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29.12.2025 à 17:17

Tintin et Astérix en PLS

Thelma Susbielle
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Depuis un an, le Festival international de la bande dessinée d'Angoulême traverse une crise sans précédent. Après le scandale du licenciement d'une employée dénonçant un viol, les autrices de BD sont montées au créneau. Un girlcott qui a mené jusqu'à l'annulation de l'édition 2026. « L'histoire de Chloé a été l'étincelle. La gestion désastreuse d'une affaire de viol, avec une sanction contre la victime : c'est ce qui a mis le feu aux poudres. Et il y avait un énorme tas de poudre », confie (…)

- CQFD n°248 (janvier 2026) / ,
Texte intégral (953 mots)

Depuis un an, le Festival international de la bande dessinée d'Angoulême traverse une crise sans précédent. Après le scandale du licenciement d'une employée dénonçant un viol, les autrices de BD sont montées au créneau. Un girlcott qui a mené jusqu'à l'annulation de l'édition 2026.

« L'histoire de Chloé a été l'étincelle. La gestion désastreuse d'une affaire de viol, avec une sanction contre la victime : c'est ce qui a mis le feu aux poudres. Et il y avait un énorme tas de poudre », confie l'autrice Noémie Fachan. L'affaire est révélée par une enquête publiée dans L'Humanité : alors qu'elle avait dénoncé un viol durant le Festival international de la bande dessinée d'Angoulême (FIBD), Élise Bouché-Tran, alias Chloé, se fait licencier par la société organisatrice de l'évènement 9e Art+. Rapidement, d'autres problématiques, déjà dénoncées, refont surface : violences sexistes et sexuelles, management toxique, opacité financière, sous-représentation chronique des autrices… Avec la reconduction de la société 9e Art+ à la direction du festival pour l'après-2027, les appels au boycott se multiplient. Auteur·ices, éditeur·ices indépendant·es puis grands groupes se retirent. Jusqu'à Anouk Ricard, Grand prix 2025, qui refuse l'exposition qui devait lui être consacrée. En novembre, l'édition 2026 est finalement annulée. Pour la première fois, le mythique festival de BD est mis à l'arrêt sous la pression d'une mobilisation des travailleur·euses féministes.

La BD est un véritable vivier pour la pensée féministe. « Les femmes et les personnes sexisées ont toujours été là, mais dans l'ombre »

Pour les professionnel·les du livre, l'affaire Chloé est un point de non-retour. « On savait que 9e Art+ était problématique, mais là c'est devenu impossible à cautionner », tranche Mélanie Deneuve, éditrice chez Même pas mal. À la violence institutionnelle du festival s'ajoute la précarité de la profession : « Il n'existe pas de statut pour les auteur·ices. Au FIBD, quand tu as un prix, tu n'as pas de dotation financière alors que les petits festivals indés arrivent à le faire ! » s'indigne Mélanie Deneuve. Pour Noémie Fachan, cette fragilité économique explique aussi la difficulté à mener des actions : « Renoncer à une occasion de faire connaître son travail, même non rémunéré, c'est dur. »

La révolution féministe se dessine

Malgré cela, des autrices décident de s'organiser rapidement et créent un groupe WhatsApp. Le mot d'ordre ? « Bazarder ce festival », raconte Salomé La Hoche, autrice de BD. Le mouvement se construit hors des cadres traditionnels, sans les syndicats : « On ne savait pas par où prendre les choses. Les autrices ont fait le travail, elles ont assuré », souligne Mélanie Deneuve, pour qui la médiatisation de l'affaire a joué un rôle clé. Salomé La Hoche se souvient : « Je pensais que le festival aurait lieu mais qu'il serait déserté. Je ne m'attendais pas à ce qu'il soit annulé. » Mais pour Thomas Figuières, libraire, l'absence des auteur·ices au FIBD, qui attire habituellement le public grâce aux innombrables séances de dédicace, a été déterminante : « Iels sont le moteur du festival. Ça leur a donné du poids. »

Surtout, la BD est un véritable vivier pour la pensée féministe. « Les femmes et les personnes sexisées ont toujours été là, mais dans l'ombre », rappelle Noémie Fachan. « Un stylo, une feuille, tu peux créer. Ça laisse la place à des voix différentes, aux meufs bizarres qui ne rentrent pas dans les codes du patriarcat », observe Salomé La Hoche. Si le 9e art attire les autrices par son accessibilité, il en est de même pour le public, qui peut avoir accès à des concepts politiques : « La BD, personne n'en a peur. C'est un outil puissant pour faire passer des idées », analyse Noémie Fachan.

Si le FIBD n'aura pas lieu cette année, d'autres initiatives ont été lancées : un festival off est prévu sur place et dans plusieurs villes de France, des « Fêtes interconnectées de la Bande Dessinée » s'organisent via le girlcott. Bien que l'annulation du festival reste une décision coûteuse, notamment pour les libraires et les petites structures, elle ouvre des perspectives nouvelles. « C'est un lourd prix à payer, mais c'est ce qui a été trouvé de plus efficace pour renverser un système toxique », déplore Noémie Fauchan. Pour Salomé La Hoche, et toutes celles qui se sont engagées dans cette lutte, la conclusion est la même : « Quand on se met toutes ensemble, on y arrive. »

Thelma Susbielle

29.12.2025 à 17:13

Alcoolisme : « Le cynisme est total »

Émilien Bernard
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Dans Treize années à te regarder mourir, Benjamin Daugeron décrit sans fard son enfance et son adolescence à l'ombre d'un père alcoolique, finalement décédé de sa maladie. Un court récit coup de poing qui mêle considérations personnelles et politico-sociales. Car l'alcoolisme en ZUP est également synonyme d'abandon étatique et de mépris de classe. « Daniel, mon grand-père, est malade de l'alcool comme ses frères et sœurs, et comme ses parents, ses oncles, ses tantes et peut-être même ses (…)

- CQFD n°248 (janvier 2026) / ,
Texte intégral (1849 mots)

Dans Treize années à te regarder mourir, Benjamin Daugeron décrit sans fard son enfance et son adolescence à l'ombre d'un père alcoolique, finalement décédé de sa maladie. Un court récit coup de poing qui mêle considérations personnelles et politico-sociales. Car l'alcoolisme en ZUP est également synonyme d'abandon étatique et de mépris de classe.

« Daniel, mon grand-père, est malade de l'alcool comme ses frères et sœurs, et comme ses parents, ses oncles, ses tantes et peut-être même ses grands-parents avant lui », écrit l'auteur de Treize années à te regarder mourir (éditions du Commun, 2025). Un terrible constat, l'héritage de la maladie alcoolique frappant également ce père qui est au cœur du récit. Cette perpétuation ne doit rien au hasard, bien au contraire.

Il en faut du courage pour livrer cette histoire et en faire un témoignage magnétique, propulsé par une plume pudique et incisive. Il en faut de la rage accumulée pour dénoncer frontalement la chape éthylique sévissant dans cette ville abandonnée du Berry qu'est Châteauroux. Il en faut de l'amour pour tirer le portrait de ce père en perdition, que jamais il ne juge. Car de bière en bière, son père se détruit inéluctablement, perpétuant la relégation sociale associée à la vie en ZUP : « Nous sommes ce que les gens qui n'en sont pas appellent des “cas sociaux” . »

« Dans le cas de mon père, l'alcool a été un déclencheur du déclassement social dans sa dimension matérielle »

Benjamin est l'exception qui confirme la règle, lui qui s'arrache à ce destin pour fuir le Berry direction Paris, s'émancipant du carcan de la reproduction sociale et de l'abandon étatique. De « cassos » à écrivain, il ne renie pourtant en rien ses origines. Entretien avec un jeune homme en colère.

L'alcoolisme est-il la cause du déclassement social ou bien est-ce l'inverse ?

« Dans le cas de mon père, l'alcool a été un déclencheur du déclassement social dans sa dimension matérielle. C'est non seulement la famille qui est touchée, mais aussi la maison, le travail, puis le corps. Ce déclassement a toujours plané au-dessus de nous. Mon père a vu sa mère souffrir avant lui, son père mourir avant lui. Il sait bien que pour ce monde, pour cette société organisée autour du capital, il n'est rien. Et ce “être rien”, il le vit au quotidien dans les humiliations infligées par les petits patrons, par l'agence d'intérim qui “place” les personnes dans une entreprise, par la précarisation du travail qui fait de l'ouvrier non qualifié de la chair à faire tourner des machines.

« Les alcooliques sont traités comme des moins que rien par les médecins »

Malgré tout, il faut avancer dans la vie et montrer qu'on coche des cases, se marier, avoir des enfants, acheter une maison… Tout ça sous le regard méprisant des voisins. »

Ton père est décrit comme n'arrivant pas à dépasser sa condition et intériorisant le mépris. C'est ça qui le maintient dans l'alcoolisme ?

« Il y a effectivement une intériorisation du mépris de classe qui se vit partout (à la banque, à la CAF, à la Sécu, aux impôts, puisqu'à l'époque on se déplace dans les centres de finances publiques). Ce rejet du pauvre est avant tout véhiculé par l'État et les services publics. Il explique en grande partie la haine de mon père envers lui-même et ce qu'il incarne. Ce qui le maintient dans l'alcool, c'est aussi le manque total de prise en charge médicale, que ce soit à l'hôpital ou en médecine de ville. Les alcooliques sont traités comme des moins que rien par les médecins.

« Poser l'alcool comme un enjeu sanitaire de premier plan, c'est prendre le risque pour les gouvernants de faire perdre des milliards d'euros de chiffre d'affaires à leurs potos à la tête des grands groupes »

Dans un pays où plusieurs millions de personnes ont un “problème avec l'alcool” pour reprendre les termes d'une campagne de prévention télévisée des années 2010, aucun réseau de santé spécialisé n'existe. Les familles et avant tout les femmes et les enfants sont livrés à eux-mêmes et à elles-mêmes, souvent victimes de la violence des malades de l'alcool, qui provoque emportement, agressivité et troubles paranos. »

Pourquoi aucune institution n'a-t-elle pris en charge sa maladie ?

« Prendre en charge la maladie par l'institution, c'est reconnaître la responsabilité de l'État dans ce qui représente un enjeu sanitaire majeur. Par ailleurs, les niveaux de connivence entre sphères économiques et sphères politiques sont tels que le lobbying des grands groupes alcooliers joue un rôle prépondérant dans ce refus politique de traiter ce problème. Poser l'alcool comme un enjeu sanitaire de premier plan, c'est prendre le risque pour les gouvernants de faire perdre des milliards d'euros de chiffre d'affaires à leurs potos à la tête des grands groupes et de dégrader leur image. Il est bien plus commode de pointer du doigt la responsabilité individuelle dans la consommation d'alcool et de faire de l'alcoolique un coupable. Mais tous les alcooliques ne se valent pas. Les plus fortunés peuvent se mettre au vert dans de luxueux établissements de désintoxication et continuer à jouir de tout un réseau social. Par contre, les malades des classes populaires meurent seuls chez eux et sont souvent retrouvés des jours après leur décès, comme ça a été le cas de mon père. »

Tu racontes le mépris social envers la ZUP, qui vous vaut le surnom de « cassos »…

« Le mépris social se manifeste d'abord par le regard. C'est souvent la première forme de contact entre êtres humains. La personne de l'accueil à la CAF, à la mairie, au tribunal ou encore, au commissariat. Puis ce mépris se prolonge par la parole. Les populations plus pauvres ou isolées irritent par leur façon de parler ou par leurs questions. Le premier regard porte sur le langage corporel et vestimentaire, puis les mots échangés trahissent notre condition et justifient les mauvais traitements de la part des agents de l'État.

« L'État cherche à minimiser les coûts du système social sur le dos des malades »

Après être allé au commissariat à 15 ans pour dénoncer les faits de violence dont j'étais victime à la maison, avec constatation des coups par le médecin mandaté par l'institution, l'officier de police judiciaire déclare au procureur que ce n'est qu'une “petite baffe” et qu'on peut me renvoyer chez moi sans mesures de protection. Il ne se cache même pas de cette discussion téléphonique. Il ment devant moi, impunément. Parce que nos existences n'ont pas de valeur à leurs yeux. Nous représentons un poids pour la police qui est formée pour aller au combat plutôt que pour protéger et assister la population. Par ailleurs, l'institution judiciaire fait preuve d'une indéniable haine à l'égard des pauvres. En témoigne le nombre de personnes issues de milieux populaires emprisonnées sous des conditions abjectes dans ce pays. »

Tu racontes que ta famille est considérée comme improductive et donc rejetée du jeu social. Comment ça se manifeste ?

« Par une volonté délibérée de limiter le coût financier imputé par nos existences au système. Mon père a par exemple été déclaré invalide à seulement 80 % alors qu'il ne pouvait plus avoir d'activité physiquement engageante. Il ne pouvait pas marcher plus de 10 ou 15 minutes, ne pouvait plus conduire. Il avait beaucoup de mal à tenir un stylo ou rouler ses propres cigarettes. Il aurait dû être déclaré invalide à 100 %. Seulement, l'État cherche à minimiser les coûts du système social sur le dos des malades. Le cynisme est total.

Les sans-abri sont par exemple majoritairement issus de l'Aide sociale à l'enfance quand ils étaient mineurs. Une grande partie d'eux souffrent de pathologies psychiatriques graves, sans aucune prise en charge de l'État. Ces personnes ont besoin d'un logement, d'un hôpital et d'un revenu minimum qui leur permettraient de vivre dignement et de s'insérer dans la société. Ce ne sont pas les pauvres qui rejettent le système, c'est le système qui ne veut pas d'eux. Pour que les riches soient toujours plus riches, les pauvres doivent être toujours plus pauvres. »

Colette est le personnage le plus « positif » du livre. Comment se différencie-t-elle des autres personnes faisant partie de ton environnement proche ?

« Ma grand-mère Colette a été la seule personne de mon entourage familial à ne jamais faire preuve de violence à mon égard. Et ma seule source de douceur et de tendresse durant toute mon enfance, une tendresse et une douceur pudiques et discrètes qui ne se manifestaient pas par de l'affection physique ou des câlins mais par des regards et, parfois, des mots. Elle m'appelait “Chéri” quand elle s'adressait à moi.

Colette a vécu une multitude de violences infligées par son mari Daniel, que je n'ai heureusement pas connu. Elle a demandé le divorce à deux reprises, suite à des violences dont elle n'a jamais voulu me raconter la nature. La justice le lui a refusé à chaque fois. Il a fallu attendre que Daniel se suicide dans l'appartement d'un coup de carabine pour que Colette soit libérée de ce monstre. La justice justifiait son refus de lui accorder le divorce car Daniel, profondément alcoolique, était reconnu comme “malade” aux yeux du juge. Sa femme n'avait donc pas le droit de l'abandonner. »

Propos recueillis par Émilien Bernard

27.12.2025 à 11:55

Briser le silence avec un micro

Margaux Wartelle
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Vingt ans après avoir subi un inceste de la part de son beau-père, Léna Rivière cherche « la voix des autres », ses proches et les autres victimes du même agresseur. Le processus aboutit au magnifique documentaire radiophonique « Queen of Bongo », réflexion sur la justice, le pardon et, en creux, le pouvoir du micro. Sur la route d'un week-end dans le Verdon, la radio est allumée. Aux infos cette année-là, il est notamment question de l'affaire Outreau. Sur la banquette arrière, Léna (…)

- CQFD n°247 (décembre 2025) /
Texte intégral (706 mots)

Vingt ans après avoir subi un inceste de la part de son beau-père, Léna Rivière cherche « la voix des autres », ses proches et les autres victimes du même agresseur. Le processus aboutit au magnifique documentaire radiophonique « Queen of Bongo », réflexion sur la justice, le pardon et, en creux, le pouvoir du micro.

Sur la route d'un week-end dans le Verdon, la radio est allumée. Aux infos cette année-là, il est notamment question de l'affaire Outreau. Sur la banquette arrière, Léna apprend ce que veut dire le mot viol. Elle arrive alors à formuler ce qui lui arrive. « Je savais qu'il fallait pas le dire mais je savais pas pourquoi et je savais pas ce que c'était. J'ai parlé à partir du moment où j'ai compris ce que c'était et c'était grâce à la radio ». Elle parle, mais on l'entend à moitié. Plus tard, une autre victime, devenue adulte, porte plainte. Finalement plusieurs enfants sont concernés, un procès a lieu en 2009, aux assises. L'agresseur est condamné.

Retour sur la bande FM. Léna Rivière est aujourd'hui réalisatrice à Radio Grenouille, dans le quartier de son enfance, la Belle-de-Mai à Marseille, à quelques rues de l'appartement où son beau-père l'a agressée pendant plusieurs années. Elle décide d'entamer un travail de reconquête, par la radio. Interroger ses proches d'abord, frère, sœur, belle-mère et surtout, son père, qui ouvre le documentaire dans un bouleversant dialogue avec sa fille. Les mots sont mis sur la culpabilité de n'avoir pas plus agi, mais aussi sur ce qui reste d'une relation et sur la place du pardon.

Il en sera beaucoup question, du pardon. Pas à l'agresseur mais à l'entourage. À soi-même aussi. Parmi les autres victimes, rencontrées au procès ou à l'occasion du documentaire, Charlotte, aujourd'hui mère, se demande si elle aurait pu parler plus tôt et éviter les victimes de la génération de Léna. Cette dernière s'en veut à son tour pour une de ses amies d'enfance, agressée après elle par le même homme. Anna, de son côté, est la première à avoir porté plainte. C'est grâce à elle que Léna a pu être crue et entendue. « Si t'avais pas porté plainte, quelle aurait été mon histoire ? […] D'avoir lu ta déposition, je me souviens d'une sensation dans le corps extrêmement étrange, parce que c'était tellement similaire, donc d'un côté tu te sens moins seule et dans le même temps […] c'est comme si j'avais réalisé qu'on était interchangeables… » La force de ces échanges, où celle qui tient le micro fait partie intégrante de l'histoire et crée elle-même les conditions pour que ces paroles surgissent est précieuse. Et la quête de ses « âmes sœurs », comme elle les appelle, se transforme peu à peu en reprise de pouvoir sur soi et sur son récit.

La recherche est sans fin, le nombre de victimes, inconnu. Sur la route, on laisse des interrogations, des silences et des relations abîmées. Mais les portes s'ouvrent et le micro sert de prétexte pour se rencontrer, se parler enfin et se soigner, comme lors de cette scène incroyable, où accompagnée de son meilleur ami, Léna revient dans la cour où elle s'est longtemps sentie piégée. Une expédition sous forme d'ultime libération : « Je suis revenue me chercher et je crois que ça, c'est se faire justice. »

Margaux Wartelle

27.12.2025 à 11:53

Mythos coloniaux

Étienne Jallot
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Dans Oradour coloniaux français, le politologue Olivier le Cour Grandmaison revient sur la suspension d'Apathie de RTL après son parallèle entre les crimes nazis et les crimes coloniaux de la France en Algérie. Comparaison = raison ? Oui, mon général ! 25 février 2025, l'éditocrate Jean-Michel Apathie sort de son rôle de toutou médiatique. Il déclare dans la matinale de RTL, « chaque année en France on commémore ce qu'il s'est passé à Oradour-Sur-Glane, c'est-à-dire le massacre de tout un (…)

- CQFD n°247 (décembre 2025) /
Texte intégral (778 mots)

Dans Oradour coloniaux français, le politologue Olivier le Cour Grandmaison revient sur la suspension d'Apathie de RTL après son parallèle entre les crimes nazis et les crimes coloniaux de la France en Algérie. Comparaison = raison ? Oui, mon général !

25 février 2025, l'éditocrate Jean-Michel Apathie sort de son rôle de toutou médiatique. Il déclare dans la matinale de RTL, « chaque année en France on commémore ce qu'il s'est passé à Oradour-Sur-Glane, c'est-à-dire le massacre de tout un village, mais on en a fait des centaines nous, en Algérie. Est-ce qu'on en a conscience ? »1 Stupeur chez les droitardés, de Le Pen à Pascal Praud, politicards et médiacrates, s'offusquent. Apathie est suspendu par RTL. Raison : comparaison « inappropriée ». Et pourtant, au vu des massacres coloniaux commis par la France en Algérie la comparaison n'est-elle pas pertinente ? C'est ce que défend Olivier Le Cour Grandmaison dans Oradour coloniaux français (Les liens qui libèrent, 2025).

Apathie n'est pas le premier à tenter la comparaison. À la sortie de la Seconde Guerre mondiale d'anciens résistants, comme Pierre Fayet, dénoncent les massacres commis en Algérie en ces termes : « on peut dire que le crime atteint l'horreur du massacre d'Oradour-sur-Glane ». En 1951, le journaliste Claude Bourdet compare les méthodes de tortures en Algérie à celle de la Gestapo. Pour le politologue, « le parallèle est destiné non à banaliser mais à souligner l'extrême gravité de ce qu'il s'est passé en Algérie. » À l'époque déjà des mythos détournent la réalité. En 1957, Guy Mollet, chef du gouvernement et socialiste juge la comparaison à la Gestapo « scandaleuse ».

Pourtant les violences commises en Algérie n'ont rien d'isolées. Elles correspondent à la méthode employée dès la conquête par le Général Bugeaud dans les années 1840. Pour faire plier le pays, l'armée a massivement recours aux razzias. Les militaires volent et pillent les récoltes pour affamer les populations, des villages sont détruits, leurs habitants déportés. Bugeaud est également adepte de l'enfumade, pratique qui vise à asphyxier les tribus cachées dans les grottes. Une guerre exceptionnelle, ou le droit de la guerre2 est suspendu. Rien ne doit empêcher de faire plier « l'indigène, toujours jugé rétif et dangereux », coupable par nature, qu'il soit civil ou militaire. Un État « militaire, policier ou terroriste » et qui n'hésite pas à laisser « quartier libre » à ses troupes, ou même aux colons qui s'organisent en milices et « agissent comme des forces supplétives » de l'armée lors des massacres de Sétif et Guelma en 1945. Cent ans d'horreur que l'auteur qualifie « a minina [comme] des crimes de guerres, plus certainement des crimes contre l'humanité ». Il invite alors au courage de nommer correctement les crimes afin de mieux combattre les réacs qui détournent sans arrêt les faits pour camoufler les responsabilités. Toute comparaison avec une situation autre serait fortuite.

Étienne Jallot

1 Le 10 juin 1944, la division SS « Das Reich » massacrent 600 personnes dans le village d'Oradour-Sur-Glane. Résistants mais aussi civils, femmes et enfants.

2 Distinction entre civils et militaires, sécurité des personnes et des biens, droits des prisonniers...

27.12.2025 à 11:52

Renouer avec le syndicalisme de lutte

Douglas
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Dans Réapprendre à faire grève, Baptiste Giraud, sociologue, mène une enquête sur le syndicalisme et l'apprentissage de la grève. Il montre qu'il n'est pas si facile de faire vivre le « syndicalisme de lutte » que revendique la CGT. Les mobilisations en 2023 contre la réforme des retraites présentent un paradoxe. Si elles ont entraîné des millions de manifestant·es dans la rue, elles n'ont pourtant pas donné lieu à des grèves importantes à l'échelle du pays. Ce paradoxe confirme une (…)

- CQFD n°247 (décembre 2025) /
Texte intégral (682 mots)

Dans Réapprendre à faire grève, Baptiste Giraud, sociologue, mène une enquête sur le syndicalisme et l'apprentissage de la grève. Il montre qu'il n'est pas si facile de faire vivre le « syndicalisme de lutte » que revendique la CGT.

Les mobilisations en 2023 contre la réforme des retraites présentent un paradoxe. Si elles ont entraîné des millions de manifestant·es dans la rue, elles n'ont pourtant pas donné lieu à des grèves importantes à l'échelle du pays.

Ce paradoxe confirme une tendance plus générale que Baptiste Giraud relève dans son livre Réapprendre à faire grève (PUF, 2024) : « Malgré des regains ponctuels, les grèves d'entreprise ont beaucoup perdu de leur intensité : elles sont tendanciellement moins nombreuses et moins mobilisatrices. » Comment l'expliquer ? Souvent, dans les espaces de la gauche radicale, on impute la baisse des grèves aux bureaucraties syndicales : trop peu confiantes quant à leurs capacités de mobilisation (voire compromises avec le patronat), elles freineraient les aspirations radicales de masses prêtes à bloquer la production. Le livre nuance cette lecture en interrogeant les ressorts du travail syndical et de l'apprentissage de la grève au plus près des salarié·es et des militant·es syndicaux·les. Pour cela, il s'appuie sur une enquête au sein de l'Union syndicale (US) du commerce et des services à Paris, affiliée à la CGT.

Dans ce secteur, où les raisons de se mobiliser sont nombreuses, les salarié·es s'emparent rarement de la grève. Selon l'auteur, cela peut d'abord s'expliquer par les transformations du capitalisme contemporain et des structures du salariat. Le développement de plus petites unités d'entreprise et la multiplication des formes précaires d'emploi affaiblissent les collectifs de travail et rendent la grève plus complexe à organiser. Par ailleurs, le profil des militant·es syndicaux·les de la CGT a évolué : celleux-ci sont moins politisé·es que par le passé et n'interprètent plus toujours les conflits de travail comme une conséquence de la lutte des classes. S'iels rejoignent la CGT, c'est moins pour transformer la société par un « syndicalisme de lutte », c'est-à-dire tourné vers la pratique de la grève et l'affirmation de la lutte des classes, que pour « faire valoir leurs droits » et « se protéger de l'autoritarisme patronal ». De leur côté, les permanent·es de l'US participent à former les militant·es aux pratiques de la grève et à leur montrer que les conflits au travail découlent des « conflits de classe qui structurent le système de production capitaliste ».

L'auteur examine ensuite trois grèves dans le secteur du précariat : femmes de chambre d'un hôtel, entrepôt de chaussures et boîte de livraison de pizzas. Ces conflits sont rendus possibles par l'action conjointe de militant·es bien implanté·es dans leur collectif de travail et de permanent·es de l'US qui les encouragent et les soutiennent dans la pratique de la grève.

Le livre entend ainsi être lucide sur l'état actuel de la conscience de classe. Les syndicats ne sont pas toujours que des « freins » aux mobilisations, mais parfois des outils indispensables pour familiariser des militant·es à une pratique qui, sans être facile, s'avère la plus utile pour défendre nos droits : la grève !

Douglas

27.12.2025 à 11:50

Un dossier simple

La Sellette
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En comparution immédiate, on traite à la chaîne la petite délinquance urbaine, on entend souvent les mots « vol » et « stupéfiants », on ne parle pas toujours français et on finit la plupart du temps en prison. Une justice expéditive dont cette chronique livre un instantané. Toulouse, chambre des comparutions immédiates, septembre 2025 Les deux prévenus ont été arrêtés la veille à l'aube, alors qu'ils dormaient dans le coffre d'un utilitaire volé pendant la nuit. Même s'ils sont (…)

- CQFD n°247 (décembre 2025) /
Texte intégral (714 mots)

En comparution immédiate, on traite à la chaîne la petite délinquance urbaine, on entend souvent les mots « vol » et « stupéfiants », on ne parle pas toujours français et on finit la plupart du temps en prison. Une justice expéditive dont cette chronique livre un instantané.

Toulouse, chambre des comparutions immédiates, septembre 2025

Les deux prévenus ont été arrêtés la veille à l'aube, alors qu'ils dormaient dans le coffre d'un utilitaire volé pendant la nuit. Même s'ils sont seulement accusés de recel – le fait d'utiliser une chose que l'on sait volée –, le président les suspecte aussi du vol :

— Le véhicule étant équipé d'un GPS, on a pu retracer le déplacement de la voiture. L'exploitation des données téléphoniques a permis de voir que le téléphone d'Ichem D. et la voiture ont fait les mêmes déplacements au même moment. En garde à vue, vous avez expliqué que vous aviez fait le trajet en train… Est-ce que vous maintenez cette version compte tenu du fait qu'il n'y a pas de train à 5 heures du matin ?

Dans la salle, des gens ricanent. Les prévenus maintiennent. Et répètent qu'ils ne savaient pas que c'était un véhicule volé.

— La porte du véhicule était ouverte, on était en T-shirt, on avait froid.

Faute d'obtenir des aveux, le président passe à l'examen de la personnalité d'Ichem D., déjà condamné une fois pour des faits similaires :

— Vous êtes par ailleurs en attente d'un procès pour recel, usage de stupéfiants et rébellion. Quelles sont vos ressources ?

— Je travaille sur les marchés.

— En situation irrégulière… Et vos projets ?

— Obtenir des papiers et travailler dans la comptabilité ou la gestion.

— Vous savez qu'en commettant des infractions, vous compliquez l'obtention d'un titre de séjour ?

Après cette question qui n'appelle pas de réponse, le président évoque la situation du deuxième prévenu, Ismail F., qui n'a pas d'antécédents et travaille au noir dans une boucherie.

La justice se contentera de ces minces informations pour juger les deux hommes. L'heure est maintenant aux réquisitions de la procureure – exaspérée qu'ils s'obstinent à nier.

— C'est un dossier simple. Se servir d'un véhicule volé, même pour dormir, c'est un recel de vol. Par ailleurs, ils vivent en squat ! Ils n'ont aucune garantie de représentation. Ils n'ont pas vocation à s'installer sur le territoire national !

Elle demande huit mois de prison pour celui qui a déjà un casier et six mois pour l'autre, avec maintien en détention pour les deux. Elle signale à toutes fins utiles que, pour ce type d'infraction, le tribunal a le droit de prendre une peine complémentaire d'interdiction du territoire français.

L'avocat d'Ichem D. insiste sur le fait que personne n'a subi de préjudice dans cette affaire.

— L'entreprise a récupéré le véhicule. Elle a confirmé que les clés avaient été oubliées à l'intérieur : il n'y a pas de vitre brisée, pas de trace d'effraction… Pourquoi huit mois avec mandat de dépôt ? Parce qu'ils n'ont pas de garanties de représentation. Pour avoir dormi dans une voiture, c'est totalement excessif !

L'avocate d'Ismail F. ajoute que son client comparait pour la première fois devant la justice :

— Et les faits ne sont pas si graves. Il pourrait être condamné à un sursis simple !

Revenu de délibérer, le président déclare les deux prévenus coupables, condamne le premier à quatre mois de prison avec maintien en détention et le deuxième à six mois de prison avec un sursis simple.

La Sellette
Retrouvez d'autres chroniques sur le site : lasellette.org.

27.12.2025 à 11:48

Faire transpirer les fédés

Eliott Dognon
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Face à la décadence du sport professionnel soumis à des règles sexistes, le boxeur trans Maho Bah-Villemagne et l'association TRANSpire lancent un Front d'action pour les athlètes trans et intersexes, afin de mettre une bonne droite aux institutions sportives. Face à l'invisibilisation et aux discriminations, les athlètes queers organisent la riposte. L'association TRANSpire crée des espaces sportifs inclusifs et bienveillants. En équipe avec le boxeur trans Maho Bah-Villemagne, iels ont (…)

- CQFD n°247 (décembre 2025)
Texte intégral (962 mots)

Face à la décadence du sport professionnel soumis à des règles sexistes, le boxeur trans Maho Bah-Villemagne et l'association TRANSpire lancent un Front d'action pour les athlètes trans et intersexes, afin de mettre une bonne droite aux institutions sportives.

Face à l'invisibilisation et aux discriminations, les athlètes queers organisent la riposte. L'association TRANSpire crée des espaces sportifs inclusifs et bienveillants. En équipe avec le boxeur trans Maho Bah-Villemagne, iels ont lancé un Front d'action pour les athlètes trans et intersexes. L'initiative vise à proposer un accompagnement juridique et administratif pour les athlètes souhaitant faire du sport en compétition grâce notamment à la création d'un réseau d'avocat·es en droit du sport, droit du travail et en droit des personnes trans. « Notre mission est un peu similaire à celle d'un syndicat », explique Maho. Le but est aussi de former coachs, dirigeant·es, bénévoles et toutes personnes gravitant autour de milieux sportifs. Enfin, iels ont pour objectif de représenter les athlètes pour avoir un poids dans l'élaboration de réglementations auprès des institutions sportives.

Le long chemin de l'existence

Pour pouvoir être représenté·es dans le milieu du sport, il faut déjà y exister. Et pour les personnes trans, il y a de nombreux freins à la pratique : « Le rapport à notre propre corps est déjà compliqué, puis il y a le regard des autres, les problèmes psy, les problèmes d'addiction, la précarisation... » énumère Maho. Auxquelles il faut bien sûr ajouter les violences et le rejet systémique. En France, 70 % des personnes trans interrogées déclaraient avoir subi des discriminations au cours de l'année écoulée selon une étude de l'Agence des droits fondamentaux de l'Union européenne, menée en 20231.

« Parfois on n'existe même pas dans les règlements de certaines fédérations, et quand c'est le cas, chacune a son propre règlement »

Il existe par ailleurs peu de statistiques et d'études concernant les pratiques sportives des personnes trans, déjà particulièrement invisibilisées dans ce milieu. Une étude d'Ipsos réalisée en 2022 indique tout de même que 73 % des personnes LGBTQ+ interrogées déclaraient avoir déjà été témoins de comportements homophobes ou transphobes dans un milieu sportif. Pour Maho, le premier enjeu est donc la pratique : « Avant de pouvoir former des coachs, il faut déjà qu'il y ait des athlètes. »

Un mur institutionnel

Et les institutions n'aident pas vraiment : « Aujourd'hui, on est très peu représenté·es au sein des institutions sportives. Parfois, on n'existe même pas dans les règlements de certaines fédérations. Et quand c'est le cas, chacune a son propre règlement. On doit créer nos propres droits et donc notre existence dans le monde du sport », se désole Maho. Si certaines fédérations ont un règlement, il est bien souvent à côté de la plaque : « La fédération française de cyclisme impose aux femmes trans d'avoir fait leur transition avant l'âge de 12 ans ou de ne pas avoir connu de puberté masculine au-delà de cet âge pour pouvoir s'inscrire à des compétitions », raconte le boxeur. Sa propre discipline n'est pas en reste niveau transphobie. Après la victoire de l'Algérienne Imane Khelif aux Jeux olympiques de 2024 à Paris, un déferlement de haine sexiste s'abat sur la boxeuse, accusée d'hyperandrogénie par ses détracteurs2. « Les femmes cis sont aussi victimes ! » confirme Maho. Moins d'un an après les JO, c'est toute l'équipe de France féminine de boxe qui est privée de championnat du monde à Liverpool. La raison ? Des « tests de féminité » exigés par la World Boxing dont les résultats sont arrivés en retard !

Mais pourquoi négocier avec les fédérations alors que des espaces sportifs queers existent en dehors de ce cadre institutionnel ? « Je ne crois pas qu'on arrivera à changer les choses en interagissant uniquement avec des convaincu·es. Les espaces militants font office de sas de décompression mais c'est en interagissant avec l'extérieur qu'on a le plus d'impact. » Et l'initiateur du Front d'action reste très enthousiaste concernant le projet : « On a déjà reçu plein de demandes d'accompagnement d'athlètes dans le cyclisme, le foot et plein d'autres sports ! »

Eliott Dognon

* Le prénom a été modifié.


1 « Travail, sorties, santé : les discriminations vécues par les transgenres et les homosexuels », Observatoire des inégalités (09/10/2025)

2 Lire « Des meufs trop puissantes ! », CQFD n°233, (septembre 2024).

27.12.2025 à 11:46

La Grèce abat des moutons en masse

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Dans cette enquête, le média hellénique Solomon révèle les défaillances de l'État grec face à la variole du mouton qui a entraîné le pays dans une crise de l'élevage. « La bergerie sent encore légèrement le lait. Les auges à nourriture reposent dans le silence sous une épaisse couche de poussière, et un calendrier accroché au mur indique encore le 18 juillet – jour où Giorgos Kouteris, 43 ans, et sa femme, Nancy Kaliva, 40 ans, se sont occupés de leurs animaux comme d'habitude, mais pour (…)

- CQFD n°247 (décembre 2025) /
Texte intégral (738 mots)

Dans cette enquête, le média hellénique Solomon révèle les défaillances de l'État grec face à la variole du mouton qui a entraîné le pays dans une crise de l'élevage1.

« La bergerie sent encore légèrement le lait. Les auges à nourriture reposent dans le silence sous une épaisse couche de poussière, et un calendrier accroché au mur indique encore le 18 juillet – jour où Giorgos Kouteris, 43 ans, et sa femme, Nancy Kaliva, 40 ans, se sont occupés de leurs animaux comme d'habitude, mais pour la dernière fois.

Quatre jours plus tard, les résultats du laboratoire confirment ce qu'ils craignaient : la variole ovine, une maladie virale à propagation rapide qui peut décimer des troupeaux de moutons et de chèvres. À la tombée de la nuit, le 2 août, le troupeau qui avait fait vivre leur famille pendant des décennies – environ 700 animaux – avait disparu. [...]

Une catastrophe prévisible

[...] Début 2025, la maladie atteignait la Thessalie, le cœur de l'élevage grec. Selon les autorités régionales, plus de 160 000 animaux ont été abattus début novembre pour contenir le virus. […]

Dans de nombreux foyers de Thessalie, les moutons et les chèvres ne sont pas seulement une tradition, mais une bouée de sauvetage économique. La région produit plus de 15 % du lait grec, environ 11 % de sa viande et 47 % de ses fromages à pâte molle. La feta, qui représente 70 % des fromages produits en Thessalie, est la deuxième exportation la plus importante de la région après l'huile d'olive. [...]

Des documents internes de l'Union européenne (UE) [...] montrent que des mois avant le début des abattages massifs, la Commission européenne avait exhorté la Grèce à vacciner ses troupeaux, leur offrant des doses gratuites, un soutien scientifique et un cofinancement via la banque de vaccins de l'UE. La Grèce n'a pas agi.

Écartant la vaccination, les autorités se sont tournées vers l'abattage massif, avec la mise à mort de troupeaux entiers pour tenter de contenir la maladie. La suite fut chaotique et traumatisante : ce sont des décennies de travail que des familles ont vu disparaître en une journée. [...]

La vaccination entraîne d'importantes conséquences commerciales. Elle suspend le statut “indemne de maladie” et déclenche automatiquement des restrictions temporaires sur les mouvements d'animaux vivants et de produits animaux […] en provenance de la zone vaccinée.

Pression croissante, frustration du public

Le 12 septembre, près de 400 agriculteurs se rassemblent dans un théâtre à Tyrnavos, une ville de Thessalie. Certains se tiennent debout sur des chaises, d'autres crient depuis les allées, exigeant des réponses. […]

En juillet, un fonctionnaire du ministère grec de l'Agriculture – en visite à Larissa, la capitale de la Thessalie – aurait dit aux agriculteurs qu'il n'existait pas de vaccin, affirmant que les doses disponibles provenaient de “pays tiers” et non approuvés par l'UE. […]

Le prix du label “sans maladie”

[...] Depuis le début de l'épidémie, plus de 350 000 animaux ont été abattus à travers la Grèce, selon les chiffres officiels cités par Dimitris Kouretas, gouverneur régional de Thessalie. […] Si la maladie continue de se propager sans contrôle, a-t-il averti, 50 000 tonnes supplémentaires de feta pourraient être perdues, ce qui équivaut aux exportations annuelles du pays. […]

En Thessalie, les granges sont calmes. Les agriculteurs attendent — la permission de refaire leur stock, des compensations, des réponses. […] »

Lydia Emmanouilidou, Corina Petridi, Iliana Papangeli

1 « Greece rejected the EU's sheeppox vaccine, opting for mass slaughter. The virus is spreading », Solomon (07/11/2025).

27.12.2025 à 11:45

L'immonde culture de l'inceste

Thelma Susbielle
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Partout dans la culture française – films, séries, chansons, porno, mythes fondateurs – l'inceste s'affiche, mais rarement comme une violence. Romantisé, humorisé ou mis hors champ, il devient un motif familier plutôt qu'un crime, participant à sa banalisation autant qu'à un vaste déni collectif. Selon l'essayiste féministe Valérie Rey-Robert, la culture du viol s'appuie sur des représentations qui excusent les agresseurs et culpabilisent les victimes. Pour l'inceste, le mécanisme est (…)

- CQFD n°247 (décembre 2025) /
Texte intégral (628 mots)

Partout dans la culture française – films, séries, chansons, porno, mythes fondateurs – l'inceste s'affiche, mais rarement comme une violence. Romantisé, humorisé ou mis hors champ, il devient un motif familier plutôt qu'un crime, participant à sa banalisation autant qu'à un vaste déni collectif.

Selon l'essayiste féministe Valérie Rey-Robert, la culture du viol s'appuie sur des représentations qui excusent les agresseurs et culpabilisent les victimes. Pour l'inceste, le mécanisme est similaire : un imaginaire nourri de récits, de symboles et de mythes qui transforment une domination adulte en histoire d'amour impossible, en provocation arty ou en simple ressort narratif. L'inceste est partout, mais jamais nommé pour ce qu'il est.

L'exemple le plus emblématique reste Serge Gainsbourg et sa fille Charlotte. En 1984, la chanson « Lemon Incest » met en scène le chanteur et son aînée de 14 ans, dans une chorégraphie calquée sur ses fantasmes. À la télévision comme dans le clip, elle apparaît en culotte blanche, lui torse nu. Les paroles (« L'amour que nous n'ferons jamais ensemble / est le plus beau, le plus violent ») célèbrent explicitement un désir paternel. Tout cela au vu et au su du pays, dans un silence qui en dit long sur le système incestuel : imposture familiale, complicité du monde culturel, excitation du public. L'inceste est là, face caméra, Charlotte est l'objet de désir de son père, dans le silence assourdissant des spectateurs. Au cinéma, Mathilda dans Léon ou la Lolita du film éponyme de Kubrick, promeuvent l'idée qu'une enfant peut séduire un adulte. La figure de la nymphette s'impose dans les productions culturelles...

Quand l'interdit devient un fantasme culturel

Dans Game of Thrones, l'inceste fraternel entre les jumeaux Cersei et Jaime Lannister est présenté comme un amour tragique entre deux êtres « égaux ». Or, comme le rappelle la journaliste Iris Brey dans La Culture de l'inceste : « L'inceste dans une fratrie se déploie presque toujours dans un climat familial incestuel. » La série naturalise un lien incestueux en déniant la domination masculine systémique et en neutralisant tout effet de violence patriarcale.

Le porno mainstream participe lui aussi à cette banalisation. Dans La Culture de l'inceste, Ovidie montre que le tag le plus recherché est « step-mum ». Une belle-mère séductrice et décomplexée initie un jeune homme qui semble ravi : aucune conséquence, aucune sidération, aucune violence. L'inceste devient un simple fantasme.

Cette normalisation et ce déni culturel s'inscrit dans un héritage culturel très français : celui de la « libération sexuelle » soixante-huitarde, portée comme un étendard progressiste mais qui, dans les faits, a légitimé des discours pédocriminels. Au point de théoriser un droit des adultes à « éveiller » sexuellement des enfants. L'écrivain pédocriminel Gabriel Matzneff en est le porte-étendard. Longtemps invité sur les plateaux télé, soutenu par l'édition et les milieux intellectuels bourgeois, cet immonde personnage livrait ses aventures sexuelles avec des mineurs comme une posture littéraire, défendant une vision « anti-moraliste ».

Tant que la culture romantisera, sexualisera ou minimisera l'inceste, les agresseurs continueront de violer. Parce que la violence est un continuum. Nommer et représenter l'inceste dans sa dimension systémique est le premier pas pour en finir avec le déni collectif et protéger les enfants.

Thelma Susbielle

27.12.2025 à 11:43

Briser le tabou avec la plume

Thelma Susbielle
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Contre la silenciation qui entoure les faits d'inceste, certaines victimes font de leur histoire des récits littéraires. En France, ces ouvrages ont largement participé au mouvement #MeTooInceste. Quand l'inceste fait système, l'écrit devient une arme puissante. La bascule arrive en 2021 avec la publication de La Familia grande (Seuil, 2021) de Camille Kouchner, qui traite l'inceste du point de vue d'une témoin. Pour la journaliste Iris Brey, cette mise à distance de la souffrance de (…)

- CQFD n°247 (décembre 2025) / ,
Texte intégral (1175 mots)

Contre la silenciation qui entoure les faits d'inceste, certaines victimes font de leur histoire des récits littéraires. En France, ces ouvrages ont largement participé au mouvement #MeTooInceste. Quand l'inceste fait système, l'écrit devient une arme puissante.

La bascule arrive en 2021 avec la publication de La Familia grande (Seuil, 2021) de Camille Kouchner, qui traite l'inceste du point de vue d'une témoin. Pour la journaliste Iris Brey, cette mise à distance de la souffrance de l'incesté permet à la société française de mieux l'entendre. La position sociale de la famille Kouchner, très médiatique, y participe sans doute aussi. Sur Twitter déferlent alors des milliers de témoignages, précédés du hashtag #MeTooInceste. La société découvre que l'inceste n'est pas un cas isolé, mais un système, verrouillé par le silence qui englobe aussi les témoins. Aujourd'hui, ces paroles s'imposent sur des supports variés, de l'essai à la page Instagram militante et de la BD au fanzine.

Dans la vie comme dans la littérature, l'inceste s'accompagne d'une culture du secret

Avant que le sujet ne devienne audible, quelques auteur·ices ont tenté d'énoncer ce qui ne devait pas être dit. En 1995, Claude Ponti publie Les Pieds bleus (L'Olivier), un livre dans lequel se perçoivent les sévices que l'auteur a subis enfant. Une fiction qui lui permet de publier l'irreprésentable, sans nommer ni coupable ni contexte. Ce n'est qu'en 2018 qu'il confiera publiquement sa dimension autobiographique. À l'époque, parler d'inceste c'est s'exposer à la violence médiatique, aux procès d'intention, ou aux accusations de provocation…

Contre la culture du secret

Dans la vie comme dans la littérature, l'inceste s'accompagne d'une culture du secret. Pour la contourner, certains récits, usent de motifs symboliques comme les portes closes et les vieilles photographies. Dans Triste tigre (P.O.L, 2023), Neige Sinno, elle, choisit d'attaquer le secret de front en détaillant les faits et ajoute à son récit des coupures de presse, des lettres au procureur et des citations du procès. Autant de preuves matérielles pour consolider une parole sans cesse menacée : pour elle, écrire n'est pas une thérapie mais un geste de vérité et de liberté face à la contrainte du mensonge imposée par les agresseurs. « La littérature ne m'a pas sauvée », affirme Neige Sinno. Mais elle a ouvert un espace où le réel peut enfin être nommé. Le rapport 2023 de la Ciivise le rappelle : la littérature permet de penser les violences, de les ressentir, de comprendre les logiques de domination qui les soutiennent.

Roman, autofiction, essai, journal, poésie, œuvre graphique : les récits d'inceste traversent les genres et les supports

L'inceste ne se contente pas d'abîmer les corps ; il s'attaque à la construction de soi. La violence de l'inceste détruit la possibilité de se penser comme un sujet libre et légitime, en coupant les victimes de leurs émotions, de leur corps et de leur parole. Le secret pèse dans le roman Cui-Cui (Seuil, 2025), de Juliet Drouar : la révélation se fait par fragments et les scènes d'inceste ne sont pas décrites. Cette mise à distance via un récit écrit à la troisième personne reproduit les phénomènes de dissociation. Comme l'explique le thérapeute dans son essai Trauma, en finir avec nos violences (Stock, 2025) : « Les traumatismes produisent ce genre de vivacité et cette sensation d'avoir des parties de soi présentes et partitionnées. »

Construction d'un savoir protéiforme et collectif

Roman, autofiction, essai, journal, poésie, œuvre graphique : les récits d'inceste traversent les genres et les supports, ils les mélangent. Ou peut-être une nuit (Grasset, 2021) de Charlotte Pudlowski naît d'un podcast ; Ce que Cécile sait, journal d'une sortie d'inceste (Marabout, 2024) découle d'un long travail d'illustration d'abord publié sur Instagram.

La multiplication des supports fait émerger une polyphonie de voix, de sensibilités et d'analyses. Certains récits relèvent presque de l'autotheory1 : ils mêlent expérience intime, conceptualisation et savoirs militants. Dans son livre, Cécile Cée décortique les mécanismes qui permettent ces violences et questionne le rôle des proches, des institutions, de la société. De même, en parallèle de son récit personnel, Neige Sinno s'éloigne du simple témoignage et s'interroge sur le traitement judiciaire des agresseurs. Juliet Drouar, insiste sur cette complémentarité de la théorie et d'écrits plus sensibles : « Il y avait une séparation arbitraire qui est en train de se résorber aujourd'hui : accepter de se situer plutôt que d'être dans une forme d'abstraction. »

Autre caractéristique : ces textes se parlent entre eux. Ils créent un espace commun où l'inceste cesse d'être une histoire individuelle pour devenir un phénomène social. Cette écriture collective fabrique une archive vivante en construction permanente qui permet non seulement de lutter contre l'effacement de l'identité des victimes, mais qui révèle aussi un renversement du seuil de tolérance sociale. Si la littérature ne répare pas tout, elle permet au moins aux victimes de reprendre en main leur propre récit. Mieux, « ton histoire, elle peut aider », dit son fils à Cécile Cée, à la fin de l'ouvrage.

Thelma Susbielle

1 Pratique littéraire qui mêle autobiographie/mémoire et théorie critique : le vécu de l'auteur·ice sert de terrain d'investigation philosophique et intellectuel.

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