
29.12.2025 à 10:45
■ Initialement publiée, sous le titre « Albert Camus, au-delà de sa récupération réactionnaire » et sur le site « Ballast » , cette brillante étude d'Alexis Lager, Rémi Larue et Faris Lounis ne se contente pas de dénoncer, à travers cette tentative d'annexion de Camus, la manœuvre d'une réaction droitière et extrême droitière avide de crédibiliser son misérable corpus en s'appropriant des références de poids – elle a d'ailleurs fait de même avec Gramsci. Elle nous livre aussi – (…)
- En lisière
■ Initialement publiée, sous le titre « Albert Camus, au-delà de sa récupération réactionnaire » et sur le site « Ballast » [1], cette brillante étude d'Alexis Lager, Rémi Larue et Faris Lounis ne se contente pas de dénoncer, à travers cette tentative d'annexion de Camus, la manœuvre d'une réaction droitière et extrême droitière avide de crédibiliser son misérable corpus en s'appropriant des références de poids – elle a d'ailleurs fait de même avec Gramsci. Elle nous livre aussi – contradictions comprises – un portrait tout en nuances de l'homme révolté, égalitaire et libertaire qu'était Camus.– À contretemps.
« Êtes-vous un intellectuel de gauche ? » Quelques semaines avant sa mort, Albert Camus répond à cette question que lui pose le professeur François Meyer : « Je ne suis pas sûr d'être un intellectuel… Quant au reste, je suis pour la gauche, malgré moi et malgré elle [2]. » Si cette réponse témoigne d'une profonde désillusion sur les errances de sa famille politique et du rôle qu'il pouvait encore y jouer, elle souligne aussi très clairement qu'en cette fin des années 1960 l'écrivain n'avait pas tourné le dos à la gauche. Il semble que vivaient encore profondément en lui à cette époque les idéaux d'égalité, de justice et d'émancipation qui conduisirent le jeune militant antifasciste qu'il était en 1935 à adhérer au Parti communiste algérien (PCA) et à dénoncer les iniquités du colonialisme dans les pages d'Alger Républicain. Son refus de l'abstraction et sa critique sans concession du dogmatisme idéologique comme des grands systèmes de pensée totalitaires expliquent tout à la fois sa mise à l'écart par les compagnons de route du communisme de l'époque – en particulier après sa rupture avec Sartre – et sa proximité avec les anarcho-syndicalistes et la gauche libertaire. À rebours de l'histoire, la lucidité antitotalitaire que Camus incarnait semble lui avoir donné raison dans les années 1990, dans une forme d'état de grâce qui lui a été offert à la chute du mur de Berlin. Mais l'unanimisme médiatique actuel autour de sa figure et sa récupération stratégique par la droite et l'extrême droite paraît aujourd'hui, à gauche, inspirer à nouveau le soupçon, si ce n'est une défiance manifeste. Il y a même certains auteurs qui appellent à l'oublier [3].
Indéniablement, l'antitotalitarisme de Camus est traversé par un impensé colonial et un européocentrisme qui peuvent expliquer en partie l'absence de références critiques au colonialisme en Afrique et en Asie dans L'Homme révolté. Sa critique du colonialisme, si elle s'inscrit dans le paradigme des droits humains, est restée inconséquente – en particulier parce qu'elle n'affronte pas assez profondément la question de l'expropriation et du peuplement colonial comme système. Ses positions politiques, qui n'ont jamais appelé à la fin de la présence française en Algérie, mais proposaient la construction d'un fédéralisme, paraissent, avec le recul historique, irréalistes, voire utopiques. Faire de Camus, dans une lecture peu scrupuleuse qui fait fi de toute rigueur historique, un chantre du « colonialisme à visage humain », est cependant une ineptie. Un colloque récent consacré aux rapports de l'écrivain à l'Algérie coloniale a précisément mis en lumière les raisons qui sous-tendent le positionnement complexe de Camus [4]. Comme le note l'une des organisatrices, ce même événement a été l'occasion de souligner très clairement les « limites » de sa prise de conscience, là où « d'autres, Européens libéraux proches de lui, ont pu opérer à l'épreuve de la crise algérienne » [5]. La cécité de Camus et son indécision sur la question coloniale annulent-t-elle pour autant, à gauche, toute pertinence de sa pensée politique ?
Figure extrêmement populaire, Camus se trouve aujourd'hui réduit à des positionnements idéologiques qui polarisent à outrance sa pensée. Non seulement cette dernière peut encore porter à notre époque, mais il paraît urgent de réagir et de ne pas commettre la grossière erreur de l'abandonner à son instrumentalisation droitière et extrême droitière. Cette récupération des intellectuels de gauche, qui n'a pas commencé avec Camus, le transforme a minima en un fade penseur du juste milieu, a maxima en une figure réactionnaire, un partisan du choc des civilisations. Une telle imposture mérite d'être analysée et vivement dénoncée. Toutefois, elle doit s'accompagner d'un retour critique sur les positions politiques de Camus et sur les raisons de son ancrage à gauche, afin de mieux sortir de la tentation hagiographique comme de son iconisation médiatique. En 1955, l'écrivain déclarait : « Quand ce qu'on appelle la gauche, renonçant à son conformisme, regroupera ses forces, sa volonté de lucidité et son exigence de justice autour de l'idée de liberté, alors peut-être renaîtra la solidarité qui fut la nôtre et que, pour ma part, je n'ai jamais oubliée ni humiliée [6]. » Soixante-dix ans plus tard, son appel n'est pas mort. Camus demeure un penseur de gauche – et sa famille politique, toutes tendances confondues, doit s'en réemparer.
Anatomie d'une imposture
Si, déjà à son époque, la droite ne manque pas de récupérer Camus [7], profitant de sa critique de la gauche césarienne et de sa rupture avec Sartre, qui le marginalisent dans sa famille politique, c'est à partir des années 2010, marquées par les célébrations effusives du centenaire de la naissance de Camus, que le positionnement idéologique autour de l'écrivain commence à se retourner. Ce contexte favorise sa récupération par la droite afin d'en capter l'aura populaire et universaliste pour mieux imposer, in fine, un remodelage implicitement réactionnaire d'une figure de la gauche humaniste et antitotalitaire. Cette inversion rhétorique et l'imposition de ce nouveau récit idéologique sont stratégiques.
En 2009, à l'approche du cinquantenaire de la mort de l'auteur de L'Étranger, la proposition de Nicolas Sarkozy, alors président de la République, de faire entrer Camus au Panthéon, est une première pierre posée dans cette stratégie de récupération politique, raison pour laquelle le fils de l'écrivain, Jean, refuse cette panthéonisation. « Albert Camus, anarchiste de gauche, serait une nouvelle belle prise pour Nicolas Sarkozy dans sa politique d'ouverture », concluait alors Le Journal du dimanche. La même année, dans le numéro hors-série que Le Figaro consacre à Camus [8], Alain Finkielkraut, projetant son tropisme péguyste et son inclination passéiste sur Camus, en fait un « mécontemporain » capital dont « l'éclosion » dans notre monde « ne serait tout simplement plus possible [9] ». « Il n'est pas exclusivement de gauche [10] ». Quatre ans plus tard, Henri Guaino, plume et conseiller spécial de Nicolas Sarkozy, fait paraître Camus au Panthéon à l'occasion du centenaire de sa naissance. Il y imagine le discours qui aurait pu accompagner la panthéonisation de l'auteur et marque une nouvelle étape dans le processus de récupération. À l'heure pré-macroniste où le clivage politique commence à se fissurer, Guaino cherche à brouiller les lignes en dressant le portrait d'un penseur ni de droite ni de gauche, véhiculant du même coup l'image d'un Camus apolitique, girouette aux positions incertaines : « Il ne peut pas adhérer à la droite parce qu'il aurait le sentiment de trahir ceux parmi lesquels il est né. Il se sent plus proche des socialistes. Mais pas assez pour les rejoindre [11] ».
La critique camusienne de la gauche communiste stalinienne est relue par la Nouvelle Droite puis par le Printemps républicain comme une disqualification définitive de la gauche et du projet qu'elle porte. La gauche serait – en soi – violente, radicale, et donc forcément totalitaire : dans Camus, notre rempart, publié en 2024, l'ancien ministre socialiste Hubert Védrine estime que l'écrivain serait un « rempart » contre le fanatisme du « wokisme » et les « névroses américaines » de la « cancel culture » qui menaceraient les enseignements à l'Université française. Camus apparaît alors, à tort, comme l'apôtre d'une mesure attentiste et conservatrice, le gardien immobile d'un statu quo social et politique. Contrairement à cette réduction qui neutralise à dessein le souci ardent de justice sociale et d'égalité propre à Camus, la pensée politique de l'écrivain doit être replacée dans le cadre d'un socialisme libertaire qui n'a jamais refusé la possibilité d'un progrès historique, mais qui refuse d'en faire une idéologie auto-réalisatrice et messianique. Sa critique des idéologies progressistes, « doctrines absolues et infaillibles », ne doit pas occulter le fait que chez lui, « l'amélioration […] de la condition humaine » est possible, mais que sa réalisation s'effectue de manière « obstinée » et « chaotique [12] ».
Au mitan des années 2010, l'hétéroclite revue Limite, d'inspiration chrétienne et revendiquant le dépassement du clivage gauche-droite [13] au sein de ce qu'elle nomme une « écologie intégrale », décroissante et anti-libérale, participe souterrainement à ce mouvement de récupération des figures de gauche perçues comme des précurseurs de l'écologie radicale, de George Orwell à André Gorz en passant par Simone Weil. Limite participe alors à une forme de légitimation des idées conservatrices dans le champ intellectuel [14]. Dans un entretien avec le philosophe belge Jacques Dewitte paru dans la même revue, le journaliste Max-Erwann Gastineau diffuse ainsi l'idée que la pensée d'Albert Camus révèle « la prégnance d'un esprit conservateur cherchant à conserver ce qui est ». Prise de guerre aux décroissants, la notion de « limite », qui inspire le titre de la revue, est une manière de polariser idéologiquement cette notion, dont Camus use souvent dans son analyse de la révolte et de la violence.
Au début des années 2020, c'est le magazine d'extrême droite Causeur qui prend la relève. Les articles qu'il consacre au Prix Nobel alimentent la construction stratégique d'un Camus néo-réactionnaire. Leurs titres sont éloquents et explicites : « Albert Camus, l'homme révolté contre le progrès » (6 janvier 2020), « Camus, un penseur conservateur ? » (10 janvier 2020), « La droite ne déteste pas Albert Camus ! » (8 mars 2024), « Camus n'aurait pas aimé les César… » (5 mars 2025). Michael Sadoun, l'un des journalistes de Causeur, n'hésite pas à affirmer à grands coups de réductions historiques et de simplifications idéologiques : « Camus aurait probablement été en notre temps un écrivain décrit comme réactionnaire et de facto un mâle blanc de plus de 50 ans. Ses œuvres ne répondent pas à l'exigence de diversité imposée, sa philosophie n'exalte ni le changement perpétuel ni le désir individuel, et s'inscrit loin des faiseurs de système et grands accusateurs de l'Occident qui ont forgé la pensée de Mai 68. Camus est plutôt de ceux qui pensent que certains invariants de l'existence humaine doivent être éprouvés et aimés plutôt qu'annihilés par des progrès techniques et des théories fumeuses [15]. »
Un ensemble de schèmes réactionnaires sous-tendent cet extrait. La pensée de Camus n'est plus appréhendée depuis le contexte historique spécifique où elle s'inscrit, mais dans une sorte d'essentialisation idéologique entourée de contre-vérités. Le journaliste actualise à nouveaux frais le reproche récurent de l'invisibilisation des Algériens musulmans dans son œuvre, pour le transformer ici en qualité conservatrice : l'absence de diversité ethnique. Le retournement axiologique de cette critique permet l'alignement avec la doxa réactionnaire contemporaine en tendant insidieusement à faire de cette absence un choix délibéré – et donc raciste – de l'écrivain. Les raisons de cette absence sont bien évidemment toutes autres, liées à la réticence de Camus de « parler pour les colonisés, à leur place, de témoigner de leur vécu [16] », comme il s'en expliquait lui-même face à l'écrivain Mouloud Ferraoun qui l'interrogeait sur la question : « Ne croyez pas que si je n'ai pas parlé des Arabes d'Oran c'est que je me sente séparé d'eux. C'est que pour les mettre en scène, il faut parler du problème qui empoisonne notre vie à tous, en Algérie ; il aurait fallu écrire un autre livre que celui que je voulais faire. Et pour écrire cet autre livre d'ailleurs, il faut un talent que je ne suis pas sûr d'avoir – vous l'écrirez peut-être parce que vous savez, sans effort, vous placer au-dessus des haines stupides qui déshonorent notre pays [17]. »
Mais le journaliste de Causeur ne s'arrête pas à la promotion d'un racisme camusien latent. La remarque sur « le mâle blanc de plus de 50 ans » n'a d'autre fonction que de s'inscrire dans une croisade « anti-wokiste ». La formule selon laquelle Camus n'exalte pas « le changement perpétuel » se révèle particulièrement fallacieuse puisqu'elle présente, encore une fois, l'image trompeuse d'un Camus politiquement quiétiste, là où, en réalité, sa pensée et sa vie ont toujours été tournées vers la révolte et l'action. Aussi, faire de Camus un penseur qui n'a jamais fait partie des « grands accusateurs de l'Occident » est totalement faux. En témoigne l'écriture de L'Homme révolté, où l'auteur affirme que l'Europe, cette « terre de l'humanisme », est devenue « terre inhumaine [18] », ce qui peut se lire comme une critique adressée à l'« histoire de l'orgueil européen » pour mieux montrer ses errances et son nihilisme meurtriers. Enfin, prétendre que Camus serait le gardien de « certains invariants de l'existence humaine », c'est omettre l'idée que, chez lui, les valeurs humaines ne sont nullement des données absolues justifiant la conservation d'un ordre hiérarchique mais les fruits d'une constante recherche et d'un mouvement inlassable de révolte.
Autre temps fort dans la transformation de Camus en icône réactionnaire : la parution en 2023 du livre d'Olivier Gloag, Oublier Camus, qui, loin de proposer un examen critique attentif, honnête et scrupuleux du rapport de Camus au colonialisme, jette intentionnellement l'anathème sur l'écrivain pour mieux creuser le soupçon de l'appartenance de Camus à la gauche. L'écrivain devient sous sa plume « le parangon d'un humanisme abstrait qui a ceci de commode – et de suspect – qu'il plaît à droite comme à gauche [19] ». Les réactions de la droite et de l'extrême droite française ne se font pas attendre. L'ouvrage de Gloag contribue, non malgré lui, à favoriser la récupération néo-réactionnaire de l'œuvre de l'écrivain dans un jeu de positionnements idéologiques et de bataille culturelle – l'universitaire se présentant comme un pourfendeur de la « canonisation mainstream » de Camus, ses critiques conservateurs comme les véritables gardiens de la culture contre l'offensive « woke [20] ».
Dans cette droitisation de la réception de Camus, les voix de certains écrivains algériens francophones comptent aussi, en particulier celle de Kamel Daoud. Pour ce dernier, également éditorialiste au Point, se revendiquer de Camus c'est asseoir sa légitimité littéraire et intellectuelle aux yeux de la droite républicaine française. En croisade permanente contre un « wokisme hystérisé », il instrumentalise la figure de Camus pour légitimer les offensives réactionnaires contre le « gauchisme culturel » des « décoloniaux ». Chroniquant la sortie du volume posthume Actuelles IV, Kamel Daoud affirme que Camus « ne s'identifiait ni à la gauche ni à la droite, ce qui l'a protégé de l'obsolescence de ses contemporains [21] ». Par la magie d'une rhétorique de l'inversion, les engagements de Camus contre les crimes du communisme stalinien et la répression soviétique de la révolte en Hongrie en 1956 seraient aux yeux de Kamel Daoud l'équivalent de ses propres guerres culturelles contre les épouvantails qui suivent : « islamisme, déni, procès en islamophobie, abaya et contrition, déclinisme ». Kamel Daoud tente en vain de résoudre les contradictions de son virage réactionnaire en s'identifiant à Camus : « Aujourd'hui encore, il est difficile d'être un intellectuel contemporain, c'est-à-dire ni de gauche – paralysée par la culpabilité et le dogme de la faute occidentale contre les anciennes colonies – ni d'extrême droite. » Cela signifie-t-il alors que l'intellectuel contemporain doit nécessairement être dans le vide laissé entre ces deux positionnements, c'est-à-dire tout simplement de droite ? On notera que la formule entretient l'ambiguïté à ce sujet.
On retrouve sous la plume de Kamel Daoud le portrait, essentialisé ici par le lyrisme employé, d'un Camus du « ni-ni » : « Ni à gauche ni à droite, mais dans un présent étincelant et fuyant. Méfiant à l'égard des prophètes, puisqu'il y en a toujours. D'ailleurs, peut-on être algérien et français en même temps ? Voici un verdict qui vaut pour hier comme pour aujourd'hui : une partie de la presse accusera Camus de tiédeur révolutionnaire, comme on met en cause certains pour tiédeur décoloniale. Hier, des familles politiques se taisaient sur les crimes à l'Est pour sauver l'utopie communiste ; aujourd'hui, on se tait sur l'islamisme au nom de la dénonciation exclusive de l'islamophobie ».
Il y a des ponts entre passé et présent qui sont construits, parfois, dans la précipitation de l'identification à une figure d'autorité. Ici, Kamel Daoud ramène à lui la pensée de Camus qui ne s'est jamais exprimé explicitement sur le sujet de l'intégrisme islamique à son époque, peut-être simplement parce que cette question ne se posait pas dans les mêmes termes. La récupération ou l'identification ne sont pas attentives à la production d'anachronismes grossiers. Les analogies sont pétries de limites lorsqu'elles ne sont pas étayées par des écrits ou des faits.
Combat : pour un « socialisme libertaire »
Comment répondre à cette droitisation qui fantasme un Camus conservateur ? Il suffit de relire les éditoriaux de Combat pour se rendre compte de l'écart entre le projet « social-libertaire » porté par l'écrivain et ses récupérations droitières, voire illibérales. Dans un texte publié dans les colonnes du quotidien clandestin le 1er octobre 1944, l'auteur trace les grandes lignes de ce projet : « Nous l'avons dit plusieurs fois, nous désirons la conciliation de la justice avec la liberté. Il paraît que ce n'est pas assez clair. Nous appellerons donc justice un état social où chaque individu reçoit toutes ses chances au départ, et où la majorité d'un pays n'est pas maintenue dans une condition indigne par une minorité de privilégiés. Et nous appellerons liberté un climat politique où la personne humaine est respectée dans ce qu'elle est comme dans ce qu'elle exprime [22]. »
Alors, de droite Camus ? Libertaire de gauche, plutôt ! L'équilibre que revendique l'écrivain entre justice et liberté, que tronquent ses récupérations réactionnaires en n'insistant que sur la liberté aux dépens de l'égalité, puise à la même veine que le mouvement anarchiste des communs où, selon le philosophe Édouard Jourdain, « la liberté ne peut se séparer de l'égalité [car] elles se soutiennent l'une l'autre ». Et d'ajouter, allant plus loin dans la description de cette alliage liberté/justice/égalité : « La liberté sans égalité est libérale, et justifie l'exploitation d'un individu par un autre ; l'égalité sans liberté est autoritaire, et justifie la domination d'un groupe sur un autre. En cela, l'anarchisme se veut être un dépassement du libéralisme comme du marxisme. Le mouvement des communs s'inscrit potentiellement dans une telle perspective, dès lors qu'il ne se réduit pas a priori à certains biens (comme les biens naturels) ni à un certain économicisme prétendument apolitique. [Édouard Jourdain, « La part anarchiste des communs »] »
Pour autant, Camus ne se limite pas aux grands principes. Son socialisme libertaire s'incarne et se déploie dans le quotidien. Dans l'éditorial déjà cité, il pousse la description de sa position : « Notre idée est qu'il faut faire régner la justice sur le plan de l'économie et garantir la liberté sur le plan de la politique. Puisque nous en sommes aux affirmations élémentaires, nous dirons donc que nous désirons pour la France une économie collectiviste et une politique libérale. Sans l'économie collectiviste qui retire à l'argent son privilège pour le rendre au travail, une politique de liberté est une duperie. Mais sans la garantie constitutionnelle de la liberté politique, l'économie collectiviste risque d'absorber toute l'initiative et toute l'expression individuelles. C'est dans cet équilibre constant et serré que résident non pas le bonheur humain, qui est une autre affaire, mais les conditions nécessaires et suffisantes pour que chaque homme puisse être le seul responsable de son bonheur et de son destin. Il s'agit simplement de ne pas ajouter aux misères profondes de notre condition une injustice qui soit purement humaine. En somme, et nous nous excusons de répéter ce que nous avons dit une fois, nous voulons réaliser sans délai une vraie démocratie populaire. »
Respect des droits individuels, défense des minorités et de la liberté d'expression, critique du capitalisme et de l'argent-roi, mesures de justice sociale, lutte contre les inégalités de richesse et de condition : ces idées traversent les propositions de l'éditorialiste de Combat au lendemain de la Libération, qu'elles soient en faveur de la création d'une fédération européenne pour dépasser les nationalismes, que d'une « économie internationalisée, où les matières premières seront mises en commun, où la concurrence des commerces tournera en coopération, où les débouchés coloniaux seront ouverts à tous [23] ». Des idées qui peuvent encore porter à l'heure de la montée du national-populisme, de la résurgence des dynamiques impérialistes et de l'accaparement des ressources.
Deux ans plus tard, Camus poursuit dans cette voie avec une série d'articles là-encore publiés dans Combat, qu'il reprend sous le titre « Ni victimes ni bourreaux » dans son premier volume Actuelles. Sorte de synthèse de ses engagements depuis la fin des années 1930, mais avec une prise en compte fine du contexte historique de la fin de la Seconde Guerre mondiale, la série d'articles s'impose comme une annonce de L'Homme révolté. Surtout, elle permet de donner un tour très concret aux positions camusiennes, qu'à l'époque déjà on dénonce pour leur candeur. En s'appuyant sur le constat que c'est la peur qui domine la construction idéologique de l'époque, Camus déplie au fil des textes une position internationaliste et libertaire qui s'inscrit en faux quant à l'essor du bloc capitaliste mais aussi quant aux écueils de la social-démocratie et du communisme. Critique de l'usage du terme révolution ; mise en place d'un nouveau contrat social qui s'appuierait sur les institutions internationales ; abolition générale de la peine de mort : l'« utopie relative [24] » que l'auteur décrit se construit dans l'action, au-delà des grands principes. Dans l'article « Un nouveau contrat social », il évoque même une méthode afin de réfléchir et de mettre en œuvre ces pistes :
« Le mouvement pour la paix dont j'ai parlé devrait pouvoir s'articuler à l'intérieur des nations sur des communautés de travail et, par-dessus les frontières, sur des communautés de réflexion, dont les premières, selon des contrats de gré à gré sur le mode coopératif, soulageraient le plus grand nombre possible d'individus et dont les secondes s'essaieraient à définir les valeurs dont vivra cet ordre international, en même temps qu'elles plaideraient pour lui, en toute occasion. Plus précisément, la tâche de ces dernières serait d'opposer des paroles claires aux confusions de la terreur et de définir en même temps les valeurs indispensables à un monde pacifié. Un code de justice internationale dont le premier article serait l'abolition générale de la peine de mort, une mise au clair des principes nécessaires à toute civilisation du dialogue pourraient être ses premiers objectifs. [25] »
Cette vision internationaliste, qui puise sa source dans la tradition anarcho-syndicaliste française de la première partie du XXe siècle, trouverait une forme actualisée dans une fédération mondiale qui permettrait de répondre aux enjeux de l'époque en dépassant les frontières et donc le choc des souverainetés nationales. Si les contextes sont bien évidemment très différents, nul doute qu'une telle réflexion pourrait trouver des échos aujourd'hui, au cœur de la reconfiguration internationale que nous connaissons. Le socle idéologique que Camus construit tout au long de son itinéraire intellectuel depuis ses jeunes années d'étudiant semble se cristalliser ici, juste après l'expérience de la Résistance, en plein cœur d'un monde polarisé entre capitalisme et communisme.
Au-delà des principes et même de la méthode, ce sont les nombreuses rencontres et amitiés que l'écrivain gardera dans les milieux anarchistes et libertaires entre les années 1930 et les années 1960 qui marquent son engagement social-libertaire. De Rirette Maitrejean – de son vrai nom Anna Estorges, figure du milieu anarchiste individualiste – à Louis Lecoin en passant par Lucio Urtubia, ces liens sont nombreux et donnent lieu à différentes formes d'échanges, parfois à quelques textes ou présences en réunions publiques. Les travaux de Lou Marin sont une véritable mine si l'on veut creuser cet aspect de l'engagement politique camusien, où l'anti-autoritarisme apparaît comme un garde-fou [26]. Car pour Camus, il y a bien des limites politiques à ne pas franchir sous peine de chuter sur la pente glissante de la violence et de la démesure – en témoigne son Caligula. Franchir ces limites, c'est bien ce qui aurait brisé « le bel équilibre de l'humain et de la nature […] au profit de l'histoire » [27]. Aussi, c'est bien du côté de l'écologie et de la critique du progrès, à mi-chemin entre les « penseurs du vivant » et les « anarchistes naturiens », que les réflexions de Camus sont remobilisées aujourd'hui à juste titre.
L'expérience naturienne et la part historique
Il suffit d'évoquer les divergences actuelles autour de l'usage du mot « nature » au sein même des mouvements écologistes (« la nature est une notion clivante au sein de nos luttes [28] », déclarent ainsi les Soulèvements de la terre) ou dans le débat intellectuel (entre des philosophes qui prônent le maintien de ce concept, comme Renaud Garcia, Michel Blay, Patrick Dupouey, et certains anthropologues du « vivant », partisans de l'effacement de cette notion, qu'ils jugent trop anthropocentrée comme Bruno Latour, Philippe Descola, Tim Ingold) pour se rendre compte à quel point la pensée de Camus fait mouche, en se plaçant exactement au cœur de ces enjeux, malgré le siècle qui nous sépare d'elle.
« La nature est toujours là », constate l'écrivain en 1948, au début de la guerre froide. « Elle oppose ses ciels calmes et ses raisons à la folie des hommes [29]. » Ce serait un anachronisme [30] de considérer Camus comme un « éclaireur » de l'écologie politique ou comme un « pionnier » de la décroissance. Les deux termes n'apparaîtront que bien après sa mort. L'étiquette de « naturien », proposée par Renaud Garcia [31], a ceci de juste qu'elle permet, dans l'histoire des idées, d'inscrire plus largement l'écrivain dans cette « tradition de la philosophie morale et existentielle qui fut longtemps le patrimoine commun des écologistes radicaux [32] » et leur terreau intellectuel. Elle permet également de souligner toute l'importance que recouvre l'expérience sensible et le rapport au monde dans la pensée de Camus, lui qui, en 1946, envisageait d'écrire un essai sur « le sentiment de la nature [33] », qu'il ne mènera finalement jamais à bien, mais dans lequel d'autres, après lui, verront une « force révolutionnaire [34] ». On peut confronter les propos d'un Bruno Latour, annonçant que « la nature va mourir » et que « oui, le grand Pan est mort [35] » à ceux de Camus dans L'Homme révolté, selon lesquels « l'homme ne se résume pas seulement à l'histoire […] il trouve aussi une raison d'être dans l'ordre de la nature » et « le grand Pan n'est pas mort [36] ».
Dès ses premiers textes en effet, Camus a saisi toute la complexité du rapport de l'humain au monde naturel : entre une « interdépendance ontologique [37] » et immanente – sur laquelle les penseurs du vivant fondent leurs propositions – et la permanence d'une altérité radicale. Contrairement à l'écologie du vivant qui met en avant le tissu relationnel et continu entre humains et non-humains dans une logique générale de l'intégration, gommant toute spécificité pour mettre à mal le dualisme nature/culture, Camus envisage aussi le rapport d'étrangeté, d'irréductibilité du monde naturel face à l'exigence humaine de rationalité et de sens. Ce sentiment, il lui donne, dans Le Mythe de Sisyphe, le nom d'absurde :
« [S]'apercevoir que le monde est épais, entrevoir à quel point une pierre est étrangère, nous est irréductible, avec quelle intensité́ la nature, un paysage peut nous nier. Au fond de toute beauté́ git quelque chose d'inhumain et ces collines, la douceur du ciel, ces dessins d'arbres, voici qu'à la minute même, ils perdent le sens illusoire dont nous les revêtions, désormais plus lointains qu'un paradis perdu. L'hostilité́ primitive du monde, à travers les millénaires, remonte vers nous. […] Le monde nous échappe puisqu'il redevient lui-même. Une seule chose : cette épaisseur et cette étrangeté́ du monde, c'est l'absurde. [38] »
Mais cette expérience du non-sens n'occulte pas le sentiment d'une « fraternité secrète [39] », d'un lien sensible, étroit, nourricier avec le monde naturel, qu'il soit animal (« J'aime les petits lézards aussi secs que les pierres où ils courent. Ils sont comme moi, d'os et de peau [40] », écrit-il dans ses Carnets) ou végétal (« Au-dessus de moi, un grenadier laissait pendre les boutons de ses fleurs, clos et côtelés comme de petits poings fermés qui contiendraient tout l'espoir du printemps [41] », lit-on dans Noces. En « naturien », Camus pense que l'expérience de la beauté n'est pas esthétisante, mais donne lieu à un véritable corps-à-corps avec la chair-même du réel, dont l'écriture et l'art viennent dire toute l'intensité.
Loin de la standardisation médiatique qui transforme, à coup de citations, les textes lyriques de Camus en un décor de carte postale, c'est la puissance sensible et la profondeur philosophique de l'expérience décrite qui doit nous retenir. Si ces « instants d'accord » font que Camus ne croit pas à la « fracture entre le monde et l'homme [42] », la nature n'en demeure pas moins selon lui une « énigme », celle du « devenir », dans une représentation héritée de la Grèce présocratique. Le lyrisme camusien tente de retranscrire dans l'écriture l'expérience sensible de ce devenir, de ce mouvement qui traverse chaque forme de vie, comme il en fait l'expérience, au détour d'un séjour en Dordogne :
« Ici la terre est rose, les cailloux couleur chair, les matins rouges et couronnés de chants purs. La fleur meurt en un jour et renaît déjà sous le soleil oblique. Dans la nuit, la carpe endormie descend la rivière grasse ; des torches d'éphémères flambent aux lampes du pont, laissent aux mains un plumage vivant et couvrent le sol d'ailes et de cire d'où rejaillira une vie fugitive. Ce qui meurt ici ne peut passer. Asile, terre fidèle, c'est ici, voyageur, qu'il faut revenir, dans la maison où se garde la trace et la mémoire, et ce qui dans l'homme ne meurt pas avec lui mais renaît dans ses fils [43]. »
La nature, sous ses différentes formes, humaines ou non-humaines, ne saurait donc se réduire chez Camus à une représentation scientifique et intellectuelle qui tenterait de maîtriser ce mouvement de devenir dans des schèmes abstraits. Le mot « monde », qui est le premier de ses dix mots préférés, ne recouvre nullement sous sa plume une dimension abstraite, celui de l'espace mondialisé, mais, bien au contraire, une réalité profondément incarnée, vécue dans un corps, dans une « chair ». Camus se méfie du rationalisme et se demande déjà, en 1955, si la « croyance absolue dans la raison rationaliste n'est pas responsable d'un rétrécissement de la sensibilité humaine » et ne « finit pas par provoquer une sorte de perversion, à la fois dans l'intelligence et dans les mœurs [44] ». L'« ordre de la nature » que reconnaît Camus est donc celui du devenir, loin de ses récupérations réactionnaires – types Causeur ou Eugénie Bastié – qui réduisent ce flux fait d' « équilibres passagers » et de « bouleversements permanents » [45] à une norme biologique à conserver. « L'être ne peut s'éprouver que dans le devenir, le devenir n'est rien sans l'être, écrit-il. Le monde n'est pas dans une pure fixité ; mais il n'est pas seulement mouvement. Il est mouvement et fixité [46]. »
Si Camus croit en l'existence d'une « nature humaine » – une notion problématique pour les penseurs du vivant, à l'instar de l'anthropologue Tim Ingold – c'est qu'elle n'est ni rivée à un capital génétique ou à une norme, ni réduite à une pure historicité autocréatrice. Le processus d'humanisation, que Camus interroge longuement dans L'Homme révolté, procède tout autant d'un mouvement de consentement au monde, du sentiment de communauté vivante que l'humain éprouve à l'égard de ses semblables et du monde naturel que d'un mouvement de refus de cette réalité qui l'engage à agir dans l'histoire. L'humanisation, que Camus nomme révolte, est donc un double mouvement, où la part historique de l'homme et son appartenance à la nature doivent s'équilibrer l'une et l'autre :
« La révolution absolue supposait en effet l'absolue plasticité de la nature humaine, sa réduction possible à l'état de force historique. Mais la révolte est, dans l'homme, le refus d'être traité en chose et d'être réduit à la simple histoire. Elle est l'affirmation d'une nature commune à tous les hommes, qui échappe au monde de la puissance. L'histoire, certainement, est l'une des limites de l'homme ; en ce sens le révolutionnaire a raison. Mais l'homme, dans sa révolte, pose à son tour une limite à l'histoire. À cette limite naît la promesse d'une valeur. [47] »
L'usage du mot « nature humaine » désigne sous sa plume une valeur issue d'une certaine limite fondée sur la dignité et dans l'exercice que fait l'humain de son humanité. Cette limite convoquée par Camus devient alors une tension énigmatique, à l'origine de la perpétuation de l'être humain. À l'écart de tout conservatisme ou transhumanisme, c'est une troisième voie que Camus propose, qui fait écho à ce qu'ont proposé, bien des années plus tard, Miguel Benasayag et Léo Coutellec dans leur article « Nos limites ne sont pas les leurs » [48]. Les deux auteurs distinguent trois formes de limites : la limite-seuil, la limite-borne et la limite-frontière.
La première, celle de « seuil », intervient « lorsque l'on peut dire son franchissement est possible mais qu'il aura pour conséquence un changement significatif et négatif ». Elle est cette limite franchissable qui permet de dire que rien n'est impossible et que la science entreprend au quotidien de dépasser, sans pour autant envisager les conséquences sur le monde et ses habitants. Camus a bien saisi le risque qu'encourt le dépassement de cette limite-seuil quand il déclare que « les Grecs n'ont jamais dit que la limite ne pouvait être franchie » et que celui « qui osait la dépasser […] était frappé sans merci [49] ». C'est cette limite qui, dans le transhumanisme, cherche à être franchie à tout prix grâce à la technologie.
La deuxième, la limite-borne, implique que « l'humain a une forme déterminée, des caractéristiques fixes, visibles et intelligibles, bref des contours qui le définissent et qu'il ne faut donc pas faire disparaître, au risque du post-humain ou du transhumain ». Avec cette vision de la notion de limite, on retrouve une nature humaine envisagée du côté du conservatisme absolu, c'est-à-dire d'un bloc initial à défendre coûte que coûte face aux assauts de l'histoire et du progrès. On comprend aisément, au regard de ce que l'on a déjà dit, que Camus ne puisse reprendre absolument à son compte ces deux formes.
Enfin, la dernière forme de limite que Benasayag et Coutellec évoquent est celle de la limite-frontière, ce « lieu où [la] tension entre l'illimitation et l'autolimitation peut s'exprimer ». Sur le plan politique, la limite-frontière engage donc l'humain sur « le terrain conflictuel de l'arbitrage et de la hiérarchisation des valeurs dans les prises de décision », un terrain qui est le propre de la démocratie. Camus partage une telle vision de la limite, celle d'une frontière en tension à la recherche de « formules sociales où [une] espèce d'équilibre, difficile à maintenir, sera réalisé [50]. ».
Face à la transgression des limites-seuils et à l'artificialisation générale de la vie à laquelle conduit l'instrumentalisation progressiste de la science par l'idéologie transhumaniste ; face aux discours réactionnaires qui réduisent l'humain à la conservation de bornes religieuses, sociales et biologiques intangibles, la « nature humaine » telle que l'envisage Camus est un processus dynamique inlassable. Et, « plutôt qu'une émancipation » qui supposerait l'existence d'un accomplissement finaliste libérateur, il renvoie à « une affirmation progressive et jamais achevée de l'homme par lui-même [51] ».
Alexis LAGER, Rémi LARUE, Faris LOUNIS
[2] Actuelles IV, Gallimard, 2024, p. 397.
[3] Voir Olivier Gloag, Oublier Camus, La Fabrique, 2023. L'ouvrage de Faris Lounis et Christian Phéline, Retrouver Camus (Le Bord de l'eau, 2025), tout en proposant une critique argumentée de l'ouvrage de Gloag, resitue aussi, dans une perspective historique, le rapport de Camus à la colonisation et au colonialisme. Nous renvoyons, pour notre part, à la recension par Nedjib Sidi Moussa du livre de Gloag : « Comment faire pour oublier », en ligne sur.
[4] « Albert Camus et l'Algérie coloniale », 18 et 19 mars 2025, organisé par Catherine Brun, Christian Phéline, Agnès Spiquel.
[5] Agnès Spiquel, « Albert Camus et l'Algérie coloniale, la longue confrontation d'un homme et d'une situation. Premier bilan d'un colloque récent », Chroniques camusiennes, n° 45, avril 2025, p. 5-9.
[6] Extrait d'un article publié dans L'Express en 1955 sous le titre « Le vrai débat », reproduit dans Œuvres complètes III, p. 1021.
[7] Le 26 juin 1951, le père Bruckberger, ami de Camus, le prévient : « Vous serez utilisé par la droite, comme Bernanos a été utilisé par la gauche, et pour les mêmes raisons. » (Œuvres complètes IV, p. 1222). Bruckberger n'a pas tort. Le 28 décembre de la même année, Michel Mourre recense L'Homme révolté dans Aspects de la France, l'hebdomadaire de l'Action française, sous le titre « Le révolté de Camus rejoindra-t-il les constructeurs nationalistes ? » (ibid, p. 1224).
[8] La parution d'une version reliée de ce hors-série marquera cette canonisation de Camus par le journal.
[9] « Camus, le Mécontemporain », entretien avec Alain Finkielkraut. Propos recueillis par Michel de Jaghere et Vincent Tremolet de Villers, « Camus, l'écriture, la révolte, la nostalgie », Le Figaro, hors-série, décembre 2009, p. 61.
[10] Ibid., p. 62.
[11] Henri Guaino, Camus au Panthéon. Discours imaginaire, Plon, 2013.
[12] Combat, 24 novembre 1944, reproduit dans À Combat, Folio, p. 369.
[13] « Le clivage gauche-droite est dépassé, c'est un truc de vieux cons à la ramasse », déclarait en 2016 le directeur de la rédaction de Limite, Paul Piccarreta (in : Arnaud Gonzague, « Médias : la nouvelle tribu réac », Le Nouvel Observateur, 5 novembre 2016).
[14] N'en déplaise à Eugénie Bastié, cofondatrice de la revue avant d'être recrutée par CNews, qui déclarait : « On n'entre pas dans les cases traditionnelles, alors, évidemment, la tentation est grande de nous dépeindre comme des sous-marins de l'extrême droite, brouillant délibérément les repères idéologiques pour tromper les gens. » (Arnaud Gonzague, « Médias : la nouvelle tribu réac », Le Nouvel Observateur, 5 novembre 2016).
[15] Michael Sadoun, « Camus, un penseur conservateur ? », Causeur, 10 janvier 2020.
[16] Agnès Spiquel, « Albert Camus et l'Algérie coloniale, la longue confrontation d'un homme et d'une situation. Premier bilan d'un colloque récent », Chroniques camusiennes, n°45, avril 2025, p. 5-9.
[17] Lettre citée par Maciej Kaluza, « Rethinking Camus's Truce Appeals : Neither Coloniser nor Colonised in relation to Memmi's Colonial Dichotomy », Interventions : International Journal of Postcolonial Studies, vol. 21, n° 2, 2019, p. 219-234.
[18] L'Homme révolté, Œuvres complètes III, p. 274.
[19] Présentation du livre d'Olivier Gloag sur le site des éditions La Fabrique.
[20] L'article d'Eugénie Bastié sur le livre de Gloag est aujourd'hui rangé dans le dossier « L'offensive woke » du Figaro. La journaliste ouvre sa critique en accusant ces « facs anglo-saxonnes » où « faire chuter les DWEMs (« Dead White European Males », pour « Mâles européens blancs et morts ») de leurs piédestaux est devenu un département à part entière de la recherche occidentale. »
[21] Kamel Daoud, « Le crime de Camus, hier et aujourd'hui », Le Point, 17 janvier 2025.
[22] À Combat, Gallimard, Folio, pp. 235-326.
[23] À Combat, éditorial du 18 décembre 1944, op. cit., p. 417.
[24] Terme employé dans l'article « La révolution travestie », Œuvres complètes II, p. 445.
[25] « Un nouveau contrat social », Œuvres complètes II , p. 451.
[26] Albert Camus et les libertaires (1948-1960), écrits rassemblés par Lou Marin, 2008, Égrégores. Cet ouvrage fut réédité en 2013, en coédition avec Indigène Éditions, sous le titre Albert Camus, Écrits libertaires (1948-1960), textes rassemblés et présentés par Lou Marin.
[27] L'Homme révolté, Œuvres complètes, III, p. 223.
[28] Les Soulèvements de la terre, Premières secousses, La Fabrique, 2024, p. 158. Voir en particulier le chapitre « Quelle est la nature qui se défend ? », p. 157 à 167.
[29] Œuvres complètes, III, p. 599.
[30] « Estimable, la thèse des deux auteurs [Alexis Lager et Rémi Larue] souffre de tomber dans l'anachronisme historique », estime Yves Ansel dans une recension publiée sur le site « En attendant Nadeau » [https://www.en-attendant-nadeau.fr/2025/03/18/actualites-dalbert-camus-actuelles/] à propos de notre ouvrage, Albert Camus, et la nature contre l'histoire (Le Passager Clandestin, 2024). Dès l'introduction, pourtant, nous prenons soin d'éviter cette tentation en utilisant le terme de « lanceur d'alerte » pour parler de Camus.
[31] Lire Renaud Garcia, « La technologie est devenue un objet de culte », en ligne sur https://www.revue-ballast.fr/renaud-garcia-la-technologie-est-devenue-lobjet-dun-culte/.
[32] Renaud Garcia, La Collapsologie ou l'écologie mutilée, L'Échappée, 2020, p. 135.
[33] Carnets, Œuvres complètes II, p. 1072.
[34] En particulier Bernard Charbonneau et Jacques Ellul dans l'article « Le Sentiment de la nature, force révolutionnaire », paru d'abord dans le Journal intérieur des groupes personnalistes du Sud-Ouest en juin 1937, puis repris en 2013 aux éditions du Seuil dans leur livre collectif Nous sommes révolutionnaires malgré nous.
[35] Bruno Latour, Politiques de la nature, Paris, La Découverte, 2004, p. 42, cité par Michel Blay et Renaud Garcia dans La nature existe, L'échappée, 2025, p. 30.
[36] L'Homme révolté, Œuvres complètes, III, p. 299.
[37] Laurent Bove, Albert Camus, de la transfiguration, Éditions de la Sorbonne, 2014, p. 120.
[38] Le Mythe de Sisyphe, dans Œuvres complètes, I, p. 228.
[39] Noces, Œuvres complètes, I, p. 45.
[40] Carnets, Œuvres complètes, IV, p. 1298.
[41] Noces, Œuvres complètes, I, p. 109.
[42] Carnets, Œuvres complètes, II, pp. 1072–1073.
[43] Carnets, Œuvres complètes, IV, p. 1113.
[44] L'Avenir de la civilisation européenne, Œuvres complètes, III, p. 995-998.
[45] Les Soulèvements de la terre, op. cit., p. 159.
[46] L'Homme révolté, Œuvres complètes, III, p. 315.
[47] L'Homme révolté, Œuvres complètes, III, p. 275.
[48] Miguel Benasayag et Léo Coutellec, « Nos limites ne sont pas les leurs », Écologie & Politique, 2018/2, n° 57 (en ligne sur https://shs.cairn.info/revue-ecologie-et-politique-2018-2-page-117?lang=fr.
[49] « L'Exil d'Hélène », L'Été, Œuvres complètes, III, p. 600.
[50] L'Avenir de la civilisation européenne, Œuvres complètes, III, p. 1001.
[51] Remarque sur la révolte, Œuvres complètes, III, p. 332.
22.12.2025 à 08:44
■ Claudio ALBERTANI LE JEUNE VICTOR SERGE Rébellion et anarchie, 1890-1919 Libertalia, 2025, 464 p. En ces temps d'incertitude où tout laisse à penser que, partout, le monde, aspiré par les logiques guerrières, bascule vers le pire, la parution de ce livre majeur sur Victor Serge – dont l'éditeur annonce la parution du second tome pour bientôt – est une excellente nouvelle. D'abord parce que Claudio Albertani, son auteur, qui fut un ami proche de Vlady , peintre de talent et fils de (…)
- Recensions et études critiques
■ Claudio ALBERTANI
LE JEUNE VICTOR SERGE
Rébellion et anarchie, 1890-1919
Libertalia, 2025, 464 p.
En ces temps d'incertitude où tout laisse à penser que, partout, le monde, aspiré par les logiques guerrières, bascule vers le pire, la parution de ce livre majeur sur Victor Serge – dont l'éditeur annonce la parution du second tome pour bientôt – est une excellente nouvelle. D'abord parce que Claudio Albertani, son auteur, qui fut un ami proche de Vlady [1], peintre de talent et fils de Serge, est probablement aujourd'hui l'un des meilleurs connaisseurs de l'inoubliable auteur, entre autres titres, des Années sans pardon et des Mémoires d'un révolutionnaire. Ensuite parce que ce livre fait écho avec l'Histoire, celle que Serge a vue s'abattre, d'une guerre mondiale à l'autre, en passant par plusieurs révolutions, dans les hoquets d'un temps où il n'était déjà pas bon d'être dissident.
Aux origines
Complexe fut le rapport de Serge à l'anarchie, complexe et mal compris par les anarchistes – qui, il faut bien le reconnaître, ne font pas toujours assez d'efforts pour saisir la complexité des êtres et des situations. On me dira qu'il n'y pas qu'eux et c'est une évidence, mais c'est beaucoup d'eux qu'il s'agit dans ce livre, et plus précisément des anarchistes de la marge et des limites, pour qui Serge oscilla entre une sympathie affichée et une conscience aiguisée de leurs manques.
Mais peut-être faut-il d'abord dresser – histoire de le situer à partir des nombreux et minutieux repères que nous offre Claudio Albertani – un bref portrait du personnage : de son vrai nom Victor Napoléon Lvovtich Kibaltchitch, Victor Serge naît à Ixelles (Bruxelles) en 1890 dans une famille d'exilés anti-tsaristes qui manifeste beaucoup de sympathies pour l'insoumission et l'activisme des populistes russes (narodniki). Il est longtemps apatride avant de devenir franco-russe. La vie de sa famille est dignement misérable. Comme celle des pauvres, en général. Le clan erre beaucoup entre Belgique et Angleterre. Par manque d'argent, le gamin fréquente peu l'école, mais sa « passion de savoir » – que rien n'assoupit jamais – est systématiquement encouragée par son père, qui lui sert de découvreur. C'est ainsi qu'il se fait, lecture après lecture, et qu'il devient ce qu'il sera, l'un des plus brillants auteurs du XXe siècle.
« Dès treize ans, confia Serge à ses Carnets [2], je vécus seul, dans des chambres meublées, par suite des voyages et des mésententes de mes parents. » Il travaille où il peut, gagne des broutilles, mais noue des amitiés solides, notamment avec Raymond Callemin (1890-1913) – le futur « Raymond la Science » de la bande à Bonnot –, avec Jean de Boë (1889-1974), illégaliste avant de devenir anarcho-syndicaliste, et Lucien Courbe (1888-1916). Une bande des quatre qui, les dimanches, échafaudent des idées en errant ensemble dans Bruxelles, jouent aux sarcastiques et commentent les lectures qu'ils ont faites. Ils sont, dira Serge, « plus unis que des frères ». Le reste coule de source : la politisation, du côté des socialistes d'abord, mais les plus « radicaux » ; l'agitation antimilitariste ; les échos de la première révolution russe de 1905, qui chavirent Serge ; le dégoût des sphères dirigeantes socialistes ; la lecture assidue de La Guerre sociale de Gustave Hervé ; puis, sous l'influence de Jean de Boë, la conversion à l'anarchisme. Jean a dix-huit ans, Raymond et Victor seize, Lucien quinze. Ils « ont trouvé, note Claudio Albertani, ce qu'ils cherchaient : non seulement une doctrine, mais un mode de vie, une règle d'action, une force collective qui renverse la passivité, l'hypocrisie, les chaînes du pouvoir ». Et, plus encore, une raison d'être au monde pour le changer. C'est dans cet élan d'enthousiasme que la bande découvre l'existence de « L'Expérience », une communauté anarchiste située dans la forêt de Soignes, à Stockel, un faubourg de Bruxelles [3]. La vie y est bucolique et l'ambiance phalanstérienne. Une douzaine de personnes vivent et produisent de quoi se nourrir et éditent deux journaux – L'Émancipateur, organe du Groupement communiste libertaire (CGL) et Le Communiste, organe de la communauté – qui fait lien avec d'autres « milieux libres » ayant essaimés ici ou là. C'est dans les colonnes du Communiste – n° 8, daté du 18 janvier 1908 – que la bande des quatre publie sa « profession de foi », probablement rédigée par Serge [4]. Elle est signée « Groupe révolutionnaire de Bruxelles » (GRB). On y lit : « Nous voulons la transformation complète de la société : nous voulons abolir le capitalisme, la classe patronale, le travail salarié, l'État et toutes ses institutions. » Tout un programme ! Serge affinera son style dans Le Révolté, de Bruxelles, en 1908 et 1909. L'atteste une chronique qu'il y écrira, sous le nom du Rétif, publiée dans son n° 23 (« Les sans-travail »). Elle relève de la critique de l'économie politique, dénonce les systèmes déshumanisants de production automatisée et se conclut ainsi : « Pris dans une course folle à l'argent, otages d'une véritable frénésie de production, les rois du capital ne voient pas l'abîme épouvantable vers lequel ils se dirigent. » Notons, au passage, que ce jugement n'a pas pris une ride.
De quoi l'anarchie peut-elle être le nom ?
À vrai dire, l'anarchie de ce temps, les premières années du XXe siècle, est furieusement plurielle. Furieusement parce qu'elle peut emprunter, dans la fureur, des chemins de traverse, des sentes pentues, des voies de garage ou des culs de sac. La question qui fait principalement débat, dans ses marges illégalistes, c'est celle des moyens que la noble cause de l'émancipation humaine pourrait justifier. Pour le jeune Serge chroniqueur au Révolté, la position est nette. En réponse à Rhillon, un camarade qui, « coûte que coûte », soutient que « tous les moyens sont bons et que la tâche des anarchistes est de susciter la haine et l'esprit de vengeance dans le peuple », Serge répond que « les moyens doivent correspondre aux fins », tout en précisant que, « si l'expropriation individuelle n'est pas un moyen de transformer la société, les rebelles peuvent se trouver contraints de la pratiquer » [5]. Ce balancement est sa marque. Au fond, Serge n'a aucun goût pour la violence politique, pour l'exaltation de la force, mais il ne condamne jamais, au nom d'une juste ligne ou d'une morale supérieure, les compagnons qui y cèdent, souvent par désespoir. Nombreux sont, sur ce point, les exemples de son invariante conduite que nous donne Claudio Albertani. L'affaire Bonnot et ses suites, comme nous le verrons, en attesteront.
À presque dix-neuf ans, et sans qu'on en connaisse exactement le motif, Serge décide de quitter Bruxelles pour Lille. Il y souffre un temps la faim et la dépression qui naît de la misère. Quand les choses s'arrangent un peu, il y trouve un travail d'assistant photographe dans la commune d'Armentières. Tiré d'affaire, il reprend ses chroniques au Révolté et étudie l'histoire de la littérature. C'est à Lille qu'il rencontre Rirette Maîtrejean [6]. Couturière de profession, elle est une active militante du réseau des Universités populaires (UP), ces institutions communautaires et autonomes créées par le mouvement ouvrier dans le but de former des travailleurs émancipés, c'est-à-dire libres et éduqués. Rirette et Victor se retrouveront à Paris. Victor galère de piaule en piaule, s'embauche où il peut et pour peu, vit de leçons particulières et de traductions, noue des contacts avec des compagnons de la mouvance anarchiste individualiste où son pseudo fait carte d'entrée, participe aux grandes manifs de protestation contre l'ignoble exécution, à Barcelone, du pédagogue libertaire Francisco Ferrer (1859-1909), donne des causeries au siège de l'anarchie (sans majuscule).
On pourrait se demander pourquoi Serge, dont l'affinité première fut communiste libertaire, finit par verser dans cette mouvance de l'anarchisme qui, d'une certaine manière, fut son opposée. Sur ce point, il n'a jamais été très éloquent. Ce qu'on croit deviner, c'est qu'il a trouvé, dans cette famille d'en-dehors, quelques êtres d'exception qui voulaient vivre leurs convictions dans l'ici et maintenant et sans attendre un hypothétique soulèvement des foules dont, par ailleurs, ils méprisaient le caractère velléitaire et panurgique. C'est au même moment que Rirette et Victor comprennent, « un jour d'automne où ils lisaient ensemble François Villon » (Albertani), qu'ils s'aiment et se complètent. A-t-il été authentiquement individualiste, ce parfois déroutant Serge ? On peut le croire, mais à sa manière là encore. Dans les premiers articles qu'il donne à Albert Libertad (1875-1908) pour sa revue l'anarchie [7], en même temps qu'il critique la conception blanquiste de la révolution, qu'il juge à raison dictatoriale, il va jusqu'à nier toute possibilité d'émancipation par l'action collective tant les masses seraient abruties ou promptes à céder à de nouvelles formes d'esclavage. S'il a adopté presque tous les tics de la phraséologie anarchiste individualiste, y compris dans ce qu'ils ont de plus désespérant, il cherche à se situer au-dessus des querelles des petites chapelles qui peuplent cet hétéroclite milieu. C'est dans cette perspective éclectique qu'il fonde, autour de quelques amis, le groupe La Libre Recherche, où, dans les arrière-salles du Café Dubourg, puis de La Lutèce sociale, se tiennent, sur des sujets divers et variés, des causeries ou des conférences. Il en donne aussi à l'Université populaire du faubourg Saint-Antoine et à la Maison commune du 43 rue de Bretagne, dans le Marais. Infatigable, il y atteste d'un antimilitarisme affirmé, et sentant la guerre qui vient, d'un pacifisme révolutionnaire sans faille. Toutes choses qui, on s'en douterait, incitent la police française à le ficher auprès de la 3e brigade, composée de 24 agents spécialisés dans « l'anarchisme » et convaincus qu'avec ce rétif Victor Napoléon Kibaltchitch ils tiennent un bon client.
C'est à cette même époque que Rirette et lui font la connaissance du jeune serrurier René Valet (1890-1912), qu'ils surnomment « Poil de carotte » et qui semble porter en permanence sur le visage un « masque de souffrance ». Ce gamin qu'ils aimèrent tant va devenir l'un des personnages centraux de ce que la presse à grand tirage va bientôt appeler la « bande à Bonnot » et dont les activités vont faire grand bruit dans le Paris de la très mal nommée « Belle Époque ».
Quand la roue s'emballe…
En janvier 1910, l'affaire Liabeuf [8] fait la une des journaux, qui se déchaînent contre les anarchistes. Le 13 juin, lors d'une grève des charpentiers parisiens, l'ébéniste anarcho-syndicaliste Henri Cler – surnommé « Biffin » – meurt sous les coups de la police. Plusieurs dizaines de milliers personnes assistent, à Pantin, à ses funérailles, le 26 juin. La répression policière est terrible.
En relation directe avec cette vague répressive, la tension monte au sein de la mouvance individualiste. Ça craque à l'anarchie entre Libertad et Georges Mathias Paraf-Javal (1858-1941), dit Péji. Serge ne prend pas parti dans la querelle, même s'il est franchement hostile à la dérive scientiste du second et de son Groupe d'études scientifiques (GES) qui tente, le 8 mai de cette même année 1910, de prendre d'assaut l'historique siège montmartrois de l'anarchie situé rue du Chevalier-de-la Barre. Le coup de force se solde par un mort – Louis Sagnol, membre du GES. Il fait plusieurs blessés et provoque l'arrestation de tous les impliqués dans la rixe. Fin juin, le siège de l'anarchie, sous la direction d'André Lorulot (1885-1963), s'installe à Romainville, en proche banlieue parisienne, dans une vieille bâtisse à deux étages. Elle abrite une imprimerie et des chambres d'amis. L'endroit est bucolique. Arboré, le jardin donne des fleurs, des fruits et des légumes. Presque une incitation, si cela était possible sans se trahir, à se retirer du monde.
Début 1911 et autour de la revue l'anarchie, la maison de Romainville devient vite une base où se côtoient des en-dehors au passé notoire et des jeunes compagnons gagnés à la cause de l'anarchisme individualiste. Parmi eux quelques anciens Bruxellois, comme Callemin, De Boë et Carouy, auxquels se joignent de nouveaux impétrants comme André Soudy (1892-1913), surnommé « Pas-de-Chance », et Octave Garnier (1889-1912), qu'on appelle « Le Terrassier » et que Serge décrit comme une « force errante ». La pente naturelle de cette jeunesse révoltée c'est, à n'en pas douter, l'illégalisme. Sur ce terrain, Serge ne les suit pas, ce qui en surprend plus d'un car ses articles sont parfois ambigus sur le sujet. Les discussions deviennent parfois houleuses entre les convives de cette libre communauté de réfractaires qui héberge, on le saura plus tard, la plupart des futurs « bandits tragiques » de la « bande à Bonnot » [9].
Dans la tourmente
Quand l'anarchie connaît une nouvelle crise interne et que Lorulot en quitte la direction pour fonder L'Idée libre, une publication plus en accord avec son individualisme foncièrement philosophique, Serge et Rirette se voient sollicités pour maintenir en le reprenant le titre de Libertad [10] Un soir de ce mois d'été où il donne une conférence sur l'illégalisme, Serge ne mâche pas ses mots : si la violence est inévitable, laisse-t-il entendre à ses auditeurs, « certaines méthodes » conduisent au suicide collectif. Dans la salle, Garnier le traite de « vendu », Callemin de « bourgeois timoré » et Carouy tend vers lui un poing menaçant. Les ponts sont déjà coupés, même s'il peine à l'admettre. Il lui faudra pourtant bientôt le constater en faisant en sorte de comprendre cette dérive sans l'excuser et de se distancer des meurtres qu'elle a occasionnés sans trahir les amitiés passées. Exercice difficile dont Serge s'acquittera avec noblesse et honneur en le payant de cinq années de prison alors qu'il n'était pour rien dans cette suicidaire aventure.
On peut avancer que, si Serge désapprouve pour le moins « les actions de ses amis-adversaires », comme le note Claudio Albertani, la monstrueuse campagne de presse qui couvre leurs actes le révulse à un point tel qu'il répond dans l'anarchie : « Je suis de l'autre bord, et je ne crains pas de l'avouer, je suis avec les bandits. Je trouve que leur rôle est le beau rôle ; parfois, je vois en eux des hommes. Ailleurs, je ne vois que des mufles et des pantins. […] Les bandits prouvent leur ferme volonté de vivre [11] On peut douter, bien sûr, de cette volonté de vivre, mais pas du courage de Serge, qui ce faisant, accepte les conséquences de ses choix éditoriaux. Bientôt, il sera convoqué par Louis-François Jouin (1871-1912), sous-chef de la Sûreté, et soumis à un chantage. Rapporté par Rirette Maîtrejean [12], cela donne ceci :
– Vous connaissez ces milieux, déclare Jouin – qui se pique d'admirer Sébastien Faure (1858-1942). Restez ici une heure, nous parlerons d'eux, personne n'en saura rien. Si vous ne le faites pas, nous vous emprisonnerons pour complicité.
– Faites-moi arrêter si vous croyez en avoir le droit, répond Serge, en haussant les épaules avec son fatalisme habituel.
Le jeudi suivant, Le Rétif signe un article – « Anarchistes et malfaiteurs » – dans le n° 356 de l'anarchie. Précisant d'entrée qu' « il ne suffit pas d'être bandits pour être anarchistes », il réitère sa position : « Ces malfaiteurs m'intéressent, et j'ai pour eux autant de sympathie que de mépris pour les honnêtes gens, qu'ils soient ratés ou arrivés. » C'est ce qu'on appelle avoir de la classe ! Inculpé pour « vol et recel » après que la police eut retrouvé, au siège de l'anarchie, trois revolvers provenant du cambriolage de la rue Lafayette, on ajoutera la qualification d' « association de malfaiteurs » pour boucler la boucle. Le 1er février 1912, Victor Serge franchit les portes de la Santé. Le 25 mars, ce sera au tour de Rirette Maîtrejean, accusée de recel, de se retrouver à la prison Saint-Lazare. Elle a confié la responsabilité éditoriale de l'anarchie à Émile Armand (1872-1962), grande figure de l'anarchisme individualiste, qui s'engage à l'assumer malgré les risques qu'il encourt en cette sale période de déchaînement anti-anarchiste, « tant que les circonstances actuelles ne seront pas modifiées » [13], soit jusqu'à la mise en liberté de Rirette.
La roue broyeuse de l'Histoire
On a beau la prendre dans tous les sens, exercice auquel s'adonne méticuleusement l'auteur de ce livre, la saga de Bonnot et de sa « bande », tragique de bout en bout, fut une authentique marche funèbre. Au bout du compte, en dehors des nombreuses victimes qu'elle occasionna, elle se solda par la mort de son héros perdu, qui probablement la cherchait, dans un duel très inégal. Le 24 avril 1912, le « farouche apache » – comme le désigna la presse – se réfugie au 63, rue de Paris, à Ivry-sur-Seine, dans l'arrière-boutique de l'atelier de soudure du compagnon Antoine Gauzy (1879-1963). Par un hasard des circonstances – recoupement ou dénonciation ? –, Jouin, le sous-chef de la Sûreté, a eu vent de cette piste. Lorsqu'il fait irruption dans le local, Bonnot l'abat d'un tir précis et blesse grièvement l'inspecteur principal Louis Alphonse Colmar, qui l'accompagne. Échappant une dernière fois au sort que lui ont réservé les autorités, Bonnot file à Choisy-le-Roi, où il trouve refuge dans l'atelier de mécanique de Jean Dubois (1870-1912), un anarchiste illégaliste d'origine russe. La planque n'est pas bonne. Elle se situe sur un terrain à découvert. Le siège policier sera facile à tenir. Deux jours. Dehors, une foule de 10 000 badauds dopés à la haine appellent à la mort de Bonnot. Dubois tombera le premier. Bonnot, qui a sept balles dans le corps, tiendra un peu plus longtemps enveloppé dans un matelas, avant de succomber à ses blessures. Juste après avoir écrit en lettres de sang sur un mur de son dernier refuge que Dieudonné, Madame Thollon, Gauzy et Petitdemange étaient innocents. « Glorieuse victoire de dix-mille contre un, écrira l'écrivain désespérément mystique Léon Bloy (1846-1917). Le pays est dans l'allégresse et plusieurs salauds seront décorés. Heureusement Dieu ne juge pas comme les hommes. [14] » L'affaire Bonnot sera définitivement close, dans la nuit du 15 au 16 mai, avec la découverte de la planque de Garnier et Valet, à Nogent-sur-Marne. Là encore, il y aura siège et résistance mémorable des assaillis. Deux jours durant. Il faudra employer l'artillerie lourde et les Zouaves pour en finir avec eux. Ils ne tombent pas vaincus, mais écrasés, comme on le lira dans l'article que l'anarchie consacre à cette exécution [15].
Le procès des « bandits anarchistes » se déroule du 3 au 27 février 1913 au Palais de justice. Les accusés sont au nombre de 20 – 17 hommes et 3 femmes : Rirette Maîtrejean, Victor Serge, Raymond Callemin, André Soudy, Élie Monier, Eugène Dieudonné, Édouard Carouy, Marius Metge, Marie Vuillemin, Barbe Leclerc, Jean de Boë, David Bélonie, Léon Rodriguez, Jean Dettweiller, Henry Crozat de Fleury, Antoine Gauzy, Pierre Jourdain, Charles Reinert, Bernard et Jean Poyer. Le 26 février tombent les sentences : Callemin, Soudy, Monier et Dieudonné [16] se voient condamnés à mort ; Carouy [17] et Metge aux travaux forcés à perpétuité ; Jean de Boë à dix ans de bagne à l'île du Diable ; Victor Serge à cinq ans de prison et cinq ans d'interdiction de séjour sur le territoire français. Les trois femmes – Rirette, Barbe et Marie – sont acquittées, ainsi que Léon Rodriguez. Le 21 avril, Callemin, Soudy et Monier seront guillotinés secrètement à la prison de la Santé. On dit que Callemin – alias Raymond-la-Science – s'adressa aux quelques journalistes et représentants de l'Ordre bourgeois venus assister à cette mise à mort en leur lançant cette phrase de défi suprême : « C'est beau, hein, l'agonie d'un homme ! »
Après quatorze mois de préventive, Serge devient le condamné 6731 de la maison centrale de Melun. De cette expérience, il tirera un admirable livre – Les Hommes dans la prison [18] – où, sous la forme d'un roman, il s'attachera, comme il le formula lui-même, à « dégager, par la création littéraire, le contenu humain et général d'une expérience vécue ». Pour lui, le seul triomphe qui compte, c'est de ne pas succomber à la barbarie pénitentiaire. Et la seule façon d'y parvenir, comme le note Claudio Albertani, c'est de fonder un « nous » pour « entretenir la flamme de la vie et de l'entraide ». S'il est toujours adepte de l'anarchisme individualiste, on a des raisons de croire que quelque chose bouge dans sa tête. Comme une reconsidération des priorités existentielles qu'implique l'importance qu'on accorde à l'« individu » et au « collectif ». Serge ne le dit pas comme ça, mais c'est comme ça qu'on peut l'entendre. Dans une démarche de mutation.
Affecté à l'imprimerie de la Centrale de Melun comme typographe, imprimeur ou correcteur, selon les nécessités, Serge sait bien que le travail en prison est le degré le plus intense de l'exploitation, mais tout vaut mieux, pense-t-il, que de rester toute la journée en cellule à tourner en rond. Et puis l'écrit, Serge, ça le connait, même si ce qu'on imprime ici – quelques ouvrages scientifiques, mais surtout de la paperasserie administrative et des bulletins d'enquête judiciaire – ne fait pas rêver. Parmi ses compagnons de labeur, il y a de tout, écrit-il : « des hommes moyens et des hommes remarquables portant en eux une étincelle divine comme partout ailleurs » [19].
L'Histoire s'accélère. Le 31 juillet 1914, Jean Jaurès est assassiné ; le 1er août, la mobilisation générale est décrétée pour le 2 ; le 3, l'Allemagne envahit la Belgique ; dans les jours qui suivent, à l'exception de quelques dissidents libertaires et syndicalistes révolutionnaires, le mouvement ouvrier organisé se rallie à l'Union sacrée. Gustave Hervé troque l'enseigne de La Guerre sociale contre celle de la La Victoire. Une hécatombe des consciences soudain saisies par la fièvre patriotique la plus obscène.
Quelques années passent encore. Longues comme un jour sans pain. Le détenu 6731 de Melun n'est plus loin recouvrer la liberté d'un monde sens dessus dessous. Le 16 mai 1916, les autorités lui confirment qu'il fait l'objet d'un arrêté d'expulsion du territoire à dater de l'expiration de sa peine, prévu pour le 31 janvier 1917. Il aura passé 1 823 nuits à rêver de ce jour. « La meule, écrit Claudio Albertani, cette machine qui dévore à petit feu, ne l'avait pas écrasé. Il en était sorti entier et avec sa raison intacte, peut-être plus fort pour le simple fait d'avoir survécu. »
De Paris à Barcelone
Le retour à la « liberté » parisienne – douze jours avant de quitter le territoire – ne donne pas beaucoup de raisons d'espérer à Serge. Les liens avec Rirette se sont distendus et la guerre provoque des effets relativement inattendus dans les rangs anarchistes. C'est ainsi qu'il prend connaissance du Manifeste des 16, où quelques figures notables de l'anarchie, telles Pierre Kropotkine (1842-1921), Jean Grave (1854-1939) et Charles Malato (1857-1938), prennent le parti « défensiste » consternant de choisir le camp de la guerre au nom de la résistance au militarisme allemand. Le 12 février 1917, lui prend le train pour Barcelone, centre névralgique d'un anarchisme social aussi intensément pratique que minimalement conceptuel. « C'est dans les rues sinueuses [de Barcelone], aux côtés des protagonistes de batailles épiques – note pertinemment Claudio Albertani – que son individualisme commencera lentement mais inexorablement à vaciller. » Dans un premier temps, il s'initie à la langue et à l'étude des singularités du pays. Son mouvement libertaire, puissant et d'orientation nettement classiste, ne cède pas, comme en France, aux délices ravageurs du différentialisme et de la polémique. C'est ainsi qu'il constate qu'en Espagne – où l'individualisme est idiosyncrasique –, les anarchistes individualistes, même si leur poids est modeste – s'expriment régulièrement dans les publications syndicalistes de la Confédération nationale du travail (CNT), qui a alors sept ans d'existence et est en voie de consolider sa force. À vrai dire, qu'on puisse exposer des thématiques individualistes sans faire bande à part ni courant spécifique ravit Serge. Il a suffisamment connu le pire des sectarismes – qu'il a parfois lui-même alimenté dans la mouvance française – pour se féliciter que les anarcho-syndicalistes espagnols ne le pratiquent pas. L'autre découverte – également centrale dans son évolution –, c'est sans doute d'avoir apprécié, au quotidien des luttes sociales de Barcelone, la capacité combattante d'un prolétariat organisé, mais laissé maître de ses actions. Enfin, Serge est favorablement impressionné de constater que l'immense majorité des anarchistes catalans est internationaliste et hostile à la guerre. Sur le plan des idées, il collabore à la revue anarchiste Tierra y Libertad [20] et entame l'écriture de son second roman – Naissance de notre force [21] –, qui est un hymne au prolétariat insurgé de Barcelone et un hommage appuyé à Salvador Seguí (1887-1923) – Dario dans le livre. Pour vivre, car il le faut bien, Serge a repris son métier de typographe.
« L'une des particularités des romans de Serge, commente Claudio Albertani, est de mettre en scène des luttes sociales de manière non idéologique, à travers une pluralité de voix, d'attitudes et de points de vue contrastés. » C'est plus particulièrement le cas dans Naissance de notre force où l'on sent, à certains signes, que Serge est déjà réceptif aux échos de ce qui se trame en Russie sous cette bannière bolchévique qui finira par le fasciner, comme tant d'autres combattants de l'impossible, avant qu'il n'en discerne le tragique envers.
Le séjour de Serge à Barcelone dura six mois. Le 20 juillet 1917, le consulat de Russie à Barcelone lui délivre un passeport. Le document est visé le même jour par le consulat de France comme « visa militaire ». Le 24, il quitte Barcelone avec l'intention de passer par Paris et le projet de tout faire pour rejoindre la Russie en révolution. Car il est convaincu, comme tant d'autres, que, devant l'histoire, « l'insurrection anonyme » (Pierre Broué) de février 1917 doit accoucher de sa vérité.
La Russie rouge pour horizon
Méticuleux en diable, comme c'est son devoir, Claudio Albertani n'omet aucun détail des démêlés administratifs de l'apatride Victor Napoléon Kibaltchitch. Pour faire court, le papier que lui a délivré le consul russe de Barcelone est un sauf-conduit – la feuille de route 662-491 – pour se rendre à Paris. Il y a une raison à cela : seule l'ambassade russe sise à Paris peut valider ou refouler les demandes d'émigrants voulant s'engager comme volontaires dans l'armée russe. Ce qui complique – et comment ! – le cas de Serge, c'est son arrêté d'expulsion qui expire fin août. Après plusieurs tentatives infructueuses de Rirette auprès des autorités françaises pour demander sa suspension, Serge reçoit du consulat de France à Barcelone un « visa militaire spécial » lui faisant obligation, comme sujet apatride d'origine russe, de quitter le territoire avant le 23 août 1917. Ce sera le 24, avec un jour de retard. Le 14 août, le consulat général de Russie lui a fourni un document attestant de sa demande de rejoindre le corps expéditionnaire russe en France. Mais les services de renseignement de la police française veillent et agissent. Le 30 septembre, la légation militaire russe, qui travaille en étroite relation avec la police française, rejette la candidature de Serge. Le 1er octobre, accusé d'avoir enfreint plusieurs arrêtés d'expulsion, le subversif apatride est arrêté et remis en prison avant d'être expédié, le 6 octobre, au camp de triage de Fleury-en-Bière (Seine-et-Marne). Le 9 novembre (25 octobre dans le calendrier julien), la révolution russe éclate et porte les bolcheviks au pouvoir. En mars de l'année suivante, Lénine signe le traité de paix de Brest-Litovsk avec les puissances centrales. En mettant fin aux hostilités, le traité plonge le corps expéditionnaire dans l'embarras. Le 1er avril, Serge est transféré au camp de Précigné (Sarthe), où il retrouve beaucoup d'anarchistes – dont Barthélémy Baraille (1882-1970), un ancien de l'anarchie, et Paul Fouchs, ami de Voline (1882-1945), membre du groupe des anarchistes russes de Paris et proche de la revue Les Temps nouveaux.
Pendant sa détention, Serge n'a jamais cessé d'envoyer des articles à la presse anarchiste : essentiellement à La Mêlée, revue « libertaire, individualiste et éclectique », et au Libertaire. « L'heure présente – confiera-t-il à La Mêlée le 15 janvier 1919, à la veille de sa libération – est passionnément intéressante : dans les transformations qui s'opèrent d'un bout à l'autre du monde, que de naissances, que de promesses ! » Une quinzaine plus tard, alors qu'il se sait libérable, il précise ses intentions dans une lettre à La Mêlée : « Je vais là où m'attirent tant d'idées vives, tant de volontés, tant d'espérances hautes, en Russie. […] Je suis appelé à partir (volontairement) dans les premiers jours de janvier, avec un convoi destiné à être remis aux Soviets. […] Ma joie est inexprimable d'aller prendre ma part des peines et des labeurs de tous ceux qui, en Russie, continuent l'immense entreprise de transformation sociale. […] Je vais, pour ma part, vers l'incertain et l'inconnu avec une confiance absolue. Les plus dures épreuves n'ont fait que confirmer et assurer ma pensée, ma conception de la vie. [22] »
L'étape suivante, le 2 janvier 1919, c'est le voyage en train vers Dunkerque, d'où 24 prisonniers – dont Serge – doivent embarquer pour la Russie. Ils attendront jusqu'au 19 que le bateau – le Megali-Hellas, un vieux paquebot grec – prenne la mer. La traversée est lente, mais relativement tranquille. Et puis la mer sera toujours, pour les apatrides et les révolutionnaires, le symbole de la liberté reconquise. C'est la ligne d'horizon que fixent, d'étape en étape, ces visages durcis par les épreuves de la guerre et de l'humiliation. Là, sur cette mer de glace, ils se réchauffent en buvant du thé, en apprenant à se connaître, en conjuguant leurs aspirations à un monde nouveau. Ils sont camarades. C'est sur ce bateau fantôme que Serge a rencontré les Roussakov – et plus encore Liouba (1898-1984), qu'il surnomma tout de suite « l'Oiseau bleu » et qui deviendra sa compagne. Claudio Albertani dit d'elle que, pour Serge, elle fut comme « la fée qui l'accompagna dans sa nouvelle vie dans la Russie révolutionnaire ». Et il y a sûrement de cela dans cette histoire, une aspiration, chez Serge, au bonheur collectif que l'amour individuel porte à incandescence.
Le reste tient de la dernière étape. Le 26 janvier, les candidats à la Russie sont transférés sur un navire à vapeur portant pavillon danois et placé sous protection de la Croix-Rouge. Le 1er février, escorté de deux torpilleurs, il quitte Copenhague. Au cœur des passagers, une grande excitation, de la crainte aussi, celle d'être déçus. On garde l'excitation en chassant la crainte. Méthode de survie, encore. La plupart de ces êtres ont connu le pire. Qu'y a-t-il de pire que le pire ? Au quatrième jour de ce nouveau périple, leurs regards se posent sur les îles Aland, un archipel de la Baltique entre Suède et Finlande. Tout est blanc, l'air est glacial. Pour avancer, le navire danois a besoin qu'un brise-glace lui ouvre la voie en creusant une sorte de chenal. Le 6 février, les passagers aperçoivent Hanko, sur la côte finlandaise, la dernière ville disposant d'un consulat français. Puis, la nuit du 8 février 1919, ce sera, jusqu'à la frontière finno-russe, un train blindé s'enfonçant dans de vastes forêts de sapins enneigés. À l'arrêt du train, on procédera, en ce no man's land, à une sorte d'échange : d'un côté, les nouveaux arrivants ; de l'autre, des officiers français retenus en Russie. Deux mondes qui ne se prêtent aucune attention.
On aura compris que Le Jeune Victor Serge, de Claudio Albertani, est un livre majeur dans la production historiographique sergienne. Il a, de surcroît, cette particularité de se lire comme un roman sans que la forme ne nuise au fond. Au contraire. Et c'est assez rare pour être noté. À la différence d'autres biographies très idéologisées de Serge – nous pensons notamment à celle Susan Weissman [23] –, Albertani, lui, s'intéresse à l'homme qui, derrière le militant ou l'activiste, se cherche et parfois se perd. Il n'y a probablement nulle autre manière de comprendre cet être complexe qui frôla, sa vie durant, tous les dangers, en les payant au prix fort, mais sans renier, sur l'essentiel, sa morale de lucide révolutionnaire.
Inutile de préciser que nous attendons, dans l'impatience, le second tome – les années russes – de cet opus majeur.
Freddy GOMEZ
[1] Sur Vlady, nous renvoyons à « L'art, la matière et le sentiment de l'histoire » ; « Vlady dans l'antichambre du Goulag » ; « Hommage à Vlady ».
[2] Victor Serge, Carnets (1936-1947), Agone, Marseille, 2012, p. 6.
[3] En 1907, à la suite d'une campagne de dénigrement, « L'Expérience » devra quitter Stockel pour s'installer à Boitsfort, un autre faubourg de Bruxelles.
[4] C'est dans le même Communiste qu'on lira – n° 10, daté du 21 mars 1908 – un article de Serge – « Le péril » – signé pour la première fois de son pseudo le plus célèbre : Le Rétif. Autrement dit, c'est au Communiste que Serge s'initia et prit goût à l'écriture journalistique qui fera sa marque pendant quarante ans.
[5] Rhillon (pseudonyme de Roger Gillot (1884-1970), « Le commencement de la fin », Le Communiste, n° 17, 8 août 1908. Le Rétif, « Des moyens. Réponse à Rhillon », Le Révolté, n° 24, 11 novembre 1908.
[6] De son vrai nom Anna Henriette Estorges (1887-1968), Rirette Maîtrejean, militante anarchiste très active sur le plan de l'éducation et du journalisme, deviendra bientôt sa compagne.
[7] « Les anarchistes et la transformation sociale » (n° 252, 3 février 1910), « Notre antisyndicalisme » (n° 255, 24 février 1910) et « L'illusion révolutionnaire » (n° 264, 28 avril 1910).
[8] Arrêté pour une supposée affaire de proxénétisme en juillet 1909, le jeune prolétaire Jean-Jacques Liabeuf, originaire de Saint-Étienne, est condamné à trois mois de prison et cinq ans d'interdiction de séjour à Paris. Innocent, il ne supporte pas cette injustice. Dès qu'il est libéré, Liabeuf part à la recherche des pandores qui l'ont arrêté. Armé d'un revolver et de deux tranchets bien affûtés de cordonnier, il s'est protégé les bras de brassards hérissés de clous. À défaut de retrouver les policiers qu'il vise, il abat au hasard l'agent Degay et en blesse quatre autres. Son acte de vengeance est passible de la peine de mort. La mobilisation des partisans de Liabeuf ne l'empêche pas d'être condamné le 4 mai et exécuté le 1er juillet 1910 à la prison de la Santé. Victor Serge était présent à l'énorme rassemblement de ce jour devant la prison.
[9] Sur le sujet, nous recommandons vivement la lecture du très beau roman de Malcolm Menzies, En exil chez les hommes, traduit de l'anglais par Ariane Bataille, Rue des Cascades, 2007.
[10] À partir du numéro 327, daté du 13 juillet 1911, Rirette Maîtrejean devient la responsable légale de la revue. Le couple ne tarde pas, avec Maud et Chinette, les deux filles de Rirette, à s'installer dans la commune de Romainville.
[11] Le Rétif, « Les bandits », l'anarchie, n° 352, 4 janvier 1912.
[12] Souvenirs d'anarchie, La Digitale, Quimperlé, 2005, p. 89, et « En pleine bataille », éditorial dans l'anarchie, n° 357, 8 février 1912.
[13] « La bataille continue », l'anarchie, n° 364, 28 mars 1912.
[14] Léon Bloy, « La mort de Jules Bonnot », Le Pèlerin de l'absolu, tome VI.
[15] « La vindicte sociale à l'œuvre », l'anarchie, n° 371, 23 mai 1912.
[16] Dieudonné fut épargné au dernier moment grâce aux efforts de son avocat, Vincent de Moro-Gaffieri, pour être déporté à perpétuité à l'ile du Diable. Il sera gracié en 1928, à la suite d'une campagne de presse organisée par Albert Londres.
[17] Au soir de la sentence, Carouy se suicidera, dans sa cellule de la Conciergerie, en avalant une capsule de cyanure dissimulée dans la semelle de sa chaussure.
[18] Victor Serge, Les Hommes dans la prison, rééd. Libertalia, 2025.
[19] Victor Serge, Mémoires d'un révolutionnaire, Seuil, 1951, p.39.
[20] Où, pour la première fois, il signe de son pseudonyme le plus connu – « Victor Serge » – un article littéraire consacré à Octave Mirbeau (1848-1917), l'auteur à scandale du Journal d'une femme de chambre, qui a longtemps affiché ses convictions anarchistes.
[21] Victor Serge, Naissance de notre force, 256 p., Climats, 2004 ; réédité en 2011 chez Flammarion.
[22] Lettre à la direction de La Mêlée, publiée dans le n° 19, 1er février 1919.
[23] Susan Weissman, Dissident dans la révolution. Victor Serge, une biographie politique, Éditions Syllepse, 2006, 484 p.
14.12.2025 à 22:55
C'était le choix du moins pire : aller écouter l'auteur plutôt que de lire son livre. Comme si les mots, prononcés à l'oral plutôt que lus dans un bouquin, seraient moins durs à encaisser. Et puis il y aurait la salle – ce qui impliquait du monde avec qui éponger le sombre à venir. Pari de pacotille : on n'évite pas la fin du monde. Mardi 18 novembre, amphi 5 de la fac de Perpignan, quelques minutes avant 17 h. Le hall se remplit. Petit vrac de vieux, moins vieux et étudiants. Tout autour, (…)
- Recensions et études critiquesC'était le choix du moins pire : aller écouter l'auteur plutôt que de lire son livre. Comme si les mots, prononcés à l'oral plutôt que lus dans un bouquin, seraient moins durs à encaisser. Et puis il y aurait la salle – ce qui impliquait du monde avec qui éponger le sombre à venir. Pari de pacotille : on n'évite pas la fin du monde.
Mardi 18 novembre, amphi 5 de la fac de Perpignan, quelques minutes avant 17 h. Le hall se remplit. Petit vrac de vieux, moins vieux et étudiants. Tout autour, des panneaux pédagogiques dénoncent la pollution de plastique dans l'environnement. Je survole sommairement les textes. Après l'eau, l'air, la terre et le feu, le plastique est le cinquième élément. Les polyéthylène, polypropylène et autre polychlorure de vinyle ont colonisé la Terre. On retrouve même leurs nano ou microparticules dans le placenta des femmes enceintes et dans nos cerveaux. La société industrielle fait de nous des mutants – ou bien des poubelles chimiques.
Débarque l'amie Élisa. La libraire pousse un diable sur lequel sont empilés des cartons de bouquins. Elle dispose les livres sur une table à l'entrée de l'amphi. Les exemplaires de 2049 : ce que le climat va faire à l'Europe [1] de Nathanaël Wallen-horst forment des piles intimidantes. Sur les couvertures dupliquées, un mégafeu ravage une forêt. C'est jaune, rouge et noir. C'est sinistre. C'est désormais estival.
L'amphi 5 se remplit dans des proportions honorables. Ce qui me surprend : je ne suis donc pas si seul à vouloir en savoir plus sur les contours de l'apocalypse qui nous attend. Avant de rentrer dans la salle, j'essaie de me détendre et plaisante avec un type : ça fait trente ans que j'ai pas mis les pieds dans un amphi ! V'là qui nous rajeunit pas ! Ma sortie est plate mais le bonhomme est poli. Aussi me sourit-il. Et puis la connivence détend. On s'assoit côte à côte au premier rang. Il y a trente ans c'était le rang des fayots, aujourd'hui c'est celui des masos.
Face à nous, Nathanaël Wallenhorst attend que les travées se peuplent et que son micro fonctionne. La quatrième de couv' de 2049 indique qu'il est né en 1980, qu'il est « chercheur en sciences de l'environnement et membre de l' « Anthropo-cène Working Group ». Sur Internet, j'ai lu que l'auteur de 2049 enseignait à l'Université catholique de l'Ouest. Dans le milieu, on l'appelle « La Catho ». De ce détail j'en ai déduit que Nathanaël Wallenhorst ne pouvait pas avoir la dégaine d'un khmer vert ou d'un soulevé de la Terre. La suite me fera nuancer ce préjugé.
Le personnage est agréable à regarder. Silhouette tankée, mâchoire carrée, cheveux ondulés : on dirait un joueur de football américain. Come on guys, you can ask me anything. Son blaze étant peu commun, j'ai cherché : « Nathanaël » est un prénom d'inspiration biblique qui signifie « cadeau de Dieu » ; « Wallenhorst » vient d'une germanique « forêt galloise ». Il se pourrait donc que la forêt galloise soit un cadeau de Dieu. Plus sûrement, il se pourrait qu'en 2049 les forêts européennes crament à un rythme industriel, mais n'anticipons pas.
Je profite de ce moment de flottement pour faire connaissance avec mon voisin. Je lui dis que j'ai passé quelques mois à enquêter sur l'Agly, fleuve côtier des Pyrénées-Orientales en voie de dépérissement depuis 2022. Un trauma dont je ne me remets pas. Je suis là, peut-être, pour briser la solitude dans laquelle je me suis claquemuré. Élu d'une commune du bassin perpignanais, mon voisin m'affirme que le fleuve n'est pas du tout foutu. Les pluies vont revenir, tout ça est affaire de cycles. J'en déduis que mon voisin est une cruche percée. Une de plus. La cruche est originaire du Morbihan où la sécheresse aussi sévit. Il croit m'apprendre un scoop. Il ne m'apprend rien. « Je sais – que je lui réponds. J'étais dans le Finistère cet été. J'ai vu des panneaux de restrictions d'eau, j'ai vu à certains endroits des landes de bruyère et d'ajoncs cramées. » Mais mon voisin ne m'écoute pas. Il parle tout seul, il est parti, c'est un expert. Aujourd'hui les gens monologuent et appellent ça « discuter ». Ça m'exaspère ! Souvent je ferme ma gueule, en opinant parfois le temps d'un soliloque ; d'autres, je décroche en me demandant, comme ce soir : qu'est-ce que je fous là, sagement assis dans cet amphi ? Je sais d'avance ce que je vais entendre : Sapiens est en train de scier la branche sur laquelle son cul anciennement poilu est assis depuis environ douze mille ans. Je fais un pari avec moi-même : tu vas voir, Navarro, que le mot « capitalisme » ne va pas être prononcé de la soirée et que tout ça va encore s'enfoncer dans la ouate citoyenniste habituelle.
Droit devant, ça s'anime. On apprend que les micros fonctionnent. Le Breton se tait. Enfin…
L'animateur de la soirée prend la parole. C'est un prof en sciences de gestion, pièce centrale du Catécopol (Atelier d'écologie politique), dans le cadre duquel Nathanaël Wallenhorst a été invité. Les étudiants présents dans la salle sont conviés à scanner un QR code afin de bien confirmer leur présence. Deleuze l'aurait déliré, le QR code ! Il en aurait fait un pli leibnizien, et on se serait bien marrés. Mais Deleuze est mort et les étudiants de l'amphi 5 semblent avoir autant de tonus que des pneus crevés. Durant la conf', pas un ne bronchera ni ne posera la moindre question ; d'ailleurs, aucun ne restera jusqu'à la fin. Petit à petit, par grappes fantomatiques, ils s'exfiltreront de l'amphi 5 comme si le futur dystopique dressé par Nathanaël Wallenhorst jamais ne les concernerait. Ils nous laisseront à nous, adultes mûrs et responsables (coupables à leurs yeux ?), le bébé cyanosé sur les bras. Salauds de jeunes !
Baby-Crash
Face au public, Nathanaël Wallenhorst se révèle bon pédagogue. Dans le même développement, il peut faire cohabiter « forçage anthropique » et « truc de malade » – je cite de mémoire, mais l'idée est là. Malgré un timing serré – il doit rejouer dans quelques heures la même séquence dans une librairie de la côte –, le prof prend le temps de délayer son argumentaire. Sa voix est aussi douce que le sont ses sourires ; son diagnostic sur le mitan du XXIe siècle beaucoup moins. La trame de l'exposé reprend les titres de chapitre de 2049. Elle est aussi enjouée qu'un noir et blanc de Haneke. Qu'on en juge : la non-linéarité, la chaleur mortelle, la pénurie, le dépeuplement, la contamination, l'imprévisible, la faim, la migration et la guerre, et pour terminer en beauté : le chaos. Voilà le programme des décennies qui nous attendent, c'est aussi celui de notre soirée. À côté, le Breton prend des notes. Ça rassure de prendre des notes, ça donne l'impression d'avoir encore prise sur les événements.
Nathanaël Wallenhorst a peut-être la carrure d'un joueur des Packers de Green Bay mais à l'intérieur c'est un vrai nounours. Il n'hésite pas à parler de ses angoisses et de ses colères. Il passe ses journées à palucher des rapports annonçant le désastre, une véritable obsession qui l'habite depuis des années. Il évoque ses anxiétés de père – j'ai les mêmes : en 2049, mes deux fils n'auront même pas la cinquantaine. Le sort de milliards de personnes est en jeu… et on pense d'abord à la future vie de ses mouflets. Être père rend décidément mesquin.
Cela dit, qu'on relativise, le stock des futures générations dégringole : la natalité française, comme ailleurs en Europe, s'effrite. Après le Baby-Boom d'après-guerre, le Baby-Crash d'avant effondrement. Les explications vont bon train : émancipation féminine, baisse de la fécondité, plus envie de baiser – peut-être aussi que les couples y réfléchissent à deux fois avant de projeter un gosse dans un monde à l'agonie annoncée.
Si Nathanaël Wallenhorst a choisi 2049 comme titre et borne temporelle de son livre, c'est parce que 2050 c'était trop rond et trop facile. Puis surtout, 2050 éloignait un peu trop la perspective du merdier à venir. Alors que 2049, psycho-logiquement, ça fait plus proche et presque demain : une génération à peine. Il y a une génération en arrière, je collais des autocollants « Détruisons le capitalisme avant qu'il ne nous détruise ». Je pensais alors la formule suffisamment choc pour électriser les masses. J'avais tort ; les masses sont restées à la masse et, le temps de mettre du blanc dans ma barbe, nous y sommes : au bord de la grande bascule.
Nous continuons à souffler dans la baudruche et bientôt la baudruche va nous péter à la gueule. C'est ça la « non-linéarité » expliquée par Nathanaël Wallen-horst. Nous soufflons dans le ballon « jusqu'à ce qu'un petit centimètre cube supplémentaire le fasse exploser et le déchiquette. L'effet est non proportionnel ou non linéaire avec la cause. Le moment où le ballon explose est ce qu'on appelle un tipping point, en anglais, ou point de basculement. Le passage de l'état où le ballon réagit proportionnellement à nos stimuli à un autre état, explosé et qui ne peut plus contenir le moindre centimètre cube d'air, est brusque et irréversible. Aucun retour en arrière ne sera jamais possible. C'est à ce type de processus que répond la Terre. »
Je ne vais pas résumer la conférence de Nathanaël Wallenhorst. Globalement, aujourd'hui, quiconque veut savoir peut savoir. Dans certains endroits, il suffit même de se promener le long du lit d'un fleuve asséché pour avoir une image de l'avenir qui nous attend. Quand, même le romarin, plante emblématique de la garrigue, crève, on comprend que quelque chose de très dur est en train de se mettre en place. Tandis que Nathanaël Wallenhorst cause devant nous, des chiffres défilent sur un diaporama. Mais les chiffres ne valent plus rien. Ils nous ensevelissent et nous neutralisent sous leur abstraction totalitaire. Dans le Diplo de juillet dernier, Sébastien Broca [2] explique le piège de la quantification : cette prétendue « efficacité politique des chiffres pour faire prendre conscience au public de la gravité d'un problème ». Broca écrit : « Les partisans de cette forme de mobilisation adhèrent de manière plus ou moins consciente au présupposé selon lequel l'information produirait des transformations sociales positives. Comme un lointain écho à l'esprit des Lumières, ils se montrent convaincus que le savoir, exprimé dans les chiffres, objective la menace et transforme les pratiques. […] Mais l'histoire contemporaine de la mobilisation par les chiffres est jalonnée d'échecs. Un consensus scientifique solidement établi et chiffré, celui formé autour du réchauffement climatique et de ses conséquences, n'a pas empêché l'affaiblissement ces trois dernières années de la préoccupation environnementale ».
Demain, dès l'aube
On ne combat pas la rationalité morbide des radicalisés de l'industrialisme par une rationalité contraire venue, par exemple, des rangs d'une quelconque écologie radicale. On ne combat pas les chiffres des économistes par les chiffres des amoureux de la nature. « Demain, dès l'aube, à l'heure où blanchit la campagne… » n'a aucun équivalent mathématique – et ce, même si l'enneigement disparaît de notre futur proche. Alors, quoi ? Alors rien. On écoute Nathanaël nous dresser la liste des désastres car le système Terre est comme un jeu de dominos : si le premier tombe c'est l'hécatombe impossible à arrêter. Tout ça est écrasant. Je me demande ce que peut écrire mon voisin breton. Son testament peut-être. De son côté, Nathanaël le répète tel un mantra : il aime la vie ! Entre Éros et Thanatos, son choix est fait. Il n'a pas écrit 2049 pour nous flinguer le moral mais pour que, tous ensemble, nous œuvrions à ce que la Terre conserve un minimum d'hospitalité pour toute vie qui y éclot. Instantanément, le mot « hospitalité » me touche, m'émeut même. Puisque la catastrophe écologique unifie notre condition, puisque – malgré l'émiettement postmoderne et les furies nationalistes – l'espèce humaine n'a jamais été aussi une, il faut peut-être partir de ce socle en péril pour penser une universelle solidarité. Je sais, je rêve. Mais c'est bien là un réflexe minimal face au cauchemar que nous fabriquent les technolâtres.
Anarchistes, nous sommes orphelins. Il y a cinq ans, le camarade anthropologue Graeber cassait sa pipe. C'est une perte inestimable. Il nous laisse un pavé plein de ressources et de fulgurances, coécrit avec l'archéologue David Wengrow : Au commencement était… Une somme, une bible, un refuge. L'histoire de l'humanité mise cul par-dessus tête. L'Occident, cœur du grand récit démocratique, en prend pour son grade et ça soulage. Graeber et Wengrow parlent d'hospitalité pour caractériser les sociétés indiennes précolombiennes. Comme ailleurs on s'y faisait la guerre mais, si un membre quittait son clan pour aller barouder dans quelque grande plaine, les tribus rencontrées en chemin lui devaient l'hospitalité. Quand bien même ils ne parlaient pas la même langue et ne partageaient pas les mêmes organisations sociales. L'humanisme a la peau rouge.
Je me suis trompé. À la fin de sa conf', Nathanaël Wallenhorst a causé « capitalisme » ; il a même imaginé un jeune lecteur de Malm-le-saboteur rempli d'une colère totale. Mais le prof n'était pas là pour pousser à la sédition, il était là pour transmettre un savoir critique. De fait, c'est surtout sur mes attentes que je m'étais trompé : « capitalisme » prononcé dans l'amphi 5 de la fac de Perpignan n'était qu'un « isme » parmi d'autres. Le convoquer n'impliquait qu'une radicalité de circonstance. À peine énoncé, le concept foutait le camp : trop encombrant, trop banal, trop vide. Deux siècles de révolution industrielle nous conduisent au bord de l'abîme : qui pour assumer pareil diagnostic dans cette pouponnière de l'Alma Mater ? Qui pour clouer le bec à ce couillon du public, culpabilisant de ne pas pouvoir se payer une bagnole électrique ?
Pour conclure, Nathanaël Wallenhorst file une ultime métaphore. Finalement, son truc à lui c'est pas le football américain mais le handball. Imaginez : « Il reste cinq minutes à jouer et on est mené 4-0. Ça va être dur mais on n'a pas le choix : il faut mouiller le maillot et tout donner. » Panache du geste ultime, forcément beau – désespéré ?
Dans le hall, la conférence finie, je siffle une bière. À côté, l'auteur signe son bouquin, car le protocole reste intangible même pour les livres de fin du monde. Avec Élisa, nous échangeons nos impressions. Elles oscillent entre sidération, saturation et envie de passer à autre chose. Son ado de fils a tout écouté – il sait désormais qu'un jean équivaut à dix mille litres d'eau douce ; on peine à imaginer ce qu'une telle vérité peut produire dans la tête d'un minot à qui la vie ouvre ses bras tristes.
Je feuillette 2049. Me demande à quoi bon en rajouter une couche. Je dégaine ma carte bleue. Le geste est automatique, le calice jusqu'à la lie et advienne que pourra. La libraire me demande si je suis sûr. La machine répond à ma place : paiement accepté.
Avant de partir, je tiens à serrer la paluche du prof de « La Catho ». Nathanaël affiche un sourire tendre, je lui rends ce que je peux. Nos mains se lâchent.
Dehors la nuit est froide et précoce. Des silhouettes se pressent. Contrairement à moi, elles savent où aller.
Sébastien NAVARRO