LePartisan.info À propos Podcasts Fil web Écologie Blogs REVUES Médias

Luttes Climat Féminisme Décolonial Décroissance Bonnes feuilles Essais Entretiens Vivants Technocritique

▸ les 10 dernières parutions

07.11.2025 à 10:31

Néolibéralisme : crépuscule ou métamorphose ?

Alessandro Stanziani

Depuis 2008, le néolibéralisme n’en finit pas de mourir à chaque crise. Et s’il était bel et bien terminé, remplacé par un « capitalisme de la finitude », de retour après une longue absence et bien résolu à faire main basse sur les ressources d’un monde limité ? C’est la thèse que défend Arnaud Orain dans son livre « Le monde confisqué ». Examen critique.

L’article Néolibéralisme : crépuscule ou métamorphose ? est apparu en premier sur Terrestres.

Texte intégral (7071 mots)
Temps de lecture : 15 minutes

À propos du livre d’Arnaud Orain Le monde confisqué. Essai sur le capitalisme de la finitude (XVIe-XXIe siècle), paru aux éditions Flammarion en 2025.


Le néolibéralisme s’est-il achevé en 2010 comme le soutient l’économiste et historien Arnaud Orain ? Au-delà des spectaculaires droits de douane qui ont marqué les débuts du second mandat de D. Trump, certaines transformations structurelles de l’économie et des rapports de force internationaux incitent l’auteur à y voir une nouvelle ère économique qui prend son sens dans l’histoire longue du capitalisme.

Arnaud Orain a une double formation d’économiste et d’historien ; il nous a habitué à des travaux érudits et percutants dans lesquels il mobilise les savoirs économiques de l’époque moderne dans un cadre problématique qui touche de près aux enjeux de notre époque. C’est le cas en particulier de son livre « Les savoir perdus de l’économie », consacré aux approches économiques et agronomiques du XVIIe et XVIIIe siècle qui prônaient une démarche totalement différente de celle, par exemple, des physiocrates et de Smith, mais qui ont pourtant été marginalisées, puis oubliées par la suite1.

Un argument de poids traverse son nouvel ouvrage : le néolibéralisme est terminé, et ce retournement s’inscrit dans un mouvement de balancier qui anime le capitalisme depuis son origine au XVIe siècle. L’auteur trace une histoire du capitalisme qui rompt avec les périodisations conventionnelles, comme celles de la régulation et du libéralisme, ou du capitalisme classique, du capitalisme encastré (keynésien) et du néolibéralisme. Selon lui, deux régimes se succèdent : un régime « libéral » et un régime « de la finitude ». Le premier s’est imposé de 1815 à 1880, puis à partir de 1945. Le second domine du XVIe au XVIIIe siècle, de 1880 à 1945, et domine à nouveau à partir de 2010. Le capitalisme de la finitude est défini comme « une vaste entreprise navale et territoriale de monopolisation d’actifs – terres, mines, zones maritimes, personnes esclavagisées, données numériques… – menées par des États-nations et des compagnies privées afin de générer un revenu rentier hors du principe concurrentiel » (p. 8).

Ce capitalisme se caractérise par trois éléments principaux : la fermeture et la privatisation des mers, le monopole et l’évacuation de la concurrence, ainsi que la constitution d’empires (formels ou informels). Le capitalisme de la finitude repose sur l’idée que les ressources sont limitées, à l’inverse du capitalisme libéral qui met plutôt l’accent sur l’expansion économique. À chaque fois que le capitalisme de la finitude s’impose, conclut l’auteur, « il y a surtout un prétendu problème à régler : de décadence ou de comparaison relative entre États ou “civilisations”, de maintien d’une domination ou d’un niveau de vie, de transition énergétique à effectuer. À chaque fois, c’est la frontière du capitalisme qui se déplace et qui s’approfondit » (p. 15).

À ne pas rater !
L'infolettre des Terrestres
Toutes les deux semaines, dans votre boîte mail : un éditorial de la rédaction, le résumé de nos dernières publications, un conseil de lecture des Terrestres et des articles tirés de nos archives, en écho à l'actualité.
Adresse e-mail non valide
En validant ce formulaire, j'accepte de recevoir des informations sur la revue Terrestres sous la forme d'une infolettre éditoriale bimensuelle et de quelques messages par an sur l'actualité de la revue.J'ai bien compris que je pourrai me désinscrire facilement et à tout moment en cliquant sur le lien de désabonnement présent en bas de chaque email reçu, conformément à la RGPD.
Merci de votre abonnement !

L’ouvrage affiche alors trois ambitions : dépasser l’opposition classique entre libéralisme et régulation ; produire une nouvelle lecture de la « modernité occidentale » en dehors des interprétations marxistes et libérales ; brouiller la frontière entre histoire économique et sociale d’une part, et histoire intellectuelle d’autre part.

Le premier chapitre, « La fermeture des océans », discute des tentatives de contrôle et de fermeture des mers au fil des siècles. Son argument est que, en principe, le droit de la mer exige un libre accès, mais que celui-ci est vite restreint, surtout lorsque la domination mondiale est exercée par un seul pays (l’Angleterre aux XVIIIe et XIXe siècles, les États-Unis au siècle suivant). Ce dernier peut alors suspendre à sa guise la liberté des mers et des océans. Pire, cette fermeture est actée au nom de la liberté. C’est encore le cas en 1982, lorsque les États-Unis ne ratifient pas la convention de liberté maritime, invoquant la nécessité de contrer les « pirates » houthis en mer Rouge.

Le capitalisme de la finitude repose sur l’idée que les ressources sont limitées, à l’inverse du capitalisme libéral qui met plutôt l’accent sur l’expansion économique.

Selon l’auteur, cette approche remonte au XVIIe siècle, et plus particulièrement à Hugo Grotius (1583-1645), auteur d’un traité sur le droit de la mer considéré comme fondateur de ce domaine (Mare Liberum, « De la liberté des mers », 1609). En réalité, Grotius visait à élaborer une arme juridique pour soutenir l’expansion de la Compagnie hollandaise des Indes dans l’océan Indien, au détriment des puissances rivales, telles que les Portugais et les Espagnols. Une mer libre est en vérité une mer occupée et placée sous la tutelle de la puissance dominante. L’identification des routes maritimes est celle des « zones d’impérialité » comme les définit Orain, c’est-à-dire des accords entre les puissances dominantes. Cette même logique est à l’œuvre dans les délimitations des eaux territoriales en vue du partage des stocks halieutiques. Les consensus établis sont constamment remis en question, notamment pendant les périodes de capitalisme de la finitude. Inspirée par la théorie dite de « la tragédie des communs », des Zones économiques exclusives (ZEE) sont identifiées avec la Convention des Nations Unies de 1982, entrée en vigueur en 1994. Ces zones sont initialement réclamées par les pays en voie de développement. Cependant, cet instrument a rapidement été approprié par les puissances dominantes. Au nom de la rareté, l’exclusion de certains pavillons des eaux internationales est décrétée. Pire, l’UE s’en sert pour négocier des droits d’accès pour ses pêcheurs aux eaux poissonneuses d’Afrique et du Pacifique afin que l’argent reçu par les pays de ces régions serve à acheter des bateaux aux chantiers européens (p. 70).

Navire royal hollandais, 17e siècle. Wikimedia.

Selon cette perspective (chapitre 2), il n’y a pas de différence véritable entre la marine militaire et la marine marchande, entre le contrôle armé et la pêche, notamment pendant les périodes du capitalisme de la finitude. Il n’y a pas lieu d’opposer la guerre au commerce : les deux vont de pair. À partir de là, le chapitre 3, « La concurrence, ennemie du capitalisme » montre comment, contrairement aux innombrables théories économiques et à certaines proclamations politiques, le capitalisme de la finitude n’apprécie guère la concurrence, mais considère la fermeture des frontières et les monopoles comme une source de puissance. Cette forme de capitalisme s’oppose ainsi au capitalisme libéral et néolibéral, qui insiste plutôt sur les bienfaits de la libre concurrence pour le consommateur et pour l’économie dans son ensemble.

Il n’y a pas lieu d’opposer la guerre au commerce : les deux vont de pair.

Orain met en balance la pensée de David Ricardo, partisan du libre-échange et théoricien du commerce international, avec celle de Gustav Schmöller, qui, à la fin du XIXe siècle, théorise les bienfaits du protectionnisme, voire des monopoles. Le premier démontre que le libre-échange est profitable à tous les participants, à condition que chacun se spécialise dans le secteur où il excelle. Le second conteste cette conclusion et estime que les pays les moins avancés n’ont rien à gagner à pratiquer le libre-échange avec les pays les plus industrialisés. Il vise par là à protéger la croissance allemande face à la puissance britannique. Orain partage les critiques adressées à la théorie de Ricardo, mais considère également que les pays les plus avancés, tels que l’Allemagne, bafouent la théorie du libre-échange, surtout lorsque des pays comme la Chine entendent l’appliquer à leur tour aux exportations allemandes. Il conclut en rappelant la destruction massive d’emplois en Occident comme ailleurs, due au libre-échange globalisé du tournant du millénaire. Face à ces transformations, voilà que les pays avancés n’hésitent plus à invoquer la protection de leurs propres monopoles, voire à encourager des alliances pour faire face à la « concurrence déloyale » des pays émergents.

Lire aussi | Quand le capitalisme fait sécession・Haud Guéguen (2024)

Le chapitre 4, « Le capitalisme contre le marché » détaille les grands instruments utilisés pour échapper au capitalisme libéral. Il montre que, pendant les époques du capitalisme de la finitude, les échanges s’orientent entre pays « amis » au détriment des autres, tandis que les monopoles de droit et de fait, tout comme les cartels et les ententes, limitent fortement le jeu de la concurrence. Pendant la seconde moitié du XXe siècle, le GATT (Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce), puis l’Organisation mondiale du commerce (OMC) à partir de 1995, visent à contrer ces tendances. À l’heure actuelle, des pays comme les États-Unis ont changé de cap et s’opposent au libre-échange et à l’OMC. Des accords régionaux sont conclus. Ces orientations ont des précédents au XVIIe siècle et au tournant du XIXe et du XXe siècle.

À partir de là, le chapitre 5 se tourne vers les conditions institutionnelles du capitalisme de la finitude, à savoir « la souveraineté des marchands ». La firme souveraine s’approprie certaines fonctions régaliennes de l’État (p. 223). Les compagnies-États étaient présentes au XVIIe et XVIIIe siècle ; les réseaux d’entrepôts et de stockage permettaient de contrôler les flux de marchandises. Ces entreprises semblent revenir de nos jours avec les GAFAM (Apple, Facebook, Amazon et Microsoft). Dans ce contexte, le capitalisme financier s’accompagne d’une nouvelle version du capitalisme commercial, axée sur la logistique, qui parvient à imposer des logiques néocoloniales aux pays du Sud. Nous assistons actuellement à l’éclatement de la souveraineté, partagée entre les États et ces entreprises géantes.

Photo de Skyler Smith sur Unsplash.

Le chapitre 6 est consacré à « l’éternel retour des empires de ressources ». Orain oppose le capitalisme de la finitude, qui s’empare matériellement des territoires, au capitalisme libéral, qui s’ancre plutôt dans des empires informels. C’est notamment le cas des « surfaces fantômes » en Amérique, qui ont soutenu la croissance européenne, surtout anglaise, au XIXe siècle. En revanche, le capitalisme de la finitude s’exprime pleinement avec le colonialisme des XVIIe et XVIIIe siècles, puis à nouveau avec l’impérialisme en Afrique à la fin du XIXe siècle, les invasions hitlériennes et, de nos jours, avec l’accaparement globalisé des terres. La conclusion évoque une « économie des quatre éléments » (l’air, l’eau, la terre et le feu), tous soumis à l’épuisement et à l’accaparement sous le régime du capitalisme de la finitude.

Orain oppose le capitalisme de la finitude, qui s’empare matériellement des territoires, au capitalisme libéral, qui s’ancre plutôt dans des empires informels.

Il s’agit là d’un essai à la fois érudit et provocateur, qui incite à repenser le présent par l’investigation historique. L’auteur fait partie des rares personnes capables de mobiliser à la fois un savoir historique et des connaissances économiques poussées.

Cet ouvrage incite donc à examiner de près et à discuter tant son appareil réflexif et théorique que son argumentaire empirique. Il ne s’agit pas tant de critiquer que de s’en inspirer pour intégrer d’autres éléments de l’histoire du capitalisme qui sont moins présents dans l’ouvrage. Prenons l’exemple d’un fil rouge qui traverse le livre : les relations et l’alternance entre régulation et libre-marché. Orain entend dépasser l’analyse des différentes phases du capitalisme en termes de libéralisme vs régulationnisme. L’auteur lui-même reconnaît dès l’introduction que l’État est absent de ses réflexions. Ce qui est pour le moins singulier : une alternance de finitude et d’optimisme, sans aucun rôle de l’État ?

Le problème est que si nous ajoutons ce dernier, nous aurons du mal à confirmer et opposer les périodes telles qu’elles sont identifiées par Orain. Ainsi, en parlant du contrôle des mers au XVIIe siècle, il suggère que la mainmise du capitalisme de la finitude exige l’élimination de la piraterie par l’État. Or, les autorités et les normes qualifient les mêmes acteurs tantôt de corsaires (légitimes), tantôt de pirates (illégitimes), en fonction des politiques internationales. Autrement dit, l’État intervient non seulement pour réprimer, mais aussi pour légitimer ces pratiques. La monarchie française, tout comme l’Angleterre, le Portugal et l’Espagne, arment bel et bien les pirates, en les qualifiant de « corsaires », tout en se réservant le droit de les réprimer et de les qualifier de « pirates » en cas d’accord entre puissances2.

De même, le libéralisme du XIXe siècle est à nuancer. Pas seulement parce que le protectionnisme domine entre 1815 et 1848, mais aussi, et surtout, en raison du contrôle, voire de l’interdiction des syndicats (en France, comme en Angleterre et ailleurs), des bourses de commerce et des bourses valeurs, des marchés alimentaires (trois institutions libéralisées seulement pendant les années 1880, partout en Occident)3, sans oublier les restrictions à la libre mobilité des travailleurs (réglementation des poor house, des lois contre les pauvres)…4 L’autorégulation n’en est pas une, et il ne faut pas se limiter aux tarifs douaniers pour opposer le capitalisme de la finitude au capitalisme libéral (comme l’évoque d’ailleurs l’auteur lui-même dès l’introduction). Inversement, la période qui s’ouvre en 1880 et qui marquerait le passage au capitalisme de la finitude est certes marquée par un court retour au protectionnisme et par l’occupation de l’Afrique, mais aussi par la libéralisation sauvage des Bourses5 et par l’essor du premier État social, deux phénomènes peu compatibles avec le capitalisme prédateur.

En réalité, la différence entre les époques « libérales » et régulationnistes – ou du capitalisme de la finitude comme les qualifie Orain – est plutôt à chercher dans leur impact sur les structures sociales.

Il serait peut-être plus judicieux de partir du postulat que le capitalisme est toujours régulé : même au XIXe siècle, la concurrence et les marchés ne sont pas « naturels » mais institutionnellement construits. En réalité, la différence entre les époques « libérales » et régulationnistes, ou du capitalisme de la finitude comme les qualifie Orain, est plutôt à chercher dans leur impact sur les structures sociales. Cependant, comme l’État, les inégalités aussi demeurent à l’arrière-plan de cet ouvrage, alors que les deux régimes évoqués ont un impact immense sur elles, tant à l’intérieur de chaque pays qu’entre les pays. Les travaux de Thomas Piketty et de beaucoup d’autres le montrent clairement. Ainsi, la régulation des Trente Glorieuses tend à réduire les inégalités entre les classes dans les pays avancés, mais accroît celles entre ces pays et les régions « en voie de développement », comme on les nommait à l’époque. Inversement, pendant les époques libérales et néolibérales (XIXe siècle, dernier quart du XXe siècle) les inégalités s’accroissent. Or, cette variable influence lourdement les orientations des États et des principaux acteurs sociaux.

Lire aussi | La violence (à l’ère) du néolibéralisme・Robin Mercier (2018)

Photo de Venti Views sur Unsplash.

De même, peut-on affirmer que le libéralisme du XIXe siècle s’opposait aux rentiers comme le rappelle l’auteur ? C’est certainement la position de Ricardo, souvent cité, c’était aussi l’image que beaucoup d’auteurs de l’époque avançaient, image reprise par de nombreux historiens jusqu’à nos jours. Cependant, nous savons désormais que ces théories et programmes politiques ne correspondent pas tout à fait à la réalité et que le XIXe siècle libéral était moins celui du succès des capitalistes contre les rentiers, comme le soutenait une historiographie très ancienne, que celui de l’association entre ces deux groupes. Le capitalisme aristocratique dominait en France, en Russie, en Angleterre et en Allemagne, comme Arno Mayer l’a bien montré6. Au contraire, la crise des rentiers commence précisément pendant les années 1880 (comme l’a bien montré Piketty) – période qui serait marquée selon Orain par le retour du capitalisme de la finitude – et se poursuit pendant la Première Guerre mondiale et dans l’entre-deux-guerres7. Autrement dit, le capitalisme de la finitude de cette époque, contrairement à l’actuel, s’accompagne de la décadence des rentiers et non de leur affirmation. Il est donc difficile de rapprocher ces deux époques sous une seule et même étiquette à partir de certaines variables et en en oubliant d’autres tout aussi significatives.

La violence et l’accaparement des terres accompagnent donc aussi le capitalisme libéral, et ce n’est pas une spécificité du capitalisme de la finitude.

Examinons à présent un sujet central : le rôle de la terre. Selon Orain, la terre, à l’instar des rentiers, joue un rôle central dans le capitalisme de la finitude. Le colonialisme des XVIIe et XVIIIe siècles, celui de la fin du XIXe siècle et, bien entendu, l’accaparement des terres de nos jours en sont la preuve. Le problème est que, même pendant les époques libérales, comme au XIXe siècle, cette recherche de terres est centrale (et avec elle, l’importance des rentiers, déjà mentionnée). Dans quel sens ? Certes, les « hectares fantômes »8, c’est-à-dire les terres d’outre-Atlantique, ont soutenu le capitalisme britannique. Cependant, qualifier ce contrôle « d’informel » revient à adopter une position eurocentrique fondée sur l’État-nation. En effet, c’est durant cette période libérale que les Amérindiens ont été massacrés et privés de leurs terres aux États-Unis et au Canada, tout comme les Aborigènes en Australie et les nomades présumés en Asie centrale et en Sibérie par les Russes. Ces massacres et accaparement de terres devraient-ils être ignorés simplement parce que ces populations n’avaient pas de « véritables droits de propriété » ? Peut-on qualifier « d’informel » cet accaparement extrêmement violent ?9

La violence et l’accaparement des terres accompagnent donc aussi le capitalisme libéral, et ce n’est pas une spécificité du capitalisme de la finitude. Cette conclusion pourrait être généralisée, ce qui inciterait à se demander si l’argument des ressources limitées est finalement spécifique au capitalisme de la finitude. Le cas, à peine évoqué, des terres accaparées pendant l’époque libérale du XIXe siècle témoigne contre cette thèse. Il en va de même avec le succès fulgurant de l’argument néomalthusien au XIXe siècle, puis à nouveau dans les années 1960 et 1970, en pleine période keynésienne, avec « la bombe P »10. Cette complexité est à prendre en compte. Pendant toutes ces époques, à ceux qui mettent en avant le progrès et la croissance illimitée s’opposent ceux qui parlent de finitude et qui légitiment des politiques dans ce sens. Autrement dit, en pleine période libérale, une série d’acteurs et d’auteurs défendaient des politiques malthusiennes et néomalthusiennes, ainsi que l’accaparement des terres : cette complexité relativise donc le partage proposé par Orain.

Au final, on peut bien opposer deux phases, mais comment le faire sans qualifier le premier terme, le plus important : le capitalisme lui-même ? Est-ce limité au monopole et à la finance, comme le suggère Braudel, qui reprenait Schmöller, parrain du capitalisme de la finitude selon Orain ? Et du coup, quoi faire de Braudel dans l’approche d’Orain ? Faut-il ajouter le travail salarié, qui n’est pas indispensable au capitalisme qui s’accommode bien de l’esclavage et du travail forcé ? Et qu’en est-il de la propriété privée, si différente dans ses définitions et ses pratiques à l’intérieur même des pays capitalistes et suivant les époques ? Selon les réponses apportées, les phases du capitalisme ne seront pas les mêmes.

Appréhender le capitalisme par le biais de pendules, de phases ou de cycles est une construction théorique qui correspond peu aux réalités historiques.

Pourquoi est-ce important ? Parce que l’interprétation historique du capitalisme influence notre compréhension de la période actuelle. C’est peut-être là l’origine du décalage entre le modèle d’Orain et les réalités historiques. Comme il est d’usage chez les historiens contemporains, Orain part de questions actuelles pour interroger l’histoire et relire le passé. L’impression qui se dégage de l’interprétation qu’il avance est que certaines caractéristiques du capitalisme actuel sont projetées sur des époques révolues. En effet, le passé peut être interrogé par analogie ou par différence. Avec son schéma du pendule, Orain privilégie la première approche et constate de fortes similitudes entre des époques éloignées. À partir de là, des citations du XVIIe siècle seraient tout à fait pertinentes de nos jours (p. 178), et la période que connaît le mieux l’auteur, le XVIIe-XVIIIe siècle, serait considérée comme étant tout à fait d’actualité. Cette approche présentiste est extrêmement répandue chez les historiens, mais elle efface par là même les spécificités dans le temps et dans l’espace. Nous risquons d’être victimes d’un certain déterminisme historique, et avec lui, nous perdons de vue les choix et les bifurcations historiques, qui sont tout de même importants, tout comme les choix encore possibles de nos jours, qui, espérons-le, iront au-delà du simple retour du pendule au capitalisme libéral après l’ère de Trump.

Photo de Martin Jaroš sur Unsplash.

Ainsi, les significations de variables telles que les rentiers, les marchés et les monopoles, l’accaparement des terres et des mers, ou encore la force militaire, n’ont pas du tout été les mêmes au XVIIe siècle (capitalisme à peine émergeant et pré-industriel), au tournant du XIXe et du XXe siècle (impérialisme, conflits entre anciennes et nouvelles puissances, internationalisation de l’économie), et de nos jours (économies globalisées, capitalisme post-industriel). Ce qui ne signifie pas que le capitalisme est immuable dans le temps et dans l’espace, mais seulement que l’appréhender par le biais de pendules, de phases ou de cycles (approche qui a de très illustres prédécesseurs, de Marx, à Juglar, à Schumpeter !) est une construction théorique qui correspond peu aux réalités historiques.

Il serait tout aussi raisonnable d’identifier des phases du capitalisme, avec des continuités et des ruptures par rapport aux périodes précédentes. En particulier, la période qui s’ouvre avec les années 1970 se distingue par la remise en discussion de l’État social, la fin de la décolonisation, la chute de l’URSS et la globalisation extrême. Cette période ne marque pas la fin de l’État, mais plutôt son usage au profit des groupes les plus puissants, avec des liens étroits avec les lobbies. Le retour des rentiers ne commence pas ces dernières années, mais dès les années 1990. Les spéculations financières et foncières massives datent aussi de cette époque et se poursuivent. Plutôt que de passer d’un capitalisme libéral à un capitalisme de la finitude, on assiste à un changement de cap de la part de certaines puissances occidentales, des États-Unis à l’Europe.

Ce changement ne s’oppose pas à la globalisation en tant que telle, mais uniquement à celle qui ne serait plus dominée par eux-mêmes. D’où la reprise d’un vieil adage français : « Sire, libérez-nous des contraintes (corporations, syndicats, surtout des travailleurs) et protégez-nous beaucoup de la concurrence étrangère. » Le problème est que, contrairement aux époques précédentes (qu’Orain qualifierait justement de « capitalisme de la finitude »), où cette ambiguïté était déjà présente, de nos jours, l’invocation du « manque de ressources » a lieu dans un cadre où la concurrence ne s’exerce plus seulement entre des puissances occidentales, mais doit également prendre en compte de nouvelles puissances (les BRICS, en particulier). Ce qui change fondamentalement la donne, ainsi que le contexte et la raison d’être du capitalisme de la finitude. Ces réflexions ne sauraient se mener sans tenir compte de l’ouvrage incontournable d’Arnaud Orain.

Image d’accueil : Photo de Yousef Espanioly sur Unsplash.

NOUS AVONS BESOIN DE VOUS !

Depuis 2018, Terrestres est la revue de référence des écologies radicales.

À travers des essais, enquêtes, traductions inédites et récits de résistances, nous explorons les nouvelles pensées et pratiques nécessaires pour répondre à la catastrophe écologique.

Chaque semaine, nous publions en accès libre des articles qui approfondissent les enjeux écologiques, politiques, et sociaux, tout en critiquant l’emprise du capitalisme sur le vivant. Plus qu’une revue, Terrestres est un laboratoire d’idées et un lieu de réflexions critiques, essentielles à l’élaboration d’alternatives justes et émancipatrices.

En nous lisant, en partageant nos articles et en nous soutenant, par vos dons si vous le pouvez, vous prenez le parti de l’écologie radicale dans la bataille culturelle qui fait rage.

Merci ❤ !

Notes

  1. Arnaud Orain, Les savoirs perdus de l’économie. Contribution à l’équilibre du vivant, Paris, Gallimard, 2023.
  2. Gilbert Buti et Philippe Hrodej (éds.), Histoire des pirates et des corsaires. De l’antiquité à nos jours, Paris, CNRS éditions, 2016.
  3. Alessandro Stanziani, Rules of Exchange. French Capitalism in Comparative Perspective, 18th -20th centuries, Cambridge, Cambridge University Press. Dictionnaire historique de l’économie-droit, XVIIIe-XXIe siècle, Paris, LGDJ, 2007.
  4. Parmi les titres extrêmement nombreux : Robert J. Steinfeld, Coercion, Contract, and Free Labor in the Nineteenth Century, Cambridge, Cambridge University Press, 2001 ; Simon Deakin et Frank Wilkinson, The Law of the Labor Market. Industrialization, Employment, and Legal Evolution, Oxford, Oxford University Press, 2005 ; Douglas Hay et Paul Craven (eds), Masters, Servants and Magistrates in Britain and the Empire, 1562-1955, Chapel Hill (N. C.), The University Of North Carolina Press, 2004. Alessandro Stanziani, Les métamorphoses du travail forcé, Paris, Presses de Sciences-Po, 2018.
  5. Stanziani, Rules of Exchange, op. cit.
  6. Arno Mayer, La persistance de l’ancien régime, de 1848 à la Grande Guerre, Paris, Flammarion, 1983.
  7. Thomas Piketty, Le capitalisme au XXIe siècle, Paris, Seuil, 2014.
  8. La notion d’hectare fantôme, popularisée par l’historien Kenneth Pomeranz, désigne la possibilité pour un pays de surmonter les limites écologiques de son territoire en s’approvisionnant en ressources extraites sur les territoires de ses colonies et de ses partenaires commerciaux. Voir Kenneth Pomeranz, Une grande divergence, Paris, Albin Michel, 2010 (original US, 2000).
  9. Alessandro Stanziani, Les guerres du blé, Paris, La découverte, 2024.
  10. Paul et Anne Ehrlich, La bombe P, Paris, J’ai lu, 1973 (original US 1968).

L’article Néolibéralisme : crépuscule ou métamorphose ? est apparu en premier sur Terrestres.

PDF

21.10.2025 à 15:10

La biodiversité dans le viseur des droites françaises

Fabienne Barataud· Aude Carreric · Stéphanie Mariette

Les reculs sur le climat et l’assaut contre la science de l’administration Trump vous ont stupéfié ? Un processus comparable est pourtant à l’œuvre en France autour de la biodiversité, dont la protection est constamment attaquée par l’ensemble des partis de droite, au diapason pour l’occasion. Trois chercheuses retracent un « backlash » aussi violent que planifié.

L’article La biodiversité dans le viseur des droites françaises est apparu en premier sur Terrestres.

Texte intégral (10616 mots)
Temps de lecture : 22 minutes

En 2017, lors de la première investiture de Donald Trump et la première sortie des États-Unis de l’accord de Paris, Emmanuel Macron avait lancé l’appel « Make Our Planet Great Again », pour inviter les scientifiques américains à rejoindre la France afin de lutter contre le réchauffement climatique. Le retour de Trump pour un second mandat de président en 2025, et les attaques sidérantes contre des pans entiers de la recherche scientifique1, qui n’ont cessé depuis, provoquent en France une diversité de réactions d’indignation et de soutien aux scientifiques américain·es.

Pourtant, entre les deux investitures de Trump, des idéologies communes se sont propagées en France dans les sphères politiques et économiques dirigeantes. Ce qui se passe aux États-Unis autour de la question climatique vous semble stupéfiant ? Les régressions autour de la biodiversité en France suivent une pente similaire. Retour sur un sinistre glissement à l’œuvre.

Trump, le pétrole, et le climat

Depuis le retour de Donald Trump pour un second mandat de président, son administration a lancé le démantèlement, non pas de la science dans son ensemble, mais de certaines activités de recherche2. Sont notamment ciblées les travaux sur le changement climatique, avec l’interdiction du mot « climat » dans les programmes de financement de la recherche. Ce climato-scepticisme au plus haut niveau de responsabilité de la première puissance économique du monde est appuyé par un long travail de sape à l’encontre des climatologues par les majors pétrolières elles-mêmes. Elles ont financé non seulement la campagne de Trump (75 millions de dollars) mais également la fabrique du doute à large échelle3 La suppression du mot « climat » du monde de la recherche franchit l’ultime obstacle et permet à l’administration Trump de publier un rapport climato-sceptique qui servira de base à sa politique de dérégulation environnementale4. Et signe ainsi la subordination de la totalité des sphères d’activités humaines – et y compris la production de connaissances – à l’économie productiviste : la recherche en climatologie, par ce qu’elle dit de manière certaine du lien entre réchauffement du climat et utilisation des énergies fossiles, menace en effet directement l’idéologie de la croissance. Pour rappel, les États-Unis restaient en 2024 le premier producteur mondial de pétrole, devant la Russie et l’Arabie Saoudite, et le premier producteur de gaz naturel devant la Russie et l’Iran. Dès lors, « casser le thermomètre », empêcher les mesures en temps réel, limiter les activités de recherche dans le domaine à l’échelle internationale, remettre en cause les consensus scientifiques et censurer la recherche sur le climat semblent alors la voie la plus simple pour satisfaire la croissance.

À ne pas rater !
L'infolettre des Terrestres
Toutes les deux semaines, dans votre boîte mail : un éditorial de la rédaction, le résumé de nos dernières publications, un conseil de lecture des Terrestres et des articles tirés de nos archives, en écho à l'actualité.
Adresse e-mail non valide
En validant ce formulaire, j'accepte de recevoir des informations sur la revue Terrestres sous la forme d'une infolettre éditoriale bimensuelle et de quelques messages par an sur l'actualité de la revue.J'ai bien compris que je pourrai me désinscrire facilement et à tout moment en cliquant sur le lien de désabonnement présent en bas de chaque email reçu, conformément à la RGPD.
Merci de votre abonnement !

En France, c’est bien connu, « on n’a pas de pétrole, mais on a des idées », comme le proclamait à l’automne 1973 un spot publicitaire du gouvernement pour mobiliser la population face à la hausse brutale des cours du pétrole, qui menaçaient alors « notre richesse et notre façon de vivre ». La France d’aujourd’hui n’a toujours pas de pétrole – ce qui n’empêche pas, soit dit en passant, des entreprises françaises de continuer à aller l’exploiter dans d’autres pays comme Total Energies le fait avec le projet EACOP5. Mais qu’en est-il de ses idées ?

Depuis notre place de chercheuses, nous prêtons une attention particulière aux domaines de l’agriculture et de la biodiversité. Et récemment, nous sommes frappées par un déroutant parallèle : celui entre le déni climatique étasunien et la rhétorique anti-normes qui se déploie en France autour du champ de la biodiversité, tout particulièrement dans le secteur agricole. La victoire de ce qu’on peut appeler le carbo-fascisme états-unien, c’est-à-dire une alliance entre pétro-culture et pouvoir autoritaire entérinant un violent « backlash » climatique, pourrait-elle préfigurer l’avènement d’une forme similaire de backlash en France dans le domaine de la biodiversité ?6 C’est de cette question que nous sommes parties pour examiner les discours et mesures politiques récentes sur les questions de biodiversité en France.

Récemment, nous sommes frappées par un déroutant parallèle : celui entre le déni climatique étasunien et la rhétorique anti-normes qui se déploie en France autour du champ de la biodiversité.

Pour cela, nous nous concentrons sur le secteur agricole, dont les activités influencent très directement et très massivement l’évolution de la biodiversité. En partant du rappel d’un certain nombre de faits relatifs aux liens entre agriculture et biodiversité, nous analysons les responsabilités politiques des droites françaises et spécifiquement des gouvernements néo-libéraux successifs, qui ont progressivement construit une véritable « pensée négationniste environnementale ». Les attaques contre la biodiversité se déploient d’autant plus aisément que cet enjeu reste massivement occulté par le discours climatique qui, pour des raisons évidentes, occupe l’espace médiatique. L’agriculture n’est certes pas le seul secteur d’activité pouvant entrer en conflit avec des enjeux de biodiversité, et ce qui s’opère en matière de détricotage réglementaire, de lobbying, et de remise en question des faits n’est pas le propre exclusif du secteur agricole.

Les droites françaises, l’agriculture et la biodiversité

Janvier 2024. Après plusieurs semaines d’un mouvement agricole de contestation7, le premier ministre Gabriel Attal, lors d’une visite sur une ferme en Haute-Garonne, fait plusieurs promesses aux agriculteurs·ices8 : celle d’adopter « dix mesures de simplification immédiates », portant notamment sur les délais de recours contre les projets agricoles ou encore sur les curages des cours d’eau ; celle aussi de mettre l’Office français de la biodiversité (OFB) sous la tutelle des préfets, plutôt que sous celle du ministère de la Transition écologique, pour « faire baisser les contrôles », et renforcer la capacité des agriculteurs « à dire au préfet quand ça va, ou quand ça ne va pas ». Il affirme vouloir « simplifier les normes » et déclare alors : « Ce que je veux, c’est déverrouiller, libérer et laisser respirer les agriculteurs ». Il répète ce message autour d’une « simplification massive et rapide des normes pesant sur les agriculteurs » dans son discours de politique générale le 30 janvier 2024 à l’Assemblée nationale. Alors que des agriculteurs·ices bloquent de nombreuses autoroutes et menacent Rungis et Paris d’un blocus, il annonce finalement le 1er février de nouvelles mesures, et notamment la mise en « pause » du plan Ecophyto, plan de réduction de l’utilisation de pesticides.

Cette séquence est exemplaire de ce qui marque, au moins depuis 2017, les politiques de droite – du centre libéral jusqu’à l’extrême-droite – dans leur rapport à l’environnement. Un suivi minutieux des discours et des modifications réglementaires et législatives indique par leur nombre, leur rythme, leur nature, leur espace de développement et leurs porteurs qu’il s’agit bien non pas d’actes isolés mais d’un projet d’ensemble cohérent de dérégulation environnementale, caractérisé par trois dimensions : 1) allégeance au syndicat agricole productiviste, la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles) 2) affaiblissement du pouvoir de régulation et de contrôle des organismes publics, et enfin 3) invocation de la simplification contre les normes. Revenons sur les faits.

Emma Miller sur Unsplash.

L’influence de la FNSEA sur les décisions politiques

Au moment du mouvement de contestation agricole de 2024 et dans la réponse qui lui est apportée par la voix de Gabriel Attal, le décalage est spectaculaire entre les demandes majoritaires et initiales des agriculteurs·ices (le revenu, les prix planchers, les retraites, la protection contre la concurrence, le respect de la loi Egalim) et le discours épouvantail du « trop de normes » porté par la FNSEA sur lequel s’aligne alors le gouvernement9. Il ne s’agit pas d’une situation isolée : on observe très régulièrement le soutien des ministres successifs de l’agriculture à la FNSEA.

En mars 2024 à Dunkerque, lors de son discours de clôture du congrès de la FNSEA10, Marc Fesneau déclare en substance qu’il faut changer la gouvernance de l’eau (traduction : il faut réduire les délais de recours formulés par des opposants à des projets d’infrastructures, en supprimant un niveau de juridiction). Il reprend à son compte 62 mesures sur les 67 réclamées par la FNSEA, dont celle, très symbolique, sur les mégabassines11. Dans son discours du 30 novembre 2024, c’est au tour de sa successeure Annie Genevard de promettre notamment une accélération des autorisations de nouveaux pesticides ou la facilitation de l’installation des gros élevages ; elle s’adresse aussi aux préfets sur la question des nitrates, indiquant qu’ils recevront bientôt une circulaire leur demandant « de mobiliser tout le champ des dérogations qui leur est offert ». Les syndicats FNSEA et Jeunes Agriculteurs (JA) saluent alors des annonces qui vont « dans le bon sens ». Il faut dire que ces déclarations font suite à une réunion où les deux syndicats avaient pu présenter une liste de 34 revendications12.

Un suivi minutieux des discours et des modifications réglementaires et législatives indique qu’il s’agit bien d’un projet cohérent de dérégulation environnementale.

Enfin, la récente loi Duplomb « visant à lever les contraintes à l’exercice du métier d’agriculteur » illustre bien elle aussi l’intervention directe de la FNSEA dans la décision publique – en premier lieu parce que ses principaux porteurs et rédacteurs entretiennent des liens très étroits avec ce syndicat13. Le texte, dans sa version initiale, consacre ainsi notamment le principe « pas d’interdiction [de pesticides] sans solution », particulièrement cher à celui-ci. Mais pour satisfaire plus aisément aux dites exigences, il faut pouvoir s’affranchir des contrôles opérés par un certain nombre d’agences ou d’organismes ; on arrive alors sur la seconde dimension caractéristique de ce vaste programme d’attaques et de régressions environnementales.

Lire aussi | OFB et polices de l’environnement : le désarmement du droit・François Jarrige et Yannick Sencébé (2025)

Les organismes de protection de la biodiversité dans le viseur des droites

Depuis près d’un an, l’Office Français de la Biodiversité (OFB) est attaqué par tous les partis de droite confondus. Suite à une mission d’information sur l’OFB qu’il a menée, le sénateur (LR) du Var Jean Baci présente le 25 septembre 2024 une série de recommandations amorçant une remise en cause de la légitimité de l’office et concourant ainsi à son affaiblissement, mais aussi à la menace qui pèse sur ses agents14. Lorsqu’en novembre 2024, la ministre de l’agriculture Annie Genevard promet une mission sur les relations entre les agriculteurs et l’OFB, elle accrédite l’idée qu’il y aurait là un problème à régler. Lorsque le 14 janvier 2025, dans son discours de politique générale, François Bayrou, alors premier ministre, affirme que « quand les inspecteurs de la biodiversité viennent inspecter le fossé ou le point d’eau avec une arme à la ceinture, dans une ferme déjà mise à cran par la crise, c’est une humiliation. C’est donc une faute », il attaque à son tour l’OFB. Laurent Wauquiez est encore plus explicite dans ses intentions le 23 janvier, dans une vidéo postée sur les réseaux sociaux : « Notre objectif, c’est de supprimer l’OFB, un organisme qui vient contrôler les agriculteurs avec un pistolet à la ceinture alors qu’ils nous nourrissent. ». Il surenchérit le 7 février 2025 par une lettre (qu’il cosigne avec Fabrice Pannekoucke, président de Région AURA) adressée aux agriculteurs·ices de leur région dans laquelle ils les encouragent à se tourner vers celle-ci « pour bénéficier d’une aide juridique en cas de litige avec l’Office français de la biodiversité », et les appellent à « faire remonter les situations ubuesques » rencontrées. Fort heureusement, il est des agriculteurs et des agricultrices pour s’indigner de ces procédés15. Le 25 février 2025, l’Union des Droites pour la République (UDR) lance une pétition pour supprimer l’OFB, qu’elle relaie sur le réseau social X. Eric Ciotti enfonce le clou, le 26 février sur X, en annonçant que « le groupe UDR inscrira la suppression de l’OFB dans sa niche parlementaire dans quelques semaines ». Armé d’une tronçonneuse — pour plagier le président climatosceptique de l’Argentine Javier Milei, qui souhaite couper drastiquement dans les dépenses publiques —, Éric Ciotti, allié du Rassemblement national, promet alors de dissoudre l’établissement qui, selon lui « incarne le pire de la bureaucratie autoritaire ».

Lorsque la ministre de l’agriculture promet une mission sur les relations entre les agriculteurs et l’OFB, elle accrédite l’idée qu’il y aurait là un problème à régler.

Mais l’OFB n’est pas la seule agence à subir les foudres des droites. Le 30 novembre 2024, la ministre de l’agriculture Annie Genevard annonce qu’elle souhaite que l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), en charge d’étudier les demandes de mise sur le marché des pesticides, les examine plus rapidement. Dans sa version originelle, la proposition de loi Duplomb sus-mentionnée va plus loin en prévoyant la création d’un « comité d’orientation pour la protection des cultures » chargé de désigner des pesticides prioritaires pour lesquels on estimerait qu’il n’existe pas d’alternative, permettant ainsi au ministère de l’Agriculture de se passer de l’avis de l’Anses. Notons qu’Annie Genevard s’était déjà alignée sur une position de Laurent Duplomb le 20 janvier 2025, en donnant son accord de bienveillance, dit « avis de sagesse », à l’adoption d’un amendement passé discrètement au cours du débat sur le projet de loi de finances le 17 janvier, visant purement et simplement à supprimer l’Agence française de promotion et de développement de l’agriculture biologique16.

Steven Weeks sur Unsplash.

Soulignons que les attaques contre les différents organismes garants d’un contrôle de l’action publique en matière environnementale débordent largement le champ agricole. En octobre 2024, c’était une proposition de loi portée par le Rassemblement National qui envisageait, « à moyen terme, de réinternaliser, en administration centrale, les missions de l’Ademe et de supprimer cette agence »17. Dans la foulée, plusieurs politiques de droite surenchérissent autour de la suppression de l’Ademe18. Le 14 janvier 2025, lors de son discours de politique générale, François Bayrou s’interroge : « Est-il nécessaire que plus de 1 000 agences, organes ou opérateurs exercent l’action publique ? ». Question purement rhétorique, puisqu’il enchaîne en fustigeant des agences dénuées de « contrôle démocratique réel » et constituant « un labyrinthe dont un pays rigoureux et sérieux peut difficilement se satisfaire ». En mars 2025, c’est la Commission Nationale du Débat Public (CNDP) qui se trouve remise en cause par un projet de réforme par décret : le droit qu’ont les citoyens d’accéder aux informations relatives à l’environnement et de participer à l’élaboration des décisions publiques, pourtant garanti par la Charte de l’Environnement (article 7), pourrait être relégué à la seule enquête publique. Ce projet, lancé par le gouvernement Attal, repris dans une version plus dure par le gouvernement Barnier, puis par le gouvernement Bayrou, permettrait d’exonérer certains projets industriels de toute participation du public. Le passage par décret ayant été retoqué par le Conseil d’État, un amendement à ce sujet a été inclus dans la proposition de loi de simplification de la vie économique ; l’amendement a finalement été rejeté19, mais le futur de la CNDP continue à se jouer à bas bruit avec une nouvelle consultation publique en cours, sur la proposition de retirer cette fois « seulement » les créations de lignes souterraines (de tension supérieure ou égale à 400 kV) de son champ de saisine. Et la visée plus générale de dérégulation sur les projets de taille industrielle est revenue par une nouvelle porte sous la forme de la possibilité de déclarer la raison impérative d’intérêt public majeur (RIIPM) dès la Déclaration d’Utilité Publique inscrite dans la loi de simplification de la vie économique, actuellement en relecture par une commission mixte paritaire.

Les attaques sont donc constantes et empruntent une diversité de voies. Mais elles doivent être justifiées par des éléments rhétoriques : c’est la troisième dimension de ce vaste processus.

Une rhétorique « anti-norme » au prétexte de « simplification »

En avril 2019, le projet de loi climat-énergie présenté en conseil des ministres inclut la possibilité de transférer aux préfets la mission d’évaluation de la conformité avec l’environnement de nombreux petits projets d’infrastructures, mission qui incombe normalement à l’Autorité environnementale, au motif d’une « simplification en faveur du développement des énergies renouvelables ». Un an plus tard, en avril 2020, le gouvernement publie un décret20 qui permet aux préfets de région ou de département de « déroger à des normes arrêtées par l’administration de l’État pour prendre des décisions non réglementaires relevant de sa compétence », et ce dans de vastes champs d’application (subventions, aménagement du territoire, environnement, agriculture et forêts, construction, logement et urbanisme…). Au motif de « faciliter la reprise de notre pays », selon l’annonce de Christophe Castaner, alors ministre de l’intérieur, dans son communiqué de presse, la dérogation ouvre la porte à de multiples transgressions environnementales comme l’a démontré l’expérimentation de cette procédure, conduite de 2017 à 2019 dans deux régions et dix-sept départements : elle a parfois été utilisée, non pas pour simplifier localement des normes réglementaires nationales, mais bien pour écarter l’application de pans entiers de la réglementation (soustraction à l’enquête publique et à l’étude d’impact de projet d’envergure)21.

En novembre 2024, Annie Genevard, affirme le besoin d’une « simplification » contre les « boulets » des normes. Elle assure par ailleurs que « la première série de simplifications […] sera suivie de beaucoup d’autres ». Elle entendrait même mener des « rendez-vous de la simplification » tous les mois entre ses services et les syndicats agricoles22.  

Si la simplification est un mot d’ordre auquel tout un chacun pourrait aisément souscrire, il ne faut pas s’y tromper : ce type de discours porté par les droites est utilisé comme paravent pour démanteler la protection de la biodiversité.

C’est le même esprit qui anime la proposition de loi TRACE de la majorité sénatoriale23 de mars 2025 visant l’assouplissement de la loi Zéro Artificialisation Nette (recul sur les objectifs intermédiaires et dérogations pour certaines infrastructures), qui anime également l’appel à une « pause réglementaire massive » à l’échelle européenne d’Emmanuel Macron24, ou encore le projet de loi de simplification de la vie économique25 qui prévoit, « pour favoriser l’implantation d’usines ou des projets de transition énergétique, des mesures dérogatoires au droit commun […] dans différents domaines : installation d’éoliennes, installation d’antennes-relais, compensation des atteintes à la biodiversité des projets d’aménagement notamment industriels », et qui propose de réformer le code minier pour réduire le délai d’instruction des permis exclusifs de recherche miniers.

Si la simplification est un mot d’ordre auquel tout un chacun pourrait aisément souscrire tant pèse sur nos quotidiens la multiplication, souvent vide de sens, de pièces justificatives, il ne faut pas s’y tromper : en fait, ce type de discours porté par les droites, est utilisé comme paravent pour démanteler la protection de la biodiversité. Il ne s’agit pas (seulement) de lutter contre la « bureaucratie » mais surtout de supprimer les protections garanties par l’édiction des normes.

Lire aussi | Défendre les normes pour défendre une autre agriculture ?・Salvador Juan (2024)

@dcbelanger sur Unsplash.

Quand un gouvernement s’organise pour contourner les lois

Ce qui doit nous interroger est alors la tenue d’un discours d’illégalité au plus haut sommet de l’État, ou, du moins, les moyens recherchés pour affaiblir et contourner les obligations légales. Les gouvernements de ces dernières décennies entretiennent un rapport paradoxal avec la loi. Ils sont prompts à dénoncer et criminaliser toute action qui tente de stopper des projets écocides, cherchant ainsi à mettre fin, par tous les moyens de répression à leur disposition, aux actions des mouvements écologistes militants, sous couvert de protection des biens et des personnes. Dans le même temps, ils n’hésitent pas à tenter méthodiquement de contourner les dispositifs légaux et d’affaiblir les pouvoirs des organismes garants du fonctionnement démocratique.

Or, par ailleurs, ces milieux militants gagnent, ces derniers temps, au moins partiellement, un certain nombre de batailles sur le plan juridique : Sainte-Soline26, autoroute A6927, Justice pour le vivant28, Algues vertes29… Les actions en justice se multiplient qui donnent raison aux revendications écologistes et qui mobilisent justement des arguments autour de la biodiversité. De quoi énerver les tenants du monde actuel. Et parmi eux, des gouvernements portant des discours et attaques à l’encontre des lois environnementales qui démontrent une volonté farouche de démanteler lois et agences à visée de protection de l’environnement au sens large. Avec la remise en question de l’OFB et d’autres agences environnementales, mais aussi d’un certain nombre de lois votées, la tentative de diminuer leur portée par décrets (toujours dans le sens d’un moins-disant environnemental), ou encore la confiscation du débat public à l’Assemblée nationale comme cela a été fait pour la loi Duplomb et la RIIPM (raison impérative d’intérêt public majeur) de l’A69, c’est la séparation des pouvoirs et le fonctionnement démocratique de notre système politique qui ne sont plus respectés.

Le gouvernement s’engage dans le chemin tortueux de remise en cause de l’État de droit en France, qui suppose la prééminence du droit sur le pouvoir politique.

Et, bien pire, avec la contestation de décisions de justice (comme l’appel de l’État contre la décision du tribunal administratif de l’A69), le gouvernement s’engage dans le chemin tortueux de remise en cause de l’État de droit en France, qui suppose la prééminence du droit sur le pouvoir politique. Jamais avare d’une incohérence, dans l’affaire « Justice pour le vivant », l’État justifie son inaction par des réglementations européennes qui l’empêcheraient d’agir de manière ambitieuse !30 Et quand le détricotage des lois ne marche pas, ou si le vote d’une loi ad-hoc est bloqué, il essaie de contourner l’obstacle avec un renforcement des pouvoirs des préfets (mise sous tutelle des préfets d’instance comme l’OFB par exemple), ceux-ci devenant ainsi de facto détenteurs d’un pouvoir discrétionnaire et autoritaire.

Ces dérives sont dénoncées par plusieurs avocats : « Sous couvert de droit, il s’agit de laisser à l’administration un véritable pouvoir d’opportunité et de mettre en parenthèses des lois et règlements habituels qui ont constitué notre Code de l’environnement31 ». Un autre cabinet d’avocats souligne que « Permettre aux préfets, dont la mission est de faire appliquer la réglementation nationale, de déroger localement à des règles déjà atténuées par les exceptions prévues par les textes engendre un risque majeur de développement d’un « droit à la carte »32 ».

Non content de poser les briques d’un État autoritariste qui s’affranchit de la séparation des pouvoirs, le gouvernement, par son inconséquence dans son rapport à la loi et à l’environnement, fait le jeu de l’extrême droite. Dans le domaine agricole, cela se traduit par un basculement des affiliations de la FDSEA vers la Coordination Rurale33 : celle-ci séduit par son discours anti-normes et protectionniste et par la promesse d’une prise en compte réelle de leurs revendications et colère face à des inégalités économiques et sociales.

La biodiversité, cible favorite des droites françaises ?

L’un des ressorts fondamentaux de ces attaques semble bien être la défense d’intérêts économiques puissants qui voient dans la prise en compte des enjeux de préservation de la biodiversité une « entrave » à leurs activités. Quels sont les secteurs économiques concernés ?

L’agriculture tout d’abord34. Pour comprendre le poids de ce secteur, il convient d’ajouter aux productions primaires agricoles toute l’agro-industrie, mais aussi toutes les activités de commerce, de restauration et de tourisme qui jouent à la fois sur une image liée aux produits agricoles « d’excellence » de la filière, et sur la restauration hors domicile et sur la grande distribution, des activités intimement liées au modèle agricole productiviste.

Le gouvernement, par son inconséquence dans son rapport à la loi et à l’environnement, fait le jeu de l’extrême droite.

C’est aussi la filière du machinisme agricole et le secteur bancaire incarné par le Crédit Agricole. Celui-ci s’est élevé au siècle dernier au rang de première banque mondiale pour le montant des crédits accordés en poussant, aux côtés du lobbying des industriels, au suréquipement qui a conduit à un surendettement structurel de l’agriculture française35. On doit enfin y inclure les activités de production et distribution de pesticides et intrants de synthèse, indissociables de l’agriculture industrielle, qui constituent un partenaire et un débouché de choix pour un secteur de la chimie florissant36.

Un autre grand secteur dont les intérêts économiques s’affranchiraient volontiers de toute contrainte environnementale est le secteur du bâtiment37, dont la majeure partie de l’activité concerne le logement, le neuf pesant pour près de la moitié du total. Il faut y ajouter toutes les grandes infrastructures et travaux publics, dont les conflits territoriaux avec la biodiversité sont manifestes et récurrents.

Robert Clark sur Unsplash.

Enfin, une partie des activités industrielles gravitant autour de ce que d’aucuns appellent la « transition verte » (photovoltaïque, éoliennes, électrification, etc.) se trouve justifiée par une nécessaire décarbonation des activités38, en tentant d’occulter les conséquences environnementales plus larges de cette « transition » (utilisation de sols agricoles pour l’installation de champs d’énergie renouvelables, développement de mines d’extraction du lithium, etc.).

Regarder ainsi où se constitue la « richesse économique » en France permet de comprendre pourquoi la biodiversité, qui contrairement aux services écosystémiques, n’est pas économico-compatible39, apparait surtout comme une concurrence insupportable à l’impératif économique. Dans ce contexte, les attaques s’étendent non seulement aux réglementations agricoles mais aussi de plus en plus aux instances consultatives, comme l’Autorité environnementale, qui ont pour fonction de délivrer un avis sur les grands projets. Et, de manière générale, tout ce qui se met en travers de ces projets est la cible d’attaques : les écologistes, les « agences » et potentiellement la justice lorsque celle-ci s’applique à faire respecter le droit de l’environnement.

La biodiversité apparait surtout comme une concurrence insupportable à l’impératif économique.

À côté de cet impératif économique, ce sont certainement aussi des registres plus idéologiques et symboliques qui s’expriment et empêchent de penser une transformation de nos rapports à la biodiversité. Prendre en compte la biodiversité implique en effet de considérer des systèmes d’interrelations complexes entre vivants, à l’opposé de rapports purement extractivistes, d’utilité ou de domination. Or ce sont ces derniers rapports qui prévalent dans les représentations et discours de nombre de personnalités politiques. À titre d’exemple, on peut citer la métaphore douteuse d’Emmanuel Macron le 7 novembre 2024 lors du sommet de la Communauté politique européenne : « Si on décide de rester des herbivores, les carnivores gagneront »40. De même, le 6 janvier 2025, quand il exhorte devant les ambassadeurs à « Rentrer dans la compétition » sinon « on sera balayés » il exprime que, selon lui, les relations aux autres sont faites de force, de concurrence et d’écrasement41. De son côté, lors des débats au Sénat sur le projet de loi agricole en février 2025, le sénateur (LR) Laurent Duplomb assène : « Notre République repose sur trois piliers : la liberté, l’égalité, la fraternité. Pas l’inverse, la peur, la culpabilité, l’interdit ! ». Ces expressions sont celles d’une force revendiquée sans remords ni limites et peuvent être utilement relues au prisme de travaux de la politiste féministe Cara New Daggett qui analyse ce lien étroit entre certaines expressions de masculinité, les matrices de domination de nos sociétés extractivistes et le déni des désastres environnementaux42. À partir du rapport de la société américaine au pétrole, elle forge le concept de pétro-masculinité. Le parallèle entre, d’un côté, le déni climatique en lien avec la question du pétrole aux États-Unis et, d’un autre côté, les attaques contre la biodiversité en France, invite à ne pas occulter la dimension symbolique de ce qui est en jeu ici. En appelant à une attention à la biodiversité, qui demande une transformation des rapports au vivant, ce sont aussi les codes des identités professionnelles et personnelles et, in fine, d’une culture masculiniste que les « écolos » bousculent. Étant données les quantités d’argent et les privilèges en jeu, il n’est pas étonnant que toute restriction ou réorientation des activités au motif d’une considération pour le vivant suscite de violentes résistances. 

Lire aussi | Mesures contre nature・Benoît Dauguet (2021)

Réhabiliter des normes collectivement contractées

Ce qui devrait donc nous alerter est qu’il existe bel et bien un parallèle entre les attaques violentes perpétrées par Trump autour du climat pour protéger le marché du pétrole et celles menées contre la biodiversité en France. Ces attaques procèdent en effet de registres communs fondés sur une synergie entre la préservation des intérêts capitalistiques, un discours d’extrême-droite (repris par l’ensemble de la droite) « anti-système », désignant des boucs-émissaires et niant des faits, et la mobilisation d’un discours viriliste. Or si une frange significative de différents mondes professionnels (notamment l’Enseignement Supérieur et la Recherche, des médias) observe et s’alarme à juste titre de ce qui se passe outre-Atlantique, il semble exister tendanciellement et malheureusement une forme de cécité sur la similitude et la gravité de ce qui se joue ici en France.

Ce qui devrait donc nous alerter est qu’il existe bel et bien un parallèle entre les attaques violentes perpétrées par Trump autour du climat pour protéger le marché du pétrole et celles menées contre la biodiversité en France.

Au-delà de la multiplication et de l’accélération des attaques, au-delà de l’existence manifeste de liens répétés entre un syndicat agricole, la FNSEA, et les partis politiques de droite et/ou libéraux, il est frappant que les mêmes idées circulent allègrement entre les droites, qu’elles soient libérales, conservatrices, ou extrémistes. Au gré de petites phrases ou de grandes annonces (distillées par voies de presse, lors de discours publics ou dans des arènes institutionnelles), mais aussi via des projets de loi, des décrets ou des modifications réglementaires, la droite dite républicaine associée à « l’extrême-centre » macroniste entretiennent un dialogue croissant avec l’extrême-droite. Ces parentés idéologiques ont de quoi inquiéter dans un contexte, rappelons-le, d’une montée de l’extrême-droite qu’un cordon sanitaire de plus en plus ténu ne parviendra peut-être pas indéfiniment à écarter du pouvoir à l’échelle nationale. 

Photo de Benjamin Demian sur Unsplash.

Quelles pistes s’offrent alors à nous pour résister à et lutter contre cette logique ?

Depuis notre place de chercheuses engagées, nous proposons déjà d’assumer collectivement que nos travaux, comme les enjeux sur la biodiversité, sont fondamentalement politiques. Nous travaillons également à tisser des liens en dehors du monde académique afin de contribuer depuis notre place et nos compétences de scientifiques aux discussions et actions sur l’ensemble des sujets qui touchent à nos relations aux vivants.

Ce que nous notons c’est que, dans le cadre de fonctionnements centralisés et gestionnaires, il s’agit de ne pas tout attendre d’une abstraction comme l’État, et ne certainement pas la poser comme au-dessus des habitant·es, (i.e. « désétatiser nos imaginaires politiques »43). Un État aussi régalien que la France ne garantit aucunement une politique efficace de protection de la nature (et des personnes) tant que les dogmes du modèle économique dominant s’appliqueront. L’histoire comme les évolutions contemporaines montrent que la tendance inverse prévaut.  

Pour autant, il s’agit aussi de reconnaitre aux normes leur nécessité et valeur. Les normes sont évidemment produites dans une large mesure par les classes et les lobbies dominants. Mais en démocratie les normes sont également l’enjeu et la résultante de rapports sociaux. Les normes peuvent contribuer à une bifurcation agroécologique si elles sont pensées et construites de manière démocratique44Si on considère sérieusement les impacts de l’agriculture productiviste et les désastres écologiques en cours, c’est bien de plus de normes environnementales dont on a besoin, débattues démocratiquement, et entendues comme des attentions collectives aux vivants.

Il s’agit donc au plus vite de prendre très au sérieux les attaques contre la biodiversité et contre les organismes et mécanismes démocratiques qui existent pour la préserver, de voir ces attaques pour ce qu’elles sont, à savoir les signaux d’un système de domination des vivants qui n’entend pas se laisser déposséder de ses prérogatives, de repérer et dénoncer les collusions et les filiations politiques qui portent ces attaques, et de s’y opposer activement, par une multiplicité de voies.

Image d’accueil : photo de Robert Clark sur Unsplash.

NOUS AVONS BESOIN DE VOUS !

Depuis 2018, Terrestres est la revue de référence des écologies radicales.

À travers des essais, enquêtes, traductions inédites et récits de résistances, nous explorons les nouvelles pensées et pratiques nécessaires pour répondre à la catastrophe écologique.

Chaque semaine, nous publions en accès libre des articles qui approfondissent les enjeux écologiques, politiques, et sociaux, tout en critiquant l’emprise du capitalisme sur le vivant. Plus qu’une revue, Terrestres est un laboratoire d’idées et un lieu de réflexions critiques, essentielles à l’élaboration d’alternatives justes et émancipatrices.

En nous lisant, en partageant nos articles et en nous soutenant, par vos dons si vous le pouvez, vous prenez le parti de l’écologie radicale dans la bataille culturelle qui fait rage.

Merci ❤ !

Notes

  1. https://www.nature.com/articles/d41586-025-00197-x
  2. Idem.
  3. https://www.terrestres.org/2021/10/26/total-face-au-rechauffement-climatique-1968-2021/ ; https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0959378021001655 ; https://www.science.org/doi/10.1126/science.abk0063 ; https://link.springer.com/article/10.1007/s10584-015-1472-5.
  4. https://www.science.org/content/article/contrarian-climate-assessment-u-s-government-draws-swift-pushback
  5. https://reporterre.net/Eacop-le-projet-climaticide-de-TotalEnergies-en-6-chiffres
  6. Sur le terme de backlash, voir Greenbacklash – Qui veut la peau de l’écologie ?, dirigé par Laure Teulières, Steve Hagimont et Jean-Michel Hupé, Seuil, collection « Écocène », 2025.
  7. Mouvement né en octobre 2023 d’abord en Occitanie, initialement porté par la FNSEA et les JA (Jeunes Agriculteurs) qui le mettent officiellement en pause le 6 décembre. La contestation reprend en janvier, cette fois hors du contrôle de la FNSEA et des JA qui n’auront de cesse alors d’essayer de reprendre la main jusqu’à annoncer la fin du mouvement alors même que les revendications initiales essentiellement axées sur le revenu n’ont pas été satisfaites et que les promesses gouvernementales concernent d’autres points (notamment l’assouplissement des normes environnementales).
  8. https://www.info.gouv.fr/actualite/gabriel-attal-apporte-des-solutions-durgence-aux-agriculteurs
  9. Un sondage commandé au début du Salon de l’agriculture 2024 par le collectif Nourrir et Terra Nova auprès de l’institut BVA, mené auprès de 600 agriculteurs à qui il est demandé : « Quelle est votre principale source d’inquiétude en rapport avec votre travail ? » indique que 21% des répondants mentionnent le dérèglement climatique et ses conséquences tandis que la réduction d’usage des produits phyto arrive en queue de peloton, seulement citée par 4% des sondé·es (https://www.bva-xsight.com/sondages/crise-agricole-sondage-bvaxsight-collectifnourrir/).
  10. https://www.youtube.com/watch?v=H1avsCQLf50
  11. https://reporterre.net/Notre-crainte-c-est-la-mort-des-agences-de-l-eau
  12. https://www.fnsea.fr/communiques-de-presse/jeunes-agriculteurs-et-la-fnsea-entendus-sur-des-mesures-de-simplification-essentielles-pour-redonner-de-la-visibilite-aux-agriculteurs-mais-impatients-de-voir-leur-concretisation/
  13. Elle a été proposée et portée par le sénateur Les Républicains Laurent Duplomb (ancien élu FNSEA, ex-président de la chambre d’agriculture de Haute-Loire), et son collègue centriste Franck Menonville (exploitant agricole, ancien président des JA en Lorraine, et vice-président de chambre d’agriculture).
  14. https://reporterre.net/Agressions-en-serie-les-agents-de-la-biodiversite-abandonnes-par-l-Etat
  15. https://reporterre.net/Nous-agriculteurs-soutenons-l-OFB-et-denoncons-le-populisme-de-Laurent-Wauquiez
  16. https://www.fnab.org/suppression-de-lagence-bio-la-fnab-denonce-linconsistance-du-gouvernement-sur-les-questions-agricoles/
  17. https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/17/amendements/0324C/CION-DVP/CD6
  18. https://www.francetvinfo.fr/environnement/crise-climatique/a-quoi-servent-l-ademe-et-ses-quatre-milliards-d-euros-de-budget-cibles-par-laurent-wauquiez-valerie-pecresse-et-gerard-larcher_7013501.html
  19. https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/17/amendements/1191/AN/2286 le 11 avril 2025.
  20. https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000041789766/
  21. https://www.senat.fr/rap/r18-560/r18-560_mono.html#toc125
  22. https://reporterre.net/Agriculture-la-ministre-promet-de-la-simplification-contre-les-boulets-des-normes
  23. https://www.publicsenat.fr/actualites/parlementaire/zan-le-senat-souhaite-assouplir-les-objectifs-du-zero-artificialisation-nette-des-sols
  24. https://www.politico.eu/article/pacte-vert-le-revirement-de-macron-indigne-ses-allies/
  25. https://www.vie-publique.fr/loi/293913-entreprises-projet-de-loi-de-simplification-de-la-vie-economique
  26. https://reporterre.net/La-megabassine-de-Sainte-Soline-est-illegale
  27. https://toulouse.tribunal-administratif.fr/decisions-de-justice/dernieres-decisions/a69-le-projet-autoroutier-est-annule-faute-de-necessite-imperieuse-a-le-realiser
  28. https://justicepourlevivant.org/
  29. https://www.lemonde.fr/planete/article/2025/03/13/algues-vertes-la-justice-ordonne-a-l-etat-de-renforcer-la-lutte-contre-les-pollutions-aux-nitrates_6580268_3244.html ; https://www.notre-planete.info/actualites/5025-Justice-pour-le-Vivant-pesticides-biodiversite-France
  30. https://www.notre-planete.info/actualites/5025-Justice-pour-le-Vivant-pesticides-biodiversite-France
  31. https://www.actu-environnement.com/blogs/christian-huglo/65/christian-huglo-droit-derogatoire-prefet-decret-inquietant-92.html
  32. https://charrel-avocats.com/actualite/le-droit-de-derogation-certaines-reglementations-reconnu-au-prefet-perennise
  33. https://www.sudouest.fr/gironde/victoire-de-la-coordination-rurale-en-gironde-crise-viticole-anti-fdsea-les-raisons-de-la-colere-23154240.php
  34. https://www.insee.fr/fr/statistiques/7728839?sommaire=7728903
  35. L’endettement — croissant — des agriculteurs représente presque toujours des centaines de milliers d’euros, y compris pour les petites et moyennes exploitations. Même la Coordination rurale le souligne sur son site : « Les chiffres du Réseau d’information comptable agricole (RICA) montrent que le taux d’endettement moyen des exploitations augmente inexorablement. Ce taux, qui était de 35,40 % en 1988, a atteint 41,88 % en 2018 (étude menée sur un échantillon similaire : 7210 exploitations en 1988, 7220 en 2018) ». Les masses considérables des traites — qui diminuent le revenu agricole final — vont, outre le secteur bancaire, dans les caisses des industries chimiques et du machinisme agricole (voir https://www.terrestres.org/2024/02/12/defendre-les-normes-pour-defendre-une-autre-agriculture/).
  36. https://www.francechimie.fr/positions-expertises/economie-competitivite/chiffres-cles-et-conjoncture/chiffres-cles
  37. https://www.ffbatiment.fr/le-batiment-en-chiffres
  38. Rapport de la Direction Générale du Trésor, janvier 2025, sur « Les enjeux économiques de la transition vers la neutralité carbone » https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/2025/01/27/rapport-final-les-enjeux-economiques-de-la-transition-vers-la-neutralite-carbone
  39. Virginie Maris, 2014. Nature à vendre, Les limites des services écosystémiques, QUAE Éditions, coll. « Sciences en questions ».
  40. En France, cette métaphore animale est régulièrement citée depuis 2020 par l’ancien ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, Hubert Védrine. « Nous sommes des herbivores géopolitiques, dans un monde de carnivores géopolitiques. Bientôt nous serons des végans et nous allons finir comme des proies », avait-il déclaré en janvier 2020 lors du compte rendu de la chaire des grands enjeux stratégiques contemporains de l’université parisienne Panthéon Sorbonne.  https://www.lefigaro.fr/international/le-monde-est-fait-d-herbivores-et-de-carnivores-d-ou-vient-cette-expression-employee-par-macron-au-sujet-de-l-europe-20241110
  41. https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2025/01/06/conference-des-ambassadrices-et-ambassadeurs-2025
  42. Cara New Daggett, Pétromasculinité, Wild Project France, 2023.
  43. https://www.terrestres.org/2019/09/11/crise-ecologique-desetatiser-nos-imaginaires-politiques-et-nos-savoirs-scientifiques/
  44. https://www.terrestres.org/2024/02/12/defendre-les-normes-pour-defendre-une-autre-agriculture/

L’article La biodiversité dans le viseur des droites françaises est apparu en premier sur Terrestres.

PDF

09.10.2025 à 11:27

« Au diable l’environnement, donnez‑moi l’abondance ! » : pourquoi le backlash est structurel

Jean-Baptiste Fressoz

Et si ce que nous appelons backlash écologique n'était que la manifestation brutale d'un mouvement plus profond ? C’est la thèse défendue par l’historien Jean-Baptiste Fressoz dans ce court texte : ce qui nous revient en boomerang, c’est l’incompatibilité structurelle entre l’organisation matérielle de nos sociétés et toute perspective écologique.

L’article « Au diable l’environnement, donnez‑moi l’abondance ! » : pourquoi le backlash est structurel est apparu en premier sur Terrestres.

Texte intégral (4017 mots)
Temps de lecture : 9 minutes

Ce texte est extrait du livre collectif Greenbacklash : qui veut la peau de l’écologie ?, sous la direction de Laure Teulières, Steve Hagimont et Jean-Michel Hupé, à paraître le 10 octobre 2025 aux éditions du Seuil.


Le 25 mai 1970, un mois à peine après le premier Jour de la Terre qui vit des millions d’Américains manifester pour la défense de l’environnement, le New York Times évoquait déjà l’hypothèse d’un ecological backlash, d’un retour de bâton contre l’écologie. La menace n’était pas prise au sérieux. La vague environnementaliste semblait portée par la démocratie américaine elle‑même. « Tant que des millions d’Américains ont l’usage de leurs yeux, de leurs oreilles, de leur nez, la position du personnel politique est prévisible », expliquait l’éditorialiste. « Les habitants de Santa Barbara, dont beaucoup sont conservateurs, n’ont pas eu besoin d’être sermonnés pour s’indigner de la pollution de leurs plages. Les habitants de New York et de Los Angeles n’ont pas besoin d’être informés des dangers de la pollution de l’air. »

Dans la perspective des élections de novembre 1970, le New York Times plaignait « le député qui n’aurait pas de mesures environnementales à présenter à ses électeurs ». La défense de l’environnement était alors consensuelle, portée à la fois par une jeunesse éduquée votant démocrate et par le Parti républicain défendant son passé conservationniste (les parcs nationaux, Theodore Roosevelt). L’Environmental Protection Agency (EPA) et le Clean Air Act furent d’ailleurs adoptés sous la présidence du républicain Richard Nixon avec d’écrasantes majorités. Le backlash, expliquait le journal, venait de « conservateurs obtus […] qui n’accepteraient pas d’être sauvés d’un incendie sans demander avec suspicion où ils sont emmenés et si le danger des flammes n’a pas été exagéré ». Certes, quelques industriels « de moindre envergure » s’opposeraient à l’écologie, mais ils « seraient balayés par ceux dotés d’une vision plus large ».

Avec le recul, 1970 semble marquer l’apogée de l’écologie politique aux États‑Unis. La décennie qui s’ouvrait, annoncée par Nixon comme celle de l’environnement, fut surtout celle de la « crise énergétique » et de la recherche tous azimuts de la souveraineté par le nucléaire, par le gaz et par le charbon. Dès 1970, le journal Science prévoyait que la crise énergétique allait engloutir les préoccupations environnementales : « quand l’air conditionné et les télévisions s’arrêteront le public se dira “au diable l’environnement donnez‑moi l’abondance” ». En 1980, l’élection de Ronald Reagan et plus encore le score de Barry Commoner à la même élection (0,25 %) confirmeraient ce sombre pronostic. À l’époque, comme aujourd’hui, l’idée de « backlash écologique » est trop optimiste. Elle suggère une réaction temporaire, une résistance agressive, mais passagère, émanant des franges conservatrices de la société face à un mouvement d’écologisation et de transition. Les reculs observés ne seraient que tactiques : des contretemps fâcheux sur la voie du progrès. Le problème est qu’en matière écologique, le backlash est structurel, il reflète des intérêts liés à la totalité ou presque du monde productif. La lutte contre la pollution touche au fondement de l’activité économique, au volume et à la nature de la production, à la rentabilité des investissements, à la compétitivité des entreprises et des nations et à la place de l’État dans la régulation de l’économie. La nature structurelle du backlash est particulièrement visible pour le cas des États‑Unis et du réchauffement climatique sur lequel se limite ce texte.

À ne pas rater !
L'infolettre des Terrestres
Toutes les deux semaines, dans votre boîte mail : un éditorial de la rédaction, le résumé de nos dernières publications, un conseil de lecture des Terrestres et des articles tirés de nos archives, en écho à l'actualité.
Adresse e-mail non valide
En validant ce formulaire, j'accepte de recevoir des informations sur la revue Terrestres sous la forme d'une infolettre éditoriale bimensuelle et de quelques messages par an sur l'actualité de la revue.J'ai bien compris que je pourrai me désinscrire facilement et à tout moment en cliquant sur le lien de désabonnement présent en bas de chaque email reçu, conformément à la RGPD.
Merci de votre abonnement !

La résignation climatique sous couvert de « transition »

À la fin de la décennie 1970, quand la question du réchauffement apparaît dans l’arène politique aux États‑Unis, personne ne mettait en cause la réalité du phénomène. Sa compréhension n’était entravée ni par les fausses controverses (le climatoscepticisme) ni par les fausses solutions (la capture du carbone par exemple). La nature du défi était bien perçue par les experts de l’EPA et de la National Academy of Science. Les experts soulignaient le rôle central du carbone dans le système productif mondial et l’énorme difficulté qu’aurait l’humanité à sortir des fossiles à temps pour éviter un réchauffement de 3 °C avant 2100. En 1979, le météorologue américain Jule Charney parlait du réchauffement comme du « problème environnemental ultime » : il fallait agir immédiatement, avant même sa détection, pour espérer limiter les dégâts à la fin du XXIe siècle.

Jule Gregory Charney en 1978

Très vite, la résignation l’emporta. En 1979, la Chine annonçait aux pays du G7 ses prévisions de production de charbon : 2 milliards de tonnes par an d’ici l’an 2000, soit les deux tiers de la production mondiale à l’époque. Si on ajoute à cela l’échec de l’énergie nucléaire — lié à ses risques et ses surcoûts —, l’urbanisation et l’électrification du monde pauvre, la poursuite du consumérisme dans le monde riche et la montée du néolibéralisme, on comprend pourquoi l’idée de stopper le réchauffement fut promptement abandonnée.

En 1983, la National Academy of Science publiait un rapport dont le titre Changing Climate signale à lui seul le parti pris de la résignation. La conclusion défendait rationnellement l’idée de ne rien faire. Il était plus que probable que les grandes puissances de ce monde, prises dans un dilemme du prisonnier, ne parviendraient pas à restreindre leur consommation énergétique et matérielle. L’essentiel des stocks de carbone étant réparti entre les États‑Unis, l’URSS et la Chine, c’est‑à‑dire entre deux superpuissances rivales et un pays en voie de développement, il était illusoire de penser qu’un de ces acteurs puisse y renoncer. On pourrait certes ralentir le phénomène, en introduisant une taxe carbone, mais, concluait le rapport, l’expérience des chocs pétroliers récents dissuaderait n’importe quel gouvernement d’opter pour un renchérissement volontaire des prix de l’énergie. Il faudrait donc s’adapter à un climat plus chaud, ce qui, au dire des agronomes, des forestiers et des ingénieurs consultés sur ce sujet était tout à fait envisageable pour un pays comme les États‑Unis. Quant aux pays pauvres, leur meilleure option était encore de brûler les fossiles nécessaires à leur développement et donc à l’augmentation de leur « résilience ». Il y aurait bien sûr des perdants — le Bangladesh est souvent cité à l’époque — mais imaginer que les pays industriels ou ceux qui aspiraient à le devenir puissent sacrifier leur économie pour le bien‑être des plus pauvres était une illusion. Au pire, il resterait la possibilité de déménager des zones entières de la planète.

Lire aussi | « Les plus pessimistes étaient beaucoup trop optimistes »・Jean-Baptiste Fressoz (2023)

À l’échelle internationale, les grandes conférences commencèrent à se succéder, mais sans modifier les bases économiques et géostratégiques du problème. L’une des premières du genre se tient à Toronto en 1988. La déclaration finale fait preuve d’une réelle ambition : réduire de 20 % les émissions mondiales de CO2 d’ici à 2005 par la mise en place d’une taxe sur les combustibles fossiles dans les pays riches, destinée à financer le développement et l’adaptation des pays pauvres. Mais des contre‑feux sont rapidement allumés. En 1988, une nouvelle institution est créée, le GIEC, dont le but explicite était de remettre les gouvernements au cœur du processus d’expertise. Parmi les trois groupes composant le GIEC, deux sont présidés par des climatosceptiques. Le groupe III, celui chargé des « solutions », est dirigé par l’Américain Robert Reinstein. Comme il l’expliquera plus tard, cette affaire de réchauffement n’est selon lui qu’un faux-nez des négociations commerciales. Les Européens, jaloux des ressources énergétiques américaines, cherchent à nuire à la compétitivité des États‑Unis en invoquant des objectifs de réduction d’émissions illusoires. En tant que chef de la délégation américaine à la conférence de Rio en 1992, il est chargé par son gouvernement de mettre en avant les solutions technologiques au réchauffement — même si lui-même n’y croyait guère. Cette « carte technologique » — c’est son expression — fut largement reprise tant elle arrangeait tout le monde : elle permettait de repousser à plus tard et dans des progrès futurs les efforts de décarbonation.

Couverture du rapport de la Conférence mondiale de Toronto, Canada, 27-30 juin 1988 : l’atmosphère en évolution : implications pour la sécurité du globe. Le texte intégral des actes est disponible dans la bibliothèque numérique de l’ONU.

Transitionisme et climatoscepticisme sont loin d’être contradictoires. En 2002, un mémo de Franz Luntz qui est alors le principal communiquant au service du Parti républicain montre comment ces deux tactiques dilatoires peuvent fonctionner en tandem. Selon lui, les Républicains proches des intérêts pétroliers sont perçus comme vulnérables sur la question climatique. Ils ont besoin de modifier leur langage. Il leur faut par exemple employer le terme « énergie » en lieu et place de « pétrole », dire « energy company » pour désigner Exxon et consorts. De même, mieux vaut éviter « drilling for oil », qui évoque « une bouillasse noire et gluante », mais dire plutôt « energy exploration » qui paraît plus propre et renvoie à la technologie. Sur la question du climat, Luntz reprend la boîte à outils des marchands de doute et y ajoute l’idée de transition en cours. « Le débat scientifique est en train de se clore contre nous » écrit‑il, mais il reste « une fenêtre de tir ». Les Américains respectent la science et donc il faut insister sur le besoin de faire plus de science ou de la meilleure science. Et surtout, il faut parler d’innovation, souligner les baisses d’émissions déjà réalisées par le secteur privé et insister sur les progrès technologiques à venir. L’opposition aux normes et aux traités internationaux n’est pas contre le climat ou l’environnement. Au contraire : ces règles imposées par les étrangers entraveront la prospérité nationale et l’inventivité technologique américaines. C’est aussi à ce moment, sous la présidence de George W. Bush, que sont poussées les propositions de capture et de stockage du carbone, solutions impraticables à grande échelle, mais qui jouent un rôle clé dans les scénarios de neutralité carbone mis en avant par le GIEC.

Quelle « écologisation » au regard des dynamiques matérielles ?

Depuis que le monde se préoccupe officiellement du changement climatique, depuis 1992 et la conférence de Rio, les techniques — dont les énergies renouvelables — ont beaucoup progressé : il faut émettre presque deux fois moins de CO2 pour produire un dollar de PIB. Mais ce rapport entre deux agrégats est bien trop grossier pour comprendre les dynamiques matérielles. La baisse de l’intensité carbone de l’économie mondiale cache le rôle presque inexpugnable des énergies fossiles dans la fabrication d’à peu près tous les objets, un rôle qu’elles remplissent, il est vrai, de manière plus efficace. Depuis les années 1980, l’agriculture mondiale a accru sa dépendance au pétrole et au gaz naturel (ingrédient essentiel des engrais azotés) avec les progrès de la mécanisation et l’usage croissant d’intrants chimiques. L’extraction minière et la métallurgie deviennent plus gourmandes en énergie. L’urbanisation du monde pauvre a conduit à remplacer des matières peu émettrices comme le pisé ou le bambou par du ciment. L’extension des chaînes de valeur, la sous‑traitance et la globalisation accroissent les kilomètres parcourus par chaque marchandise ou composant de marchandise et donc le rôle du pétrole dans la bonne marche de l’économie. Tous ces phénomènes sont masqués par l’efficacité croissante des machines et le poids des services dans le PIB mondial (d’où l’impression de découplage), mais ils n’en sont pas moins des obstacles essentiels sur le chemin de la décarbonation.

Lire aussi | Défataliser l’histoire de l’énergie・François Jarrige & Alexis Vrignon (2020)

Car la « transition énergétique » présentée comme la solution au réchauffement concerne surtout l’électricité, soit 40 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Pour l’aviation, le transport maritime, l’acier, le ciment, les plastiques, les engrais, l’agriculture, le bâtiment ou encore l’armement, les perspectives de décarbonation restent encore assez fantomatiques. Le déploiement des renouvelables va alimenter en électricité décarbonée une économie dont la constitution matérielle dépendra encore longtemps des fossiles. D’où la nécessité de quantités colossales « d’émissions négatives » après 2050 sous forme de BECCS, pour « bioénergie couplée à la capture et au stockage de carbone ». C’est sur cette promesse technologique sans fondement que reposait l’Accord de Paris.

En 1970, l’éditorialiste du New York Times qui avait inventé le terme d’« ecological backlash» se moquait d’une rumeur colportée par la droite américaine, celle d’une collusion entre socialisme et environnementalisme. Peut‑être aurait‑il fallu explorer cette idée plus loin : lutter contre le réchauffement et la destruction des écosystèmes nécessite une transformation extraordinairement profonde du monde matériel et donc de notre société. Cela requiert non seulement le déploiement de nouvelles techniques, mais aussi et surtout le démantèlement accéléré de secteurs entiers de l’économie qui dépendent et dépendront longtemps des fossiles. Il s’agit bien d’une rupture avec le capitalisme industriel fondé sur la propriété privée des moyens de production. Denis Hayes, l’organisateur du premier Jour de la Terre, le reconnaissait volontiers : « Je soupçonne que les politiciens et les hommes d’affaires qui sautent dans le train de l’écologie n’ont pas la moindre idée de ce à quoi ils s’engagent […] Ils parlent de projets de traitement des eaux usées alors que nous contestons l’éthique d’une société qui, avec seulement 6 % de la population mondiale, représente plus de la moitié de la consommation annuelle mondiale de matières premières. »

L’idée de backlash a ceci de confortable qu’elle tend à naturaliser l’écologisation des sociétés. Elle donne l’impression que les revers actuels ne sont que temporaires. La transition serait en marche, il suffirait de l’accélérer. En fait, les ennemis de l’écologie — qu’ils soient populistes ou néolibéraux — ne sont que la face visible et grimaçante d’une force colossale, celle qui se trouve derrière l’anthropocène : non seulement le capitalisme, mais tout le monde matériel tel qu’il s’est constitué depuis deux siècles.



Sunday Telegraph, 26 avril 1970 (traduit en français)

Lire aussi | Portrait du capitalisme en économie régénérative・Quentin Pierrillas (2020)


NOUS AVONS BESOIN DE VOUS !

Depuis 2018, Terrestres est la revue de référence des écologies radicales.

À travers des essais, enquêtes, traductions inédites et récits de résistances, nous explorons les nouvelles pensées et pratiques nécessaires pour répondre à la catastrophe écologique.

Chaque semaine, nous publions en accès libre des articles qui approfondissent les enjeux écologiques, politiques, et sociaux, tout en critiquant l’emprise du capitalisme sur le vivant. Plus qu’une revue, Terrestres est un laboratoire d’idées et un lieu de réflexions critiques, essentielles à l’élaboration d’alternatives justes et émancipatrices.

En nous lisant, en partageant nos articles et en nous soutenant, par vos dons si vous le pouvez, vous prenez le parti de l’écologie radicale dans la bataille culturelle qui fait rage.

Merci ❤ !

L’article « Au diable l’environnement, donnez‑moi l’abondance ! » : pourquoi le backlash est structurel est apparu en premier sur Terrestres.

PDF
4 / 10
  GÉNÉRALISTES
Ballast
Fakir
Interstices
Lava
La revue des médias
Le Grand Continent
Le Diplo
Le Nouvel Obs
Lundi Matin
Mouais
Multitudes
Politis
Regards
Smolny
Socialter
The Conversation
UPMagazine
Usbek & Rica
Le Zéphyr
 
  Idées ‧ Politique ‧ A à F
Accattone
Contretemps
A Contretemps
Alter-éditions
CQFD
Comptoir (Le)
Déferlante (La)
Esprit
Frustration
 
  Idées ‧ Politique ‧ i à z
L'Intimiste
Jef Klak
Lignes de Crêtes
NonFiction
Nouveaux Cahiers du Socialisme
Période
Philo Mag
Terrestres
Vie des Idées
 
  ARTS
Villa Albertine
 
  THINK-TANKS
Fondation Copernic
Institut La Boétie
Institut Rousseau
 
  TECH
Dans les algorithmes
Framablog
Gigawatts.fr
Goodtech.info
Quadrature du Net
 
  INTERNATIONAL
Alencontre
Alterinfos
CETRI
ESSF
Inprecor
Journal des Alternatives
Guitinews
 
  MULTILINGUES
Kedistan
Quatrième Internationale
Viewpoint Magazine
+972 mag
 
  PODCASTS
Arrêt sur Images
Le Diplo
LSD
Thinkerview
 
Fiabilité 3/5
Slate
 
Fiabilité 1/5
Contre-Attaque
Issues
Korii
Positivr
🌓