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25.11.2025 à 17:22
Vipulan Puvaneswaran· Clara Damiron · Shams Bougafer
Universelle, la viande ? Pas du tout : c’est la colonisation et le capitalisme qui ont imposé le carnisme. Dans la plupart des cultures, l’alimentation de base est largement végétale. Même en France, on pourrait composer un véritable “véganisme populaire” avec d’anciennes recettes. Tour d’horizon des coutumes, pour mieux liquider nos héritages impérialistes.
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Ce texte est extrait du livre Autonomies animales – Ouvrir des fronts de luttes inter-espèces (Michel Lafon, 2023), écrit par Vipulan Puvaneswaran, Clara Damiron et Shams Bougafer.
Comprendre, raconter ou écrire l’histoire des mécanismes d’oppression a souvent été un outil pour lutter contre ceux-ci. Dès lors qu’on cherche à comprendre les faits et gestes de notre quotidien, la plupart des choses qui composent nos journées, ce que l’on mange notamment, se révèlent fondées sur des représentations symboliques ou des rapports de domination. L’hégémonie et l’omniprésence actuelle de certaines pratiques sont donc le résultat de rapports de force, de circonstances historiques précises, et parfois d’un peu de hasard, qui ont favorisé et généralisé une chose plutôt qu’une autre. Les plantations bananières n’auraient peut-être pas recouvert et asservi les Antilles si un « explorateur » espagnol n’avait pas eu l’idée d’emporter, en 1516, des plants de bananiers africains dans son navire, et si les plantations n’avaient pas par la suite été encouragées par l’empire colonial. Sur un autre plan, c’est la viande des vaches de race limousine qui est la deuxième la plus convoitée sur le marché français aujourd’hui. Pourtant, cette race, fabriquée à l’origine par la sélection humaine pour sa force au travail, a manqué de peu de s’éteindre au lendemain de la guerre : sa descendance a tenu à peu de choses. Et on ne servirait pas de tartiflette dans les restaurants savoyards de toutes les grandes villes françaises si un restaurateur, à La Clusaz, n’avait pas baptisé ainsi cette vieille recette régionale en 1970, lors d’une crise de surproduction du reblochon. Ces choses, qui font aujourd’hui partie de notre quotidien, auraient pu ne pas arriver, ou arriver autrement, ou à un autre moment, si les rapports de force avaient été différents.
Enquêter sur l’évolution des pratiques alimentaires – que ce soit la composition de l’alimentation, les façons de cuisiner, les habitudes populaires, et les imaginaires qui y sont rattachés – peut nous permettre de cerner le rôle que l’impérialisme et la colonisation ont joué dans la diffusion massive du régime carné, et des rapports au monde qu’il véhicule sans pour autant affirmer que toute alimentation carnée est le fait de la colonisation européenne.
Nos héritages sont la marque d’autres rapports aux mondes animaux et d’autres manières de vivre, nous pouvons apprendre de ceux-ci et nous en inspirer. Aujourd’hui, l’idée que la chair des animaux terrestres ou aquatiques, le lait ou les œufs sont des « choses », des produits consommables, est très fortement répandue. L’estomac humain est effectivement adapté à une grande diversité de régimes1, mais c’est la « norme carnée » (celle qui dit qu’il est normal de consommer quotidiennement des produits d’origine animale : chair, produits laitiers, œufs, etc.) qui domine à présent presque partout dans le monde. Faudrait-il donc systématiquement exploiter, enfermer, tuer pour se nourrir ? Et, si la colonisation et le racisme sont allés jusque dans nos assiettes, comment s’en défaire ? A-t-on d’autres héritages sur lesquels s’appuyer ?
Nous avons choisi d’utiliser le terme de carnisation, formé à partir du terme « carnisme2 » qui désigne le système de valeurs qui accompagne et légitime la consommation de produits issus d’animaux. La carnisation, pour nous, est un processus de transformation des sociétés qui les amène à utiliser les corps d’animaux pour leur subsistance d’une certaine manière : plus systématique, plus banalisée, plus marchandisée. Cela se traduit notamment par l’adoption d’un régime alimentaire de plus en plus carné, au sein de sociétés qui n’avaient pas ce régime auparavant – c’est-à-dire que leur alimentation reposait principalement sur des produits d’origine végétale3. Lorsqu’on parle de carnisation, cela ne veut pas seulement dire qu’il arrive de manger de la viande, mais que cela devient la norme. C’est un nouveau régime alimentaire car, si on lui soustrayait ses aliments issus d’animaux, il serait largement admis qu’il lui « manque » quelque chose, en termes nutritifs mais aussi symboliques ; plutôt qu’une diversification de l’alimentation, on assiste davantage à l’abandon et l’oubli progressif des autres pratiques qui le précédaient : on perd de vue les plats de base qui contenaient des protéines végétales, et donc aussi le savoir-faire pour les cultiver et les cuisiner. Bien souvent, la diversité des végétaux consommés diminue car cette carnisation, nous l’avons vu, est allée de pair avec le développement de la monoculture. Au-delà de ce que l’on plante et de ce que l’on met dans son estomac, la carnisation met aussi en jeu (et c’est peut-être le plus important) une transformation des relations entre humains et non-humains, avec la mise en place de moyens de domestication, de domination et de contrôle plus approfondis et plus systématiques, la transformation du travail dont nous avons parlé précédemment et la mise à mort systématique. La carnisation implique donc un nouveau gouvernement du vivant, tourné vers la marchandisation des corps et des produits animaux. Sans le processus de carnisation à l’échelle mondiale, des scientifiques n’auraient pas établi par exemple que les ossements de poules (70 milliards de poules d’élevage tuées dans le monde en seulement une année) sont si nombreux dans le sol, que cela constituera l’un des principaux marqueurs de l’anthropocène au niveau géologique4. Le terme de carnisation sert ainsi à s’appuyer sur l’impact matériel et la transformation du quotidien, de l’intime qu’implique l’exploitation animale. Ce mot insiste aussi sur le fait qu’il s’agit bien d’un processus historique (progressant par étapes, parfois freiné ou interrompu) lié à l’action de certains groupes sur la société : nous verrons que des colons européens ont souvent joué ce rôle de carnisateurs, en fonction de leurs intérêts économiques, politiques et territoriaux.

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À nouveau, commençons notre récit en Amérique centrale. Au second voyage de Christophe Colomb, celui qui marque le début de la conquête des Amériques, les colonisateurs espagnols transportèrent 34 chevaux et un grand nombre d’animaux de bétail. Les navires qui suivirent continuèrent à disperser le bétail européen dans toutes les Antilles5. Au cours du xvie siècle, l’invasion du Mexique fut l’occasion pour les conquistadors d’y introduire à leur tour chevaux et bétail. Une fois les Aztèques vaincus, les colons espagnols s’emparèrent des terres de l’empire mexicain pour y installer des animaux exploités pour leur viande et leur peau. Le décalage avec les façons de vivre et d’habiter des Aztèques est saisissant. En effet, l’alimentation aztèque reposait beaucoup sur la culture du maïs, des haricots, de la courge (ces plantes sont d’ailleurs surnommées les « trois sœurs ») et de quelques insectes. Il arrivait aux Aztèques de manger de la viande mais il semble que c’était très rare. Ils n’ont domestiqué que deux types d’animaux avec lesquels ils partageaient leur espace de vie : des dindes et des canards (outre les chiens, mais leur domestication n’est pas le fruit de la civilisation aztèque)6. Alors que la conquête coloniale avançait, les Espagnols étaient surpris du faible nombre d’animaux domestiqués (et mangés) en Amérique du Sud, et ce malgré l’existence d’espèces qui auraient pu l’être (comme le capybara, l’agouti doré ou le tapir du Brésil)7. Aussi, les colons ont démarré l’élevage d’animaux du continent déjà domestiqués, tels que les dindes, canards et lamas, leur donnant une nouvelle dimension.

La bétaillisation a profondément transformé les territoires et les sociétés, comme le montre par exemple l’introduction de bovins et de chevaux au xvie siècle dans la région du Rio de la Plata (située entre l’actuelle Argentine, le Paraguay et l’Uruguay). Celle-ci a créé de nombreux groupes d’animaux marron qui ont suscité l’intérêt des gauchos (des colons espagnols et enfants « mixtes » issus d’Espagnols et d’indigènes). Ceux-ci chassaient le bétail sauvage et combattaient les indigènes qui résistaient à la colonisation. Leur gagne-pain provenait essentiellement de la traite des peaux de chevaux et du bétail marron. Le marché des peaux et du cuir, qui explosa, attirait toujours plus de colons venus tenter leur chance en Argentine. Alors que 150 000 peaux étaient exportées du port de Buenos Aires en 1778 à destination de l’Europe, pas moins de 1 400 000 peaux (presque dix fois plus) transitèrent vers le Vieux Continent cinq ans plus tard. À la fin du xviiie siècle, les colons installèrent des usines de salaison qui permettaient également d’exporter la viande argentine. Les clôtures finirent par structurer le paysage. Le développement de ces activités économiques a considérablement favorisé l’immigration d’Européens et d’Européennes, en même temps que les populations amérindiennes disparaissaient, si bien qu’en 1890, l’Argentine est devenue l’un des principaux exportateurs de viande à l’échelle mondiale. Sur des terres qui ont connu des peuples dont les rapports de domesticité étaient peu nombreux et non systématiques, les populations européennes ont établi l’une des plaques tournantes de l’élevage industriel. Sous les effets de la colonisation, l’Australie et la Nouvelle-Zélande ont connu pareilles trajectoires.
Nulle part ailleurs, on ne mange autant d’animaux qu’en Amérique. Cette société carniste s’est pourtant fondée sur des terres où le spécisme moderne n’existait pas.
La bétaillisation des Amériques se fonde donc sur une violente prise de terres, qui organise un nouveau rapport au monde. Nous pouvons parler ici, comme dans le cas des monocultures généralisées qui vont recouvrir les Antilles, d’un « habiter colonial8 », c’est-à-dire une nouvelle organisation de la vie qui s’impose par la violence à ceux qui peuplaient le territoire auparavant (humains comme non-humains) : monocultures, prés privés, routes sur lesquelles on convoie les animaux vers les abattoirs. On parle ici d’une façon violente d’habiter le monde, en s’appropriant les corps et la terre. Cet habiter colonial n’a pas disparu avec la soi-disant fin des impérialismes, car c’est bien cette façon de se rapporter à la terre et aux corps (comme des propriétés) qui conditionne encore nos façons de vivre aujourd’hui. Nulle part ailleurs, on ne mange autant d’animaux qu’en Amérique. Cette société carniste s’est pourtant fondée sur des terres où le spécisme moderne n’existait pas : il a été imposé par la conquête coloniale, et a occupé la terre jusqu’à faire disparaître presque tous ceux et celles qui vivaient autrement. La bétaillisation des Amériques, accompagnée de sa carnisation, se répand encore partout où l’habiter colonial continue sa course, notamment au Brésil où la déforestation de la forêt amazonienne et la spoliation des terres paysannes par l’agro-industrie et pour l’élevage avancent plus vite que jamais sous l’action de puissants lobbys9. Cette façon d’habiter signe aussi la fin de nombreux liens entre humains et animaux, et poursuit la transformation des corps et des terres en « machines à produire ». Ces trajectoires historiques donnent lieu à des luttes partagées, notamment au Brésil où les paysans et paysannes dépossédés et les mal-logés (les « sans-terre » et les « sans-toit ») font alliance avec les animalistes contre les lobbys de l’élevage et de la malbouffe : la carnisation a aussi ouvert des fronts de lutte communs.
Le véganisme est souvent associé et défendu par ses militants et militantes comme un horizon de progrès : après avoir aboli l’esclavage et donné le droit de vote aux femmes, il serait dans la suite naturelle de l’histoire de libérer les animaux de l’exploitation. Le véganisme serait la suite logique du progrès des sociétés occidentales. Mais la carnisation contredit cette lecture « progressiste » de l’évolution des régimes alimentaires. Elle montre, au contraire, que c’est l’avènement des sociétés capitalistes modernes qui a conduit à une augmentation sans précédent du nombre d’animaux tués pour les sociétés humaines ; engendrant une crise profonde des rapports que l’on entretient aux animaux et au vivant, de façon générale. Cette lecture ouvre aussi la voie à un « racisme de l’assiette », qui consiste à associer les personnes racisées à certaines viandes qu’elles mangeraient, une généralité (dépréciative) qui sous-entend aussi que les colonisés et leurs descendants ne seraient pas « arrivés » au stade moral avancé du « devenir végane ». En multipliant les clichés, sur l’abattage rituel, les fêtes religieuses, le traitement des animaux dans les pays du Sud, on déforme la réalité et on en vient à penser que les plus cruels avec les animaux sont les personnes non blanches. Il est pourtant inutile de « blanchir » le régime végétalien en prétendant qu’il serait une invention occidentale, de même que d’essayer d’en faire une marque de distinction ou le signe d’une moralité plus avancée. Au contraire, nous voulons rappeler que les traditions alimentaires végétales ont souvent été bien plus puissantes dans des histoires non occidentales.
La carnisation montre que c’est l’avènement des sociétés capitalistes modernes qui a conduit à une augmentation sans précédent du nombre d’animaux tués pour les sociétés humaines.
En effet, nous connaissons tous des stéréotypes sur l’alimentation des personnes racisées. KFC a abusé de ces représentations10 en ciblant, dans une publicité australienne pour la viande de poulet, les populations noires que l’on assigne à la malbouffe et au fast-food. En parallèle, en Afrique de l’Ouest, on assiste à une forme de néocolonisation de l’assiette avec l’importation massive de ce que les Béninois appellent le « poulet morgue » : de la volaille à très bas prix congelée et importée d’Europe, des États-Unis ou du Brésil, élevée avec des intrants (antibiotiques, farines, hormones), à l’origine de problèmes de santé et de zoonoses (maladies ou infections qui se transmettent des animaux vertébrés à l’humain et vice versa). Cette viande fait concurrence aux « poulets bicyclette » : une viande issue d’animaux rustiques à croissance lente, vivant en plein air, dans la nature ou dans les rues, et se nourrissant des restes de récoltes ou de maisons. Des campagnes citoyennes parlent même de « nutricide », un terme inventé aux États-Unis, qui désigne la façon dont l’industrie agroalimentaire produit une alimentation à destination des populations pauvres, noires en particulier, qui augmente les risques de problèmes cardio-vasculaires, de diabète et d’obésité11.

Pourtant, jusqu’à la colonisation, nombre de régimes alimentaires africains, ceux de l’Afrique de l’Ouest plus particulièrement, reposaient essentiellement sur les plantes et les végétaux. La flore luxuriante de ces pays (notamment en zone tropicale) y était propice. Des spiritualités africaines et plusieurs mythes fondateurs sont emplis d’histoires d’animaux ayant rendu service à leur communauté, au point de marquer des interdits de consommation de leur chair. Par exemple, pour les Nyabwa de Côte-d’Ivoire, les interdits qui varient de village en village concernent la chair de la panthère, de la gazelle, du chien, du bouc, de la chèvre, du bœuf (mêlant donc animaux domestiques et animaux dits « de brousse »), des poissons de certaines rivières, de l’aigle, du poulet, etc.12. Historiquement, quantité de plats « africains » étaient entièrement basés sur le végétal. Il en reste d’ailleurs des traces : que ce soit l’attiéké de Côte-d’Ivoire, l’atassi du Bénin ou le mafé du Mali, ces plats bien connus portent tous des noms de plantes. La viande est secondaire, voire n’y a été ajoutée que très récemment. Chaque fois que l’on mange de la viande dans l’un de ces plats, il semble qu’il s’agit de plats « carnisés », c’est- à-dire détachés de leurs contextes végétaux pour n’être plus envisagés autrement qu’avec de la viande. Nous manquons de données et de recherches pour mieux comprendre qui a joué quel rôle dans ce processus : les colons, les élites locales ? Ou encore les diasporas ? Quoi qu’il en soit, ce processus s’est accompagné d’une valorisation culturelle du fait de manger un animal ou de boire du lait. Un fait marquant à ce sujet concerne le nombre de personnes intolérantes au lactose, très élevé dans l’ensemble des pays africains (70-90 %)13, alors que ce taux est de 21 % chez les populations d’origine britannique en Amérique du Nord, et descend en dessous de 20 % en Italie, en Autriche ou en Angleterre, par exemple. Nos microbiotes intestinaux portent ainsi la marque des différentes époques de la carnisation : les intolérances alimentaires révèlent, entre autres choses, que la consommation de lait est plus ou moins récente d’une population à l’autre. Malgré cela, de grandes firmes européennes exportent chaque année sur le continent africain des milliers de litres de lait pour écouler la surproduction européenne, en particulier du lait en poudre enrichi en graisses végétales, ce qui selon le réseau IFBAN constituerait l’une des causes majeures de la dénutrition des enfants dans les pays concernés. Le réseau accuse 27 fabricants de violer l’interdiction prononcée par l’OMS en 1981 en faisant de la publicité pour leurs laits de substitution, en incitant les femmes à stopper l’allaitement, et en corrompant les professionnels de santé à qui ils distribuent des échantillons gratuits14.
Pour déconstruire cette idée que le véganisme serait « un truc de Blanc », ou quelque chose d’essentiellement nouveau, des communautés noires revendiquent l’afro-véganisme.
La carnisation, nous commençons à le comprendre, ne s’opère pas que dans les assiettes et les estomacs. Elle a également lieu dans les esprits : l’interdit des Nyabwa doit paraître aujourd’hui ridicule à bien des afrodescendants. Il n’y a pourtant pas si longtemps, ces manières de se rapporter aux vies animales étaient encore majoritaires sur le continent.
Pour déconstruire cette idée que le véganisme serait « un truc de Blanc », ou quelque chose d’essentiellement nouveau, des communautés noires revendiquent l’afro-véganisme15. L’afrovéganisme, pour des communautés afrodescendantes, consiste à revaloriser un véganisme en lien avec une histoire particulière que l’on se réapproprie. Il s’agit de dire que le véganisme n’entre pas en opposition avec le fait de revendiquer un attachement à sa terre d’origine. Il n’est évidemment pas question de dire qu’avant la colonisation, personne ne mangeait d’animal ou n’avait quelque geste violent que ce soit à leur égard. Il s’agit de simplement rappeler que le véganisme peut trouver ses sources en dehors du référentiel occidental. Comme nous l’avons vu plus haut, le véganisme est aussi un choix de solidarité entre personnes qui subissent racisme et animalisation. Cela peut aussi être un choix politique : faire tout son possible pour refuser les produits carnés importés, souvent mauvais à long terme pour la santé (volaille et poisson congelés, viande cuisinée, lait en poudre16) et se reposer au maximum sur les cultures locales végétales – évidemment, si on en a la possibilité. Se rendre compte que ses ancêtres avaient, peut-être, des rapports aux mondes animaux différents avant la colonisation, s’en faire les héritiers et les renouveler, voilà qui donne de la puissance à d’autres récits. Des récits sans aucun doute plus mobilisateurs que l’imaginaire d’un végétarisme sans histoire, aseptisé, qui fabrique de la viande cellulaire en laboratoire.
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La cuisine indienne est l’un des exemples les plus utilisés pour penser les héritages végétaux dans des mondes non occidentaux. On peut d’ores et déjà démentir cela, car il n’existe pas une cuisine indienne, qui serait uniforme : il serait plus juste de parler de pratiques alimentaires qui diffèrent en fonction des régions et sont d’ailleurs aussi à la source de conflits ethnico-religieux récents (comme entre les musulmans et les hindous).
Il est vrai que la présence de protéines végétales a été, et est encore très importante dans beaucoup de plats typiques de cette région du monde, avec notamment une large proportion de légumineuses, associées aux céréales : le dahl qui accompagne le riz tous les midis, par exemple (le plat porte d’ailleurs le nom de son ingrédient principal, la lentille). Même dans les plats avec viande, les protéines végétales font toujours partie du fondement de la préparation : on peut considérer que la carnisation n’a pas, dans ce cas précis, effacé les héritages végétaux. Au contraire, ceux-ci sont encore mis en avant aujourd’hui comme des marqueurs de cette cuisine. Il existe aussi un héritage culturel et historique qui permet de savoir cuisiner des légumes savoureux grâce à la forte présence d’épices. Historiquement, c’est aussi lié à des conditions matérielles car l’utilisation d’épices dans les pays chauds permettait une meilleure conservation des aliments : cela fait aujourd’hui partie de ce qui rend ces préparations aussi appréciées.
En Inde et au Sri Lanka, la carnisation n’a pas effacé les héritages végétaux. Au contraire, ceux-ci sont mis en avant comme des marqueurs de cette cuisine.
Cependant, ces héritages viennent aussi en partie de pratiques de distinctions sociales des classes dominantes : les brahmanes, qui ne mangeaient pas de viande, constituaient l’élite socioreligieuse du pays, et leurs pratiques étaient donc aussi en partie perçues comme des moyens de se distinguer du reste de la population. Le fait de ne pas manger de viande était ainsi considéré comme un gage de pureté morale, de « maîtrise de soi » (c’est-à-dire de son appétit pour la viande), mais aussi un signe de bienveillance et de cohérence (c’est l’idée que, puisque les humains perçoivent aussi la souffrance animale, il est paradoxal qu’ils mangent des animaux17). La distinction sociale recherchée à travers ces régimes n’est pas propre à cette région du monde : elle fait écho à bien d’autres18. En Inde ou au Sri Lanka, les personnes dont les grands-parents (et leurs parents avant eux) mangeaient de la viande viennent plutôt des castes les plus basses : le travail « souilleur » de tuer les animaux non humains leur était en outre confié, pour que les hautes castes ne soient pas atteintes dans leur pureté morale.

Cependant, c’est la colonisation et l’entrée dans le marché capitaliste qui a « carnisé » cette région à plus grande échelle. Cela s’est traduit par la substitution d’aliments végétaux par des aliments carnés : par exemple, l’abandon progressif du lait de coco pour un usage plus généralisé du lait de vache (les vaches étant considérées comme sacrées, il était jusqu’alors inconcevable de tuer leurs petits pour prendre le lait, mais cela est de plus en plus massivement pratiqué aujourd’hui). On observe un usage plus important de lait et d’œufs, y compris dans les gâteaux et pâtisseries qui étaient pour beaucoup traditionnellement entièrement végétaliens. En parallèle, la présence plus importante de firmes capitalistes et de chaînes de fast-food comme McDonald’s, Pizza Hut ou KFC parvient à attirer de nombreuses personnes vers la consommation de viande.
C’est la colonisation et l’entrée dans le marché capitaliste qui a « carnisé » la région à plus grande échelle.
En dépit de ces considérations historiques, c’est la persistance d’une culture matérielle végétale, également présente dans les classes populaires aujourd’hui, qui montre les possibilités de retrouver des assiettes végétales tout en les vidant de leurs stigmates passés. En outre, ces moyens de distinction sociale par le biais de l’alimentation végétale sont en réalité déjà en partie tombés dans l’oubli, le végétarisme n’est plus autant une pratique qui confère un statut moral spécifique ni particulièrement associée à un statut social : le végétarisme est un « fait social » beaucoup plus diffus. De nombreux militants et militantes antispécistes indiens ou issus de la diaspora s’en inspirent et y trouvent un appui pour lutter contre la carnisation des pratiques alimentaires de leurs communautés. On pourrait trouver bien d’autres situations similaires en Asie, qui montrent que là aussi des héritages végétaux ont subsisté, par exemple au Vietnam où la consommation de soja est quotidienne et procure une partie du lait et des protéines à la population. Reste à assurer une alimentation saine et suffisamment riche à tout le monde, et à redonner leur autonomie aux producteurs et productrices19 – mais déjà, les savoir-faire et les ancrages culturels sont présents et largement partagés.
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Il nous paraît à présent essentiel de revenir là où nous sommes, à ce qui est propre au territoire que l’on habite et sur lequel nous pouvons avoir prise. De prime abord, le processus de carnisation paraît moins évident, moins lisible en France. Lorsque l’on pense à la cuisine française, nous viennent spontanément en tête des menus de bistrots qui regorgent de plats à la viande, au poisson, à la crème, aux lardons, au fromage. Mais malgré cela, il serait faux de penser que la « norme carnée » a toujours dominé les assiettes.
La cuisine française renvoie généralement à la gastronomie. Or, celle-ci ne reflète pas (parce que ce n’est pas son but) les manières dont mange la population vivant en France : la gastronomie est bien plus le reflet de ce que mange une élite sociale donnée. D’ailleurs, le « repas français » (inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO en 2010) est défini non pas comme une pratique populaire mais comme un « art » de manger, une « cuisine », transmise de maîtres en apprentis, qui se déroule selon un schéma ritualisé : apéritif, entrée, poisson et/ou viande, légumes, fromage, dessert, généralement accompagné d’un digestif. Les produits issus d’animaux y occupent une place centrale. Et pourtant, ce schéma est bien loin du quotidien du plus grand nombre : il s’agit davantage d’une forme rituelle reflétant les habitudes des classes sociales les plus élevées. Les débuts de la « cuisine française » comme patrimoine remontent à la Révolution française, où des écrivains et notables, en exil, vantent ce qu’ils estiment être les spécialités de leur pays et, empreints de nostalgie, contribuent à créer des identités culinaires régionales. Les cuisines bourguignonne, provençale, bretonne ou bordelaise ont ainsi chacune leur réputation, que d’autres voyageurs commenteront ensuite. La Révolution industrielle, avec son lot d’émigration rurale, alimente aussi la nostalgie des produits du pays qui donneront, ensuite, les produits du terroir : la nourriture « du pays » fait office de refuge d’identité pour les populations prises dans le tumulte de la grande ville. La cuisine comporte, comme ailleurs, un aspect collectif et est donc un marqueur d’identité – ce qui n’a d’ailleurs pas échappé à certains nationalistes qui ont fait du couple vin/viande un instrument de propagande culturelle et politique20. Ce patrimoine ainsi constitué est aussi devenu un atout pour le secteur du tourisme, de la restauration et de la grande distribution.
Lorsque l’on pense à la cuisine française, nous viennent en tête des menus de bistrots avec viande, poisson, crème, lardons, fromage. Il serait pourtant faux de penser que la « norme carnée » a toujours dominé les assiettes.
De même, ce qui est considéré comme la cuisine traditionnelle de France et les spécialités régionales, plus communément partagées que ne l’est la gastronomie, relève également d’une construction sociale. Ce qui ne veut pas dire que les traditions sont « fausses » mais qu’elles sont toujours fabriquées, pour répondre à une situation nouvelle. C’est ce que l’on appelle la « tradition inventée21 », une pratique rituelle et symbolique qui fait office de « référence au passé au cœur du présent », alors même que sa continuité avec le passé est largement fictive. Son rôle est symbolique, et non pas historique. Les États-nations et tous les mouvements nationalistes ont eu besoin de ces traditions inventées pour créer un imaginaire national, et faire qu’on puisse se « sentir Français » avant d’être Normand ou Berrichon. La cuisine traditionnelle fait amplement partie de cela, car le repas partagé est un moment de consolidation du groupe – et l’on y mange notamment du cochon, ce qui a permis à certains de justifier de ne pas traiter des juifs ou des musulmans comme des citoyens à part entière, au motif qu’ils dérogent au « grand banquet fraternel de la République22 » en raison de leur régime halal ou casher.

L’État a joué un rôle notable dans le développement de ces traditions inventées : comme nous l’avons vu précédemment, les transformations des sociétés paysannes avec la centralisation de l’État, l’exode rural, puis les politiques agricoles d’après-guerre, et enfin la politique agricole commune (PAC) européenne ont favorisé l’essor d’un « capitalisme carné ». L’agriculture française est la plus subventionnée de toute l’Europe, et 71 % des élevages de « volailles », 89 % des élevages de cochons et quasiment l’intégralité des élevages de moutons, chèvres et vaches bénéficient d’argent public. On produit donc plus de viande qu’on ne le pourrait s’il n’y avait pas ces politiques publiques : on estime que 53 % des élevages ne s’en sortiraient pas sans les subventions. En comparaison, les producteurs et productrices de fruits et grandes cultures sont 37 % dans cette situation, et les maraîchers et maraîchères 17 % : leur autonomie est plus grande. Il faut en outre compter dans le budget du spécisme à la française l’argent des impôts versé pour permettre, par exemple, le transport par camion, la prise en charge des coûts en matière de santé publique et d’environnement et, comme si ça ne suffisait pas, la publicité aux produits carnés23. En parallèle, l’État a contribué à la carnisation des imaginaires depuis plusieurs siècles : au travers du soutien des municipalités à l’organisation des foires à bestiaux (xviiie-xixe siècle), puis la création des premiers concours généraux agricoles (à partir de 1870), des salons de l’agriculture régionaux, nationaux puis internationaux (à partir du milieu du xixe siècle), la concentration des « tueries » dans de gigantesques abattoirs (comme ceux de La Villette à Paris, en 1867), et la recherche agronome (génétique et autres techniques). En somme, l’investissement de l’État dans le développement d’un marché national alimentaire a permis d’outrepasser les limites techniques, économiques, spatiales et animales qu’aurait rencontrées la carnisation dans les sociétés paysannes.
La spécialisation des régions s’est accrue continuellement : dans certains territoires, comme en Bretagne, on retrouve aujourd’hui une densité inédite d’élevages (55 % des cochons, 43 % des poules pondeuses, 21 % des vaches laitières du pays) et d’abattoirs (40 % des animaux abattus dans les 960 abattoirs de France le sont en Bretagne, où se trouvent les plus grands établissements du pays). Le plus souvent cette spécialisation ne s’est pas faite selon la volonté ni dans l’intérêt économique des éleveurs et éleveuses : au contraire, ceux-ci comptent parmi la population agricole la moins aisée et la plus dépendante des subventions. Ce sont les grandes industries qui, en créant des situations de monopole local, ont même fini par inventer leur « tradition » pour écouler la surproduction : le camembert de Normandie, le foie gras d’Aquitaine, les sardines du Finistère, les huîtres et moules du Nord, chaque territoire a un exemple à fournir. La dévitalisation des savoirs, dans les campagnes qui se vident, a conduit à fabriquer un « patrimoine », c’est-à-dire, « un passé que l’on peut vendre24 ». Ainsi, on ne vend plus seulement un produit mais un imaginaire de terroir ou de spécialité régionale, qui prétend être hérité du passé, ce qui permet… d’augmenter les prix. Mais comme, très vite, la demande créée par cette publicité excède de loin les capacités (tant vantées) de productions locales, et pour rendre ces produits moins chers (afin d’en vendre plus), le camembert est désormais produit à partir de laits importés du monde entier, les escargots de Bourgogne viennent de Grèce, le foie gras de Hongrie, les sardines du Maroc, et ainsi de suite. En plus de néocoloniser des millions d’hectares de terres et de territoires marins pour procurer à chacun son morceau de viande, ce système de concentration-spécialisation-importation fait miroiter l’idée qu’il serait possible de « démocratiser » le carnisme. Pourtant, c’est au prix d’une exploitation toujours plus grande des animaux, des terres, des classes dominées et des énergies fossiles que l’on peut manger de la viande à quasiment toutes les tables en France. En parallèle, cela a conduit au déclin de tout un tas d’autres productions notamment celles de légumineuses, légumes anciens, blés et autres céréales cultivées depuis le Moyen Âge, les terres servant désormais au fourrage et à l’élevage25.
En plus de néocoloniser des millions d’hectares de terres et de territoires marins pour procurer à chacun son morceau de viande, ce système de concentration-spécialisation-importation fait miroiter l’idée qu’il serait possible de « démocratiser » le carnisme.
Tant que cette tradition arrivera à se confondre avec la norme, on pourra faire passer le végétalisme pour une mode, un lifestyle importé sans aucune continuité avec nos héritages, donc en quelque sorte, une chose illégitime et/ou vouée à rester marginale. C’est d’ailleurs tout dans l’intérêt de l’agro-industrie de le faire passer pour « tendance » et moderne, car cela permet là aussi de vendre plus cher des produits estampillés véganes à celles et ceux qui cherchent une distinction sociale via l’alimentation. Au-delà du fait qu’on peut trouver la « tradition carnée » violente, elle est surtout surreprésentée et fantasmée.
L’alimentation des gens en France n’est pas nécessairement – et n’a pas toujours été – carnée : il y eut des périodes avec, d’autres sans, des spécialités basées sur le végétal et d’autres qui se sont constituées autour des ressources de la mer, de la chasse et de l’élevage. Au début du Moyen Âge, période dite « d’abondance », même les familles paysannes pouvaient chasser du gibier et l’on servait couramment plusieurs viandes à table.

Dès le milieu du xvie siècle, la chair animale se fait bien plus rare, tant à la chasse que dans les fermes, en raison notamment d’une pression accrue sur les ressources et de la suppression de plusieurs droits coutumiers. C’est alors qu’elle devient un signe de richesse. En revanche, on utilise depuis très longtemps le fromage et les œufs comme sources de protéines : les œufs sont un aliment de base quasiment au même titre que le pain, et le fromage très commun et pratique pour avoir accès aux protéines et graisses du lait en dehors des périodes de lactation (il se conserve et se transporte). Dans le Sud-Est, bénéficiant d’un climat plus clément pour les cultures tout au long de l’année, l’alimentation provençale ou méditerranéenne est moins carnée : ratatouille, tian de légumes, socca, estouffade, fougasse, châtaignes, noix, tomates et autres ingrédients sont cuisinés aux condiments frais et à l’huile végétale (d’olive, notamment) au lieu de la crème ou du beurre26. À partir du Moyen Âge et jusqu’à ce que la modernisation agricole et l’urbanisation lissent ces différences régionales, au nord de la France, on mangeait couramment de la flamiche aux poireaux, des betteraves, de l’ail et des galettes de sarrasin ; dans le centre, de nombreux plats de lentilles et autres légumineuses ; et dans le sud-ouest, ce n’est pas tant du canard et de la brebis que l’on mange au quotidien, quoiqu’il y en ait, qu’un ensemble de légumes et légumineuses assaisonnés, piperade27 et autres spécialités.
Il est dans l’intérêt de l’agro-industrie de le faire passer le véganisme pour « tendance » et moderne.
Du fait de ces héritages, il existe de réelles bases pour développer un « véganisme populaire » en France. Certains produits, tels que le soja (sous toutes ses formes) ou le seitan (gluten extrait du blé), sont certes récemment apparus dans nos champs ou nos assiettes, mais bien d’autres y sont présents et produits dans les différentes régions depuis des siècles. On regorge d’exemples de recettes et de préparations plus ou moins anciennes qui ont été oubliées, ou carnisées : le cassoulet, le « plat du pauvre » dans le Languedoc, a longtemps été constitué de fèves sans confits d’animaux (ces derniers n’étaient incorporés qu’à de rares occasions), contrairement à aujourd’hui. Nombre de ces plats sont davantage représentatifs d’une culture populaire transmise et appropriée par de nombreuses générations que ne l’est la gastronomie française traditionnelle. Il peut s’agir du pain, dont l’histoire est à peu près aussi vieille que l’installation des premiers villages28, et plus généralement d’un ensemble de préparations typiques à base de céréales (galettes de blé noir, tourteaux) qui formaient la base de l’alimentation paysanne. Mais on peut citer aussi l’emploi des protéines végétales, qui fut bien plus avancé à des époques passées : la consommation de pois, fèves et lentilles, arrivés dans la région il y a plus de 2 000 ans, était proportionnellement plus répandue au Moyen Âge qu’aujourd’hui29. La carnisation n’a pas effacé toutes ces façons de manger : la soupe au pistou, le plat de lentilles, les galettes de céréales complètes, les graines, les jeunes pousses, les fruits à coque, les aliments lactofermentés30, la choucroute et bien d’autres demeurent. La plupart de ces aliments sont peu coûteux, moins que la viande ou les produits laitiers, et il est relativement facile de les préparer soi-même.
Nous avons donc maintenant en tête différentes formes de carnisation : aux Amériques, avec la prise de terres par et pour le bétail et la création d’un imaginaire pionnier fortement attaché à la consommation de viande ; en Afrique de l’Ouest, où elle relève à la fois de la destruction coloniale et esclavagiste des pratiques et spiritualités incompatibles avec l’exploitation intensive des animaux, et de l’économie néolibérale (« dumping » pratiquée par les firmes étrangères importatrices, et création d’un marché africain de la viande et du lait souvent soutenu par les institutions internationales). En Inde et au Sri Lanka, on voit que la carnisation est plus avancée que l’image fantasmée de « l’Inde végétarienne » ne nous le laisse penser. Mais si le régime alimentaire fut au cœur d’intenses conflits de classe et de religion, et si l’industrie carnée y a trouvé un nouveau marché à conquérir, le végétarisme a laissé un héritage conséquent. En France enfin, cela relève d’une multitude de facteurs liés à des enjeux de classe, d’urbanisation, d’imposition de l’État et de nationalisme, mais tout cela n’a pas effacé la possibilité de se nourrir autrement : au contraire, l’insoutenabilité de la production alimentaire actuelle l’a rendue d’autant plus urgente.
➤ Lire aussi | Instituer le droit à l’alimentation en France au XXIe siècle・Tanguy Martin (2021)

Force est de constater qu’on ne pourra pas revenir à des alimentations végétales en nous appuyant sur des héritages impérialistes ni sur le modèle extractiviste qui se perpétue dans nos assiettes. Car si l’on peut se procurer lait de coco, noix de cajou, café, chocolat, avocat, arachides et autres en abondance pour des recettes « véganes », c’est aussi parce que l’on jouit du privilège économique de manger des richesses d’ailleurs, à un prix qui ne rémunérera jamais ce qu’elles coûtent réellement. Une alimentation même exclusivement végétale qui repose sur ce type de produits ne nous intéresse pas : nous pouvons, tout comme pour les aliments carnés, « faire tout notre possible » pour les éviter. Sans perspective d’autonomie alimentaire, sans la constitution de sociétés paysannes véganes, nous n’aurons pas fait le travail de décoloniser nos assiettes, nous continuerons de manger ce qui porte la marque de l’exploitation.
Il existe en France de réelles bases pour développer un « véganisme populaire ». On regorge d’exemples de recettes et de préparations plus ou moins anciennes qui ont été oubliées, ou carnisées.
Seulement voilà, trop souvent, les mouvements militants « progressistes » négligent l’importance de la tradition : surtout conservatrice, on n’y accorde donc pas d’importance (« Du passé, faisons table rase »). Pour nous, cette question est un peu plus compliquée. Nous reconnaissons la dimension sociale et le rôle d’identification collective que joue l’alimentation. Les manières de se nourrir sont vectrices d’un rapport aux autres et aux mondes non humains, et c’est précisément pour cela qu’elles nous intéressent. Nous ne voulons pas d’une révolution qui efface tout le rituel, le familier, le spécifique, mais au contraire qui le multiplie. Même si nous la critiquons, ce que nous proposons n’est pas une croisade absolue contre la tradition, mais l’instauration de nouvelles pratiques. Beaucoup des mouvements politiques qui sont parvenus à transformer des espaces ne l’ont pas fait en débattant ou en votant, mais en créant une culture matérielle au fil de la lutte, une pratique de résistance quotidienne.
Nous voulons que les luttes contre l’exploitation animale, mais aussi toutes les autres formes de luttes sociales et écologistes puissent participer à renverser le processus de carnisation en se dotant de nouvelles pratiques d’autonomie conviviales et qui ne reposent pas sur de l’exploitation animale. Par « convivialité », nous entendons non seulement qu’elles soient collectives mais surtout, au sens d’Ivan Illich31, qu’elles soient largement appropriables et accessibles, qu’elles ne soient pas contrôlées par en haut, ou encore que la production demeure suffisamment mesurée pour ne pas devenir aliénante ou écraser toutes les autres. Que faire, alors, de la tradition ? Ce terme renvoie à quelque chose de figé et d’invariable, donc nécessairement détaché de son contexte : nous lui préférons le terme de « coutumes », qui désigne ce qui s’instaure par la pratique. Les coutumes ne sont jamais exécutées à l’identique, même si elles font appel à une forme d’expérience et de transmission : elles ne peuvent pas être figées dans le marbre, tout simplement parce que la vie ne l’est pas. C’est donc une manière de créer des pratiques qui convient mieux à ce que nous voulons : des communautés de vies autonomes, en mouvement, et aussi horizontales que possible. Ces coutumes peuvent être de toutes sortes : cantines véganes, soupes populaires, récoltes et cueillettes, mais aussi éducation à la cohabitation avec les non-humains en ville, veillées en forêt, réparation des milieux de vie endommagés, célébration des naissances et des morts non humaines et autres pratiques ritualisées… Sauf qu’elles ne célébreront pas une victoire sur les mondes animaux (comme c’est le cas aujourd’hui) mais plutôt l’invention de nouveaux rapports avec eux, la fragilisation du système spéciste, le grain de sable jeté dans l’engrenage. Pour que ces coutumes adviennent, qu’elles soient fortes et vivantes, il nous faut amorcer une rupture avec le monde spéciste et carniste qui nous enferme, et faire de la question de l’autonomie alimentaire une priorité de la lutte contre l’exploitation animale.
Vipulan Puvaneswaran, Clara Damiron et Shams Bougafer sont toustes trois issu·es de milieux politisés par un mélange de luttes écologistes, sociales et décoloniales, par des questions agricoles et par des enjeux liés aux questions animales, et inspirés par l’autonomie des mouvements sociaux, particulièrement ceux de 2018-2020. Leur livre Autonomies animales est le fruit de discussions collectives plus larges que les trois auteur·ices.
Image d’accueil : four à pain à l’ancienne, Fuerteventura, Îles Canaries, 2012. Wikimedia.

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19.11.2025 à 17:33
Abdullah Hany Daher
Comment continuer à vivre quand on se sent coupable d'avoir survécu ? Comment espérer encore quand la guerre vous a appris à craindre tout ce qui fait la vie et la joie — et jusqu'à la lumière elle-même ? Alors qu'Israël continue à tuer et à bombarder, Abdullah Hany Daher, écrivain et journaliste palestinien, livre depuis Gaza un témoignage aussi bref que bouleversant.
L’article Gaza ou la trahison de la lumière est apparu en premier sur Terrestres.
Ce texte a été originellement publié le 12 août 2025 dans la revue Jewish Currents sous le titre « The Betrayal of Light ».
Il a été traduit de l’anglais par Aurélien Gabriel Cohen.
Avant, je me réveillais avec les rayons du soleil qui brillaient à travers la fenêtre. Maintenant, c’est la frappe d’un missile deux rues plus loin qui me réveille. Il n’y a plus de matin désormais – plus de travail, plus d’école, plus d’heure pour les repas. Il n’y a que l’instant suivant et la peur de ne pas y survivre.
Même le ciel de Gaza a changé. Le soleil se lève, mais il n’apporte aucune chaleur. La nuit arrive, mais elle n’offre aucun repos.
Ce que nous appelions sommeil n’est plus du sommeil. C’est de la fatigue avec un seul œil ouvert. Nous faisons nos valises. Nous gardons nos enfants entièrement habillés. Chaque bourdonnement au-dessus de nos têtes suspend nos respirations. Lorsque le calme demeure pendant plus de dix minutes, nous nous détendons un peu.
La quatrième nuit après octobre 2023, le ciel s’est illuminé. Une ceinture de feu a balayé notre rue. J’étais allongé sur le sol à côté de mon frère. Nous avons entendu des cris perçants. Puis plus rien. Puis de la poussière et des hurlements. J’ai vu la poitrine de mon cousin s’ouvrir. Dans sa chute, son corps a fait un bruit indescriptible. Mon frère et moi avons rampé sous les éclats de verre. La moitié du bâtiment d’en face avait disparu. Nous n’avons pas eu le temps d’enterrer mon cousin comme il se doit. Pas de tissu. Pas de lumière. Pour la première fois, je me suis interrogé sur l’équité de la survie. Quelque chose s’est figé en moi, puis s’est brisé. Je n’ai pas pleuré. Je suis resté brisé. Après tout, la guerre n’avait pas cessé. Me reconstruire ne signifierait que me préparer à être à nouveau brisé.
Dans un abri, un enfant pleurait son père, mort le matin même. Sa mère, silencieuse et impassible, le tenait entre ses bras, raides comme de la pierre. « Maman, pourquoi tu ne pleures pas ? » demanda l’enfant. La mère s’effondra. J’aurais préféré ne rien voir, ne pas voir son visage se décomposer ainsi.
Autrefois, j’étudiais à la lumière d’une lampe. Je lisais des livres. Je rêvais de la vie. Aujourd’hui, la lueur de mon téléphone me fait sursauter. Une bougie est une cible. Une allumette, une trahison. Les drones sont en quête de lumière. Je me souviens de la nuit où la lampe torche d’un voisin lui a coûté sa maison. L’avion a décrit un cercle. Puis la lumière est apparue. Puis la destruction.
Nous couvrons nos fenêtres. Nous ne parlons plus qu’en murmures. J’apprends par cœur chacun des recoins de notre appartement détruit. Le nombre de pas entre le couloir et l’évier. Le motif des fissures sur le sol. L’odeur de brûlé au loin.
Les enfants jouent à des jeux de silence. Je prends la main de ma mère pour m’assurer qu’elle existe. Nous ne posons plus de questions. Les réponses sont implacables : aucun lieu n’est sûr, aucun être n’est indemne.
En décembre 2023, nous nous étions réfugiés dans une zone industrielle. Les chars tournaient autour. Aucune issue. Aucun futur. Mon père m’a dit : « Maintenant, cours. » J’ai vu la poussière sous les chenilles des chars. J’ai senti leur odeur d’acier. Je ne sais pas comment nous avons réussi, mais ce moment ne me laisse rien d’autre qu’un fait – nous avons survécu – et un sentiment – la culpabilité que d’autres n’aient pas eu cette chance.
J’ai peur de la lumière. J’ai peur de l’obscurité. J’ai peur du silence. Je crains le bruit. Quand les explosions s’arrêtent, la peur grandit encore. Le silence n’est qu’un prélude. Chaque seconde est comme une attente. Qu’attendons-nous ? Nous ne le savons pas.
Au bord du précipice qui précède chaque instant, deux voix me parlent. L’une dit : « Tu as survécu. » L’autre : « Cela va recommencer. »
Une part de moi veut croire au lendemain. Une autre se prépare à une nouvelle nuit.
Avant, je concevais le temps comme un calendrier, un projet, un objectif. Aujourd’hui, le temps n’est plus que quelque chose que l’on endure.
Parfois, je ferme les yeux et j’imagine un lever de soleil qui m’évoquerait le café plutôt que la peur. Je rêve d’ouvrir une fenêtre sans y penser pour sentir la brise, de lire un livre sans le bruit des drones au-dessus de ma tête. Je rêve des nuits à Gaza telles qu’elles étaient autrefois : des amoureux qui marchent le long des rues éclairées par la lune, des enfants qui jouent. Mais je ne crois pas à ces rêves.
Je me demande qui je serai si tout cela s’arrête. Est-ce que je pourrai un jour m’asseoir près d’une lampe sans frémir ? Les enfants de mes enfants pourront-ils un jour faire confiance à la lumière ? Il n’y a pas de métaphores à Gaza. Il n’y a plus que ce qui a disparu et ce qui demeure : cette vie entre les ombres et un souvenir, celui d’une autre lumière.
➤ Lire aussi | Gaza et la défaite de l’humanité・Dominique Eddé (2025)
Photo de couverture · UNRWA · Des enfants réfugiés palestiniens regardent un bulldozer israélien démolir les derniers vestiges d’un abri détruit dans le camp d’Ein El Hilweh, au Liban · 1982

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23.10.2025 à 17:25
Amélie David
Les bombardements massifs de l’armée israélienne au Liban ne tuent pas seulement des civil·es, ils ravagent aussi les terres et le vivant. À l’occasion de la Biennale de Venise, un collectif d’architectes libanais·es se mobilise et conçoit un pavillon à partir des données récoltées sur le terrain par des bénévoles et des chercheur·ses. Reportage.
L’article « La terre se souvient » : raconter l’écocide depuis le Sud-Liban est apparu en premier sur Terrestres.
Le Liban est marqué dans sa chair. De sa frontière avec Israël/Palestine occupée, à celle du nord, avec la Syrie, de la mer Méditerranée à l’ouest, à la chaîne de montagne de l’Anti-Liban à l’est, la guerre a meurtri le cœur des habitant·es du pays et a laissé des plaies béantes dans sa terre. En ce matin de la fin août 2025, les rues de la plus grande ville du sud, Tyr, portent encore les stigmates des 14 mois de guerre qui ont sévi à travers le pays. Dans la foulée du massacre du 7 Octobre, qui a fait au moins 1 200 morts dans l’État hébreu, le Hezbollah (parti politique chiite doté d’une puissante milice) a apporté son soutien au Hamas et a ouvert un front contre Israël depuis le sud du Liban.
A Tyr, la vie a peu à peu repris, mais les destructions restent massives. En novembre 2024, alors que l’on compte plus de 4 000 mort·es, 16 000 blessé·es et près de 2 millions de déplacé·es, un cessez-le-feu entre en vigueur. Les habitants tentent d’oublier en reprenant le cours normal de leur vie. Mais les bruits de la guerre, comme les drones et les bombardements israéliens, ne sont jamais loin. « La guerre ? On n’en parle plus. La situation ? Ça va », balaie d’un revers de main une commerçante dans une des rues perpendiculaires à la corniche de Tyr, largement frappée par les bombardements.
Tyr se situe à une vingtaine de kilomètres d’Israël/Palestine occupée. Dans le port, les pêcheurs ont repris leur activité, mais la peur, elle, ne les a pas quittés malgré le cessez-le-feu, entré en vigueur le 27 novembre 2024. En sortant leur embarcation, les pêcheurs risquent de se faire harceler ou agresser voire pire, enlever par l’armée israélienne1, comme c’est le cas d’Ali Fneich et Mohammad Jouhair, dont personne n’a de nouvelles2. Ces artisans de la mer ne peuvent pas profiter des ressources naturelles comme ils le devraient pour assurer leur pain quotidien. « Les Israéliens m’ont demandé de m’arrêter et j’ai répondu : “Nous sommes sur notre terre !” Ils ont envoyé des bombes et des drones dans ma direction. Je me suis dit que c’est ainsi que j’allais mourir… », lâche Ali, un pêcheur. Attaqué par l’armée israélienne plusieurs mois auparavant, il a réussi à regagner le rivage sain et sauf.
D’après les autorités libanaises, en juin 2025, l’armée israélienne avait transgressé plus de 3 000 fois (sur terre, en mer et dans les airs) l’accord de cessez-le-feu depuis son entrée en vigueur 8 mois plus tôt. Malgré le cessez-le-feu et les désarmements des groupes armés du Liban en cours, et notamment du Hezbollah, la menace persiste. Les bombardements n’ont pas cessé : au cours de ces derniers jours, l’armée israélienne a bombardé à plusieurs reprises les terres du sud et de l’ouest du Liban. Les invasions terrestres continuent et l’armée israélienne est toujours positionnée à au moins six endroits dans le sud du Liban.
Quelques mois plus tôt, dans le village de Kfar Kila, plus à l’ouest, d’où il est possible de voir le mur de séparation entre Israël et le Liban, la guerre avait laissé un paysage de désolation. Selon les autorités, le village a été détruit à 90% pendant la guerre – et même après, lorsque la zone était occupée par l’armée israélienne. Ici, des oliviers sont déracinés par des bulldozers. Là, des chevaux errent à la recherche d’herbe à brouter. Ils s’arrêtent au milieu de bâtiments en ruines. Là encore, des bâtiments complètement détruits, des panneaux solaires hors service et des puits d’où ne sortira plus d’eau. Ali (qui ne souhaite pas donner son nom de famille) a tenté de reconstruire sa maison après la guerre à plusieurs reprises. Elle a été détruite à chaque fois. Quand nous l’avions rencontré en avril 2025, il expliquait, en faisant le tour de son terrain marqué par les chenilles de bulldozer : « Ici, il y avait de grands oliviers, centenaires ou plus : ils ont tout déraciné, tout brisé ». Auprès de lui, Jamal, le dromadaire de ses grands-parents, ruminait encore le peu d’herbe trouvée. Parmi les bêtes d’Ali, il était l’unique survivant des bombardements israéliens.

➤ Lire aussi | En Palestine, « l’huile qu’on attend un an, les soldats la jettent en un instant »・Forum palestinien d’agroécologie (2025)
À Beyrouth, si le fracas de la guerre semblait parfois loin, il a fini par se rapprocher. Par toucher toutes et tous. Si bien que sur les hauteurs de la ville, un collectif d’architectes a souhaité se mobiliser. Le Collective for Architecture Lebanon (CAL) a monté un projet de pavillon pour la 19ème exposition internationale d’architecture de la Biennale de Venise, qui se tient en Italie du 10 mai au 23 novembre 2025. « La guerre venait de commencer au Liban », explique Edouard Souhaid, l’un des fondateurs du collectif, lorsque nous le rencontrons à la terrasse d’un café branché de Beyrouth. « Il fallait au moins que le Liban soit présent pour alerter sur ce qu’il se passe, pour montrer que le Liban est encore là, qu’on a des choses à dire en termes de culture ».
CAL a conscience que la biennale reste un évènement élitiste, difficilement accessible pour des pays du continent africain ou asiatique. Le collectif souhaite tout de même y représenter le Liban et la guerre qui le frappe. « Avec tout ce qu’il se passait ici, c’est là où le terme écocide est arrivé. Au nord, on parle beaucoup de soutenabilité, de durabilité, mais ce qui se passe chez nous, c’est l’opposé total. C’est de la destruction totale… », continue celui qui a fait une partie de ses études en France.
« La Terre se souvient » présente un ministère fictif, celui de l’Intelligence de la Terre, dont l’objectif est de soigner la terre et constituer une archive vivante de la destruction intentionnelle de l’environnement. Pour monter le pavillon, le collectif s’est appuyé sur des chercheurs et chercheuses, des paysans, des écologistes et des activistes. « Nous ne voulions pas d’un projet qui romantise le Liban, ou qui était trop dans la nostalgie. Nous voulions quelque chose de très politique et qui soit ancré dans le présent, avec les évènements que traversait le Liban », continue l’un des fondateurs du collectif.
« La Terre se souvient » présente un ministère fictif, celui de l’Intelligence de la Terre, dont l’objectif est de soigner la terre et constituer une archive vivante de la destruction intentionnelle de l’environnement.

Edouard Souhaid et ses collègues ont souhaité faire du pavillon un appel à l’action : « un espace d’activisme qui confronte les visiteurs à la réalité brutale de la dévastation délibérée de l’environnement », comme le décrit la présentation du pavillon sur le site de la Biennale. La démarche du pavillon s’inscrit aussi dans une logique de documentation de cet écocide en cours à travers les récits, les images et les cartographies des zones impactées par les bombes au phosphore blanc et par d’autres, contenant un grand nombre de métaux lourds qui s’infiltrent dans le sol et dans l’eau, et dont les particules se retrouvent dans l’air.
D’après les chiffres de la Banque mondiale, le coût total de la reconstruction et des besoins de reprise est estimé à 11 milliards de dollars (avril 2025)3. D’après la FAO (l’organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture), les dommages pour le secteur agricole se chiffrent à plus de 118 millions USD et les pertes à environ 586 millions USD. La production d’olives a été la plus touchée avec plus de 230 millions de pertes et des incendies qui ont ravagé au moins 814 oliveraies, sans compter l’impossibilité d’accès aux terrains et à la récolte, empêchant de perpétuer des traditions familiales millénaires. « Quand la guerre a commencé en 2023, nous étions dans les champs. Nous avons entendu les bombes : nous avons ramassé ce que nous avons pu, pressé et filtré… Et nous sommes repartis vers Beyrouth, en sécurité », explique Rose Becharra, fondatrice de Darmmess, qui produit de l’huile d’olives à Deir Mimas, village dans le sud du Liban. En septembre 2024, Rose Bechara décide de déménager l’un de ses entrepôts, situé à la frontière, dans un village plus éloigné supposé plus sécurisé. « Mais alors que nous venions juste de nous y installer, un bombardement de l’armée israélienne a tout détruit, se souvient-elle avec amertume. Tout l’entrepôt a été réduit en cendres. » Agrumes et bananes ont également souffert. La guerre a aussi détruit 1 050 hectares de systèmes d’irrigation de plein champ, 23 hectares de serres, 1 hectare de panneaux solaires agricoles et d’autres équipements4. Cette année, Rose Becharra a pu retourner sur ses terres familiales pour récolter les fruits de ses arbres centenaires. Une petite victoire pour elle et les paysans locaux avec qui elle travaille, même si la production reste très basse en raison des conditions climatiques et des conséquences de la guerre. « Beaucoup d’habitants craignent de revenir sur leurs terres dans le sud. Nous risquons nos vies pour ramasser nos olives. Cela fait partie de notre culture, de notre héritage : cette récolte a un autre goût cette année. »

Pour mettre tout ceci en lumière dans son pavillon, le Collective for Architecture Lebanon s’appuie sur une constellation de récits et d’enquêtes : étude de la contamination des sols au phosphore blanc dans le sud, cartographie des écocides industriels, archives photographiques de terres blessées ou encore paysages sonores captés sous les drones. Autant de pièces d’un territoire qui parle à travers ses cicatrices.
L’association de protection de la nature et des paysages Green Southerners effectue un travail de terrain et fournit les photographies de la faune et de la flore endommagées. « Dès le début de la guerre, en octobre 2023, nous avons documenté les attaques contre l’environnement dans le sud du Liban », explique Hisham Younes, le président de cette association locale qui mène des projets de sensibilisation sur la biodiversité du sud Liban et qui, depuis le début de la guerre en 2023, documente aussi les attaques sur l’environnement. « Nous avons mis en place une équipe dédiée à l’observation et à l’analyse de l’utilisation du phosphore blanc, qui a été utilisé à une échelle bien plus importante que lors de la guerre de 2006 [NDLR : en juillet 2006, une guerre a éclaté entre Israël et le Hezbollah]. Nous n’avions jamais vu quelque chose d’aussi important dans l’utilisation du phosphore et de métaux lourds. »
Selon un rapport des Nations unies, plus de 5 600 frappes israéliennes ont été recensées entre le 8 octobre 2023 et le 20 septembre 2024 dans le Sud-Liban. Certaines contenaient du phosphore blanc, arme incendiaire dont l’utilisation dans des zones densément peuplées et contre des civil·es est proscrite par la Convention de 1980 de l’ONU sur les armes classiques, ce qui est considéré par plusieurs ONG internationales comme un crime de guerre. Des bombes incendiaires ont aussi été employées.
Selon un rapport des Nations unies, plus de 5 600 frappes israéliennes ont été recensées entre le 8 octobre 2023 et le 20 septembre 2024 dans le Sud-Liban.
Tous les jours, les bénévoles de l’association se rendent sur le terrain pour documenter les conséquences de la guerre sur la vie de la population et sur l’environnement. L’un de leurs, Oussama Farhat, également membre de la sécurité civile libanaise, a été tué le 1er mai dernier par un drone israélien alors qu’il poursuivait son travail5. « C’est une tragédie pour nous. Il a offert sa vie pour montrer et documenter ce qu’il se passait… », souffle le président de l’association.

De son côté, le studio de recherches Public Works fournit les cartes des différentes attaques. Ce studio de recherches et de design surveille et documente les attaques militaires israéliennes contre le Liban depuis l’aube de la guerre. Les chercheuses suivent leur fréquence, leur géographie et leur impact à travers des mises à jour quotidiennes et une cartographie interactive. « L’un des impacts centraux de cette guerre a été la destruction ciblée des terres, des forêts, des champs agricoles et des réserves naturelles [NDLR : la région de Tibnine a souvent été la cible de bombardements alors qu’un projet de classement en Réserve naturelle est en cours] dans le sud du Liban, ce que nous identifions comme des formes d’écocide. Lorsque les commissaires du Pavillon libanais nous ont invités à participer, c’était précisément parce que notre travail traite directement de ce thème », décrit l’une des chercheuses de Public Works, qui préfère conserver son anonymat.
Le pavillon « La Terre se souvient » permet une confrontation entre la violence écologique et l’effacement spatial en tant que forme de guerre. « Notre contribution met en lumière le fait que le ciblage des paysages du sud du Liban n’est pas un dommage collatéral, mais bien une stratégie systématique de destruction. En le documentant par la cartographie, la narration et l’analyse spatiale, nous cherchons à donner de la visibilité à une forme de violence souvent méconnue, mais dont les conséquences sur les populations, les terres et les moyens de subsistance sont durables », continue-t-elle.
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Avec ses élèves, Rami Zurayk, professeur de gestion des écosystèmes à l’Université Américaine de Beyrouth (UAB), a fabriqué les briques pour le pavillon. « La création de ces briques faite de la Terra Rosa, terre rouge du sud du Liban qui selon la légende a été colorée par le sang d’Adonis, accompagnée des autres articles, amène une réflexion intéressante. Ils lient entre eux la mythologie de la région à son paysage », précise le professeur. D’après la mythologie, Adonis, jeune dieu de la beauté et de la fertilité, était aimé d’Astarte (Aphrodite). Il aurait été tué par un sanglier dans les montagnes du Liban, près du fleuve aujourd’hui appelé Nahr Ibrahim. Son sang se serait alors déversé dans le fleuve qui se jette dans la Méditerranée. Lorsque les pluies entrainent la terre rouge dans les eaux du fleuve, les anciens y voient le sang d’Adonis se déverser sur la terre, symbole de renouveau et de fertilité. La Terra Rosa, terre ferrugineuse caractéristique du sud du Liban, est chargée d’une forte symbolique mythologique et écologique car elle représente la continuité entre la culture, la nature et la mémoire. Le paysage du sud du Liban porte les traces de ce mythe. Avec l’utilisation de cette terre pour fabriquer les briques du pavillon, Rami Zurayk et ses étudiant·es relient la symbolique antique du sang d’Adonis à la réalité écologique contemporaine du Sud-Liban — une région reconnue pour la beauté de ses sols, mais aussi marquée par les blessures de la guerre. Rami Zurayk a également rédigé plusieurs articles sur la pollution des sols, le paysage du sud du Liban et les produits agricoles qui constituent la mosaïque du pays, du nord au sud.
« Notre contribution met en lumière le fait que le ciblage des paysages du sud du Liban n’est pas un dommage collatéral, mais bien une stratégie systématique de destruction. »
Une chercheuse du studio de recherches Public Works

Sarah Sinno, chercheuse et fondatrice du Earth preservation project, une association libanaise, a aussi pris part à cette documentation par l’écrit. Elle a notamment publié un article où elle s’appuie sur l’un des plus anciens écrits de l’humanité, l’épopée de Gilgamesh, et en tire une métaphore autour des abeilles. D’après les derniers chiffres, 4 000 ruches ont été détruites par la guerre dans le sud du Liban. « Les abeilles jouent un rôle essentiel pour la nature et pour la vie, elles sont des ingénieures d’une terre florissante. Même si Israël essaie de nous imposer la mort, nous devons apprendre des abeilles, de leur rythme et de la manière dont elles travaillent ensemble. Elles sont les témoins des crimes environnementaux qui se passent au Liban », explique la jeune femme, qui continue de documenter l’écocide dans le sud du Liban. « Les abeilles sont l’incarnation d’une résistance collective », croit Sarah Sinno, car elles continuent de travailler ensemble malgré les circonstances et rebâtissent ce qui est détruit.
Des illustrateurs et d’autres chercheurs se joignent aussi au projet. Le résultat : une large table faite en briques rouges avec ici et là des végétaux, des cartes et un livre qui regroupe des écrits autour qui expliquent ce qu’il se passe au Liban. « Nous voulions documenter tout ceci, ce que l’État aurait dû faire mais ne faisait pas. Il y a une vraie politique créée pour coloniser à travers cet écocide. Nous voulions aussi réfléchir à des solutions, comme la bioremédiation ou la préservation des sols, par exemple, explique Edouard Souhaid. Le thème de la Biennale est l’intelligence artificielle, mais on ne croit pas que la technologie va nous sauver écologiquement. »

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Les architectes entendent aussi interroger le sens de l’architecture dans la reconstruction d’un pays dévasté. L’accès restreint au terrain et la récolte des données par les scientifiques limitent la création d’une base de données solides pour illustrer les pertes, mais tous les experts s’accordent pour dire qu’elles sont importantes et que les conséquences sur les ressources naturelles seront de plus en plus visibles sur le long terme. « Quand tu détruis un arbre, tu détruis toute une communauté, souligne le curateur. El ared [NDLR : « la terre » en arabe] a une signification très émotionnelle : d’où tu viens, des ancêtres, la nourriture… » Selon lui, les architectes au Liban doivent arrêter de construire et penser à la réhabilitation d’un pays endeuillé. « Nous avons une responsabilité en tant qu’architecte : quand tu construis, il y a un côté culturel et émotionnel qui va au-delà du scientifique », insiste Edouard Souhaid, qui affirme qu’il faut aujourd’hui repolitiser l’architecture.
Le CAL a souhaité utiliser cette plateforme qu’est la Biennale pour transmettre un message et proposer des idées. Pour Ramy Zurayk, ce pavillon n’est pas seulement à propos du Liban. « Il fait partie de ces voix qui s’élèvent pour dire que le génocide en cours à Gaza n’est plus possible. » Quant au Liban : « Il a une importance très symbolique. Aujourd’hui, et pour une des rares fois par le biais de ce pavillon, le Liban entier est représenté. Le Liban entier s’identifie au sud du Liban, c’est vraiment unique et j’espère que cela va déclencher une remise en question de la façon dont nous, Libanais, de toutes les parties du Liban et de toutes les dénominations, de toutes les appartenances politiques, voyons le Liban sud », s’enthousiasme le chercheur, lui-même originaire du sud et qui se félicite que l’équipe à l’origine du projet vienne de différentes régions. Hisham Younes, le président de Green Southerners, estime que cette participation à la Biennale donne plus de sens à une crise humaine et au niveau de souffrance d’une telle destruction. « L’art n’est pas distant de l’environnement, de l’identité, de la culture… Cela a tout à voir avec la culture humaine. Et cela n’a pas seulement trait au Liban, c’est toute la Méditerranée », souligne-t-il.
Après Venise – la biennale prend fin en novembre 2025 -, le pavillon libanais sera rapatrié sur sa terre d’origine. L’idée est de le rapprocher du public concerné, pour ne pas le laisser aux mains d’une élite eurocentrée. « Ce n’est pas seulement un message, c’est aussi du matériel : des publications, des données, des voix… C’est du tangible, du savoir qui est partagé », insiste Rami Zurayk. Raconter, exposer, témoigner : se souvenir. Car la Terre, au Liban ou ailleurs, n’oublie jamais. Et la souffrance des habitant·es, elle, continue.

Le site du projet The land remembers et celui du Collective for Architecture Lebanon – CAL.
Image d’accueil : Disrupted ecologies. Mapping the violence of Israel’s attacks on Lebanon, mise en carte et recherche par Public Work Studio, design et visualisation des données par NEM Studio (détail).

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