizing Water For Israel’s Genocide, Apartheid and Ethnic Cleansing ».
  7. Amnesty International, « L’occupation de l’eau », 2017.
  8. Molavi, S. C. Environmental Warfare in Gaza : Colonial Violence and New Landscapes of Resistance, Londres, Pluto, 2024.
  9. Whyte, K. « Settler Colonialism, Ecology, and Environmental Injustice », Environment and Society, 9, 1 (septembre) : 135, 2018.
  10. Molavi, op. cit.
  11. Tippmann, R. et Baroni, L. « ClimaSouth Technical Paper N.2. The Economics of Climate Change in Palestine », 2017.
  12. Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), Programme d’assistance au peuple palestinien, Stratégie d’adaptation au changement climatique et programme d’action pour l’Autorité palestinienne, 2010.
  13. Agha, Z. « Climate Change, the Occupation, and a Vulnerable Palestine », Al-Shabaka, 26 mars 2019.
  14. Dajani, M. « Challenging Israel’s Climate Apartheid in Palestine », Al-Shabaka, 30 janvier 2022.
  15. B’Tselem, « Parched : Israel’s policy of water deprivation in the West Bank », mai 2023.
  16. Voir la page des Nations Unies relative à l’accès à l’eau.
  17. The Applied Research Institute – Jérusalem (ARIJ), « Water resource allocations in the Occupied Palestinian Territory : Responding to Israeli claims », juin 2012.
  18. Lazarou, E. « L’eau et le conflit israélo-palestinien », Service de recherche parlementaire européen, 2016. https://www.europarl.europa.eu/
  19. Kubovich, Y. « Polluted Water Leading Cause of Child Mortality in Gaza, Study Finds », Haaretz, 16 octobre 2018.
  20. « Moins de 7 % des niveaux d’eau d’avant-guerre sont disponibles à Rafah et dans le nord de Gaza, aggravant une catastrophe sanitaire », Oxfam France, février 2025.
  21. Cette partie s’inspire dans une large mesure des travaux de Manal Shqair. Pour aller plus loin, voir Shqair, M. « L’éco-normalisation israélo-arabe : Écoblanchiment des colonies de peuplement en Palestine et dans le Jawlan », Transnational Institute, 2023.
  22. Forensic Architecture, « Herbicidal warfare in Gaza », 19 juillet 2019.
  23. Gisha, « Closing In : Life and Death in Gaza’s Access Restricted Areas », 2019.
  24. Al Mezan Center for Human Rights, « Effects of Aerial Spraying on farmlands in the Gaza Strip », 2018 (document pdf).
  25. Forensic Architecture, « A Cartography of Genocide : Israel’s Conduct in Gaza since October 2023 », 25 octobre 2024.
  26. Ahmed, K., Gayle, D. et Mousa, A. « « Ecocide in Gaza » : does scale of environmental destruction amount to a war crime ? », The Guardian, 29 mars 2024.
  27. Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE), « Environmental legacy of Explosive weapons in Populated Areas », 5 novembre 2021.
  28. Al Jazeera, « Clearing Gaza rubble could take 15 years, UN agency says », 15 juillet 2024.
  29. Ahmed, op. Cit
  30. Gouvernement de Colombie, « President Petro : The unleashing of genocide and barbarism on the Palestinian people is what awaits the exodus of the peoples of the South unleashed by the climate crisis », 1er décembre 2023.
  31. Mallinder, L. « “Elephant in the room” : The US military’s devastating carbon footprint », Al Jazeera, 12 décembre 2023.
  32. Neimark, B., Bigger, P., Otu-Larbi, F., et Larbi, R., « A Multitemporal Snapshot of Greenhouse Gas Emissions from the Israel-Gaza Conflict », 5 janvier 2024.
  33. BP, BP Statistical Review of World Energy 2022, 71st Edition, 2022 (document pdf).
  34. Shqair, op. cit. ; Johansson, A. et Vinthagen, S. Conceptualizing Everyday Resistance : A Transdisciplinary Approach, New York, Routledge, 2020 : 149-152.
  35. Extrait d’une conférence donnée par Andreas Malm à l’Université de Stockholm le 7 décembre 2023, intitulée « On Palestinian and Other Resistance In Times of Catastrophe ».
  36. Fanon, F. Les damnés de la terre, Éditions Maspero, Paris, 1961.

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03.09.2025 à 11:58

Pour une écologie de la libération : antiracisme et écologie politique

Fatima Ouassak

Alors que la possibilité du fascisme prend corps à grande vitesse, il ne s’agit plus de convaincre, mais d’organiser le camp de l’émancipation, observe Fatima Ouassak dans ce texte incisif, qui ouvre le livre collectif « Terres et liberté ». Elle appelle à assumer la radicalité et à construire un front commun écologiste et antiraciste : l’écologie de la libération.

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Texte intégral (2554 mots)
Temps de lecture : 6 minutes

Ce texte est l’introduction par Fatima Ouassak du livre collectif qu’elle a coordonné : Terres et Liberté. Manifeste antiraciste pour une écologie de la libération, paru en mai 2025 aux éditions Les Liens qui Libèrent. L’ouvrage est la première parution de la collection « Écologies de la libération », que dirige Fatima Ouassak.


« Chaque génération doit, dans une relative opacité, découvrir sa mission, la remplir, ou la trahir. »

Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, 1961

Nous vivons à l’aube d’un basculement historique en Occident. Mille bruits de fond le laissent entendre : l’idée même de changement structurel — vers plus de justice — rendu nécessaire par l’urgence climatique est abandonnée par les grandes puissances mondiales, et le fascisme allié au néolibéralisme gagne partout du terrain. L’horizon s’obscurcit d’une possible gestion fasciste de l’urgence climatique : plus question de partager l’eau, l’air, la terre, la possibilité de vivre bien, de vivre tout court, avec celleux décrété·es indignes d’appartenir à l’humanité. Cette possibilité du fascisme prend corps — l’air de rien — très vite.

Dans le même temps — pour partie en réaction — grandit dans le camp de l’émancipation une exigence radicale de justice : la domination des un·es sur les autres n’est plus supportable. Cette exigence est le fruit d’une prise de conscience collective : celle de militant·es, d’intellectuel·les, de syndicalistes, de paysan·nes, d’avocat·tes, d’artistes, d’éditeur·ices, de journalistes engagé·es qui partagent l’ambition de construire un front commun contre ce qui ravage le monde.

En France, ce souffle radical pointe son nez aux portes de l’écologie politique. Le terrain est favorable : depuis une dizaine d’années se tisse un début d’alliance entre luttes écologistes et antiracistes, et on voit arriver une production théorique d’une écologie décoloniale. Un travail qui s’est ancré dans des luttes locales pour les soutenir et s’en inspirer, et qui a mené, en 2020, à un mot d’ordre partagé entre écologistes et antiracistes : « On veut respirer ! ».

La question est stratégique. La lutte continue, nous sommes d’accord. Mais avec qui ? Pour quoi faire ? S’agit-il de monter en radicalité dans une course contre la montre face au grand capital acoquiné avec l’extrême droite et d’adopter une stratégie révolutionnaire ? S’agit-il au contraire d’arrondir les angles pour freiner le train qui risque de tous·tes nous précipiter dans le ravin et de se ranger derrière une stratégie de repli ? Foncer et faire feu de tout bois ? Ou se terrer et se protéger des vents mauvais ? Nous considérons ici qu’il faut en écologie, comme en tout, résister corps et âme au fascisme. Face aux possibles basculements mortifères, nous n’avons plus le temps de prendre des pincettes en faisant le dos rond.

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Va donc pour la course contre la montre et le feu

Partant de là, remplir notre mission, c’est assumer notre radicalité, la revendiquer. Cela risque de provoquer des controverses ? Tant mieux, vive la controverse ! Cela risque de cliver ? Encore heureux : il ne s’agit pas de convaincre les partisan·nes de la suprématie blanche de rejoindre le camp de l’émancipation. Il s’agit d’organiser le camp de l’émancipation, où nous sommes suffisamment nombreux·ses, et de construire des maquis — physiques, intellectuels et culturels. Remplir notre mission, c’est, malgré les critiques que nous pouvons lui adresser, ne pas rompre avec le champ de l’écologie. Le rapport critique à l’écologie ne doit pas viser à nous en débarrasser, mais au contraire à nous l’approprier. Répondre à notre mission, c’est aussi, dans un contexte d’extrême-droitisation des champs politique et médiatique, refuser de mettre la question raciale sous le tapis. Alors que l’antiracisme est diabolisé et que la défense de la liberté de circuler est taxée de haute trahison, du courage, il en faut. Mais personne n’a dit que notre mission était facile.

Depuis, nous sommes nombreux·ses à avoir découvert la mission de notre génération : travailler à un projet écologiste où l’égale dignité humaine est à la fois le centre et l’horizon. Reste à savoir si nous nous apprêtons à la remplir ou à la trahir. Voilà très précisément où nous en sommes aujourd’hui.

Il s’agit d’analyser précisément la singularité coloniale, islamophobe et anti-migrant·es du fascisme qui se répand aujourd’hui en Europe. Et comprendre que tout se tient : ce qui ravage la Terre ravage les populations non blanches, ce qui ravage les populations non blanches ravage la Terre.

Terres et Liberté est le premier point de ralliement que nous proposons, entre écologie et antiracisme. À l’heure où, en France, la terre se soulève aussi bien pour empêcher l’accaparement de l’eau au profit de quelques-un·es que pour dénoncer le meurtre d’un adolescent tué par la police, à l’heure où ce qui agite en silence les populations non blanches concerne l’enterrement des parents, quelle est la terre où reposer en paix ? Ici ou là-bas ? C’est une question derrière laquelle se cachent mille autres. Quelle est la terre où se reposer et vivre en paix ? Celle où faire grandir ses enfants ? Ces questionnements sont à la fois singuliers et universels. La terre ne concerne pas seulement les conditions de subsistance. Elle est aussi affaire de dignité car la libération de la terre est une condition à l’émancipation de celleux qui l’habitent.
C’est précisément cet enjeu que nous cherchons ici à explorer. Terres au pluriel car toutes ne se valent pas : elles sont souvent traitées comme le sont leurs habitant·es. Et Liberté au singulier pour rappeler que personne n’est libre si tout le monde ne l’est pas. Premier ouvrage de la collection « Écologies de la libération », Terres et Liberté vise à introduire les principaux enjeux, sujets de débat, champs d’action et luttes menées, dans une perspective croisée écologiste et antiraciste.
Une conviction nous anime : si nous y travaillons sérieusement, l’antiracisme peut devenir le nouveau souffle de l’écologie politique, et l’enrichir de joies militantes, de savoirs académiques, d’espérance, et d’une histoire pleine de détermination à vivre libres.

Terres au pluriel car toutes ne se valent pas : elles sont souvent traitées comme le sont leurs habitant·es. Et Liberté au singulier pour rappeler que personne n’est libre si tout le monde ne l’est pas.

Le maquis où il est désormais possible de verser dans un pot commun les héritages antiracistes et les héritages écologistes, c’est l’écologie de la libération. La pensée de Frantz Fanon, celle de Maria Lugones, la vision politique d’Abdelkrim El Khattabi, celle de Thomas Sankara, la libération de l’Algérie malgré cent trente-deux ans de destruction, la lutte pour protéger la terre guyanaise, la résistance en Kanaky, la résilience en Palestine… forment ce maquis où l’on peut résister pour contrer « l’écologie des frontières » mobilisée par les dirigeant·es d’extrême droite. Et où renouveler nos imaginaires, préciser nos horizons idéologiques, dans le détail. Qu’entendons-nous exactement par « racisme environnemental », « écocide », « extractivisme », « effondrement » et « fin du monde », « habiter colonial », « réparation », « justice climatique », « éthique du soin », « rhizome », « libération animale », « ancrage territorial »… ? Autant de définitions nécessaires pour déployer des outils d’émancipation.

L’écologie de la libération, c’est notre réponse à l’urgence que constituent les conséquences du dérèglement climatique et la montée en puissance des fascismes alliés au néolibéralisme en France et en Europe. C’est l’ensemble des grilles d’analyse, projets politiques et mouvements sociaux qui visent à libérer les animaux humains et non humains d’un système d’exploitation et de domination : les grilles d’analyse permettent de comprendre les ravages écologiques sur les êtres et les terres produits par la combinaison de systèmes d’oppression patriarcale, capitaliste et coloniale ; les projets politiques ouvrent des horizons écologistes à la fois anticapitalistes et anticolonialistes ; les mouvements sociaux se composent de collectifs d’habitant·es, d’associations culturelles, de tiers-lieux, d’entreprises, de syndicats, qui luttent contre le système responsable du dérèglement climatique et ses conséquences, avec au centre, les enjeux d’égale dignité humaine. Tout notre travail ici consiste à donner de la voix et du coffre à cette écologie de la libération. Se saisir des impensés et des angles morts de l’écologie politique — suprématie blanche et occidentale, rapports de domination coloniale et racisme environnemental entre autres — pour développer de nouveaux outils critiques. Une manière d’ouvrir un véritable espace antiraciste, et de participer ainsi aux ruptures et au renouvellement nécessaires dans l’écologie, en France et en Europe. La mission de notre génération est de travailler à un front commun écologiste, radicalement antiraciste. Travaillons-y vite, partout, nombreux·ses.


Image d’accueil : « Bush Babies » de Njideka Akunyili Crosby, 2017. Wikiart.

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22.07.2025 à 11:31

En finir avec l’« architecture-as-usual »

Mathias Rollot

Qu’est-ce que l’écologie pour l’architecture ? Pour l’heure : un argument de vente. À partir d’un chantier ordinaire, Mathias Rollot oppose les promesses vertes à ce que serait une architecture véritablement écologique, frugale et conviviale. Contre la tentation de l’"architecture-as-usual", il appelle à réparer, détourner, dé-projeter.

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Texte intégral (8244 mots)
Temps de lecture : 17 minutes

On entend (un peu) parler d’écologie en architecture. Mais que cela recouvre-t-il au juste, et que se passe-t-il lorsqu’on essaie de transformer l’écologie en système d’évaluation de l’architecture ? Il faudrait pour cela s’entendre précisément sur la chose. S’accorder, tout d’abord, sur le fait qu’il y a, non pas une, mais des écologies, fondées sur des systèmes de valeurs différents, qui ne se valent pas et qui souvent s’affrontent. Puis, considérer la myriade de discussions qu’il faudrait pouvoir ouvrir sur le sujet et qui tardent à venir dans les communautés concernées (autant que dans la société tout entière). Enfin, regarder avec ces outils et avec honnêteté nos théories, pratiques et pédagogies architecturales ; tenter de les percevoir depuis des perspectives écocentrées multiples, avec pour principale finalité l’habitabilité de la zone critique terrestre pour toustes1.

En guise de contribution à ce chantier important, cet article aborde la question de l’évaluation écologique de l’architecture. La possibilité d’évaluer la pertinence écologique réelle d’une opération, c’est ce que peut-être personne ne fait très explicitement, mais ce que beaucoup font implicitement lorsqu’ils et elles discutent des bonnes pratiques, de leurs méthodes concrètes et de leurs choix éthiques, de leurs valeurs et « engagements » écologiques en architecture : ils et elles disent par là ce qu’ils pensent être le mieux à faire – à savoir, en creux, ce qui serait plus écologique. Mais au-delà du simple bilan carbone, du respect de la règlementation ou de l’obtention de labels (dont la valeur pourrait aussi faire l’objet de longues discussions), comment peut-on sérieusement estimer qu’un édifice est « écologique » ou ne l’est « pas », voire qu’un édifice est « plus écologique » qu’un autre ? La question posée ici est celle de savoir ce qu’il faut prendre en compte pour engager une telle argumentation, autant que l’interrogation plus générale de savoir si, oui ou non, une telle démonstration est seulement possible.

En engageant ce propos, je n’entends bien sûr nullement affirmer que tout édifice a la même valeur environnementale. Loin de là ! Mon intention est d’une part d’alerter sur l’incomplétude systématique et profonde des propos environnementaux en architecture, qui se réduisent trop souvent à des déclarations d’intention ou à de simples « calculs » – comme si les questions écologiques pouvaient être mises en équations avec réponse définitive à la clé. D’autre part, il s’agit de mettre en lumière l’absurdité de l’argument courant de la « compensation » (qui veut par exemple qu’un peu de biodiversité ferait pardonner trop de béton armé) et les différentes stratégies de dissimulation ou de greenwashing qui en découlent trop souvent. J’essaierai, enfin, de montrer en quoi ce prétendu « argument » relève de l’impensé, et de dire à quel point cet impensé me semble permis par un profond vide social contemporain en matière de lieux de débats, critiques et honnêtes, en architecture. Autrement dit : nous n’aurions pas, collectivement, des discours si pauvres et erronés, si lâches et mensongers, si nous avions plus de lieux et de moments, plus d’espaces et de modalités de pensée sincère, solidaire et (auto-)critique de l’architecture. L’historique espace compétitif orchestré par le capitalisme néolibéral semble avoir été encore amplifié par le récent développement de la vie numérique généralisée et ses effets atomisants et déterritorialisants. Nous ne devons pas juste retrouver la Terre et le terrestre, mais aussi l’espace politique convivial capable de faire de nos corps des éléments liés d’un même monde (co-)habité. Quelle « architecture écologique » sans cela ?

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Bullshit ordinaire

La réglementation thermique, installée à la suite du choc pétrolier de 1973, progresse d’année en année : d’une limitation à 225 kWh/M2/an en 1974, elle finit à 50kWh/m2/an en 2012, avant de se transformer encore en « Réglementation Environnementale » en 2020. Mais, malgré leur montée en complexité, ces réglementations restent encore largement centrées sur l’unique question de la consommation énergétique. Quels bâtiments exemplaires en termes écologiques ces cinquante années d’exigences progressives produisent-elles aujourd’hui ? Puisque toutes les architectures contemporaines courantes doivent s’y conformer par obligation règlementaire, il n’y a donc qu’à ouvrir les yeux sur les dernières livraisons ordinaires, ici et là, dans nos quotidiens.

À l’heure où s’écrivent ces lignes, j’ai sous les yeux un chantier. Depuis mon balcon, je vois une construction entièrement en béton armé, du polystyrène, des bâches plastiques et de la colle, des tapis de mousse, des tubes et des rouleaux plastiques. L’entreprise Icade, qui dit mettre « au cœur de son modèle d’affaires les enjeux climatiques et la préservation de la biodiversité pour réinventer l’immobilier et contribuer à une ville plus durable »2, construit ici des logements qu’on peut qualifier à bon droit de « standardisés ». Cela, si ce n’est dans leur intérêt économique, mais aussi au service de la croissance économique et du développement (« durable », s’entend) de la ville, du département, de la région et du pays. Tout le monde en profitera sûrement par ruissellement ! La scène m’interroge : qui fait donc les labels et les réglementations environnementales en architecture, et au service de qui, de quoi ? Sur les panneaux de façade interdisant l’accès au chantier, de grandes publicités orchestrent un mariage sans gêne entre capitalisme et environnementalisme : « Une respiration végétale avec un jardin intérieur en cœur d’îlot » / « Idéal pour investir » ; « Votre 2 pièces à partir de 281 000€ parking inclus » / « des matériaux respectueux de l’environnement pour une construction éco-responsable » ; « Loi Pinel – LMNP » / « l’ensemble du projet privilégie les essences locales dans le respect de la biodiversité ». On peut visiblement écrire n’importe quoi pour promouvoir son projet publiquement. Qui ira se plaindre ? La scène est aussi banale qu’ancienne. Plus personne n’y prête même attention.

Photo : Mathias Rollot.

Qui fait donc les labels et les réglementations environnementales en architecture, et au service de qui, de quoi ?

Et puis, de toute façon, qui blâmer pour cela ? La graphiste qui a composé les panneaux à grand renforts de slogans stéréotypés, sur demande de sa cheffe ? Ou bien son chef – lui qui, sans y croire lui-même, a lu dans une étude marketing que mettre le mot biodiversité sur un panneau augmenterait de 50% l’impact du message chez l’observateur·ice ? On pourrait aussi penser à l’architecte cheffe de projet, qui a dû transmettre les arguments architecturaux à utiliser pour la com’, quand il lui restait quelques minutes de libre entre toutes les injonctions à la rentabilité et les réglementations contradictoires et intenables avec lesquelles elle a tenté de composer tout du long du projet. Et bien d’autres encore. La seule chose qui est certaine, c’est que ça n’est en aucun cas la responsabilité des ouvriers qui y travaillent pour peu, manipulant à longueur de journée ces isolants de polystyrène, colles, plastiques et autres mousses chimiques au profit d’autres qu’eux. Au-delà de la dialectique sociale du projet et du chantier, des matériaux et de la communication, il est intéressant de questionner la stratégie intellectuelle et le monde habité révélés par ce tableau. Ce monde dans lequel l’écologie semble être un argument de vente ; dans lequel les déclarations environnementales peuvent être multipliées sans garanties et sans risques ; dans lequel « éco-matériaux », « biodiversité », « jardin intérieur », « local » et « végétal » forment un champ lexical cohérent et inquestionné, magique. Certes, la problématique écologique se trouve ici élargie hors du champ énergétique, mais pour quels résultats concrets ?

Sur la compensation de tout par n’importe quoi

Il est bien difficile de comprendre quel est le rapport réel entre ces éléments à connotation « écologique », et comment l’architecte et l’architecture pourraient bien mélanger tous ces ingrédients pour en faire une soupe un tant soit peu digeste. Un gain – même démontrable – en biodiversité peut-il « compenser » le bilan carbone désastreux d’une opération ? Inversement, le fait de construire en bio- et géo-sourcé, de façon frugale : cela peut-il suffire à éviter de bon droit l’importance des problématiques de faunes, de flores, d’hydrologie et de sols engagées par toute construction ? Et que pourrait bien remplacer ou excuser l’engagement territorial, la construction avec les filières locales, avec les « artisan·es du coin » (et encore faut-il préciser lesquels) et les savoir-faire historiques d’une région : est-ce une raison valable pour passer outre les bilans carbones, la compromission avec le grand capital, ou l’imperméabilisation massive des sols ? Ce qui interrogé là n’est autre que la manière dont, bien trop souvent, les discours contemporains placent dans la même équation, des matières et arguments écologiques qui n’ont que très peu à voir les uns avec les autres. Comme si tout pouvait servir « d’équivalence écologique » à n’importe quoi, et qui plus est sur de simples bases déclaratives.

Ce mélange des genres donne à l’actualité des débats un caractère tout à fait « délirant » – au sens premier du terme : il s’agit d’une forme de délire collectif, un imaginaire onirique, qui ne touche plus terre. « Hyperréel », aurait probablement dit Jean Baudrillard3. Dans ce voyage irrationnel, les systèmes d’évaluations et les systèmes de valeurs, les échelles et les sujets s’échangent et s’hybrident, se floutent et s’inversent à tout moment. On fait dans « l’échange symbolique », tout en restant persuadé·es d’être dans la rationalité et la concrétude – voire dans « l’engagement ». Consciemment et sans vergogne pour les uns, involontairement et sans s’en rendre compte pour les autres. Les architectes qui défendent un sujet pour en nier un autre le font-ils de bonne foi ? Il est assez facile de tout faire pour accueillir des chauves-souris et moineaux en façade en Europe, tout en contribuant activement à détruire les forêts primaires d’Indonésie avec une construction en bois exotique.

« Paysages réciproques » retrace l’histoire de cinq matériaux de construction de paysages new-yorkais – l’engrais, la pierre, l’acier, les arbres et le bois – en remontant jusqu’à leur lieu d’origine.

La question qui doit être posée à tout édifice est d’abord la suivante : écologiquement, géographiquement et socialement parlant, où est-ce que se concrétisent les impacts écologiques d’un bâtiment ? Autrement dit, l’impact écologique est-il à mesurer là où le bâtiment est construit, ou bien se mesure-t-il aussi dans les « paysages réciproques »4 impactés par sa construction, la transformation de ses matières et l’acheminement de ses matériaux ? Se mesure-t-il à l’échelle locale, pour les espèces qu’il déplace ou favorise, ou bien à l’échelle planétaire, pour le réchauffement global et l’effondrement des espèces auquel la construction du bâtiment contribue à sa manière ? D’ailleurs, quel édifice pourrait avoir autre chose que des impacts locaux, trans-locaux ET globaux à la fois ? L’enjeu est de limiter tous ces impacts à toutes ces échelles, au mieux, et non d’utiliser l’un de ces sujets comme faire-valoir pour masquer le score désastreux des autres. L’enjeu est de tendre au mieux vers le bilan (le plus) global (possible) de la construction.

Il est assez facile de tout faire pour accueillir des chauves-souris et moineaux en façade en Europe, tout en contribuant activement à détruire les forêts primaires d’Indonésie avec une construction en bois exotique.

Mais c’est une évidence : personne ne possède toutes les clés pour maîtriser les différentes parties du problème. Il ne suffirait pas d’être écologue-ingénieur-hydrologue-urbaniste-géochimiste-climatologue-architecte-forestier-paysagiste pour bien comprendre toutes les données du problème posé par de telles équations environnementales. Il faudrait aussi avoir accès à toutes les données factuelles – et donc à des systèmes de mesures multiples, coûteux, voire impossibles – pour pouvoir poser les questions sur la base d’études sérieuses du réel. Et encore, quand bien même tout cela serait possible, il faudrait encore pouvoir transmettre les résultats de son enquête à d’autres, en des termes compréhensibles par toustes. Et enfin, il faudrait aussi pouvoir prendre en compte ce fait, absolument central, que la question écologique n’est jamais résolue en amont de la construction.

L’écologie dépend aussi, pour une très large part, des usages conscients et inconscients des usager·es ; des politiques et des réglementations urbaines changeantes ; des programmes qui y prennent place et qui évoluent à chaque décennie ; de la maintenance effective et de l’adaptabilité potentielle ; de la déconstruction possible et de la déconstruction concrète ; et encore, des modes et des esthétiques qui passent, et qui poussent à démolir le construit encore solide mais désuet d’avant-hier. L’écologie de l’architecture est aussi fonction des déplacements invisibles dans les écosystèmes souterrains et aériens que la construction orchestre ; des perturbations complexes dans les cycles de l’eau à l’échelle du bassin-versant ; ou encore de l’agentivité non-humaine à toute échelle – du pigeon aux surmulots, des tremblements de terre aux canicules. C’est tout cela aussi qui devrait être pris en compte pour quantifier l’impact et l’utilité, la nuisance et la pertinence écologique d’une construction. A minima.

Face à l’impossible quantification, « leur écologie et la nôtre »5

À bien des égards, il est donc légitime d’affirmer que l’écologie de l’architecture ne pourra jamais être pleinement démontrée, parfaitement quantifiée, solidement défendue sur tous les plans à la fois. Nous ne pourrons jamais entièrement démontrer par une équation, de façon ferme et définitivement qu’un bâtiment est « écologique » ou ne l’est « pas ». En suivant, il semble évident qu’on ne peut pas sérieusement mettre dans le même calcul « d’équivalence écologique » tout un melting-pot de choses hétérogène et irréductibles les unes aux autres (béton, papillon, inondation ?) sans un minimum de recul critique, de précautions, voire de second degré ! Le principe de « compensation écologique » pose déjà de sérieux problèmes théoriques et pratiques6, ne serait-ce que quand on cherche « simplement » à compenser des sols par d’autres sols7. Les pratiques de « compensation carbone » posent non moins de problèmes alors qu’elles devraient « simplement » placer en équivalence des « tonnes de CO2 » produites avec d’autres évitées ou absorbées8. Comment imaginer compenser du béton armé par des papillons, de l’imperméabilisation par de la terre crue, du capitalisme par de la participation ? Entre résignation et compétition9, malhonnêteté et stupidité, voilà un débat tout à fait analogue à celui que nous retrouvons dans les discussions ordinaires, où se mélangent consommation de viande rouge, avion, jardinage et engagement associatif, si bien que rapidement on ne distingue plus ni critères d’évaluation, ni modalités de comparaison claire, ni finalité écologique bien identifiée.

Architecture de l’extraction : espace et économie politique des matériaux de construction, un travail de Charlotte Malterre-Barthes.

Dans les deux cas, la seule issue viable est évidente : c’est celle de la frugalité ; c’est la décroissance ; c’est le déchet qui n’est pas généré et l’énergie qui n’est pas consommée ; c’est le produit qui n’est pas produit ; c’est même éventuellement l’édifice qui n’est pas édifié – n’en déplaise à celleux qui voudraient aussi faire taire le nécessaire débat sur la construction neuve elle-même10. Oui, dans la difficulté qui nous occupe, l’action la plus écologique est encore celle que l’on n’entreprend pas.

La seule issue viable est évidente : c’est la décroissance ; c’est le déchet qui n’est pas généré et l’énergie qui n’est pas consommée ; c’est le produit qui n’est pas produit ; c’est même éventuellement l’édifice qui n’est pas édifié.

Et s’il faut vraiment construire, rénover, transformer et déconstruire, alors on pourrait raisonnablement se tourner vers les voies qui ne laissent que peu de doute sur leur nocivité moindre : celle de « bâtir avec ce qui reste »11, celle de « faire mieux avec moins »12, celle du « dé-projet » comme il existe du « dé-design »13, celle du décolonial14 ou encore celle de la « décroissance conviviale, de la sobriété énergétique et du low-tech pour l’architecture »15. Ceux et celles qui voudront comprendre ces termes les comprendront sans difficulté. L’architecture non-extractive sera toujours plus pertinente que l’architecture du spectacle écologique. Elle n’en est pas moins esthétique ou exigeante ; elle n’en est pas moins porteuse d’un projet de société commun, joyeux et créatif – tout au contraire ! La sobriété ne s’oppose qu’à l’ébriété. Bâtissons avec les milieux, quand c’est nécessaire, collectivement et magnifiquement, libéré·es de l’économie et de l’idéologie de la croissance et de l’extractivisme néocolonial. Bâtissons ensemble des établissements plus qu’humains raisonnables, qui tiennent réellement dans les limites planétaires. Réparons, détournons, revendiquons le droit à des structures collectives qu’on puisse comprendre et dont on puisse toustes prendre soin en autonomie. A minima, il faudra pour cela se libérer des héritages problématiques de la discipline architecturale ; se défaire des mauvaises habitudes du bâtir-as-usual ; et encore appliquer un principe d’honnêteté strictement simple, consistant à « faire ce qu’on dit et dire ce que l’on fait ».

Hitsujigoya, bergerie dans le département de Kyōto. Réalisation : 2m26 architecture. Photo : Yuya Miki.

La tentation de l’architecture-as-usual

Tout cela étant avancé, et quelle que soit l’écologie choisie pour poursuivre : pourquoi peut-on observer aujourd’hui tant de tentatives de compensation voire d’invisibilisation, tant d’actions visant à masquer par recouvrement une action X par un fait Y ? De quoi est-ce le signe, de quoi est-ce le garant, et que pensons-nous réussir en faisant cela ? Si ce n’est, peut-être, poursuivre tout simplement le business-as-usual. Ou plutôt, puisque la critique du « business » est un peu facile et puisque beaucoup ne s’y reconnaissent pas, l’architecture-as-usual ! Combinée à la pédagogie-de-l’architecture-as-usual16 et la recherche-en-architecture-as-usual17, la pratique-as-usual est un signal qu’on aurait tort de prendre à la légère. C’est le signe d’un monde qui ne veut pas mourir autant que la preuve que des agents sont toujours à son service ; c’est la marque d’un comme-si-de-rien-n’était qui ne s’assume même pas forcément, mais signe pour autant la collaboration, la compromission effective avec la destruction à l’œuvre. Oui, il y a bien une destruction « plus qu’involontaire » du Système-Terre ; oui, il y a bien des systèmes et des personnes pour l’orchestrer, et bon nombre de « collabos » pour la mettre en œuvre. L’architecture-as-usual est non moins une de leurs signatures que le greenwashing qui l’accompagne de plus en plus fréquemment.

Il faut aussi reconnaître que « l’injonction sociale au vert » est un fait réel. À mesure qu’elle devient plus pressante et plus légitime, l’architecture-as-usual est poussée à perpétuer l’illusion d’une position engagée ; le greenwashing (volontaire) et le greenwishing (involontaire) sont les conditions de possibilité de sa survie18. Tant et si bien qu’il serait salutaire d’aborder collectivement la « tentation du greenwashing » qui se pose légitimement à chaque image de synthèse produite pour gagner un concours, à chaque oral pour défendre sa posture et ses édifices. On pourrait, on devrait choisir de critiquer et de s’auto-critiquer, solidairement et confraternellement pour y faire face. On devrait aborder ce sujet avec d’autres disciplines et d’autres visions du monde, en dialogue par exemple avec des pensées comme celles de Fatima Ouassak, qui a mille fois raison de souligner les manières dont « le projet écologique majoritaire » est aujourd’hui, en France, un projet de « maintien de l’ordre social actuel » : « il exprime une inquiétude face au changement (on veut que nos enfants aient la même vie que nous) et une aspiration à la vie d’avant » – avec toutes les parts coloniales et racistes que cela inclut, structurellement19. Question rhétorique : quel rôle joue le faux discours écologiste de l’architecture-as-usual dans ce contexte conservateur ? Quels types de « colonialisme vert », de « capitalisme-colonial », de domination métropolitaine ou de purification ethnique cristallise-t-elle sous couverts de façades végétalisées, de toitures plantées ou d’espaces publics végétalisés-apaisés ?

Il serait salutaire d’aborder collectivement la « tentation du greenwashing » qui se pose légitimement à chaque image de synthèse produite pour gagner un concours, à chaque oral pour défendre sa posture et ses édifices.

On devrait donc débattre sérieusement de l’actualité de la profession et de ses compromissions, et inventer ensemble des manières d’y répondre, sur la base du problème intelligemment et honnêtement posé. Pour l’heure, hélas, la question semble plutôt osciller entre honte, gêne et mauvaises blagues en privé. Tandis que, dans les espaces publics de débat de l’architecture, on en est encore au stade du tabou, voire du refoulé collectif. En lieu et place des échanges stimulants que nous pourrions avoir, on assiste plus généralement à un silence gêné ou à une malhonnêteté crasse. La confusion entre solidarité et corporatisme, le système de médiatisation architecturale en vase clos et le repli « autonomiste » sur la discipline20 semblent avoir eu raison de la possibilité de confronter des milieux de l’architecture contemporain à l’aune des enjeux de notre époque. La critique n’est plus. Mais, après tout, a-t-elle vraiment déjà eu lieu ?21

Tout comme le greenwashing métropolitain a ses propres habitudes en la matière (pensons par exemple à des revêtements de bois et des jardinières plantées en guise de cache-béton armé), le localwashing rural joue un jeu tout à fait équivalent. Ce décorum-là est non moins performant lorsqu’il s’agit de masquer l’architecture-as-usual – sous les traits cette fois d’un faux régionalisme de façade. Ici, avec une façade autoportante en pierres et linteau bois, on fait facilement oublier le système générique parpaing / linteau béton / poutrelles-hourdis qui forment en réalité la structure de la maison. Si la lessive est différente, l’architecture standardisée-carbonée ne l’est pas tant. Photo : Mathias Rollot.

Dans ces lignes, j’ai tenté de mettre en lumière la double et paradoxale nécessité et impossibilité de cerner entièrement la question de l’écologie en architecture ; d’en visualiser parfaitement tous les contours. Ce faisant, j’ai souhaité donner des raisons de se méfier de quiconque pourrait bien se prévaloir à des fins communicationnelles de quoi que ce soit à ce sujet – qui plus est lorsque cela est fait au moyen de compensations grossières entre des entités qui n’ayant aucune équivalence écologique. En appui sur les conclusions et les horizons dessinés par d’autres que moi, j’ai proposé de suivre les voies « les moins nocives » que nous ayons à notre portée. J’ai voulu mettre en lumière tant la nuisance des postures occultantes – ces voies qui tendent à occulter un sujet en le masquant sous un autre –, que les voies qui occultent la situation écologique tout court.

En guise de conclusion, j’invite à mûrir les sages conclusions de Stella Baruk, dont les travaux rappellent la fréquence des envies de déduire « l’âge du capitaine » sur la base du nombre de moutons et de chèvres présents à bord22. J’entends par là que si les calculs écologiques de l’architecture sont à la fois truffés de « malentendus » et d’« autres entendus » que ceux attendus, alors toutes nos équations sont tout simplement fausses. Nous devons faire preuve de vigilance et d’intelligence collective. Cela ne pourra avoir lieu sans, tout d’abord, un peu d’honnêteté intellectuelle, un peu de modestie et des outils incontournables du dialogue, de la pensée critique et du débat de fond. Pour avancer ensemble sur le sujet. Il faudra du courage, pour autant que cela supposera, a minima, la volonté collective de dépasser le corporatisme sclérosant en place dans les communautés de l’architecture.


Photographie d’ouverture : Mathias Rollot.

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Notes

  1. Tous mes remerciements à Philippe Simay pour toutes les stimulantes réflexions que nous avons eues ces derniers mois, qui ont beaucoup nourri ces lignes. Et tous mes remerciements à Nils Le Bot, Emeline Curien, Sophie Gosselin, Jeanne Etelain et Martin Paquot pour leurs retours sur des premières versions de l’article et leurs riches suggestions pour l’améliorer. Merci enfin à Emilie Letouzey qui a édité ce texte et m’a accompagné avec beaucoup de bienveillance dans les dernières étapes avant publication. Cela étant dit, les faiblesses du texte – puisqu’il y en a toujours – n’engagent évidemment que moi.
  2. Voir son site Internet : https://www.icade.fr/groupe
  3. Jean Baudrillard, Simulacres et Simulation, Galilée, 1981 ; Jean Baudrillard, Pourquoi tout n’a-t-il pas déjà disparu ?, L’Herne, 2007.
  4. Jane Hutton, Reciprocal Landscapes : Stories of Material Movements, Routledge, 2019.
  5. Écho au titre de l’anthologie d’écologie politique consacrée à André Gorz (Seuil, 2020).
  6. « Potentiellement intéressante, la compensation présente néanmoins de multiples difficultés théoriques et pratiques. Nombre d’études réalisées ces dernières années mettent en doute l’efficacité de la compensation, pointent le flou qui entoure son évaluation et les effets pervers qu’elle peut entraîner. De plus, on observe chez les acteurs de la compensation des pratiques contestables tant sur le plan technique qu’éthique, ce qui rend le système de la compensation encore plus problématique et controversé. Le bilan de la compensation est ainsi très mitigé. ». Adriana Blache, Frédéric Boone et Étienne-Pascal Journet, « Compensation. Notre impact sur la biosphère peut-il être l’objet d’un jeu comptable ? », dans Aurélien Berlan, Guillaume Carbou et Laure Teulières, Greenwashing. Manuel pour dépolluer le débat public, Seuil, 2022, p. 62.
  7. Magali Weissgerber, Samuel Roturier, Romain Julliard, Fanny Guillet, « Biodiversity offsetting : Certainty of the net loss but uncertainty of the net gain », Biological Conservation, vol. 237, septembre 2019, pp. 200-208. Pour une littérature plus accessible sur le sujet, voir plutôt Marie Astier, « Grands projets destructeurs : l’esbroufe de la « compensation écologique » », Reporterre, 2019.
  8. Voir notamment Stéphane Foucart, « Les bénéfices climatiques de la “compensation carbone” sont au mieux exagérés, au pire imaginaires », Le Monde, 29 janvier 2023 ; Alice Valliergue, Compensation carbone. La fabrique d’un marché contesté, Sorbonne Université Presses, 2021 ; Augustin Fragnière, La compensation carbone : illusion ou solution ?, PUF, 2009.
  9. À la lecture de ces lignes, un confrère commente : « Je ferais l’hypothèse de l’aliénation, d’un mélange subtil entre : une cohabitation morbide et résignée des individus avec le spectacle désolant de l’hégémonie capitaliste ; une anxiété de réussite-survie dans un système qui broie les derniers de cordée ; et un renoncement intellectuel face à une société qui ne mobilise plus la raison (science) et l’éthique pour gouverner. ».
  10. Charlotte Malterre-Barthes, A moratorium on new construction, Steinberg Press, 2025.
  11. Philippe Simay, Bâtir avec ce qui reste, Terre Urbaine, 2024.
  12. Philippe Madec, Mieux avec moins, Terre Urbaine, 2021.
  13. « Dé-designer », appel à contributions de la Revue Azimuts – Design Art Recherche.
  14. Mathias Rollot, « Onze pistes vers une métamorphose décoloniale de l’architecture », AA’, 2025.
  15. Solène Marry (dir.), Architectures low-tech. Sobriété et résilience, Parenthèses/Ademe, 2025 ; Mireille Roddier, « Degrowth, Energy Sobriety, Low-Tech : Towards an Architecture of Conviviality », Places Journal, 2024.
  16. Mathias Rollot, « Pourquoi enseigner l’alternatif ? », AMC, 2024.
  17. Mathias Rollot, « Urgence écologique : quel impératif éthique pour la recherche architecturale ? » (document pdf), dans Emeline Curien, Cécile Fries-Paiola (dir.), Humains, non-humains et crise environnementale, Rencontres interdisciplinaires Mutations 02, ENSA Nancy,mars 2021 ; Mathias Rollot, « Pourquoi chercher ? » (document pdf), La Recherche architecturale, éditions de l’Espérou, 2019, pp. 263-300.
  18. Sur le greenwashing et le « greenwishing » en architecture, voir l’introduction du livre Charlotte Malterre-Barthes (éd.), « On Architecture and Greenwashing », The Political Economy of Space Vol. 01, Hatje Cantz, 2024.
  19. Fatima Ouassak, Pour une écologie pirate. Et nous serons libres, La Découverte, 2023, pp. 24-25.
  20. Mathias Rollot, Décoloniser l’architecture, Le Passager Clandestin, 2024.
  21. Très intéressante est, à cet égard, la contribution d’Hélène Jannière au récent ouvrage collectif La Critique à l’œuvre. En appui sur les discours de Pierre Joly (1925-1992), l’historienne montre bien à quel point les années 1960 pouvaient déjà souffrir d’une « absence de critique » architecturale, de « discussions restées intérieures à la discipline » et plus globalement d’un « entre-soi » appauvrissant pour l’architecture, pour les architectes et pour la société elle-même. Hélène Jannière, « à la recherche de l’opinion publique : polémiques françaises sur la critique, 1958-1969 », dans Denis Bilodeau, Louis Martin, La Critique à l’œuvre. Fragments d’un discours architectural, éditions de la Villette, 2025, pp. 20-42, p. 21.
  22. Stella Baruk, L’Age du capitaine. De l’erreur en mathématiques, Seuil, 1998.

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09.07.2025 à 19:30

« Au Congo, l’extractivisme détruit une économie fondée sur la relation »

David Maenda Kithoko · Gloria Menayame

La guerre en RDC dure depuis 30 ans. Inéluctables conflits tribaux ? Non : ingérences étrangères pour le contrôle des métaux. Dans un entretien avec Celia Izoard, la juriste Gloria Menayame et le politiste David Maenda Kithoko dénoncent la malédiction, au Congo, de ne pas pouvoir se percevoir autrement que comme une ressource pour les puissances capitalistes.

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Texte intégral (6475 mots)
Temps de lecture : 16 minutes

Cet article est le second épisode d’une enquête en deux parties de Celia Izoard sur l’extractivisme minier en RDC. Premier épisode : « Un néo-colonialisme technologique : comment l’Europe encourage la prédation minière au Congo ».

Politiste, David Maenda Kithoko, 30 ans, est originaire de la ville d’Uvira, sur les rives du lac Tanganyika, à l’est de la RDC (République Démocratique du Congo). Avec sa famille, il a été réfugié successivement au Burundi, au Rwanda, aux Comores, à Mayotte puis à Lyon. Là, il a cofondé avec des amis Génération lumière, une association qui milite contre l’extractivisme et pour la paix en RDC.

Juriste, Gloria Menayame, 31 ans, a grandi dans la ville de Kisangani, sur les rives du fleuve Congo. Arrivée en France en 2017, elle fait partie de Génération Lumière et milite au sein de l’ONG Congolese Action Youth Platform (CAYP) et pour l’initiative Genocost, qui vise à faire reconnaître les crimes subis par le peuple congolais.

Propos recueillis par Celia Izoard.


Celia Izoard : Vous avez vécu la guerre pendant votre enfance au Congo. Que compreniez-vous alors du conflit ? Comment l’analysez-vous aujourd’hui ?

Gloria Menayame : J’avais 7 ans quand les forces rwandaises et ougandaises ont attaqué ma ville, Kisangani. Mon père est venu me chercher à l’école et nous sommes restés six jours dans la cave. En sortant j’ai découvert une ville méconnaissable, détruite. Un millier de personnes étaient mortes. Dans la Kisangani d’après-guerre, il y avait beaucoup de délinquance et de prostitution juvéniles. La ville à l’époque devait ressembler un peu à Goma avant qu’elle tombe ces derniers temps : il y avait partout des ONG locales et internationales. Je vivais en face du QG de la Monusco, le camp des casques bleus. Vers 14 ans, j’ai été parmi les premières personnes à être formées par l’UNICEF. Ils venaient de créer un programme pour former des jeunes à devenir des relais communautaires sur la santé et la délinquance, par exemple on animait des émissions de radio.

C’est depuis longtemps une région de mines artisanales d’or et de diamants. Tous les jeunes allaient travailler dans les mines d’or, à la « Sokimo » (Société minière de Kilo-moto). C’était une province riche. Il y avait beaucoup de « diamantifères », des gens du coin qui s’étaient enrichis en vendant des pierres précieuses.

Adolescente, je savais déjà que l’attaque de l’Ouganda et du Rwanda était liée à ces minéraux. Mais pour moi, l’expression « Diamants de sang », c’était juste un slogan, ça voulait dire que les gens se battent pour les diamants, pour en avoir plus que le voisin. Ça n’avait pas réellement de signification politique. C’est plus tard que j’ai découvert l’importance du tantale et de l’étain pour le secteur du numérique, et que j’ai compris que la guerre au Congo était liée à l’importance cruciale du commerce de métaux pour les puissances capitalistes.

Celia Izoard : Dans cette guerre qui frappe l’est du Congo depuis 30 ans, on a l’impression d’un état de chaos et de violence permanents dans lequel tout le monde meurt – des gens d’origines très diverses. Pourquoi l’appelez-vous « génocide » ?

Gloria Menayame : Au sein de l’ONG CAYP, nous parlons d’un « genocost », un génocide motivé par les gains économiques. Ce ne sont pas des guerres tribales où tout le monde est en train de s’entre-tuer, comme on nous le dit depuis l’Europe. Ce n’est pas un champ de bataille où des sauvages se massacrent parce qu’ils veulent tous avoir accès aux ressources. En RD Congo [RDC], il y a 450 ethnies et 250 langues différentes, cette pluralité n’est pas un problème en soi. La question, c’est : qui instrumentalise les groupes armés ? Derrière les revendications ethniques, foncières ou religieuses, on retrouve toujours les mêmes acteurs : le Rwanda, l’Ouganda, eux-mêmes soutenus par les grandes puissances.


À la longue, on en conclut que l’enjeu de cette guerre est de se débarrasser de la population pour avoir accès aux richesses.

Gloria Menayame

Ce n’est pas normal qu’une guerre dure 30 ans. J’ai 31 ans aujourd’hui et elle n’a jamais cessé. Elle a déjà fait 6 millions de morts et elle continue. La terreur, les exactions, l’usage du viol visent à détruire le socle social. Obliger des enfants à violer leur maman, par exemple, c’est briser toutes les règles de la société. Les femmes subissent des mutilations de leurs parties génitales, les chefs coutumiers sont systématiquement assassinés. C’est la possibilité même d’habiter ce territoire qui est détruite par les massacres. Car ce que les centaines de peuples qui vivent dans cette région ont de commun, c’est le fait d’être attaché à la terre – les noms bantous sont souvent liés à la terre. Teominaté : tu es celui/celle qui vient de telle colline, de tel endroit. Or il y a aujourd’hui dans le pays près de 7 millions de déplacés internes, plus que nulle part au monde. Le déracinement est massif. À la longue, on en conclut que l’enjeu de cette guerre est de se débarrasser de la population pour avoir accès aux richesses.

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Celia Izoard : Quand on pense à un génocide, on pense à la politique d’extermination nazie ou aux massacres des Tutsies – des crimes commis en quelques années ou en quelques mois. Mais ça peut aussi être un processus génocidaire qui se déroule sur un temps long, comme celui qui a fait disparaître la majorité des peuples autochtones de l’Amérique du Nord…

Gloria Menayame : Oui. Cette situation s’inscrit dans la continuité de l’histoire du Congo et même de sa création en tant qu’entité coloniale, en 1885, à la conférence de Berlin où les grandes puissances se sont partagé l’Afrique. Contrairement aux autres colonies, le Congo a alors été pensé comme un marché dans lequel chacune des puissances irait puiser des ressources, et ce, sans les Congolais·es. Le Congo n’existe que pour être pillé. Sous Leopold II de Belgique, c’était l’hévéa et le caoutchouc ; aujourd’hui ce sont les mines. Hier les occupants coupaient les mains des gens pour les obliger à travailler, aujourd’hui ils violent les femmes et ils précipitent les enfants dans les puits de mine. Il y est admis que la vie ne vaut rien et qu’elle peut être sacrifiée pour accéder aux ressources.


Le Congo n’existe que pour être pillé. Il y est admis que la vie ne vaut rien et qu’elle peut être sacrifiée pour accéder aux ressources.

Gloria Menayame 

Celia Izoard : Et pourtant l’armée congolaise et les groupes locaux comme les Maï Maï participent eux aussi à la terreur et à la guerre pour la prise de possession des carrés miniers…

Gloria Menayame : À la base, les Maï Maï sont des groupes d’autodéfense des villages. Ils n’avaient aucune revendication sur le contrôle des ressources. Mais ils font comme les autres : ils pratiquent la terreur et s’emparent des mines. Ils sont devenus des marchands de métaux précieux. Ils deviennent eux-mêmes bourreaux pour s’inscrire dans ce marché, dans cette économie de guerre. C’est aussi parce que la guerre a fait disparaître les autres possibilités de subsistance.


Les guerres du Kivu en République démocratique du Congo : 1994-2025

1994 Génocide au Rwanda. Le parti de Paul Kagamé l’emporte sur les extrémistes Hutus. Repli des géocidaires au Kivu.

1995 Création des Allied Democratic Forces (ADF), groupe armé ougandais affilié à l’État islamique

1996-1997 1ère guerre du Congo. Chute de Mobutu au Congo-Zaïre (actuelle RDC) après 32 ans de dictature soutenue par la France. Arrivée au pouvoir de Laurent-Désiré Kabila avec l’appui du Rwanda (et du secteur minier occidental)

1998-2003 2ème guerre du Congo. Laurent-Désiré Kabila fait scission avec le Rwanda. Rébellion au Kivu soutenue par le Rwanda, l’Ouganda et le Burundi

2000 Le Conseil de sécurité de l’ONU crée un groupe d’experts posté au Kivu pour surveiller les groupes armés et « réunir des informations sur toutes les activités relatives à l’exploitation illégale des ressources naturelles »

2001 En RDC, arrivée au pouvoir de Joseph Kabila, fils de Laurent Désiré Kabila

2004-2009 Guerre au Kivu. Le Rwanda soutient l’offensive du Congrès national pour la défense du peuple (CNDP) en RDC

2007 Accord minier RDC-Chine portant notamment sur l’extraction de cuivre et de cobalt au Katanga (sud du pays) et de diamants (province du Kasaï)

2010 Loi Dodd-Frank (USA) sur les minerais de conflit

2012-2013 Guerre au Kivu. Création du M23 (issu d’une scission du CNDP), vaincu en 2013

2016 Félix Tshisekedi devient président de RDC après des élections (truquées)

2017 Au Rwanda, Power Resources (GB) investit dans une fonderie de tantale

2018 Au Rwanda, Luma Holdings (Pologne) investit dans la fonderie d’étain en copropriété avec l’État

2019 Au Rwanda, création d’une raffinerie d’or

2021 Début de la nouvelle offensive du M23 au Kivu

2022 Annexion de la ville de Bunagana par les troupes du M23

2023 Accord de coopération entre la RDC et le Bureau des recherches géologiques et minières (BRGM), France

Février 2024 Accord minier UE-Rwanda

Juillet 2024 En France, l’association Génération Lumière organise une marche contre l’extractivisme

Décembre 2024 Accord minier UE-RDC

Janvier 2025 Annexion de la ville de Goma par le M23

Mai 2025 Accord minier USA-Rwanda. Accord de défense + mines USA-RDC

Celia Izoard : C’est un cercle vicieux, l’extractivisme crée la guerre, puis la guerre encourage l’extractivisme parce que l’agriculture n’est plus possible…?

Gloria Menayame : C’est ça, l’agriculture n’est pas compatible avec la guerre. La région de Goma et Bukavu, c’était vraiment traditionnellement la région nourricière, une zone volcanique, très fertile : production de lait, de pommes de terre, de fromages. Aujourd’hui le fromage et le saucisson ne se font plus à Goma. Il faut le faire venir de Gisenyi, de l’autre côté de la frontière, au Rwanda.

L’exploitation minière détruit le sol, le sous-sol, change la façon d’habiter la terre. La population de Goma et Bukavu était essentiellement formée d’agriculteurs et d’éleveurs, très attachée à la terre. Mais tout le monde se met dans le commerce des mines. À quoi bon faire de l’agriculture ? Tu vas avoir un troupeau de vaches et, du jour au lendemain, des rebelles vont venir tout brûler. Tu ne vas pas semer si ta récolte a de grandes chances d’être attaquée. Ce n’est pas viable. Donc les gens deviennent mineurs, transporteurs, vendeurs. Et comme on produit de moins en moins de nourriture dans la région, elle devient de plus en plus chère, donc il faut de plus en plus d’argent pour l’acheter. D’où vient cet argent, sinon de la vente des minerais ?

Ma ville natale, Kisangani, est presque une île sur le fleuve Congo. Si tu voulais manger du bon poisson frais, c’était là que tu allais. Quand j’étais petite, comme il y en avait tellement et qu’on ne pouvait pas le conserver, il était vendu le jour même ou jeté. Mais aujourd’hui, le poisson est devenu cher. Les Wagénias [les pêcheurs dits acrobates des chutes de Wagénia, sur le fleuve Congo] disent que « le poisson ne meurt plus », que les poissons sont tristes. Les poissons ne viennent plus, ils ne remontent plus à la surface. En fait c’est parce que le fleuve Congo est pollué, principalement par les mines.

Pêcheurs Wagénia sur la rivière Lualaba, près de Kisangani en République démocratique du Congo. Wikimedia.

Celia Izoard : L’expression la plus couramment associée au Congo est la « malédiction des ressources », qui indique le paradoxe d’un pays ravagé par la guerre et la pauvreté malgré toutes ses ressources naturelles. Mais parler de « malédiction », d’une sorte de mauvais sort, n’est-ce pas une manière de dissimuler la prédation ?

David Maenda Kithoko : Cette histoire de « malédiction des ressources » me hérisse les poils. Qui a maudit ? Qui met en place les instruments pour exécuter la malédiction ? À quel moment habiter à Bunagana devient une malédiction ? Dans la culture chrétienne, la malédiction sans cause est sans effet. Nous n’avons rien demandé. Nous n’avons rien fait d’autre que de naître et de vivre sur ce territoire.

C’est une expression qui est reprise comme si c’était une évidence. Nous sommes maudits. Ah bon ? Mais vous, quand vous exploitez ces ressources, vous n’êtes pas maudits ? Et l’Angleterre, qui a fait la Révolution industrielle grâce à toutes ses mines de charbon et de fer, pourquoi n’a-t-elle pas subi cette fameuse malédiction des ressources ?


Dire que le Congo est un « scandale géologique », c’est une manière de blâmer la victime. Tu nais sur un territoire qui, dans le regard de l’autre, est un appel. On t’a violée parce que tu étais attirante. C’est ta faute.

David Maenda Kithoko

Ça me fait penser à l’autre expression souvent employée pour parler de mon pays : le Congo serait un « scandale géologique ». C’est la formule qu’a employée le géologue belge Jules Cornet à son retour du Katanga, où il prospectait pour la colonie dans les années 1910. C’est un regard assez étrange. Il lorgne sur les cailloux. Il ne s’intéresse qu’au sous-sol, et pas aux êtres vivants qui sont au-dessus. Et il semble justifier par avance tous les crimes qui vont être commis, causés par ce « scandale géologique ». C’est une manière de blâmer la victime. Tu nais sur un territoire qui, dans le regard de l’autre, est un appel. On t’a violée parce que tu étais attirante. C’est ta faute. Ce scandale géologique a justifié la manière de tuer et de nous déshumaniser dans ce territoire. Cette idée des richesses irrésistibles semble là pour justifier les massacres, les viols, les atrocités qui ont lieu dans ma région.

Quand on parle de la France, on ne parle jamais de ses ressources minières, on parle de ce que l’esprit humain a créé, de la culture, de la gastronomie… mais pour les pays africains, on parle des minerais. Vous ne nous intéressez pas, ce sont les cailloux qui nous intéressent, vous êtes un scandale géologique. Alors qu’au Congo on a une production culturelle très importante, ne serait-ce que la musique [ndlr : Ninho, Tiakola, Dadju, SDM, Gims et Damso sont tous originaires de RDC].

Un exemple récent de cette supposée « malédiction » : l’accord minier signé en 2024 entre l’Union européenne et le Rwanda pour l’approvisionnement en métaux stratégiques, soi-disant pour la transition écologique. Génération lumière dénonce cet accord depuis plus d’un an : on sait depuis 25 ans que le Rwanda est le principal bénéficiaire des minerais de conflit pillés au Congo, et qu’il produit lui-même très peu de métaux. Or la signature de cet accord a coïncidé avec une montée en puissance de l’offensive du M23 et de l’armée rwandaise en RDC, et avec la prise de possession de Goma, de Bukavu et des principales zones minières du Kivu.

On a là un exemple très tangible de colonialisme visible, assumé. C’est une pure prédation de ressources au bénéfice des métropoles. Et on trouve toujours un argument moral pour justifier ça. Ici, les gouvernements européens utilisent l’alibi de la transition écologique pour faire accepter cette politique à leurs populations ; de même qu’à l’époque des colonies, l’argument invoqué était la défense de la civilisation contre la barbarie.

Des champs dans le Nord Kivu. Wikimedia.

Celia Izoard : Que vous inspire ce nouvel accord que viennent de conclure les USA avec la RDC et le Rwanda ? C’est un accord de paix entre le Rwanda et la RDC chapeauté par les États-Unis, qui ont signé avec chacun des deux pays un accord minier.

David Maenda Kithoko : Cet accord n’a aucune chance d’amener la paix, pas plus que les précédents. La même situation se rejoue sans cesse. En 2008, on a signé les accords de 100 ans avec la Chine, ils étaient censés durer un siècle et assurer la paix et le développement de routes et d’hôpitaux, en échange de concessions dans les mines de cuivre et de cobalt du Katanga, dans les mines d’or. Une dizaine d’années plus tard, les infrastructures ne sont pas là, mais la corruption et la pollution ont augmenté. Et la guerre se poursuit parce que les Occidentaux veulent reprendre la main sur les Chinois.


On conditionne la survie sur un territoire aux ressources de ce territoire. C’est le regard qui a toujours été porté sur le Congo.

David Maenda Kithoko

D’autre part, les États-Unis ont toujours allié, soutenu et financé le Rwanda. Ça me paraît étrange qu’ils prétendent nous protéger alors qu’ils ont fabriqué la puissance militaire qui nous agresse et qu’ils continuent à le soutenir. Cet accord de « paix » me paraît d’autant moins protecteur qu’il inclut un partenariat commercial avec le Rwanda sur l’étain et le tantale, des minerais qui ont de fortes chances de continuer à provenir du Kivu livré au feu et au sang. Les États-Unis ont toujours favorisé une stratégie de maintien du chaos en RDC, qui les avantage, et semblent continuer sur cette voie.

Je suis encore plus choqué que les dirigeants congolais eux-mêmes voient cela comme une porte de sortie et ne se questionnent pas sur cette valeur cardinale : nous sommes humains, nous n’avons pas besoin d’offrir quoi que ce soit en échange de la paix. Les prémisses de cet accord « défense contre ressources » sont colonialistes. On conditionne la survie sur un territoire aux ressources de ce territoire. C’est le regard qui a toujours été porté sur le Congo. C’est comme si les Congolais·es n’avaient droit à la vie qu’en tant que pourvoyeurs de ressources. On ne les préserve pas parce qu’ils ont le droit de vivre, mais pour les intérêts économiques extractivistes.

Celia Izoard : Finalement, la malédiction, ce serait plutôt la cupidité des empires qui a transformé le pays en « ressources », ce qui fait qu’aujourd’hui, la classe politique et la population congolaise ont tendance à vouloir tirer parti de ce « scandale géologique » ?

David Maenda Kithoko : Oui, Les Congolais·es ont grandi dans un imaginaire totalement extractiviste et ont intégré cette image de leur pays comme scandale géologique. Comment sortir du modèle extractiviste quand il y a des expressions comme ça, qui banalisent le fait que tout un territoire, tout un pays, soient assignés à la mine ? À l’Assemblée nationale, le 29 mars 2024, j’ai assisté à une rencontre sur les projets de transformation de cobalt pour batteries en RDC, pour favoriser l’indépendance économique du pays. Après avoir entendu l’ambassadeur du Congo s’exprimer, je lui ai dit : « Qu’est-ce que c’est que cette manière de parler de nous ? Tout ce que tu dis là, c’est « venez acheter, venez prendre dans nos sous-sols ». » Est-ce qu’on ne peut pas se penser sans le désir européen, le désir des riches pour nos ressources ? Est-ce qu’on ne peut rien faire d’autre, jamais ? La malédiction, elle est là, de se percevoir comme ressource, de ne pas pouvoir se percevoir autrement que comme ressource. On a du mal à imaginer une forme de vie qui ne serait pas fondée sur la mine, on ne se projette que là-dedans. Derrière cet accord avec les Américains, il y a ce même présupposé – que, de toute façon, ce sera les mines. Dans le meilleur des cas, ce qui est dit c’est que le Congo doit exploiter ses ressources de manière équitable. Ce modèle-là sature nos imaginaires.



La malédiction, elle est là : de ne pas pouvoir se percevoir autrement que comme ressource. On a du mal à imaginer une forme de vie qui ne serait pas fondée sur la mine.

David Maenda Kithoko

Je suis contre. Et la santé des gens ? Et l’exploitation des forêts? Récemment, un de mes amis est parti travailler dans les mines du Nord Kivu, il est rentré malade. Il y a des rivières taries à cause des mines. On est capables d’imaginer une autre économie en Afrique, moins dépendante d’un marché mondialisé, moins violente avec la terre.

Dans ma ville natale, à Uvira, il y a le port sur le lac Tanganyka qui permet des échanges de produits agricoles et de pêche non seulement à l’intérieur du pays, mais aussi dans presque toute la région des Grands lacs. Il n’y a pas d’école d’ingénieurs nautiques, et pourtant les gens fabriquent des bateaux avec un savoir-faire exceptionnel. Il existe à Uvira une autre forme d’économie, une économie basée d’abord sur la relation. Les gens arrivent à créer des tontines, une forme d’épargne en dehors du système bancaire fondée sur la confiance. J’y ai également vu une sorte de mutualisation dans la construction des logements. Lorsqu’un jeune souhaite fonder un foyer, d’autres viennent l’aider à construire la maison et ainsi de suite. Cette économie encastrée dans la relation, ces formes de réciprocité à la Karl Polanyi, c’est précisément ce que détruit l’extractivisme minier au Congo.

Marche pour la paix en RDC et contre l’extractivisme entre Besançon le Parlement Européen de Strasbourg, juin-juillet 2024. Image : Association Génération Lumière.

Celia Izoard : Certes, on peut arrêter de s’identifier à la proie, mais il faut aussi que la prédation s’arrête… Qu’est-ce qui le permettrait, selon vous ?

David Maenda Kithoko : On dit chez nous : C’est à celui qui est ivre de travailler sur son ébriété. Le problème, c’est la demande pour ces ressources, c’est l’addiction à ces ressources. Cette société occidentalisée est régie par l’extractivisme. On bouffe les mines. Tu imagines qu’on fabrique maintenant des caleçons connectés… des gourdes connectées ! Tout ça, ce sont des minerais. Il faut lutter contre la surconsommation de métaux en Europe.

Pour aller vers cette désintoxication, il faut peut être commencer par prendre soin des objets. C’est-à-dire apprendre à réparer. Et donner à ce geste technique une ambition politique qui s’inscrit dans la réduction de la production, dans un souci du soin à la Terre et ceux et celles qui la peuplent. Le législateur doit créer un nouveau droit pour les citoyen·nes, le droit à réparer. Contraindre chaque fabricant à prévoir la réparabilité de ses produits, pour allonger la durée de vie des objets. Plus les outils durent, plus on questionne le modèle d’affaire de ces multinationales. En parallèle, il faut des politiques publiques du renoncement, appuyée par des campagnes de sensibilisation comme celle de l’Ademe [les « dévendeurs »] qui a été censurée.


Ce qui a changé, c’est qu’on met en avant, non pas seulement la corruption des élites du pays, mais aussi les dynamiques impérialistes et néo-coloniales qui l’entretiennent et qui sont la véritable cause de la guerre.

Gloria Menayame

Gloria Menayame : C’est difficile de rêver à une ouverture. Il faut comprendre que toutes les personnalités qui semblaient capables de changer le cours des choses ont été assassinées : Patrice Lumumba [1925-1961], Général Mamadou Ndala [1978-2014].

Pour autant, notre action n’est pas vaine. En 2022, la Cour internationale de justice a condamné l’Ouganda à verser 325 millions de dollars de réparations pour sa responsabilité dans la 2Guerre du Congo (1998-2003). Mais le Rwanda n’a pas été condamné, pas plus que les chefs de guerre congolais qui ont commis des exactions et qui font encore partie aujourd’hui du gouvernement de la RDC. L’ONG CAYP milite pour qu’ils soient jugés et que les responsabilités soient établies.

Chaque 2 août, le jour anniversaire du début de la 2e Guerre du Congo, nos organisations préparent une commémoration du génocide congolais. Cette date de commémoration a récemment été actée par une loi en RDC.

Pour garder espoir, on peut aussi dire que notre génération de la diaspora congolaise est mieux équipée pour comprendre et pour agir. La génération précédente nous a laissé des acquis, mais elle ne voyait le pouvoir qu’à travers une seule classe politique. C’était « Kabila dégage », parce qu’il avait été mis au pouvoir par le Rwanda, parce qu’il était corrompu – alors même qu’en RDC, beaucoup de gens le soutenaient. La diaspora ne parlait pas le même langage que les habitant·es. Aujourd’hui, nous pouvons faire signer des tribunes à des partenaires locaux à Goma ou à Kinshasa. Ce qui a changé, c’est qu’on met en avant, non pas seulement la corruption des élites du pays, mais aussi les dynamiques impérialistes et néo-coloniales qui l’entretiennent et qui sont la véritable cause de la guerre. Et cela renforce notre lien avec les habitant·es de là-bas, ça crée un pont.

Image d’ouverture : lac Kivu, 2024. Wikimedia.

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02.07.2025 à 18:43

« Tout nous regarde, tout nous écoute » : chants, sons, récits et vibrations d’Amazonie

Denis Chartier· Ibã Isaias Sales Huni Kuin · Emilia Sanabria

Et si la forêt ne se décrivait pas, mais s’écoutait ? Fruit d’une collaboration entre un collectif autochtone Huni Kuin d’Amazonie brésilienne et des chercheur·euses non-autochtones, ce texte nous invite à écouter autrement, avec soin. Une écoute qui engage, parce qu'elle est aussi l'amorce d'un pont fragile entre les mondes.

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Texte intégral (11597 mots)
Temps de lecture : 24 minutes

Il fut un temps, disent les Huni Kuin1, où humains et animaux parlaient la même langue. Puis vint la rupture. Le pont vivant formé par le corps du Grand Caiman, Kapetawã, céda sous le poids d’un échange inégal. Les mondes se séparèrent. Mais les chants demeurent, porteurs d’une vibration qui traverse corps, lieux et temps. Chanter, écouter, raconter : autant de gestes pour réactiver un art de la rencontre, et tenter, avec précaution, de recréer des ponts. Inspirée par le mythe de Kapetawã – le Grand Caiman – et par l’expérience immersive d’un terrain partagé en forêt amazonienne, cet article explore les conditions d’un échange renouvelé entre mondes autochtones et Nawa (non-autochtones) fondé sur une attention au ressenti vibratoire.

Il est né d’une collaboration entre une anthropologue, un géographe et un collectif autochtone Huni Kuin pour écouter autrement, depuis la forêt amazonienne. Mêlant méthodologies de recherches autochtones, pratiques sonores, écologie politique et récits mythiques, cette recherche cherche moins à comprendre qu’à se laisser affecter, déplacer, transformer. Dans un monde traversé par les catastrophes écologiques, il ne s’agit pas seulement de documenter l’altérité mais d’inventer avec elle. Ce travail explore ce que pourrait signifier composer sans trahir, transmettre sans arracher, et habiter un monde commun sans effacer les différences. Pour explorer avec nous ce chemin, nous vous proposons maintenant d’écouter Ibã chanter et conter le mythe de Kapetawã, le Grand Caïman.


Kapewë pukeni (la traversée du Grand Caïman) — œuvre du collectif MAHKU, Musée d’art moderne de São Paulo (MASP), 2021. Peinture du mythe du pont-caïman réalisée par le collectif MAHKU et exposée lors de la première exposition solo du MAHKU au Musée d’art contemporain de São Paulo (MASP). Photo prise lors du vernissage par Emilia Sanabria, le 23 mars 2023. Pour une vue d’ensemble de l’exposition du MAHKU au MASP dans laquelle ce tableau a été exposé, voir : https://www.masp.org.br/exposicoes/mahku-miracoes (« Vistas da exposição)

Le chant de la traversée du Grand Caïman : construire des ponts entre les mondes

Assis autour du feu à la tombée de la nuit dans un petit campement de chasse en forêt amazonienne2, Iba conclut le chant du Grand Caïman que vous venez d’écouter en expliquant :

Ce chant est le langage le plus ancien, le langage du caïman. Il raconte que les Huni Kuin avaient besoin de trouver une bonne terre pour vivre. Ils cherchaient de bonnes personnes [pour initier des échanges] et un endroit meilleur pour planter et vivre. Pendant très longtemps, les Huni Kuin ont marché à la recherche d’un endroit où planter et c’est en entendant ce chant/langage que les Huni Kuin ont trouvé un endroit dont tout le monde ignorait qu’il s’agissait du dos du Grand Caïman… car tout y avait poussé : bois-canon, roseaux à flèche, graminées et on aurait dit la terre ferme3.

Personne ne se doutait que c’était le Grand Caïman. Son corps était lié à l’autre rive, sa queue touchait l’autre continent, traversant l’océan. Le chef des Huni Kuin s’appelait Tawabu. Tawabu était là avec sa grande famille. Il avançait en écoutant. Il entendit le Grand Caïman qui lui offrait passage :

— « Je vais te permettre de traverser si tu m’offres une proie. »
— « Écoute ! tu as entendu cette parole ?! »
Haira haira [dans le chant] veut dire vrai : seules les vraies personnes pourront traverser4.
— « Si vous voulez traverser sur mon dos, tuez un tapir pour moi. »
Tawabu se tourne vers sa famille et dit :
— « Il demande un tapir… »
— « Mais qui donc chante ? Qui donc nous parle ? » car ils ne voyaient rien.

La gueule du Grand Caïman était grande ouverte devant eux et personne ne savait [que c’était une gueule]. Mais Tawabu était un chef spirituel. Il avança doucement, en regardant bien, entra dans la gueule, et là il comprit : « Oh la, non ! » Il ressortit tout doucement. « Ça, c’est un animal très grand ! C’est Kapetawã5. »

Tawabu écouta de nouveau [le chant du caïman] : « Peu de gens, peu de gibier ; beaucoup de gens, beaucoup de gibier. » Tawabu se dit, « mais quelle personne merveilleuse ce Kapetawã, il nous prévient qu’il ne faut surtout pas lui donner du caïman, car c’est sa famille. » Et Kapetawã continua son chant…. Haira haira…

« Qu’est-ce qu’il nous dit ? » demanda la famille. Tawabu expliqua que Kapetawã voulait qu’ils chassent pour lui des oiseaux, des toucans… mais c’était difficile, il fallait tant de gibier, il fallait plusieurs jours pour aller flécher des proies en forêt. Les premiers commencèrent à traverser tandis que les autres continuaient à chasser pour pouvoir traverser.

Et comme toujours, certains comprennent [l’interdit] et d’autres ne comprennent pas… Un homme trouva un petit caïman et se dit « je vais le donner à manger à Kapetawã. » Il lui donna. Le chant s’arrêta.

Des gens étaient encore en train de traverser sur le dos de Kapetawã, au beau milieu de son dos ! lorsque Kapetawã commença à s’enfoncer dans l’eau. L’eau monta. « Comment allons-nous traverser au milieu de l’eau ? » Même la végétation s’enfonçait. Kapetawã disparut. Et jusqu’à ce jour, c’est la parole du caïman que je chante. C’est une parole avec beaucoup d’esprit. Une parole très forte. En chantant, j’offre ce travail important que je fais avec Naibu [nom que Ibã a donné à Denis]. Aujourd’hui on ne traverse plus sur le dos de Kapetawã. Aujourd’hui on traverse avec LATAM [la compagnie aérienne] ; aujourd’hui c’est ainsi, non, qu’on fait nos traversées ? [rires].


Ce mythe porte une éthique de la relation entre le monde Huni Kuin et le monde nawa (« non-autochtone »). Kapetawã a permis aux humains de traverser le détroit de Béring selon certaines versions modernes du mythe. Kapetawã ayant été nourri de sa propre chair (un jeune caïman), le pacte n’a pas été respecté et le monde a été divisé. Le pont a coulé et les Huni Kuin cherchent encore un endroit pour bien vivre et un mode d’échange qui leur permette d’être en relation avec ceux — les Nawa — qui sont passés de l’autre côté. Ce mythe est très souvent peint par le MAHKU, le Mouvement des artistes contemporains Huni Kuin fondé par Ibã, dans un dispositif dont l’enjeu est, entre autres, de (re)créer des ponts entre les mondes. Lors d’un des tout premiers moments de terrain communs en Amazonie dans le cadre de notre collaboration, Ibã a chanté et conté ce mythe. « Ce chant très ancien parle du bon échange. Aujourd’hui, ce ne sont plus les animaux qui chantent, c’est nous. Leur force reste en nous » explique Ibã.

Dans cet article, nous mettons l’accent sur la dimension sonore et vibratoire de cette histoire. Cela nous permet d’aborder les approches sémantiques et visuelles de l’anthropologie et des arts ; la matière sonore et la synesthésie ; l’importance des espaces de soin ; les pratiques de soin de la Terre et des êtres qui l’habitent ou encore la possibilité de modes d’habiter respectueux des humain·es et autres qu’humain·es dans toute leur diversité.

Trouver une voix pour parler à trois, depuis nos spécificités, irréductibles aux étiquettes que l’on pourrait se donner ou se voir attribuer (personne autochtone, artiste, anthropologue, géographe, musicien, chamane…) n’est pas aisé. L’histoire que nous racontons ici mélange les styles, brouille les limites entre nous. Écrire ensemble, c’est traverser de multiples différences linguistiques, ontologiques, disciplinaires et stylistiques en reconnaissant le trouble ou l’opacité6 que cela induit. Comme dit Ibã « pesquisar é assim, tem de confiar » (la recherche c’est ça, on doit faire confiance). Ce que nous apprenons ensemble, c’est faire confiance au processus raconté ici.

Notons que ce dialogue s’est tissé au cours de plusieurs années et grâce à différentes pratiques qui ne se limitent pas à un dialogue verbal, lui-même relativement limité car le portugais, langue dans laquelle nos échanges ont lieu, n’est la langue maternelle d’aucun d’entre nous7. Nos échanges ont eu lieu en de multiples endroits : chez Denis et Emilia en Sologne, chez Ibã en Amazonie, ainsi qu’à Paris, Lille, São Paulo, ou Girona ; certains enregistrés, d’autres ont eu lieu dans un bateau en remontant le fleuve Jordão, autour d’un repas (de girolles ou de paca), en marchant dans nos forêts respectives, ou sur notre groupe WhatsApp constitué pendant la pandémie.

« Mettre en sens » : dialogues avec le Mouvement des artistes Huni Kuin (MAHKU)

Une des pistes initiales était d’explorer les dimensions multisensorielles des chants Huni Kuin qui accompagnent les rituels de Nixi pae (ayahuasca, en Hatxa Kuin, la langue Pano des Huni Kuin), comme expérience. Cela s’explique par le fait que la rencontre initiale entre Ibã et Emilia a eu lieu dans le cadre du projet de recherche « Healing Encounters: reinventing an indigenous medicine in the clinic and beyond » que portait Emilia8. Dans ce cadre, Ibã, sa fille Rita et Emilia ont participé au Congrès Mondial de l’Ayahuasca9. Ibã avait ensuite participé au premier workshop éthique de Healing Encounters à Paris en tant que conseiller éthique et scientifique du projet. Ce workshop de trois jours a réuni toute l’équipe du projet en vue de discuter les enjeux éthiques du projet avec une attention particulière à ceux liés à la recherche ethnographique en milieux autochtones. Le travail a consisté entre autres choses — et en accord avec les préceptes des « Indigenous Research Methods10 » — à développer des relations respectueuses des modes de vie autochtones, sensible aux questions d’autodétermination et de contrôle des représentations des pratiques et des personnes véhiculées par les travaux académiques et qui répondent prioritairement aux questions de recherche des communautés elles-mêmes en vue de mener des recherches « avec » et non « sur » elles.Ibã et Emilia avaient identifié la question des limites de la traduction comme axe structurant de leur collaboration naissante. « Vous, les anthropologues, vous voulez toujours tout traduire mais certaines choses ne se traduisent pas avec les mots, » expliqua Ibã justifiant ainsi la fondation du collectif d’artistes contemporains, le MAHKU (ou Mouvement des artistes Huni Kuin) pour peindre les mythes que les chants qui accompagnent le rituel de Nixi pae11 évoquent. Avant d’être artiste, Ibã a été chercheur, réalisant un Master en pédagogie sur le corpus de chants des rituels de Nixi pae détenu par son père, connu sous le nom de Huni Meka12. C’est en connaissance de cause — étant l’une des rares personnes sachant exécuter le Huni Meka dans son intégralité — qu’Ibã évoque son intraduisibilité. Au cours de sa fructueuse collaboration avec l’anthropologue Amilton Mattos13, Ibã avait théorisé le croisement de la frontière qui sépare les aspects sémantiques et les aspects sensoriels du terme « sens » (faire sens, mais aussi sentir). La devise du MAHKU qui émergea de la collaboration entre Ibã et Amilton Mattos et qui permet de saisir les objectifs de ce collectif d’artistes contemporains autochtone est « por no sentido » (mettre en sens/restituer par le sens). Ce leitmotiv évoque la traduction visuelle proposée dans les toiles du MAHKU14.


« Tout [dans la forêt] nous regarde. Tout nous écoute. »

Ibã Isaias Sales

Couverture du livre Huni Meka, chants du Nixi pae (ayahuasca) et transcription en Hatxa kuin écrit des paroles du chant
Kayatibu txashu bake nisuri. Archives personnelles d’Ibã Sales (auteur de l’ouvrage)

Lorsqu’Ibã publie, en 2007, le Huni Meka — recueil des chants qui accompagnent le rituel Huni Kuin de nixi pae — celui-ci est « traduit » du Hatxa kuin oral vers le Hatxa Kuin écrit qui est un artefact moderne. Il y a là une transmutation qu’Ibã vit avec une certaine ambivalence. Peindre, « por no sentido » (mettre en sens/restituer par le sens), permet de sauvegarder un aspect de ce qui est alors perdu. En faisant passer le contexte mythique par l’image (la peinture et la vidéo), le MAHKU parvient à faire émerger quelque chose de la dimension interspécifique du territoire, de la forêt, où, comme Ibã n’a de cesse de le répéter : « tout nous entend, tout nous regarde. »

Malgré la reconnaissance — dès la fondation du MAHKU — de la dimension synesthésique du mythe, les dispositifs du monde de l’art contemporain (et de ses lieux d’exposition) posent une limite à la possibilité d’en rendre pleinement compte. Le Grand Caïman, rendu cannibale par un don malséant, s’engouffre dans les profondeurs avant que la traversée ne soit achevée.

Denis, de par son travail entre écologie politique, arts et pratiques somatiques sonores, s’intéressait de plus en plus au son comme modalité d’attention interspécifique. Peu après sa résidence avec l’artiste sonore Thomas Tilly15 en 2018, il formule le souhait d’entrer en dialogue avec des Amérindiens pour développer un projet collaboratif mobilisant les Indigenous research methods et les questions sonores16. Denis reçoit un appel d’Emilia lui faisant état de l’invitation d’Ibã à le rencontrer. L’idée de focar o som (centrer sur le son) prend forme. Ibã formule alors très précisément les termes de la collaboration telle qu’il l’entend : ensemble nous allons « ramener le son. » À ce stade, l’idée était de remonter le Purus (fleuve amazonien) pour enregistrer les histoires des anciens avec leur « bande son », à savoir la forêt et ses habitants.

Les aléas de la pandémie de COVID19 nous ont contraints à revoir nos objectifs et nous ont amenés à expérimenter d’abord la prise de captations sonores dans la communauté d’Ibã : Xiko Kurumim, sur le fleuve Jordão, dans l’Acre, à la frontière entre le Brésil et le Pérou. Lors d’une réunion Zoom préparatoire à notre expédition de juillet 2023, nous évoquons ensemble sa dimension exploratoire. Soudain, Ibã précise : « je ne sais pas trop non plus, som da floresta (son de la forêt). Pour moi aussi c’est une recherche [exploratoire]. Yuxibu, espirito da floresta va nos encantar (Yuxibu va nous enchanter). Buni (nom que les filles d’Ibã ont donné à Emilia) ja ta encantada, agora você tambem Naibu va encantar (Buni est déjà sous l’enchantement, maintenant, toi aussi, Naibu, tu vas être enchanté). » Nous échangeons un long moment sur l’importance de se laisser guider, de ne pas prédéfinir les choses, d’être prêts à accueillir ce qui émergera lorsque nous serons réunis en forêt. Cette conversation mélange logistique, doutes et anticipation joyeuse. Au détour de cette conversation, Ibã fait une référence à la question de la prédation. Il dit : « Tout le monde veut tuer ces animaux [que nous allons enregistrer, faisant référence au fait que le type d’écoute que nous allons pratiquer est une capture, donc avant tout, une technique éprouvée de chasse]. Mais nous, non ! Nous allons seulement prendre leur voix [pas leur vie]. Vous verrez, ils vont nous sentir, et ils vont amançar17. Ils vont nous sentir, nous enchanter. »

Nous nous étions posé la question : lorsqu’Ibã chanterait, les êtres de la forêt « répondraient-ils » ? Emilia rappelle dans cet échange qu’il avait été question d’enregistrer les chants du Huni Meka dans la forêt pour les restituer dans l’espace sonore duquel ils avaient émergé. Ibã, enthousiasmé, entonne alors le chant du Grand Caïman : Haira haira18 !


« Nous sommes liés à la parole des oiseaux. »

Ibã Isaias Sales

Par ce geste, il donne à entendre que les chants du Huni Meka sont déjà des traductions entre espèces, ayant été reçus par le biais de présences plus-que-naturelles, telles Yuxibu (force vitale, associée au vent et au souffle de laquelle toutes les formes créatrices découlent) ou Yube (l’anaconda, figure mythique centrale de l’origine de l’ayahuasca). Le rituel du Nixi pae (ayahuasca) a le potentiel de connecter ceux qui sont dans sa sphère à la force créatrice Yuxibu par le biais d’une relation aux mondes de la forêt et à celui, subaquatique, des gens-anaconda. Nixi pae nous apprend que tout est vivant, tout nous regarde, tout nous écoute. Nixi pae est la parole la plus ancienne qui existe. Pour Ibã la dimension mythique qui transparaît dans le Huni Meka, c’est l’histoire vivante de la forêt qui l’entoure. En cela, le mythe contient une forte dimension écologique du savoir interspécifique.

Lors du débrief d’une de nos premières captations de sons dans les abattis de la communauté de Xiko Kurumim, Ibã explique :

La peinture rappelle beaucoup de choses en même temps. Elle raconte toutes ces histoires anciennes. Mais j’ai été très impressionné, Naibu [nom que Ibã donne à Denis]. Pas impressionné par les enregistrements, non. Mais par le fait que nous étions liés à la parole des oiseaux. Parce que seul [hors de la forêt], quand il s’agit d’expliquer [le mythe que les tableaux dépeignent], c’est facile de tout oublier. Mais avec le son ! Le son te donne beaucoup de force, te rappelle tout ce que tu sais [depuis la forêt (mais qu’il est difficile de restituer loin d’elle, dans le monde non-autochtone)]. Avec le son, tu te souviens de tout ce que tu sais. J’ai senti cela. Au moment où Naibu m’a mis le casque, j’ai écouté et j’ai eu la chair de poule. J’ai dit : « intéressant ! » Ce sont nos ancêtres. Nous venons de là pour devenir le peuple que nous sommes. Le peuple Huni Kuin vient des yuxibus (« esprits »/êtres) de la forêt que nous avons entendus et enregistrés ensemble. C’est notre origine que nous entendons.

Ibã écoute lors d’un enregistrement nocturne dans un campement en forêt, alto rio Jordão, Acre, Brésil. Crédit : photographie de Denis Chartier, alto rio Jordão, Acre, Brésil, juillet 2023

Ibã écoute lors d’un enregistrement nocturne dans un campement en forêt, alto rio Jordão, Acre, Brésil.
Photographie de Denis Chartier, alto rio Jordão, Acre, Brésil, juillet 2023
Ibã écoutant un nid d’abeilles dans un arbre abattu.
Photographie de Denis Chartier, alto rio Jordão, Acre, Brésil, juillet 2023

Un des petits-fils d’Ibã interrompant sa pêche pour écouter une prise sonore aquatique dans le village de Xiko Kurumim.
Photographie de Emilia Sanabria, alto rio Jordão, Acre, Brésil, juillet 2023

Darê, sage-femme de Xiko Kurumim, écoutant la forêt près d’un de ses abattis près de la communauté de Xiko Kurumim.
Photographie de Denis Chartier, alto rio Jordão, Acre, Brésil, juillet 2023

Séance d’écoute collective des enregistrements captés en forêt avec les deux frères d’Iba et son gendre.
Photographie de Emilia Sanabria, alto rio Jordão, Acre, Brésil, juillet 2023


Écouter — par le biais de l’enregistreur qui amplifie — permet bien plus qu’un ajout de l’auditif au visuel. Ici le son est mémoire, territoire, force, joie et espoir. L’espoir de pouvoir transmettre une compréhension d’une forme de savoir interspécifique, d’une vibration qui traverse les limites entre le temps du mythe et le temps actuel.

Le son et les limites du soin


Rituel de Nixi pae dans la communauté de Xiko Kurumim (haut rio Jordão).
Photographies de Emilia Sanabria, alto rio Jordão, Acre, Brésil, octobre 2022

Au lendemain d’un rituel de Nixi pae19 qui s’est tenu dans le centre de Xiko Kurumim, sous la voute de la Voie lactée pendant lequel Ibã a chanté le Huni Meka, nous écoutons collectivement l’enregistrement. Les vingt premières minutes, après le service de la décoction de Nixi pae (ayahuasca) à ceux et celles qui boivent, sont souvent décrites comme étant « en silence » (sans chant). Assis dans la maison de Tamani, fille aînée d’Ibã, nous ré-écoutons le txxxxxxiííííííííííííííííííííííí qui emplit ce silence qui n’en est pas un. Denis plaisante en disant que son enregistreur souffrait de l’humidité, ce qui fait rire tout le monde.

Ibã note que les premiers ayahuasqueros sont les xiní (grillons et autres insectes). « Ce sont eux qui chantent la première partie du rituel. Après, seulement, nos, gente (nous, les gens [humains]). » Cela invite à penser que les microphones captent plus que des sons : ils captent des conversations entre les esprits de la forêt (terme par lequel sont désignés non seulement des êtres invisibles, mais aussi les animaux — bien vivants — que nous entendons). Ils captent des relations entre les êtres, dont le preneur de son qui participe de la conversation. Et Ibã de noter : « Nous existions déjà dans ce dialogue que nous enregistrons. » La pratique d’enregistrement et d’écoute avec les membres de la communauté de Xiko Kurumim laisse entrevoir un vaste horizon de manières de conceptualiser ce qui est enregistré et ce qu’on entend qui va bien au-delà des dimensions parfois encore empreintes de naturalisme qui marquent les champs du field recording et de l’éco-acoustique20.

À l’issue de ce mois passé ensemble en forêt à écouter, enregistrer, sentir, ré-écouter, et éprouver, le nom de notre projet est apparu au détour d’une conversation sur les termes hatxa kuin [la langue Pano des Huni Kuin] pour nommer les différents sons du monde : « Tari ibiranai ! C’est ça ! ». Tari Ibiranai est particulièrement difficile à traduire ; il signifie « vibration », mais d’autres notions s’y ajoutent que nous sommes encore en train d’élucider après de nombreuses heures de discussions fascinantes. Par exemple, en réponse à la question posée par WhatsApp à Ibã (en 2024, lors de la rédaction de la première version de cet article) « Tari ibiranai, on le traduit bien par “ vibration ” dans notre article, tu confirmes ? » Ibã avait répondu : « C’est ça ! Tari ibiranai c’est la vibration qui arrive. Qui arrive dans ton corps, dans la sensation de ton corps, cette sensation qui annonce que la força arrive21. Tari Ibiranai = la vibration de la força arrive ??? ».

Parce que notre collaboration s’est construite dans le cadre du projet HealingEncounters, la question de ce que la globalisation des pratiques ayahuasqueras fait à la question du soin est, elle aussi, centrale dans notre travail commun. Dès leurs premiers échanges, Emilia et Ibã évoquent comment ce dernier, pédagogue et auteur d’une version patrimonialisée du Huni Meka pense la transmission et la continuation de ce rituel si central à son peuple. À titre d’exemple, depuis les années 2000, les chants du Huni Meka adaptés à la guitare sont chantés par les jeunes Huni Kuin dans les moments festifs. Des personnes non-autochtones qui visitent les communautés pour des immersions culturelles et pour faire l’expérience du Nixi pae ont aidé à l’enregistrement et à la production de ces chants devenus de véritables « tubes » qui circulent via Spotify et Bandcamp22. Ibã, comme d’autres anciens, demeure circonspect23. Lorsque nous évoquons avec Ibã ces usages, il ne cache pas sa tristesse et un certain désarroi. « Ça, c’est très profond. Cette question que pose Buni reste sans réponse. Comment allons-nous faire ? Vous m’aidez à répondre à cela. Le travail du Nixi pae est très sérieux. Les jeunes mettent parfois le bordel. Ils ne connaissent plus les mythes. Il faut être très pré-pa-ré pour faire la rencontre avec Nixi pae. Maintenant tout ça est parfois fait n’importe comment. Il faut expliquer comment chanter justement, comment se préparer, comment se tenir à l’intérieur de la força. » Emilia suggère : « parce que ce n’est pas toujours une question de festa (fête/célébration), c’est ça ? Il faut pouvoir traverser les moments difficiles aussi ? » et Ibã répond :

Exactement ! Sinon, le vrai esprit [du Nixi pae] ne vient pas, tu vas juste en sentir l’odeur, il aura peur. Dans la joie on reste seulement dans la superficie [de l’expérience]. Il faut prendre soin de cette force, en tirer le meilleur parti. Imagine un jeune dans la force et xreueuexreueuexraxraxraxraxraxraxraxra xraxra [bruitage désagréable]. L’esprit du Nixi pae ne vient pas ! Fica na beira (il se tient à la berge, il reste à l’écart). Et là, la personne ne comprend rien, n’améliore rien. Alors je dis : « Pourquoi si vous prenez beaucoup de Nixi pae continuez-vous à vous disputer ? Qu’est-ce que vous apprenez ? Si vous n’apprenez pas de l’ayahuasca, elle vous mettra la tête à l’envers et ne vous apprendra plus rien. C’est un enseignement que peu de gens supportent ! Quand l’esprit arrive… pour [bien] le recevoir, c’est pas en chantant à la guitare ! Tu vas trembler de tout ton corps ! Cet enseignement n’est pas gratuit [facile] !

Notre collaboration s’intéresse à la question des contours d’un « bon » rituel d’ayahuasca à l’heure du tourisme spirituel et culturel. Celui-ci précipite de nouvelles rencontres entre les mondes autochtones et Nawa qui viennent dans le sillage de celles qui l’ont précédé, induites par le booms du caoutchouc dans la région, à la fin du XIXe et au XXe siècle, qui entraîna, entre autres choses, l’interdiction par les patrons de toute pratique rituelle. Le reflorescimento da cultura24 (littéralement, « reforestation » de la culture) actuel est plein d’ambiguïtés. Il passe toujours davantage par des formes de médiations textuelles ou vidéo, dont des versions photocopiées du livre du Huni Meka — tachetées d’humidité — circulant dans les villages, ou des vidéos TikTok de jeunes txana (chanteurs) entonnant ces chants et les faisant circuler par WhatsApp. Ces modalités de médiation viennent transformer celles plus incorporées d’antan qui exigeaient du txana de faire vivre, par sa participation somatique dans et avec le chant mémorisé, le chant comme indissociable du lieu d’où il émane et des relations qui le produisent. La médiatisation hors du territoire (et, par la mentalisation, hors du corps du txana) par le biais du texte traduit vers l’écrit, adapté à la guitare, appris et reproduit sur Spotify ou WhatsApp scinde le chant des relations interspécifiques qui sont à son origine. En tant que « tubes », ils sont alors reproductibles en dehors du territoire vivant de la forêt. Les êtres/esprits (qui sont les véritables soignants) se tiennent alors à la limite de l’espace rituel, observant la scène avec, on l’imagine, un mélange d’effroi et de curiosité. Le son de la guitare (souvent désaccordée dans le climat humide de la forêt !) représente (et impose sensoriellement), dans l’espace, toute une série de transformations bien plus profondes.

Épilogue

Alors que nous nous attelions à la tâche de ce premier exercice d’écriture collaborative, le fleuve Jordão, après une sécheresse historique, a vécu sa plus spectaculaire et dévastatrice crue de mémoire humaine. Tout a été emporté. Guitares incluses.


Centre culturel du Kayatibu lors des inondations de février 2024. Le centre culturel des jeunes Huni Kuin a été fondé par plusieurs des enfants d’Ibã, les chants traditionnels y sont adaptés à la guitare.
Photographies de Abrão, gendre d’Ibã (février 2024)


Cette violente et soudaine montée des eaux résonne avec le mythe du Grand Caïman. Que nous dit Kapetawã de la dimension cannibale de la catastrophe écologique que les Huni Kuin subissent de plein fouet ? Nous assistons tous les trois, avec sidération, de loin mais en temps réel aux images des eaux qui montent. Ibã est à Venise (Italie) avec le MAKHU pour peindre Kapetawã sur la façade du Pavillon central de la Biennale d’art contemporain.

Emilia travaille à Bahia (Brésil) avec Rita, fille d’Ibã (et également collaboratrice de HealingEncounters) qui est en état de profond choc. Denis est en France en train de travailler sur un manuscrit d’ouvrage sur les alternatives agroécologiques. Nous nous sentons aux mauvais endroits au mauvais moment, et impuissant·es. A quoi rime notre projet face à la réalité du quotidien sur le front du Plantationocène ? Que nous dit cet évènement ? Que faire de l’épaisse couche de boue qui a tout recouvert lorsque les eaux se sont retirées : coiffes de plumes, toiles peintes, tissages, matelas, vêtements, documents… « La pureté n’est pas une option25 », l’opacité6 reprend ses droits ? Ramener Tari ibiranai (la vibration) ce n’est pas donner à entendre la forêt tropicale qui chante dans un geste exotisant. Le pont-caïman relie aussi à l’action des Nawa qui, d’un côté du pont-caïman Kapetawã, produisent ces changements qui retentissent au fin fond de la forêt amazonienne, libérant dans le fleuve une vague d’objets en plastique importés de Chine.

Le chant de Kapetawã évoque l’époque où les Huni Kuin et les animaux parlaient la même langue. Mais il invite à ne pas céder à la nostalgie, à embrasser pleinement les Temps Nouveaux que les Huni Kuin nomment Xinã Benã. Après le temps de la « maloca » (maison-longue), celui de la « fuite », celui de la « captivité » dans les exploitations de caoutchouc puis celui des « droits » à partir des années 1970 qui mena à la démarcation des territoires autochtones, Xinã Benã (aussi nommé « temps de la culture ») évoque la revitalisation culturelle actuelle. Ce temps est marqué par de nouveaux échanges avec les non-autochtones, la construction de nouvelles alliances et le développement d’une « pensée nouvelle » qui est une autre définition parfois donnée de Xinã Benã. Notre projet Tari Ibiranai s’inscrit pleinement dans Xinã Benã. Xinã Benã est le temps des artistes, de ceux qui transforment, dit souvent Ibã. L’expérience de notre collaboration nous apprend que la teneur du son, sa vibration, est intrinsèquement liée aux lieux et aux habitants présents lors de sa manifestation. Ce travail engagé nous apprend à prêter attention autrement aux lieux, à ce qui y vibre, et aux êtres qui y habitent.

En nous quittant fin juillet 2023, nous avions convenu que la prochaine étape de notre travail consisterait à composer ensemble des pièces sonores à partir des sons collectés en vue de préparer une exposition du MAHKU. Mais au regard de tout ce qui a été dit, comment travailler éthiquement avec ces enregistrements sans les couper du lieu dans lesquels ils ont été générés ? Quel sens ces enregistrements ont-ils, dès lors qu’ils sont extraits de leurs milieux ? Quid de l’intégrité de la vibration hors des lieux, lorsque « tout » ne peut plus nous regarder et nous écouter ? Est-elle encore vibration ou juste l’écho distant d’un instant évanescent en cours de destruction ? Notre objectif n’a jamais été de faire un énième état des lieux écoacoustique de l’effondrement de la biodiversité — mais plutôt de répondre à la demande d’Ibã de ramener la dimension sonore, si centrale pour les peuples amazoniens, dans le dialogue qu’il engage avec le monde non-autochtone. Nous sommes mal à l’aise, troublés face à la réalisation collective que le dispositif technique avec lequel nous expérimentons puisse réitérer l’opération muséale qui dissocie parfois le contenu des gestes et du monde au sein duquel il prend sens pour le transformer en un geste artistique capturé par le monde (et le marché) de l’art contemporain.

L’ère de l’enregistrement — et encore plus celle du numérique — a rendu les sons enregistrés scindables de leurs lieux d’émission, travaillables et transformables à merci. Que composer alors avec ces sons, comment les faire traverser le pont-caïman sans qu’il ne coule, sans les neutraliser, sans faire œuvre de néo-extractivisme dans un monde considéré comme illimité ? « Ramener le son », comme l’appelle de ses vœux Ibã, la puissance vibratoire, n’est-ce pas au final s’imposer des limites dans leur maniement, apprendre à respecter les limites ? Il n’y a aucune réponse simple à ces questions. Xinã Benã est un temps qui se construit ensemble en dehors du luxe de l’illusion de pureté.

Entonner le chant du Grand Caïman est une manière de rappeler que « la traversée [entre les mondes] est dangereuse », qu’elle a des coûts, que ces coûts ne sont pas distribués de manière égale. Par ce geste qui amène Kapetawã sur la scène internationale, Ibã propose ce que nous pourrions appeler un « art de la rencontre ». Cet « art de la rencontre » est avant tout un appel à une forme accrue de présence à la nécessité de faire attention à ce qui est offert dans l’échange. Parce que nous envisageons cette collaboration comme radicalement post-déterministe, respectueuse des limites imposées par les écosystèmes et leurs habitant·es, apprendre à entendre à nouveau autrement nous semble un premier pas important en cette direction. À défaut d’apporter des réponses, l’attention collective envers la dimension vibratoire de la forêt comme expérience, que Tari Ibiranai nous apprend, rappelle l’importance de la mise en partage de modes d’attention qui permettent de rester présent et en lien dans les zones de troubles et de catastrophe.


Remerciements

Nous tenons à remercier Françoise et Pierre Grenand, ainsi que Anna Guillo pour leurs précieuses lectures. La recherche en cours a été rendue possible grâce au généreux appui financier du projet ERC n°757589 « HealingEncounters : reinventing an indigenous medicine in the clinic and beyond », basé au CERMES3 (Université Paris Cité, CNRS, INSERM, EHESS).


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Notes

  1. Les Huni Kuin, ou Kaxinawá (Cashinawa) appartiennent à la famille linguistique Pano et habitent la forêt amazonienne de l’est du Pérou, depuis les contreforts des Andes jusqu’à la frontière brésilienne, et du nord-ouest du Brésil, dans les états de l’Acre et du sud de l’Amazonas, couvrant respectivement les régions du Haut Juruá, du Purus et la vallée du Javari. Le recensement de 2020 rapporte que le peuple Huni Kuin est actuellement constitué d’un peu plus de 11 700 personnes. Source : Povos Indigens No Brasil – Instituto SocioAmbiental (ISA) https://pib.socioambiental.org/en/Povo:Huni_Kuin_(Kaxinawá) consulté le 15/01/2025.
  2. Le chant et son explication ont été enregistrés en forêt à une demi-journée de marche du village Huni Kuin de Xiko Kurumim (alto Rio Jordão, Acre, Brasil), le l5 juillet 2023 au cours d’un séminaire résidentiel de recherche organisé par Ibã Sales, Denis Chartier et Emilia Sanabria.
  3. Notons que ces plantes ne sont pas de la grande forêt, ce sont des arbres de régénération à cycle court, des plantes sans grandes racines qui n’entament pas la peau du Grand Caïman.
  4. « Personne vraie » est une des traductions de l’ethnonyme « Huni Kuin »
  5. Ibã précise : « Kape veut dire caïman, et tawã, la chose la plus grande. »
  6. Édouard Glissant, Poétique de la Relation, Paris, Gallimard, 1990
  7. La langue maternelle d’Ibã et le Hatxa kuin et son portugais est « ruim » (mauvais) blague-t-il souvent. Denis a pour langue maternelle le français et son portugais est « enferrujado » (rouillé) blague-t-il souvent. Emilia a d’abord parlé l’espagnol, avant que l’anglais ne devienne sa langue principale, devant le français et le portugais qu’elle parle couramment.
  8. Healing Encounters portait sur les reconfigurations des pratiques rituelles autour du breuvage amazonien globalement connu sous le nom d’ayahuasca. Pour plus d’informations voir https://encounters.cnrs.fr/fr/projet
  9. L’ONG anti-prohibitionniste ICEERS a organisé trois congrès internationaux autour des enjeux scientifiques, légaux et culturels de l’ayahuasca en 2014, 2016 puis 2019. En 2019 l’équipe HealingEncounters a organisé une session pléniaire intitulé « Translating and transmitting the spirit of the forest: lessons for survival in the Anthropocene from the Huni Kuin people » et a participé à la délégation autonome autochtone de ce congrès qui a donné lieu à la déclaration suivante : https://www.ayaconference.com/wp-content/uploads/Declaration-EN.pdf
  10. Smith, Linda Tuhiwai, 2012. Decolonizing Methodologies: Research and Indigenous Peoples. Zed Books ; TallBear, Kim, 2014. Standing With and Speaking as Faith: A Feminist-Indigenous Approach to Inquiry. Journal of Research Practice 10(2) ; Wilson, Shawn, 2008. Research Is Ceremony: Indigenous Research Methods. Halifax & Winnipeg: Fernwood Publishing Company Limited.
  11. Nom Hãtxa Kuin donné à l’ayahuasca.
  12. Ibã Isaias Sales, Huni Meka, Cantos do Nixi pae. IPHAN/CPI, Acre, Brésil, 2007
  13. Mattos Amilton & Sales Ibã Isaias, « O sonho do nixi pae. A arte do MAHKU – Movimento dos Artistas Huni Kuin », Revista ACENO Vol.2 n°3, pp 59-77, 2015
  14. Il est important de noter que les tableaux des MAHKU sont des productions contemporaines au sens où les Huni Kuin ne peignaient pas historiquement des tableaux. Cette forme artistique, quoi que prenant inspiration de formes et motifs traditionnels est une innovation récente.
  15. https://ressources.pingbase.net/fiches/residence-thomas-tilly-and-denis-chartier
  16. Sur les enjeux de la mobilisation des questions sonores dans les réponses à apporter à la catastrophe écologique, on peut lire l’ouvrage récent de Roberto BARBANTI, Les sonorités du monde. De l’écologie sonore à l’écolosophie sonore, Paris, Les presses du réel, 2023. 
  17. Terme utilisé pour évoquer le passage de l’état sauvage à la domestication qui ouvre de très nombreuses questions qui vont au delà des limites de cet article.
  18. C’est-à-dire le même chant que celui avec lequel nous avons choisi d’ouvrir cet article. Si vous n’avez pas encore écouté le chant d’Ibã, n’hésitez pas à faire une pause et à retourner un peu arrière pour lancer la diffusion du chant et accompagner votre lecture.
  19. Le rituel de Nixi pae se tient habituellement de nuit, autour d’un feu. Lors de sa première partie, l’ayahuasca est servie à ceux qui souhaitent en boire. Une première phase sans chants suit le service du Nixi pae, marquée par l’observation « silencieuse » de l’apparition des premiers effets. Celle-ci est suivie des trois phases successives du Huni Meka : Pae txanima pour « appeler la force », Dautibuyu pour « appeler les visions » et Kayatibu pour « baisser la pression/amener la guérison ». Un moment collectif de clôture et d’échange vient ensuite officiellement clore le rituel.
  20. Le « field recording » est l’acte de réaliser des captations sonores en dehors des studios d’enregistrement, directement à la source. Ce terme est souvent traduit en français par « captation de paysages sonores » en référence aux travaux novateurs de Murray Schafer dans les années 1960. L’éco-acoustique est une « discipline théorique et appliquée qui étudie le son sur une large gamme d’échelles spatiales et temporelles afin d’aborder la biodiversité et d’autres questions écologiques. L’utilisation du son comme matériau à partir duquel déduire des informations écologiques permet à l’éco-acoustique d’enquêter sur l’écologie des populations, des communautés et des paysages » (Sueur & Farina, 2015).
  21. Terme portugais qu’on peut traduire par « force », couramment utilisé pour évoquer le ressenti de l’expérience du rituel de Nixi pae.
  22. Par exemple : https://open.spotify.com/track/5dFon1UZ1CDhIQfPfMgwcC?si=1bdb42b547e14c71 ou https://open.spotify.com/track/4u537Kk7JegwS7MVTE5oYF?si=6748beeb289a4329
  23. La première conférence autochtone de l’ayahuasca a d’ailleurs fait de l’entrée des instruments non-traditionnels dans les musiques autochtones un point de discussion : Voir la déclaration de cette conférence : https://ayahuascaconferenciaindigena.org/wp-content/uploads/2022/06/ANEXO-I-Carta-da-1a-Yubaka-Hayra-Conferencia-Indigena-da-Ayahuasca.pdf
  24. Terme couramment utilisé dans l’état de l’Acre pour parler de la revitalisation des cultures autochtones au cours des deux dernières décennies, dans laquelle l’ayahuasca joue un rôle assez central.
  25. Anna Lowenhaupt Tsing, Le champignon de la fin du monde : sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme, Paris, La Découverte, 2017. La traduction proposée dans la version française est « la pureté est impossible » (p65). Il nous semble nénamoins important de revoir celle-ci car la nuance proposée par Tsing est perdue dans cette reformulation. Dans l’ouvrage original, la citation se trouve à la page 27.

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