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05.11.2025 à 10:59

Elsa Arnaiz Chico : « On ne peut exiger des citoyens qu'ils s'expriment davantage, qu'ils participent davantage, s'ils sont appauvris »

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Elsa Arnaiz Chico est présidente de l'association Talento para el Futuro, une plateforme qui fédère une centaine d'organisations de la société civile et qui met l'accent sur l'autonomisation de la jeunesse et, plus spécifiquement, sur la promotion de la participation des jeunes dans les processus de prise de décision.
Souvent de passage à Bruxelles pour nouer des liens avec d'autres organisations de la société civile et rencontrer des représentants des institutions communautaires (UE), (…)

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Texte intégral (2499 mots)

Elsa Arnaiz Chico est présidente de l'association Talento para el Futuro, une plateforme qui fédère une centaine d'organisations de la société civile et qui met l'accent sur l'autonomisation de la jeunesse et, plus spécifiquement, sur la promotion de la participation des jeunes dans les processus de prise de décision.

Souvent de passage à Bruxelles pour nouer des liens avec d'autres organisations de la société civile et rencontrer des représentants des institutions communautaires (UE), elle a accepté de répondre aux questions d'Equal Times sur le rôle des jeunes (comme collectif civique et effectif) pour le présent et l'avenir de nos démocraties et du monde du travail, ainsi que sur leur rôle pour réduire le fossé entre les générations. L'analyste, professeure d'université et activiste, a aussi saisi cette occasion pour évoquer certaines revendications spécifiques adressées aux gouvernants, aux administrations et aux générations précédentes.

Vu depuis votre poste au sein de la plateforme citoyenne Talento para el Futuro, quelle est votre analyse de l'autonomisation de la société civile, et des jeunes en particulier, compte tenu du fait que l'indépendance économique constitue un facteur clé ?

En effet, il est très important que la société civile dispose des ressources nécessaires. On ne peut pas exiger des citoyens qu'ils s'expriment davantage, qu'ils participent davantage, s'ils sont appauvris. En Espagne, une partie non négligeable de la population est menacée d'exclusion sociale, alors même qu'elle a un emploi.

Si l'on veut comprendre, par exemple, comment fonctionnent le Congrès des députés espagnol ou les institutions européennes (pour ensuite pouvoir peser sur les politiques qui nous affectent), il faut y consacrer du temps, et sans les ressources nécessaires [alors] l'autonomisation se limitera à quelques « tweets » et aux réseaux sociaux.

L'autonomisation politique et la véritable participation citoyenne restent marginales en raison du manque de ressources, en particulier chez les plus jeunes. Autrement dit, les personnes qui débattent de l'avenir du logement ne sont pas celles qui sont confrontées au problème du logement. Les personnes vivant dans un sous-sol à peine éclairé n'ont même pas la possibilité d'en débattre, car elles pensent uniquement à arriver à la fin du mois.

Pour l'immense majorité des personnes, indépendance économique et emploi sont étroitement liés. Comment les jeunes perçoivent-ils le monde du travail ?

Actuellement, je crois qu'il existe une conception très paternaliste (qui consiste à nous traiter comme des garnements capricieux) chaque fois que nous abordons les conditions de travail en évoquant un emploi qui fait sens : nous ne voulons pas vivre uniquement pour travailler ; nous voulons travailler et vivre. Il faut s'opposer à ce discours. En Espagne, les jeunes citoyens sont très instruits, mais ils se heurtent à la réalité d'un monde du travail où ils ne trouvent pas d'emploi ou, s'ils en trouvent un, c'est à travers le piège des faux stagiaires ou des faux indépendants.

Atteindre un avenir désirable dans une démocratie, dans une société, n'est possible que si ses citoyens ont un emploi de qualité. Et je ne parle pas seulement de travailler dans l'entreprise de technologies la plus prestigieuse (même si, pourquoi pas), mais aussi de toucher un salaire digne, de travailler moins d'heures, d'avoir un travail qui a du sens, de ne pas prendre le balayeur, la caissière de supermarché, les agriculteurs de haut… Il faut repenser l'avenir du travail, qui ne se limite pas à l'automatisation, et aspirer à un meilleur avenir du travail.

Pour changer la trajectoire d'une réalité qui semble partir dans une autre direction, quelle serait la stratégie à adopter ?

D'une part, il serait important que l'administration ne se contente pas de les certifier, mais facilite et encourage la création de plus de B Corp (« Benefit Corporation »), à savoir des entreprises qui ne cherchent pas uniquement le profit économique, mais qui ont également un objet, un impact social (et environnemental) positif. Il faudrait également que les gens prennent conscience qu'il existe d'autres façons de construire cet avenir du travail. Il est essentiel de multiplier les exemples de ce type, tout comme les opportunités, et de faire en sorte que les jeunes sachent qu'ils peuvent évoluer pour aller vers des emplois dans ce type d'entreprises.

Il convient également d'aborder le discours sur la trop grande charge fiscale qui empêcherait les entrepreneurs de verser des salaires dignes, ou sur le fait que l'augmentation du salaire minimum serait une mauvaise nouvelle… Je pense que nous pouvons parvenir à instaurer la semaine de quatre jours et nous pouvons tenter de la mettre en place progressivement. Il faut continuer à mettre certaines questions sur la table, ce qui n'a rien d'un caprice, mais exigent un effort de pédagogie.

En dernier lieu, du moins dans le cas de l'Espagne, la formation professionnelle doit être davantage valorisée. La stigmatisation qui veut que ces formations soient « réservées aux jeunes qui n'ont pas pu aller à l'université » est en train de disparaître, car l'obsession de l'accès à l'université nous fait du tort. Parallèlement, nous devons repenser le rôle de l'université : elle ne doit pas seulement former des travailleurs, mais aussi des individus. Ne devrait-on pas intégrer davantage d'éthique et de philosophie, même dans les filières techniques ? Et, bien sûr, combler le fossé entre l'université publique et privée.

Comment restaurer la confiance des citoyens dans la politique, la démocratie et les institutions ?

Il convient de commencer là où l'on peut réellement avoir le plus grand impact (dans le cas de Talento para el Futuro, en Espagne) et de montrer que la participation citoyenne est un élément fondamental pour construire cet avenir démocratique désirable qui semble aujourd'hui de plus en plus inaccessible. Il est indispensable que cette participation citoyenne soit réelle. Et pour qu'elle soit réelle, il faut se rapprocher du citoyen, s'adapter à sa réalité et faire preuve de pédagogie.

À propos de la communication intergénérationnelle, comment peut-on l'améliorer ?

En prenant le temps, pour permettre une véritable conversation, et en y consacrant l'espace nécessaire, pas derrière des portes closes. Souvent, le fossé se résorbe en optant pour la simplicité. En effet, il ne s'agit pas seulement de s'adresser à un ministre (même si cela vaut la peine également), mais aussi à son voisin, à son beau-frère que l'on n'apprécie pas nécessairement, etc. Ces beaux-frères ou ces personnes plus âgées d'autres générations doivent également se montrer ouverts et disposés à écouter.

À l'instar des relations que l'on tisse avec les politiciens pour échanger sur la législation et les politiques publiques, entretenez-vous des contacts similaires avec les syndicats pour discuter du monde du travail ?

Nous avons collaboré sur quelques projets, notamment sur un projet qui fait le lien entre l'avenir du travail et l'économie circulaire, mais les contacts ont tendance à être plus fréquents avec la branche jeunesse des syndicats. Je pense que les syndicats sont une structure qui peine à se renouveler, surtout en Espagne. Ils sont perçus comme une structure du siècle dernier…

Pourtant, lorsque l'on évoque, par exemple, le travail sur les plateformes, la précarité professionnelle qui y est déjà associée et la nécessité pour les travailleurs de s'organiser (pour modifier cette réalité hostile), on finit par avoir besoin d'un syndicat ou en créer un, n'est-ce pas ?

Il ne fait aucun doute que les syndicats, pour les questions liées au travail, et les organisations de la société civile sont essentiels, entre autres, pour contrebalancer le poids des lobbies.

Il est toutefois important de comprendre qu'il ne faut pas attendre d'arriver à une situation catastrophique (peu importe qu'il s'agisse des livreurs ou du logement), pour mener une action collective (essentielle pour obtenir des changements). Le fait de s'affilier à un syndicat ne devrait pas être considéré comme une action « de gauche ». Il faut comprendre cette dimension collective comme faisant partie intégrante de notre vie citoyenne, de notre quotidien, chose qui tend à se perdre (dans nos sociétés de plus en plus individualisées). Dans le même temps, il convient de fournir les espaces et les opportunités (c'est-à-dire le temps) nécessaires.

Quels sont vos conseils pour une action civique efficace ?

Il faudrait réintroduire ce cours que l'on appelait « Éducation à la citoyenneté, » dont le but n'était pas d'endoctriner, mais d'enseigner, et qui m'a permis, par exemple, de comprendre le rôle des syndicats. Il est très important de donner une visibilité : souvent, il ne s'agit pas seulement d'un cours, mais aussi d'avoir l'occasion de rencontrer ces personnes, qu'il s'agisse d'un syndicaliste, d'un député, etc. Savoir, par exemple, où se trouve son siège et comment y adhérer. Comment peut-on faire partie d'un collectif si l'on en ignore l'existence ?

Il faut aussi que les jeunes comprennent que nous, citoyens, disposons d'un grand pouvoir lorsque nous nous organisons, et que cela ne se résume pas à une vision conflictuelle (organisation citoyenne contre l'institution), mais simplement à échanger davantage entre nous. [Les partis et les syndicats devraient] adopter une approche plus authentique et sincère en disant « écoute, je souhaite vraiment que tu fasses partie de ce projet, car je veux que tu comprennes que la démocratie se construit au travers de cette dimension collective qui consiste à comprendre que nous avons tous une responsabilité ».

Il faut comprendre et aller à la rencontre des jeunes là où ils se trouvent, trouver de nouvelles façons de communiquer avec eux. Malheureusement, les entités les plus autoritaires sont celles qui y parviennent le mieux.

Dans ce contexte, les « chambres d'écho » semblent indissociables de l'addiction au téléphone portable. Où le bât blesse-t-il ?

À un moment donné, les réseaux sociaux ont permis la création d'une agora numérique et ont favorisé certains mouvements mondiaux. Malheureusement, le pouvoir corrompt : on voit aujourd'hui que ce qui rapporte de l'argent (pour les dirigeants de ces réseaux) est un algorithme polarisateur dont le but est de créer ces chambres d'écho dans lesquelles les gens se mettent de plus en plus en colère. Le problème est encore plus grave lorsque ces forums ne sont pas ouverts.

Les réseaux comme TikTok posent de sérieux problèmes, car ils sont très addictifs. Les créateurs de contenu savent parfaitement ce qu'ils doivent faire et ces chambres d'écho prennent de plus en plus d'ampleur. Les jeunes commencent à avoir des référents qui ne savent pas du tout de quoi ils parlent, mais qui s'expriment avec l'autorité que leur confère le fait d'avoir autant d'abonnés.

Pour les libérer de leur téléphone portable, il faut leur offrir une alternative, créer des espaces culturels, des espaces collectifs qui soient intéressants pour les jeunes citoyens. Le problème est que les loisirs sont de plus en plus privatisés.

Par contre, si le discours ambiant ressasse sans cesse que c'est la fin du monde, il est normal que l'on veuille s'évader, que l'on n'ait pas envie de lire un livre ou de participer à un club de discussion.

Comment vous rebellez-vous contre cela ? Quelles sont vos propositions pour changer de cap ?

Nous soutenons, par exemple, l'interdiction du défilement infini (scrolling) et que cette restriction soit appliquée par défaut, dès la phase de conception. Il importe également d'étudier l'effet des smartphones sur le cerveau des plus petits. Des recherches supplémentaires sont nécessaires, car il est très difficile de savoir quelles propositions avancer si nous ne connaissons pas les impacts exacts.

La télévision publique doit se réinventer et proposer des programmes destinés aux publics plus jeunes. J'en reviens également à ce que je disais précédemment : il est important de proposer des loisirs alternatifs. Il faudrait davantage de rues piétonnes, davantage de rues où les jeunes peuvent jouer au basket, où les jeunes de 25 ans peuvent prendre un café qui ne soit pas un café de spécialité… Retrouver les choses simples, comme être à l'extérieur et se regarder dans les yeux.

Et puis, pour finir, il faut se dire que le problème de l'addiction au téléphone portable, de ces chambres d'écho, de cette polarisation, ne concerne pas seulement les jeunes, mais bien chacun d'entre nous.

Pour terminer, les technologies permettent déjà de vivre dans des bulles personnalisées (triées par goûts, par lieu de résidence). Comment une société civile active peut-elle neutraliser cela ?

Malheureusement, il faut passer par des solutions réglementaires, même si elles ne nous plaisent pas, même si les entreprises technologiques nous sortent l'argument de la liberté d'expression. Il ne faut pas oublier que ce sont justement ces PDG qui la contrôlent.

Même si cela peut sembler utopique, il est essentiel de disposer d'une réglementation sur les droits numériques, car la vie sur les plateformes numériques est aussi la vie réelle, au même titre que nous avons une déclaration des droits humains. Les règles du jeu doivent être les mêmes pour tous, sinon, une fois encore, peu importe ce que font l'Espagne ou l'Union européenne, si les choses fonctionnent autrement ailleurs.

Un volet d'éducation numérique doit également être intégré à la formation des jeunes et des citoyens, car nous sommes plongés (bien que personne ne veuille l'admettre) dans une guerre numérique. Cette guerre ne se livre pas avec des chars, mais elle est marquée par la polarisation et la reconstruction interne de la démocratie. Il est réconfortant de penser que la politique reste assez humaine. Nous devons donc nous efforcer de rapprocher nos positions.

03.11.2025 à 11:59

« Je suis un survivant, pas une victime » : En Pologne, les réfugiés veulent travailler dignement, pas subir et survivre

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En Pologne, des réfugiés venus du Moyen-Orient et d'Afrique tentent de reconstruire leur vie au milieu de la précarité : avec des aides publiques minimales, des possibilités limitées d'apprentissage de la langue et des perspectives d'intégration restreintes, beaucoup acceptent des emplois mal rémunérés, avec des journées de travail à rallonge et la crainte constante de perdre leur emploi du jour au lendemain. Rares sont celles et ceux qui parviennent à accéder à des conditions de vie (…)

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Texte intégral (2226 mots)

En Pologne, des réfugiés venus du Moyen-Orient et d'Afrique tentent de reconstruire leur vie au milieu de la précarité : avec des aides publiques minimales, des possibilités limitées d'apprentissage de la langue et des perspectives d'intégration restreintes, beaucoup acceptent des emplois mal rémunérés, avec des journées de travail à rallonge et la crainte constante de perdre leur emploi du jour au lendemain. Rares sont celles et ceux qui parviennent à accéder à des conditions de vie décentes. Ils constituent l'exception plutôt que la règle. La majorité d'entre eux aspirent à reconstruire leur vie conformément à leurs aspirations et leurs capacités.

Suhaib, réfugié algérien, rêve de pouvoir exercer son métier de coiffeur. Dans le jardin d'une maison d'accueil pour réfugiés, il taille la barbe d'un de ses compagnons. Jazdów (Varsovie), 25 mai 2025.
Photo: Hanna Jarzabek

« J'ai beaucoup de chance », affirme avec le sourire Abdelsalem, un Yéménite de 24 ans. « J'ai toujours trouvé des emplois où j'étais respecté et apprécié, mais je sais aussi que mon cas est une exception. La plupart de mes amis ont vécu des situations très difficiles. J'ai pu loger deux mois dans un appartement d'accueil de la Fondation Kuchnia Konfliktu, ce qui m'a permis d'économiser de l'argent, de chercher un logement et de travailler à mon compte. Aujourd'hui, je travaille en tant que mécanicien, mais j'ai l'intention d'apprendre le polonais et de reprendre mes études de dentisterie. »

Abdelsalem vit à Varsovie et travaille comme mécanicien – dix heures par jour, sept jours sur sept – pour la plateforme de trottinettes électriques Dott. Sur cette photo, on le voit en train de préparer des plats pour le Veggie Burger Fest, une collecte de fonds organisée par Solatorium et la fondation Kuchnia Konfliktu. 24 mai 2025.
Photo: Hanna Jarzabek

Abdelsalem vivait depuis des années en Russie, où il travaillait et faisait des études de dentisterie. Il a quitté la Russie pour éviter d'être envoyé sur le front ukrainien. « Si j'ai quitté mon pays pour fuir la guerre, ce n'était pas pour me retrouver à me battre dans une autre guerre, en plus du côté de l'agresseur », explique-t-il.

Il n'avait d'autre choix que de traverser la frontière de la Biélorussie vers la Pologne, en passant par la forêt de Białowieza. Lors de sa deuxième tentative, il a réussi à entrer et à demander l'asile. Il a passé plusieurs mois dans un centre de détention, puis dans un centre ouvert, avant d'être enregistré dans un système qui semble conçu pour décourager les réfugiés et les pousser à quitter le pays, déplorent les personnes concernées. Ceux qui restent acceptent souvent des emplois mal rémunérés dans des conditions difficiles : un cercle vicieux qui les empêche d'accéder à des emplois correspondant à leur formation et à leurs aspirations.

Le premier obstacle majeur est le logement attribué par le bureau des étrangers : la plupart des centres pour migrants sont situés dans des zones boisées, éloignées des centres urbains, où les opportunités d'emploi sont rares et les transports publics limités.

Vue aérienne du centre ouvert pour migrants à Podkowa Lesna (au sud-ouest de Varsovie). 23 juillet 2025.
Photo: Hanna Jarzabek

De nombreux réfugiés cherchent à déménager dans des villes plus importantes, en particulier Varsovie, où les loyers sont bien au-dessus de leurs moyens. Trouver un employeur qui propose un emploi et un logement semble donc être la seule issue.

« Tout d'abord, j'avais besoin d'un endroit où je me sentirais en sécurité », explique Mohammad (nom d'emprunt), un réfugié somalien. « Quand j'y suis parvenu, j'ai commencé à réfléchir à la manière de reconstruire ma vie. Le travail ne procure pas seulement des revenus, il permet également de rencontrer des personnes et d'apprendre la langue et la culture. Comment y parvenir si l'on est confiné dans un centre isolé ? Il était impératif de quitter cet endroit coûte que coûte. »

Vue sur la caserne militaire depuis une chambre du centre ouvert pour migrants, dans la localité de Grupa Grudziądz. Après avoir déposé sa demande d'asile, Mohammad y a passé près de sept mois à attendre sa carte de séjour et son permis de travail. 21 mars 2025.
Photo: Hanna Jarzabek

Mohammad a fini par décrocher un emploi dans un entrepôt à proximité de l'aéroport de Varsovie-Modlin, à une quarantaine de kilomètres du centre. Il n'y avait pas un seul Polonais parmi ses collègues. Il travaillait dix heures par jour, pour un salaire inférieur au salaire minimum. « Je travaillais, dormais et me préparais à manger, c'est tout. Il n'y avait ni supermarché ni transports publics à proximité », se souvient-il. Une fois par semaine, le patron les emmenait faire les courses. Un jour, on lui a annoncé qu'on n'avait plus besoin de lui et qu'il devait partir le lendemain, perdant du même coup son logement et son emploi.

« Nous avons observé de nombreux cas de personnes qui se sont littéralement retrouvées à la rue du jour au lendemain », expliquent Adam et Marta, de l'organisation Kuchnia Konfliktu. « Quand ils arrivent dans nos foyers d'accueil, ils commencent tout d'abord par dormir et reprendre des forces. Ensuite, nous les aidons à rédiger leur curriculum vitae, pour leur permettre de reconstruire leur histoire et de reconnaître leurs capacités, mais ils parviennent rarement à trouver un emploi correspondant à leur expérience. La plupart finissent comme livreurs de repas, un travail physique, mal rémunéré et dépourvu de protection sociale, et en plus la crainte constante de le perdre. »

Danya, réfugié iranien, photographié dans le foyer d'accueil de la fondation Kuchnia Konfliktu. Actuellement, Danya vit seul et travaille pour son compte en tant que mécanicien de trottinette électrique. Il aspire à pouvoir un jour exercer à nouveau son métier de coiffeur. 23 mai 2025.
Photo: Hanna Jarzabek

Danya a perdu son premier emploi de coursier parce qu'il n'atteignait pas la vitesse exigée par l'entreprise. Il utilisait un vélo conventionnel prêté par Kuchnia Konflictu. Dans ce secteur, les travailleurs doivent venir avec leur propre véhicule et ne signent pas de contrat de travail avec la plateforme, mais plutôt un accord de « location » avec un intermédiaire.

Dans d'autres secteurs, tels que les entrepôts ou les abattoirs, des contrats existent, mais ils sont généralement informels : une partie écrite et une partie verbale, avec des paiements en espèces, sans relevé des heures travaillées, expliquent Adam et Marta.

Ezra, réfugié ougandais de 39 ans, a trouvé un emploi dans une usine de viande, dans la ville d'Elk, à quelque 220 kilomètres de Varsovie. Il travaillait entre dix et quatorze heures par jour, avec un salaire inférieur au salaire minimum pour une journée de huit heures. Les choses se passaient bien jusqu'au jour où la police lui a annoncé qu'il allait être expulsé car son visa ne serait pas renouvelé. « Cela faisait sept mois que je travaillais, je n'ai pas compris. Aujourd'hui, je soupçonne mon employeur de ne pas avoir payé mes cotisations sociales », dit-il.

Ezra, au Veggie Burger Fest. 24 mai 2025.
Photo: Hanna Jarzabek

Dans son cas, la seule façon d'éviter la déportation a été d'introduire une demande d'asile. Pendant trois mois, la fondation Kuchnia Konfliktu lui a fourni un logement et des bons alimentaires. « J'avais un toit au-dessus de ma tête mais je vivais dans la crainte. Je n'ai pas mis le nez dehors durant tout ce temps », se souvient-il. Le bureau des étrangers a émis un ordre pour son transfert dans un centre situé à 300 kilomètres de Varsovie. Une fois que le permis de travail lui a été délivré, il est retourné dans la capitale et a trouvé une place dans la construction, logement compris. « Un mois plus tard, un garde est venu me trouver et m'a dit : “On n'a plus besoin de toi, va chercher tes affaires.” Je suis parvenu à négocier une nuit de plus, le temps de faire appel à l'aide de Kuchnia Konfliktu », raconte-il.

Il est difficile de quantifier cette main-d'œuvre. Beaucoup ne sont pas enregistrés et ne sont souvent pas pris en compte dans les statistiques, car contrairement aux Ukrainiens, ils constituent une minorité. Cependant, la présence des migrants sur le marché du travail ne cesse de croître : ils représentaient 7 % de la main-d'œuvre en 2024 (plus d'un million) contre 1,2 % en 2015 et 4,6 % en 2021, selon l'institut polonais de la sécurité sociale (ZUS). Selon les estimations de l'OIT, les migrants constituent 9 % de la main-d'œuvre en Europe centrale.

Aujourd'hui, Ezra vit seul, travaille comme coursier et bien que son emploi soit précaire et ses revenus variables, il a le sentiment d'avoir enfin le contrôle sur sa vie. Il envisage de passer son permis de conduire afin de pouvoir travailler dans un véhicule motorisé, dans l'espoir de pouvoir un jour se réunir avec sa femme et ses quatre enfants.


La production de cet article a été rendue possible grâce à une subvention du fonds IJ4EU.
L'International Press Institute (IPI), le European Journalism Centre (EJC) et les autres partenaires du fonds IJ4EU ne sont pas responsables du contenu publié ni de l'usage qui en est fait.

31.10.2025 à 07:00

Pour mettre fin à l'invisibilisation des difficiles conditions de travail des ouvrières agricoles de Tunisie, un syndicat sensibilise et accompagne le changement

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Comparée à d'autres pays du Sud, la Tunisie jouit d'une forte tradition syndicale. De fait, l'Union générale tunisienne du travail (UGTT) est considérée comme le syndicat le plus influent du monde arabe et son rôle a été déterminant dans la révolution de 2011, qui a débouché sur ce que l'on a appelé les « Printemps arabes ». Pourtant, un secteur était resté dans l'angle mort du syndicalisme tunisien en quelque sorte, alors même qu'il était l'un des plus durement touchés par l'exploitation : (…)

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Texte intégral (1775 mots)

Comparée à d'autres pays du Sud, la Tunisie jouit d'une forte tradition syndicale. De fait, l'Union générale tunisienne du travail (UGTT) est considérée comme le syndicat le plus influent du monde arabe et son rôle a été déterminant dans la révolution de 2011, qui a débouché sur ce que l'on a appelé les « Printemps arabes ». Pourtant, un secteur était resté dans l'angle mort du syndicalisme tunisien en quelque sorte, alors même qu'il était l'un des plus durement touchés par l'exploitation : celui des travailleuses agricoles. Cette situation a changé depuis 2021, grâce à la création d'un syndicat des femmes ouvrières dans le secteur agricole (FOSA), dont les sections sont présentes dans sept provinces agricoles différentes du pays.

« La création du syndicat a été très importante pour nous, car elle nous a fourni un outil pour défendre nos droits, ce qui était vraiment nécessaire au vu des abus dont nous sommes victimes », explique Munira Laheg, secrétaire adjointe et porte-parole de la section de Sidi Bouzid, la province où le syndicat a vu le jour, chapeauté par l'UGTT. Selon une étude du Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES) publiée en 2023, 92 % des ouvrières agricoles travaillent dans l'économie informelle et ne bénéficient d'aucune couverture sociale. En outre, 98 % d'entre elles perçoivent un salaire inférieur au salaire minimum dans le secteur agricole, qui est de 20 dinars par jour (environ 6 euros ou 6,8 dollars américains), et 78 % déclarent avoir subi une forme de violence au travail, y compris sexuelle.

« Les conditions de travail sont particulièrement pénibles, surtout en été. Nous ne nous arrêtons jamais, même s'il y a une vague de chaleur et que les températures dépassent les 40 ou 45 degrés », explique Munira Laheg.

À 46 ans, elle a déjà passé plus de vingt ans à travailler dans les champs comme journalière. En général, la journée de travail commence à 6 heures du matin et se termine à 13 heures. Souvent, les propriétaires des cultures ne respectent pas les temps de repos prévus par la loi et les poussent à atteindre un quota déterminé de fruits ou de légumes à récolter. Le fait que ce soit le wasit (ou intermédiaire) qui les contacte et leur verse leur salaire donne souvent lieu à des abus. Le wasit est chargé de les acheminer vers les champs en camion et, en échange, il empoche un pourcentage de leur salaire, généralement près de 30 %, soit environ cinq dinars (1,5 euro ou 1,74 dollar US).

En Tunisie, le secteur agricole, et en particulier celui des journaliers, est très féminisé. « Les salaires sont si bas et les conditions tellement pénibles que, par question d'honneur, les hommes refusent de faire ces travaux. C'est pourquoi la plupart des journaliers sont des femmes », explique Hind Omri, syndicaliste vétérane et activiste de l'Association tunisienne d'aide à la création et au travail (ATTAC), qui a contribué à la création du syndicat FOSA. Selon les données fournies par le gouvernement tunisien, sur le million de travailleurs agricoles que compte la Tunisie, 62 % sont des femmes, mais, dans certaines régions et certains secteurs, ce chiffre avoisine les 90 %. Ces données divergent de celles déjà disponibles sur l'ensemble de l'économie tunisienne. D'après les données de l'Organisation internationale du Travail (OIT), les hommes représentent plus de 60 % de la population active du pays, tandis que les femmes n'en représentent que 40 %.

Mme Laheg se dit satisfaite de l'évolution du nombre d'adhérentes au syndicat. Au moment de sa création, il comptait environ 86 adhérentes et aujourd'hui, quatre ans plus tard, « nous sommes près de 500 », affirme-t-elle. Si les ouvrières des plantations sont généralement des femmes, les propriétaires des terres, eux, sont majoritairement des hommes, car, traditionnellement, le patriarcat (et la charia ou loi islamique) a privé les femmes de la possibilité d'hériter de la terre après le décès de leurs parents. « C'était comme ça avant, mais aujourd'hui, les choses commencent à changer et des femmes commencent à hériter et posséder des terres », constate Mme Laheg. Parvenir à l'égalité des sexes en matière d'héritage est toutefois l'un des grands combats contemporains du féminisme tunisien.

Formulation de revendications

Pendant des décennies, la Tunisie a été considérée comme le pays du monde arabe où les femmes jouissaient du plus grand nombre de droits. Cette situation découle de l'adoption en 1956 d'un Code de la famille très progressiste pour l'époque qui, par exemple, interdisait la polygamie et le mariage forcé.

Cette législation a placé la Tunisie à l'avant-garde des droits des femmes et a permis des progrès rapides dans de nombreux domaines, notamment leur intégration dans le monde du travail. Plus récemment, en 2017, le Parlement tunisien a adopté une loi contre la violence sexiste qui compte parmi les plus avancées au monde. Cependant, l'évolution des mentalités n'a pas toujours suivi le rythme des changements législatifs, et l'État n'a pas toujours déployé les mêmes efforts pour veiller à l'application de ses propres lois.

En témoigne, par exemple, le nombre élevé d'accidents meurtriers dont sont victimes les travailleuses agricoles lors de leur acheminement vers les champs. La situation est si grave que Mme Omri n'hésite pas à placer la réduction des accidents au rang de priorité majeure des organisations qui défendent les droits des journalières.

Ces travailleuses « sont souvent transportées vers les champs à l'arrière de camions, debout, comme du bétail, sans aucune mesure de sécurité. C'est la raison pour laquelle des accidents très graves se produisent fréquemment », déplore cette activiste.

Selon les données recueillies par le FTDES depuis 2015, 69 accidents de la route ont été recensés dans le cadre du transport en camion des travailleuses, causant la mort de 55 personnes et en blessant 835 autres.

Pendant plusieurs années, la société civile a fait pression sur le gouvernement tunisien pour qu'il veille à la sécurité des journalières et empêche la circulation des « camions de la mort ». Ses efforts ont été récompensés par l'adoption de la loi 51 en 2019, qui réglemente le transport des ouvrières agricoles. Un an plus tard, le gouvernement signait également un décret établissant une série de mesures concrètes pour mettre en œuvre la nouvelle législation. Pourtant, cinq ans plus tard, la réalité des journalières n'a guère changé.

« La loi est bonne, le problème est que l'État n'a pas mis en place les mécanismes de contrôle nécessaires pour qu'elle soit effective. Par conséquent, ni les propriétaires des terres cultivées ni les wasits n'ont été contraints de changer le système », déplore Mme Omri, l'activiste et syndicaliste de Sidi Bouzid.

L'année dernière, un autre décret a également été adopté afin de mettre en place une protection sociale pour les travailleuses, comprenant une couverture santé, mais il n'a toujours pas été appliqué.

Une action concertée de l'UGTT pourrait inciter le gouvernement à mettre en place les moyens nécessaires pour mener à bien les inspections et faire respecter la réglementation. Or, les relations entre la centrale syndicale et Kaïs Saïed, président de la Tunisie, se sont fortement détériorées. Début août, une manifestation de partisans du président qui accusaient l'UGTT de corruption s'est terminée devant le siège du syndicat et des altercations ont éclaté avec les syndicalistes. La centrale syndicale a interprété la volonté des manifestants comme une tentative de prendre d'assaut le bâtiment et a convoqué une manifestation deux semaines plus tard, au cours de laquelle son secrétaire général, Noureddine Taboubi, a lancé un message de défiance aux autorités.

« À présent, le ton entre le gouvernement et l'UGTT s'est apaisé et il semble que les deux parties aient décidé de mettre fin à l'escalade des tensions. Cependant, à tout moment, le conflit pourrait éclater à nouveau », déclare Tarek Kahlaoui, professeur de sciences politiques à la Mediterranean School of Business de Tunis.

Les journalières se plaignent également de ne disposer d'aucune protection contre les produits chimiques utilisés comme pesticides dans les cultures. On dénombre plus de 200 pesticides autorisés en Tunisie, dont une cinquantaine qui est interdite dans l'Union européenne, à l'instar du malathion, que l'Organisation mondiale de la Santé (OMS) reconnaît comme cancérigène. Outre des tumeurs, ces produits chimiques peuvent provoquer des éruptions cutanées, des problèmes d'infertilité ou des malformations chez les fœtus.

« Il est fréquent que des ouvrières agricoles se présentent à la pharmacie avec des difficultés à respirer ou des démangeaisons cutanées ou oculaires en raison de leur exposition aux pesticides », explique Monia Mannai, pharmacienne à Ghardimaou, une localité du nord-ouest du pays où l'agriculture constitue un pilier de l'économie.

« Dans cette région, les taux de certaines maladies potentiellement liées à l'utilisation de pesticides sont exceptionnellement élevés. Par exemple, le cancer de la thyroïde et des poumons, la bronchite chronique, l'infertilité ou l'eczéma cutané », précise-t-elle.

Malgré ces difficultés, Mme Laheg envisage l'avenir avec optimisme. « Les changements ne sont pas acquis du jour au lendemain. Grâce à la création du syndicat, par exemple, nous avons déjà réussi à augmenter le salaire, qui est passé de 15 à 17 dinars », explique-t-elle au cours d'une conversation téléphonique. « Le plus important est que de plus en plus de journalières prennent conscience de leurs droits et souhaitent les défendre collectivement. C'est ainsi que surviendront les changements », conclut-elle.

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