
30.12.2025 à 07:00
Comment expliquer l’écart entre la modeste mobilisation en France et celle des autres pays pour venir en soutien des Palestiniens ? Les violentes divisions de la gauche ont lourdement plombé la mobilisation.
S eptembre 2025, pour la première fois, la Vuelta ne finira pas son parcours : la course cycliste espagnole a été de nombreuses fois interrompue et, le dimanche de l’ultime course, ce sont des centaines de milliers de Madrilènes qui ont défilé dans les rues de la capitale. Ils ont empêché la course de s’achever normalement ; le premier ministre Pedro Sanchez fait part de sa « profonde admiration ». En Italie aussi, la mobilisation est ample même si, ici, elle irrite la cheffe d’extrême droite. Dans la péninsule, manifestations et même grèves sont appelées et réussies par les syndicats, la gauche, les étudiants. L’Église soutient. Giorgia Meloni est contrainte de prendre parti pour les ressortissants italiens présents sur la flottille humanitaire et d’envoyer des navires militaires de secours.
À La Haye, au printemps dernier, c’est une marée rouge qui a défilé dans les rues pour exiger du gouvernement néerlandais et de l’Europe des sanctions contre le régime génocidaire. Ce tour du monde des mobilisations passe par New York, Los Angeles, Berlin, Londres, par le Brésil, par les rues de toutes les capitales arabes, par Le Cap en Afrique du Sud. Les peuples du monde entier vibrent avec les Palestiniens. Cette mobilisation s’est prolongée à l’ONU quand les diplomates ont ostensiblement quitté l’hémicycle et boycotté le discours de Benyamin Netanyahou.
Les mois passant et le massacre des Gazaouis s’intensifiant, une prise de conscience est née, doucement, mais sûrement : entre Israël et la Palestine, il y a un deux poids deux mesures ; entre l’Occident et le reste du monde, il y a deux droits distincts. Inadmissible, indéfendable. Mais l’atonie demeure.
Cette ferveur passe-t-elle par la France ? Il y eut bien des milliers de militants battant régulièrement le pavé, certains assurant une présence hebdomadaire sur les marchés… Il y eut des mouvements, comme à Science Po, des laboratoires s’interrogeant sur leur lien avec les institutions israéliennes. Il y eut les tifos des supporters du PSG, ces immenses banderoles déployées dans les stades. Il y eut des députés insoumis, une comédienne, des syndicalistes embarqués sur la flottille pour forcer le blocus humanitaire. Il y eut un député insoumis qui déploya le drapeau dans l’hémicycle. Il y eut un très beau texte de Annie Ernaux. Il y eut ces drapeaux hissés aux frontons des mairies et ceux qui restent vaillamment accrochés sur les balcons. Toutes ces actions ont permis que la question palestinienne reste présente dans le débat public. Mais il n’y eut pas de manifestation réunissant des dizaines, de centaines de milliers de personnes, jeunes et habitués des causes internationales. Il n’y eut pas de bombage sur la route du tour de France. Il n’y eut pas un grand appel d’intellectuels, d’artistes pour Gaza, pour la Palestine et pour que cesse le massacre. Pourquoi ?
Comment comprendre cette faiblesse alors que, depuis le général de Gaulle, un certain consensus unissait la diplomatie et l’opinion françaises en faveur des Palestiniens. Mais cela n’est plus. Les informations sur Gaza ont été données au compte-goutte sur les grandes chaînes d’info. Les paroles publiques les plus audibles ont tout fait pour freiner Emmanuel Macron quand il a annoncé vouloir reconnaitre l’État palestinien.
Mesurons le chemin parcouru… à l’envers. Il y a 18 ans, le 3 juillet 2007, François Fillon déclarait lors de son discours de politique générale : « La France ne se résigne pas à voir la bande de Gaza en état de siège permanent et la Palestine condamnée à une partition de fait avant même d’avoir pu exercer réellement sa souveraineté sur son territoire. La France va prendre des initiatives […] pour ranimer la petite flamme de l’espoir d’une Palestine libre et démocratique coexistant pacifiquement avec un État d’Israël reconnu et respecté par tous ses voisins. » Qui imagine un Premier ministre tenir ces propos aujourd’hui ?
Pour Dominique Vidal, journaliste spécialiste du Moyen-Orient, il y a bien eu une France officielle « propalestinienne », du général de Gaulle à Chirac « premier mandat ». En 1967, au lendemain de la guerre des Six Jours suivie de l’occupation par Israël de la Cisjordanie, Gaza, Jérusalem-Est, le Sinaï et le Golan, Charles de Gaulle rompt l’alliance privilégiée avec Israël. Il met en garde contre une guerre préventive et impose un embargo sur les livraisons d’armes à Israël, stoppant notamment la fourniture de chasseurs Mirage. De Gaulle qualifie l’occupation israélienne d’« injuste » et reconnaît les Palestiniens comme un peuple avec des droits légitimes. « La paix ne peut être obtenue sans que chacun ait sa part de justice », déclare-t-il, ajoutant qu’Israël ne doit pas s’établir « par la force » dans les territoires conquis. Le général est accusé d’antisémitisme par les États-Unis et Israël.
En 1974, la France vota pour accorder à l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) le statut d’observateur à l’ONU, reconnaissant l’OLP comme représentante des Palestiniens. Dominique Vidal se remémore : « Georges Pompidou est alors vitupéré par le lobby israélien. Puis il y a eu Giscard, qui fait signer aux Européens la déclaration de Venise, en juin 1980, où est inscrite la reconnaissance du droit des Palestiniens à l’autodétermination et la volonté de négocier avec l’OLP. » Sous sa présidence, en 1976, la France autorise l’OLP à ouvrir un bureau d’information à Paris. Le journaliste poursuit : « Mitterrand a défendu le droit des Palestiniens à une patrie à la tribune de la Knesset. Enfin, chacun se souvient de la colère de Chirac dans les rues de Jérusalem. »
Mais cette France-là n’est plus. La rupture, Dominique Vidal la situe à l’aube du 21ème siècle, après le 11-septembre et la guerre contre « l’axe du mal » enclenchée par les États-Unis de George W. Bush. La France dira non à la guerre en Irak. Mais ce non pèsera lourd. « Les États-Unis organisent un bashing contre la France, continue Dominique Vidal. Chirac cède à la pression de la grande bourgeoisie française et finit par inviter Ariel Sharon. Sarkozy ferme cette page «gaulliste» en faisant revenir la France au commandement militaire de l’Otan. Le sommet de l’horreur sera la soirée de François Hollande chez Netanyahou, où il dira avoir « toujours un chant d’amour pour Israël et ses dirigeants ». »
Le 7 octobre 2023 est l’autre date qui fait rupture. Après le massacre perpétré par le Hamas, la « petite flamme de l’espoir » s’est éteinte. Les grandes puissances occidentales ont apporté leur « soutien inconditionnel » au « droit de se défendre » d’Israël. Depuis de longues années déjà, la cause palestinienne était ensevelie dans le silence et sous les accords d’Abraham. Ces accords commerciaux entre pays arabes et Israël, promus par Trump et que l’on pourrait résumer par « Palestiniens contre business », passant le droit du peuple palestinien par pertes et profits : Gaza, la Cisjordanie, les prisonniers palestiniens sacrifiés.
Dans des conditions épouvantables, à la suite d’une action terroriste de grande ampleur conduite par le Hamas et ses alliés, la question palestinienne remonte à la surface : il n’y aura pas de paix sans justice et sans droit. La réponse vengeresse et sans limite d’Israël, le martyre de Gaza ont réveillé le monde.
Et pourtant, face à ce que chacun finit par nommer par son nom, celui de génocide, la société française reste atone. La classe politique et médiatique se perd dans un débat sur le terrorisme et l’antisémitisme, malmenant ces deux concepts au point de tout pervertir. Les mois passant et le massacre des Gazaouis s’intensifiant, une prise de conscience est née, doucement, mais sûrement : entre Israël et la Palestine, il y a un deux poids deux mesures ; entre l’Occident et le reste du monde, il y a deux droits distincts. Inadmissible, indéfendable.
Mais l’atonie demeure. Pendant que l’Irlande, l’Afrique du Sud ou encore l’Espagne tiennent ferme la barre du droit, traînant le gouvernement Netanyahou devant les tribunaux internationaux, obtenant un mandat d’arrêt contre le premier ministre israélien, la France laisse des ministres israéliens fouler son sol et Benyamin Netanyahou traverser son ciel.
La défense du droit, la cause palestinienne sont des idées chères au cœur de nombreux Français. Mais il règne comme un dépit, une impuissance. Chacun déplore, scotché devant son écran, le meurtre de masse en mondovision.
Militante infatigable de la cause palestinienne, la journaliste Isabelle Avran veut voir dans la répétition des actions de soutien et la tenue d’innombrables débats les signes d’une « mobilisation qui s’inscrit dans la durée, comme le crime qui la déclenche ». « Et il n’y a pas que la rue pour se mobiliser ! », dit-elle. Elle rappelle l’enracinement de la lutte parmi les lycéens et les étudiants, elle énumère les réunions publiques où l’on se presse par centaines. L’opinion française n’est pas insensible. La défense du droit, la cause palestinienne sont des idées chères au cœur de nombreux Français. Mais il règne comme un dépit, une impuissance. Chacun déplore, scotché devant son écran, le meurtre de masse en mondovision.
Deux grandes explications sont avancées pour comprendre cette tétanie. Les premières relèvent du climat idéologique étouffant qui a conduit à se taire ou à faire profil bas. L’injonction à dénoncer le terrorisme du Hamas comme préalable à toute parole a jeté une chape de plomb. Soutenir le « droit à se défendre » d’Israël a relevé d’un totem sacré. Enfin, et surtout, les accusations en antisémitisme ont dénigré gravement le combat propalestinien au point même de l’assimiler : défendre les Palestiniens, ce serait être antisémite.
Seconde explication avancée pour comprendre les difficultés du mouvement en France : le déploiement inégalé de politiques répressives – comme les interdictions de manifestations et de conférences dans les universités, la convocation par la police judiciaire de la présidente du groupe LFI, Mathilde Panot, pour apologie du terrorisme, la dissolution d’associations comme Urgence Palestine. « Une logique dissuasive orchestrée par le gouvernement », assure Dominique Vidal, quand Isabelle Avran observe « une dichotomie très profonde entre les revendications des citoyens et ce que font les gouvernements ». Elsa Faucillon, députée communiste rappelle aussi et plus globalement que l’on sort des séquences gilets jaunes et réforme des retraites, qui ont abimé et fragilisé les mouvements sociaux.
Criminalisation de la lutte et disqualification ignominieuse se retrouvent partout dans le monde occidental. En Allemagne, la logique de soutien inconditionnel à Israël est profondément ancrée et la voie répressive maniée à l’envi. Depuis 2024, pour obtenir le passeport allemand, les candidats devront désormais reconnaître le droit de l’État d’Israël à exister. En Angleterre l’association Palestine Action a été dissoute cet été par le premier ministre travailliste Keir Starmer ; plus de 700 personnes ont été arrêtées lors d’une marche pour s’y opposer. Sans parler des États-Unis de Donald Trump qui prétendent expulser les étudiants ayant manifesté sur les campus en faveur de la Palestine. Les Universités sont sommées de livrer leur nom ; certaines commencent à le faire.
Dans un paysage où les associations de solidarité avec la Palestine sont faibles, c’est traditionnellement la gauche politique – le PCF, les Verts, LFI – qui conduit les mobilisations… c’est donc naturellement vers elle, cette gauche, que l’on se tourne aussi pour comprendre les succès et les difficultés de ces mobilisations.
« Sur la Palestine, La France insoumise a fait le taf » assurait Edwy Plenel sur le plateau du Média. Le romancier François Bégaudeau abonde : « L’Histoire honorera les insoumis ».
De fait, La France insoumise s’est placée aux avant-postes de la mobilisation. Elle n’a pas ménagé ses efforts, offrant même une grande visibilité à la candidate franco-palestinienne Rima Hassan lors des élections européennes de juin 2024.
Il y a eu un avant et un après 7-octobre dans les rangs insoumis. Ce combat n‘était pas le socle de l’identité insoumise avant cette date. En 2022, Mathilde Panot retira même sa signature d’une résolution portée par les députés communistes Jean-Paul Lecoq et Elsa Faucillon condamnant « l’institutionnalisation par Israël d’un régime d’apartheid »… À partir du 7-Octobre se produit une inversion. LFI fait alors de Gaza le cœur de son réacteur politique. Et elle applique sur ce sujet, comme sur les autres, sa stratégie du clivage même des acteurs historiques du monde associatif. Quant au PCF, il joue la politique de la chaise vide dans les réunions d’organisation des manifestations. Historiquement très engagée, la direction communiste se retire. Dominique Vidal regrette cet « alignement sur des politiques consensuelles » sous la conduite de Christian Picquet « redoutable militant actif d’Israël, capable de nier l’apartheid dont sont victimes les Palestiniens ». Pour Elsa Faucillon, « la manière de prendre le 7-Octobre a tétanisé la gauche, à l’exception de LFI qui, elle, s’est totalement crispée sur sa position initiale ». La députée n’a pas les mots pour exprimer sa désolation devant la désertion de son parti vis-à-vis de cette lutte historique. « À la limite, les plus clairs, ce sont les Verts. Mais ce sont ceux qui pèsent le moins politiquement », soupire Dominique Vidal.
Combien sont-ils ceux qui auraient voulu descendre dans la rue, mais qui se sont sentis piégés par l’anathème d’« antisémites » ? La gauche n’a pas su faire bloc pour récuser cette injure et la refouler. La désinvolture vis-à-vis de la question de l’antisémitisme dont LFI a fait montre a alimenté la mécanique de la désunion. Comme souvent, un désaccord – par exemple sur la manifestation contre l’antisémitisme initiée par Yaël Braun-Pivet et Gerard Larcher – s’est terminé en suspicions réciproques. Après le déplorable communiqué de LFI du 7-Octobre, cette tension fut catastrophique.
Le choix stratégique global de LFI de couper avec le reste de la gauche sur tous sujets, y compris sur la Palestine, se retrouve jusque dans les mots employés, dans les actes les plus symboliques. Dans l’âpreté du combat idéologique et la dureté de la répression, la gauche politique a manqué à ses responsabilités : celles de faire front, d’unir largement, pour s’opposer aux infamies proférées et permettre à chacun d’exprimer son soutien aux Palestiniens et l’exigence d’un État viable.
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Cet article est extrait du n°63 de la revue Regards, publié en octobre 2025 et toujours disponible dans notre boutique !
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29.12.2025 à 18:50
Notre collaboratrice et amie, Rokhaya Diallo, s’est vue caricaturée par Charlie Hebdo, dansant avec une ceinture de bananes face à des hommes blancs hilares. L’hebdo réactive une imagerie coloniale raciste et révèle ce que la laïcité est devenue pour une partie de ses défenseurs : un instrument de stigmatisation.
Charlie Hebdo pensait sans doute faire de l’esprit en caricaturant Rokhaya Diallo affublée d’une jupe de bananes, à la manière de Joséphine Baker. Sur ce dessin publié fin décembre, la journaliste et militante antiraciste est représentée en danseuse de cabaret exotique, avec pour légende : « The Rokhaya Diallo Show ridiculise la laïcité à travers le monde ». Aux yeux de l’hebdo satirique, l’essayiste antiraciste du Washington Post, du Guardian et de Regards ridiculiserait la laïcité républicaine. Ce qui est choquant ne tient pas tant à ce qui est dit qu’à la généalogie mobilisée par cette image : une généalogie profondément raciste.
En réutilisant la célèbre jupe de bananes de Joséphine Baker, Charlie Hebdo ressuscite une imagerie colonialiste nauséabonde. La danse de Baker en 1925 était une exhibition exotique pour un public blanc avide de stéréotypes. Ce fantasme réduisait les femmes noires à des corps dansants sexualisés : c’est cette mémoire empoisonnée que ravive aujourd’hui la caricature de Riss. Au lieu de débattre du fond des idées défendues par Rokhaya Diallo, le journal la rabaisse et la renvoie à un stéréotype de « femme noire sauvage » venu du passé colonial.
Charlie objecte que la référence à Baker n’a rien de raciste, sous prétexte que Joséphine moquait elle-même les préjugés de son époque. Cet argument ne tient pas face à l’Histoire. Rokhaya Diallo rappelle que « la Revue nègre était le prolongement de la propagande coloniale » et que Baker fut « outrée lorsqu’il lui a été proposé de danser nue ». En clair, cette ceinture de bananes était dès l’origine un attribut de l’oppression raciale. La ressortir en 2025 contre une femme noire qui dérange, ce n’est pas de la satire innocente : c’est du racisme.
Plus largement, on observe qu’une frange des prétendus défenseurs de la laïcité en France promeut aujourd’hui un racisme systémique. Détournée de son sens originel d’émancipation universelle, la laïcité a été progressivement « falsifiée » à partir des années 2000 pour reprendre le mot de l’historien Jean Baubérot et, de principe juridique garantissant la liberté de conscience pour tous, elle est remodelée en marqueur identitaire national… Toute manifestation jugée « déviante » face à cette nouvelle doxa est perçue comme une menace pour la République. Cette « nouvelle laïcité » construit l’altérité de populations minoritaires (musulmans au premier chef, mais aussi Noirs, Roms, etc.), présentées comme des « ennemis de l’intérieur » incompatibles avec les valeurs françaises.
« Charlie » est devenu un mot d’ordre identitaire bien plus qu’un principe universaliste ou un héraut de la liberté d’expression. Le principe de liberté individuelle garantit s’est mué en outil de tri et de suspicion. Non plus garantir l’égalité, mais désigner ceux qui n’y auront jamais vraiment droit. Ce qui est visé, désormais, ce sont des croyances, des pratiques mais aussi des corps, des origines, des identités racialisées : femmes noires, personnes issues de l’immigration postcoloniale, figures publiques assignées à leur couleur. En ce sens, Charlie Hebdo, jadis symbole de la libre pensée, est devenu le symptôme d’une République qui renonce à son idéal universaliste pour flatter une crispation raciale de plus en plus décomplexée. Triste époque.
29.12.2025 à 18:46
En laissant Brigitte Bardot à l’extrême droite, la gauche renonce à raconter une histoire plus complexe que l’hommage ou l’effacement. Or son parcours dit quelque chose de la liberté, mais aussi des naufrages politiques de notre temps.
Tout a été dit ou presque sur Brigitte Bardot qui vient de mourir. Les éditorialistes du monde entier ont dit ce qu’il fallait en dire. Elle fut un visage rebelle de la France des années 60. On prête au général de Gaulle de considérer qu’ils étaient deux à incarner cette France : elle et lui. Elle fut une actrice et une chanteuse. Peut-être pas toujours inoubliable mais là n’est pas le sujet. A jamais, elle est celle qui n’a besoin de personne en Harley Davidson et qui danse le mambo comme aucune femme avant elle ne l’avait fait devant une caméra. Elle fut la liberté, la sexualité féminine affirmée, l’audace et une certaine provocation. C’était les années 60. #metoo était encore loin. Qu’a-t-elle vu et vécu ? Elle disait sa proximité avec Marilyn Monroe qu’elle avait connue… En tout cas, il est certain qu’elle a subi le mépris qui accompagne les femmes, mépris redoublé quand elles sont belles.
Au sommet de sa gloire, elle quitte le cinéma et la chanson pour ne jamais y revenir. Elle ne voulait pas en vieillissant ne plus être une actrice désirée mais, à la différence de Greta Garbo, elle ne renonça pas à laisser voir le temps qui passe sur son visage et sur son corps. Pas de chirurgie esthétique, pas de coloration des cheveux. Rien d’autre qu’une vie qu’elle voulait nature, sobre et en défense des animaux. Sa vie, son temps, son argent, sa notoriété… tout sera au service de cette cause.
C’est dans ce moment qu’elle commence à vriller politiquement. Elle affirme, concomitamment, qu’elle est favorable à la légalisation de l’IVG et elle se réfère à un éternel féminin, fait de beauté et de douceur. Elle en appelle à notre humanité pour arrêter la maltraitance animale et elle s’abandonne au racisme le plus crasse au nom d’une nature éternelle. Elle fut une femme effrontément libre et une combattante de la cause animale – parmi les toutes premières – mais elle le fut dans un salmigondis d’idées qui vont finir par se structurer et devenir purement et simplement d’extrême droite.
Ce parcours est tristement banal, et pour cela aussi il fait sens. Parmi les électrices et les électeurs du RN, combien ont, ou ont eu, un engagement humaniste ? Parler de BB, c’est aussi parler de tous ces gens qui perdent pied. A de très rares exceptions, ce sont les hommes et les femmes de droite et d’extrême droite qui lui ont rendu hommage. Éric Ciotti pousse l’avantage et demande un hommage national. A gauche, rares sont ceux qui l’ont saluée au jour de sa mort. Il y a comme un risque que la gauche n’a pas voulu prendre. Aucun message balancé, pour dire à la fois ce qui restera pour l’histoire et ce qui sombrera dans le marécage islamophobe, raciste et homophobe. Quel dommage de laisser BB à l’extrême droite. Elle n’est pas devenue célèbre, chère à beaucoup d’entre nous, pour ses âneries racistes qui lui valurent cinq condamnations. Non, elle l’est devenue pour son courage, son intelligence, sa détermination, son avant-garde aussi.
Peut-on séparer l’artiste de l’œuvre ? Non. Mais l’artiste ici n’était pas une théoricienne du féminisme, ni de la cause animale. L’artiste, c’était celle, butée, qui osa. On ne peut pas oublier ses errements. On peut même les trouver pitoyables… et se souvenir de l’essentiel : Brigitte Bardot a ouvert des portes.
29.12.2025 à 07:00
Alors que l’extrême droite mondiale fait de la question du genre un champ de bataille politique, l’historien Patrick Boucheron analyse les ressorts profonds de cette obsession. Pour lui, la haine de la différence sexuelle n’est pas qu’un outil de diversion : elle touche à un fond anthropologique, où se rejoue la peur de l’altérité. Face à cette offensive réactionnaire, il plaide pour une lucidité critique et un optimisme de méthode.
Regards. Patrick Boucheron, vous êtes un historien, medieviste, spécialiste du pouvoir et vous avez consacré une année de votre séminaire au collège de France à la question du genre. Une question nous taraude : comment expliquer que la « révolution réactionnaire », dont Donald Trump est un porte-drapeau, ait fait de la question du genre un fer de lance ? Lors des élections, dans une de ses dernières adresses aux Américains, il listait cinq raisons de voter pour lui et la cinquième était « la lutte contre les transgenres ». Pourquoi ce thème prend-il aujourd’hui une telle place ?
Patrick boucheron. La première chose à faire, c’est de s’étonner. Objectivement, les personnes trans sont peu nombreuses ; on pourrait croire que la question est marginale ou en passe d’être socialement acceptée. Pourtant, elle surgit comme question primordiale et existentielle. Vous citez Donald Trump. L’exemple le plus frappant pour moi reste Jair Bolsonaro : il a réussi à convaincre qu’au Brésil le problème principal n’était ni la pauvreté, ni la destruction de l’Amazonie, ni les désastres sociaux, mais la « déstabilisation » anthropologique provoquée par l’irruption de la question du genre. C’était obsessionnel, au cœur de sa campagne et cela a fonctionné.
On peut l’expliquer par la vieille thèse de la diversion, qui consiste à déplacer les colères sociales vers les problèmes identitaires. Les premières études américaines sur les raisons pour lesquelles les pauvres votent républicain contre leurs intérêts vont dans ce sens : on les persuade que les problèmes qu’ils vivent ne sont pas leurs vrais problèmes, qu’il y en a de plus graves. Après la hantise xénophobe viendrait celle du genre. Mais je pense qu’il y a davantage qu’une instrumentalisation. Ces leaders sont d’autant plus convaincants qu’ils sont convaincus. L’argentin Javier Milei l’est, l’étasunien Donald Trump le sont. Le milliardaire Elon Musk a switché sur ce point en passant d’un libéralisme aimablement démocrate à une posture férocement républicaine. Pourquoi ? Parce que la haine de la différence sexuelle est la mère de toutes les détestations. On touche à un fond d’anthropologie politique.
Vous dites qu’il ne faut pas s’enfermer dans l’analyse du discours réactionnaire. Pourquoi ?
Parce que c’est un piège. On finit par réagir au réactionnaire, par commenter sans fin des discours de haine. Prenez le zemmourisme : au départ, il y a une rancœur masculiniste, une haine des femmes ; tout le reste n’en est qu’une déclinaison. On peut passer des années à en démonter les ressorts. Je préfère déplacer le regard : d’où vient la force de ces affects, pourquoi ça prend, comment cela s’ancre dans des sociétés où, du point de vue des pratiques, la tolérance progresse.
Certes, dans les pratiques, la société paraît moins raciste, moins homophobe, plus tolérante. Pourtant dans les discours et dans les urnes, le bloc réactionnaire pèse, notamment chez les jeunes hommes. On parle de « retour de balancier », de « backlash ». Ça vous inquiète ?
Oui. Les enquêtes montrent des progrès d’acceptation ; mais le vote d’extrême droite, ou d’une droite xénophobe et autoritaire, devient plus jeune et plus masculin. L’écart hommes/femmes est marqué sur certaines classes d’âge. L’idée de backlash est séduisante car elle met un nom simple sur ce que l’on vit politiquement : « On est allés trop loin, ça revient ». Pourtant je m’en méfie. Parler de retour du balancier supposerait qu’il est parti très loin d’un côté. Or, sur les violences faites aux femmes, en France, ça commence seulement. #MeToo a été amorti et retardé ; des milieux professionnels entiers n’ont pas fait leur examen de conscience. Où aurait-on « trop » avancé ? Nulle part. Et l’argument commode des « pauvres hommes » qu’il faudrait protéger contre tant d’ingratitude et de cruauté me fait sourire : c’est devenu un sous-genre littéraire que de témoigner du chagrin de l’homme blanc. On a même vu récemment le PCF condamné à une amende parce qu’il y avait trop de femmes sur une liste ; la preuve qu’on peut encore détester l’égalité en la caricaturant.
« On observe une mise à jour de nos pratiques et de nos langages : des termes qui n’existaient pas il y a vingt ans (comme féminicide) ont remplacé des fables (crime passionnel). On s’aperçoit que des choses acceptées hier nous horrifient aujourd’hui. C’est une révision biographique à l’échelle d’une vie, qui oblige chacune et chacun d’entre nous à faire – et c’est passionnant – son examen de conscience. »
Vous restez pourtant optimiste?
Plutôt, oui. Je pense à Michelle Perrot, qui est un peu la doyenne des historiennes et des historiens : si elle adopte un optimisme de méthode, c’est parce qu’elle connaît si bien la culture du mouvement ouvrier et celle des luttes féministes. Les acquis peuvent être violemment trahis mais ils reviennent par vagues et par relais générationnels. Nous l’avons vécu en préparant la nouvelle édition de l’Histoire mondiale de la France qui se prolonge jusqu’en 2024 (et c’est Michelle Perrot qui nous a fait l’honneur d’écrire ce dernier chapitre). Llors de cette année, trois événements ont battu des records d’accréditations de journalistes étrangers en France – la cérémonie d’ouverture des JO, la réouverture de Notre-Dame et le procès des violeurs de Gisèle Pelicot. Cette triade dit quelque chose : la diversité et le spectacle assumés ; un patrimoine catholique remis en lumière ; et l’exemplarité d’un procès de violences sexuelles, avec l’icône mondiale qu’est devenue Gisèle Pelicot. Autre moment décisif : la constitutionnalisation de l’IVG. C’était un moment ambigu mais nécessaire, né de la prise de conscience que, contrairement à l’aimable chanson que l’on se fredonnait sur l’air de « Jamais on ne reviendra sur la légalisation de l’IVG », il était plus prudent d’établir un cran institutionnel. Politiquement, c’est instructif : voir des responsables de droite – Aurore Bergé a joué un rôle, Gérard Larcher l’a dit publiquement – changer d’avis aussi pour des raisons intimes (« Si je vote contre, je ne pourrai plus déjeuner en paix avec ma fille et ma petite-fille »). Et constater que parmi les derniers réfractaires, il y a beaucoup de femmes : on peut être antiféministe en étant femme.
La remise en cause du patriarcat est une révolution anthropologique extrêmement rapide, tout au plus un siècle. C’est forcément déstabilisant. Vous comprenez cet argument pour expliquer le « retour de bâton actuel » ?
Oui, la profondeur de la transformation est réelle et accélérée. Mais cela ne valide pas l’idée d’un backlash « normal ». L’histoire des luttes sociales montre plutôt des retours après des reculs. Ce que j’observe, c’est une mise à jour de nos pratiques et de nos langages : des termes qui n’existaient pas il y a vingt ans (comme féminicide) ont remplacé des fables (crime passionnel). On s’aperçoit que des choses acceptées hier nous horrifient aujourd’hui. C’est une révision biographique à l’échelle d’une vie, qui oblige chacune et chacun d’entre nous à faire – et c’est passionnant – son examen de conscience.
Sur la longue durée : la domination masculine est-elle universelle et intemporelle ou bien s’est-elle raidie au 19ème siècle ?
Les anthropologues, comme Françoise Héritier, ont décrit une « valence différentielle des sexes » qui place toujours le masculin du côté du dominant. Mais l’ordre patriarcal qui nous régit aujourd’hui se met en place au 19ème siècle : par le truchement du Code Napoléon, de la bourgeoisie triomphante, du victorianisme. C’est l’ordre des pères, masculin et bourgeois, qui assoit ce moment de raidissement normatif qui accompagne l’industrialisation. Si l’on veut comprendre nos contraintes actuelles, c’est là qu’il faut regarder, pas dans un patriarcat médiéval fantasmé.
Reprenant les idées écoféministes, vous liez la domination des femmes et l’exploitation de la Terre…
Oui. L’écoféminisme (je pense à Émilie Hache et à son grand travail publié en 2024 sous le titre De la génération, enquête sur sa disparition et son remplacement par la production) éclaire un imaginaire commun : le virilisme extractiviste est une sexualisation brutale de la nature comme du corps des femmes. Quand Donald Trump lance son slogan « Drill, baby, drill », tout y est : la pénétration du sol, l’affirmation d’une toute-puissance masculine. Longtemps, le féminisme a résisté à la naturalisation (l’idée que la femme serait par essence plus proche de la nature), en rappelant que le genre est une construction. Mais face au fait que les mêmes acteurs (Trump, Bolsonaro et consorts) s’en prennent à la fois aux femmes et à l’écologie, il faut reposer ces questions. Et repenser la hiérarchie entre création (ex nihilo, virile, séminale) et génération (travail de la vie, transformation) : elle traverse nos arts et nos savoirs.
« L’histoire de la condition féminine ne se fait pas avec quelques destins extraordinaires : elle se lit dans les collectifs, les pratiques, les rapports de pouvoir. »
Vous êtes médiéviste. Que vous enseignent les « femmes puissantes » du Moyen Âge : Hildegarde de Bingen, Aliénor d’Aquitaine, Christine de Pizan ?
Qu’il ne faut pas confondre exemplarité et condition. Oui, il y a des exceptions. En 1980, Régine Pernoud a montré, dans La femme au temps des cathédrales, qu’il existait des marges de manœuvre pour certains « femmes puissantes ». Mais l’histoire de la condition féminine ne se fait pas avec quelques destins extraordinaires : elle se lit dans les collectifs, les pratiques, les rapports de pouvoir. Reste que Christine de Pizan est, à mes yeux, la grande penseuse politique de la fin du Moyen Âge. Veuve, obligée de faire vivre les siens, elle invente une issue – « Le génie est l’issue qu’on s’invente dans les cas désespérés », disait Sartre. Elle ne flatte pas le pouvoir ; elle pense l’insoumission. On a rappelé aux Jeux olympiques que le premier « homme de lettres » vivant de sa plume en France est… une femme : Christine de Pizan. Ce n’est pas un gadget symbolique.
Certaines historiennes comme Arlette Farge, étonnent en affirmant qu’au 18ème siècle, au 19ème, des femmes du peuple avaient parfois plus de capacité d’agir, voire de liberté, que les bourgeoises corsetées, au sens propre et au sens figuré.
Il ne faut ni idéaliser ni mépriser. Dans la scène urbaine, des femmes du peuple avaient une puissance d’agir plus visible. Détail significatif : le corset. Noué devant, on peut l’ajuster seule ; noué derrière, il appelle la domestique… Signe aristocratique par excellence. Renverser le corset, pour les femmes du peuple au 18ème siècle, c’est renverser un ordre. Mais sur la sexualité, le mariage, les violences, le contrôle des naissances, l’asymétrie reste massive. D’où l’utilité du concept d’intersectionnalité : il ne décrit pas un empilement mécanique de déterminations, mais au contraire des croisements multiples des rapports de domination. Être femme de la très haute bourgeoisie d’origine maghrébine, n’expose pas aux mêmes contraintes qu’être homme blanc déclassé. Parfois cela se compense, souvent cela s’additionne ; en tout cas, cela complexifie. L’intersectionnalité sert à ne pas être dupe des représentations homogénéisantes : « le peuple », « les femmes ».
Vous avez participé à l’écriture de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques. La mise en avant de figures féminines, le recours à la statuaire, n’était-ce pas une « histoire exemplaire » ?
Si, et je l’assume. Idéalement, je préférerais une société sans héros. Mais aujourd’hui, puisque l’espace public est saturé de héros masculins, nous avons besoin de figures féminines pour créer des effets de reconnaissance. Voir Axelle Saint-Cirel chanter la Marseillaise cheveux détachés, c’est permettre à des petites filles issues de la diversité de se reconnaître. Ce n’est pas suffisant intellectuellement mais c’est efficace symboliquement. Quant aux statues : oui, c’est une galerie ; oui, on peut nous reprocher d’opposer une imagerie à une autre ; mais faute de mieux, ou en attendant mieux, ce geste qui consiste à rendre visible ce qui ne l’était pas assez compte. On a évoqué les noms de femmes scientifiques sur la Tour Eiffel : quand il y avait soixante-douze hommes et aucune femme au 19ème siècle, chercher autant de noms féminins oblige à compléter le tableau. On élargit la mémoire, on n’invente pas. Et surtout, on ne remplace rien.
Que valoriser, que raconter : la foule ou les personnes ?
Il faut les deux. Le mouvement de la foule et l’intensité des noms et des visages. On reconnaît une personne, pas une abstraction. Les Culottées de Pénélope Bagieu relèvent de l’histoire exemplaire, certes, mais elles produisent des effets de reconnaissance utiles – y compris pour des adolescentes. Mais remplacer Napoléon ou Louis XIV par des héroïnes et croire que nous sommes quitte : non. Il faut compléter le patrimoine (donner des modèles d’identification) et faire l’analyse des structures. Sans quoi on met au même niveau des glorieuses exceptions et des conditions ordinaires. Nous savons toutes et tous que l’idéal serait une société où l’on n’aurait pas besoin de héros. En attendant, donner à voir des femmes compte.
Vous dites vouloir « penser contre soi », revenir sur ce qu’on a aimé, dit, fait. Qu’est-ce que cela veut dire quand on est Patrick Boucheron ?
C’est accepter que l’on ne regarde plus de la même manière qu’auparavant et que certaines œuvres peuvent nous tomber des yeux. Ainsi par exemple du cinéma de Bertrand Blier, que j’ai beaucoup aimé adolescent, parce qu’il me libérait. Mais comme je comprends aujourd’hui que cette libération se fait au prix d’une domination qui nous est désormais inacceptable, il me faut réviser mon jugement. Cela n’a rien à voir avec la « cancel culture » mais avec l’évolution ordinaire des goûts et des valeurs. Mon écrivain préféré était et reste aujourd’hui Vladimir Nabokov : je comprends que la lecture de Lolita puisse aujourd’hui poser problème, mais je sais pourquoi je le lis. Le but n’est pas de se flageller, mais de faire un retour critique sur nos attachements.
Vous n’êtes pas un historien du genre, mais historien des pouvoirs. Pourquoi vous être saisi de ces questions au Collège de France?
Parce que je suis un homme blanc, bien né, bientôt soixante ans, professeur au Collège de France, je me situe toujours du bon côté des structures de domination. Celui qui parle depuis une telle position d’autorité doit chercher à déjouer la violence de sa propre parole. C’est pourquoi je choisis volontairement des objets qui m’affaiblissent, je veux dire des objets pour lesquels je ne suis pas le mieux placé. J’essaie d’aller là où ma parole tremble, de « marcher sur des œufs ».
« Beaucoup de haines politiques rejouent la peur de la différence sexuelle : la peur du trouble dans le genre, du mélange, de l’indétermination. C’est un ressort archaïque et brutal, qui explique la force de ces thèmes aujourd’hui. »
Or, tout aujourd’hui semble au contraire célébrer la force nue, ce qu’Achille Mbembe appelle le brutalisme. À rebours, je préfère fréquenter un champ qui, par sa vivacité et parfois sa virulence polémique, oblige à penser : celui des épistémologies féministes. Lire Camille Froidevaux-Metterie, Manon Garcia, Émilie Hache, c’est découvrir un foisonnement intellectuel qui bouscule, qui dérange et donc qui stimule. Ceux qui rejettent ce champ d’études par principe font preuve d’une ignorance militante : ils se privent d’un pan entier de la bibliothèque contemporaine.
Car au fond, ce que révèlent ces lectures, c’est que beaucoup de haines politiques rejouent la peur de la différence sexuelle : la peur du trouble dans le genre, du mélange, de l’indétermination. C’est un ressort archaïque et brutal, qui explique la force de ces thèmes aujourd’hui. Les réactionnaires y puisent leur puissance parce qu’ils accèdent à cette force archaïque. Comprendre d’où vient la haine de la différence sexuelle, repérer ses relais contemporains (médias, droit, économie), verrouiller quand il le faut, nommer et montrer pour la reconnaissance, et revenir à chaque vague. On peut reculer. Mais on finit toujours par revenir à l’endroit que l’on avait laissé. Autrement dit, il nous appartient toujours de relever les promesses non tenues. Comprendre cela, sans fascination mais avec lucidité, c’est se donner les moyens de résister. C’est cela l’histoire : se souvenir de tout ce qui reste à faire.
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Cet article est extrait du n°63 de la revue Regards, publié en octobre 2025 et toujours disponible dans notre boutique !
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26.12.2025 à 07:00
Son identité, son histoire, sa relation amoureuse avec le philosophe nazi Martin Heidegger : la vie de Hannah Arendt a fait d’elle une des philosophes et politistes les plus citée dans les débats sur le totalitarisme, le sionisme, le nationalisme. Ce long entretien permet de mieux comprendre cette femme et cette pensée des plus marquantes de la modernité.
Regards. Merci, madame Arendt, de répondre à nos questions depuis votre dernière résidence, à New York. Vous avez une formation de philosophie et vous vous dites politologue. Vous êtes américaine, d’origine allemande. Rappelez-nous les conditions de votre départ d’Allemagne ?
Hannah Arendt. Je suis née en 1906 à Hanovre, dans une famille juive. Mon père est mort alors que j’avais six ans. Mon grand-père était président de la communauté juive libérale de la ville. Ma mère était une fervente admiratrice de Rosa Luxemburg. La bibliothèque familiale était très fournie et j’ai pu lire, jeune, les poètes et les philosophes grecs et allemands. Après mon baccalauréat, j’ai suivi des études de philosophie d’abord avec Martin Heidegger puis avec Karl Jaspers. Ma thèse a traité du concept d’amour chez Augustin.
J’ai quitté l’Allemagne en 1933. Jeune, j’ai été tout simplement naïve. Être une femme et être juive faisait partie des faits indubitables de ma vie. Ce que l’on appelait la question juive m’ennuyait. Mais bien avant 1933, l’indifférence n’était plus possible. Dès 1931, j’étais intimement persuadée que les nazis allaient prendre le pouvoir.
Ce qui s’est passé le 27 février 1933, l’incendie du Reichstag et les arrestations illégales qui ont suivi la nuit même, fut un terrible choc pour moi. À ce moment, je me suis sentie responsable. Je ne pensais plus que l’on pouvait rester un simple spectateur. J’ai essayé d’apporter mon aide de diverses façons dans une organisation sioniste. J’avais en effet acquis deux certitudes : que l’appartenance au judaïsme était devenue un problème politique ; que si quelqu’un est attaqué en tant que juif, il doit se défendre en tant que juif. Pas en tant qu’Allemand, pas en tant que citoyen du monde, pas en tant que partisan des droits de l’homme.
J’avais l’intention d’émigrer de toute façon. Je n’avais pas l’intention de me balader en Allemagne comme une sorte de citoyenne de seconde zone. Mais j’ai été arrêtée. J’ai dû quitter le pays clandestinement. Ce fut pour moi une gratification. Je me disais qu’au moins j’avais fait quelque chose. Au moins, je n’étais pas « innocente ».
J’ai connu une vie d’exilée en France de 1933 à 1940. Avant même la capitulation française, j’ai été internée au camp de Gurs. Je m’en suis évadée, j’ai retrouvé par hasard mon second mari, Heinrich Blücher, à Montauban, et nous avons réussi à embarquer vers les États-Unis à partir de Lisbonne. J’ai acquis, à ma demande, la citoyenneté américaine en 1951. Même avant le nazisme, je ne me suis jamais considérée comme Allemande. Mais ce qui m’est toujours restée, c’est la langue maternelle.
J’ai dit adieu à la philosophie. J’ai continué à avoir une activité politique parmi les sionistes jusqu’en 1948. Mon métier, si je puis dire, c’est la théorie politique. Les hommes se soucient toujours d’avoir de l’influence. Cela m’est assez extérieur. Ce que je veux, c’est comprendre.
Vous avez été une jeune élève et amoureuse passionnée de Martin Heidegger, philosophe qui, à tout le moins, a pris le train du nazisme. Et après 1950, vous avez renoué avec lui des liens amicaux. Cela a beaucoup nuit à votre crédit… Qu’en a-t-il été ?
En 1958, j’ai renoncé à la dédicace à Martin Heidegger que j’avais projetée pour mon livre La condition de l’homme moderne. Dans mon journal de pensées, j’ai noté : « La dédicace de ce livre est laissée en blanc. Comment pourrais-je le dédier à celui, si proche, envers qui j’ai gardé toute fidélité et je ne l’ai point gardé. Tous deux avec amours ». Cela exprime ce que, pour moi, il en a été.
Est-ce que l’amour que j’ai eu pour Martin Heidegger a altéré mon jugement sur sa compromission avec le nazisme ? Dans le livre Vies Politiques, j’ai regroupé des textes que j’ai écrit sur des personnalités comme Rosa Luxemburg, Walter Benjamin, Karl Jaspers ou Bertolt Brecht, dont la vie et leur œuvre ont fait briller, dans les temps sombres, de la lumière même incertaine et vacillante. Parmi ces portraits figure celui de Martin Heidegger rédigé à l’occasion de ses 80 ans. Cela peut sembler choquant. Mais après la guerre de 1914, quand la crise de la modernité était déjà là, que les temps sombres avaient déjà commencé et que le règne de la tradition s’écroulait, Martin Heidegger a redonné vie à l’activité de penser. Non pas penser sur quelque chose mais penser quelque chose.
Qu’en est-il lorsque l’activité de pensée débouche sur ce qu’il a dit être son « erreur » vis-à-vis du nazisme ? Chez lui, la pensée solitaire s’est perdue dans les ramifications de la forêt. J’ai parlé de faute professionnelle d’un philosophe. Il ne faut pas y voir une minimisation ou une excuse. Le penchant tyrannique peut se constater, dans leur théorie, chez presque tous les grands penseurs. Marx y compris, avec la dictature du prolétariat. Kant est la grande exception, Aristote en est une autre qui, ayant sous les yeux l’exemple de Platon, a conseillé aux philosophes de ne pas vouloir jouer les rois dans le monde de la politique. Au contraire pour Heidegger, Platon était la référence. Et pour lui, comme je l’ai écrit, cela a encore plus mal tourné parce que la tyrannie et ses victimes se trouvaient dans son propre pays.
Dans la mesure où le nazisme d’Heidegger serait au moins pour une part le fruit de sa pensée, est-ce que ma propre pensée n’en serait pas comme infestée ?
La dédicace non publiée dit assez bien que « la condition de l’homme moderne », et pas seulement ce livre, doit beaucoup à Martin Heidegger. Pas parce que j’aurais essayé de monter sur ses épaules, mais parce que j’ai essayé de progresser par la critique de son œuvre. J’ai cherché à comprendre ce qui faisait défaut : l’échange de paroles, la pluralité, la capacité humaine d’initiative, de création, de nouveau commencement en tant que conditions de la politique.
On évoque souvent votre livre Les origines du totalitarisme. Son premier tome porte sur l’antisémitisme. Vous analysez sa longue histoire jusqu’à l’affaire Dreyfus. Vous affirmez que la France avait 30 ans d’avance sur la question juive. La France a donc été un terreau de l’émergence du fascisme…
Avec Les origines du totalitarisme, j’ai voulu comprendre l’événement que fut le totalitarisme. Comprendre comment, au moment où j’ai vécu, un régime qui a pulvérisé nos catégories politiques et nos critères de jugement moral a pu advenir et durer. Ma démarche a consisté à en découvrir et analyser les principaux éléments, l’antisémitisme et l’impérialisme. Ceci dans la mesure où ils ont, en quelque sorte, non pas causé, mais cristallisé dans le totalitarisme. C’est pourquoi, ce livre traite non pas de la haine historique du juif, d’origine religieuse, mais de l’histoire juive en Europe centrale et occidentale à l’époque du développement des États-nations et de l’antisémitisme, idéologie laïque du dernier quart du 19ème siècle. L’affaire Dreyfus est le dernier chapitre du livre.
L’affaire dure de 1894 à 1906. Durant toutes ces années, la France a été comme le symbole de la grande vague d’antisémitisme qui s’est propagée en Europe. C’est en réalité le seul épisode où les forces souterraines du 19ème siècle se sont montrées dans la pleine lumière de l’Histoire. Il a généré une idéologie, des organisations de masse, des organes de presse, des intellectuels qui ont imprégné durablement la société française. La fin de l’affaire les a fait rentrer dans l’ombre. Mais ils n’avaient pas disparu. Pour les juifs en Europe, la seule conséquence visible de l’affaire Dreyfus a été la naissance du mouvement sioniste, seule réponse idéologique et politique que les juifs aient trouvé à l’antisémitisme. Mais la France avait découvert dans des slogans tels que « Mort aux Juifs » ou « La France aux Français », des formules presque magiques permettant de réconcilier les masses avec le gouvernement et la société.
Cela a cristallisé 40 ans plus tard. Avant tout parce que la France n’avait plus de vrais dreyfusards, plus personne qui crût pouvoir encore défendre ou réaliser la démocratie, la liberté, l’égalité et la justice dans un régime républicain. La République est tombée comme un fruit mûr dans la main de la vieille clique antidreyfusarde. Le clan de Pétain n’était en rien un produit du fascisme allemand. Et les dirigeants français de Vichy adoptèrent promptement une législation antijuive tout en se vantant de n’avoir aucun besoin de l’antisémitisme importé d’Allemagne et de l’originalité de leurs lois concernant les Juifs par rapport aux lois du Reich.
Vous avez été une activiste sioniste de 1933 à 1948. Vous avez ensuite rompu avec le sionisme, car opposée à la création d’Israël telle qu’elle s’est déroulée. Quelle était votre idée, votre proposition ?
J’ai toujours considéré qu’il existe un peuple juif et que j’en fait partie. Je m’inscris en faux contre « l’existentialisme » sartrien qui a défini le juif comme celui qui est considéré et défini comme juif par les autres. Une connaissance même sommaire de l’histoire juive permet de comprendre le souci constant de la survie du peuple juif en dépit des dangers énormes résultant de sa dispersion. Cette appartenance ne signifie pas soutien ou approbation de tout ce qu’il fait ou de tout ce que ses dirigeants font. La critique de ce qui est fait en votre nom est indispensable. Cela n’a rien à voir avec la haine de soi. Mon ami Gershom Scholem m’a reproché mon manque d’amour pour le peuple juif. Je lui ai répondu que, de toute ma vie, je n’ai jamais aimé quelque peuple que ce soit, ni le peuple allemand, ni le peuple français, ni le peuple juif, ni le peuple américain, ni la classe ouvrière, ni quoique ce soit d’autre du même genre. Je n’aime effectivement que mes amis. Un jour, Golda Meir m’a dit : « En tant que socialiste, je ne crois pas en Dieu, je crois dans le peuple juif ». Je ne lui ai pas répondu. J’ai été effrayée. Si le peuple juif ne peut croire qu’en lui-même, que peut-il en sortir ?
En 1941, j’ai appelé à la formation d’une armée juive constituée de volontaires juifs issus de tous les pays. Pour la simple raison que la liberté n’est pas une récompense pour la souffrance que l’on endure. Mais elle ne peut pas être une récompense pour la souffrance que l’on fait endurer. C’est pourquoi je n’ai été, comme l’a dit mon ami Hans Jonas, qu’un hôte de passage dans le sionisme. En fait, j’ai toujours été opposé à la version nationaliste du sionisme, celle de Herzl, qui repose sur le présupposé d’un antisémitisme éternel et qui considère qu’une nation est un groupe d’individus liés par un ennemi commun.
En 1942, le programme de Biltmore adopté par l’Organisation sioniste mondiale a formulé pour la première fois les objectifs politiques des juifs. À savoir, un État juif unitaire en Palestine avec l’octroi de certains droits des minorités aux arabes de Palestine, qui, en réalité, à l’époque, composaient encore la majorité de la population. Sous la houlette de Ben Gourion, le mouvement sioniste s’est en fait aligné sur les révisionnistes qui envisageaient ouvertement un transfert des Palestiniens arabes vers des pays voisins. Et il a renforcé son désintérêt à l’égard des juifs européens autrement que comme émigrants vers la Palestine.
« Le régime totalitaire constitue un monde de mensonges se substituant à la réalité. En utilisant massivement l’arme de la propagande, il établit un monde fictif capable de concurrencer le monde réel. »
Dès ce moment, j’ai marqué mon opposition à l’État-nation juif en Palestine, mais également à la partition de la Palestine en deux petits États nationaux. En 1943, j’ai préconisé l’alternative de l’incorporation du foyer national pour les juifs à une perspective de fédération. Soit dans le cadre d’un Proche-Orient qui aurait trouvé sa place au sein d’un nouveau Commonwealth, soit dans une sorte de Fédération méditerranéenne, voire même élargie en Europe. Sans réclamer un État-nation qui leur soit propre, les juifs de Palestine et de la diaspora auraient pu avoir le même statut politique que les autres peuples de la Fédération, et la Palestine aurait eu le statut particulier de foyer juif.
En 1948, j’ai encore plaidé pour cela. Comme vous le savez, cette vision ne s’est jamais concrétisée. Le second livre dans Les origines du totalitarisme est L’impérialisme. En quoi le distinguez-vous des traditionnelles conquêtes qui ont parcouru les siècles ? Quel lien avec l’avènement du totalitarisme ?
J’ai traité uniquement de l’impérialisme colonial strictement européen à partir de 1884 et qui a pris fin, après la domination totalitaire, avec la liquidation de la domination britannique en Inde, lorsque la France a abandonné l’Algérie et, plus tard, pour le Portugal. La caractérisation comme impérialiste de cette période de l’histoire n’est pas originale. Voyez Hobson, Hilferding, Rosa Luxemburg ou même Lénine. Même si je suis en désaccord total avec sa caractérisation comme stade suprême du capitalisme. L’histoire ne connaît ni loi, ni nécessité.
Il reste que ce sont les dépressions des années 1860 et 1870 qui ont ouvert l’ère de l’impérialisme. Elles ont joué un rôle décisif en contraignant la bourgeoisie à prendre conscience que le péché originel du pillage pur et simple de « l’accumulation primitive du capital » allait devoir se répéter si l’on ne voulait pas voir soudain mourir le moteur de l’accumulation.
Il ne fallait donc pas s’étonner si, comme je l’ai écrit pour l’édition de 1968 du livre, en pleine guerre du Vietnam, les actions et les paroles qui donnaient à la politique un caractère si menaçant présentaient une ressemblance sinistre avec les actions et les justifications verbales qui ont précédé le déclenchement de la Première guerre mondiale.
Même si la connaissance du passé ne permet pas de connaître le futur, il est donc à craindre que cela reste durablement un enjeu. Du reste, L’impérialisme s’ouvre sur une citation de Cecil Rhodes, homme d’affaires de la deuxième moitié du 19ème siècle et figure majeure de l’impérialisme britannique en Afrique du Sud : « Si je le pouvais, j’annexerais les planètes ».
Quant aux liens avec le totalitarisme, ils sont multiples. À commencer par l’alliance entre la populace et les élites, entre les hommes superflus rejetés par les crises de la société productive et les capitalistes superflus qui vont chercher à prospérer ailleurs. Il y a surtout le racisme et la bureaucratie qui sont les deux moyens visant à imposer autorité et domination sur les populations étrangères. Ces deux « découvertes » ont été mises en œuvre d’abord dans le continent africain. Le racisme conduisit aux massacres les plus terribles, à des exterminations de tribus entières. Il servit en même temps de justification à toute l’entreprise coloniale. Puis par extension dans les politiques étrangères ordinaires. Et peut être pire que tout, il devint un moyen normal et permanent de la politique. Le racisme et la bureaucratie, à l’origine indépendants l’un de l’autre, se sont révélés à maints égards étroitement liés. Et l’on sait la place qu’ils ont occupée ensemble dans l’organisation totalitaires des camps de concentration et des massacres de masse.
L’impérialisme européen continental, ayant moins de possibilités ailleurs, a cherché à s’étendre en Europe en s’appuyant sur la base d’un nationalisme tribal pangermaniste et panslave et avec l’expansion d’un racisme totalement idéologique qui a débouché sur un antisémitisme violent.
Il y a, enfin, les contradictions et les limites de l’État-nation du fait de sa transformation d’instrument de la loi, en instrument de la nation. Cette transformation a fait émerger et a multiplié les groupes qui perdent les droits de l’homme : les minorités, les réfugiés, les apatrides, les colonisés. Ils sont contraints à vivre en dehors du monde commun, exclus des droits à la liberté, des droits d’agir, du droit d’avoir une opinion. Ce droit d’avoir des droits devrait valoir pour tous les humains mais les États les ont établis et organisés, et ils n’ont plus valu que pour les nationaux.
Vous avez proposé le concept de totalitarisme qui fut beaucoup discuté par les historiens. Pouvez-vous nous dire ce qu’il recouvre ? Par-delà leur différence essentielle, vous mettez sur un même plan, nazisme et stalinisme. Pourquoi ?
J’ai travaillé sur le livre Les origines du totalitarisme à partir de 1943. Le projet initialement uniquement centré sur le nazisme a effectivement évolué avec une meilleure connaissance du stalinisme. Ce que j’ai compris du totalitarisme m’a amené à souligner notamment les points suivants : s’il ne vient pas de nulle part et s’il s’inscrit dans la modernité, le totalitarisme est un régime sans précédent. Il constitue quelque chose de différent des tyrannies, des dictatures, des révolutions et des contre-révolutions. À la fois dans son essence, son principe et son gouvernement. Les régimes totalitaires ont surgi quand la majorité des gouvernements européens étaient des dictatures. Mais le régime totalitaire ne vise pas seulement à contrôler une population. Il détruit toutes les traditions sociales, juridiques et politiques. Son ambition est l’élimination de la politique, la destruction de la pluralité, l’éradication totale de la liberté intérieure et extérieure des hommes.
Le principe du régime totalitaire est son idéologie. Il prétend organiser un peuple avec une seule idée susceptible de l’animer. Et il prétend aussi étendre cette domination à l’échelle mondiale. Peu importe que cette idéologie soit aussi inepte et dépourvue de culture spirituelle authentique que le racisme ou qu’elle soit imprégnée de ce qu’il y a de meilleur dans notre tradition comme le socialisme. Le socialisme et le communisme sont devenus une idéologie lorsqu’ils ont prétendu être un système d’explication de la vie et du monde qui se flatte d’être en mesure d’expliquer tout événement, passé ou futur, sans faire autrement référence à l’expérience réelle. Le régime totalitaire constitue un monde de mensonges se substituant à la réalité. En utilisant massivement l’arme de la propagande, il établit un monde fictif capable de concurrencer le monde réel.
La terreur est l’essence du gouvernement totalitaire. Et cette terreur est différente de celle de la tyrannie ou de celle des guerres civiles ou des révolutions. En fait, le tournant qui décide si un système restera seulement une dictature ou se développera en régime totalitaire tient en ce que la terreur continue et s’amplifie lorsque le régime n’a plus d’ennemis, lorsque toutes les classes de suspects sont éliminées. La terreur totalitaire se tourne alors vers des gens absolument innocents. Et elle s’intensifie. La catégorie des fins et des moyens ne s’applique même plus. La terreur n’est même plus un moyen d’assujettir les gens par la crainte, mais une fin à laquelle les gens sont sacrifiés.
S’agissant du gouvernement, j’ai souligné notamment l’organisation en oignon des structures du pouvoir avec le chef au centre dans une sorte d’espace vide ou le rôle crucial de la police secrète. Et c’est un fait que tout ceci caractérise le régime stalinien autant que le régime nazi. Y compris, les camps de concentration qui sont les plus importantes institutions de la domination totalitaire. Après Staline, l’URSS est devenue une tyrannie. Les régimes totalitaires ont été éliminés mais pas la fabrique moderne des hommes superflus. Les solutions totalitaires peuvent fort bien ressurgir chaque fois qu’il semblera impossible de soulager la misère politique, sociale et économique d’une manière qui soit digne de l’homme.
Vous avez couvert, pour le New Yorker, le procès d’Adolf Eichmann en Israël en 1961. Vous y avez forgé le très célèbre concept de « banalité du mal ». Ce fut une polémique mondiale. On vous accusa d’amoindrir la responsabilité d’Eichmann dans la mise en œuvre de la solution finale. Pouvez-vous revenir sur votre idée et les polémiques qu’elles ont suscitées ?
J’ai voulu aller au procès Eichmann à Jérusalem et en rendre compte parce que j’ai voulu voir l’un des principaux coupables en chair et en os. Je voulais savoir qui était Eichmann et qu’avait-il fait ? Non pas dans la mesure où ses crimes faisaient partie intégrante du système nazi mais dans la mesure où il était un sujet libre. Et cela m’a permis de mieux comprendre la nature du mal, une question à laquelle je n’ai jamais cessé de penser.
La polémique sur le livre a été effectivement systématique et mondiale. Ce à quoi l’on a assisté, à mon avis, c’est à un effort concerté et organisé pour créer une « image » et pour substituer cette image au livre que j’avais écrit. Des déformations volontaires, des falsifications complètes qui n’ont pu avoir de l’effet que parce qu’elles étaient organisées et massives. Quant à l’auteur qu’on attaque, il ne peut pas faire grand-chose de plus que répéter, après Anatole France : « Si l’on m’accusait d’avoir volé les tours de Notre-Dame, je m’enfuirais ».
J’en viens à la banalité du mal qui figure dans le sous-titre du livre et qui le conclut. Contrairement à ce qui a été dit ou écrit, rien n’est plus éloigné de mon propos que de minimiser le plus grand malheur du monde. Rien non plus qui vise à diminuer la responsabilité et la culpabilité d’Eichmann. C’était sa défense qui prétendait qu’il se contentait d’obéir aux ordres, qu’il n’était qu’un bureaucrate, un exécutant passif.
Je n’ai parlé de banalité du mal qu’au niveau des faits en mettant en évidence un phénomène qui sautait aux yeux lors du procès. Je n’ai pas ôté à Eichmann son caractère diabolique, démoniaque ou simplement criminel. J’ai simplement constaté qu’il n’en avait pas. Il a agi avec conscience, en toute conscience, sauf que celle-ci lui dictait de réaliser, par-dessus tout, la volonté du Führer. Et il s’est soumis à une inversion du devoir moral. Non plus « Tu ne tueras point » mais « Tu tueras ».
Au cœur de cela, ce qui m’a frappé chez Eichmann, c’est son absence de pensée. Ce qui est tout à fait différent de la stupidité. Eichmann n’était pas stupide, il était dans l’incapacité de juger, de se mettre à la place d’autrui, d’être affecté par les conséquences de ses actions sur autrui. Quand il pensait, Eichmann ne pensait qu’à l’impact de ce qu’il faisait sur sa carrière. C’est cela que j’ai appelé la banalité du mal. Même dans un régime de terreur, nul n’est obligé d’abandonner son humanité. Pour le dire en termes politiques, la plupart des gens se soumettra, mais certains ne le feront pas. Et pour les pays auxquels la solution finale a été proposée, cela n’est pas arrivé partout, comme au Danemark. Humainement parlant, nous ne demandons rien de plus, et rien de plus ne peut raisonnablement être demandé, pour que cette planète reste un lieu propre à l’habitation humaine.
Le pire mal n’est finalement pas radical, mais seulement extrême. Il ne possède ni profondeur, ni dimension démoniaque. Il peut tout envahir et ravager le monde entier précisément parce qu’il se propage comme un champignon.
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Cet article est extrait du n°63 de la revue Regards, publié en octobre 2025 et toujours disponible dans notre boutique !
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25.12.2025 à 07:00
Les élections municipales seront-elles un tournant pour La France insoumise ? Le parti de Jean-Luc Mélenchon avait délaissé les élections locales ; il espère désormais conquérir quelques villes – au risque de créer des « baronnies ». Roubaix est sur la liste des conquêtes possibles. Et c’est David Guiraud, le député du Nord, qui part à l’abordage.
Dans le Grand Café, celui qui fait face à l’hôtel de ville de Roubaix, on vient autant s’abriter de la pluie que pour déjeuner. Tout le monde se salue, d’un air entendu et sympathique. Ce jour-là, le maire sortant, Guillaume Delbar, et son équipe déjeunent à une table à l’étage. Son challenger, David Guiraud, et moi sommes attablés au rez-de-chaussée, en vitrine. Quand l’édile de droite sort avec son aréopage, il ne manque pas de venir saluer l’insoumis : on se rend des civilités cordiales, presque joviales. Il y a dans ces échanges quelque chose qui existe davantage dans les réalités locales qu’à l’Assemblée nationale : la rivalité existe, la tension politique est là, mais la vie commune impose des formes de civilité. Cette proximité sans affrontement spectaculaire dit déjà beaucoup de celui qui l’accepte sans façon : la bataille sera rude, mais elle se jouera sur le terrain du quotidien et de la crédibilité réelle des projets plus que dans les postures et les post-assassins sur les réseaux sociaux.
David Guiraud a trente et un ans. On le connaît pour ses interventions à l’Assemblée et à la télévision, coupantes et efficaces, ses questions qui font mouche et ses emportements millimétrés qui deviennent des extraits viraux. Mais réduire son parcours à ces instants serait passer à côté de l’essentiel : sa campagne est d’abord une histoire d’installation et de filiation. Car le député LFI n’est pas né à Roubaix. Il est le fils de son père, maire socialiste des Lilas en Seine-Saint-Denis, qui lui a transmis très tôt une culture municipale, un sens de l’action locale, une familiarité avec le pouvoir, ses rouages et ses grandeurs modestes. Fils de socialiste, il a aussi grandi avec l’idée que la politique peut transformer concrètement une ville. Mais il connaît l’exigence qui a accaparé son père durant toute son enfance. Parachuté à Roubaix par La France insoumise, il a choisi, contrairement à d’autres, de s’installer tout de suite dans la ville, d’y vivre, d’y inscrire son quotidien. Ce choix a compté : au lieu de rester une silhouette de passage, il s’est fait un voisin, un interlocuteur, une présence.
Entre la mairie des Lilas que son père dirigea et l’Assemblée nationale – où il était collaborateur d’Éric Coqurel –, David Guiraud a construit une trajectoire singulière. Cette double filiation forme son profil composite : bagarreur et gestionnaire, orateur et organisateur, héritier et autonome.
En vérité, David Guiraud a une double paternité politique. D’un côté, son père biologique, de l’autre, un père d’adoption politique : Éric Coquerel, dont il a été le collaborateur parlementaire durant plusieurs années. À ses côtés, il a appris le travail d’amendement, la précision des dossiers, la confrontation parlementaire, l’art d’occuper la scène politique nationale. Entre la mairie des Lilas et l’Assemblée nationale, entre un socialisme municipal de terrain et une insoumission parlementaire offensive, David Guiraud a construit une trajectoire singulière. Cette double filiation forme son profil composite : bagarreur et gestionnaire, orateur et organisateur, héritier et autonome.
On le retrouve dans son local de campagne, pensé comme un atelier-usine politique. Très vaste, il peut accueillir une centaine de personnes. Les murs portent des plans, les tables recouvertes de maquettes de la ville : il montre, avec une baguette de maître d’école, les portions de la ville, les structures et les ambitions, les liaisons piétonnes existantes et à venir, les projets de reconversions de friches. Le directeur de campagne, architecte, tient une place centrale : il traduit volontiers des enjeux sociaux en dispositifs spatiaux. Ce n’est pas un simple argument de communication ; la question urbaine n’est pas accessoire mais constitutive du projet.
Elle structure l’édifice des propositions. David Guiraud et son équipe ne séparent pas l’écologie, le social et l’emploi. Nawri Khamallah explique la logique avec des mots d’architecte mais une visée sociale : « Si on repense les parcours entre les écoles et les transports, si on crée des espaces partagés qui favorisent la micro-économie, on fabrique aussi de la sécurité, de l’emploi, de la mixité ». Ce vocabulaire technique est pris comme un outil pour rendre le politique intelligible : les plans servent à mettre à plat des choix qui, sinon resteraient abstraits.
La mémoire de Roubaix traverse notre entretien. Ville ouvrière, productrice, organisée, elle fut longtemps un exemple pour la gauche municipale. Cette mémoire s’accroche aux pierres des usines, aux vieux commerces, aux syndicalismes encore vivaces. Elle explique l’attachement des habitants à leur ville et la colère que suscite le déclassement. La désindustrialisation a laissé des traces profondes : chômage, précarité, logements dégradés, équipements publics qui s’usent. Sur ces terrains, la parole de David Guiraud résonne : il évoque des parcours de rénovation, des fonds de solidarité, des coopératives pour relancer des activités locales. Il sait aussi que les retours électoraux sont marqués par l’abstention, que beaucoup ont cessé de croire dans les vertus du vote.
Dans la ville, les opinions sont multiples. Une boulangère du centre dit : « Il est jeune, on le voit, il écoute. Mais nous avons eu des élus qui disaient la même chose. Moi, j’attends de voir. » Un éducateur associatif qui sirote un café devant la gare note : « Ce qui change, c’est la volonté d’impliquer les jeunes. Guiraud, je me demande si c’est juste du spectacle ou si c’est une porte pour dialoguer. Mais franchement, j’ai envie d’y croire. » Un retraité, prudent, nuance : « On a besoin que cela tienne sur la durée, que ce ne soit pas que de la com’. » David Guiraud entend ces voix et répète qu’il ne vend pas des illusions : sa communication est un moyen, pas une fin.
La campagne, dans sa mécanique, articule action culturelle, travail de proximité et technicité des politiques publiques. L’équipe a abattu un travail titanesque : ils ont produit un programme de plusieurs centaines de mesures… un peu à l’image du programme de La France insoumise, la fameuse bible intitulée L’avenir en commun, qui comprend le même nombre de mesures. Et d’ailleurs, David Guiraud explique comment il l’a élaboré : de la même façon que le mouvement au niveau national. L’équipe est allée voir les associations et les habitants et a noté doléances et propositions. Résultats : tout est là et chacun est censé y retrouver ce qu’il a raconté. Et, donc, de valider la proposition. On sait qu’à la fin, il n’émergera dans le fort de la campagne que quelques idées-forces mais cela permet, dans un premier temps, de rassembler tout le monde et de faire montre d’une envie de participation. Déjà des idées affleurent, plus fortes que d’autres : par exemple celles du directeur de campagne, qui met en garde contre la gentrification : « On ne veut pas transformer Roubaix pour ceux qui viendront après. Il faut des modèles qui permettent à ceux qui sont là de rester ». C’est sur ce fil que la campagne construit ses propositions de mixtes fonctionnelles et de préservation des loyers.
Les adversaires politiques sont bien présents : la droite municipale, portée par un maire habile à apparaître comme gestionnaire ; l’extrême droite qui prospère sur le ressentiment. David Guiraud ne minimise pas ces forces. Il identifie deux fronts : l’affrontement politique traditionnel – campagnes, débats, tractations – et la lutte contre la résignation. « Le vrai adversaire, me dit-il, c’est que les gens cessent de penser que la ville peut changer. » Pour lui, le remède est double : des résultats tangibles à court terme et une stratégie de long terme de transformation urbaine et socio-économique. Objectif : que les Roubaisiens ne se sentent plus abandonnés par tous, à commencer par leurs propres élus.
L’urbanisme n’est pas un simple volet esthétique ; il est au cœur de la justice sociale. David Guiraud imagine des parcours piétons qui relient écoles et équipements, des micro-ateliers d’économie circulaire sur des friches, des lieux culturels portés par des collectifs locaux. L’architecture, ici, est conçue comme une fabrique de communs. Son architecte de campagne parle volontiers d’« urbanisme d’usage » : des interventions modestes mais visibles pour transformer la manière dont la ville est vécue.
« Je suis militant depuis dix ans. » Dans l’intervalle, David Guiraud est devenu une figure médiatique, pas une star mais une voix identifiée – « J’avais mon rond de serviette dans les médias », dit-il en souriant. Et pourtant il n’a pas voulu se présenter pendant ces années-là : il tenait à finir ses études, à vivre une première expérience « de collaboration » auprès d’Éric Coquerel. « J’étais à l’école de la politique, je ne suis pas un ovni. Mais je voulais bosser, pas forcément être devant. » 2022 arrive et l’idée s’impose : « Je me dis que ça peut être le moment ». Il décrit, sans dramatiser, ce moment banal et décisif de tant de trajectoires politiques : une maturation, des encouragements, puis une porte qui s’entrouvre.
Il précise tout de suite un nœud biographique : Les Lilas. « Je ne voulais pas me présenter là-bas. Je n’avais pas envie d’être dans l’ombre de mon père, ni d’être dans sa lumière. » Il cherche un territoire qui lui ressemble davantage et, à ce moment, des camarades l’appellent : à Roubaix, en 2017, la gauche avait été éliminée au premier tour, faute d’unité et de projet. « Pourtant, quand tu regardes la sociologie, c’est très populaire. » Il sent qu’il manque quelqu’un qui veut y aller pour gagner. Le comité électoral s’en mêle. Il arrive, observe, tranche une première chose : s’installer. « À partir du moment où je suis candidat là-bas, j’y habite. » Il en parle comme d’une condition éthique et d’une évidence pratique, surtout pour un trentenaire sans enfants : « Vivre dans sa ville, c’est la première condition si tu veux t’implanter vite. » Après la campagne, il achète un appart sur place et « s’enkyste ». Sa compagne accepte de bouger avec lui. « Je n’avais pas forcément l’objectif d’être maire. Mais j’ai tout de suite eu une pratique du mandat très locale. »
David Guiraud revendique une forme de loyauté disciplinée à LFI et, en même temps, une autonomie municipale : « Les municipales, c’est 30 000 communes. On ne peut pas avoir un seul discours pour tous. »
Il décrit ensuite la mécanique parlementaire « à petits bras » transposée à l’échelle d’une ville pauvre : « On répond à tout le monde. On traite tous les dossiers. On est deux salariés, parfois un de plus, c’est ridicule par rapport à une mairie, mais on s’y met. » À Wattrelos aussi, dit-il, mais surtout à Roubaix. Il cite des luttes, parfois gagnées, parfois perdues : des emplois francs arrachés, des fermetures administratives combattues, des commerces soutenus – « le Grand Café », glisse-t-il. Ce qui l’exalte : « Réussir à faire changer des trucs localement ». Ce qui le travaille : « Voir tout ce qu’on pourrait faire si la mairie faisait son taf ». C’est là que la question urbaine l’agrippe pour de bon. « Franchement, si les élus étaient à la hauteur, on pourrait faire énormément de choses. »
Sa critique des doctrines actuelles tient en une phrase : « On densifie et on vide les pauvres. » Le renouvellement urbain, pour lui, commence par réparer ce qui a été abandonné par les bailleurs, détruire ce qui est irrémédiable, rouvrir les espaces verts, les parkings, « rouvrir ce qui appartient aux gens ». Sa ligne : plus d’habitants, pas moins ; et surtout des logements adaptés à la vie réelle des Roubaisiens, « y compris la jeunesse non étudiante ». « On construit des logements étudiants sur les friches… et les jeunes de Roubaix, qui ne sont pas tous à la fac, ils vivent où ? »
La mixité sociale ? « Notre ville remplit une fonction politique : elle accueille. Oui, les autres villes doivent prendre leur part. » Il détaille la réalité économique : pas de « mono-employeur » massif, mais une mosaïque de services, d’activités, des logistiques qui ferment, des PME qui tiennent, des boîtes de l’immobilier au sud de la métropole. « C’est diffus. » Une jeunesse « en colère », parfois, mais « pas de grandes manifs ». « À Roubaix, les gens se débrouillent. »
Une question interroge quand on imagine un insoumis à la tête d’un exécutif municipal : comment vont-ils composer avec les entreprises, serrer les mains de ceux qu’ils dénoncent à longueurs de tribunes, « faire le tour des patrons » comme le font tant de maires. Il ne botte pas en touche : « Je ne serai pas là pour commander en chef de ma commune avec des patrons. Mais s’ils m’interpellent, je répondrai. La bonne gestion n’est pas un gros mot. »
Il revendique une forme de loyauté disciplinée à LFI et, en même temps, une autonomie municipale : « Les municipales, c’est 30 000 communes. On ne peut pas avoir un seul discours pour tous. » Il reconnaît des frottements, des désaccords de tempo, assume d’avoir parfois « pris la main » sur une annonce. « Ce n’est pas dictatorial. On a besoin de discipline, oui, mais aussi d’initiative. » Pourquoi LFI lui laisse-t-elle cette marge ? « Parce que je suis loyal. Je ne fais pas ça pour me pousser moi. Et parce qu’ils pensent peut-être que je peux y arriver : alors ça vaut le coup de soutenir. »
« Plus c’est local, plus c’est complexe. » Il décrit des espaces de discussion entre députés candidats, des allers-retours avec le comité électoral, la réalité triviale des lundis-mardis-mercredis à Paris où, entre deux votes, on parle de logements et d’éclairage public. Il n’idéalise pas. Il assume. On lui dit qu’on l’accusera de tout – parachutage (déjà fait), radicalité (bien sûr), incompétence gestionnaire (à démontrer). Il hausse les épaules : « On établira la vérité. » Et il reformule, une dernière fois, l’idée fixe qui traverse toute sa campagne : « Rendre Roubaix vivable pour ceux qui y vivent. Pas pour une vitrine. Pas pour demain au détriment d’aujourd’hui. »
Quand on se lève, la pluie a cessé. Il jette un dernier regard vers l’hôtel de ville. La scène s’emboîte : le local-atelier où l’on manie des maquettes comme des promesses tangibles ; la double filiation politique condensée dans un projet urbain. « On verra, dit-il, mais au moins, on fait. » Et, dans cette phrase, quelque chose de Roubaix répond.
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Cet article est extrait du n°63 de la revue Regards, publié en octobre 2025 et toujours disponible dans notre boutique !
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24.12.2025 à 12:40

par Catherine Tricot
« Drill baby, drill » fut le slogan de campagne de Donal Trump. Le président américain a une obsession : le pétrole. Celle pour le pétrole vénézuélien n’a rien de neuf. Il faut dire que ce pays détient la première réserve mondiale de pétrole conventionnel, près de 20%. Tandis que le Canada, autre pays convoité par Trump, se place au quatrième rang mondial.
En juin 2023, il critiquait Joe Biden : « Quand je suis parti, le Venezuela était sur le point de s’effondrer. Nous l’aurions repris, nous aurions gardé tout ce pétrole qui est juste à côté ». Les États-Unis ne digèrent pas les nationalisations opérées par Hugo Chavez en 2007. Dans un discours typiquement colonial, Trump annonce qu’il va récupérer ces ressources – étant entendu que le bien des entreprises américaines se confond avec le sien et avec celui du pays.
Le 17 décembre, il menace à nouveau : « Le Venezuela doit rendre aux États-Unis d’Amérique tout le pétrole, les terres et les autres actifs qu’ils nous ont précédemment volés… Le choc pour eux ne ressemblera à rien de ce qu’ils ont vu auparavant ». John Bolton, son ancien conseiller à la sécurité nationale, le cite et confirme : pour Trump, le Venezuela fait « vraiment partie des États-Unis » et une invasion serait « cool ».
Le contrôle du pétrole vénézuélien est l’un des axes de la stratégie de sécurité nationale américaine rendue publique le 5 décembre. Il répond à trois objectifs : assurer la sécurité énergétique des États-Unis ; provoquer un changement de régime à Caracas ; récupérer les investissements des compagnies pétrolières américaines (Chevron, Exxon Mobil, Conoco). A plusieurs reprises, Trump a déclaré avoir « des droits pétroliers » (sic) sur le Venezuela.
Cette guerre est la continuation des actions américaines contre les nationalisations de 2007. Depuis 2015, des sanctions économiques et financières, unilatérales et illégales en droit international, frappent l’économie du pays. Trump les intensifie. Une stratégie déjà employée en particulier contre Allende au Chili. Trump reprend l’expression de Nixon ordonnant à la CIA de « faire souffrir l’économie » (« make the economy scream »).
C’est ce qui se produit : le Venezuela est dans une crise sociale et financière profonde qui fait souffrir la population. Les Vénézuéliens qui fuient le pays se comptent par millions, l’hyperinflation est galopante.
Depuis cet été, l’administration Trump relate en boucle la fable de la lutte contre le narcoterrorisme et met en scène le spectacle des bateaux de trafiquants bombardés. On est désormais passé à l’étape suivante : le blocus naval militaire et la saisie de cargaisons de pétrole dans les eaux internationales… un acte de pure piraterie.
Donald Trump s’appuie aussi sur une opposition déterminée à revenir aux affaires. Pour María Corina Machado, prix Nobel de la paix 2025, « nous avons besoin d’une menace réelle, crédible et sévère pour que le régime comprenne que le coût de rester est plus élevé que celui de partir ». Intervenant le 5 novembre dernier à l’American Business Forum (un des forums les plus influent du monde capitaliste), elle livre son programme : « Nous ouvrirons les marchés. Nous offrirons une sécurité totale pour l’investissement étranger et un programme de privatisation massive et transparent vous attend […] Nous transformerons le Venezuela : d’un centre criminel des Amériques, il deviendra le hub énergétique des Amériques. »
Le Venezuela vient de porter ces menaces et actes de piraterie devant le conseil de sécurité de l’ONU. Il faut arrêter cette guerre qui vise l’annexion de richesses et la colonisation d’un pays. Trump doit être stoppé ou toute l’Amérique, Sud et Nord, est en danger imminent.
POLÉMIQUE DU JOUR
En cette fin décembre, on a le droit à une polémique à la con. Au nom d’une vision de la laïcité absolument dérisoire, on se retrouve à débattre : ceux qui disent « joyeux Noël » et ceux qui leur opposent « joyeuses fêtes ». Comme si la neutralité de l’État ou la robustesse de la République se jouaient dans une formule de politesse. Cette fixation révèle surtout une paresse intellectuelle : on confond laïcité et police du langage, liberté de conscience et crispation identitaire. En traquant des mots inoffensifs, on s’empêche de se retrouver, de croire, de ne pas croire, et surtout de vivre ensemble sans polémique permanente. Bref, un débat parfaitement inutile, donc très médiatisé. Joyeux Noël et à l’année prochaine !
P.P.-V.

« Noël est-il devenu politiquement incorrect ? », une émission-débat sur France Culture. Marine Le Pen et les présentateurs de CNews qui souhaitent un joyeux Noël quand l’insoumis Eric Coquerel ou les présentateurs de BFMTV disent joyeuses fêtes… Tel est le débat de cette fin d’année : heureusement, les deux intervenants arrivent à prendre de la hauteur.



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24.12.2025 à 07:00
Moins d’un Français sur deux lit plus d’un livre par an en dehors de l’école et du travail… Un chiffre en chute libre. Le livre va-t-il, un jour, devenir un objet obsolète ? Le recul de la lecture a pris de telles proportions que le phénomène affole désormais certains neuroscientifiques.
T ourner les pages d’un roman sans voir les heures filer, la tête confortablement calée sur l’oreiller. Cette image appartiendra-t-elle bientôt au passé ? Et si les livres n’étaient pas condamnés à finir au bûcher comme dans Fahrenheit 451, mais entre les mains d’une élite très restreinte, avec les conséquences décrites par Ray Bradbury dans sa dystopie qui met en scène une société lobotomisée ? Le recul de la lecture a pris de telles proportions – tous âges confondus – que le phénomène affole désormais bien au-delà des cercles réactionnaires qui tiennent des discours aux accents déclinistes. À commencer par certains neuroscientifiques et chercheurs en psychologie cognitive, qui en viennent à échafauder des hypothèses n’ayant rien à envier aux récits d’anticipation des auteurs de science-fiction. « Depuis la révolution numérique, au tournant du 21èmesiècle, le temps que le cerveau des jeunes consacre aux livres a été très nettement réduit, supplanté par le temps consacré aux réseaux sociaux et aux jeux vidéo, soit à des textes très courts, peu soignés, et à des images sur écrans, pointe Olivier Houdé, professeur de psychologie, spécialiste du développement cognitif des enfants.
Depuis l’imprimerie, le réseau neuro-culturel impliqué dans la lecture s’est renforcé, puis il s’est massivement étendu avec l’avènement des lois Ferry qui ont institué l’école obligatoire. Une évolution qui pourrait arriver à un point de bascule
L’une des conséquences probables, pour les générations à venir, est une atrophie progressive du réseau neuronal de la lecture. Il restera, certes, toujours une sorte de « kit minimal de survie », telle une boîte aux lettres du cerveau humain, évitant l’illettrisme, qui permettra de décoder des consignes, messages et textes courts. Et concernant ce kit, rien n’exclut qu’une intelligence artificielle le remplace très vite ! » C’est dire combien pour lui, l’heure est grave. Et elle l’est d’autant plus quand cette désaffection pour la lecture touche des enfants et des adolescents en plein développement, selon Michel Desmurget, chercheur en neurosciences : « Des adultes ayant grandi avec des livres qui cesseraient de lire pendant cinq ans auraient toutes les chances de réussir à s’y remettre s’ils décidaient de revenir à cette activité. Car les bases sont acquises. Pour des enfants et des adolescents, ce n’est pas la même histoire », affirme cet auteur d’un ouvrage intituléFaites-les lire ! Pour en finir avec le crétin digital. « La construction cérébrale dépend de la nature des aliments donnés au cerveau dans les périodes critiques. Plus un enfant passe de temps sur les écrans, moins la structure anatomique de son cerveau va se mettre en place. »
Contemporaine des premières statistiques sur les pratiques culturelles des Français, au milieu des années 1950, l’inquiétude ne date pas d’hier. Mais longtemps, le camp progressiste a balayé ces lamentations se moquant du « C’était mieux avant », des attaques visant d’abord la jeunesse qui ne serait plus ce qu’elle était. Au milieu des années 2010, la sociologue Sylvie Octobre clamait ainsi dans les colonnes du Monde : « Les jeunes lisent toujours, mais pas des livres ». Même son de cloche du côté du cofondateur de Mediapart, Edwy Plenel, qui s’inscrivait en faux contre ce constat d’un effondrement de la lecture, dans une interview donnée à la revue des Cahiers pédagogiques : « On dit que les jeunes lisent moins : mais ils n’arrêtent pas de lire ! » En 2023, Carine Roucan, enseignante en littérature à l’université Le Havre Normandie, tentait encore d’apaiser les craintes dans un article intitulé « Oui, les jeunes lisent encore. Mais différemment ! », paru sur le site The Conversation. Et en un sens, ils ont raison : les jeunes continuent bien de lire… mais pas des romans, exception faite de la new romance – des histoires d’amour populaires abordant des sujets actuels – qui a le vent en poupe chez les adolescentes. À part les mangas et bandes dessinées qui n’ont pas disparu des bibliothèques, surtout de textes courts sur Internet, de posts sur les réseaux sociaux, de fils WhatsApp, etc. Entendons-nous bien, ce n’est pas la lecture en général qui est en perte de vitesse, mais bien celle des livres – imprimés ou numériques.
Force est de constater que les Français lisent de moins en moins d’ouvrages, quelle que soit la classe d’âge. La soif de romans et d’essais se tarit, y compris chez les vieux. En 1988, 73% des Français de 15 ans et plus lisaient au moins un livre par an en dehors de l’école et du travail. En 2018, ils n’étaient plus que 62% et le pourcentage est même tombé à 48% aujourd’hui. À noter que la BD n’est pas épargnée par ce recul. À quoi s’ajoute la part de lecture quotidienne, qui a atteint son plus bas niveau depuis dix ans, selon la sixième édition du baromètre « Les Français et la lecture », réalisé par Ipsos pour le Centre national du livre (CNL), dont les résultats ont été rendus publics au printemps dernier. Sans oublier un renversement qui n’est pas rassurant : alors qu’il y a trente ans, les gros lecteurs étaient jeunes, aujourd’hui ils sont âgés. Bref, tous les clignotants sont au rouge. Et ça commence à se voir.
En cause ? De nombreuses études incriminent un usage intensif des écrans qui empiète sur la lecture de livres. « Sur leur temps libre, les Français consacrent ainsi presque une journée par semaine aux écrans (hors études/travail) et jusqu’à plus de 35 heures chez les moins de 25 ans, soit quasiment autant de temps aux écrans chaque jour qu’à lire des livres chaque semaine », révèle ainsi l’enquête menée pour le CNL. Nul doute que les notifications permanentes capturent l’attention au détriment d’activités qui demandent de la concentration. Cerise sur le gâteau, ces moments déjà réduits à portion congrue sont aussi parasités par l’envoi de messages ou la fréquentation des réseaux sociaux qui contribuent à hacher la lecture. Ainsi, 27% des lecteurs et plus de la moitié des 15-24 ans se laissent distraire par leur smartphone alors qu’ils tournent les pages. À ce propos, Bruno Patino établit une comparaison surprenante, dans La Civilisation du poisson rouge, entre le temps d’attention de ce vertébré aquatique et celui de la génération Y, dite « digital native » : « 8 secondes, c’est le temps d’attention d’un poisson rouge : au-delà, ce dernier remet à zéro son univers mental et découvre ainsi un monde nouveau à chaque tour de bocal […] 9 seconde, c’est le temps d’attention d’un Millenial : au-delà, son cerveau décroche et il lui faut un nouveau stimulus », affirme-t-il sur la foi de calculs réalisés par les ingénieurs de Google. Et d’en conclure : « Nous sommes tous sur le chemin de l’addiction : enfants, jeunes, adultes. »
Nul doute que la surconsommation d’écrans en tout genre détourne enfants comme adultes des livres. Mais sur un plan plus philosophique, il se peut que la lecture pâtisse aussi, dans l’ombre, d’une accélération du temps inhérente à la modernité. C’est en tout cas l’hypothèse de l’historienne Mona Ozouf qui insiste, dans La Cause des livres, sur « la difficulté de se procurer, dans notre société, les biens qui [lui] sont indispensables : le silence, la solitude et même l’ennui ». Diagnostic conforté par la philosophe Myriam Revault d’Allonnes, dans Télérama, il y a plusieurs années de cela : « J’entends déplorer fréquemment que les élèves ne lisent plus, ou, plus souvent encore, qu’ils ne savent plus lire un livre du début à la fin et se satisfont de fragments, soulignait-elle alors. Mais la lecture fragmentée n’est pas liée simplement à l’existence autour de nous des écrans qui nous sollicitent en permanence. Elle s’explique plus profondément par le rapport qu’entretient l’individu contemporain avec le temps – ce qu’on appelle le « présentisme », à savoir la prégnance de l’instant, de l’immédiateté, l’appréhension du temps comme une succession de moments au détriment de la prise en compte de la durée, de l’existence du passé et de l’avenir. Cette incapacité à envisager la longue durée affecte fatalement la pratique de la lecture, qui est à la fois de l’ordre de la mémoire et du projet. » Dans son ouvrage intitulé Accélération. Une critique sociale du temps, le sociologue et philosophe allemand Hartmut Rosa relève l’existence d’un paradoxe : alors que les outils techniques promettaient de nous faire gagner du temps, nous n’avons jamais eu autant l’impression de manquer de temps.
Les jeunes continuent bien de lire… mais pas des romans. À part les mangas et bandes dessinées qui n’ont pas disparu des bibliothèques, il s’agit surtout de textes courts sur Internet, de posts sur les réseaux sociaux, de fils WhatsApp, etc. Ce n’est pas la lecture en général qui est en perte de vitesse, mais bien celle des livres – imprimés ou numériques.
Fast-food, speed-dating, haut débit… Le quotidien est pris dans une frénésie qui participe de la victoire du « format court dans tous les domaines », souligne le sociologue Bernard Lahire, auteur d’un manifeste intitulé Savoir ou périr paru à la rentrée. « Dans les années 90, le cinéma arrivait en tête des préférences des jeunes, devant la lecture, dans les enquêtes sur leurs préférences. Interrogés, ils disaient qu’en deux heures, ils avaient toute l’histoire », souligne Bernard Lahire. Cette tendance à l’accélération affecte jusqu’à l’école qui peine, du même coup, à fabriquer des lecteurs : « Depuis très longtemps, elle habitue les élèves à ne pas lire ! Les enseignants manquent de temps, on leur demande d’aller toujours plus vite, ce qui n’est pas compatible avec la lecture de textes longs. » Plus longtemps les élèves séjournent à l’école, moins ils lisent pour eux-mêmes, montraient déjà les sociologues Christian Baudelot, Marie Cartier et Christine Detrez en 1999, dans Et pourtant, ils lisent… Sauf qu’à l’époque, le décrochage avait lieu au lycée, à l’approche du bac. Aujourd’hui, la pression commence bien plus tôt. Selon Bernard Lahire, c’est toute la machine scolaire – soumise à une obsession de l’évaluation – qui tourne à l’envers : on la cadence pour terminer le programme et pouvoir noter les copies lors des examens et concours. Autrement dit, l’école ne permet plus de développer, en toute tranquillité, des apprentissages. Ce qui contribue, selon ce sociologue, à une « culture du découpage des œuvres en petits morceaux, en extraits de textes. Les semaines sont si surchargées, les programmes si denses que les élèves manquent de disponibilité pour lire des œuvres du début à la fin ».
Mais le désamour pour les livres pourrait aussi être lié à une hiérarchie scolaire qui fait la part belle aux mathématiques, si l’on en croit la sociologue Sylvie Octobre, autrice de Deux pouces et des neurones. Les cultures juvéniles de l’ère médiatique à l’ère numérique. Interrogée dans Le Monde, elle invoquait il y a déjà dix ans le « glissement de notre société de ce qu’on appelait les humanités vers le technico-commercial. Auparavant, les filières les plus prestigieuses nécessitaient une pratique assidue de la lecture. Or la lecture, en tant que loisir tout du moins, n’est plus vraiment obligatoire pour devenir ingénieur. » Plutôt que des romans, expliquait-elle alors, « les 15-29 ans lisent des textos, Wikipédia, des blogs… Il y a bien des façons de lire. En réalité, on n’a jamais tant lu : des textes, des publicités, des articles, etc. ». Depuis, les faits lui ont largement donné raison.
Reste une question : faut-il voir dans cette victoire de la lecture fragmentée une véritable rupture anthropologique, ou au contraire dédramatiser la désaffection grandissante pour les bouquins, sujette à déploration depuis des décennies ? Craindre que l’explosion des non-lecteurs n’ait des conséquences désastreuses, ou se rassurer sur la capacité des livres-audio et autres supports à prendre le relais ? « Les discours d’affolement, de déclin, me laissent circonspect. Même des collègues qui étaient assez prudents se lâchent plus aujourd’hui, on a l’impression qu’un seuil a été dépassé. Pourtant, les données montrent que les gens lisent moins de livres, mais la lecture ne se réduit pas à la lecture de livres », insiste Bernard Lahire qui refuse de céder à la panique morale. D’autant que cette baisse, qui peut interpeller lorsqu’elle touche les sciences humaines et sociales, n’a pas le même impact dans toutes les disciplines, selon lui : « Dans beaucoup de domaines scientifiques, les innovations ou les révolutions viennent de ceux qui ont su s’approprier des connaissances très étendues, ce qui se traduit par une pratique intensive de la lecture dans le cas des sciences humaines et sociales avec Marx, Durkheim, Freud, etc., et sans doute aussi de la biologie si l’on pense à Darwin. C’est pourquoi je plaide, en Sciences Humaines et Sociales, pour que les étudiants lisent des livres en entier, pas des bribes et des commentaires sur ces livres », reconnaît-il. Mais, pondère-t-il, « on peut être un ingénieur formidable sans lire énormément. Le mathématicien Alexandre Grothendieck n’aimait pas du tout lire les ouvrages de ses collègues, il préférait téléphoner aux gens pour leur demander de lui résumer le propos ! »
Il n’empêche que l’organisation sociale que nous connaissons aujourd’hui et son rapport à la science se sont construits sur un savoir qui s’est sédimenté dans des textes, depuis l’invention de l’écriture. Une histoire qui a débuté en Mésopotamie et en Égypte il y a près de 6000 ans, et façonné les sociétés lettrées d’aujourd’hui. « On peut supposer que l’ensemble des mutations de la connaissance en Occident, depuis la Mésopotamie et la Grèce antique, doit être attribuée à une configuration historique très particulière. Celle-ci allie des techniques (l’écriture et la lecture) et des formes institutionnelles de transmission et d’accumulation des savoirs (l’école, la classe, la pédagogie et la culture scolaire) », analyse le chercheur Jean-Claude Ruano-Borbalan dans un article intitulé « Des sociétés orales aux sociétés scolaires », paru dans le magazine Sciences humaines. Ce lien au livre est d’ailleurs si central que l’on a pris l’habitude de « décrire […] le monde comme un texte ou un texte comme le monde », observe Alberto Manguel, essayiste canado-argentin, dans son Histoire de la lecture. Une métaphore qui traverse les sociétés juive, chrétienne et islamique, lesquelles font des livres sacrés le Verbe divin lui-même. « Pour la plupart des sociétés alphabétisées – pour l’islam, pour les sociétés juives et chrétiennes telles que la mienne, pour les anciens Mayas, pour les vastes cultures bouddhistes – la lecture se trouve au début du contrat social », insiste Alberto Manguel. De sorte que l’apprentissage de la lecture s’apparente à un rite initiatique, comme dans la société juive médiévale qui célébrait ce passage lors de la fête de Shavuot : on drapait alors le garçon qui allait être initié dans un châle de prière, puis son père le conduisait au maître qui prenait celui-ci sur ses genoux et lui montrait une ardoise où figuraient l’alphabet hébreu. Le maître lisait chaque mot à haute voix et l’enfant répétait. Ensuite on enduisait l’ardoise de miel et l’enfant la léchait, « assimilant ainsi physiquement les mots sacrés ». Il mangeait aussi des œufs durs épluchés et des gâteaux au miel sur lesquels étaient inscrits des versets bibliques, après les avoir lus à haute voix. « L’enfant qui apprend à lire est admis dans la mémoire commune par la voie des livres et découvre ainsi un passé partagé qu’il ou elle renouvelle, à un degré plus ou moins grand, à chaque lecture », résume Alberto Manguel.
Cette dimension symbolique s’est accompagnée du développement de compétences cognitives spécifiques, rappelle Olivier Houdé : « Le réseau neuronal de la lecture n’existait pas biologiquement dans le cerveau de nos lointains ancêtres avant l’invention de l’écriture et de la lecture. Ce réseau a dû se construire par recyclage neuronal et une empreinte culturelle nouvelle dans des régions cérébrales antérieurement dédiées à la vision des objets qui, elle, existait depuis la nuit des temps. De la même façon, le réseau neuronal de la lecture doit se reconstruire, se façonner, telle une empreinte éducative singulière et nouvelle, dans le cerveau de chaque enfant au cours de son développement cognitif, en particulier à l’école en CP. C’est un formidable défi, tout à la fois biologique et culturel ! », explique-t-il. De la révolution de l’imprimerie – et la relative démocratisation du livre – à la Renaissance, le réseau neuro-culturel impliqué dans la lecture s’est renforcé, puis il s’est massivement étendu avec l’avènement des lois Ferry qui ont institué l’école obligatoire. Une évolution qui pourrait arriver à un point de bascule : « La richesse et la profondeur du réseau neuro-culturel de la lecture d’antan, jusqu’aux joies inégalables que procurent la littérature et la poésie et que connaissaient encore les générations de la fin du 20ème siècle, auront probablement bientôt disparu de la population générale. Resteront quelques exceptions, comme les érudits au Moyen Âge, gamberge Olivier Houdé. Par ce scénario encore hypothétique, les circuits courts du cerveau, de l’œil au pouce, auront peu à peu colonisé, puis remplacé les circuits longs : ceux de la pensée élaborée et du raisonnement. Ces circuits courts œil-pouce tourneront alors de plus en plus rapidement, mais in fine à vide. »
De quoi dessiner un scénario catastrophe : si cette hypothèse scientifique se vérifie, la désaffection pour les livres pourrait affecter nos capacités à décrypter les fake news qui empoisonnent la vie démocratique et même la manière de faire société. « Depuis l’émergence du langage, l’humanité n’a rien inventé de mieux que la lecture pour structurer la pensée, organiser le développement du cerveau et civiliser notre rapport au monde ; le livre construit littéralement l’enfant dans sa triple composante intellectuelle, émotionnelle et sociale », énumère Michel Demurget dans Faites-les lire ! Pour en finir avec le crétin digital. Loin d’être un simple loisir, la lecture forge des cerveaux à même de comprendre des réalités complexes, et contribue à cimenter la société : « J’ai épluché la littérature scientifique dans tous les sens et je n’ai pas trouvé de meilleur antidote à l’abêtissement des esprits que la lecture. Elle est une véritable machine à façonner l’intelligence dans sa dimension cognitive (celle qui permet de penser, de réfléchir et de raisonner), mais aussi, plus largement, socio-émotionnelle (celle qui permet de se comprendre et de comprendre autrui, au bénéfice des relations sociales) », défend ce chercheur en neurosciences. Des travaux ont notamment permis de montrer l’influence positive du volume de lecture – surtout s’il s’agit de fiction – accumulé tout au long de la vie sur le degré d’empathie. En donnant accès à la psyché des personnages, à leurs émotions et leurs pensées, la littérature offre, en effet, la possibilité au lecteur d’éprouver une myriade de vies. Autre intérêt – et non des moindres – de la lecture approfondie : elle favorise la capacité à distinguer le vrai du faux, à écarter les fausses informations amplifiées aujourd’hui par l’intelligence artificielle et les réseaux sociaux et à développer l’esprit critique. Autant de compétences indispensables, par les temps qui courent. Pour éviter que la réalité ne rattrape la fiction, relisons donc Ray Bradbury qui prophétisait dès 1953 : « Il n’y a pas besoin de brûler des livres pour détruire une culture. Juste de faire en sorte que les gens arrêtent de les lire. »
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Cet article est extrait du n°63 de la revue Regards, publié en octobre 2025 et toujours disponible dans notre boutique !
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23.12.2025 à 11:48

L’affaire Epstein, du nom de ce prédateur sexuel américain, suicidé en prison en 2019, revient par vagues, par fracas successifs, charriant son lot de documents, de photos, de révélations partielles et de fantasmes totaux. Ces derniers jours, des milliers de pages ont été rendues publiques par l’administration américaine qui aura fini par y consentir sous une pression devenue intenable. On y voit Jeffrey Epstein poser avec des figures du pouvoir et de la célébrité : Bill Clinton, Mick Jagger, princes, milliardaires, stars mondialisées, intellectuels. La promesse était celle de la transparence. Le résultat est tout autre : les images sont caviardées, les visages floutés, les noms parfois masqués.
C’est là que la mécanique politique déraille. Pour les militants de la galaxie complotiste influente parmi les soutiens Maga de Trump, ces rectangles noirs apposés sur les photos sont une preuve en soi. La preuve que « l’État profond » continue de protéger les puissants. La preuve que la vérité existe, mais qu’on la leur vole. Peu importe que le caviardage réponde à des impératifs juridiques élémentaires, présomption d’innocence, protection de tiers non mis en cause. Peu importe que la présence sur une photo ne constitue pas une preuve de crime. Ce qui compte, c’est l’impression persistante d’un mensonge organisé.
Car au fond, ce que cherchent les MAGA n’est pas la vérité. Ils cherchent leur vérité. Une vérité dans laquelle les élites sont nécessairement coupables, pédocriminelles, corrompues jusqu’à l’os. Chaque document devient une pièce à conviction, même lorsqu’il ne dit rien. Chaque silence, chaque flou, chaque noir devient un aveu. La réalité n’est plus ce qui est établi, mais ce qui conforte une vision du monde déjà verrouillée.
Le drame est que cette dynamique ne relève plus de la simple marginalité politique. Elle ronge le cœur même de la démocratie américaine. La défiance envers les élites s’est muée en ressentiment, puis en haine. Une haine indistincte, paranoïaque, qui ne distingue plus le pouvoir économique du champ culturel, ni les crimes avérés des soupçons fabriqués. Comme au temps des sorcières de Salem, on traque des signes qui n’en sont pas. Comme au temps du maccarthysme, on désigne des ennemis de l’intérieur, accusés de conspirer contre la nation.
L’affaire Epstein agit ici comme un révélateur brutal. Oui, il y a eu des crimes massifs. Oui, il y a eu des complicités. Oui, la justice américaine manque toujours à l’appel. Mais cette vérité-là, documentée, complexe, incomplète, les Qanons n’en veulent pas. Ils lui préfèrent une mythologie totale, où tout est lié, où tout confirme tout, où l’ennemi est partout et donc nulle part.
Le danger est grand ; il est même déjà là. Quand une société cesse de chercher le vrai pour ne plus chercher que la confirmation de ses haines, elle bascule. Non vers plus de justice, mais vers la chasse. Non vers la démocratie, mais vers le soupçon permanent. Epstein n’est plus seulement un criminel mort. Il est devenu le gouffre où une Amérique y projette ses fantasmes les plus sordides… et s’y perd.
NAZIS DU JOUR
Ce week-end à Phoenix se tenait l’AmericaFest, grand rassemblement de la galaxie trumpiste MAGA. L’édition 2025 n’a pas été marquée par des discours ouvertement antisémites, mais par une fracture interne autour des théories complotistes et de la place accordée à des figures d’extrême droite radicale comme Nick Fuentes, influenceur suprémaciste et antisémite notoire. Sur scène, certains ont refusé de tracer des lignes rouges face à l’antisémitisme, au nom de l’unité du mouvement. D’autres ont dénoncé cette complaisance. Voilà où en est le débat du côté du camp républicain. Coincé entre ses ambitions et une base radicalisée, le vice-président J. D. Vance, présent pour conclure le raout, s’est situé du côté de ceux qui condamnait l’antisémitisme… mais il refuse de les mettre au ban du grand mouvement MAGA. À AmericaFest, ce n’est pas l’extrême droite antisémite qui a triomphé, mais son droit à exister au cœur du trumpisme.
L.L.C.

« La Fabrique du mensonge – Elon Musk : la conquête du pouvoir en 80 000 tweets », un documentaire de France 2. On suit la transformation de ce démocrate, écolo, technophile devenu soutien actif de Trump via son refus des syndicats puis son déni du covid. Sa méchanceté et sa mythomanie sont sans limite. Sa fortune stratosphérique (600 milliards) est désormais mise au service de son idéologie néonazie et transhumaniste. Depuis des années, il bénéficie des financements publics ; désormais, il compte sur l’appui de toute l’administration américaine. Ce documentaire donne la mesure du danger des oligarques.



Macron n’a jamais autant mouillé le maillot pour nous vendre l’armée
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23.12.2025 à 11:33
Sous couvert de dénoncer les puissants, la galaxie trumpiste transforme l’affaire Epstein en mythe total, dissolvant les faits dans le soupçon permanent.
L’affaire Epstein, du nom de ce prédateur sexuel américain, suicidé en prison en 2019, revient par vagues, par fracas successifs, charriant son lot de documents, de photos, de révélations partielles et de fantasmes totaux. Ces derniers jours, des milliers de pages ont été rendues publiques par l’administration américaine qui aura fini par y consentir sous une pression devenue intenable. On y voit Jeffrey Epstein poser avec des figures du pouvoir et de la célébrité : Bill Clinton, Mick Jagger, princes, milliardaires, stars mondialisées, intellectuels. La promesse était celle de la transparence. Le résultat est tout autre : les images sont caviardées, les visages floutés, les noms parfois masqués.
C’est là que la mécanique politique déraille. Pour les militants de la galaxie complotiste influente parmi les soutiens Maga de Trump, ces rectangles noirs apposés sur les photos sont une preuve en soi. La preuve que « l’État profond » continue de protéger les puissants. La preuve que la vérité existe, mais qu’on la leur vole. Peu importe que le caviardage réponde à des impératifs juridiques élémentaires, présomption d’innocence, protection de tiers non mis en cause. Peu importe que la présence sur une photo ne constitue pas une preuve de crime. Ce qui compte, c’est l’impression persistante d’un mensonge organisé.
Car au fond, ce que cherchent les MAGA n’est pas la vérité. Ils cherchent leur vérité. Une vérité dans laquelle les élites sont nécessairement coupables, pédocriminelles, corrompues jusqu’à l’os. Chaque document devient une pièce à conviction, même lorsqu’il ne dit rien. Chaque silence, chaque flou, chaque noir devient un aveu. La réalité n’est plus ce qui est établi, mais ce qui conforte une vision du monde déjà verrouillée.
Le drame est que cette dynamique ne relève plus de la simple marginalité politique. Elle ronge le cœur même de la démocratie américaine. La défiance envers les élites s’est muée en ressentiment, puis en haine. Une haine indistincte, paranoïaque, qui ne distingue plus le pouvoir économique du champ culturel, ni les crimes avérés des soupçons fabriqués. Comme au temps des sorcières de Salem, on traque des signes qui n’en sont pas. Comme au temps du maccarthysme, on désigne des ennemis de l’intérieur, accusés de conspirer contre la nation.
L’affaire Epstein agit ici comme un révélateur brutal. Oui, il y a eu des crimes massifs. Oui, il y a eu des complicités. Oui, la justice américaine manque toujours à l’appel. Mais cette vérité-là, documentée, complexe, incomplète, les Qanons n’en veulent pas. Ils lui préfèrent une mythologie totale, où tout est lié, où tout confirme tout, où l’ennemi est partout et donc nulle part.
Le danger est grand ; il est même déjà là. Quand une société cesse de chercher le vrai pour ne plus chercher que la confirmation de ses haines, elle bascule. Non vers plus de justice, mais vers la chasse. Non vers la démocratie, mais vers le soupçon permanent. Epstein n’est plus seulement un criminel mort. Il est devenu le gouffre où une Amérique y projette ses fantasmes les plus sordides… et s’y perd.