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Nous n’avons pas fini de sévir, toujours à contretemps. Il n’est pas de dissidence possible sans fidélité à ce qui nous a faits.

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03.11.2025 à 10:31

Lettre à Lola

F.G.
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■ Lola MIESSEROFF VIEILLIR SANS TEMPS MORT, MOURIR SANS ENTRAVES Manifeste de désobéissance sénile Libertalia, 2025, 104 p. Vient toujours un âge où l'âge se rappelle à toi. On a beau botter en touche, penser à autre chose, faire comme si, le signe est là. Clignotant. Et ça fait toujours mal. Moi, ça m'est arrivé pendant le mouvement des Gilets jaunes un jour où je tentais de rejoindre ma bande de jeunes copains sur des champs élyséens noyés de gaz. C'était rue La Boétie, au croisement des (…)

- Recensions et études critiques
Texte intégral (1840 mots)

■ Lola MIESSEROFF
VIEILLIR SANS TEMPS MORT, MOURIR SANS ENTRAVES
Manifeste de désobéissance sénile

Libertalia, 2025, 104 p.


PDF

Vient toujours un âge où l'âge se rappelle à toi. On a beau botter en touche, penser à autre chose, faire comme si, le signe est là. Clignotant. Et ça fait toujours mal. Moi, ça m'est arrivé pendant le mouvement des Gilets jaunes un jour où je tentais de rejoindre ma bande de jeunes copains sur des champs élyséens noyés de gaz. C'était rue La Boétie, au croisement des Champs.

– Tu vas où, pépère ? , m'a dit un balaise quadra en jaune en me prenant par le bras. Il filtrait les entrées sur le champ de bataille.
– Sur les Champs, ai-je répondu (en m'obligeant à ne pas rajouter « Ducon »), rejoindre mes potes.
– N'y songe pas, pépère. Ça canarde de partout. On a surtout besoin de combattants, là-bas.
– Et toi tu fais quoi, ici ?
– J'empêche les types comme toi d'aller au casse-pipe.

Deux fois « pépère » en trois minutes et un gros signifiant que j'ai pris en pleine gueule : « Vu ton âge, tu sers à rien. » Putain, j'avais la rage !

À bien y repenser, Lola, c'est la première fois que je me suis clairement senti vieux. D'un coup, comme ça. Vieux dans le regard d'un autre, d'un brave type probablement, de mon camp en tout cas, prévenant mais dépourvu de toute élégance langagière dans la formulation de ses louables intentions. Un Gilet jaune, en somme, brut de décoffrage. Comme je les aimais. Sauf lui.

Finalement, j'ai rebroussé chemin pour rejoindre un cortège qui se dirigeait vers la place de l'Opéra, où avait lieu un autre rassemblement. Pépère, celui-là, cultureux et écolo. Alternatiba (de plafond) en somme. Sans risques, en tout cas. On s'y faisait chier dans les grandes largeurs. J'ai réussi à prendre des nouvelles de ma bande des Champs. Elle allait bien, la jeunesse, et c'était l'essentiel. Et, vieux, je me suis endormi d'un coup, comme pour m'évader dans des rêves qui ne vinrent pas.


Jeune, j'aimais bien les anciens, Lola. Mes anciens, c'était souvent des anars espagnols. Normal, je viens de là. C'est ma matrice. À bien des égards, physique mis à part, je les trouvais plus jeunes que nous. Avec un avantage, indéniable à mes yeux : ils avaient vécu le temps de l'extrême défaite – celle de la Révolution espagnole de 1936 et du « bel été de l'anarchie » – sans céder sur leurs rêves d'émancipation. Ils y croyaient encore et toujours. Malgré toutes les trahisons et en dépit de la marche du monde. Ils y croyaient parce que leur vie d'exilés l'exigeait. C'était ça ou sombrer. Mon université, c'était eux, une école de résistance. Bien plus que l'autre, en tout cas, la vraie, celle où, étudiant en histoire, je vivais le temps des simulacres de l'après-68.

Ton expérience, celle que tu déroules dans tous tes livres [1], est singulière, bien sûr, aussi singulière que tu l'es toi-même, Lola, voyelle d'une outre-gauche dont tu as fondé le concept et qui s'accorde plutôt bien aux apatrides de l'appartenance, aux en-dehors des identités fixes et aux déserteurs des avant-gardes militantes et de leurs suivistes bases. Cette dissidence aux contours incertains est, en soi et presque par nature, un monde solidaire en somme. On s'y connaît, on s'y fréquente, on s'y engueule, mais ni plus ni moins que dans les « milieux libres » d'une anarchie expérimentale du début du XXe siècle où amour-librisme, végétalisme et néo-malthusianisme devaient jeter les bases d'un anarchisme naturien dont, encore aujourd'hui, retentissent, quoique amoindris, quelques échos.

Comme quoi rien ne se perd jamais tout à fait des anciens combats.


C'est d'ailleurs là un des fils qui fait la trame de ton « manifeste de désobéissance sénile ». Il a cet avantage d'aborder des sujets pas marrants – la vieillesse, la dépendance, la mort à venir – sans sombrer jamais dans le pathos ou la neurasthénie. En cela ton Vieillir sans temps mort, mourir sans entraves est une réussite. On s'y marre même parfois, et franchement, ce qui n'est pas rien ; on y apprend beaucoup ; on se plaît à constater que, de Debord à Lasch, tes références sont les bonnes.

C'est vrai, Lola, qu'en te lisant, j'ai souvent pensé, comme toi, à La Vieille Dame indigne, de René Allio [2], cette Madame Bertini – magnifiquement campée par Sylvie – qui, à la mort de son mari et alors qu'elle a la soixantaine, vend, au grand dam de ses héritiers, l'entreprise familiale en faillite, bazarde tous ses biens, s'achète une voiture et part à l'aventure en compagnie d'une serveuse de bar pour qui elle s'est prise d'amitié et d'un cordonnier à forte inclinaison libertaire. Il y a, dans ce film, le même esprit de liberté que celui qui te colle aux semelles de marcheuse contre le vent. « Qui peut décider, écris-tu, de nos supposés droits et devoirs de “vieux” ? Qu'une grand-mère ne s'occupe de ses petits-enfants que quand et comme elle le souhaite ou pas du tout, qu'un papy se lance des défis sportifs, que nous portions encore des blousons de cuir, des jeans serrés, des jupes courtes et des cheveux longs, que nous nous déplacions encore à vélo ou à moto, que nous buvions de l'alcool et prenions des drogues, que nous allions dans les manifestations, sur des piquets de grève ou des ronds-points, que nous soyons encore capables de voler dans les supermarchés ou d'arnaquer les aides de l'État, en voilà un beau scandale ! » (pp. 38-39). Tout en somme plutôt que d'être de la catégorie des « bons vieux » soumis, décoratifs, rangés, polis et comme s'excusant toujours d'être encore là. La vieillesse, ça peut aussi être une chance, l'occasion de dire merde aux adultes bien portants, dynamiques et métaversés dont le seul et peu enviable talent est de savoir marcher vite et tête basse, le regard fixé sur leurs écrans du néant. Passée la frontière de la nécessité, c'est-à-dire du travail aliéné et du poison mental qu'il induit, l'inactif actif – le retraité manifestant, par exemple – aura toujours l'avantage sur le compulsif inactif – par excellence, le quadra à costard aussi étriqué que son univers mental – de voir le monde et sa propre vie avec les yeux de la curiosité et le regard de l'enfance. Comme toi, Lola, quand tu nous livres, en guise de viatique, cette citation de Brel, extraite de La Chanson des vieux amants (1967) :

Il nous fallut bien du talent
Pour être vieux sans être adultes.


Et puis il y a le reste, ce reste qui fait souvent frémir, mais aussi sourire, sous ta plume alerte, iconoclaste et acérée. Comme si, dans ta caboche de rebelle sans âge, l'important était de ne jamais céder aux propos courants, au misérabilisme, aux religions et à leurs aumônes spirituelles. Le reste, c'est la pauvreté dans laquelle vivent certains vieux, la dictature des apparences, les amours et la barrière des âges, la mort en liberté. Bouleversantes, Lola, sont les pages que tu consacres à celle de ton père, Génia, à quatre-vingt- cinq ans, et de ta mère, Aliocha, à quatre-vingt-neuf, où, fièrement, tu les as accompagnés jusqu'au bout dans leur volonté de suicide assisté. Ce combat, tu l'assumes aujourd'hui en t'impliquant dans l'association Ultime Liberté. Au point d'y « militer », toi, l'inconvenante, qui a toujours méprisé le militantisme comme stade suprême de l'aliénation.

« L'enfance et la jeunesse, écris-tu, en conclusion d'ouvrage, sont jalonnées d'étapes initiatiques d'apprentissage et de découverte. Si on sait garder l'œil et l'esprit aux aguets […], l'initiation ne connaît en réalité pas de fin. » Tu l'écris et tu le prouves au quotidien de tes engagements.

Merci à toi, Lola, et la bise d'un Black Vioque.

Freddy GOMEZ


[1] Voyage en outre-gauche (2018), Fille à pédés (2019), Davaï ! (2022), les trois chez Libertalia. Lire ici la recension de Davaï !

[2] Sorti en 1965, ce film est inspiré d'une nouvelle de Bertolt Brecht.

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