19.06.2025 à 17:43
photo de Rebecca Fanuele
Il évoque la concentration du créateur et se traduit par une forme d’épure et de radicalité dans l’œuvre qui en résulte. Il en va ainsi des abstractions bleutées de Geneviève Asse, d’une série de paysages des îles Féroés, saisis sur le vif à la pointe sèche sur zinc, par le danois Per Kirkeby, ou d’un ciel de papier teinté à l’indigo d’Éloïse Van der Heyden. Il devient onirique avec la machine à écouter le silence imaginée par Bernard Moninot dans son travail intitulé Silent Listen. Un blanc est un silence, il pourrait être sa couleur, comme l’illustre l’œuvre de Dana Cojbuc Trace de silence matérialisée dans l’image par une traînée de farine blanche dans un paysage carbonisé.
photo de Rebecca Fanuele
Le silence est dans le sommeil du Dormeur d’Éloïse Van der Heyden, ou dans la solitude de la silhouette qui s’aventure de nuit dans une eau marécageuse du dessin de Frédéric Poincelet. Il est l’absence de présence vivante dans une salle aux chaises vides dessinée par le même artiste ou sur le mur usé d’une maison de famille photographié par Sophie Ristelhueber.
Faire silence, c’est aussi se taire ou faire taire, Frédéric Malette a choisi pour titre d’une série de dessins Les Cris silencieux, pour traduire l’impuissance des cris de souffrance passés et présents.
JIm Pinceau-Velu le 23/06/2025
Collectif - Silence -> 11/07/2025
Galerie Catherine Putman 40, rue Quincampoix 75004 Pariis
19.06.2025 à 13:03
La semaine dernière, je vous ai proposé une interview de Sophie Mille, la directrice des rendez-vous de la bande dessinée d’Amiens pour découvrir les coulisses de ce festival qui court jusqu’à ce week-end du 21 & 22 juin. Aujourd’hui focus sur son invité d’honneur que j’ai pu rencontrer avec mes collègues dans un cadre intimiste avec nos questions collectives, une occasion de mieux comprendre son processus créatif, mais également son quotidien ou avoir une idée de ses futurs projets.
En parallèle, j’ai pu aller à la rencontre des deux commissaires d’exposition qui proposent deux lectures de l’œuvre de Naoki Urasawa pour la faire découvrir au plus grand nombre. Je vous propose quelques morceaux choisis.
Quand on demande à Anthony Pardi, chargé de mission manga auprès du festival, depuis combien de temps ils prévoient cette exposition, il explique avec enthousiasme que « Ça fait quasiment 4 ans qu’on a commencé a entamé les premiers échanges avec Kana, mais c’est une idée qui est là depuis des années. » Mais aussi sur le choix de ce mangaka en particulier « C’est une icône dans le milieu du manga. À Amiens, on commence à peine à faire du manga, on a eu quelques projets comme Les Carnets de l’apothicaire, Blue Giant, Haikyu, mais c’était à la marge et on voulait taper un grand coup avec un auteur patrimonial.
C’est aussi parce que notre public n’est pas encore assez connaisseur de ce médium-là, on s’est dit autant faire quelqu’un qui est assez européen dans sa création, dans son découpage. C’est une très bonne porte d’entrée pour les personnes qui ont vraiment des stéréotypes en tête comme “le manga c’est de la baston et des gens qui crient”. Eh bien non ! C’est aussi pour ça qu’on a fait venir Naoki Urasawa : on amène doucement le public vers des expositions mangas chaque année. Et concrétiser cette expo avec en plus avec sa venue, c’est quelque chose d’assez fou, c’est un petit miracle, on va pas se mentir. »
Au coeur de l’expo Naoki Urasawa à la Maison de la Culture d’Amiens / Photo ©Thomas Mourier
La proposition est surprenante, deux expositions dans deux lieux différents autour d’un même auteur, mais quand on demande à Anthony Pardi si l’idée est de croiser les publics, il confirme « Exactement ! On travaille avec la Maison de la culture sur des expositions BD depuis 4-5 ans de mémoire et Laurent Dréano, le directeur de la Maison de la culture, qui a aussi une appétence pour le travail de Naoki Urasawa. Ils se sont très vite mis dans le projet et on a essayé de créer un lien entre eux et nous. »
L’exposition « Naoki Urasawa auteur en série » présente plusieurs œuvres dans une scénographie immersive, avec une pièce maîtresse autour d’Asadora! qui met en scène la créature, l’avion d’Asa pour présenter des reproductions de planches ou encore une double pièce dédiée à Monster avec un tableau de suspect géant. À la Maison de la culture, l’expo « Naoki Urasawa, un talent monstre » se concentre elle sur 2 œuvres 20th Century Boy et Monster dans une scénographie plus épurée qui présente des agrandissements de cases en regard des pages.
Stéphane Jarno, commissaire de l’expo « Naoki Urasawa, un talent monstre », nous parle de la visite du dessinateur « Quand Naoki Urasawa a visité l’exposition hier soir, il était comme un enfant : quand on est dessinateur voir ses créations en 2D en volume devant soi, ça fait un choc. » Le monstre sans nom en version physique ouvre l’exposition avant de passer aux agrandissements de cases, Stéphane Jarno poursuit « Pour le choix des visuels, l’idée était de trouver des scènes qui montrent des aspects de la personnalité de chaque personnage, mais aussi des scènes d’anthologie. »
Pourtant dans les deux cas, pas de planches originales. Anthony Pardi précise « La politique de Shôgakukan est très stricte sur la sortie d’originaux hors du Japon. Ce sont des trésors nationaux, surtout Naoki Urasawa, qui est considéré là-bas comme un des plus grands mangakas.
On est un peu des bébés dans le manga game, pour parler très cru. Donc, forcément, on a moins la confiance que peuvent avoir Angoulême par exemple qui ont 3 expos manga avec des originaux. On n’est pas encore à leur niveau, mais on essaye petit à petit d’y arriver : ça va être des voyages au Japon dans le futur pour se présenter, montrer ce que l’on a fait et potentiellement négocier pour avoir des planches originales.
Tout Shôgakukan a vu l’exposition en 2D par échange de mail en amont. Du coup, on s’est lâché sur la scénographie, parce que c’est un peu ce qui nous caractérise en tant que festival et aussi parce sans originaux, on n’a pas la facilité de la planche. On a des reproductions qui sont certes magnifiques, mais c’est moins l’impact d’un original donc forcément, on s’acharne encore plus sur la scénographie pour rendre le truc très immersif. »
Au coeur de l’expo Naoki Urasawa à la Halle / Photo ©Thomas Mourier
Dans l’exposition Naoki Urasawa, un talent monstre », on rentre par les personnages, la scénographie dévoile les protagonistes de Monster et de 20th Century Boys comme points d’accroche. On y voit dès l’entrée, le combat entre Kenzō Tenma & Johann puis au loin un robot géant, sorti de 20th Century Boys.
Interrogé sur les personnages, le mangaka explique que pour lui : « L’antagoniste est plus important que le protagoniste. Je suis en train d’explorer encore, mais je me dit que le personnage principal est peut-être le personnage le moins intéressant parmi tous —c’est peut-être pour cela que je n’aime pas le personnage de Tenma— en tout cas mes personnages secondaires ont plus de caractères et de personnalité. »
Pour Stéphane Jarno, 20th Century Boys marque un tournant dans son œuvre, un moment de bascule : « À partir de 20th Century Boys, il s’autorise des choses qu’il n’a pas pu faire dans Yawara, Pineapple Army ou Master Keaton. Dans ses témoignages 20th Century Boys ça né d’une vision : il s’endort dans son bain —c’est comme ça qu’il le raconte— et il a une vision d’une scène qu’il y a dans 20th Century Boys où Ami et ses sbires sont accueillis à l’ONU comme des amis de l’humanité. Il a ce flash et il envoie tout de suite un mot à son éditeur pour lui dire “j’ai une idée” alors qu’il voulait justement lever le pied parce qu’il avait trop bossé. C’est sans doute une césure dans son œuvre. »
Quand on demande à Stéphane Jarno pourquoi il y a peu de textes d’accompagnement dans l’exposition pour prolonger ces réflexions, il répond que Naoki Urasawa « se méfie beaucoup des commentaires et des analyses sur son œuvre » et du coup « ça faisait partie du cahier des charges. »
L’auteur s’est prêté en échange aux interviews et dévoile qu’il a « l’impression de faire des œuvres humoristiques, mais que les gens ne le croient pas. Je parle de drame humain, et l’humour en fait partie comme le mystère, le suspens et le polar. Je vends toujours Monster comme une œuvre d’humour et personne ne me croit. »
Plutôt qu’un regard ou des interprétations sur son travail, le mangaka explique comment il travaille, expliquant pourquoi certaines œuvres sont plus complexes que ce qu’il avait imaginé à la base : « Quand je commence une histoire, j’ai déjà l’idée jusqu’à la fin, j’ai une image assez précise de la fin, mais au fur et à mesure que j’avance : la narration évolue, les personnages évoluent et moi-même en tant qu’auteur j’évolue aussi. Et c’est pour cela que l’intrigue évolue et que finalement la fin n’a rien à voir avec ce que j’avais conçu au début. »
À propos de sa méthode de travail, il a expliqué comment il se documente et construit ses intrigues en prenant l’exemple d’Asadora!, sa série en cours : « Avant tout, j’essaie d’imaginer un énorme mensonge. C’est le départ de toutes mes histoires, mais il faut que le mensonge soit intéressant : je commence à ajouter des éléments de réalisme pour donner corps à ce mensonge.
“Pour Asadora!, je voulais parler de l’histoire d’une pilote et je me suis renseigné et j’ai compris que c’est à l’âge de 17 ans que l’on peut avoir sa licence de pilote. À partir de cette idée, j’ai cherché quels sont les moments importants dans l’histoire du Japon et c’est là que j’ai trouvé le grand typhon de 1959 dans la baie de Ise — je suis né en 1960, donc cet événement a eu lieu 1 an avant ma naissance et quand j’étais petit ma mère me parlait de ce typhon dévastateur. Asa avait 12 ans en 1959, et je trouvais intéressant de raconter la vie de cette femme avec ce contexte historique.
Je me suis aussi renseigné sur les façons de piloter les avions et j’ai même rencontré un pilote qui avait plus de 100 ans et j’ai beaucoup appris grâce à lui. J’ai rencontré un biologiste pour savoir si la chose pourrait exister réellement et il m’a confirmé que ce n’était pas possible.”
À Amiens, Naoki Urasawa a donné un concert dessiné où il a interprété ses chansons, dont certaines inédites, d’autres avec des paroles en français et en anglais, en s’accompagnant au dessin pour en illustrer les thèmes. En parallèle de ses mangas, il a sorti deux albums et se produit sur scène, seul ou avec son groupe.
Dans l’exposition “Naoki Urasawa, un talent monstre”, on peut découvrir une partie dédiée à la musique, avec aussi bien ses disques que des planches dédiées aux musiciens, ses carnets de bords et ses chansons. Stéphane Jarno détaille “Quand il dessine, il peut avoir une idée musicale, il s’arrête, prend sa guitare et enregistre ou alors quand il joue, il a une image qui vient. Il y a parfois des allers-retours, il ne dissocie pas, dans sa création, le dessin et la musique.”
À ce propos, Naoki Urasawa revient sur cette distinction, “Dans 20th Century Boys, il y a la chanson Bob Lennon qui sert à la narration, mais je ne cherche pas à mettre des chansons dans mes mangas.” Les deux disciplines se répondent, mais ne parasitent pas. “Par contre, il ne dessine pas en musique, il est concentré” rajoute Stéphane Jarno.
Les rendez-vous de la bande dessinée d’Amiens lui ont confié la réalisation de l’affiche, une proposition qu’il a acceptée très vite, “ce qui est un peu fou” comme l’explique Anthony Pardi “Le fait qu’il ait représenté tout Amiens aussi est un peu fou, elle marche très bien.
On fournit un cahier des charges aux auteurs, autrices pressenties pour faire l’affiche de la future édition et pour Urasawa sensei, on a fait la liste de tous les endroits d’Amiens qui peuvent être sur l’affiche. Et finalement il a fait un mix de tout ça pour nous faire une planche de BD avec tous les éléments cités dans le cahier des charges.
On était assez surpris, mais assez heureux de se dire que cette affiche marche très bien, même pour la ville. En communication pure et dure, pour la ville, c’est cool de montrer plein de spots différents d’Amiens avec en plus des personnages iconiques d’Urasawa.”
Au coeur de l’expo Naoki Urasawa à la Halle / Photo ©Thomas Mourier
En fin d’entretien, Naoki Urasawa nous explique qu’il a “travaillé en parallèle sur 2 séries pendant 20 ans. Avec une série dans un magazine hebdomadaire et l’autre série qui sortait toutes les deux semaines. Et donc j’avais des deadlines 6 fois par mois, je dessinais entre 130 et 140 pages par mois. Quand je repense à cette période, je me dis que c’était un véritable enfer.
Je vous invite à imaginer les conditions de cette vie, d’habitude on se dit je vais finir cette semaine et je vais me reposer. Pendant 20 ans, aucune pause, quand je regarde à l’horizon ce ne sont que des dates de rendu qui continuent éternellement et je me dis heureusement que j’ai pu survivre à cette période.
À ce moment-là, je pensais à Osamu Tezuka qui dessinait entre 500 et 600 pages par mois, le chiffre était incomparable : moi 140 et lui 600 pages par mois. Sa vie a été courte, il est mort à l’âge de 60 ans et moi je me suis dit non, je ne vis pas comme ça.”
À 65 ans le mangaka a pris du recul sur cette figure de mentor —après un très bel hommage Pluto— et explique son envie de traiter de nombreux sujets en manga, et dévoile qu’après Asadora ! [toujours en cours de publication] il aimerait “traiter le manga de samurai avec un angle et une approche nouvelle.”
Et on sera au rendez-vous !
D’ici là, vous avez de quoi faire avec cette double expo mais également les dernières parutions comme Jigorô ou Asadora ! T9 qui viennent de sortir en juin.
Pour consulter le programme complet, rendez-vous sur le site de l’événement.
💡 Infos pratiques
Festival Gratuit
Ouvert de 10h à 18h les 3 week-ends de juin :
7 & 8 JUIN WEEK-END D’OUVERTURE (70 artistes invités)
14 & 15 JUIN WEEK-END MUSÉAL
21 & 22 JUIN WEEK-END DE CLÔTURE (60 artistes invités)📍 Halle Freyssinet, Rue de la Vallée, 80000 Amiens
-> les liens renvoient sur le site Bubble pour se procurer les ouvrages évoqués
Image principale : au cœur de l’expo Naoki Urasawa à la Maison de la Culture d’Amiens / Photo ©Thomas Mourier
Thomas Mourier, le 23/06/2025
Naoki Urasawa invité d’honneur à Amiens
Le mangaka en rencontre avec les journalistes / Photo ©Thomas Mourier
19.06.2025 à 12:58
Je hais la chute libre. Il a fallu au moins dix ans et plusieurs réglages minutieux de la part des Écrivains pour me faire surmonter la nausée et la terreur de m’écraser au sol, mais je n’arrive pas à m’y faire. Je déteste tout autant voler. Quand on regarde les Gamins, ça a l’air facile, élégant. Mais c’est en fait bigrement corsé et je n’ai jamais pris le coup. Un de mes premiers gestes en tant que Président a été d’inciter la Trésorerie à construire un monorail dans quelques-uns des habitats les plus vastes, et à légaliser les jet packs individuels dans chacun d’entre eux. Sauf que le conseil a opposé son veto. Je suis peut-être Président, mais le Conseil ne me prête aucune attention, à moins que quelque chose ne tourne mal.
L’hôtel de ville se situe près du centre de l’habitat, niché au cœur d’un énorme massif de kudzu. J’atterris tant bien que mal sur la terrasse couverte, retire ma combi et entre.
Comme à peu près tous les autres bâtiments de la Colonie, l’hôtel de ville est un polype de construction sphérique. C’est aussi la plus grosse et la plus ancienne structure du coin : une boule nacrée et noueuse de la taille d’un paquebot. Assez vaste pour faire office de pièce de survie pour toute la population de l’habitat en cas de désastre de très, très grande ampleur, elle n’en est pas moins pratiquement vide la plupart du temps, peuplée par des équipes d’administrateurs, d’ingénieurs et de techniciens réduites au minimum.
Elle abrite aussi mon bureau, et il n’y a pas de quoi se vanter. Je n’y ai passé plus de cinquante minutes depuis le début de mon mandat, huit mois plus tôt, et en toute honnêteté, je serais incapable d’y mener quiconque à travers les tunnels sinueux de l’hôtel de ville.
Fort heureusement, je ne me rends pas à mon bureau. Je vais au Bureau, plus facile à trouver, car bien plus grand et situé en plein cœur de la structure. Je constate en sortant du tunnel qu’il est rempli de gens visiblement nerveux discutant à voix basse devant leurs écrans, leurs plans de travail et les infofiches.
« Joyeux anniversaire ! me lance Connie alors que je flotte vers elle.
– Hum. Bon, qu’est-ce qu’on a ?
– Un appareil ennemi. » Elle désigne une grande infofiche à l’autre bout de la salle : on y voit un fond noir incommensurable au milieu duquel dérive une sonde. Celle-ci mesure environ quinze mètres de long pour cinq de large, un cylindre blanc cassé portant les lettres AC peintes sur un de ses flancs. À une extrémité, un bon gros bouclier antimétéores conique en glace centrifugée ; à l’autre, la mince cloche de la tuyère propulsive d’un réacteur à fission à haut rendement. Entre les deux, on aperçoit le paysage grumeleux et désordonné des radômes du moteur à hyperpropulsion, des nacelles de capteurs et des microtuyères à fusion. Concept relativement simple, fabrication peu onéreuse ; l’Agence de la Colonisation en assemble des centaines chaque année et les envoie en mission de survol rapide vers les systèmes planétaires inexplorés. Je sens mon cœur se serrer.
« Pas un rocher, donc, insiste Connie.
– Pas un rocher », je confirme avant de pousser un juron. « D’où vient cette image ? »
Elle me répond. Je jure de nouveau. Et pas qu’un peu.
Fondée par des scientifiques en rupture de ban d’États-Unis réactionnaires et théocratiques, la Colonie vit depuis cinq cents ans en secret, à bord de dizaines d’habitats spatiaux construits à partir du vaisseau de colonisation volé pour fuir la Terre et la colère des services spéciaux américains, installée loin, très loin, des routes spatiales commerciales et des missions coloniales d’exploration. Mais l’Agence Coloniale, qui a la mémoire longue, continue sa traque imperturbable, arrosant l’univers connu et inconnu de ses sondes automatisées. Bien que bénéficiant des technologies ultra-avancées développées au fil du temps par ses scientifiques d’origine (les « Écrivains ») et par leurs créations génétiques aux intelligences résolument hors normes (les « Gamins »), l’utopie réalisée hors des sentiers battus doit rester vigilante. Lorsqu’une sonde se présente par surprise quasiment aux portes de la Colonie, détectée beaucoup trop tardivement pour être neutralisée efficacement, c’est à Duke, le président élu par cette meute d’hédonistes surdoués et farceurs, élu précisément parce qu’il paraissait afficher, de toutes et tous, le plus de désintérêt pour la politique, qu’il revient de gérer la pire crise que cette population persécutée (le clin d’œil du titre à l’authentique Acadie canadienne vous éclairera a posteriori sur les nombreuses ruses malicieusement disséminées dans le choix des noms propres tout au long du texte) ait eu à gérer depuis sa création.
La Colonie ne possède pas de gouvernement en tant que tel. Chaque habitat élit annuellement le représentant d’une sorte de vague corps consultatif dont le but est de s’assurer que la machine fonctionne sans heurts. D’après le principe voulant qu’on ne peut décemment pas confier le pouvoir politique aux personnes qui le recherchent, les seuls membres admis au sein de ce collectif sont ceux qui ne désirent absolument pas en faire partie. Comme ça vaut pour à peu près tout le monde, les deux ou trois mois précédant les élections voient généralement s’orchestrer une avalanche de campagnes guignolesques à l’enthousiasme suffisant pour disqualifier le moindre candidat. J’ai moi-même mené de belles campagnes par le passé, et j’ai longtemps réussi à esquiver le tir, mais je me trouvais hors-système lors du dernier suffrage, occupé à ramener quelqu’un jusqu’à Nova California. Les autres y ont vu le signe d’un désintérêt envers la politique, et à mon retour, j’ai découvert que non seulement j’avais été élu, mais que les sales fourbes avaient interprété mon absence comme la preuve que je n’en avais vraiment rien à battre, aussi m’avaient-ils carrément nommé Président.
Ce mandat n’accorde en réalité que très peu de pouvoir. En revanche, il entraîne pas mal de responsabilités, notamment en cas de situation si problématique que tout le monde s’efforce de refiler la patate chaude au premier venu. Or le premier venu, c’est moi, et ce pour les trois ans et demi à venir environ. Président de la Colonie : le type qui se tape le boulot que personne d’autre n’a la volonté ou la patience de faire et prend les décisions merdiques que personne ne veut assumer.
Relativement peu connu en dehors des cercles d’initiées, et jamais traduit en français jusqu’ici, le Britannique Dave Hutchinson (qui, homme de goût s’il en est, confie en entretien que c’est le grand « Pavane » de Keith Roberts qui l’a le plus influencé dans la définition de ce qu’il souhaitait réaliser en tant qu’écrivain), mérite toute notre attention, au vu de cette novella de 2017, traduite par Mathieu Prioux en 2019 dans la collection Une Heure-Lumière du Bélial’. En dehors de ce qui a déjà été écrit plus haut, je me garderai bien d’éclairer la fin de cette novella construisant elle aussi (la parenté de sa thématique apparente avec celles familières aux lectrices et lecteurs d’Alastair Reynolds ne saurait être totalement fortuite) un espace de la révélation. En se laissant porter par un humour geek et même potache – qui n’a pourtant absolument rien de gratuit ici -, on découvrira dans les derniers mètres l’un de ces retournements dont la grande fiction peut avoir le secret, nous rappelant avec l’art mêlé d’un Henry James et d’un Iain Banks que petits récits et grande Histoire naissent d’abord et avant tout d’un point de vue – et que c’est à ses risques et périls (ou pour la profonde joie du twist) que la lectrice ou le lecteur l’ignoreraient.
Le Conseil est composé d’elfes, de nains, de hobbits, de gobelins et de Dieu seul sait quoi d’autre. Je n’ai pas lu les bons livres ni vu les bons films pour tous les reconnaître, mais j’aperçois aussi quantité de klingons. Assister à une réunion du Conseil revient à participer à un concours de cosplay. Après avoir fondé la Colonie, les Écrivains ont voulu s’amuser un peu… Et si pour ça il leur faut se réécrire en personnages de la culture populaire de la fin du vingtième siècle, je n’ai rien à y redire. En général, ils laissent la Colonie se gérer toute seule, du coup, mes contacts avec eux sont limités. Malheureusement, il y a parfois des cas où la décision finale leur revient ; après tout, ils restent les Fondateurs. Je suis venu ici à quatre ou cinq reprises durant ma présidence – bien que la situation n’ait jamais été si sérieuse -, et chaque fois c’était comme faire un exposé devant une salle remplie de toons.
Le stade où se tient l’assemblée est une vaste dépression herbeuse entourée d’arbres. Il y a d’un côté un petit monticule avec au sommet un podium rustique en bois et je suis planté là, une énorme infofiche dans mon dos pour l’aspect audiovisuel, à leur faire mon topo. Je leur montre les images de la sonde, leur raconte ce qu’Ernie a fait, l’échec apparent de la ligne d’alerte, ainsi que mon évaluation de la situation. J’expose mes arguments aussi clairement qu’il est possible de le faire devant une foule compacte d’elfes, de loups-garous, d’orcs, de vampires, de goules, de zombies, de Jedi, de plusieurs copies de Tom et Jerry, d’Itchy et Scratchy, de Bip-Bip et de Coyote, d’assortiments de super-héros, d’innombrables Darth Vador et d’au moins deux lions colossaux. Histoire de préserver ma santé mentale autant que ma dignité, je garde les yeux fixés au sol et parle rapidement.
« J’estime, dis-je pour conclure, que cette sonde représente un danger manifeste et immédiat. D’une façon ou d’une autre, elle a traversé la ligne d’alerte, donc soit celle-ci est défectueuse – et là-dessus, notre enquête est toujours en cours -, soit la sonde a été conçue pour infiltrer des systèmes dotés de périmètres de défense passifs, ce qui me donne à penser qu’elle était à notre recherche. » Je lève les yeux, me demande pour la énième fois qui pourrait bien se réécrire en zombie. Je prends une grande inspiration.
« Vous avez examiné la sonde ? » demande un Wolverine.
Je soupire. Il y en a toujours un… « Comme je l’ai déjà évoqué, rappelé-je au public, la sonde est une épave. Son réacteur principal l’a rendue prodigieusement radioactive. À tel point que, dans d’autres circonstances, je vous recommanderais de porter plainte contre l’Agence pour l’avoir balancée dans notre système. »
Silence… Exigeant comme public. Les Écrivains adorent les blagues, tant que ce sont eux qui les font.
Hugues Charybde, le 23/06/2025
Dave Hutchinson - Acadie - éditions Le Bélial
L’acheter chez Charybde, ici