27.12.2025 à 11:43
Contre la silenciation qui entoure les faits d'inceste, certaines victimes font de leur histoire des récits littéraires. En France, ces ouvrages ont largement participé au mouvement #MeTooInceste. Quand l'inceste fait système, l'écrit devient une arme puissante. La bascule arrive en 2021 avec la publication de La Familia grande (Seuil, 2021) de Camille Kouchner, qui traite l'inceste du point de vue d'une témoin. Pour la journaliste Iris Brey, cette mise à distance de la souffrance de (…)
- CQFD n°247 (décembre 2025) / Maïda Chavak, Le dossier
Contre la silenciation qui entoure les faits d'inceste, certaines victimes font de leur histoire des récits littéraires. En France, ces ouvrages ont largement participé au mouvement #MeTooInceste. Quand l'inceste fait système, l'écrit devient une arme puissante.
La bascule arrive en 2021 avec la publication de La Familia grande (Seuil, 2021) de Camille Kouchner, qui traite l'inceste du point de vue d'une témoin. Pour la journaliste Iris Brey, cette mise à distance de la souffrance de l'incesté permet à la société française de mieux l'entendre. La position sociale de la famille Kouchner, très médiatique, y participe sans doute aussi. Sur Twitter déferlent alors des milliers de témoignages, précédés du hashtag #MeTooInceste. La société découvre que l'inceste n'est pas un cas isolé, mais un système, verrouillé par le silence qui englobe aussi les témoins. Aujourd'hui, ces paroles s'imposent sur des supports variés, de l'essai à la page Instagram militante et de la BD au fanzine.
Dans la vie comme dans la littérature, l'inceste s'accompagne d'une culture du secret
Avant que le sujet ne devienne audible, quelques auteur·ices ont tenté d'énoncer ce qui ne devait pas être dit. En 1995, Claude Ponti publie Les Pieds bleus (L'Olivier), un livre dans lequel se perçoivent les sévices que l'auteur a subis enfant. Une fiction qui lui permet de publier l'irreprésentable, sans nommer ni coupable ni contexte. Ce n'est qu'en 2018 qu'il confiera publiquement sa dimension autobiographique. À l'époque, parler d'inceste c'est s'exposer à la violence médiatique, aux procès d'intention, ou aux accusations de provocation…
Dans la vie comme dans la littérature, l'inceste s'accompagne d'une culture du secret. Pour la contourner, certains récits, usent de motifs symboliques comme les portes closes et les vieilles photographies. Dans Triste tigre (P.O.L, 2023), Neige Sinno, elle, choisit d'attaquer le secret de front en détaillant les faits et ajoute à son récit des coupures de presse, des lettres au procureur et des citations du procès. Autant de preuves matérielles pour consolider une parole sans cesse menacée : pour elle, écrire n'est pas une thérapie mais un geste de vérité et de liberté face à la contrainte du mensonge imposée par les agresseurs. « La littérature ne m'a pas sauvée », affirme Neige Sinno. Mais elle a ouvert un espace où le réel peut enfin être nommé. Le rapport 2023 de la Ciivise le rappelle : la littérature permet de penser les violences, de les ressentir, de comprendre les logiques de domination qui les soutiennent.
Roman, autofiction, essai, journal, poésie, œuvre graphique : les récits d'inceste traversent les genres et les supports
L'inceste ne se contente pas d'abîmer les corps ; il s'attaque à la construction de soi. La violence de l'inceste détruit la possibilité de se penser comme un sujet libre et légitime, en coupant les victimes de leurs émotions, de leur corps et de leur parole. Le secret pèse dans le roman Cui-Cui (Seuil, 2025), de Juliet Drouar : la révélation se fait par fragments et les scènes d'inceste ne sont pas décrites. Cette mise à distance via un récit écrit à la troisième personne reproduit les phénomènes de dissociation. Comme l'explique le thérapeute dans son essai Trauma, en finir avec nos violences (Stock, 2025) : « Les traumatismes produisent ce genre de vivacité et cette sensation d'avoir des parties de soi présentes et partitionnées. »
Roman, autofiction, essai, journal, poésie, œuvre graphique : les récits d'inceste traversent les genres et les supports, ils les mélangent. Ou peut-être une nuit (Grasset, 2021) de Charlotte Pudlowski naît d'un podcast ; Ce que Cécile sait, journal d'une sortie d'inceste (Marabout, 2024) découle d'un long travail d'illustration d'abord publié sur Instagram.
La multiplication des supports fait émerger une polyphonie de voix, de sensibilités et d'analyses. Certains récits relèvent presque de l'autotheory1 : ils mêlent expérience intime, conceptualisation et savoirs militants. Dans son livre, Cécile Cée décortique les mécanismes qui permettent ces violences et questionne le rôle des proches, des institutions, de la société. De même, en parallèle de son récit personnel, Neige Sinno s'éloigne du simple témoignage et s'interroge sur le traitement judiciaire des agresseurs. Juliet Drouar, insiste sur cette complémentarité de la théorie et d'écrits plus sensibles : « Il y avait une séparation arbitraire qui est en train de se résorber aujourd'hui : accepter de se situer plutôt que d'être dans une forme d'abstraction. »
Autre caractéristique : ces textes se parlent entre eux. Ils créent un espace commun où l'inceste cesse d'être une histoire individuelle pour devenir un phénomène social. Cette écriture collective fabrique une archive vivante en construction permanente qui permet non seulement de lutter contre l'effacement de l'identité des victimes, mais qui révèle aussi un renversement du seuil de tolérance sociale. Si la littérature ne répare pas tout, elle permet au moins aux victimes de reprendre en main leur propre récit. Mieux, « ton histoire, elle peut aider », dit son fils à Cécile Cée, à la fin de l'ouvrage.
1 Pratique littéraire qui mêle autobiographie/mémoire et théorie critique : le vécu de l'auteur·ice sert de terrain d'investigation philosophique et intellectuel.