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02.07.2025 à 18:43
Denis Chartier· Ibã Isaias Sales Huni Kuin · Emilia Sanabria
Et si la forêt ne se décrivait pas, mais s’écoutait ? Fruit d’une collaboration entre un collectif autochtone Huni Kuin d’Amazonie brésilienne et des chercheur·euses non-autochtones, ce texte nous invite à écouter autrement, avec soin. Une écoute qui engage, parce qu'elle est aussi l'amorce d'un pont fragile entre les mondes.
L’article « Tout nous regarde, tout nous écoute » : chants, sons, récits et vibrations d’Amazonie est apparu en premier sur Terrestres.
Il fut un temps, disent les Huni Kuin1, où humains et animaux parlaient la même langue. Puis vint la rupture. Le pont vivant formé par le corps du Grand Caiman, Kapetawã, céda sous le poids d’un échange inégal. Les mondes se séparèrent. Mais les chants demeurent, porteurs d’une vibration qui traverse corps, lieux et temps. Chanter, écouter, raconter : autant de gestes pour réactiver un art de la rencontre, et tenter, avec précaution, de recréer des ponts. Inspirée par le mythe de Kapetawã – le Grand Caiman – et par l’expérience immersive d’un terrain partagé en forêt amazonienne, cet article explore les conditions d’un échange renouvelé entre mondes autochtones et Nawa (non-autochtones) fondé sur une attention au ressenti vibratoire.
Il est né d’une collaboration entre une anthropologue, un géographe et un collectif autochtone Huni Kuin pour écouter autrement, depuis la forêt amazonienne. Mêlant méthodologies de recherches autochtones, pratiques sonores, écologie politique et récits mythiques, cette recherche cherche moins à comprendre qu’à se laisser affecter, déplacer, transformer. Dans un monde traversé par les catastrophes écologiques, il ne s’agit pas seulement de documenter l’altérité mais d’inventer avec elle. Ce travail explore ce que pourrait signifier composer sans trahir, transmettre sans arracher, et habiter un monde commun sans effacer les différences. Pour explorer avec nous ce chemin, nous vous proposons maintenant d’écouter Ibã chanter et conter le mythe de Kapetawã, le Grand Caïman.

Assis autour du feu à la tombée de la nuit dans un petit campement de chasse en forêt amazonienne2, Iba conclut le chant du Grand Caïman que vous venez d’écouter en expliquant :
Ce chant est le langage le plus ancien, le langage du caïman. Il raconte que les Huni Kuin avaient besoin de trouver une bonne terre pour vivre. Ils cherchaient de bonnes personnes [pour initier des échanges] et un endroit meilleur pour planter et vivre. Pendant très longtemps, les Huni Kuin ont marché à la recherche d’un endroit où planter et c’est en entendant ce chant/langage que les Huni Kuin ont trouvé un endroit dont tout le monde ignorait qu’il s’agissait du dos du Grand Caïman… car tout y avait poussé : bois-canon, roseaux à flèche, graminées et on aurait dit la terre ferme3.
Personne ne se doutait que c’était le Grand Caïman. Son corps était lié à l’autre rive, sa queue touchait l’autre continent, traversant l’océan. Le chef des Huni Kuin s’appelait Tawabu. Tawabu était là avec sa grande famille. Il avançait en écoutant. Il entendit le Grand Caïman qui lui offrait passage :
— « Je vais te permettre de traverser si tu m’offres une proie. »
— « Écoute ! tu as entendu cette parole ?! »
Haira haira [dans le chant] veut dire vrai : seules les vraies personnes pourront traverser4.
— « Si vous voulez traverser sur mon dos, tuez un tapir pour moi. »
Tawabu se tourne vers sa famille et dit :
— « Il demande un tapir… »
— « Mais qui donc chante ? Qui donc nous parle ? » car ils ne voyaient rien.
La gueule du Grand Caïman était grande ouverte devant eux et personne ne savait [que c’était une gueule]. Mais Tawabu était un chef spirituel. Il avança doucement, en regardant bien, entra dans la gueule, et là il comprit : « Oh la, non ! » Il ressortit tout doucement. « Ça, c’est un animal très grand ! C’est Kapetawã5. »
Tawabu écouta de nouveau [le chant du caïman] : « Peu de gens, peu de gibier ; beaucoup de gens, beaucoup de gibier. » Tawabu se dit, « mais quelle personne merveilleuse ce Kapetawã, il nous prévient qu’il ne faut surtout pas lui donner du caïman, car c’est sa famille. » Et Kapetawã continua son chant…. Haira haira…
« Qu’est-ce qu’il nous dit ? » demanda la famille. Tawabu expliqua que Kapetawã voulait qu’ils chassent pour lui des oiseaux, des toucans… mais c’était difficile, il fallait tant de gibier, il fallait plusieurs jours pour aller flécher des proies en forêt. Les premiers commencèrent à traverser tandis que les autres continuaient à chasser pour pouvoir traverser.
Et comme toujours, certains comprennent [l’interdit] et d’autres ne comprennent pas… Un homme trouva un petit caïman et se dit « je vais le donner à manger à Kapetawã. » Il lui donna. Le chant s’arrêta.
Des gens étaient encore en train de traverser sur le dos de Kapetawã, au beau milieu de son dos ! lorsque Kapetawã commença à s’enfoncer dans l’eau. L’eau monta. « Comment allons-nous traverser au milieu de l’eau ? » Même la végétation s’enfonçait. Kapetawã disparut. Et jusqu’à ce jour, c’est la parole du caïman que je chante. C’est une parole avec beaucoup d’esprit. Une parole très forte. En chantant, j’offre ce travail important que je fais avec Naibu [nom que Ibã a donné à Denis]. Aujourd’hui on ne traverse plus sur le dos de Kapetawã. Aujourd’hui on traverse avec LATAM [la compagnie aérienne] ; aujourd’hui c’est ainsi, non, qu’on fait nos traversées ? [rires].
Ce mythe porte une éthique de la relation entre le monde Huni Kuin et le monde nawa (« non-autochtone »). Kapetawã a permis aux humains de traverser le détroit de Béring selon certaines versions modernes du mythe. Kapetawã ayant été nourri de sa propre chair (un jeune caïman), le pacte n’a pas été respecté et le monde a été divisé. Le pont a coulé et les Huni Kuin cherchent encore un endroit pour bien vivre et un mode d’échange qui leur permette d’être en relation avec ceux — les Nawa — qui sont passés de l’autre côté. Ce mythe est très souvent peint par le MAHKU, le Mouvement des artistes contemporains Huni Kuin fondé par Ibã, dans un dispositif dont l’enjeu est, entre autres, de (re)créer des ponts entre les mondes. Lors d’un des tout premiers moments de terrain communs en Amazonie dans le cadre de notre collaboration, Ibã a chanté et conté ce mythe. « Ce chant très ancien parle du bon échange. Aujourd’hui, ce ne sont plus les animaux qui chantent, c’est nous. Leur force reste en nous » explique Ibã.
Dans cet article, nous mettons l’accent sur la dimension sonore et vibratoire de cette histoire. Cela nous permet d’aborder les approches sémantiques et visuelles de l’anthropologie et des arts ; la matière sonore et la synesthésie ; l’importance des espaces de soin ; les pratiques de soin de la Terre et des êtres qui l’habitent ou encore la possibilité de modes d’habiter respectueux des humain·es et autres qu’humain·es dans toute leur diversité.
Trouver une voix pour parler à trois, depuis nos spécificités, irréductibles aux étiquettes que l’on pourrait se donner ou se voir attribuer (personne autochtone, artiste, anthropologue, géographe, musicien, chamane…) n’est pas aisé. L’histoire que nous racontons ici mélange les styles, brouille les limites entre nous. Écrire ensemble, c’est traverser de multiples différences linguistiques, ontologiques, disciplinaires et stylistiques en reconnaissant le trouble ou l’opacité6 que cela induit. Comme dit Ibã « pesquisar é assim, tem de confiar » (la recherche c’est ça, on doit faire confiance). Ce que nous apprenons ensemble, c’est faire confiance au processus raconté ici.
Notons que ce dialogue s’est tissé au cours de plusieurs années et grâce à différentes pratiques qui ne se limitent pas à un dialogue verbal, lui-même relativement limité car le portugais, langue dans laquelle nos échanges ont lieu, n’est la langue maternelle d’aucun d’entre nous7. Nos échanges ont eu lieu en de multiples endroits : chez Denis et Emilia en Sologne, chez Ibã en Amazonie, ainsi qu’à Paris, Lille, São Paulo, ou Girona ; certains enregistrés, d’autres ont eu lieu dans un bateau en remontant le fleuve Jordão, autour d’un repas (de girolles ou de paca), en marchant dans nos forêts respectives, ou sur notre groupe WhatsApp constitué pendant la pandémie.
Une des pistes initiales était d’explorer les dimensions multisensorielles des chants Huni Kuin qui accompagnent les rituels de Nixi pae (ayahuasca, en Hatxa Kuin, la langue Pano des Huni Kuin), comme expérience. Cela s’explique par le fait que la rencontre initiale entre Ibã et Emilia a eu lieu dans le cadre du projet de recherche « Healing Encounters: reinventing an indigenous medicine in the clinic and beyond » que portait Emilia8. Dans ce cadre, Ibã, sa fille Rita et Emilia ont participé au Congrès Mondial de l’Ayahuasca9. Ibã avait ensuite participé au premier workshop éthique de Healing Encounters à Paris en tant que conseiller éthique et scientifique du projet. Ce workshop de trois jours a réuni toute l’équipe du projet en vue de discuter les enjeux éthiques du projet avec une attention particulière à ceux liés à la recherche ethnographique en milieux autochtones. Le travail a consisté entre autres choses — et en accord avec les préceptes des « Indigenous Research Methods10 » — à développer des relations respectueuses des modes de vie autochtones, sensible aux questions d’autodétermination et de contrôle des représentations des pratiques et des personnes véhiculées par les travaux académiques et qui répondent prioritairement aux questions de recherche des communautés elles-mêmes en vue de mener des recherches « avec » et non « sur » elles.Ibã et Emilia avaient identifié la question des limites de la traduction comme axe structurant de leur collaboration naissante. « Vous, les anthropologues, vous voulez toujours tout traduire mais certaines choses ne se traduisent pas avec les mots, » expliqua Ibã justifiant ainsi la fondation du collectif d’artistes contemporains, le MAHKU (ou Mouvement des artistes Huni Kuin) pour peindre les mythes que les chants qui accompagnent le rituel de Nixi pae11 évoquent. Avant d’être artiste, Ibã a été chercheur, réalisant un Master en pédagogie sur le corpus de chants des rituels de Nixi pae détenu par son père, connu sous le nom de Huni Meka12. C’est en connaissance de cause — étant l’une des rares personnes sachant exécuter le Huni Meka dans son intégralité — qu’Ibã évoque son intraduisibilité. Au cours de sa fructueuse collaboration avec l’anthropologue Amilton Mattos13, Ibã avait théorisé le croisement de la frontière qui sépare les aspects sémantiques et les aspects sensoriels du terme « sens » (faire sens, mais aussi sentir). La devise du MAHKU qui émergea de la collaboration entre Ibã et Amilton Mattos et qui permet de saisir les objectifs de ce collectif d’artistes contemporains autochtone est « por no sentido » (mettre en sens/restituer par le sens). Ce leitmotiv évoque la traduction visuelle proposée dans les toiles du MAHKU14.
Ibã Isaias Sales
« Tout [dans la forêt] nous regarde. Tout nous écoute. »

Lorsqu’Ibã publie, en 2007, le Huni Meka — recueil des chants qui accompagnent le rituel Huni Kuin de nixi pae — celui-ci est « traduit » du Hatxa kuin oral vers le Hatxa Kuin écrit qui est un artefact moderne. Il y a là une transmutation qu’Ibã vit avec une certaine ambivalence. Peindre, « por no sentido » (mettre en sens/restituer par le sens), permet de sauvegarder un aspect de ce qui est alors perdu. En faisant passer le contexte mythique par l’image (la peinture et la vidéo), le MAHKU parvient à faire émerger quelque chose de la dimension interspécifique du territoire, de la forêt, où, comme Ibã n’a de cesse de le répéter : « tout nous entend, tout nous regarde. »
Malgré la reconnaissance — dès la fondation du MAHKU — de la dimension synesthésique du mythe, les dispositifs du monde de l’art contemporain (et de ses lieux d’exposition) posent une limite à la possibilité d’en rendre pleinement compte. Le Grand Caïman, rendu cannibale par un don malséant, s’engouffre dans les profondeurs avant que la traversée ne soit achevée.
Denis, de par son travail entre écologie politique, arts et pratiques somatiques sonores, s’intéressait de plus en plus au son comme modalité d’attention interspécifique. Peu après sa résidence avec l’artiste sonore Thomas Tilly15 en 2018, il formule le souhait d’entrer en dialogue avec des Amérindiens pour développer un projet collaboratif mobilisant les Indigenous research methods et les questions sonores16. Denis reçoit un appel d’Emilia lui faisant état de l’invitation d’Ibã à le rencontrer. L’idée de focar o som (centrer sur le son) prend forme. Ibã formule alors très précisément les termes de la collaboration telle qu’il l’entend : ensemble nous allons « ramener le son. » À ce stade, l’idée était de remonter le Purus (fleuve amazonien) pour enregistrer les histoires des anciens avec leur « bande son », à savoir la forêt et ses habitants.
Les aléas de la pandémie de COVID19 nous ont contraints à revoir nos objectifs et nous ont amenés à expérimenter d’abord la prise de captations sonores dans la communauté d’Ibã : Xiko Kurumim, sur le fleuve Jordão, dans l’Acre, à la frontière entre le Brésil et le Pérou. Lors d’une réunion Zoom préparatoire à notre expédition de juillet 2023, nous évoquons ensemble sa dimension exploratoire. Soudain, Ibã précise : « je ne sais pas trop non plus, som da floresta (son de la forêt). Pour moi aussi c’est une recherche [exploratoire]. Yuxibu, espirito da floresta va nos encantar (Yuxibu va nous enchanter). Buni (nom que les filles d’Ibã ont donné à Emilia) ja ta encantada, agora você tambem Naibu va encantar (Buni est déjà sous l’enchantement, maintenant, toi aussi, Naibu, tu vas être enchanté). » Nous échangeons un long moment sur l’importance de se laisser guider, de ne pas prédéfinir les choses, d’être prêts à accueillir ce qui émergera lorsque nous serons réunis en forêt. Cette conversation mélange logistique, doutes et anticipation joyeuse. Au détour de cette conversation, Ibã fait une référence à la question de la prédation. Il dit : « Tout le monde veut tuer ces animaux [que nous allons enregistrer, faisant référence au fait que le type d’écoute que nous allons pratiquer est une capture, donc avant tout, une technique éprouvée de chasse]. Mais nous, non ! Nous allons seulement prendre leur voix [pas leur vie]. Vous verrez, ils vont nous sentir, et ils vont amançar17. Ils vont nous sentir, nous enchanter. »
Nous nous étions posé la question : lorsqu’Ibã chanterait, les êtres de la forêt « répondraient-ils » ? Emilia rappelle dans cet échange qu’il avait été question d’enregistrer les chants du Huni Meka dans la forêt pour les restituer dans l’espace sonore duquel ils avaient émergé. Ibã, enthousiasmé, entonne alors le chant du Grand Caïman : Haira haira18 !
Ibã Isaias Sales
« Nous sommes liés à la parole des oiseaux. »
Par ce geste, il donne à entendre que les chants du Huni Meka sont déjà des traductions entre espèces, ayant été reçus par le biais de présences plus-que-naturelles, telles Yuxibu (force vitale, associée au vent et au souffle de laquelle toutes les formes créatrices découlent) ou Yube (l’anaconda, figure mythique centrale de l’origine de l’ayahuasca). Le rituel du Nixi pae (ayahuasca) a le potentiel de connecter ceux qui sont dans sa sphère à la force créatrice Yuxibu par le biais d’une relation aux mondes de la forêt et à celui, subaquatique, des gens-anaconda. Nixi pae nous apprend que tout est vivant, tout nous regarde, tout nous écoute. Nixi pae est la parole la plus ancienne qui existe. Pour Ibã la dimension mythique qui transparaît dans le Huni Meka, c’est l’histoire vivante de la forêt qui l’entoure. En cela, le mythe contient une forte dimension écologique du savoir interspécifique.
Lors du débrief d’une de nos premières captations de sons dans les abattis de la communauté de Xiko Kurumim, Ibã explique :
La peinture rappelle beaucoup de choses en même temps. Elle raconte toutes ces histoires anciennes. Mais j’ai été très impressionné, Naibu [nom que Ibã donne à Denis]. Pas impressionné par les enregistrements, non. Mais par le fait que nous étions liés à la parole des oiseaux. Parce que seul [hors de la forêt], quand il s’agit d’expliquer [le mythe que les tableaux dépeignent], c’est facile de tout oublier. Mais avec le son ! Le son te donne beaucoup de force, te rappelle tout ce que tu sais [depuis la forêt (mais qu’il est difficile de restituer loin d’elle, dans le monde non-autochtone)]. Avec le son, tu te souviens de tout ce que tu sais. J’ai senti cela. Au moment où Naibu m’a mis le casque, j’ai écouté et j’ai eu la chair de poule. J’ai dit : « intéressant ! » Ce sont nos ancêtres. Nous venons de là pour devenir le peuple que nous sommes. Le peuple Huni Kuin vient des yuxibus (« esprits »/êtres) de la forêt que nous avons entendus et enregistrés ensemble. C’est notre origine que nous entendons.





Écouter — par le biais de l’enregistreur qui amplifie — permet bien plus qu’un ajout de l’auditif au visuel. Ici le son est mémoire, territoire, force, joie et espoir. L’espoir de pouvoir transmettre une compréhension d’une forme de savoir interspécifique, d’une vibration qui traverse les limites entre le temps du mythe et le temps actuel.



Au lendemain d’un rituel de Nixi pae19 qui s’est tenu dans le centre de Xiko Kurumim, sous la voute de la Voie lactée pendant lequel Ibã a chanté le Huni Meka, nous écoutons collectivement l’enregistrement. Les vingt premières minutes, après le service de la décoction de Nixi pae (ayahuasca) à ceux et celles qui boivent, sont souvent décrites comme étant « en silence » (sans chant). Assis dans la maison de Tamani, fille aînée d’Ibã, nous ré-écoutons le txxxxxxiííííííííííííííííííííííí qui emplit ce silence qui n’en est pas un. Denis plaisante en disant que son enregistreur souffrait de l’humidité, ce qui fait rire tout le monde.
Ibã note que les premiers ayahuasqueros sont les xiní (grillons et autres insectes). « Ce sont eux qui chantent la première partie du rituel. Après, seulement, nos, gente (nous, les gens [humains]). » Cela invite à penser que les microphones captent plus que des sons : ils captent des conversations entre les esprits de la forêt (terme par lequel sont désignés non seulement des êtres invisibles, mais aussi les animaux — bien vivants — que nous entendons). Ils captent des relations entre les êtres, dont le preneur de son qui participe de la conversation. Et Ibã de noter : « Nous existions déjà dans ce dialogue que nous enregistrons. » La pratique d’enregistrement et d’écoute avec les membres de la communauté de Xiko Kurumim laisse entrevoir un vaste horizon de manières de conceptualiser ce qui est enregistré et ce qu’on entend qui va bien au-delà des dimensions parfois encore empreintes de naturalisme qui marquent les champs du field recording et de l’éco-acoustique20.
À l’issue de ce mois passé ensemble en forêt à écouter, enregistrer, sentir, ré-écouter, et éprouver, le nom de notre projet est apparu au détour d’une conversation sur les termes hatxa kuin [la langue Pano des Huni Kuin] pour nommer les différents sons du monde : « Tari ibiranai ! C’est ça ! ». Tari Ibiranai est particulièrement difficile à traduire ; il signifie « vibration », mais d’autres notions s’y ajoutent que nous sommes encore en train d’élucider après de nombreuses heures de discussions fascinantes. Par exemple, en réponse à la question posée par WhatsApp à Ibã (en 2024, lors de la rédaction de la première version de cet article) « Tari ibiranai, on le traduit bien par “ vibration ” dans notre article, tu confirmes ? » Ibã avait répondu : « C’est ça ! Tari ibiranai c’est la vibration qui arrive. Qui arrive dans ton corps, dans la sensation de ton corps, cette sensation qui annonce que la força arrive21. Tari Ibiranai = la vibration de la força arrive ??? ».
Parce que notre collaboration s’est construite dans le cadre du projet HealingEncounters, la question de ce que la globalisation des pratiques ayahuasqueras fait à la question du soin est, elle aussi, centrale dans notre travail commun. Dès leurs premiers échanges, Emilia et Ibã évoquent comment ce dernier, pédagogue et auteur d’une version patrimonialisée du Huni Meka pense la transmission et la continuation de ce rituel si central à son peuple. À titre d’exemple, depuis les années 2000, les chants du Huni Meka adaptés à la guitare sont chantés par les jeunes Huni Kuin dans les moments festifs. Des personnes non-autochtones qui visitent les communautés pour des immersions culturelles et pour faire l’expérience du Nixi pae ont aidé à l’enregistrement et à la production de ces chants devenus de véritables « tubes » qui circulent via Spotify et Bandcamp22. Ibã, comme d’autres anciens, demeure circonspect23. Lorsque nous évoquons avec Ibã ces usages, il ne cache pas sa tristesse et un certain désarroi. « Ça, c’est très profond. Cette question que pose Buni reste sans réponse. Comment allons-nous faire ? Vous m’aidez à répondre à cela. Le travail du Nixi pae est très sérieux. Les jeunes mettent parfois le bordel. Ils ne connaissent plus les mythes. Il faut être très pré-pa-ré pour faire la rencontre avec Nixi pae. Maintenant tout ça est parfois fait n’importe comment. Il faut expliquer comment chanter justement, comment se préparer, comment se tenir à l’intérieur de la força. » Emilia suggère : « parce que ce n’est pas toujours une question de festa (fête/célébration), c’est ça ? Il faut pouvoir traverser les moments difficiles aussi ? » et Ibã répond :
Exactement ! Sinon, le vrai esprit [du Nixi pae] ne vient pas, tu vas juste en sentir l’odeur, il aura peur. Dans la joie on reste seulement dans la superficie [de l’expérience]. Il faut prendre soin de cette force, en tirer le meilleur parti. Imagine un jeune dans la force et xreueuexreueuexraxraxraxraxraxraxraxra xraxra [bruitage désagréable]. L’esprit du Nixi pae ne vient pas ! Fica na beira (il se tient à la berge, il reste à l’écart). Et là, la personne ne comprend rien, n’améliore rien. Alors je dis : « Pourquoi si vous prenez beaucoup de Nixi pae continuez-vous à vous disputer ? Qu’est-ce que vous apprenez ? Si vous n’apprenez pas de l’ayahuasca, elle vous mettra la tête à l’envers et ne vous apprendra plus rien. C’est un enseignement que peu de gens supportent ! Quand l’esprit arrive… pour [bien] le recevoir, c’est pas en chantant à la guitare ! Tu vas trembler de tout ton corps ! Cet enseignement n’est pas gratuit [facile] !
Notre collaboration s’intéresse à la question des contours d’un « bon » rituel d’ayahuasca à l’heure du tourisme spirituel et culturel. Celui-ci précipite de nouvelles rencontres entre les mondes autochtones et Nawa qui viennent dans le sillage de celles qui l’ont précédé, induites par le booms du caoutchouc dans la région, à la fin du XIXe et au XXe siècle, qui entraîna, entre autres choses, l’interdiction par les patrons de toute pratique rituelle. Le reflorescimento da cultura24 (littéralement, « reforestation » de la culture) actuel est plein d’ambiguïtés. Il passe toujours davantage par des formes de médiations textuelles ou vidéo, dont des versions photocopiées du livre du Huni Meka — tachetées d’humidité — circulant dans les villages, ou des vidéos TikTok de jeunes txana (chanteurs) entonnant ces chants et les faisant circuler par WhatsApp. Ces modalités de médiation viennent transformer celles plus incorporées d’antan qui exigeaient du txana de faire vivre, par sa participation somatique dans et avec le chant mémorisé, le chant comme indissociable du lieu d’où il émane et des relations qui le produisent. La médiatisation hors du territoire (et, par la mentalisation, hors du corps du txana) par le biais du texte traduit vers l’écrit, adapté à la guitare, appris et reproduit sur Spotify ou WhatsApp scinde le chant des relations interspécifiques qui sont à son origine. En tant que « tubes », ils sont alors reproductibles en dehors du territoire vivant de la forêt. Les êtres/esprits (qui sont les véritables soignants) se tiennent alors à la limite de l’espace rituel, observant la scène avec, on l’imagine, un mélange d’effroi et de curiosité. Le son de la guitare (souvent désaccordée dans le climat humide de la forêt !) représente (et impose sensoriellement), dans l’espace, toute une série de transformations bien plus profondes.
Alors que nous nous attelions à la tâche de ce premier exercice d’écriture collaborative, le fleuve Jordão, après une sécheresse historique, a vécu sa plus spectaculaire et dévastatrice crue de mémoire humaine. Tout a été emporté. Guitares incluses.


Cette violente et soudaine montée des eaux résonne avec le mythe du Grand Caïman. Que nous dit Kapetawã de la dimension cannibale de la catastrophe écologique que les Huni Kuin subissent de plein fouet ? Nous assistons tous les trois, avec sidération, de loin mais en temps réel aux images des eaux qui montent. Ibã est à Venise (Italie) avec le MAKHU pour peindre Kapetawã sur la façade du Pavillon central de la Biennale d’art contemporain.
Emilia travaille à Bahia (Brésil) avec Rita, fille d’Ibã (et également collaboratrice de HealingEncounters) qui est en état de profond choc. Denis est en France en train de travailler sur un manuscrit d’ouvrage sur les alternatives agroécologiques. Nous nous sentons aux mauvais endroits au mauvais moment, et impuissant·es. A quoi rime notre projet face à la réalité du quotidien sur le front du Plantationocène ? Que nous dit cet évènement ? Que faire de l’épaisse couche de boue qui a tout recouvert lorsque les eaux se sont retirées : coiffes de plumes, toiles peintes, tissages, matelas, vêtements, documents… « La pureté n’est pas une option25 », l’opacité6 reprend ses droits ? Ramener Tari ibiranai (la vibration) ce n’est pas donner à entendre la forêt tropicale qui chante dans un geste exotisant. Le pont-caïman relie aussi à l’action des Nawa qui, d’un côté du pont-caïman Kapetawã, produisent ces changements qui retentissent au fin fond de la forêt amazonienne, libérant dans le fleuve une vague d’objets en plastique importés de Chine.
À lire aussi dans Terrestres « Polluer, c’est coloniser » de Max Liboiron, novembre 2024.
Le chant de Kapetawã évoque l’époque où les Huni Kuin et les animaux parlaient la même langue. Mais il invite à ne pas céder à la nostalgie, à embrasser pleinement les Temps Nouveaux que les Huni Kuin nomment Xinã Benã. Après le temps de la « maloca » (maison-longue), celui de la « fuite », celui de la « captivité » dans les exploitations de caoutchouc puis celui des « droits » à partir des années 1970 qui mena à la démarcation des territoires autochtones, Xinã Benã (aussi nommé « temps de la culture ») évoque la revitalisation culturelle actuelle. Ce temps est marqué par de nouveaux échanges avec les non-autochtones, la construction de nouvelles alliances et le développement d’une « pensée nouvelle » qui est une autre définition parfois donnée de Xinã Benã. Notre projet Tari Ibiranai s’inscrit pleinement dans Xinã Benã. Xinã Benã est le temps des artistes, de ceux qui transforment, dit souvent Ibã. L’expérience de notre collaboration nous apprend que la teneur du son, sa vibration, est intrinsèquement liée aux lieux et aux habitants présents lors de sa manifestation. Ce travail engagé nous apprend à prêter attention autrement aux lieux, à ce qui y vibre, et aux êtres qui y habitent.
En nous quittant fin juillet 2023, nous avions convenu que la prochaine étape de notre travail consisterait à composer ensemble des pièces sonores à partir des sons collectés en vue de préparer une exposition du MAHKU. Mais au regard de tout ce qui a été dit, comment travailler éthiquement avec ces enregistrements sans les couper du lieu dans lesquels ils ont été générés ? Quel sens ces enregistrements ont-ils, dès lors qu’ils sont extraits de leurs milieux ? Quid de l’intégrité de la vibration hors des lieux, lorsque « tout » ne peut plus nous regarder et nous écouter ? Est-elle encore vibration ou juste l’écho distant d’un instant évanescent en cours de destruction ? Notre objectif n’a jamais été de faire un énième état des lieux écoacoustique de l’effondrement de la biodiversité — mais plutôt de répondre à la demande d’Ibã de ramener la dimension sonore, si centrale pour les peuples amazoniens, dans le dialogue qu’il engage avec le monde non-autochtone. Nous sommes mal à l’aise, troublés face à la réalisation collective que le dispositif technique avec lequel nous expérimentons puisse réitérer l’opération muséale qui dissocie parfois le contenu des gestes et du monde au sein duquel il prend sens pour le transformer en un geste artistique capturé par le monde (et le marché) de l’art contemporain.
L’ère de l’enregistrement — et encore plus celle du numérique — a rendu les sons enregistrés scindables de leurs lieux d’émission, travaillables et transformables à merci. Que composer alors avec ces sons, comment les faire traverser le pont-caïman sans qu’il ne coule, sans les neutraliser, sans faire œuvre de néo-extractivisme dans un monde considéré comme illimité ? « Ramener le son », comme l’appelle de ses vœux Ibã, la puissance vibratoire, n’est-ce pas au final s’imposer des limites dans leur maniement, apprendre à respecter les limites ? Il n’y a aucune réponse simple à ces questions. Xinã Benã est un temps qui se construit ensemble en dehors du luxe de l’illusion de pureté.
Entonner le chant du Grand Caïman est une manière de rappeler que « la traversée [entre les mondes] est dangereuse », qu’elle a des coûts, que ces coûts ne sont pas distribués de manière égale. Par ce geste qui amène Kapetawã sur la scène internationale, Ibã propose ce que nous pourrions appeler un « art de la rencontre ». Cet « art de la rencontre » est avant tout un appel à une forme accrue de présence à la nécessité de faire attention à ce qui est offert dans l’échange. Parce que nous envisageons cette collaboration comme radicalement post-déterministe, respectueuse des limites imposées par les écosystèmes et leurs habitant·es, apprendre à entendre à nouveau autrement nous semble un premier pas important en cette direction. À défaut d’apporter des réponses, l’attention collective envers la dimension vibratoire de la forêt comme expérience, que Tari Ibiranai nous apprend, rappelle l’importance de la mise en partage de modes d’attention qui permettent de rester présent et en lien dans les zones de troubles et de catastrophe.
Nous tenons à remercier Françoise et Pierre Grenand, ainsi que Anna Guillo pour leurs précieuses lectures. La recherche en cours a été rendue possible grâce au généreux appui financier du projet ERC n°757589 « HealingEncounters : reinventing an indigenous medicine in the clinic and beyond », basé au CERMES3 (Université Paris Cité, CNRS, INSERM, EHESS).
Pour aller plus loin, vous pouvez lire aussi dans Terrestres « Résister à la colonisation de l’Amazonie et expérimenter d’autres mondes » d’Ailton Krenak, mai 2025.

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