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28.12.2025 à 18:51

Mustafa Çakıcı, héros de Gaza sacrifié sur l’autel de l’islamophobie de gauche

Flo Flo
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Le traitement infligé à Mustafa Çakıcı, à son retour de détention israélienne, raconte autre chose qu’un dérapage : il dévoile la mort lente de certaines valeurs que la gauche prétendait défendre. En s’acharnant contre un homme qui venait d’affronter la violence coloniale pour briser le blocus de Gaza, une partie de la gauche a révélé sa propre faillite morale. Réhabiliter Mustafa Çakıcı, c’est lire ce que son histoire dit de nous : notre islamophobie persistante, notre indifférence au génocide des musulmans, et nos réflexes militants incapables de reconnaître un résistant dès lors qu’il ne correspond pas à l’image que nous voulons afficher.   La gauche, la meute et le musulman : la chasse ouverte contre Mustafa Çakıcı Leader français de la flottille de la liberté, Mustafa Çakıcı a navigué jusqu’aux eaux de Gaza pour dénoncer le blocus israélien. Il a mis sa vie en danger, a été arrêté par l’armée israélienne, puis torturé et maltraité en détention – un traitement que plusieurs organisations humanitaires et des médias comme L’Humanité ont décrit pour l’ensemble des membres de la flottille capturés[1][2]. Lorsqu’il revient en France, il a perdu 18 kilos. Il est en état de stress post-traumatique, mais il est debout. Symbole de la résistance pacifique, il est alors porteur d’un message simple : la liberté pour la Palestine, la dignité pour les peuples. Et c’est à ce moment précis que certains médias et une partie de la gauche dite “progressiste” décident de le clouer au pilori[3]. On ne salue pas son…
Texte intégral (4434 mots)

Le traitement infligé à Mustafa Çakıcı, à son retour de détention israélienne, raconte autre chose qu’un dérapage : il dévoile la mort lente de certaines valeurs que la gauche prétendait défendre. En s’acharnant contre un homme qui venait d’affronter la violence coloniale pour briser le blocus de Gaza, une partie de la gauche a révélé sa propre faillite morale. Réhabiliter Mustafa Çakıcı, c’est lire ce que son histoire dit de nous : notre islamophobie persistante, notre indifférence au génocide des musulmans, et nos réflexes militants incapables de reconnaître un résistant dès lors qu’il ne correspond pas à l’image que nous voulons afficher.

 

La gauche, la meute et le musulman : la chasse ouverte contre Mustafa Çakıcı

Leader français de la flottille de la liberté, Mustafa Çakıcı a navigué jusqu’aux eaux de Gaza pour dénoncer le blocus israélien. Il a mis sa vie en danger, a été arrêté par l’armée israélienne, puis torturé et maltraité en détention – un traitement que plusieurs organisations humanitaires et des médias comme L’Humanité ont décrit pour l’ensemble des membres de la flottille capturés[1][2].

Lorsqu’il revient en France, il a perdu 18 kilos. Il est en état de stress post-traumatique, mais il est debout. Symbole de la résistance pacifique, il est alors porteur d’un message simple : la liberté pour la Palestine, la dignité pour les peuples.

Et c’est à ce moment précis que certains médias et une partie de la gauche dite “progressiste” décident de le clouer au pilori[3].

On ne salue pas son courage. On ne dénonce pas la violence israélienne qu’il a subie. A la place, la machine à broyer se met en route. On fouille son passé numérique, on exhume des publications anciennes, on les isole, on les amplifie. Mediapart publie immédiatement, suivi de StreetPress, et c’est une traînée de poudre.

En quelques jours, Mustafa Çakıcı n’est plus un survivant de la répression israélienne : il est le « problème musulman » qu’une partie de la gauche prétend avoir la charge de corriger.

Puis selon un schéma largement éprouvé par le Printemps Républicain, fer de lance de la gauche islamophobe, après avoir désigné des cibles musulmanes, on laisse la fachosphère et ses milices IRL poursuivre le travail.

Fdesouche amplifie l’attaque, désigne la mosquée que Mustafa Çakıcı préside, ajoute une couche de « frères musulmans » pour faire peur. Et pour celui qui vient de vivre le calvaire israëlien, c’est une autre descente aux enfers, bien française cette fois-ci : cyberharcèlement, diffamations, torrent d’insultes… et menaces de mort.

Sous le post Facebook de Mediapart, fachistes et gauche bourgeoise rivalisent de commentaires haineux : « cinquième colonne », « un infiltré », « un ambassadeur du Hamas », « un pyschopathe extrémiste religieux », « expulsion ! », « il faut faire le ménage ! », « ça se voit sur sa tête », « ils sont tous comme ça », « Il faut le signaler à Bibi et on sera débarrassés ».

Puis viennent les attaques contre la mosquée de Mustafa Çakıcı, contre sa communauté, contre le mouvement dans lequel il milite.

Ce qui s’est joué là dépasse de loin l’anecdote. C’est un acte politique, un moment d’islamophobie médiatique qui a alimenté le climat de haine ambiant et la gauche en a été l’un des moteurs.

Et parce que l’islamophobie ne relève jamais du débat, mais toujours du passage à l’acte, pendant que l’on traquait les mots de Mustafa Çakıcı, une mosquée de Niederhaslach était taguée, insultée, souillée[4]. Cette attaque aura fait l’objet d’une unique brève en « faits divers », dans le journal local. Mustafa Çakıcı, lui, aura fait la une nationale.

 

Le pardon sélectif de la gauche : un privilège blanc

Mustafa Çakıcı n’a pas fui ses responsabilités. Dans un communiqué clair et sincère[5], il reconnaît avoir relayé des contenus problématiques, en explique le contexte et présente ses excuses, précisant que ces publications « ne reflètent en aucun cas [ses] convictions ». Il réaffirme que son engagement a toujours été guidé par la défense pacifique des droits humains.

Un tel geste, chez n’importe quel militant blanc, aurait été salué comme une preuve de maturité politique — ou, à tout le moins, traité en interne plutôt qu’exposé sur la place publique. Mais ici, rien de cela : la gauche universaliste refuse toute nuance, toute contextualisation, toute écoute. Celle qui prône habituellement la réhabilitation, la compréhension et le “dialogue permanent” devient soudain impitoyable dès qu’un musulman s’exprime hors du cadre qu’elle lui assigne.

Cette sévérité n’a rien d’un accident : elle s’inscrit dans une longue tradition de double standard. La même gauche qui a toléré – et parfois même produit – des figures comme Soral, Dieudonné, Chouard, Fourest ou Valls n’a jamais vu dans leurs dérives un symptôme d’elle-même. Pas d’examen de conscience, pas de mise en question collective : le passé des siens a toujours droit à l’erreur, au contexte, à la “période”.

Quand un militant blanc commet une faute, on parle d’“écart”, de “dérapage”, ou de “complexité”. Et lorsqu’il sert un récit utile — Assange contre l’impérialisme américain, Navalny contre la dictature russe — la même gauche se range sans hésiter derrière ces icônes. Peu importe que le premier soutienne aujourd’hui Marine Le Pen[6], ou que le second soit ouvertement raciste et nationaliste[7] : on contextualise, on pardonne, on théorise.

Mais ce deux-poids-deux-mesures apparaît de manière encore plus flagrante lorsqu’on le replace dans un autre moment de guerre.

En 2022, au cœur de Marioupol, les combattants du régiment Azov se retranchent dans l’usine d’Azovstal et se battent jusqu’à la mort contre l’envahisseur russe. Leur appartenance à une unité dont les origines et une partie des membres est ouvertement nationaliste et d’extrême droite[8] n’empêche en rien la gauche française de les célébrer. Dans les manifestations, on brandit leurs visages, on loue leur courage, on admire leur résistance. Personne ne convoque leurs familles pour exiger des comptes. Personne n’épluche leurs réseaux sociaux. L’urgence, disait-on alors, est ailleurs : un peuple doit être défendu.

Or cette évidence se dissout dès que le militant est musulman et qu’il revient d’un engagement lié à la Palestine. Ce qui, pour l’Ukraine, relevait de la solidarité inconditionnelle, devient pour Gaza une suspicion permanente. L’un a droit au respect malgré ses zones d’ombre ; l’autre doit être pur, impeccable, parfait. L’un est un héros malgré ses contradictions ; l’autre est un danger malgré son courage.

Mustafa Çakıcı est jugé non pour ce qu’il a fait, mais pour ce qu’il représente. Et ce refus de lui accorder la présomption d’humanité — cette incapacité à entendre la sincérité de son repentir — incarne l’islamophobie de gauche dans toute sa splendeur : le musulman n’a pas droit à la fragilité, à l’erreur, à la complexité. Il doit être exemplaire et discret, ou disparaître.

 

Mustafa Çakıcı : le moment colonial de la gauche française

La campagne menée contre Mustafa Çakıcı ne parle pas seulement d’un homme : elle renvoie la gauche à son propre miroir colonial. Elle révèle un camp politique incapable d’accueillir des voix qui ne lui ressemblent pas, habitué à filtrer la souffrance du monde et à la traduire pour le compte des opprimés. Dès qu’un musulman parle en son nom propre, sans passer par ses relais ni demander l’autorisation d’être politique, ce camp vacille. Mustafa Çakıcı dérange parce que sa parole échappe aux dispositifs qui prétendent l’encadrer et la rendre acceptable.

Ce rejet procède d’une islamophobie spécifiquement “de gauche”, masquée derrière les oripeaux de l’universalisme. Une islamophobie qui accepte les musulmans à condition qu’ils soient repentants, discrets, reconnaissants – jamais en colère, jamais indociles. Elle mobilise la laïcité pour mettre au pas, le féminisme comme arme civilisationnelle, et l’universalisme comme filtre invalidant systématiquement la parole musulmane. Tout y concourt à maintenir les dominés dans un rôle subalterne : visibles seulement quand la gauche les désigne, audibles seulement quand elle les autorise, jamais sujets politiques.

Mustafa Çakıcı fait ainsi l’expérience directe d’une indépendance que la gauche ne supporte pas. Il devient un obstacle dans la bataille silencieuse qu’elle mène pour conserver le leadership symbolique de la lutte contre le génocide à Gaza — une gauche qui veut être seule sur la photo, seule à parler au nom des opprimés.

Mustafa Çakıcı dérange parce qu’il n’est pas un figurant dans le récit de cette gauche. Il parle en son nom propre – et cette simple liberté suffit à le transformer en cible.

Cette posture colonialo-paternaliste révèle surtout l’aveuglement politique d’une gauche persuadée qu’elle peut combattre l’anéantissement d’un peuple depuis le confort social et symbolique des élites bourgeoises — alors même que l’histoire entière des luttes contre les massacres de masse montre que ceux qui excluent, surveillent et étouffent leurs propres alliés finissent toujours par servir l’ordre qu’ils prétendent contester.

L’histoire des luttes contre les dictatures, les massacres et les systèmes d’oppression nous raconte en effet toujours la même chose : face à la violence extrême, l’hétérogénéité n’est pas un défaut, mais une condition de survie.

De la guerre d’Espagne[9] aux résistances antifascistes européennes[10], des mouvements anti-lynchages américains[11] aux coalitions transnationales contre les nettoyages ethniques dans les Balkans, des luttes anti-apartheid[12] à l’Irak et à la Syrie face à Daech, les victoires ont été remportées par des alliances improbables. Elles réunissaient marxistes et conservateurs, féministes et religieux, syndicalistes et libéraux, organisations laïques et groupes traditionnels.

Partout où la mort de masse menaçait, les clivages idéologiques s’effaçaient devant l’urgence de protéger des vies. Et les coalitions les plus efficaces furent toujours celles qui acceptaient d’être traversées de tensions, de désaccords et de contradictions, mais unies par la certitude que l’essentiel — empêcher l’anéantissement d’êtres humains — primait sur toute autre considération.

C’est là la grande leçon du XXᵉ siècle et du début du XXIᵉ. Et si la gauche française choisit aujourd’hui de l’ignorer, ce n’est ni par oubli ni par naïveté : c’est parce qu’elle préfère préserver son contrôle symbolique, sa respectabilité et ses hiérarchies — quitte à disqualifier des résistances musulmanes jugées trop indociles, trop peu assimilables. Ce reniement historique dit moins son attachement à l’universel que sa difficulté persistante à reconnaître les musulmans comme des sujets politiques à part entière.

 

La gauche française face au génocide : la désertion et la complicité par confort

Qu’on le dise clairement : au lendemain du 7 octobre, une grande partie de la gauche française n’a pas simplement été dépassée. Elle a abandonné. Elle a abandonné Gaza, abandonné les Palestiniens, abandonné celles et ceux qui alertaient déjà sur la mécanique génocidaire en marche. Et pire : elle a participé activement à étouffer ces alertes, à délégitimer ceux qui tentaient de briser l’indifférence.

Alors même que les signaux d’un basculement génocidaire étaient limpides, cette gauche a choisi la ligne de moindre résistance : se draper dans la condamnation morale du Hamas pour mieux se dispenser de voir ce que l’État israélien s’apprêtait à commettre. Sous couvert de prudence, elle a avalisé l’inacceptable. Sous couvert d’« équilibre », elle s’est rendue complice du récit qui justifie l’anéantissement d’un peuple.

Ainsi, au fil des semaines, elle a méthodiquement émoussé la réalité des crimes : relativisation des bilans, suspicion systématique des sources palestiniennes, répétition mécanique des éléments de langage israéliens. Les hôpitaux ? Des bases militaires. Les écoles ? Des caches d’armes. Les familles ensevelies ? Des dommages collatéraux regrettables mais inévitables.

Cette rhétorique, adoptée sans esprit critique, n’était pas neutre : elle a contribué à désensibiliser l’opinion, à normaliser l’inhumain.

Dans le même temps, elle a participé, parfois avec une ardeur stupéfiante, à la criminalisation de la solidarité. La critique du sionisme ? Soupçonnée d’antisémitisme. Les manifestations pro-palestiniennes ? Assimilées à un soutien au terrorisme. Les militants musulmans ? Placés sous surveillance, diffamés, marginalisés.

Mustafa Çakıcı, comme tant d’autres, en a subi les conséquences : ostracisés, mis en accusation, suspectés d’excès là où ils ne faisaient que dire la vérité que la gauche refusait d’affronter. Au lieu de protéger ceux qui portaient les alertes, la gauche les a exposés. Elle les a livrés à la répression institutionnelle, médiatique et fasciste, pour ne pas assumer elle-même la rupture politique que leur courage rendait inévitable.

Plus grave encore : cette gauche s’est offert un rôle confortable – celui de la gardienne de la morale abstraite. Elle s’est autorisée à juger la radicalité de ceux qui tentaient de sauver des vies, depuis un siège éthique qui n’était que la façade polie de la lâcheté politique. Elle s’est autorisée à distribuer bons et mauvais points pendant que des quartiers entiers disparaissaient sous les bombes.

Dans un contexte de destruction massive, une telle posture n’est pas un simple manquement : c’est une participation à l’ordre dominant, une contribution – passive ou active – à la violence. Lorsque la priorité devient de préserver son image plutôt que de défendre les opprimés, on cesse d’être un contre-pouvoir ; on devient un rouage supplémentaire du dispositif qui les écrase.

Certains segments de la gauche, assumant leur islamophobie, ont même franchi un pas supplémentaire : l’intégration au récit du « choc des civilisations », qui a justifié le soutien à l’offensive israélienne tout en disqualifiant les militants anticolonialistes. Pour ces courants, affaiblir le front de solidarité n’était pas un effet secondaire, mais une stratégie — une manière de maintenir l’ordre politique existant, quitte à accepter comme prix politique une complaisance envers la destruction de Gaza.

Cette gauche affirme aujourd’hui qu’elle « ne savait pas ». Mais elle savait. Elle disposait des faits, des rapports, des alertes, des images, des témoignages — et elle a choisi de ne pas en tirer les conséquences politiques. Ce choix délibéré a laissé seuls ceux qui alertaient, et il a contribué à rendre acceptable l’inacceptable : la destruction méthodique d’une population.

Il est temps de rompre avec cette gauche-là, celle qui s’effondre toujours là où elle devrait tenir, celle qui sacrifie les opprimés pour rester respectable, celle qui, au lieu d’affronter la violence coloniale, a préféré s’attaquer à ceux qui la dénonçaient.

 

De Mustafa Çakıcı à la Philharmonie de Paris : quand la gauche tourne le dos aux résistants

La même gauche qui au lieu de protéger Mustafa Çakıcı, l’a livré à la vindicte médiatique, s’est, quelques semaines plus tard, indignée de voir des militants interrompre pacifiquement le concert de l’Orchestre philharmonique d’Israël.

Ce soir-là, l’orchestre, qui se présente comme une véritable « ambassade culturelle » d’un État en train d’anéantir Gaza, se produit à Paris. Les appels au boycott sont nombreux, structurés, argumentés[13][14][15]. L’institution les ignore.

Dans la salle, des militants rappellent publiquement qu’un génocide est en cours. Ils sont aussitôt roués de coups par des spectateurs d’extrême droite, puis arrêtés, placés en garde à vue, et mis en examen. Ils encourent aujourd’hui jusqu’à un an de prison pour avoir dérangé un concert – autrement dit, pour avoir refusé la normalisation culturelle d’un État en train d’écraser un peuple.

Là encore, les réactions les plus véhémentes ne viennent pas de la droite, mais de pans entiers de la gauche militante, culturelle et médiatique. Celles et ceux qui hier avaient accablé Mustafa Çakıcı se déclarent alors « choqués », « outrés » par l’irruption de militants pro-palestiniens dans une salle de concert.

Les mêmes qui sommaient Mustafa Çakıcı d’être irréprochable en toutes choses condamnent ici sans nuance une action non violente. Les mêmes qui refusaient la contextualisation pour Mustafa Çakıcı refusent ensuite de contextualiser la désobéissance civile face à un génocide.

Ce parallélisme n’est pas anodin : il révèle une cohérence idéologique. La gauche qui a abandonné Mustafa Çakıcı est la même qui préfère s’émouvoir d’un trouble à l’ordre culturel parisien plutôt que de la destruction systématique d’un peuple. Elle consacre plus d’énergie à scruter la pureté morale de ses militants qu’à affronter un processus d’anéantissement en cours.

 

Soutenir Mustafa Çakıcı, c’est refuser une gauche sans courage

Ce qui se joue ici dépasse des individus : c’est toute une culture politique qui s’effondre sous son propre poids moraliste, une gauche qui, au lieu d’affronter l’ordre colonial génocidaire, préfère domestiquer ses propres rangs, discipliner celles et ceux qui n’ont que leur voix pour résister, confondre « respectabilité » et courage, sanctionner les dérangeants plutôt que les coupables.

Cette gauche-là a cessé d’être un contre-pouvoir : elle sélectionne, trie, disqualifie ; elle ne lutte plus, elle gère son image ; elle ne se solidarise plus, elle surveille. Ce basculement n’est pas abstrait : il s’est traduit par l’isolement de militants, par la mise à l’écart de celles et ceux qui refusaient le silence, tandis que Gaza, elle, continuait d’être écrasée.

Soutenir Mustafa Çakıcı, c’est refuser cette lâcheté collective. L’attaquer à son retour de détention israélienne fut une indécence et une trahison politique qui ont affaibli la lutte contre une offensive dévastatrice : pendant que certains s’acharnaient à évaluer sa respectabilité, un homme revenait d’avoir risqué sa vie pour briser un blocus inhumain.

La campagne médiatique qui s’est acharnée sur lui a envoyé un message glaçant à toute une génération de militant·es musulman·es : « Si vous osez agir pour la Palestine, nous vous briserons. »

Réhabiliter Mustafa Çakıcı ne revient pas à nier ses erreurs, mais à reconnaître qu’un militant musulman n’a pas à être plus parfait qu’un combattant ukrainien pour mériter la solidarité de celles et ceux qui se prétendent progressistes ; c’est admettre sa dignité, son engagement, son humanité, mais aussi regarder en face ce que Gaza aura révélé : l’effondrement de valeurs dont la gauche aimait encore se réclamer.

Ce qui a été infligé à Mustafa Çakıcı est le miroir d’une faillite morale plus large. Cela révèle une islamophobie de gauche qui se manifeste moins par des discours explicites que par une incapacité persistante à accepter l’existence d’une parole musulmane qui ne demande ni validation ni tutelle. Cette faillite se double d’une complicité avec le pire lorsque, par prudence frileuse, des militants engagés contre le génocide sont sacrifiés au nom de la respectabilité. Elle révèle enfin un logiciel colonial et paternaliste, trahi par la peur de perdre le contrôle symbolique d’une lutte que l’on prétend soutenir tout en voulant en monopoliser le récit.

Réhabiliter Mustafa Çakıcı, enfin, ce n’est pas seulement réparer une injustice : c’est reconstruire un camp progressiste digne de ce nom — un camp qui protège ses résistants, qui accepte que des voix musulmanes puissent exister sans tutelle, et qui ne renonce jamais à la justice précisément au moment où elle exige du courage.

 

[1] Amnesty International France, « L’interception illégale de la flottille mondiale Sumud par Israël… », communiqué de presse, 1er octobre 2025,
https://www.amnesty.fr/presse/linterception-illgale-de-la-flottille-mondiale-sum.

[2] https://www.facebook.com/watch/?v=1141001697530982 [3] Nadia Meziane, « Mustafa Cakici, unité nationale contre une tête de Turc », Yeni Şafak France (International), 16 octobre 2025,
https://www.yenisafak.com/fr/international/mustafa-cakici-unite-nationale-contre-une-tete-de-turc-48754.

[4]« Des tags anti-islam sur une mosquée Milli Görüs », Les Dernières Nouvelles d’Alsace (section Faits divers – Justice), 15 octobre 2025, https://www.dna.fr/faits-divers-justice/2025/10/15/des-tags-anti-islam-sur-une-mosquee-milli-gorus.

[5] https://www.facebook.com/tarikat1/posts/pfbid0A3Lhd9GS9PW8Y9xBR3mcLFg8gKpaPNPA4itVriLxJYYwwM1J2a4xGf6UtTi3eqjXl

[6] « Pour Assange, Le Pen a perdu la présidentielle à cause du sexisme », Ouest-France, [date de publication],
https://www.ouest-france.fr/politique/marine-le-pen/pour-assange-le-pen-perdu-la-presidentielle-cause-du-sexisme-4979055

[7] Nicolas Werth, « Navalny a parcouru, jusqu’au sacrifice ultime de sa propre vie, un cheminement politique complexe », Le Monde (tribune), 20 février 2024,
https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/02/20/navalny-a-parcouru-jusqu-au-sacrifice-ultime-de-sa-propre-vie-un-cheminement-politique-complexe_6217450_3232.html.

[8] G Sasse et. A. Shmakov, « Qu’est-ce que le régiment Azov, ce bataillon ultra-nationaliste devenu symbole du martyre de Marioupol ? », The Conversation France, 20 avril 2022

https://theconversation.com/quest-ce-que-le-regiment-azov-ce-bataillon-ultra-nationaliste-devenu-symbole-du-martyre-de-marioupol-183602

[9] Dreyfus-Armand, Geneviève, « Guerre d’Espagne : les débats chez les intellectuels français », Bulletin hispanique, 2016, en ligne : https://journals.openedition.org/bulletinhispanique/pdf/4252

[10] Robert O. Paxton, *Le fascisme en action*, trad. William O. Desmond, Seuil, coll. « Histoire », 2004.

[11] Taylor Branch, La Partie des eaux : Amérique aux années King, 1954-1963, Fayard, 1990.

[12] Desmond Tutu, *Pas de futur sans pardon*, Albin Michel, 2000

[13] UJFP, Pas de musique pour le génocide ! Non au concert de l’Israel Philharmonic Orchestra à la Philharmonie de Paris, UJFP – Union juive française pour la paix, 4 novembre 2025, en ligne : https://ujfp.org/pas-de-musique-pour-le-genocide-non-au-concert-de-lisrael-philharmonic-orchestra-a-la-philharmonie-de-paris/.

[14] Collectif, « Solidarité avec Gaza. Lettre à la Philharmonie de Paris », Orient XXI, en ligne, https://orientxxi.info/solidarite-avec-gaza-lettre-a-la-philharmonie-de-paris,8627.

[15] Sud Culture Solidaires, « Pour l’annulation du concert de l’Orchestre Philharmonique d’Israël », Sud Culture Solidaires, 5 novembre 2025, en ligne : https://sud-culture.org/2025/11/05/pour-lannulation-du-concert-de-lorchestre-philharmonique-disrael/?print=print.

24.10.2025 à 16:29

Palestine : la gauche doit-elle persister à “excommunier” le Hamas ?

François Burgat
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Le souhait exprimé trop unanimement par “la communauté internationale” d’exclure unilatéralement le Hamas de la sphère politique palestinienne (comme elle l’a fait une première fois en 2006 avec les résultats que l’on sait) est un leurre qui conduit une nouvelle fois à une impasse politique dangereuse. Quel grain de sable vient-il donc régulièrement gripper le logiciel des élites de la France, gauche incluse, dès lors qu’il s’agit de décrypter une mobilisation impliquant des acteurs attachés, tels les membres du Hamas,(et bien d’autres qu’eux dans la région) à leur appartenance religieuse musulmane? Des “bébés décapités” jusqu’à l’inusable “droit d’Israël à se défendre”, en passant par les accusations de crimes sexuels systématiques, les “quartier général du Hamas caché sous l’hôpital”, jour après jour, les ressources rhétoriques de la grossière propagande israélienne ont fondu comme neige au soleil. Mais un dernier bastion résiste auquel même des voix dites “pro-palestiniennes” (à gauche et également, si rares soient elles, jusqu’à la droite de Dominique de Villepin) se croient obligées de perpétuer leurs concessions. C’est le dispositif d’excommunication de la principale organisation de la résistance palestinienne :“Tout sauf le Hamas!”. La perception commune qui prévaut de ce leadership le résume à la dimension “terroriste” des actes de son aile militaire mais également à une gestion politique dictatoriale et “théocratique”. Pourtant, si le Hamas colonisé a bien commis des crimes le 7 octobre, et qu’il revendique depuis lors le droit de s’en expliquer devant la CIJ, la cible colonisatrice de ses coups en avait, depuis 1948 et…
Texte intégral (1586 mots)

Le souhait exprimé trop unanimement par “la communauté internationale” d’exclure unilatéralement le Hamas de la sphère politique palestinienne (comme elle l’a fait une première fois en 2006 avec les résultats que l’on sait) est un leurre qui conduit une nouvelle fois à une impasse politique dangereuse. Quel grain de sable vient-il donc régulièrement gripper le logiciel des élites de la France, gauche incluse, dès lors qu’il s’agit de décrypter une mobilisation impliquant des acteurs attachés, tels les membres du Hamas,(et bien d’autres qu’eux dans la région) à leur appartenance religieuse musulmane?

Des “bébés décapités” jusqu’à l’inusable “droit d’Israël à se défendre”, en passant par les accusations de crimes sexuels systématiques, les “quartier général du Hamas caché sous l’hôpital”, jour après jour, les ressources rhétoriques de la grossière propagande israélienne ont fondu comme neige au soleil. Mais un dernier bastion résiste auquel même des voix dites “pro-palestiniennes” (à gauche et également, si rares soient elles, jusqu’à la droite de Dominique de Villepin) se croient obligées de perpétuer leurs concessions. C’est le dispositif d’excommunication de la principale organisation de la résistance palestinienne :“Tout sauf le Hamas!”.

La perception commune qui prévaut de ce leadership le résume à la dimension “terroriste” des actes de son aile militaire mais également à une gestion politique dictatoriale et “théocratique”. Pourtant, si le Hamas colonisé a bien commis des crimes le 7 octobre, et qu’il revendique depuis lors le droit de s’en expliquer devant la CIJ, la cible colonisatrice de ses coups en avait, depuis 1948 et donc bien avant le 7 octobre, commis de tout aussi horribles, contre des civils tout aussi innocents et dans une proportion minimale de un à huit !

Alors qu’il est parfaitement attesté de sources israéliennes qu’aucun bébé n’a été “décapité” le 7 octobre, des centaines d’enfants palestiniens ont été assassinés d’une balle dans la tête selon les aveux publics des snipers israéliens.

On accuse ensuite le Hamas d’avoir fait prévaloir ses intérêts partisans sur le destin collectif des Palestiniens. Au lendemain de sa victoire législative de 2006 ce Hamas “totalitaire” s’est pourtant empressé de tendre la main à Marwan Barghouti, son rival du Fatah… pour constituer un gouvernement d’union nationale, proposition qu’il a ensuite reformulée sans succès à deux reprises. Confronté à la division palestinienne, il a participé à une dizaine de médiations pour se rapprocher de son rival Fatah, exigeant régulièrement dans ses négociations avec Israël la libération des prisonniers de ce dernier, comme des partis de la gauche palestinienne.

Le Hamas non élu ? Il faut redire bien sûr que ce sont les manœuvres répétées de l’autorité palestinienne (craignant une nouvelle défaite), et non le refus du Hamas, qui ont différé le renouvellement des élections de 2006. Il faut rappeler enfin que – “utile ” ou “contre productive”, pour les prisonniers palestiniens de Gaza et de Cisjordanie, l’histoire le dira – leur révolte indiscutablement très violente le 7 octobre 2023 contre leurs très très violents geôliers a été cautionnée non point seulement par le Hamas mais par l’entier spectre des forces politiques présentes à Gaza, “gauche” du FPLP incluse. Pourtant (exemple parmi tant d’autres) au moment où le monde était témoin d’une famine et d’une destruction systématique de la bande de Gaza, conduite impunément, sous prétexte d’auto-défense, par l’extrême droite israélienne et ses complices de toutes couleurs politiques, un respecté enseignant d’une Grande école parisienne a pu prétendre, dans le journal Le Monde, avoir déterminé non seulement que rien de ce qui se passe à Gaza ne ressemble à un génocide mais bien pire, que cette guerre “inhumanitaire”, comme il a préfèré la qualifier, était le fait de la “responsabilité écrasante” de ces militants du Hamas… écrasés sous les bombes et non celle des fanatiques dits “messianiques” (pour ne pas avoir à dire “fous de Dieu”) qui disent publiquement leur intention génocidaire dans une guerre menée contre un peuple entier ?

Comment ensuite, autre indicateur de l’ampleur du malaise, un immense ténor humaniste de la presse numérique de gauche a-t-il pu aveuglément cautionner une telle contre-performance analytique? La réponse, au cœur de mon propos, tient dans l’incapacité persistante de la classe politique française, gauche à peu près intégralement incluse, à adopter une perception rationnelle des courants qui continuent à représenter aujourd’hui une potentielle majorité chez la quasi-totalité de nos voisins arabes.

Jour après jour, la question revient ainsi avec acuité : la gauche française peut elle défendre une résistance palestinienne – si légitime soit elle – dès lors que son leadership (né, soit dit en passant, de la trahison des accords d’Oslo bien plus sûrement que de la volonté d’Israël de concurrencer Yasser Arafat) est dit “islamiste” ? D’une façon plus générale et tout aussi fondamentale, la gauche laïque et républicaine peut-elle communiquer rationnellement avec les courants – dits “islamistes”- qui ne partagent pas cette distance qu’elle entend, depuis 1789, maintenir chez elle entre “religion” et “politique” ? Peut elle réfuter le lien de causalité mis si clairement en évidence par le général de Gaulle en son temps entre occupation, répression, résistance et accusations de terrorisme ? En d’autres termes, le soutien à la cause palestinienne doit-il avoir comme corollaire obligé la diabolisation radicale et quasi sectaire d’un leadership qui a été porté au pouvoir le plus légalement du monde, sous le contrôle de l’UE, par les urnes législatives de 2006 ? Doit on nécessairement exclure pour déficit démocratique le parti qui n’est pas plus mal élu que son alter ego “politiquement correct” de l’Autorité (mais peut être faudrait il dire la “Soumission” ou la “Démission”) palestinienne de Mahmoud Abbas, parti que Netanyahou entend il est vrai exclure lui aussi de la scène politique palestinienne acceptable ? La gauche doit elle ainsi faire de “la démilitarisation” du Hamas c’est-à-dire de l’acteur central de la résistance armée, ou même de sa déportation hors de l’arène politique palestinienne, une condition de l’arrêt de la violence israélienne contre Gaza ?

Dans la France de De Gaulle, d’abord résistant français puis “colonisateur” de l’Algérie, la problématique de l’accusation unilatérale de “terrorisme” (contre De Gaulle puis par lui) a fini par être, fut-ce dans la douleur et les tensions, très officiellement dépassée.

Dans l’Amérique de la théologie de la libération, une très comparable mobilisation anti impérialiste de l’identité religieuse a bien été validée un temps par les gauches européennes.

Dans le monde arabe, malgré la persistance d’un courant aussi surmédiatisé qu’ aveuglément éradicateur, cet exercice exigeant de l’établissement de passerelles entre islamistes et gauches a de longue date été mené avec un certain succès. De l’Algérie du Pacte de San Egidio en 1995 (qui a vu les forces d’opposition de gauche s’associer au Front Islamique du Salut ) jusqu’ à la Troïka tunisienne de 2012 (entre les islamistes d’Ennahda et deux partis “laïques”, Ettakatol et le Congrès pour la République de Moncef Marzouki que la Constituante élira à la présidence de la République) ou encore au Yémen du “Forum commun” de 2006, une large partie des gauches arabes a réussi à dépasser la posture quasi sectaire qui demeure celle de la majorité de la gauche française. Les arguments pourtant ne manquent pas.

Le rejet obsessionnel de l’option religieuse d’une large partie des forces du monde arabe est d’autant plus questionnable qu’en France, les fondements théocratiques de l’expansionisme de l’Etat d’Israel ne posant aucun problème à nos très sourcillleux “défenseurs de la laïcité”. Et que lorsqu’il s’agit, en Syrie, de contrer la Russie ou l’Iran, ni la France ni ses alliés ne refusent de cautionner la transformation, en l’occurence bien réelle, d’un “ancien jihadiste” en promoteur du parlementarisme.

Que faire aujourd’hui ? Etablir un dialogue non point entre les dogmes religieux, dont aucun n’a moindrement envie de céder un verset aux autres, mais entre les tenants de problématiques – produites d’historicité fondamentalement différentes au “Nord” ou dans le “global South” – qui font que religion et politique peuvent ici et là, s’opposer et, ailleurs, coexister plus fonctionnellement que ce ne fut le cas dans la trajectoire révolutionnaire française. Et, ce faisant, construire d’urgence une perception rationelle de l’”Islam” dit “politique”, c’est à -dire…. de la voix des peuples d’une large région du monde à ce moment de leur histoire. C’est un défi majeur, c’est un défi urgent.

20.10.2025 à 14:26

Riposte antifasciste : refuser la confusion, nommer l’ennemi

Flo Flo
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L’inversion des valeurs a longtemps été l’apanage de l’extrême droite : « l’humanisme c’est l’effondrement de la société, le racisme c’est contre les blancs, … » Avec l’islamo-gauchisme, cette inversion des valeurs est devenue le credo de la Macronie et d’une partie de la gauche. Trump dit « le danger c’est antifa ». La Macronie veut dissoudre l’antifascisme. Et à gauche les alliés du pouvoir crient au confusionnisme lorsque l’on dénonce la fascisation de l’Etat français. Voici donc comment se dessine un continuum rose brun qui ne dit pas son nom. Défendre Macron contre Trump. Défendre le macro-lepenisme contre l’antifascisme. Ce texte propose une lecture critique de l’agenda anti-antifasciste de la gauche de gouvernement. Il rappelle les faits marquants de la fascisation à la française. Et il « sonne l’alarme » pour lutter contre l’oppression et défendre toutes ses victimes. Ici et maintenant. 1-La gauche de compromission, alliée du tournant autoritaire macroniste… Ces derniers jours, on entend la gauche de compromission (Place Publique, PS, unionistes) s’en prendre aux antifascistes et à la gauche radicale, et délégitimer notre parole lorsque l’on demande la destitution du régime macroniste pour ce qu’il est : un régime autoritaire qui applique des idées d’extrême-droite. Elle avait déjà amorcé la manoeuvre lors de la campagne de dénigrement du mouvement du 10 septembre, qu’elle avait largement orchestrée et relayée. Il s’agissait alors pour elle de faire taire un mouvement populaire qu’elle ne comprenait pas, et qui échappait à son propre agenda, selon le vieil adage « Maîtriser ou mater ». Cette campagne s’appuyait…
Texte intégral (8455 mots)

L’inversion des valeurs a longtemps été l’apanage de l’extrême droite : « l’humanisme c’est l’effondrement de la société, le racisme c’est contre les blancs, … » Avec l’islamo-gauchisme, cette inversion des valeurs est devenue le credo de la Macronie et d’une partie de la gauche.

Trump dit « le danger c’est antifa ». La Macronie veut dissoudre l’antifascisme. Et à gauche les alliés du pouvoir crient au confusionnisme lorsque l’on dénonce la fascisation de l’Etat français.

Voici donc comment se dessine un continuum rose brun qui ne dit pas son nom. Défendre Macron contre Trump. Défendre le macro-lepenisme contre l’antifascisme.

Ce texte propose une lecture critique de l’agenda anti-antifasciste de la gauche de gouvernement. Il rappelle les faits marquants de la fascisation à la française. Et il « sonne l’alarme » pour lutter contre l’oppression et défendre toutes ses victimes. Ici et maintenant.

1-La gauche de compromission, alliée du tournant autoritaire macroniste…

Ces derniers jours, on entend la gauche de compromission (Place Publique, PS, unionistes) s’en prendre aux antifascistes et à la gauche radicale, et délégitimer notre parole lorsque l’on demande la destitution du régime macroniste pour ce qu’il est : un régime autoritaire qui applique des idées d’extrême-droite.

Elle avait déjà amorcé la manoeuvre lors de la campagne de dénigrement du mouvement du 10 septembre, qu’elle avait largement orchestrée et relayée. Il s’agissait alors pour elle de faire taire un mouvement populaire qu’elle ne comprenait pas, et qui échappait à son propre agenda, selon le vieil adage « Maîtriser ou mater ». Cette campagne s’appuyait naturellement sur les contenus et la stratégie de Conspiracy Watch, originellement plateforme anti-complotiste devenue rapidement plateforme anti-subversive : dans un monde de désinformation, passer sous silence les fakenews du gouvernement français, de la propagande de Tsahal ici-même, du MEDEF et des systèmes oppressifs en général, et mettre sous la lumière le tweet ou le post problématique de toute personne proche d’un mouvement protestataire pour décrédibiliser l’ensemble de ce mouvement.

Si l’attaque de cette gauche contre l’antifascisme connaît aujourd’hui un rebond, ce n’est pas un hasard. Au moment où on lui reproche de s’allier au Macronisme, celle-ci cherche par tout moyen à justifier la moralité de son soutien en niant la gravité de ce qu’il se passe en France, c’est-à-dire un effondrement de l’Etat de droit en bien des points : droit de manifester, liberté syndicale, liberté d’association, liberté de culte, respect du scrutin électoral, respect des droits fondamentaux, respect de nos engagements envers le droit international, …

Il est donc désormais de bon ton dans les beaux salons de la gauche hautaine de rejeter les termes « fachos », « fascistes », « néofascistes », « fascisant » qui seraient employés pour décrire comment l’Etat français maltraite la démocratie et les libertés, et de rejeter dans un même élan les militants qui utilisent ces mots face à la fascisation qu’ils subissent et combattent.

Cette argumentation fallacieuse s’appuie opportunément sur une stratégie déjà largement rôdée par la Macronie : parler des fascistes d’ailleurs pour détourner le regard du fascisme d’ici. Crier « Make the planet great again » tout en accélérant les mesures climaticides. Se présenter comme le rempart contre le racisme de Meloni et d’Orban et rejeter les réfugiés à la mer…

C’est au tour de cette gauche pseudo-universaliste, aujourd’hui, d’aller chercher Trump pour invisibiliser la fascisation macroniste. Et de nous expliquer, en résumé, que « quand on regarde ce qu’il se passe aux Etats-Unis, « on » est sacrément bienheureux en France, arrêtons de nous plaindre ! ». Evidemment, le « on » n’est pas précaire, il n’est pas manifestant, il n’est pas militant associatif, il n’est pas musulman, il n’est pas palestinien, il n’est pas chercheur (ou alors macro-compatible). Bref, il n’est pas une personne concernée.

Bien sûr, on n’est pas obligé d’être une personne concernée pour se sentir concerné, c’est ce qui s’appelle être un allié. Il faut croire que c’est trop demander à une gauche paternaliste, qui sait pourtant très bien instrumentaliser les victimes des oppressions comme marchepied vers le pouvoir ou la moralité. Mais voilà, un marchepied, on l’écrase, et puis on passe à autre chose. Pas besoin de l’écouter, et encore moins de lui donner la parole.

Pour cette gauche, il en est de l’antifascisme comme de l’antiracisme ou de l’anticapitalisme. Avant les élections, leur ennemi c’est la finance et l’extrême-droite. Et puis, ensuite, c’est la curée, la répression et l’islamophobie d’Etat.

2-Nommer et documenter la fascisation de l’Etat français

Pourquoi cette petite musique anti-antifasciste portée par cette gauche, qui a contribué à faire basculer la France dans autre chose qu’une démocratie, est particulièrement dangereuse politiquement ?

Parce qu’elle a pour objectif de nous faire oublier la dynamique liberticide et antidémocratique à l’œuvre en France tout en se faisant la défenseure des valeurs humanistes contre Trump, ou plutôt grâce à lui. Et de nous dire : « ici ça n’est rien, regardez là-bas, les pauvres manifestants, les pauvres chercheurs, les pauvres migrants, les pauvres ONG, les pauvres minorités victimes de l’extrême-droite, les pauvres palestiniens, les pauvres fonctionnaires ».

On a déjà entendu « ces gens qui ne sont rien » dans la bouche de Macron, on ne sera pas très surpris d’entendre « ici ça n’est rien » dans les propos de ses alliés de gauche.

En tant qu’antifascistes, notre rôle est d’abord de dire que non, ça n’est pas rien. De lutter contre cette tentative d’invisibilisation. Et de rappeler ce que l’on fait ici-même aux populations qu’ils feignent de défendre partout ailleurs.

Ce que l’on fait ici aux manifestants.

Le mouvement des Gilets jaunes a été un révélateur de la violence macroniste : plus de 2 200 blessés, et des dizaines d’éborgnements. Je sais bien que la petite bourgeoisie centriste nous dira « on s’en fout ce sont des Gilets jaunes, des sans-dents, des complotistes ».

Sauf que l’antifascisme ça n’est pas que pour défendre la vie « des gens comme toi », qui ne sera jamais menacée par aucun pouvoir. L’antifascisme, c’est dénoncer quand les évolutions du droit remettent en question pour tout le monde les libertés fondamentales et l’espace civique, même si c’est fait au nom de la lutte contre quelques-uns.

Et c’est exactement ce qu’a fait la loi « casseurs », qui permet aujourd’hui à l’Etat et aux Préfets de choisir quelles manifestations peuvent être autorisées, en fonction des sujets qui leur plaisent, et de réprimer les autres dans le sang.

Le résultat est là. Le Conseil de l’Europe a publiquement alerté sur un « usage excessif de la force » en France lors des manifestations[1]. Macron a instauré un véritable climat de peur, dissuadant les citoyens de descendre dans la rue.

Faites l’expérience : combien de jeunes autour de vous choisissent de ne pas aller en manifestation par crainte des violences policières ? Avant Macron, on manifestait en famille, il y avait des poussettes, des enfants et des vieux pour le 1er mai. Aujourd’hui, manifester relève d’un acte de désobéissance civile, où l’on met en jeu son intégrité physique pour défendre des idées, face à un pouvoir qui criminalise la contestation.

Ce que l’on fait ici aux militants écologistes.
En France, défendre la planète est devenu un délit. Les militants écologistes sont désormais traités comme des ennemis de l’intérieur : surveillés, perquisitionnés, placés en garde à vue, fichés « S » pour avoir bloqué une route ou empêché une méga-bassine[2]. L’État a inventé un nouveau concept pour criminaliser l’écologie : l’« écoterrorisme »[3], pour désigner les manifestants de Sainte-Soline, alors que deux d’entre eux étaient entre la vie et la mort sous les grenades de la gendarmerie[4].

Les dissolutions d’associations environnementales, les interdictions de manifester[5], les procès contre les Soulèvements de la Terre[6] ou Alternatiba, ne relèvent pas d’une dérive ponctuelle : ils traduisent une stratégie d’État visant à neutraliser les mouvements qui défient le modèle productiviste. En 2023, le rapporteur spécial de l’ONU sur les défenseurs de l’environnement a rappelé que la France était « le pays européen qui réprime le plus violemment ses militants écologistes » [7]. La Cour européenne des droits de l’homme a condamné la France pour « violation du droit à la vie » après la mort de Rémi Fraisse[8].

Ce qui se joue ici dépasse la simple répression policière : c’est le droit même de lutter contre la destruction du vivant qui est remis en cause. Empêcher les citoyens de défendre l’eau, la terre et le climat, c’est organiser leur impuissance politique. C’est une autre facette de la fascisation : celle d’un État qui protège les profits plutôt que la vie, et qui considère comme dangereux quiconque agit pour préserver l’avenir.

Ce que l’on fait ici aux militants antifascistes.
En France, ceux qui combattent le fascisme sont désormais traités comme des fauteurs de troubles. Alors que l’extrême droite défile librement, bien souvent protégée par la police, les antifascistes sont traqués, interdits de manifester, assignés à résidence, perquisitionnés à l’aube, ou placés en détention préventive pour « association de malfaiteurs »[9]. Leur simple existence politique devient suspecte : dans la rhétorique gouvernementale, « antifa » ne désigne plus la résistance au fascisme, mais une menace pour l’ordre public.

À Lyon, à Paris, à Marseille, des collectifs antifascistes ont été dissous ou harcelés administrativement, pendant que les groupuscules néonazis bénéficiaient d’une tolérance coupable. Le ministre de l’Intérieur a justifié sa volonté de dissoudre le GALE[10] ou la Jeune Garde[11] au nom de la lutte contre « les violences d’extrême gauche », sans employer le même vocabulaire pour les attaques d’extrême droite. Cette inversion du réel — où l’antifascisme devient le danger et le fascisme un folklore — est le symptôme d’un État qui bascule.

La criminalisation de l’antifascisme n’est pas qu’un fait policier : c’est un projet politique. En amalgamant antifascistes, anticapitalistes et militants des droits humains sous le label « radicalisation », le pouvoir cherche à neutraliser toute opposition structurée. Ce faisant, il prépare les conditions mêmes du fascisme qu’il prétend conjurer. Réprimer celles et ceux qui résistent à la fascisation, c’est déjà l’acte le plus fascisant qui soit.

Ce que l’on fait ici aux fonctionnaires.

Le macronisme déteste les fonctionnaires et les services publics, qu’il conçoit exclusivement comme une source de coûts à sabrer.

On se souvient de la promesse de Macron en 2017 : supprimer 120 000 postes d’agents publics. On se souvient aussi de Kasbarian, Ministre macroniste de la Fonction publique, félicitant Musk lors de sa prise de poste chez Trump et lui déclarer sa passion partagée pour le licenciement en masse des agents publics[12].

Mais comme aux US, l’attaque de la fonction publique en France ne repose pas que sur une politique libertarienne (destruction de l’Etat, libération des entreprises). Elle s’appuie aussi sur une profonde méfiance vis-à-vis de l’indépendance des fonctionnaires, garants de l’impartialité, de la continuité du service public, et de l’égalité de traitement des usagers.

En généralisant le statut de contractuel[13], et en remettant en cause la doctrine républicaine « corps titulaire, carrière protégée », la Macronie met au pas des fonctionnaires sommés d’appliquer une politique autoritaire, liberticide et islamophobe en oubliant toute clause de conscience.

Ce que l’on fait ici aux réfugiés.

Il faut déjà rappeler que la politique européenne a noyé 25 500 réfugiés en méditerranéen depuis 2014[14], et que la France n’y est pas pour rien : Macron a été un ardent défenseur du renforcement de la répression européenne aux frontières et de l’agence Frontex[15].

A l’échelon national, la France est un laboratoire international anti-migrants. Macron a mis en place une politique systématique de refoulement aux frontières des demandeurs d’asile[16]. Darmanin puis Retailleau ont été les artisans zélés d’un arsenal juridique pré-Guantanamo en France. Doublement de la durée de rétention administrative en 2018[17], création de nouvelles sanctions contre les migrants[18], réduction des délais de recours[19], facilitation des expulsions[20], intégration de la double peine[21], fin du droit du sol à Mayotte[22]. Le 16 octobre 2025, la Comité des droits de l’enfant des Nations Unies condamnait la France pour violences « graves et systématiques » des droits des enfants migrants non accompagnés sur son territoire[23].

Le tout sur fond d’adhésion de la Macronie à la théorie complotiste du grand remplacement migratoire musulman[24], entre « submersion migratoire » de Bayrou[25] et « réarmement démographique » de Macron[26].

Ce que l’on fait ici aux musulmans.

La théorie du grand remplacement migratoire musulman[27] est née en France, conceptualisée par une figure de l’extrême-droite française, Renaud Camus.

Elle a, d’abord, inspiré les grands attentats suprémacistes du 21è siècle. Brenton Tarrant (Christchurch)[28], Peyton Gendron (Buffalo)[29], Anders Behring Breivik (Oslo)[30], Luca Traini (Italie)[31]. Et elle a évidemment nourri une islamophobie d’Etat, généralisée à l’ensemble de la société, avec l’appui notable de la gauche laïcarde.

En France, 66 % des musulmans français déclarent avoir été victimes de discriminations au cours des cinq dernières années[32], majoritairement (76%) des femmes, stigmatisées parce qu’elles portent le voile[33]. 1000 faits islamophobes ont été recensés en 2024[34]. Et cette haine contre les musulmans a abouti au pire, tuant deux personnes cette année : Aboubakar Cissé[35] et Hichem Miraoui[36].

Que fait l’Etat français, dont le rôle est de protéger l’ensemble de ses citoyens ? Il interdit les associations qui dénoncent l’islamophobie[37]. Il va jusqu’à lutter politiquement contre la reconnaissance du terme « islamophobie »[38]. Il crie « à bas le voile »[39]. Il instaure une politique de terreur contre les musulmans[40] et crée une citoyenneté à deux vitesses : interdiction de manifester[41], de créer une association, de s’exprimer politiquement dans l’espace public lorsque l’on est musulman e opposant à la Macronie et/ou au génocide palestinien… sous peine de garde à vue, de gel des avoirs, d’assignation à résidence[42], et d’OQTF (ordre de quitter le territoire français) si l’on la nationalité étrangère.

Ce que l’on fait, depuis ici, aux palestiniens.

L’islamophobie française (de l’extrême droite jusqu’à la gauche de compromission) aura largement inspiré l’Etat et la société française dans sa complicité avec le génocide des palestiniens.

Nous avons justifié du droit d’Israël à se défendre[43] sans questionner son régime colonialiste et d’apartheid[44] et alors même que les massacres de masse étaient annoncés. Nous avons martelé la supériorité morale de Tsahal sur le Hamas, et cautionné l’idée que l’armée israélienne était la plus morale du Moyen Orient[45]. Nous avons sur-médiatisé la Hasbara (propagande de l’Etat israélien), faisant de Netanyahou[46] et des communiqués de Tsahal des invités permanents de nos chaînes de TV à heure de grande écoute[47]. Nous exportons encore aujourd’hui des armes qui tuent des civils palestiniens[48].

Et chaque fois que nous avons pu le faire, nous avons nié le génocide des palestiniens[49] et contribué à leur déshumanisation[50]. Nous avons failli à nos obligations internationales de le prévenir[51]. Nous avons, inlassablement, apporté une protection internationale au régime israélien contre la Cour Pénale Internationale[52].

Ce que l’on fait ici aux associations.

La loi séparatisme et son « Contrat d’engagement républicain »[53], couplée à des coupes budgétaires drastiques dans les subventions a détruit largement les libertés associatives.

Le gouvernement Lecornu annonce pour 2026 une baisse inédite de 26% du budget de la vie associative[54], après une année 2025 catastrophique pour les associations, dont 30% sont menacées de disparition dans les 3 prochains mois[55].

Une étude récente a montré que 21% des associations françaises (il y en a 1,5 M : faites le calcul) s’autocensure par peur de perdre ses financements. Alors oui la fin d’US aid est catastrophique mais la France est un laboratoire des mêmes idées fascisantes à son échelle contre sa société civile organisée[56].

Ce que l’on fait ici aux chercheurs.

L’Etat désinvestit drastiquement la recherche publique[57], prévoyant 630M€ en moins en 2025. La privatisation du financement de la recherche l’oriente naturellement les travaux vers l’intérêt des sociétés privées lucratives[58].

Mais l’arme financière n’est pas la seule pour détruire la recherche et la liberté académique. Une tribune signée par 600 chercheurs dénonçait en 2021 la chasse aux sorcières de l’Etat contre un supposé « islamo-gauchisme » qui visait en fait à interdire les études postcoloniales et décoloniales, les travaux portant sur les discriminations raciales, les études de genre et l’intersectionnalité[59].

Fait inédit, la Conférence des Présidents d’Université s’est elle-même associée à la fronde pour demander que les analyses scientifiques et le débat académique soient protégés[60].

Cette attaque contre les libertés académiques n’est pas le seul fait de l’administration publique. Elle s’organise désormais en réseau entre l’Etat, les milices cyber fascistes (Fdesouche, Égalité et réconciliation, …), la Macronie, le Printemps républicain et une partie de la gauche islamophobe. Ensemble, cette communauté agissante conduit des campagnes de haine contre des chercheurs dont certains, comme François Burgat, finissent en prison ou en procès pour apologie du terrorisme pour avoir dit « free Palestine »[61].

Anticiper le débat sur les mots

À chaque fois que nous employons les mots fascisme ou fascisation, certains historiens ou intellectuels nous reprochent un abus de langage, rappelant que la France d’aujourd’hui ne correspondrait pas aux critères du fascisme historique. Mais notre usage n’est pas d’ordre muséal, il est d’ordre politique et performatif. Nous nommons une dynamique pour mieux la combattre avant qu’elle ne se réalise pleinement. Attendre que le fascisme soit accompli pour le désigner, c’est déjà lui avoir laissé le champ libre.

Ce débat sur le mot n’est pas sans rappeler celui autour du génocide palestinien. Là aussi, on nous explique qu’il faudrait laisser “l’Histoire” juger, qu’il serait trop tôt pour employer le terme. Mais l’enjeu n’est pas de qualifier après coup : il est d’empêcher qu’il advienne. La démission morale et politique de certains grands musées ou historiens de la Shoah[62], silencieux face à l’accomplissement génocidaire, ne relève pas seulement de la prudence ou de la peur de se tromper : elle participe d’une volonté d’invisibiliser, de neutraliser la parole de celles et ceux qui nomment le crime avant qu’il ne soit complet.

Cette posture n’est pas une simple complicité par omission, c’est une stratégie de déni actif. Face au danger, il faut des mots qui dévoilent et permettent d’agir — pas des mots qui dissimulent, ni des concepts qui temporisent pendant que l’irréparable s’accomplit.

  1. Dénoncer la confusion de la gauche d’apparat et repolitiser l’antifascisme

Si la fascisation avance, c’est parce qu’elle se drape dans la confusion : confusion des mots, des valeurs, des camps. Ce brouillard n’est pas un accident, il est entretenu.

La Macronie et ses relais médiatiques ont perfectionné l’art de l’inversion : faire passer l’antifascisme pour un extrémisme, la résistance pour une menace, et l’autoritarisme pour du courage républicain. L’extrême-centre[63] se nourrit du flou qu’il fabrique : il avance masqué, empruntant au fascisme ses réflexes sécuritaires, à la social-démocratie ses postures morales, et au libéralisme son langage gestionnaire.

Cette stratégie du flou a contaminé une partie de la gauche institutionnelle, devenue l’alliée objective du désarmement intellectuel et moral. Or, on ne combat pas ce que l’on ne veut pas voir.

Désarmer la confusion, c’est retrouver la clarté politique : dire qui fait quoi, au nom de qui, et contre qui. Refuser les symétries trompeuses, les neutralités de confort. Rappeler enfin que la démocratie n’est pas un centre, mais un conflit ; qu’elle ne vit pas de modération, mais de résistance.

Comprendre l’agenda social-démocrate

Lutter contre l’extrême-droite implique de lutter contre toutes les formes de pouvoir qu’elle a prises, y compris celles qui se sont dissoutes dans le centrisme autoritaire. Le Rassemblement National n’a plus le monopole de la fascisation : ses idées irriguent désormais de nombreux appareils d’État, les politiques publiques et les imaginaires médiatiques. La « gauche de gouvernement », dans sa version sociale-démocrate, joue ici un rôle clé : elle a troqué la conflictualité sociale pour la stabilité gestionnaire, et la critique du pouvoir pour sa justification morale.

En se ralliant au macronisme, cette gauche-là s’est donné pour mission de sauver l’ordre libéral au nom du « réalisme » et de la « responsabilité ». Son objectif n’est plus de transformer la société, mais de contenir la colère populaire dans les cadres du régime existant. Pour cela, elle ne combat plus réellement ses adversaires : elle instrumentalise la menace du RN pour se poser en dernier rempart moral, tout en désignant de nouveaux ennemis intérieurs — antifascistes, anticapitalistes, écologistes et militants des droits humains — accusés d’« excès », de « radicalité », « d’antisémitisme », ou de « complicité » l’extrême.

Ce double discours lui permet de se poser en centre moral de la vie politique, tout en masquant sa contribution directe à la fascisation en cours : acceptation des lois liberticides, vote des budgets d’austérité, soutien à la politique étrangère israélienne, silence et complicité sur les violences policières. Autrement dit, elle sert de caution démocratique à un pouvoir autoritaire.

Déjouer la confusion et l’extrême-centrisme

L’un des ressorts les plus puissants de ce dispositif, c’est la confusion.
La gauche social-démocrate s’indigne des outrances d’extrême-droite, mais refuse de voir que ces outrances structurent déjà les politiques qu’elle cautionne. Elle brandit le « danger fasciste » en dehors de nos frontières pour mieux invisibiliser la fascisation réelle, celle qui s’exerce dans l’État, dans la rue, dans les commissariats, dans les préfectures, et dans les universités en France.

C’est cette rhétorique qui permet d’entendre aujourd’hui : « le danger, c’est Antifa ».
Trump l’a dit hier aux États-Unis, la Macronie et ses alliés le répètent ici sous d’autres formes : « le danger, c’est ceux qui dénoncent la fascisation ». Le discours est le même : criminaliser la résistance, délégitimer la colère, neutraliser la pensée critique.

Face à ce brouillage, l’urgence est de remettre de la clarté politique :

  • rappeler que le fascisme n’arrive pas d’un coup, mais par l’endormissement progressif des consciences ;
  • nommer les continuités entre la droite autoritaire, le macronisme et la social-démocratie ;
  • dénoncer l’imposture d’un antifascisme de façade qui consiste à se battre contre Trump ou Meloni tout en tolérant Darmanin, Retailleau et Lallement.

Reconstruire un antifascisme populaire et concret

La réponse antifasciste ne peut pas se limiter à des déclarations de principe ou à des posts sur les réseaux sociaux. Elle doit être politique, sociale et culturelle.

Plusieurs perspectives permettront d’incarner notre riposte dans le réel :

  • Interpeller publiquement les partis social-démocrates sur leur complicité avec les politiques liberticides et leurs votes à l’Assemblée. Les confronter, à chaque élection, à leurs actes.
  • Réinvestir les espaces de parole : ne pas laisser les réseaux sociaux ou les plateaux télé devenir les seuls lieux d’expression de la « bonne conscience » progressiste. Y rappeler sans relâche ce que vivent ici celles et ceux qui subissent la fascisation : militants criminalisés, musulmans stigmatisés, réfugiés déshumanisés, associations étranglées.
  • Occuper l’espace public et redonner visibilité à la parole antifasciste, anticapitaliste et anticoloniale, là où on tente de la faire taire. Dans la rue, dans le monde associatif, dans les organisations de travailleurs, dans les territoires. Et dans de nouvelles formes d’engagement à inventer.
  • Agir en alliés : soutenir concrètement les personnes concernées — dans les quartiers, dans les associations, dans les universités — car la démocratie ne se défend pas dans les tribunes internationales, mais dans la vie quotidienne, là où les droits sont bafoués.

Conclusion : sortir de l’imposture d’un antifascisme sans frontière de façade

Ce que nous combattons aujourd’hui, c’est l’imposture d’un « antifascisme sans frontière » des non-concernés, celui qui s’indigne pour l’Amérique mais se tait pour la France. C’est l’appropriation culturelle des luttes, transformées en symboles moraux pour s’absoudre de toute responsabilité politique.

Le moment est décisif. Et celles et ceux qui penseraient encore comme si on était en 2017 sont en retard d’un effondrement de l’État de droit, d’un putsch électoral, et d’un génocide à Gaza. Qui pourraient encore leur confier le moindre crédit moral, le moindre avenir politique ?

Au collectif Lignes de Crètes, nous pensons que la fascisation n’est pas une menace abstraite : c’est une réalité quotidienne pour des millions de personnes.

Rebâtir une gauche de combat, c’est rompre avec la compromission et retrouver la radicalité du mot « démocratie » : le pouvoir du peuple, par le peuple, pour le peuple — pas le pouvoir de quelques-uns au nom du peuple.

15.09.2025 à 18:11

Perquisitions contre l’Union Juive Française pour la Paix De l’antisémitisme qui vient.

Lignes de Crêtes
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Persécuter des personnes juives parce qu’elles combattent un génocide, ça ne vous rappelle rien ? Non. En tout cas, pas si vous êtes un acteur officiel de la lutte contre l’antisémitisme en France. L’annonce de la perquisition au domicile d’un membre de l’UJFP , pour un texte publié sur leur site et concernant les massacres en Palestine n’a déclenché aucune réaction particulière, pas plus que la fermeture de leur compte bancaire qui a précédé. C’est normal : la propagande israélienne et la propagande française ont fabriqué une définition très particulière de l’antisémitisme qui a totalement détruit le travail de pédagogie sur la nature de l’antisémitisme européen. L’histoire de l’extermination des Juifs d’Europe et ses prémices a été dévoyée. Jusqu’ici, l’antisémitisme était considéré comme le fait de s’en prendre à des Juifs parce que Juifs. Naturellement, cela pouvait également concerner des sionistes ou des Israéliens. Par exemple, un rabbin qui se fait agresser en pleine rue, c’est antisémite, qu’il soit sioniste ou antisioniste. Mais aujourd’hui la définition étatique et médiatique est à la fois plus restreinte et plus large. Plus large parce que toute prise de position contre l’État d’Israël est de l’antisémitisme. Il n’y a pas à nuancer : seuls ceux qui ne remettent en cause que le gouvernement actuel, et sans prononcer le mot génocide, sont exonérés de cette accusation. Plus restreinte parce que l’antisémitisme ne serait plus que cela. Exit les principaux schémas antisémites européens, dont ceux qui permettent de frapper l’UJFP mais ont également permis la persécution…
Texte intégral (1196 mots)

Persécuter des personnes juives parce qu’elles combattent un génocide, ça ne vous rappelle rien ?

Non. En tout cas, pas si vous êtes un acteur officiel de la lutte contre l’antisémitisme en France. L’annonce de la perquisition au domicile d’un membre de l’UJFP , pour un texte publié sur leur site et concernant les massacres en Palestine n’a déclenché aucune réaction particulière, pas plus que la fermeture de leur compte bancaire qui a précédé.

C’est normal : la propagande israélienne et la propagande française ont fabriqué une définition très particulière de l’antisémitisme qui a totalement détruit le travail de pédagogie sur la nature de l’antisémitisme européen. L’histoire de l’extermination des Juifs d’Europe et ses prémices a été dévoyée.

Jusqu’ici, l’antisémitisme était considéré comme le fait de s’en prendre à des Juifs parce que Juifs.

Naturellement, cela pouvait également concerner des sionistes ou des Israéliens. Par exemple, un rabbin qui se fait agresser en pleine rue, c’est antisémite, qu’il soit sioniste ou antisioniste.

Mais aujourd’hui la définition étatique et médiatique est à la fois plus restreinte et plus large. Plus large parce que toute prise de position contre l’État d’Israël est de l’antisémitisme. Il n’y a pas à nuancer : seuls ceux qui ne remettent en cause que le gouvernement actuel, et sans prononcer le mot génocide, sont exonérés de cette accusation.

Plus restreinte parce que l’antisémitisme ne serait plus que cela. Exit les principaux schémas antisémites européens, dont ceux qui permettent de frapper l’UJFP mais ont également permis la persécution d’État par le passé.

Quels sont-ils ?

Le Juif apatride : dans le temps génocidaire occidental contre les Palestiniens, le bon Juif est nationaliste. Doublement. Il doit prêter allégeance à Israël mais également au pays occidental dans lequel il vit. Le Juif non sioniste et critique de l’État — donc de la France — est considéré au mieux comme ne pouvant être victime d’antisémitisme, au pire comme faux Juif.

Ce dernier cas concerne tout particulièrement l’UJFP : très régulièrement, des fascistes ricanent en exigeant de leur part  des « certificats de judaïté » sur les réseaux. Dans les procès, parmi tous les soutiens des Palestiniens présents, ils sont systématiquement la cible de moqueries et d’injures tels que « Juifs de service », et tout spécialement ceux qui portent la kippa. Et ce, de la part de parties civiles Israël qui collaborent avec l’extrême droite française et prennent un soin tout particulier à ne montrer aucun signe visible de leur foi ou de leur identité, comme s’il fallait être plus blanc que les blancs. Sauf lorsqu’il s’agit de prendre la parole pour défendre Israël.

Le Juif immigrationniste :
Les camarades de l’UJFP sont attaqués parce qu’ils sont visiblement aux côtés de toutes les luttes de l’immigration musulmane. La Palestine, mais aussi les luttes pour les droits des réfugiés. Et ce, dans un Occident qui assume de nouveau la déportation massive des Autres comme projet de société.

Le Juif, ferment de l’affaiblissement de la nation.

Le Juif antisioniste est caricaturé comme faible et soumis aux musulmans. Dans le cadre de l’idéologie de la guerre des civilisations, il est désigné comme double traître à la nation : il affaiblit la colonie, Israël, et la métropole, en l’occurrence la France.

Sa seule existence est une menace pour l’Occident car il est également…

Le Juif complotiste et mondialiste.

La perquisition contre l’UJFP a été précédée de la fermeture de son compte bancaire, mesure inédite contre une organisation juive depuis la Seconde Guerre mondiale et liée à son soutien financier à des organisations humanitaires présentes en Palestine.

C’est ici évidemment la réactivation du mythe du Juif riche et comploteur qui œuvre pour la victoire mondiale du métissage et le remplacement de la race blanche supposée, même en Occident.

Théorie défendue par le parti d’Orban en Hongrie mais aussi par une partie des soutiens de Donald Trump. Actuellement aux États-Unis, un nouveau mouvement Old Glory Club  composé de suprémacistes blancs de la haute société (militaires, membres de l’administration des États, hauts fonctionnaires, avocats, juges) propage de nouveau cette thèse et appelle au boycott des commerces et des entreprises supposées appartenir à des Juifs.

C’est très loin de la réalité française ?

Seulement en apparence.
Un parti comme Reconquête tient ouvertement des thèses négationnistes sur Vichy et Pétain, qui aurait sauvé des Juifs.

À l’intérieur du mouvement de solidarité avec la Palestine, où se côtoient de nombreuses organisations de gauche et d’extrême gauche, l’UJFP est ciblée par une répression spécifique depuis le début du génocide.

Ce n’est pas étonnant : l’antisémitisme et l’islamophobie s’alimentent mutuellement.

La loi « Séparatisme » était quasi explicitement fondée sur les thèses maurrassiennes élaborées pour les Juifs au départ. Les références de Darmanin à la politique antisémite napoléonienne annonçaient la suite. Tout comme le fait de définir l’antisémitisme de manière étatique et totalement autoritaire.

La suite est une forme d’antisémitisme d’État. Naturellement, cette conclusion suscitera des ricanements incrédules.

Exactement les mêmes que suscitait la dénonciation du danger soralien, du conspirationnisme et du négationnisme montant au milieu des années 2000.

Le propre des phases antisémites européennes depuis la Seconde Guerre mondiale est toujours d’être accueillies avec incrédulité au départ.

Tout simplement parce que la France est la championne du monde de la bonne conscience non fondée. Cela fait presque 80 ans que les Français sont certains que leurs grands-parents et arrière-grands-parents ont sauvé des Juifs. Tous.

À chaque fois que l’antisémitisme revient dans ce pays, c’est un détail de l’histoire et toujours la faute de mauvais Juifs.

Celui de la période qui s’ouvre sera l’Antisioniste.

Si c’est la racaille, évidemment nous en sommes, once again.

Solidarité avec nos camarades de l’UJFP.

28.07.2025 à 16:51

Face à l’islamophobie, le temps de l’union est venu.

Noureddine Aoussat
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L’heure est très grave et c’est bien le moins qu’on puisse dire. L’Islam et les musulmans de France sont visés et ciblés par les moyens de l’État ; et c’est bien leur attachement à la religion stricto sensu qui dérange la ligue politico-médiatique et non un quelconque réel ou supposé extrémisme dans la pratique de l’islam. Il n’y pas non plus la moindre preuve ou un quelconque signe de laxisme et non-respect par ces musulmans des lois ou valeurs de la République. Inutile donc de tourner autour du pot et tergiverser à nommer les choses comme il se doit. Par ailleurs, « Mal nommer les choses c’est rajouter au désordre du Monde » disait Camus. Et Dieu sait que certains d’entre nous continuent encore aujourd’hui à se voiler la face et ne pas se décider à reconnaitre une réalité : il y a bien une islamophobie d’État en France ; structurelle et non conjoncturelle ; systémique et non isolée ou épisodique. Le masque de « la lutte contre « le radicalisme », « le djihadisme », « l’intégrisme », « le salafisme »… et autres ismes qui était la couverture ces vingt dernières années ; ce masque-là est désormais tombé. Le fait que l’État -je dis bien l’État-, ne s’embarrasse plus d’aucune contradiction ni d’aucun paradoxe, pour qu’en moins de quatre ans (2021-2025), accuse un pan entier des musulmans français, hier de « séparatisme » et aujourd’hui « d’entrsime » : cela est la meilleure preuve d’une attitude plutôt obsessionnelle,…
Texte intégral (1474 mots)

L’heure est très grave et c’est bien le moins qu’on puisse dire. L’Islam et les musulmans de France sont visés et ciblés par les moyens de l’État ; et c’est bien leur attachement à la religion stricto sensu qui dérange la ligue politico-médiatique et non un quelconque réel ou supposé extrémisme dans la pratique de l’islam. Il n’y pas non plus la moindre preuve ou un quelconque signe de laxisme et non-respect par ces musulmans des lois ou valeurs de la République.

Inutile donc de tourner autour du pot et tergiverser à nommer les choses comme il se doit. Par ailleurs, « Mal nommer les choses c’est rajouter au désordre du Monde » disait Camus. Et Dieu sait que certains d’entre nous continuent encore aujourd’hui à se voiler la face et ne pas se décider à reconnaitre une réalité : il y a bien une islamophobie d’État en France ; structurelle et non conjoncturelle ; systémique et non isolée ou épisodique.

Le masque de « la lutte contre « le radicalisme », « le djihadisme », « l’intégrisme », « le salafisme »… et autres ismes qui était la couverture ces vingt dernières années ; ce masque-là est désormais tombé.

Le fait que l’État -je dis bien l’État-, ne s’embarrasse plus d’aucune contradiction ni d’aucun paradoxe, pour qu’en moins de quatre ans (2021-2025), accuse un pan entier des musulmans français, hier de « séparatisme » et aujourd’hui « d’entrsime » : cela est la meilleure preuve d’une attitude plutôt obsessionnelle, qui n’a rien de rationnel, faut-il le souligner.

Le dernier communiqué de l’Élysée (du lundi 7 juillet) qui fait suite à, tenez-vous bien, un Conseil de défense et de sécurité national (CDSN), consacré à la lutte contre l’islamisme et aux phénomènes de séparatisme et d’entrisme, prévoit une nouvelle loi pour la rentrée en automne. Les cinq grands aspects de celle-ci sont d’ores et déjà connus. Mais que dis-je en fait ? Réellement, ces cinq « futures lois » sont déjà connues, et mises en œuvre depuis quelques petites années : gels des avoirs des individus et associations et/ou fermetures de comptes ; dissolution d’associations ; fermetures de locaux ; sans oublier le fermeture des maisons d’éditions et la censure de certains livres existants depuis des siècles.

Que faut-il faire, alors ? Que doit-on faire et dans quel but précisément le ferons nous ?
Quand on pointe cette islamophobie systémique, il n’est pas du tout question d’une quelconque sorte de victimisation ; et encore moins de culpabilisation. Cette dernière, (la culpabilité sans jugement ni procès), faut-il le souligner, nombreux sont ceux qui, au sein de la ligue politico-médiatique, cherchent à nous la faire ressentir, et souhaiteraient par conséquent que nous adoptions un langage contrit.

Je tiens donc à le dire haut et fort -en mon nom en le vôtre si vous le permettez !-, Nous les musulmans de France, sommes surtout victimes de notre léthargie, de notre évitement à faire face à notre responsabilité collective. Nous ne sommes ni victimes ni coupables de ce qui nous est arrivé ou arrive encore ; mais nous en sommes entièrement responsables ! Oui ! Nous en sommes pleinement responsables.

Soyons francs et sincères envers nous-mêmes. Nous, acteurs ( soi-disant ou réellement) agissant pour les intérêts des musulmans et défendant leurs droits, pouvons-nous ignorer que cette accusation d’« entrisme » était plus ou moins prévisible ? Notamment après la loi sur le séparatisme votée en août 2021 ? Comment avons-nous réagi à cette dernière loi ? Qu’avons-nous entrepris comme actions pendant le débat sur cette loi ? Qu’avons-nous fait après le vote de celle-ci ? Pas grand-chose, fort hélas ! voilà ce qui fait de nous des responsables (quand ce n’est pas tout fait des complices) de ce qui nous arrive.

Mes chers frères et sœurs ! Nul ne peut en douter, la France est un pays de droits ! Un pays de libertés ! Mais ni les droits ni les libertés ne sont offerts à qui que ce soit sur un plateau en argent. Il faut revendiquer ses droits, et les préserver ; il faut défendre ses libertés et ne rien lâcher. voilà le seul moyen, et l’unique chemin sans lesquels la dignité et la respectabilité ne seront que des vœux pieux, pour ne pas dire des chimères.

Cette mise au point étant faite, voici donc mes propositions .

D’ores et déjà et avant la rentrée en septembre, nous devons non seulement réagir en conséquence des défis que nous impose l’agenda macroniste ; mais ce que nous devons entreprendre doit être INEDIT. Et par inédit, j’entends qu’il doit sortir de l’ordinaire : Des actions jamais entreprises dans leur ampleur, leur caractère ou leur manière. Il faut surprendre et marquer les esprits habitués à deviner nos actions molles, peu conséquentes et surtout empreintes d’émotivité réactionnelle :

1. Des procès historiques contre les mesures de l’État. Exemple face à la prévisible fermeture de l’IESH da Château Chinon et la dissolution de sa structure, engager un procès avec 5 cinq avocats au minimum. Ça sera un procès inédit dans sa forme. Le signal sera très fort et le procès servira de leçon et, son délibéré, je l’espère de jurisprudence.

2. Sensibiliser les maisons d’éditions et les grands libraires musulmans (et quand bien même nous ne pouvons les convaincre tous à se joindre à l’action, une douzaine suffit largement) à constituer une équipe de 7 à 10 avocats (ça coûtera entre 40k€ et 60k€, et ça vaut le coup) pour défendre la liberté d’expression, la liberté de Culte et la liberté d’édition. Rappelons qu’en France, depuis 1937, aucune maison d’édition n’a été réprimée et/ou fermée. Alors qu’en moins de quatre ans, nous en sommes à 5 ou 6 éditeurs musulmans, administrativement et politiquement fermés, sans la moindre décision de justice. Ce scandale qui se déroule dans le pays de Voltaire, Hugo, et de « je suis Charlie » qu’il soit rappelé au passage, est  une honte sans noms. L’histoire retiendra que la France, pays de la déclaration des droits de l’homme, des maisons d’éditions musulmanes sont fermées par le pouvoir exécutif dans un silence total des défenseurs de la LIBERTÉ D’EXPRESSION !

3. Mettre en place rapidement un collectif inter associatif de défense des droits des musulmans. Un collectif n’a pas besoin d’être déclaré à la préfecture, ni même d’avoir des statuts officiels. Ce C.IA.D.D.M doit avoir un discours nouveau adapté au contexte actuel : À la fois RESPONSABLE, DIGNE, et TRĖS ENGAGÉ.

Un témoignage pour clore cette courte tribune : Ces derniers mois, j’ai croisé de nombreux concitoyens et concitoyennes musulmans, qui m’ont fait part de leur soutien et surtout fierté quant à ma réaction suite à la perquisition que moi et ma famille avions subie ; ils m’ont surtout expliqué combien ils ont éprouvé de la fierté et l’assurance de voir enfin, pour la première fois un imam porter plainte contre l’État.
Effectivement, j’ai porté plainte contre l’exécutif au gouvernement incarné par son représentant, le préfet du 91. Être citoyen français, c’est l’être à part entière et n’admettre jamais qu’on viole mon domicile sous un prétexte fallacieux. Le procès aura lieu le lundi 15 septembre 2025 à 09h30 à Paris.
PS et NB : Il va sans dire que ces propositions n’ont aucun sens et n’auront aucun effet, si nous n’avons pas le courage -chacun d’entre nous, s’entend- de se faire violence s’il le faut et trouver la force et la conviction profonde de changer son logiciel, notamment par rapport aux devoirs et obligation canoniques, devoirs et obligations morales, citoyennes et politiques d’être unis et faire corps avec tous les musulmans de France, sans partisanisme aucun. Les musulmans sont trop divisés en France. Leurs efforts seront sans le moindre effet sans une convergence, coordination et union sincère.
L’union fait la force et la désunion nous rend tous faibles et vulnérables.

Paris, Juillet 2025
Fraternellement, Noureddine AOUSSAT

24.07.2025 à 10:04

Une « étrange défaite » intellectuelle. Le silence des historien.nes français.es sur le crime génocide perpétré dans la bande de Gaza et dans les territoires occupés de Cisjordanie. [1/3]

Vincent Mespoulet
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« Il est curieux de constater que seule la vérité peut nous choquer. C’est peut-être aussi une remarque pleine d’espoir, car cela implique que nous sommes capables de reconnaître la vérité. Un jour viendra, espérons-le, où le choc de la reconnaissance sera une joie et non un traumatisme, une libération et non une contrainte : car il est absolument et éternellement vrai que tous les hommes sont frères, et que ce qui arrive à l’un d’entre nous arrive à tous. » – James Baldwin. [1] Le silence loquace du Mémorial de la Shoah Il y a quelques jours, le 15 juillet 2025, l’historien israélien Omer Bartov, spécialiste de la destruction des populations juives d’Europe, professeur en études des génocides à l’université Brown aux Etats-Unis, a publié une tribune très précise dans le New York Times intitulée « Je suis un spécialiste des génocides. Je sais reconnaître un génocide quand j’en vois un». Ce n’est pas sa première prise de parole publique sur le caractère génocide de la guerre d’annihilation que livre l’État d’Israël dans la bande de Gaza. Dès le mois de novembre 2023, un mois après le massacre du 7 octobre où 700 personnes de la population civile israélienne ont été assassinées parmi les 1200 victimes de l’opération du Hamas, Omer Bartov écrivait dans le même journal, déjà inquiet des premiers signes avant-coureurs du risque génocide : « En tant qu’historien spécialiste des génocides, je pense qu’il n’existe aucune preuve qu’un génocide soit actuellement en cours à Gaza, même s’il est très probable que des…
Texte intégral (5248 mots)

« Il est curieux de constater que seule la vérité peut nous choquer. C’est peut-être aussi une remarque pleine d’espoir, car cela implique que nous sommes capables de reconnaître la vérité. Un jour viendra, espérons-le, où le choc de la reconnaissance sera une joie et non un traumatisme, une libération et non une contrainte : car il est absolument et éternellement vrai que tous les hommes sont frères, et que ce qui arrive à l’un d’entre nous arrive à tous. » – James Baldwin.

[1] Le silence loquace du Mémorial de la Shoah

Il y a quelques jours, le 15 juillet 2025, l’historien israélien Omer Bartov, spécialiste de la destruction des populations juives d’Europe, professeur en études des génocides à l’université Brown aux Etats-Unis, a publié une tribune très précise dans le New York Times intitulée « Je suis un spécialiste des génocides. Je sais reconnaître un génocide quand j’en vois un».

Ce n’est pas sa première prise de parole publique sur le caractère génocide de la guerre d’annihilation que livre l’État d’Israël dans la bande de Gaza. Dès le mois de novembre 2023, un mois après le massacre du 7 octobre où 700 personnes de la population civile israélienne ont été assassinées parmi les 1200 victimes de l’opération du Hamas, Omer Bartov écrivait dans le même journal, déjà inquiet des premiers signes avant-coureurs du risque génocide :

« En tant qu’historien spécialiste des génocides, je pense qu’il n’existe aucune preuve qu’un génocide soit actuellement en cours à Gaza, même s’il est très probable que des crimes de guerre, voire des crimes contre l’humanité, sont commis. Cela signifie deux choses importantes : premièrement, nous devons définir ce dont nous sommes témoins, et deuxièmement, nous avons la possibilité d’arrêter la situation avant qu’elle ne s’aggrave. L’histoire nous enseigne qu’il est essentiel d’alerter sur le risque de génocide avant qu’il ne se produise, plutôt que de le condamner après coup. Je pense que nous avons encore le temps d’agir.  (…) Il est temps que les dirigeants et les éminents chercheurs des institutions consacrées à la recherche et à la commémoration de l’Holocauste mettent publiquement en garde contre les discours empreints de rage et de vengeance qui déshumanisent la population de Gaza et appellent à son extermination. (..) J’exhorte des institutions aussi vénérables que le Musée mémorial de l’Holocauste des États-Unis à Washington, D.C., et Yad Vashem à Jérusalem à intervenir dès maintenant et à se placer en première ligne pour dénoncer les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité, le nettoyage ethnique et le crime des crimes, le génocide. »

Il n’en a rien été. Son appel pourtant précoce auprès des institutions mentionnées non seulement n’a pas été entendu mais, à l’inverse, Yad Vashem, par la voix du président de son comité directeur, Dani Dayan, a participé à la légitimation et à la justification de la guerre de Gaza en niant que des crimes génocides s’y déroulaient ou même pourraient s’y dérouler : « Parler de génocide à Gaza est une falsification de la vérité », déclarait-il.

Shira Klein dans un article du Journal of Genocide Research publié en janvier 2025 qui décrit le clivage de plus en plus prononcé entre les spécialistes de la Shoah sur la question de Palestine et sur la question d’Israël, remarquait de son côté :

« Plusieurs institutions de recherche sur l’Holocauste, dont les plus connues, se sont jointes au chœur des défenseurs d’Israël ou sont restées silencieuses. (…) Yad Vashem a pris la tête de la défense de l’attaque israélienne contre Gaza, ce qui n’est pas surprenant, compte tenu du fait qu’il s’agit d’une institution publique, mais aussi que son président, Dani Dayan, est un colon et ancien président du « Conseil Yesha », la fédération des municipalités juives de Cisjordanie.»

C’est ainsi qu’Omer Bartov ne pouvait faire hier que le triste constat suivant :

« À ce jour, seuls quelques spécialistes de l’Holocauste, et aucune institution dédiée à la recherche et à la commémoration de celui-ci, ont mis en garde contre le fait qu’Israël pourrait être accusé de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité, de nettoyage ethnique ou de génocide. Ce silence a tourné en dérision le slogan « Plus jamais ça », transformant sa signification d’affirmation de la résistance à l’inhumanité où qu’elle se produise en excuse, voire en carte blanche pour détruire autrui en invoquant son propre passé de victime. »

Qu’en est-il en France ?

L’institution équivalente en France à Yad Vashem en Israël ou au Musée mémorial de l’Holocauste aux Etats-Unis évoqués par Omer Bartov est le Mémorial de la Shoah à Paris, dirigé par Jacques Fredj. C’est une institution précieuse qui effectue un travail indispensable, pas seulement dans son volet mémoriel et commémoratif, mais aussi en raison de son fonds d’archives (le Centre de Documentation Juive Contemporaine), de sa revue (la Revue d’Histoire de la Shoah), de ses actions de formations auprès d’un public enseignant pour transmettre le mieux possible l’Histoire de la destruction des Juifs d’Europe et des génocides auprès des jeunes générations. Le Mémorial de la Shoah est aussi un lieu de réflexion sur l’histoire comparée des autres génocides, notamment de trois grands crimes génocides officiellement labellisés, celui des Arméniens perpétré par l’Empire ottoman, celui des Roms et Sinti perpétré par le régime nazi, celui des Tutsi perpétré par le pouvoir hutu au Rwanda.

Depuis 2005, la politique et la stratégie du Mémorial de la Shoah sont bien d’ouvrir la réflexion de cette institution à cette histoire comparée des génocides et de sensibiliser à la question de la prévention des crimes génocides. Avec la limite suivante : le Mémorial de la Shoah ne fait pas d’histoire immédiate, elle n’envisage le crime génocide que lorsque ceux-ci font unanimité au regard des historiens et de leur reconnaissance officielle. Et cette limite entre en forte contradiction avec la mission de prévention des crimes génocides que revendique pourtant cette institution, que cela se passe dans les territoires palestiniens ou ailleurs comme pour le peuple ouïghour dans le Xinjiang en Chine.

Vous serez donc bien en peine de trouver le moindre communiqué du Mémorial de la Shoah ne serait-ce que pour s’inquiéter de la possibilité qu’un crime génocide se déroule ou non à Gaza et dans les territoires occupés de Cisjordanie. Silence radio. Pourtant, en janvier 2024, alors que des signes inquiétants de risque génocide apparaissent déjà pendant la guerre de Gaza, avec une proportion majoritaire de femmes et d’enfants tués, Jacques Fredj accorde un entretien à la veille de la Journée Internationale de la mémoire des génocides et de la prévention des crimes contre l’humanité. Il est repris notamment dans un média israélien francophone, où il vante à juste titre les actions menées au sein de son institution pour développer « une histoire comparée des génocides ». Il déclare notamment :

« Si on veut faire de la prévention, il faut replacer la Shoah dans un contexte plus long de l’histoire des génocides (…). On va parler de l’ensemble des procédures génocidaires parce qu’il n’y a pas de concurrence des mémoires, mais des spécificités propres à chaque génocide » .

Quand il en a l’occasion, Jacques Fredj martèle avec raison ce discours en faveur d’une histoire comparée des génocides et rappelle la nécessité de prévenir les crimes génocides quand on peut déceler « des procédures génocidaires », ou un risque de crime génocide. On peut en trouver un exemple développé dans l’épisode n° 166 du podcast natif Vlan! réalisé par Grégory Pouy en mars 2021, intitulé « Comprendre le phénomène des génocides pour les éviter, avec Jacques Fredj »

Au moment même où un mécanisme génocide se déroule à Gaza et en Cisjordanie, qui inquiète toute la planète, pas un mot n’est prononcé par Jacques Fredj sur la situation à Gaza alors que c’est l’actualité tragique du moment en terme de risque et de prévention des crimes génocides. Les savants africanistes n’ont pris que quelques semaines pour alerter sur le risque génocide au Rwanda. Comment se fait-il qu’il soit si difficile et si long d’alerter sur le risque génocide dans la bande de Gaza et en Cisjordanie ?

Ce silence du Mémorial de la Shoah rejoint donc celui de Yad Vashem ou du Musée mémorial de l’Holocauste des États-Unis car ces instances, en étant profondément liées à l’État d’Israël, sont incapables d’envisager que cet État, comme d’autres, peut enclencher lui aussi un phénomène génocide.

Mais ce silence, déjà contestable en soi pour une institution engagée dans l’histoire comparée des génocides et dans la prévention des risques de crime génocide est-il total ? Pas tout à fait…

En effet, le responsable des formations au Mémorial de la Shoah, l’enseignant d’histoire et essayiste Iannis Roder qui participe très activement au débat public en son nom propre sur l’antisémitisme en France, et spécialement à l’école, invité régulier des émissions télévisuelles pour y donner son expertise, a pris part au débat public pour qualifier ou non de « génocide » les crimes commis à Gaza par l’armée israélienne.

Contributeur prolifique sur le média culturel akadem, pour lequel il est conférencier, il délivre en février 2024 sous la forme d’une vidéo des arguments pour le moins curieux afin de nier le caractère génocide des massacres de civils ainsi que le terme de « nettoyage ethnique », sur un ton lourdement didactique et simpliste comme s’il s’adressait à des élèves de collège.

Cinq mois après le déclenchement de la guerre d’annihilation et de destruction de Gaza, tous les poncifs usés jusqu’à la corde reprenant les éléments de langage de la propagande de l’armée et du gouvernement israélien, matraqués en continu dans les médias occidentaux, sont présents dans son argumentaire. Il prend la précaution de nuancer à la marge pour donner assez maladroitement un aspect de neutralité et d’impartialité à son exposition biaisée de faits avérés tout en se démarquant du gouvernement de Netanyahou dont il dit que les déclarations génocidaires des ministres les plus suprémacistes sont faites en leur nom propre. Il fait comme si elles n’engageaient pas l’ensemble du gouvernement. Le Premier Ministre Benjamin Netanyahou n’a jamais démis de leurs fonctions les membres les plus virulents du gouvernement, ceux qui n’ont eu de cesse d’inciter non pas à l’objectif de guerre affiché, la destruction de Hamas et la libération des otages, mais bien à la destruction des Palestiniens. C’est un ressort classique de la politique de Netanyahou de laisser ses ministres faire des discours d’appel à la haine pour passer lui-même pour un modéré. Sharon en son temps utilisait la même ficelle grossière.

Il en va aussi de l’argument démographique développé par Iannis Roder pour exprimer l’idée que des victimes collatérales sont regrettables mais inévitables, sans prendre la peine d’expliquer que la population gazaouie est soumise à un blocus depuis juin 2007, ni que les frappes par drones ou missiles ainsi que les éliminations ciblées de combattants du Hamas obéissent à des ratios et à des règles militaires rendant licites les pertes civiles et la mort de dizaines de civils pour un combattant du Hamas, ni que des snipers tirent indistinctement sur n’importe quelle silhouette humaine aux abords des hôpitaux, ni que la majorité des victimes de la «  guerre au terrorisme » sont déjà à ce moment des femmes et des enfants.

Iannis Roder soutient aussi que l’armée israélienne présentée comme l’armée la plus morale du monde avertit préventivement la population qu’elle va procéder à des frappes sur des zones habitées transformées en zones de guerre, ce qui serait le signe selon lui que ces opérations ne peuvent être des crimes génocides. Ces informations dites préventives délivrées à la population civile gazaouie n’ont en fait jamais empêché leurs massacres. Elles n’ont jamais concerné les populations civiles autrement que pour organiser leurs déplacements forcés et répétés, par centaines de milliers. Elles ont en revanche été toujours un cache-sexe du permis de tuer indistinctement, destinées essentiellement à l’opinion publique mondiale pour convaincre qu’Israël respecte le droit international et le jus in bello.

Iannis Roder élude aussi complètement dans sa présentation le fait que cette guerre d’anéantissement se déroule sans témoins extérieurs, les médias internationaux étant interdits d’accéder au théâtre de guerre, le fait aussi que l’armée israélienne a tué à ce jour près de 250 journalistes et photo-reporters gazaouis présents sur place alors que c’est un marqueur très fort de la volonté de dissimuler les crimes perpétrés.

Il déforme la réalité du contenu de la décision rendue par la Cour Internationale de Justice (CIJ) le 26 janvier 2024 dans la saisine déposée par l’Afrique du Sud. Iannis Roder déclare que la CIJ a dénié tout caractère génocide à la conduite de la guerre menée à Gaza, alors qu’à ce stade de la procédure la CIJ affirme simplement qu’elle n’est pas tenue de statuer sur ce point mais qu’elle confirme le risque du crime génocide en ordonnant 6 mesures conservatoires à l’encontre de l’Etat d’Israël pour prévenir le génocide, résumés ici par Amnesty International.

Autre élément de langage euphémisé employé par Iannis Roder tiré directement de la propagande israélienne : les multiples déplacements forcés de population dans la bande de Gaza pour détruire méthodiquement le bâti et les infrastructures de base est présenté de manière très caractéristique comme une « fuite » . C’est exactement le terme ancré profondément dans le récit national israélien qui avait déjà été utilisé en 1948 lorsque les déplacements forcés et l’expulsion de centaines de milliers de palestiniens accompagnés de la destruction de centaines de villages avaient été présentés comme une « fuite » organisée à l’appel de Nasser. Cette « fuite » ne sera examinée en profondeur et remise en cause par des historiens israéliens aussi bien sionistes (Benny Morris) qu’antisionistes (Ilan Pappé) qu’à partir de la fin des années 1980, le premier considérant que les massacres des civils sont liés aux circonstances ordinaires des guerres, le second qu’ils font partie d’une stratégie préméditée de la terreur visant à expulser les Palestiniens par la violence.

Iannis Roder s’emploie donc à humaniser une armée israélienne qui se livre à un crime génocide plutôt que d’humaniser les victimes civiles palestiniennes.

Est-il utile de rappeler que Iannis Roder a été l’un des co-auteurs des « Territoires perdus de la République », coordonné par Georges Bensoussan qui a lui-même longtemps travaillé au Mémorial de la Shoah ?

Le titre de cet ouvrage est devenu une expression commune dans le langage politique courant. Ce livre bricolé et pipeauté a eu une importance considérable dans la mesure où il a été repris par toute la classe politique de la gauche réformiste jusqu’à l’extrême-droite pour fabriquer en le surdimensionnant l’idée d’un « antisémitisme des banlieues » générique et islamique. Il a été notamment décisif lors de la campagne présidentielle de 2007 quand Nicolas Sarkozy a orienté sa campagne sur le thème de l’insécurité et a capté une grande partie de l’électorat des Juifs de France sur le thème de l’incapacité de la gauche à lutter contre l’antisémitisme, alors que cet électorat était majoritairement et traditionnellement acquis jusque-là à la gauche républicaine modérée, lointain héritage de la Révolution et du dreyfusisme. Ce livre a alimenté la xénophobie et l’islamophobie, dans les suites désastreuses en Occident de l’après 11 septembre et de la Seconde intifada. Il a aussi participé de manière pionnière au dévoiement de la notion de laïcité. Il est devenu une boîte à outils dirigée spécifiquement et indistinctement à l’encontre des populations africano-musulmanes en France assimilées à des barbares et devenues les représentantes d’un « antisémitisme atavique  [que l’] on tête avec le lait de sa mère » , selon la formule prononcée par Georges Bensoussan lors d’une émission sur France Culture en 2015. Ce dérapage verbal a entraîné son limogeage sans préavis du Mémorial de la Shoah où il avait la même responsabilité des formations que Iannis Roder exerce aujourd’hui, dans une belle continuité, ainsi que la fonction de rédacteur en chef de la « Revue d’histoire de la Shoah ».

Georges Bensoussan avait été relaxé des plaintes pour incitation à la haine raciale sous le motif que sa formule était une simple figure de rhétorique, une métaphore. Non. Les catachrèses sont idéologiques. Elles sont les préalables et les justifications des pires crimes à venir. Elles font partie d’un langage ordinaire d’endoctrinement tel qu’Otto Klemperer l’avait lucidement décrit dans « LTI la langue du IIIe Reich ». C’est le langage désormais de LQI, la Lingua Quartii Imperii, la Langue du Quatrième Empire occidental fascisto-trumpiste, en cours de construction dans les démocraties européennes qui se refusent toujours de sanctionner Israël.

Les euphémisations de Iannis Roder appartiennent au même ordre de discours, quand bien même elles sont formulées d’une manière plus prudente, moins passionnée, qui les rendent d’autant plus dangereuses. Ces procédés rhétoriques préparent le conditionnement des esprits et l’acceptation d’une vision du monde où l’instrumentalisation politique de l’antisémitisme le dévoie et le renforce. L’actuel ministre de la Défense du gouvernement Netanyahou Israël Katz avait utilisé exactement la même image en 2019 lorsqu’il avait déclaré que les Polonais « allaitent l’antisémitisme avec le lait de leur mère » (c’est en fait la reprise d’une formule célèbre prononcée en 1989 par Yitzhak Shamir alors Premier ministre d’Israël) et les avaient accusés de tous nourrir un antisémitisme « inné », congénital et héréditaire.

Georges Bensoussan et Iannis Roder partagent un même soutien inconditionnel à Israël quelles que soient les circonstances : ils ne parlent pas au nom du Mémorial de la Shoah mais le fait d’y travailler ou d’y avoir travaillé leur permet et leur a permis de se prévaloir de cette instance pour légitimer et asseoir leur discours. Le Mémorial de la Shoah n’a produit aucun communiqué pour se désolidariser des propos de Iannis Roder, quand il explique pédagogiquement et autoritairement que la guerre de Gaza n’est pas un crime génocide.

Ce qui relie aussi les discours des deux hommes, c’est la faillite intellectuelle d’une certaine gauche. Georges Bensoussan dans le versant ancien du souverainisme de gauche et du chevènementisme qui a glissé progressivement vers la droite ; Iannis Rodder dans le versant réactualisé de la gauche autoritaire, longtemps incarnée par Manuel Valls quand il était au Parti Socialiste, et qui a glissé elle aussi progressivement vers la droite, voire l’extrême-droite (Les militants de Riposte laïque ou du Printemps Républicain comptent bon nombre de personnes initialement de ces deux gauches) en devenant macron-compatible voire lepéno-compatible.

***

Pour terminer et situer d’où j’écris.

J’ai rencontré Georges Bensoussan en ayant participé à la toute première Université d’été de l’enseignement de la Shoah qu’il avait organisée et coordonnée en 2002 au sein du Mémorial de la Shoah, à une époque où cet enseignement dans les collèges et lycées était particulièrement défaillant, à une période où les enseignants d’histoire ne faisaient pas vraiment de différence auprès de leurs élèves entre les camps de concentration et les camps de mise à mort industrielle, à un moment où ils ne savaient pas clairement ce qu’avaient été les Einsatzgruppen et ce qu’on a appelé la « Shoah par fusillade » en Ukraine, Lituanie et Lettonie. Ces formations permettaient aux enseignants du secondaire de réactualiser leurs connaissances en les tenant informés du renouvellement de l’historiographie.

Je ne pense pas que sa place était dans un prétoire malgré les horreurs qu’il a débitées, pas plus que cela n’aurait dû être la place de François Burgat récemment, nous en reparlerons dans la deuxième partie de cette série feuilletonnée consacrée au silence timoré des historiens qui travaillent au sein de l’université et des instances de recherche publiques en France.

Il n’est jamais très sain dans une démocratie de poursuivre judiciairement des historiens ou des chercheurs, de les accuser sommairement d’incitation à la haine raciale ou d’apologie du terrorisme.

Je puis témoigner que Georges Bensoussan effectuait un travail remarquable au Mémorial de la Shoah, même si je ne partageais pas du tout ses options à propos de l’Etat d’Israël, à propos de son sionisme de gauche incarné par le mouvement La Paix Maintenant, à propos du mirage de la solution à deux États (une « mascarade » selon l’expression du journaliste le plus haï en Israël, Gideon Levy), qui a entraîné la faillite totale de la gauche sioniste en Israël et ouvert un boulevard au fascisme israélien actuel en participant notamment à des gouvernements de coalition qui ne cherchaient qu’à retarder les négociations pour continuer à coloniser la Cisjordanie.

Ses livres de vulgarisation (Auschwitz en héritage) comme ses livres plus savants (son Histoire politique et intellectuelle du sionisme, par exemple ) restent des outils précieux à partir desquels il est possible de comprendre bien des éléments historiques même quand on n’en partage pas toute la philosophie. Il avait eu aussi la gentillesse de m’ouvrir en pleine Seconde Intifada son carnet d’adresse en Israël pour me permettre de rencontrer des interlocuteurs formidables, sans que je lui cache que je me rendrais aussi dans les territoires occupés de Gaza et de Cisjordanie au sein d’un collectif EduFIP (Education France-Israël-Palestine), monté avec quelques enseignants pour à la fois améliorer l’enseignement du conflit israélo-palestinien dans les établissements secondaires en France et travailler directement avec des enseignants israéliens (indifféremment Israéliens juifs et « Palestiniens de 1948 » expression qui désigne la minorité palestinienne vivant en Israël et qui représente 20% de la population totale) et des enseignants palestiniens des territoires occupés.

Aussi n’ai-je pas participé à la curée qui a eu lieu à son encontre dans certains collectifs d’enseignants d’histoire comme le groupe Aggiornamento autour de Laurence de Cock. Pas plus que que la manière dont il a été mis à la porte du Mémorial de la Shoah ne semble juste. En un certain sens, le Mémorial de la Shoah a perpétué et imité par cette éviction le mépris que les élites ashkénazes ont longtemps porté, et portent sans doute encore, aux Juifs de Méditerranée séfarades en Israël.

[La semaine prochaine, deuxième volet de l’enquête : Le silence timoré du côté des universités et instances de recherche publiques françaises]

13.07.2025 à 10:34

“LEurope ne permettra pas un état islamique ici” : Srebrenica, un génocide islamophobe

Arland Mehmetaj
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11 Juillet 1995. La ville bosniaque de Srebrenica tombe aux mains de l’armée serbe de Bosnie. En quelques jours, plus de 8 372 hommes et adolescents musulmans sont exécutés, tandis que les femmes et les enfants sont expulsés, violés, humiliés. C’est le pire massacre commis en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale. Il sera reconnu comme génocide par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), puis par la Cour internationale de justice (CIJ). Mais cette reconnaissance officielle, largement commémorée par les institutions européennes, cache une vérité beaucoup plus dérangeante. Le génocide de Srebrenica est le fruit d’un nationalisme serbe déchaîné, c’est un fait incontestable. Il est aussi le produit d’un abandon planifié et d’un consentement implicite des puissances européennes. Le résultat d’une diplomatie occidentale, notamment franco-britannique, profondément structurée par des préjugés historiques et une islamophobie politique qui n’a jamais cessé d’encourager les leaders serbes de Bosnie dans leurs plans de purification ethnique. Le choix historique et souvent volontaire d’ignorer l’Histoire des Balkans, de la réduire à des « conflits permanents et ancestraux », et de l’isoler « hors l’Europe », l’arrogance occidentale et des préjugés islamophobes à l’encontre des pouvoirs bosniaques se sont traduits en facteurs géopolitiques qui ont structuré les choix diplomatiques et justifié certains silences et arbitrages. De ce fait, il me semble important de quitter les logiques occidentales qui ont effacé les Balkans et la Yougoslavie de l’Europe. Quant à la complexité du sujet qui ne peut pas être traité en un seul texte, ce billet ne…
Texte intégral (8148 mots)

11 Juillet 1995. La ville bosniaque de Srebrenica tombe aux mains de l’armée serbe de Bosnie. En quelques jours, plus de 8 372 hommes et adolescents musulmans sont exécutés, tandis que les femmes et les enfants sont expulsés, violés, humiliés. C’est le pire massacre commis en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale. Il sera reconnu comme génocide par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), puis par la Cour internationale de justice (CIJ).
Mais cette reconnaissance officielle, largement commémorée par les institutions européennes, cache une vérité beaucoup plus dérangeante. Le génocide de Srebrenica est le fruit d’un nationalisme serbe déchaîné, c’est un fait incontestable. Il est aussi le produit d’un abandon planifié et d’un consentement implicite des puissances européennes. Le résultat d’une diplomatie occidentale, notamment franco-britannique, profondément structurée par des préjugés historiques et une islamophobie politique qui n’a jamais cessé d’encourager les leaders serbes de Bosnie dans leurs plans de purification ethnique.

Le choix historique et souvent volontaire d’ignorer l’Histoire des Balkans, de la réduire à des « conflits permanents et ancestraux », et de l’isoler « hors l’Europe », l’arrogance occidentale et des préjugés islamophobes à l’encontre des pouvoirs bosniaques se sont traduits en facteurs géopolitiques qui ont structuré les choix diplomatiques et justifié certains silences et arbitrages. De ce fait, il me semble important de quitter les logiques occidentales qui ont effacé les Balkans et la Yougoslavie de l’Europe. Quant à la complexité du sujet qui ne peut pas être traité en un seul texte, ce billet ne fait que proposer l’esquisse d’une analyse de Srebrenica non pas à la périphérie de l’Europe, mais en son cœur.

Une Bosnie-Herzégovine multiculturelle disqualifiée

En 1992, la Bosnie-Herzégovine devient indépendante. République multiconfessionnelle, à majorité musulmane, elle fait le choix de l’autonomie dans une Fédération yougoslave à bout de souffle où toutes les opportunités de maintien d’un espace commun ont été gâchées. Les raisons des échecs de négociation sont multiples.
D’abord, la volonté de la Serbie d’assurer l’ hégémonie dans un éventuel nouvel État . Les objectifs des pouvoirs serbes ont été très clairs : maintenir un espace commun du peuple serbe éparpillé dans différentes parties de la Yougoslavie. Pour y arriver, ils exigeaient soit une Yougoslavie avec un pouvoir centralisé situé à Belgrade, soit le rattachement des régions entières de Bosnie-Herzégovine et de Croatie à la Serbie. Dans les deux cas, pour Belgrade, le projet de la « Grande Serbie » n’avait aucune alternative.

Ensuite, une méconnaissance ahurissante de l’Histoire et la sociologie yougoslave de la part des diplomates occidentaux présents dont les politiques, notamment britanniques, français et allemands, ont profité pour imposer leur agenda en fonction de leurs intérêts. Ainsi, assez tôt, la commission Badinter imposée par Mitterrand court-circuite les efforts du Lord Carrington, diplomate britannique en charge de la Conférence, en enterrant tous ses succès. Et la chancellerie allemande se précipite dans la reconnaissance de la Slovenie et la Croatie derrière le dos de Mitterrand qui promettait à Milosevic un soutien infaillible.

Et enfin, une « méfiance » voire une véritable « hostilité » vis-à-vis des autorités bosniaques qui ont été illustrées à plusieurs reprises. Le soupçon d’un projet « islamiste », et ce que celui-ci pouvait comporter, qui pesait sur le Parti de l’Action Démocratique d’Alija Izetbegović au pouvoir en Bosnie après les élections de 91 ont véritablement façonné la politique, notamment européenne et française, pendant tout le conflit et même après. Même aujourd’hui. Et c’est ce point-là, rarement analysé, que l’on va esquisser dans ce texte.
C’est dans ce contexte que la Bosnie-Herzégovine proclame son indépendance revendiquée plus tôt par un référendum que les Serbes de Bosnie boycottent en proclamant leur propre État dans l’Etat : Republika Srpska.

L’obsession du réalisme ethnique et le refus du pluralisme

Au moment de son indépendance en mars 1992, la République de Bosnie-Herzégovine devient le théâtre d’un rejet politique qui dépasse le cadre des tensions interethniques de l’ex-Yougoslavie. Son existence en tant qu’État souverain à majorité musulmane n’est pas simplement contestée par les nationalistes serbes ou croates : elle est perçue comme anormale, voire intolérable, au sein des chancelleries européennes elles-mêmes. Bien que juridiquement reconnue, la Bosnie n’a jamais été pleinement légitimée comme sujet politique. Elle incarne une altérité que l’Europe ne sait — ou ne veut — intégrer. Après tout, les Balkans en général et la Bosnie en particulier ne collent absolument pas avec le récit de « l’identité européenne » telle que l’Occident la présente.

La Bosnie de l’époque, telle que projetée par les leaders bosniaques, n’est ni un État islamiste à devenir, ni un projet théocratique à long terme, bien que ce soit les principes qu’on veut lui coller. La présidence tripartite, depuis 91, regroupe des représentants musulmans, serbes et croates. Le président Alija Izetbegović, qui représente aussi la partie bosniaque, se revendique d’un islam culturel, philosophique et politique mais profondément compatible avec la démocratie libérale. D ‘ailleurs, il revendique une Bosnie et Herzegovine multiculturelle et citoyenne, bien qu’il défende la communauté et l’identité musulmane au sein de celle-ci. Pourtant, dans les discours diplomatiques et les récits médiatiques occidentaux, la simple majorité musulmane suffit à faire de la Bosnie un « problème » géopolitique. Le terme « problème » est repris du narratif des leaders politiques serbes.
Pendant les différentes réunions de la Conférence le président français François Mitterrand et d’autres diplomates européens expriment en coulisses leur scepticisme quant à la viabilité d’un tel État projeté par « la partie bosniaque ». Le diplomate britannique David Owen, qui remplacera Lord Carrington, parle d’or et déjà de la Bosnie comme d’un « patchwork ingérable », appelant à une « solution réaliste », c’est-à-dire une partition ethnique — condition posée, de facto, à toute reconnaissance internationale effective.
Cette lecture, largement partagée, repose non sur les faits, mais sur un imaginaire colonial. Comme l’écrit l’historien Robert Donia (Sarajevo: A Biography, 2006 ) :

« La Bosnie n’a pas été vue comme une société multiculturelle et multiconfessionnelle à préserver, mais comme une anomalie historique à corriger. »

Le plan Vance-Owen (1993), soutenu par les Européens, consacre la logique de partition. Il découpe la Bosnie en « provinces ethniques », validant de fait le nettoyage ethnique en cours. Ce découpage repose sur une fiction : celle de populations homogènes, incompatibles, condamnées à vivre séparément.
Mais ce « réalisme ethnique » masque une politique du renoncement. Comme le note Florence Hartmann (Paix et Châtiment, 2007), ancienne porte-parole du TPIY :
« L’Occident a préféré stabiliser le crime plutôt que d’affronter ses auteurs. Il a considéré que l’existence d’un État musulman, même laïc, était un facteur de désordre, alors que la violence ethnonationaliste était vue comme un fait culturel. »

Ce double standard traverse toute la diplomatie européenne : les Serbes sont des acteurs politiques rationnels, les Bosniaques musulmans des acteurs émotionnels, irrationnels, communautaires. Ce biais structurel, souvent inconscient, justifie le soutien indirect aux logiques de cantonnement de démilitarisation unilatérale. C’est un point très important lorsqu’on parle de Srebrenica puisqu’il s’agit d’une enclave d’abord isolée comme une « safe zone » puis démilitarisée par l’ONU suite à un projet présenté surtout par la diplomatie française et vivement critiquée.
Edward Said l’avait prédit dès 1993 ( The Guardien, 1993 ) :
« La solution européenne au problème bosniaque n’est pas la justice. C’est la disparition silencieuse de la Bosnie. »
On peut sérieusement se poser la question. Comment la Communauté Européenne a pu permettre une telle position totalement à l’encontre de la Bosnie-Herzégovine et tellement synchronisé avec le projet serbe alors qu’elle savait très bien où un tel projet politique menait ?”

Le nationalisme serbe et le poids de l’islamophobie dans les calculs diplomatiques

Si la Communauté Européenne ne se rendait pas compte, et j’en doute, de messages qu’elle délivrait réellement, les agresseurs s’en rendaient très bien compte, eux.
La Bosnie-Herzégovine, bien que largement laïque dans ses institutions et athée dans sa population, est marquée par une composante musulmane importante dans sa population — environ 45 %, selon les recensements d’avant-guerre. Pour les idéologues serbes ultranationalistes, cette composante ne relève pas d’un pluralisme culturel, mais d’une blessure historique héritée de l’Empire ottoman, assimilée à une trahison.
Ce récit fait des musulmans de Bosnie des « Turcs déguisés », des collaborateurs de l’occupation, des ennemis intérieurs. La guerre des années 1990 ravive cette construction raciale et religieuse : les Bosniaques musulmans sont présentés dans les discours publics et dans les médias serbes comme des « islamistes », des « fondamentalistes », voire des agents d’un projet islamique transnational menaçant l’identité chrétienne de l’Europe. Une propagande partagée par une partie d’analystes et diplomates occidentaux : Richard Holbrooke, le diplomate américain et l’un des architectes des accords de Dayton, déclarera bien plus tard que si Dayton n’avait pas été signé dans ces termes, Al-Qaida aurait préparé ses attaques de Bosnie et non d’Afghanistan.

Le cas de Biljana Plavšić, passée du statut de professeure respectée à celui d’idéologue du nettoyage ethnique, illustre bien le passage des théories nationalistes à un projet génocidaire. Autrefois surnommée la « Dame de fer » de tous les Serbes et professeure émérite à la Faculté des sciences naturelles et mathématiques de Sarajevo, Biljana Plavšić s’est transformée en l’exact opposé de ce qu’elle représentait à l’aube de la guerre. Dès le début de l’agression contre la Bosnie-Herzégovine en 1992, elle s’est muée en un véritable monstre, contribuant par ses discours et sa doctrine à encourager les Serbes de Bosnie à commettre des crimes de guerre – y compris contre des voisins qu’ils côtoyaient depuis toujours.

À l’époque de la formation des partis nationalistes en ex-Yougoslavie, elle affirmait avoir toujours été anticommuniste et n’avoir jamais eu de lien avec ce régime. Mais les faits contredisent cette version. Portée par l’idéologie panserbe, Plavšić, biologiste de formation, n’a pas hésité à fermer les yeux sur la réalité et à propager des mensonges pour justifier l’exclusion, la purification ethnique et religieuse. En vérité, c’est sous le régime communiste tant décrié qu’elle fut doyenne de la Faculté des sciences de Sarajevo et membre de l’Académie des sciences et des arts de Bosnie-Herzégovine, grâce à des critères d’alignement politique et de conformité morale définis par le parti des années 80.
Malgré une carrière académique prestigieuse en Bosnie et dans l’ex-Yougoslavie, Plavšić déclarait en juillet 1993 dans le journal Borba de Belgrade que les Serbes avaient vécu « sous un esclavage de cinquante ans ». Et bien qu’elle ait étudié à Zagreb — chose difficile à concilier avec l’identité d’un patriote grand-serbe — elle n’hésita pas, plus tard, à affirmer :
« Je ne dis pas que nous ne voulons plus vivre avec les Croates, mais plutôt que nous ne devrions pas leur permettre de vivre avec nous. »
Lorsque les milices paramilitaires serbes lancèrent les campagnes de nettoyage ethnique dans de nombreuses villes de Bosnie-Herzégovine, Plavšić manifesta une admiration à peine voilée. En témoigne sa fascination pour le massacre mené par Željko Ražnatović Arkan à Bijeljina, qu’elle félicita personnellement. L’image de leur échange de baisers reste gravée dans les mémoires. Arkan, pour elle, était un héros, un homme « d’une grande humanité », obligé de prendre les armes par nécessité.
En 1996, elle déclara à Belgrade :
« Quand j’ai vu ce qu’il avait fait à Bijeljina, j’ai imaginé que toutes ses actions étaient pareilles. J’ai dit – voilà un héros serbe. C’est un vrai Serbe, c’est le genre d’homme qu’il nous faut. »

Selon le professeur Slobodan Inić, qui écrivait dès 1996 pour la Charte d’Helsinki, cette adoration pour Arkan s’explique par le fait qu’il incarnait concrètement les objectifs idéologiques de Plavšić, et lui était loyal. Cela transparaît également dans une autre déclaration qu’elle fit au journal Svet en septembre 1993 :
« Je préférerais que toute la Bosnie orientale soit nettoyée des Musulmans. Quand je dis ‘nettoyée’, je ne veux pas être prise au pied de la lettre et qu’on pense à un nettoyage ethnique. Ils ont associé cette étiquette à un phénomène parfaitement naturel et l’ont qualifié de crime de guerre. »

Ainsi, selon Plavšić, les crimes de masse relevaient d’un « phénomène naturel », et elle utilisait la propagande de guerre pour diffuser cette vision dans les territoires occupés. En somme, elle réduisait la violence extrême à une question de méthode : comment trancher la gorge de son voisin.
Plavšić puisait son inspiration autant dans sa théorie de la supériorité biologique de la race serbe que dans la vision politique de Draža Mihailović (le général serbe des « royalistes » pendant la seconde guerre mondiale, soutenue par « les alliés franco-britannique) qui rêvait d’un État unifié pour tous les Serbes, de Đevđelija à Karlobag. Dans une interview au journal e 1992, elle affirmait qu’il fallait :

« nettoyer toutes les terres serbes des ennemis de la serbité et de l’orthodoxie Srbija en septembre»
Le nettoyage ethnique qu’elle promouvait tout au long de la guerre trouvait aussi sa justification dans sa conception raciste des Musulmans. Dans une interview accordée au journal Svet en septembre 1993, elle déclara :
« C’est vrai. Ce sont des matériaux génétiquement déformés qui ont adopté l’islam. Et aujourd’hui, avec chaque nouvelle génération, ce gène se concentre davantage. Il devient de pire en pire, s’exprime de plus en plus et dicte leur manière de penser et de se comporter, enracinée dans leurs gènes. »
Plavšić illustrera même ses « découvertes scientifiques » par des cas concrets, affirmant à propos d’Ejup Ganić (ingénieur et homme politique bosniaque, membre du Parti d’Action Démocratique) qu’elle n’avait jamais rencontré dans les milieux politiques une personne aussi « déformée ».
En mai 1994, le journal Oslobođenje rapporta une autre déclaration de Plavšić, dans laquelle elle associait la « dégénérescence du peuple serbe » aux mariages mixtes entre Serbes et Musulmans, qu’elle considérait comme un échange génétique nuisible, une véritable « désérbisation ».

Mais selon elle, cette déchéance s’était arrêtée avec l’émergence de figures comme Karadžić, Krajišnik ou Koljević. Comme le rapporte le professeur Inić, Plavšić affirma même avoir une explication scientifique à cette régénération soudaine :
« Il est probable qu’un facteur génétique entre en jeu ici – le secret du sang que notre peuple possède. », disait-elle dans le journal Ognjišta en juin 1993.
Selon cette logique, les Serbes seraient donc supérieurs, et auraient droit de dominer les plus faibles – en l’occurrence les Musulmans. Elle formula cela aussi dans sa vision de la répartition des territoires conquis évoquée lors de différentes propositions d’« accord de paix »:
« Je ne leur souhaite rien de bon. Mais pour ma tranquillité d’esprit, je dois leur laisser quelque chose, un endroit où ils pourront organiser leur vie, afin qu’ils ne me dérangent plus. Voilà comment je comprends ces 30 %. »
Plavšić alla jusqu’à suggérer les sacrifices que les Serbes devraient consentir pour une vie « décente » : elle déclara qu’« si six millions de Serbes mouraient sur douze, au moins le reste vivrait bien ». Elle ajouta qu’elle savait que des bombes seraient tôt ou tard larguées sur les Serbes, mais qu’ils n’y réagiraient pas, car ils étaient « résistants » et que « ceux qui bombardent ne les connaissent pas. Ils n’ont pas peur », affirmait-elle.
Elle proclamait aussi la supériorité des Serbes de Bosnie, non seulement sur les Musulmans, mais aussi sur les Serbes de Serbie, qu’elle appelait « des faibles », notamment en raison de nombreuses initiatives dénonçant les crimes de l’armée de Republika Srpska, en faveur de paix et de non-ingérence de la Serbie :
« Les Serbes de Bosnie, surtout ceux vivant dans les régions frontalières, ont développé une capacité spéciale à ressentir les dangers qui pèsent sur la nation et à développer des mécanismes d’autodéfense. Dans ma famille, on a toujours dit que les Serbes de Bosnie étaient meilleurs que ceux de Serbie. En tant que biologiste, je sais que les espèces qui vivent à proximité d’une menace développent les meilleures capacités d’adaptation et de survie. Ainsi, l’isolement des Serbes vis-à-vis des autres nations est un phénomène à la fois naturel et nécessaire. »

Mais, comme le notaient les observateurs déjà à l’époque, cette déclaration est profondément contradictoire : si les Serbes de Bosnie sont renforcés par la proximité avec d’autres peuples, pourquoi alors devraient-ils se séparer de ces derniers pour s’unir à des Serbes « inférieurs » de Serbie – au risque de finir par leur ressembler ?
Sans doute la réponse la plus lapidaire fut celle de Slobodan Milošević, considéré à juste titre comme l’un des responsables majeurs de la tragédie yougoslave. En pleine guerre, il déclara à propos de Plavšić :
« Sa place est en psychiatrie. »
C’est finalement le Tribunal Pénal International pour ex-Yougoslavie qui décida de son sort et elle fut accusée des crimes de guerre et condamnée à 11 ans de prison. Elle n’en fera que deux tiers avant d’être libérée. Il est important de signaler que Madeleine Albright etait intervenue à plusieurs reprises en faveur de Biljana Plavšić en exhortant la juridiction de prendre en compte ses aveux et ses regrets.

On ne peut pas dire que les autres acteurs politiques et militaires en Republika Srpska allaient aussi loin dans la théorisation raciste. Ils se limitaient à un narratif bien plus classique qui consistaient à relater les crimes dont furent victimes les populations serbes pendant la seconde guerre mondiale en Croatie et en Bosnie, mais aussi à la défense du peuple serbe contre les croisés catholiques d’un coté et contre les « Turcs » de l’autre. Le général français De la Presle estime, devant la commission parlementaire, que, pour le paraphraser très légèrement, « Ratko Mladic est de bonne foi lorsqu’il évoque que les Serbes gardent les frontières contre la menace islamiste ».
Dans les années 1990, c’est cette rhétorique « anti-musulmane » qui rencontre un écho sinistre dans une Europe occidentale alors traversée par un climat de méfiance croissante envers les populations musulmanes surtout lorsqu’elles existent dans l’espace public. Le conflit bosnien, loin d’être perçu uniquement comme une guerre ethnique, est interprété par certains analystes et chancelleries comme un risque de « radicalisation islamique » au sein même du continent européen. L’Europe non seulement n’était pas imperméable à ce type de discours, elle l’accueillait.

Après tout, cette hostilité en particulier n’est pas née dans les Balkans. Elle plonge ses racines dans la longue histoire coloniale de l’Europe, marquée par la construction de l’islam comme ennemi civilisationnel, des « croisades », via la Bosnie au discours post-11 septembre. Dans les témoignages des officiers français, mais aussi des politiques au poste à cette époque là, on ressent une réelle méfiance par rapport aux bosniaques. Le général Janvier, par exemple, « s’en méfie » et « les soupçonne d’un double discours » alors qu’il n’est au poste que depuis janvier 95…
Dans ce cadre, les musulmans d’Europe — Bosniaques en tant qu’un peuple européen musulman autochtone mais en même titre que les immigrés — ne sont jamais considérés comme pleinement européens (alors que le programme bosniaque pour la Bosnie à l’époque était bien plus proche de toutes les valeurs de l’Europe que le programme de n’importe quel parti actuels dans les pays occidentaux). De ce fait, même leur souffrance est moins audible, leur droit à la vie moins universel, leur existence politique est inconcevable dans le monde comme en Europe. Cette hiérarchisation et l’hostilité traversent le traitement politique, médiatique, diplomatique et même humanitaire au regard du conflit bosnien. Et le résultat était palpable sur le terrain dès le début du conflit.

Dès mai 1992, alors que la Bosnie-Herzégovine proclame son indépendance, les autorités des Serbes de Bosnie réunissent à Banja Luka la première Assemblée de leur entité autoproclamée. À cette occasion, Radovan Karadžić présente les sept objectifs stratégiques de ce qui deviendra la République serbe de Bosnie (Republika Srpska). Parmi eux, on retrouve :
• le découpage ethnique du territoire bosnien,
• la séparation totale des communautés,
• la création d’un corridor stratégique le long de la Drina,
• et surtout, la fin de la Bosnie multiculturelle.
Le projet est limpide : créer une entité exclusivement serbe, en expulsant par la terreur tous les non-Serbes, en premier lieu les Musulmans mais aussi les Croates, considérés comme des étrangers intérieurs, des intrus dans un espace « chrétien orthodoxe ».
A cette occasion et lors de la même assemblée l’ex général de l’Armée Populaire Yougoslave Ratko Mladic, promu en chef des forces armées de Republika Srpska déclare :
« Les gens et les peuples ne sont pas les vis ou les clés que l’on deplace par-ci par-là dans la poche.Tout ce que vous dites est facile à dire mais difficile à accomplir… Ainsi, nous ne pouvons pas nettoyer ou passer à travers un tamis pour ne garder que les Serbes et envoyer ailleurs les autres. Je ne sais pas comment M. Krajisnik et M. Karadzic vont-ils expliquer ça au monde. Les gens, c’est un génocide ! ».
Le président serbe Radovan Karadžić lui répond :
« Et alors ? Après tout, à quoi nous servira un Etat dans lequel nous ne sommes qu’une minorité? L’Europe ne permettra et ne doit pas permettra qu’un État islamique se forme ici ! »
Karadžić le sait pertinemment : quoi qu’elles en disent, dans les coulisses des chancelleries occidentales, la Bosnie musulmane dérange. Dans les capitales européenne, et notamment à Paris, on redoute une “république islamique” au cœur du continent. On soupçonne les Bosniaques d’être les chevaux de Troie du fondamentalisme. On refuse de leur livrer des armes, on leur impose des décisions comme la promesse d’une zone de sécurité à Srebrenica en sachant que c’est une chose impossible à tenir — on les livre aux bouchers.

Cette déclaration de Karadžić, dans laquelle il annonce le génocide et que l’Europe le soutiendrait de toute manière, ne tombe pas du ciel. Elle fait suite à près de 18 mois de Conférence, de réunions et de tractations de couloir. Karadžić connaît parfaitement les positions des uns et des autres. Et cette parenthèse ressemble étrangement à cette récente déclaration d’un élu de l’extrême droite israélienne : « Mais que voulez-vous qu’on nous fasse ? Regardez. On peut tuer 100 Palestiniens en une seule nuit et tout le monde s’en fout ».
Muhamed Šaćirbegović, homme politique bosnien et l’ambassadeur de la Bosnie-Herzégovine auprès de l’ONU 91-95, a dénoncé ce qu’il qualifiaient comme « hostilité permanente envers les musulmans de Bosnie » de certains politiques occidentaux et notamment François Mitterrand qu’il a rencontré à plusieurs reprises en 91 et 92. Lors de l’une des premières rencontres courant 91, le Président français a directement accusé les membres de la délégation de Bosnie-Herzégovine d’être islamistes et d’avoir comme projet un État islamique en Europe. Suite à la remarque de M. Šaćirbegović que M. Toma Kovač, l’ambassadeur bosnien à Paris également présent lors de cette réunion, était serbe, François Mitterrand s’est retourné vers ce dernier et l’a accusé d ‘être « traître à son peuple serbe ».
C’est, avant tout, cette hostilité qui a aussi poussé Alija Izetbegovic de programmer ses premiers déplacement en tant que président de Bosnie-Herzégovine en Libye et en Iran, espérant de mobiliser le « monde musulman » mais aussi de privilégier davantage les rapports avec les USA plutôt que la CEE. Hélas, les Etats musulmans ont mis du temps pour comprendre que c’en est fini avec leur allié historique qui était la Yougoslavie socialiste et anti-impérialiste et, concernant les USA, il fallait attendre l’administration Clinton pour que les lignes bougent.
Pendant ce temps là, l’ONU désarmée et la CEE divisée entre le purement humanitaire et le soutien ouvert à l’option de partage de la Bosnie entre les serbes et croates (l’option soutenue même par François Mitterrand qui déclare en 92 lors d’une conférence de presse à Munich : « La solution se trouvera-t-elle dans un partage, entre Serbie et Croatie ? Je n’en sais rien, a priori non, puisque la Bosnie a été reconnue. » ), sur le terrain le nombre de victime explosait et les forces serbes s’emparaient, courant 92 et 93, de 70% des territoires. Sur les 30% restant, les bosniaques n’étaient pas en sécurité étant donné que les forces croates de Bosnie, de plus en plus certaines d’un partage du pays entre la Croatie et la Serbie, exécutaient leur nettoyage ethnique, aussi, qui perdura jusqu’à 94 et les accords de paix entre les croates et les bosniaques.

Une protection symbolique, une trahison réelle et une complicité

C’est dans ce contexte là que la CEE, et surtout la diplomatie française, a proposé la création des « safe zones » sous la protection des forces de l’ONU. L’option a été vivement critiquée à l’époque par ceux qui estimaient qu’il s’agissait d’une option qui ne ferait que permettre et faciliter le nettoyage ethnique. Il était déjà évident que ces zones, sans déploiement des forces armées adéquates, un soutien aérien et un accord de paix, ne tiendraient jamais face à une armée de Republika Srpska, en nombre et bien armée. De plus, cette option prévoyait une « démilitarisation ». En clair, on parquait la population dans un endroit et on désarmait ses défenseurs historiques, déjà sous-armés.
Ainsi, à Srebrenica, 400 Casques bleus néerlandais sont censés protéger des dizaines de milliers de civils ayant fui les forces serbes et venus rejoindre quelques 25000 habitant·es déjà sur place. Mais ils sont mal équipés, sans mandat clair, et sans volonté politique derrière eux. Quand l’armée de Ratko Mladić entre dans la ville, l’ONU et les puissances européennes sont impuissantes et ne peuvent faire grand chose. Cela est la version officielle. Celle où le coupable, seul et unique, est déjà trouvé. Celle où il suffit de s’excuser de son « impuissance », acter un jour de commémoration et envoyer une délégation une fois par an pour se dédouaner de toute responsabilité. La réalité est néanmoins plus complexe et la responsabilité des puissances européennes, avant tout le monde, est plus qu’évidente.
Le diplomate Diego Arria, présent au Conseil de sécurité de l’ONU, le dira plus tard :
« Les grandes puissances savaient que Srebrenica allait tomber. Elles ont laissé faire. »
Joseph Biden, alors sénateur démocrate déclarera fin juillet 1995 devant le Sénat :
« J’aimerais rappeler à tout le monde que la vraie raison pour laquelle les forces de l’ONU étaient présentes dans cet enclave, c’était pour désarmer. Désarmer. Non seulement nous n’avons pas permis au gouvernement de Bosnie-Herzégovine de s’armer, mais en plus nous leur avons pris des armes qui existaient. Nous sommes entrés dans Srebrenica – UN avec notre soutien – et nous avons désarmé le gouvernement bosniaque. Nous avons désarmé les musulmans. Nous avons désarmé les croates. En contre-partie, nous leur avons promis la protection. Et lorsque les Hollandais ont demandé des frappes aériennes de l’ONU et de l’Otan, M. Akashi (l’envoyé spécial de Boutros Boutros Gali, secrétaire général de l’ONU) a dit Non. Donc j’aimerais rappelé ce que le sénateur républicain d’Arizona M. McCain a dit, nous ne les avons pas protégés mais en plus nous – ONU et l’Occident – avons volontairement désarmé ces gens. Et une fois les Serbes devant la porte, ils ne pouvaient pas se défendre. Ce n’est pas la faute des casques bleus hollandais. C’est la faute de Contact-Group. C’est la faute de l’Occident. »

Dans l’analyse des événements qui ont mené à la chute de Srebrenica et au génocide, il y a des éléments qu’on omet souvent. Dans les faits, Srebenica était déjà tombée une première fois en 92. Quelques semaines plus tard, un enfant du pays qui, seulement quelques mois plus tôt faisait partie des unités spéciales de la police serbe et de la garde raprochée de Slobodan Milosevic le président de la Serbie, a mené les habitants de Srebrenica et a récupéré la ville ainsi que près de 900 km² dans la région des forces de Republika Srpska. Il s’agissait de Naser Orić, l’officier des défenses de la ville. Et ces défenses ont tenu pendant des mois. Lorsqu’en 93 les « safe zones » sont créées, et courant 94, il refuse de désarmer ses forces parce qu’il savait ce que déposer les armes, sans accords de paix, voulait dire en réalité.
Début 95, les forces armées bosniaques de Srebrenica reçoivent un ordre direct de Sarajevo de remettre leurs armes aux casques bleus. Général français De la Presle visite en janvier 95 Srebrenica avant de transmettre son commandement au général Janvier. Lors de l’audience par la commission parlementaire, il décrit Naser Orić, qui a souhaité le rencontrer, extrêmement inquiet en plus d’être en colère. Il exigeait que De la Presle l’emmène à Sarajevo pour une réunion d’urgence avec Izetbegovic. Les Casques Bleus vont organiser ce déplacement quelques mois après. Naser Orić ne savait pas au moment de son départ vers Sarajevo qu’il ne retournerait plus jamais à Srebrenica.

En printemps 95, derrière Orić il reste quelques 40 000 civiles et environ 200 combattants bosniaques armés. Radovan Karadzic déclenche la directive 7 au mois d’avril qui consiste avant tout à un blocus total de l’enclave où tout manquait déjà. Le 6 juillet les forces de Mladic, composées d’environ 1800 soldats lourdement armés, des blindés et de l’artillerie mobile, avancent vers la ville. Il faut savoir, et je renvois encore une fois vers les audiences de la commissions parlementaire qui recense de nombreux témoignages militaires comme civiles, que les forces de Republika Srpska étaient d’excellents tueurs, violeurs et voleurs mais piètres combattants. Les défenses de la ville, environ 200 combattants sous-armés, tiennent pendant plusieurs jours les forces serbes au respect et provoquent même la déroute des unités qui devaient attaquer l’enclave de l’autre coté de Drina, c’est à dire directement de Serbie. Pendant ce temps là, les civiles partent en retrait vers Potočari, à quelques kilomètres du centre de Srebrenica, où sont basés les « hollandais ». Une colonne d’environ 10 à 15 000 hommes et adolescents prend la route, via des forêts, en direction de la région de Tuzla, sous l’autorité bosniaque, située à plus de 100 km de là. L’officier hollandais, dont les soldats refusent de participer aux combats, demande à 6 reprises un soutien aérien. Le général Janvier répondra 5 fois par négatif. Le 11 juillet, il enverrai 4 avions à deux reprises dont seul un F-16 hollandais frappe un char. C’était vers midi. C’était trop peu et déjà trop tard. Les défenses de la ville craquent. Les forces de Mladic entrent à Srebrenica.
« Maintenant, tous vers Potočari. Le temps est venu de nous venger des Turcs », Ratko Mladic donne l’ordre à ses soldats d’aller directement vers la base des casques bleus où se trouvent tous les refugiés. Le vrai horreur commence.
Danilo Bursać, politologue, professeur de philosophie et journaliste, a écrit énormément sur les éventements en Bosnie et Herzégovine. Je crois que l’article qui m’a le plus touché est celui qui fut sûrement le plus court. Il s’agit de témoignage d’une mère de Srebrenica.

« Je lui ai emballé un morceau de pain de maïs, un peu de sucre et de sel, et un change de vêtements… Va mon fils, je lui dis, on se retrouvera peut-être à Tuzla… Je pleure, je le regarde s’éloigner en contrebas de la maison. Le lendemain je suis partie avec d’autres à Potočari. Je pensais qu’il était parti, et soudain il est de nouveau devant moi. Mon fils, d’où viens-tu, je lui demande, et il se précipite, me serre dans ses bras, m’embrasse, et dit : “Je ne t’avais pas embrassée, maman, alors je suis revenu pour ça.”… J’ai encore sur ma joue le souffle de son baiser… Il est resté un peu avec moi, puis est reparti vers la forêt, pour rejoindre la colonne… »
Des années durant, après la chute de Srebrenica, elle a gardé l’espoir qu’Azmir réapparaisse quelque part…
L’espoir, dit-elle, s’est éteint le jour où on lui a annoncé que ses restes mortels avaient été identifiés, et qu’il serait enterré à la prochaine commémoration à Potočari…
« J’ai survécu à cela aussi, mais… Longtemps après, une nuit, j’avais rangé après la prière du soir, je m’apprêtais à dormir, quand aux informations, ils parlent de quelque chose à La Haye. J’entends le présentateur dire qu’une mère va reconnaître son fils, je ne me souviens plus très bien… Je me retourne, et à l’écran je vois les Tchetniks fusiller un groupe d’hommes, et parmi eux, mon Azmir. Je regarde, je ne crois pas mes yeux, mon cœur s’est arrêté, mes mâchoires se sont figées, c’était bien mon Azmir, on lui tirait dans le dos… Mon enfant est tombé, pieds nus… Il n’avait même pas dix-sept ans… », nous raconte-t-elle encore une fois, tout ce qu’elle nous a déjà dit à plusieurs reprises.
Nura Alispahić a perdu son mari Alija, tué en 1994 à Srebrenica.
Son fils Admir a été tué par les agresseurs serbes lors du massacre de la Kapija à Tuzla, le 25 mai 1995.
Son fils Azmir a été assassiné lors du génocide de Srebrenica, fusillé par les Scorpions, comme l’atteste une célèbre vidéo.
Le 3 octobre 2020, Nura Alispahić est décédée à son tour.

La colonne sera harcelée pendant des jours, des semaines. Seul un tiers va arriver jusqu’à Tuzla. Les autres seront tués pendant la marche ou capturés et exécutes plus tard. Pour les réfugiés regroupés autour de la base des casques bleus, les choses s’accélèrent à partir de 12 juillet. Ratko Mladic invite les cameras le 11 juillet pour présenter son « action humanitaire » : il assure à tout le monde devant les caméras qu’ils seraient bien traités, tout en distribuant des sucreries aux enfants. Dès le lendemain, une partie de ces enfants sera retirée à leurs mères, ainsi que tous les hommes. La réponse officielle pour l’ONU : c’est impératif afin de les interroger sur les crimes de guerre commis par les forces bosniaques. En réalité, tous les hommes et les adolescents seront enfermés et ensuite sommairement exécutes pendant des jours.

Les soldats néerlandais laissent faire les séparations. Pendant plusieurs jours, les mêmes scènes. Les femmes sont embarquées d’un côté, les hommes de l’autre. Celle ou celui qui ose résister est abattu·e sur place. Personne n’intervient. L’Europe assiste au massacre — en direct. Les casques bleus préfèrent se rendre aux forces serbes plutôt que repartir « libres ». Ils craignent la vengeance des bosniaques pour ne pas avoir réagi. Silencieux, ils seront « libérés » plusieurs jours après en Serbie. Il fallait attendre le mois d’août, et leur retour en Hollande, avant d’avoir leurs témoignages.

Mais la vérité a été déjà connue. Les renseignements américains ont filmé les fausses communes. Puis les fausses communes après les premières fausses communes où les corps ont été déplacés. Et ainsi de suite. Même 30 ans après, il manque encore environ 1000 corps sur 8372 victimes de ce génocide. Un génocide dans lequel les musulmans ont été tués parce que musulmans certes, mais aussi parce que le monde occidental les a concentrés dans un endroit, les a désarmés et les a livrés aux bourreaux. Et en plus, il l’a acté à tout jamais. Parce qu’il s’agissait des musulmans.

La paix de Dayton : fixer le crime dans le droit

Quelques mois plus tard, les accords de Dayton mettent fin à la guerre. Mais à quel prix ? La Republika Srpska, entité créée par la violence, le nettoyage ethnique et le génocide, est officialisée. Aucune reconnaissance du crime n’est exigée. Aucune condition de justice. L’Europe stabilise les conséquences du génocide — au lieu de les réparer.
Comme l’écrit Zijad Šehić (Genocid u Srebrenici – krvava mrlja na savjesti čovječanstva, 2006):
« L’Accord de Dayton n’a pas pacifié la Bosnie, il l’a gelée dans les contours de l’épuration. »
La Constitution bosnienne, annexée à l’accord, institutionnalise la représentation ethnique, accorde des droits de veto par groupe, et bloque toute tentative d’unification politique ou mémorielle. Résultat : les négationnistes du génocide gouvernent légalement une entité née du génocide, dans un système politique qui empêche structurellement l’avènement d’un État démocratique post-conflit. Aujourd’hui encore, le mot “génocide” est interdit dans les écoles de la Republika Srpska, les monuments aux bourreaux sont légion.

Pourquoi un tel abandon ? Pourquoi une telle impunité ? Parce qu’à Sarajevo comme à Gaza aujourd’hui, les victimes sont musulmanes.

L’islamophobie dont il est question ici n’est pas seulement sociale ou culturelle. Elle est diplomatique. Structurelle. Organisée. Elle permet de justifier tous les blocages et silences. Elle explique pourquoi les Bosniaques n’ont jamais été véritablement soutenus, pourquoi leur existence politique a été perçue comme une menace, pourquoi leur extermination n’a pas déclenché d’intervention sérieuse. Je ne parle pas de Srebrenica en 95. Je parle de Bjelinja, Prijedor, Višegrad, Goražde, Sarajevo et tant d’autres villes et régions depuis le début de 92 dont le monde a été parfaitement au courant. Dont les services de la CEE, à Paris, comme de l’ONU à New York, cachaient les preuves jusqu’à ce que Muhamed Šaćirbegović en reçoit une copie de ses sources à Zagreb et qui n’ont été dévoilées que vers la fin de 92.
Dès 1993, devant Contact-Group, Joseph Biden déclarait :
« La politique Européenne est basée sur une indifférence culturelle et religieuse, voire une haine ouverte. Je pense que nous savons tous que la situation serait totalement différente si les musulmans faisaient ce que les Serbes font, si cette agression était musulmane et non serbe. »
Il complétera son plaidoyer accusatoire contre l’Europe deux ans plus tard, en 95 devant le Sénat américain :
« S’il ne s’agissait pas des musulmans, le monde aurait réagi. Comme il aurait réagi dès 1930 s’il ne s’agissait pas des Juifs. »
Ce schéma se répète ailleurs : en Palestine, en Irak, en Afghanistan, à Gaza. Des civils musulmans sont bombardés, affamés, enfermés — et le monde trouve toujours une bonne raison de détourner les yeux.
Aujourd’hui, on commémore Srebrenica dans les institutions européennes. On déclare « plus jamais ça ». Mais en même temps, on laisse Gaza brûler. On interdit les manifestations de soutien à la Palestine. On criminalise les solidarités. On enterre les vérités sous des discours lisses sur la paix.

« Plus jamais ça », Même Macron le dira. Le même Macron qui déguste le cognac et le vin français avec celui qui disait en 95 « pour un serbe tué, nous tuerons 100 musulmans » et qui, aujourd’hui, prend en cible les étudiants musulmans de Serbie parce qu’ils osent défendre la mémoire de Srebrenica dans une Serbie toujours tiraillée entre la vérité et le récit nationaliste. Le même Macron qui accusa, sans aucune preuve juste sur une base islamophobe parce qu’il s’agit d’un pays musulman, la Bosnie-Herzégovine d’être un nid d’islamisme alors que proportionnellement il y a 3 fois plus de personnes de nationalité française qui ont rejoint les rangs de l’Etat Islamique que des Bosniaques.

La mémoire de Srebrenica ne peut pas être un monument vide que même un personnage comme Emmanuel Macron peut utilisé. Elle doit être une lutte. Une mémoire politique, active, solidaire. Une mémoire qui relie, qui accuse, qui exige. Parce qu’un génocide, ce n’est pas seulement un massacre. C’est une hiérarchie mondiale qui décide qui a le droit à une expression politique et qui n’en a pas. Qui a le droit de prendre des armes et se défendre, et à qui cela est interdit. Quelles vies méritent d’être défendues — et lesquelles peuvent être effacées.

A la place d’une conclusion, désobéir au silence

Il est devenu commun, dans les discours officiels, de dire que Srebrenica fut « une tragédie », « un échec de la communauté internationale », ou encore « une leçon pour l’avenir ». Mais ces formules, morale et abstraite, n’interrogent jamais ce qui a réellement été mis en place pour que le génocide advienne, ni ce qui le prolonge aujourd’hui sous d’autres formes. Elles fonctionnent comme des paravents.
Le génocide de Srebrenica a été planifié et commis par les forces de Republika Srpska. Mais il a été rendu possible par un ordre politique international fondé sur l’exclusion, le racisme structurel et l’islamophobie géopolitique. Il fut le point culminant d’une volonté non formulée mais active et présente: que l’Europe post-guerre froide demeure un espace où l’existence politique musulmane reste marginale, voire inconcevable.
Cette volonté n’a jamais été officiellement énoncée. Mais elle s’est traduite par des décisions concrètes : refus d’intervenir, de protéger, d’armer ; reconnaissance d’entités issues de la purification ethnique ; acceptation de la négation du génocide ; réintégration diplomatique de ses auteurs. L’architecture de Dayton a figé ce consensus.
Aujourd’hui, à Gaza, les mêmes mécanismes opèrent à visage découvert. L’impunité n’est plus dissimulée, elle est affirmée. Le droit international est neutralisé. Les victimes sont criminalisées. Le silence devient stratégie. La mémoire de Srebrenica est peut-être célébrée mais elle reste désarmée et inopérante si elle n’est pas reliée à ce présent.
Nous devons donc refuser une mémoire neutralisée, purement compassionnelle. Penser Srebrenica, ce n’est pas simplement pleurer les morts. C’est désigner les responsables, nommer les structures de création de génocide et dénoncer les complicités. C’est articuler la mémoire au politique, l’histoire au présent, la vérité à la lutte.
Contre la logique d’abandon, il faut une politique de la mémoire insoumise. Contre l’impunité, une justice internationale réellement universelle. Et contre l’effacement, une parole collective, transnationale et sans absolument aucune concession envers qui que ce soit.

Le monde de Srebrenica n’est pas derrière nous. Il est encore le nôtre.

02.07.2025 à 13:39

Ni post-sociétale, ni social-démocrate : Le PS comme symptôme d’une gauche anti-populaire et hors sol

Kurteas
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Alors que les analyses sur le naufrage de la gauche française et européenne s’accumulent, entre aggiornamento conservateur et progressisme d’apparat, le fossé avec les classes populaires n’a jamais été aussi profond. Le dernier rapport de la Fondation Jean-Jaurès, qui promeut une “troisième gauche, post-sociétale”, et la tribune de Chloé Ridel en réaction, qui tente d’en sauver “l’honneur”, en sont les symptômes : deux réponses en apparence opposées, mais qui s’enferment dans les mêmes impasses. Derrière leurs différences de strict vocabulaire, elles reconduisent toutes deux un cadre technocratique, centralisé, souvent aveugle à ses propres biais — notamment ce suprématisme occidental qui persiste à désigner les normes dominantes comme neutres, et les identités subalternes comme problèmes à intégrer. Dans une période où la méfiance envers le politique atteint un niveau historique, en particulier chez les minorités les plus exposées aux injustices, ces approches ne font qu’alimenter le désaveu. Quelques ajustements idéologiques n’y changent grand-chose. Peut-on encore croire que la gauche pourra se reconstruire sans remettre en cause ses propres angles morts, sans affronter la défiance dont elle est l’objet, et sans se défaire de sa prétention à incarner à elle seule – par ses think-tank, “ses personnalités”, et ses appareils – le progrès, quel qu’il soit ? Face à ces impasses, il ne s’agit plus d’attendre des partis, mais de peser sur eux. Ce sont les expériences collectives, les solidarités concrètes et l’autonomie des mouvements sociaux qui peuvent dessiner un horizon qui rime avec autre chose qu’un énième échec. Bien plus que…
Texte intégral (3015 mots)

Alors que les analyses sur le naufrage de la gauche française et européenne s’accumulent, entre aggiornamento conservateur et progressisme d’apparat, le fossé avec les classes populaires n’a jamais été aussi profond. Le dernier rapport de la Fondation Jean-Jaurès, qui promeut une “troisième gauche, post-sociétale”, et la tribune de Chloé Ridel en réaction, qui tente d’en sauver “l’honneur”, en sont les symptômes : deux réponses en apparence opposées, mais qui s’enferment dans les mêmes impasses. Derrière leurs différences de strict vocabulaire, elles reconduisent toutes deux un cadre technocratique, centralisé, souvent aveugle à ses propres biais — notamment ce suprématisme occidental qui persiste à désigner les normes dominantes comme neutres, et les identités subalternes comme problèmes à intégrer.

Dans une période où la méfiance envers le politique atteint un niveau historique, en particulier chez les minorités les plus exposées aux injustices, ces approches ne font qu’alimenter le désaveu. Quelques ajustements idéologiques n’y changent grand-chose. Peut-on encore croire que la gauche pourra se reconstruire sans remettre en cause ses propres angles morts, sans affronter la défiance dont elle est l’objet, et sans se défaire de sa prétention à incarner à elle seule – par ses think-tank, “ses personnalités”, et ses appareils – le progrès, quel qu’il soit ?

Face à ces impasses, il ne s’agit plus d’attendre des partis, mais de peser sur eux. Ce sont les expériences collectives, les solidarités concrètes et l’autonomie des mouvements sociaux qui peuvent dessiner un horizon qui rime avec autre chose qu’un énième échec. Bien plus que les états-majors et leurs cénacles.  

Il n’y a aucune solution prête à l’emploi, mais une question: Que faire ?

Le rapport de la Fondation Jean-Jaurès : Un aggiornamento conservateur qui acte la défaite

Les auteurs du nouveau rapport “La troisième gauche” de la Fondation Jean Jaurès voulaient lui donner un air de Manifeste. D’ailleurs il commence par “Un spectre hante l’Europe…” et est parsemé par les citations de Marx et d’Engels. Mais la comparaison s’arrêtera à ces quelques mots. L’analyse de classe n’est utilisée, dans l’abus, que pour contrer les analyses basées sur la racialisation, le genre ou bien l’écologie.

Le rapport sur l’émergence d’une gauche post-sociétale, dirigé par Renaud Large, dresse un constat pourtant lucide : la gauche européenne a perdu, volontairement et consciemment ou pas, son lien avec les classes populaires, a déserté les territoires et a échoué à articuler le social, la souveraineté et la sécurité, ce qui aurait, selon la Fondation, dû être sa stratégie. C’est justement là le leitmotiv de ce rapport qui, au fil de la lecture, perd lui-même tout lien avec la pensée émancipatrice. Plutôt que d’en tirer une leçon d’écoute et de transformation, le rapport propose une adaptation stratégique aux tendances droitières de l’opinion. Sous couvert de « post-sociétal », il propose une gauche qui assume un patriotisme culturel, une ligne migratoire dure, une laïcité répressive et un retour à l’ordre, tout en conservant un socle social minimal.

Ce constat n’est pas un tournant et surtout pour le PS qui a signé la reddition il y a bien longtemps. Mais, il devient très dangereux dès lors qu’ il se présente comme un outil stratégique qui légitime les thèses de la droite dure et de l’extrême-droite au lieu de les combattre, et naturalise les paniques morales et sécuritaires au lieu d’en dévoiler les logiques de pouvoir. Il acte le renoncement à toute visée transformatrice, au profit d’une gestion modérée de l’inacceptable.

En d’autres termes, le rapport propose de coller au “réel” tel qu’il est perçu par les sondeurs : c’est-à-dire à une opinion publique présentée comme en attente d’ordre, d’autorité, de régulation migratoire et de souveraineté. Ils abandonnent même la stratégie classique de cette gauche paternaliste qui consiste à “expliquer, à convaincre ou à structurer un camp social”, en niant son autonomie. Ils proposent, en partant du constat que la population est réactionnaire, tout simplement d’accompagner les peurs, d’habiller de mots de gauche des idées de droite, et de sacrifier les luttes émancipatrices jugées trop “bourgeoises”.

Les luttes et les mouvements sociaux ne sont que ébranlés dans le rapport. Ils n’intéressent les auteurs seulement dans la limite permettant de constater leur échec. Les combats antiracistes et féministes sont ainsi “dépassés”. Les luttes écologiques sont “bourgeoises”. Et les mouvements sociaux comme celui de “Gilets Jaunes” a échoué seulement parce que la “gauche”, entendre le PS, n’en est pas tenu compte. On en est donc à nier la capacité de stratégie et l’autonomie d’un mouvement jusqu’à la responsabilité de son échec : “rien n’est possible sans la Gauche”.

Pour conclure, ce que propose le rapport d’une manière très crue, c’est en réalité un aggiornamento gestionnaire, un ajustement marketing aux tendances droitières de l’opinion publique. Pour le dire très crûment, le problème pour la gauche, ce n’est pas la montée de l’extrême-droite : c’est le fait de ne pas se donner assez de moyens pour  lui ressembler, lacune que la “troisième gauche post-coloniale” devrait, selon les auteurs, balayer.

Chloé Ridel : un nouveau visage de l’opposition du PS trompeuse

Dans une tribune, dans Nouvel Obs, publiée en réaction, Chloé Ridel, eurodéputée et porte-parole du PS, s’oppose à cette orientation “conservatrice”. Elle défend une gauche plus fidèle à ses valeurs – sociale, féministe, antiraciste, écologiste – bien que cette fidélité en ce qui concerne le PS est plus que discutable. Elle appelle, d’ailleurs, à assumer une politique de sécurité et d’immigration “républicaine”, à réinvestir les services publics et à articuler l’écologie à la lutte contre les inégalités.

Sur le papier, Chloé Ridel considère que cette position semble plus acceptable. Mais là encore, le vernis progressiste ne doit pas faire oublier la réalité politique.

Chloé Ridel appartient à un Parti socialiste qui a trahi à de multiples reprises les classes populaires, en menant des politiques d’austérité, en précarisant les services publics, en criminalisant les quartiers populaires, en adoptant des lois sécuritaires, en se ralliant au consensus néolibéral européen. Nous ne sommes pas obligés d’aller jusqu’aux trahisons de 1983. On ne peut pas oublier le quinquennat Hollande, pas si lointain que ça. On ne peut pas cacher sous le tapis la loi Travail, l’état d’urgence permanent, toutes les autres mesures liberticides et autoritaires, jusqu’au permis de tuer accordé à la Police par Bernard Cazeneuve ce qui a triplé le nombre de tués par les policiers ces dernières années, comme la mort de jeune Nahel dont on vient de marquer le triste deuxième anniversaire … Tout cela ne peut être effacé par quelques mots bien choisis et posés dans une tribune.

Et pourtant, beaucoup, même sans être au PS, voudraient bien les effacer. Ce n’est pas sans me rappeler les mots écrits récemment par un camarade dans son texte “La France n’est pas de droite, ce sont les partis qui ne voient plus la gauche !” sur Lignes de Crêtes : “…les « unionistes », attachés à l’union coûte-que-coûte au sein du NFP, assènent depuis la victoire du gouvernement Bayrou à ceux qui à gauche critiquent la énième trahison du PS que « la France étant à droite, on a besoin de toutes les gauches, y compris du PS ». Qu’il faudrait surtout ne pas en tenir rigueur aux socialistes, et que la priorité serait de ne pas « se » diviser, c’est-à-dire ne pas opposer les partis entre eux. Faire consensus, être raisonnable, et accepter la dérive droitière d’une composante du NFP.

Parce que cette dérive droitière ne fait pas seulement partie du passé mais aussi du présent. Le discours du PS qui revient sur l’engagement programmatique du NFP de revenir sur la retraite à 62 ans ainsi que le refus de censurer le gouvernement Bayrou en sont les symptômes. Pendant que Chloé Ridel parle dans sa tribune de l’importance de “la démocratie et du pouvoir de peuple”, en réalité sa formation politique vote dans l’hémicycle avec la macronie et l’extrême-droite une loi de simplification du droit de l’urbanisme et du logement qui limite tous les recours des tiers, suspend de fait les règles juridiques et laissent aux Maires et surtout aux Préfets le pouvoir décisionnel par dérogation. Un véritable appel aux dérives et à la corruption.

Plus encore, la prétendue “nuance” de Chloé Ridel sur les questions migratoires ou de sécurité révèle en creux un glissement assumé vers une rhétorique identitaire, masquée par des références à la République. Elle parle d’assumer le “patriotisme”, de “maîtrise des frontières”, de “cohésion nationale”. Mais ce vocabulaire, dans le contexte actuel, alimente plus qu’il ne déconstruit le récit de l’extrême droite. D’ailleurs, la porte-parole du Parti Socialiste censée présenter un nouveau visage du parti, tronque la célèbre citation de Rocard en ne gardant que la partie “Nous ne pouvons accueillir toute la misère du monde”, comme n’importe quel élu de Droite extrême ou de l’Extrême-Droite le ferait. Ce n’est pas une alternative : c’est une autre forme d’adaptation, plus douce peut-être, mais tout aussi dangereuse.

La critique de multiculturalisme en leitmotiv de Suprématisme occidental et Angle mort postcolonial

Ce qui relie, en profondeur, la critique du multiculturalisme dans le rapport de la Fondation Jean-Jaurès et la défense républicaine de Chloé Ridel, c’est une même vision occidentalo-centrée : l’universalisme abstrait forgé par des siècles de domination occidentale, l’histoire coloniale, et qui continue de structurer les imaginaires politiques, même à gauche. Qu’ils en soient conscients ou non, leurs positions s’inscrivent dans un cadre suprématiste qui valorise les normes occidentales — blanches, bourgeoises, européennes, laïques — comme seuls repères.

Le rapport dénonce, par des exemples qui ne prouvent pas grand chose, le “multiculturalisme” comme une dérive communautariste, source de divisions, incapable de garantir la cohésion sociale. Chloé Ridel, sans utiliser le terme, s’inscrit dans la même logique lorsqu’elle appelle à “réussir l’intégration” à travers l’apprentissage de la langue, des valeurs républicaines, et le démantèlement des ghettos. Dans les deux cas, la norme implicite est claire : c’est à “l’autre” de s’ajuster à une identité nationale homogène, imaginée comme neutre, rationnelle et universelle — mais qui est en réalité un héritage racial, culturel et colonial.

Or, cette fiction d’un espace politique vierge, dans lequel chacun pourrait simplement « entrer » à condition d’en accepter les règles, est profondément mensongère. Elle nie l’histoire coloniale de la République, les discriminations systémiques, la racialisation des rapports sociaux, les asymétries économiques et symboliques héritées. Elle invisibilise les rapports de pouvoir dans les institutions, les récits médiatiques, l’école, la police, la justice, l’accès au logement, à la santé, au travail. Elle transforme la violence historique de l’État en exigence de loyauté.

En cela, le “post-sociétal” comme le “républicain” s’inscrivent dans une même matrice suprématiste occidentale, qui continue de dicter les cadres d’analyse et les stratégies. Ce biais est d’autant plus dangereux qu’il se déguise en bon sens, en modération ou en pragmatisme. Il empêche de comprendre pourquoi une partie croissante des classes populaires racisées ne se reconnaît plus du tout dans la gauche dite universaliste, et le vit comme une négation de leur vécu.

Loin de créer l’unité, cet universalisme abstrait alimente le ressentiment, creuse les fractures, et nourrit la défiance. Il empêche aussi d’articuler une véritable stratégie populaire inclusive, capable de penser l’égalité sans assimilation, la justice sans effacement, la République sans hiérarchie culturelle. Bref, il rend impossible tout projet politique réellement antiraciste, populaire et émancipateur.

Il serait très malhonnête de ma part de garder un semblant de lien exclusif entre ce fond suprématiste et le seul Parti Socialiste et son think tank. En réalité, on trouvera les résidus de ce fond idéologique chez des hommes politiques comme Roussel ou Ruffin comme Clémentine Autain ou Raphaël Gluksmann, quand bien même dans un registre plus européiste.

Finalement, L’Après ne veut dire autre chose que continuer comme avant et “Debout” tient tant qu’on reste à genoux. La fondation Jean Jaurès l’a bien compris et joue la carte de la refondation d’une alliance politique sur cette nouvelle Place Publique ouvertement autoritaire, identitaire et économiquement souverainiste. Le PS et le PCF de Roussel sont idéalement situés pour jouer à ce jeu.

Et maintenant, que faire ?

Au fond, qui croit encore que les débats internes à la gauche institutionnelle — entre aile sécuritaire et aile républicaine, entre “post-sociétal” et “progressisme intégré” — intéressent vraiment celles et ceux qui en subissent les conséquences ? Qui imagine encore que la réponse aux crises démocratiques, sociales, climatiques et raciales passera par un subtil réajustement idéologique dans un think tank, ou un repositionnement stratégique à gauche de la gauche ? En réalité, bien que les militant·es doivent en être conscient·es et adapter leurs stratégie et tactiques, dans la population elle-même, ces débats de couloirs n’intéressent déjà plus grand monde.

Les chiffres sont là, et ils sont brutaux. Selon une enquête, qui comme toutes les enquêtes vaut ce qu’elle vaut, Cevipof pour Public Sénat (février 2025), 74 % des Français pensent que les élus agissent pour leurs propres intérêts et sont corrompus. 78 % les jugent illégitimes. Et seulement 24 %  font confiance au Parlement. Comment ignorer ce séisme démocratique ? Et surtout : qui peut croire qu’on pourra reconstruire quelque chose sur ces ruines avec les mêmes logiques, les mêmes appareils, les mêmes récits ?

La question se pose alors avec plus d’acuité encore pour les minorités — racisées, exilées, précarisées, sur-policiées, invisibilisées. Par exemple, la population qui est la plus ciblée actuellement : les musulman·es, que lui reste-t-il à attendre d’une gauche qui ne sait plus qu’invoquer des “valeurs républicaines” en guise de projet, quand ces valeurs leur ont si souvent servi de bâillon ? Que peuvent-elles espérer d’une classe politique qui les convoque comme symbole, tout en votant les lois qui les contrôlent, les expulsent ou les discriminent ?

Mais aussi — et surtout — quelles voies pourraient-elles tracer elles-mêmes ?
Quel rôle peuvent jouer les communautés, dont la communauté musulmane, les collectifs antiracistes, les mouvements féministes populaires, les luttes territoriales, les formes d’auto-organisation qui fleurissent en dehors des cadres classiques ?
Peut-on encore croire qu’une “recomposition de la gauche” suffira à répondre à l’exigence d’égalité réelle ?
Ou faut-il aller plus loin : penser une autonomie politique qui ne se contente plus d’attendre l’inclusion, mais qui invente ses propres conditions de légitimité, ses propres langages, ses propres outils de pouvoir ?

La gauche peut-elle encore être un espace d’émancipation si elle refuse d’entendre ceux qu’elle prétend défendre ?
Peut-elle encore parler de démocratie sans reconnaître l’ampleur de la défiance, ni remettre en cause les structures qui l’alimentent ?

Et nous, les militant·es de terrain, encarté·es ou pas — que voulons-nous faire de cette marque de défiance qui nous concerne, nous aussi ? Continuer à défendre nos “maisons” et “couleurs” et la laisser se retourner en désespoir ou en repli ? Ou en faire le point de départ d’autre chose : un autre type d’espace politique, plus lent peut-être, mais plus enraciné, plus horizontal, plus honnête, bien plus en contact avec le quotidien des gens qu’à l’écoute des centrales et directions et avec la stratégie électoraliste comme seul horizon?

Rien ne garantit que ces chemins aboutiront. Mais ce qui est sûr, c’est qu’aucun renouveau ne pourra advenir sans poser ces questions. Et surtout : sans cesser de croire qu’il faut à tout prix reconquérir le pouvoir tel qu’il est, voir oser en imaginer d’autres.

 

25.06.2025 à 18:56

Macronie : l’impasse analytique et politique de la criminalisation des “Frères Musulmans” d’Hassan al Banna

François Burgat
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Le problème de ceux qui veulent dénoncer la supercherie sectaire du rapport sur “Les Frères Musulmans en France” est que, en acceptant d’y répondre point par point, ils en confortent malencontreusement la logique. C’est particulièrement le cas de tous ceux, non musulmans ou musulmans, qui pensent devoir accepter le postulat criminalisant la Confrérie des Frères Musulmans d’Hassan al-Banna dans les termes mêmes imposés par les colonisateurs britanniques ou par le pouvoir de Gamal Abdelnasser, puis de ses successeurs, que chacun en leur temps, en Egypte ou ailleurs dans la région, la popularité des Frères menaçait. Il y a quelques semaines, une universitaire médiéviste s’en est pris – très légitimement – aux stupides accusations de “frérisme” que, sous couvert de son appartenance au CNRS, une “groupie” bien connue d’ Eric Zemmour. lançait – à son programme ERC sur “Le Coran européen”. Hélas! la réponse (en substance) : “Nous nous sommes toujours tenus éloignés de cette engeance détestable que l’on combat autant que vous”, non seulement ne contredit en rien le raccourci sectaire, mais elle procède d’une posture de rejet émotionnel et de prudence oratoire parfaitement étrangère au registre scientifique. S’il est essentiel de combattre l’usage injurieux que, à des fins de criminalisation de tels ou tels de nos concitoyens, font du qualificatif “Frères Musulmans” la cohorte des adeptes d’Eric Zemmour, il est tout aussi essentiel de se tenir à l’écart du registre “les Frères, je connais pas”, “il n’y en a plus”, ou “je ne les aime pas plus que vous”.…
Texte intégral (1551 mots)

Le problème de ceux qui veulent dénoncer la supercherie sectaire du rapport sur “Les Frères Musulmans en France” est que, en acceptant d’y répondre point par point, ils en confortent malencontreusement la logique.

C’est particulièrement le cas de tous ceux, non musulmans ou musulmans, qui pensent devoir accepter le postulat criminalisant la Confrérie des Frères Musulmans d’Hassan al-Banna dans les termes mêmes imposés par les colonisateurs britanniques ou par le pouvoir de Gamal Abdelnasser, puis de ses successeurs, que chacun en leur temps, en Egypte ou ailleurs dans la région, la popularité des Frères menaçait.

Il y a quelques semaines, une universitaire médiéviste s’en est pris – très légitimement – aux stupides accusations de “frérisme” que, sous couvert de son appartenance au CNRS, une “groupie” bien connue d’ Eric Zemmour. lançait – à son programme ERC sur “Le Coran européen”. Hélas! la réponse (en substance) : “Nous nous sommes toujours tenus éloignés de cette engeance détestable que l’on combat autant que vous”, non seulement ne contredit en rien le raccourci sectaire, mais elle procède d’une posture de rejet émotionnel et de prudence oratoire parfaitement étrangère au registre scientifique.

S’il est essentiel de combattre l’usage injurieux que, à des fins de criminalisation de tels ou tels de nos concitoyens, font du qualificatif “Frères Musulmans” la cohorte des adeptes d’Eric Zemmour, il est tout aussi essentiel de se tenir à l’écart du registre “les Frères, je connais pas”, “il n’y en a plus”, ou “je ne les aime pas plus que vous”. Cette posture argumentative est en effet particulièrement préjudiciable au rétablissement d’une réalité bien plus complexe, qu’il faut asseoir sur des fondations analytiques bien plus exigeantes. Pour ce faire, il convient tout d’abord d’identifier les acteurs nationaux ou internationaux et les ressorts, banalement politiques, de cette trop consensuelle criminalisation. Ce raccourci ne procède pas seulement de la peur postcoloniale des Occidentaux devant un lexique qui entend avant tout se démarquer de celui que, sous couvert d’universalisme, ils croyaient avoir réussi à imposer au monde. Outre par ces peurs occidentales post-coloniales, la criminalisation réductrice des Frères Musulmans est puissamment relayée, depuis Nasser, par tous les régimes autoritaires arabes dont les opposants islamistes constituent la principale menace. Il l’est, enfin et par-dessus tout, par la très puissante machine de communication d’Israël qu entend dépolitiser ainsi la résistance des Palestiniens qu’il martyrise. Pour tous, Israël, ses partenaires occidentaux ou arabes, il s’agit ainsi de nourrir l’idée que ceux des musulmans qui leur résistent à Gaza ou qui, dans la banlieue parisienne ou cairote, adoptent des postures revendicatives, ne le font aucunement pour combattre les éventuels dysfonctionnements des mécanismes de la représentation politique qui les privent de leurs droits mais seulement parce que … ils sont “trop” musulmans.

La minimisation ou la caricature des Frères est ensuite contre-productive pour une raison aussi essentielle qu’elle est complexe.

S’il est vrai que l’organisation historique des FM est très affaiblie aussi bien en Europe que dans le monde arabe, il est tout aussi vrai que l’essence de ce qui est reproché aux Frères – à savoir leur volonté de penser le politique sans se départir de leur appartenance religieuse et donc dans une relation modernisée voire postmodernisée de leur héritage islamique – est en revanche présente dans de très larges segments de la population musulmane, non seulement en “Orient” que, fût-ce dans des contextes et des raisons différentes, au sein des sociétés occidentales.

Il convient donc d’expurger de notre pensée dominante ces raccourcis que le large spectre des forces politiques arabes, occidentales ou israéliennes est parvenu à imposer au détriment de l’image fondatrice d’Hassan al-Banna. Pour rouvrir sans passion la porte de la pensée, la conclusion de l’un des meilleurs spécialistes mondiaux de la question, le Norvégien Brinjar Lia (1) , est d’un puissant appui. A la trajectoire de ces “Frères” si mal aimés et pourtant, sous une forme ou sous une autre, encore si présents, elle redonne notamment sa portée sociale, essentielle, trop systématiquement occultée, autant par les Occidentaux que par les gauches arabes.

“Plus que toute autre chose, la confrérie à réussi à redonner à ses membres un sentiment de propriété. Pour la première fois dans l’histoire de l’Egypte, une alternative politico religieuse viable voit le jour, dirigée par les “masses” , les awamâ et non les élites, les khassa et échappant à la propriété de ces élites. Pour l’auteur de ces lignes” poursuit Lia, “ce sont les mots de Gamal al-Banna (frère de Hassan) qui semblent les plus justes”. Mis au défi de résumer l’essentiel de ce que la naissance de la Confrérie avait représenté, Gamal al-Banna avait déclaré: «Elle a ébranlé l’establishment politique parce qu’elle a permis aux menuisiers de gouverner les pachas.” (…/…)

“Hassan al Banna et la fondation des Frères Musulmans” in Histoire des mobilisations islamistes XIX – XXI ème siècle D’Afghani à Baghdadi. François Burgat et Matthieu Rey (dir) CNRS Editions 2022 – p.93-106.

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Brynjar Lia (Univ d’Oslo) : Hasan al-Banna: le père fondateur de l’islamisme contemporain

“La naissance et la montée en puissance du mouvement des Frères musulmans en Égypte entre la fin des années 20 et le début des années 50 représentent l’un des plus importants tournants de l’histoire de l’islam politique. Pour la première fois, l’idée de faire de l’islam le fondement de l’activisme politique moderne s’est concrétisée sous la forme d’un mouvement politique de masse moderne, qui non seulement remettait en cause le statu quo dans le domaine politique et le champ religieux traditionnel, mais mobilisait également des segments entièrement nouveaux de la population dans des types d’activisme tout à fait inédits. La Société dirigée par Hasan al-Banna a défié toute classification simple; il ne correspondait ni au modèle traditionnel de société de bienfaisance islamique, ni à l’étiquette de parti politique. Elle procédait plutôt de la fusion de nombreux éléments organisationnels traditionnels déjà connus. L’action de Banna les a tous intégrés en un mouvement politico-religieux nouveau et tout à fait moderne. La mobilisation de masse et l’expansion rapide du mouvement ne peuvent être pleinement expliqués et compris qu’en dépassant les facteurs circonstanciels externes, tels que le colonialisme, les blocages politiques et le dysfonctionnement de la politique égyptienne, ou encore les difficultés économiques, les conflits de classe et la crise culturelle et religieuse qui sévissaient dans l’Égypte pré-révolutionnaire. La capacité des Frères musulmans à exploiter ces facteurs externes à leur avantage et à offrir aux jeunes bourgeois impatients de la classe moyenne inférieure, une alternative et un débouché à leurs énergies ne peut s’expliquer que par l’examen de facteurs internes : l’institutionnalisation par la confrérie de l’ascenseur professionnel de ses membres, sa méritocratie, l’ accent qu’elle a mis sur l’engagement individuel et l’ attention qu’elle a portée aux périphéries égyptiennes au double sens politique et géographique du mot. Plus que toute autre chose, la Société des Frères a réussi à donner à ses membres un sentiment de propriété. Pour la première fois dans l’histoire moderne de l’Égypte, une alternative politico-religieuse viable avait vu le jour, dirigée par les masses, par les “‘awama”, et non par les élites, les “khassa” et échappant à la propriété de ces élites.

Après la mort de Hasan al-Banna, au terme de son assassinat politique en février 1949 et après la répression totale du mouvement par le régime militaire de Nasser en 1954, l’islamisme moderne s’est diversifié en un univers composé de mouvements et de groupes multiples. Mais l’héritage des premiers Frères musulmans et de leur leader charismatique, Hasan al-Banna, n’en est pas moins demeuré très présent dans la plupart des recoins du paysage islamiste, de nombreux acteurs très différents tentant de le récupérer pour leurs propres besoins. Il est donc d’autant plus important de revenir à l’histoire de la Confrérie et d’étudier sans passion ce que le mouvement représente réellement. Pour l’auteur de ces lignes, ce sont les mots de Gamal al-Banna qui semblent les plus justes. Mis au défi de résumer l’essentiel de ce que la Confrérie représentait, Gamal a déclaré: «La Confrérie a ébranlé l’establishment politique parce qu’elle a permis aux menuisiers de gouverner les pachas.”

02.06.2025 à 18:42

Assassinat d’Hichem Miraoui : terreur islamophobe et mobilisation antiraciste

Lignes de Crêtes
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Une victoire de la mobilisation pour Aboubakar Cissé : la saisine du parquet anti-terroriste dans l’affaire de l’assassinat raciste d’un jeune homme tunisien, Hichem Meraoui et des blessures graves infligées à un jeune homme turc par un tueur qui a revendiqué l’attaque dans des vidéos est le résultat du rapport de forces. Le 11 mai nous étions des centaines de milliers en France à manifester contre l’islamophobie d’état, le racisme et la négrophobie, à l’initiative de la communauté musulmane. Cette mobilisation a été très durement réprimée, par des perquisitions touchant des membres du CCIE. Néanmoins elle a permis de sortir les crimes islamophobes de la rubrique fait divers dans laquelle ils sont cantonnés : en effet, l’assassinat de trois personnes en décembre 2022, comme l’attaque armée de la mosquée de Bayonne en 2019 ont toujours été traitées comme des crimes individuels et sans signification politique majeure par le pouvoir. Aujourd’hui le ministère de l’Intérieur est contraint de réagir différemment : sans doute aussi parce que le tueur mis en examen pour association de malfaiteurs, en possession d’armes lourdes est lié à d’autres tueurs potentiels. De nombreux médias communautaires ont mis à jour ces dernières années des groupes armés suprémacistes blancs qui allaient passer à l’action contre des musulmans, par exemple le groupe FrDeter, qui avait établi une liste précise de personnalités. De nombreux suprémacistes blancs extrêmement violents ont été jugés de manière laxiste et sans susciter un réel débat public : dans les plus récentes, on peut citer la simple…
Texte intégral (793 mots)

Une victoire de la mobilisation pour Aboubakar Cissé : la saisine du parquet anti-terroriste dans l’affaire de l’assassinat raciste d’un jeune homme tunisien, Hichem Meraoui et des blessures graves infligées à un jeune homme turc par un tueur qui a revendiqué l’attaque dans des vidéos est le résultat du rapport de forces.

Le 11 mai nous étions des centaines de milliers en France à manifester contre l’islamophobie d’état, le racisme et la négrophobie, à l’initiative de la communauté musulmane. Cette mobilisation a été très durement réprimée, par des perquisitions touchant des membres du CCIE.
Néanmoins elle a permis de sortir les crimes islamophobes de la rubrique fait divers dans laquelle ils sont cantonnés : en effet, l’assassinat de trois personnes en décembre 2022, comme l’attaque armée de la mosquée de Bayonne en 2019 ont toujours été traitées comme des crimes individuels et sans signification politique majeure par le pouvoir.

Aujourd’hui le ministère de l’Intérieur est contraint de réagir différemment : sans doute aussi parce que le tueur mis en examen pour association de malfaiteurs, en possession d’armes lourdes est lié à d’autres tueurs potentiels. De nombreux médias communautaires ont mis à jour ces dernières années des groupes armés suprémacistes blancs qui allaient passer à l’action contre des musulmans, par exemple le groupe FrDeter, qui avait établi une liste précise de personnalités.
De nombreux suprémacistes blancs extrêmement violents ont été jugés de manière laxiste et sans susciter un réel débat public : dans les plus récentes, on peut citer la simple condamnation à du sursis pour une personne ayant posé une grenade devant la mosquée de Saint Omer en février 2025 ou les relaxes et peines extrêmement légères pour le groupe « Les Barjols » qui avaient été arrêtés alors qu’ils comptaient passer à l’acte contre Emmanuel Macron.

Si cette inculpation du tueur du Var rassurera sans doute une partie des musulmans, en soi, elle ne préjuge rien de la suite : par exemple, la seule cible d’extrême-droite de l’état d’urgence en 2015, Christophe Lavigne, ex sergent de l’armée de l’air arrêté chez lui avec un énorme arsenal, qui avait déjà fait de la prison pour avoir projeté une attaque au fusil automatique contre les fidèles de la mosquée de Vénissieux, a finalement vu la qualification de « terrorisme » abandonnée pendant l’enquête. Il est aujourd’hui libre et écrit des romans barrésiens.

De plus cette inculpation du tueur du Var traduit sans doute une volonté du Ministère de l’intérieur de se couvrir face à un scénario bien connu des spécialistes du suprémacisme blanc armé : les répliques après un meurtre particulièrement réjouissant et emblématique pour les islamophobes. Cela avait été le cas dans toute l’Europe, aux Etats Unis et au Canada après l’attaque de Brenton Tarrant à la mosquée de Christchurch : de nombreux jeunes hommes s’en étaient réclamés pour commettre des tueries négrophobes, islamophobes ou racistes.

Malheureusement le meurtre d’Aboubakar Cissé, poignardé 57 fois et en prières peut provoquer le même effet d’émulation, surtout dans le contexte politique français : les déclarations bellicistes du Ministre de l’Intérieur appelant à s’en prendre au voile ont entraîné de nombreuses agressions violentes contre des femmes portant le hijab. Le rapport contre les Frères Musulmans a immédiatement entraîné des intrusions islamophobes dans des mosquées.
A force d’appeler les électeurs d’extrême-droite, ceux-ci répondent aux macronistes mais pas forcément dans les urnes. Le sentiment d’impunité peut entraîner une vague de ratonnades, voire des tueries de masse, on le sait au plus haut niveau de l’état.

En réalité, ce n’est pas la classification des tueurs d’extrême-droite en « terroristes » qui peut changer la donne : la réponse est d’abord l’abrogation des dispositions islamophobes liberticides, prises notamment au nom de l’anti-terrorisme qui affaiblissent l’antiracisme. Par exemple, celles qui permettent perquisitions et dissolutions contre les associations antifascistes qui luttent contre le génocide en Palestine et contre l’islamophobie ici, l’arrêt du harcèlement contre les personnalités musulmanes, activistes, imams, présidents de mosquées qui s’expriment contre l’islamophobie d’état.

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