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20.11.2025 à 13:08
20.11.2025 à 11:43
Constanza Llanos passe une grande partie de sa journée dans les bureaux d'une compagnie d'assurance de la ville de Santa Cruz, en Bolivie. Jusqu'à récemment, la fonction de cette assistante en ressources humaines âgée de 26 ans consistait à examiner des CV un par un. Aujourd'hui, c'est une plateforme numérique qui filtre les candidats avant qu'ils n'arrivent devant elle. « Elle nous fait gagner du temps, certes, mais nous devons tout de même tout vérifier manuellement », explique-t-elle (…)
- Actualité / Amériques-Global, Négociation collective, Travail décent, Développement, Sciences et technologie, Avenir du travailConstanza Llanos passe une grande partie de sa journée dans les bureaux d'une compagnie d'assurance de la ville de Santa Cruz, en Bolivie. Jusqu'à récemment, la fonction de cette assistante en ressources humaines âgée de 26 ans consistait à examiner des CV un par un. Aujourd'hui, c'est une plateforme numérique qui filtre les candidats avant qu'ils n'arrivent devant elle. « Elle nous fait gagner du temps, certes, mais nous devons tout de même tout vérifier manuellement », explique-t-elle depuis son bureau.
Bien que son entreprise n'ait pas encore mis en place de systèmes formels d'intelligence artificielle (IA), nombreux sont les employés qui recourent à des outils numériques spontanément. Constanza s'appuie sur ces outils pour organiser ses idées et fluidifier certaines tâches. Elle ne croit pas que l'IA la remplace un jour, mais reconnaît qu'elle lui permet d'améliorer les résultats de son travail quotidien.
Son témoignage n'est pas un cas isolé. On assiste à un changement silencieux dans tous les bureaux d'Amérique latine. Là où, auparavant, le murmure des voix et le cliquetis des claviers dominaient, aujourd'hui, de multiples outils d'intelligence artificielle générative rédigent et synthétisent.
L'IA n'est pas apparue soudainement, mais elle transforme déjà les méthodes de travail et oblige à repenser ce que signifie aujourd'hui avoir un emploi « décent » et comment s'adapter à un environnement de plus en plus automatisé.
Une étude de la Banque mondiale et de l'Organisation internationale du travail (OIT) estime qu'entre 30 et 40 % des emplois en Amérique latine et dans les Caraïbes sont exposés à l'IA générative et que jusqu'à 5 % pourraient faire l'objet d'une automatisation complète. Utilisée à bon escient, cette technologie pourrait également améliorer la productivité de près de 12 % des emplois actuels.
Ce ne sont pas les ouvriers ni les travailleurs manuels qui sont les plus exposés, mais bien les employés de bureau : les analystes, les avocats, les comptables, les journalistes ou les assistants administratifs. La classe moyenne active, traditionnellement stable, est aujourd'hui confrontée à une transition silencieuse.
Atahualpa Blanchet, chercheur spécialisé dans l'intelligence artificielle et les nouvelles technologies, explique que « les systèmes algorithmiques exécutent déjà des tâches cognitives, telles que la rédaction de rapports, le traitement de données ou la gestion des courriers, et parfois même la prise de décisions. De nombreuses entreprises latino-américaines utilisent des agents conversationnels (“chatbots”) et des outils prédictifs dans les domaines des ressources humaines, du service à la clientèle et des finances ». Et cette mutation ne fait que commencer.
Dans cette région, où près de la moitié de la population active travaille dans le secteur informel, l'IA ne représente pas seulement un risque de perte d'emploi. Elle peut également modifier la qualité du travail : certes, elle libère les individus de tâches répétitives, mais elle peut aussi réduire l'autonomie, diluer les responsabilités et accroître la précarité, même dans les secteurs réputés stables auparavant. Tout le problème consiste donc à trouver le bon équilibre entre une technologie prometteuse sur le plan de l'efficacité et des conditions de travail décentes.
Alors que l'adoption de cette technologie progresse lentement dans des pays comme la Bolivie, des changements sont déjà perceptibles dans le nord de l'Amérique centrale, notamment dans des secteurs tels que les télécommunications.
Luis Pablo Linares, ingénieur guatémaltèque de 28 ans travaillant pour une entreprise française du secteur, décrit la façon dont l'IA a transformé son travail au quotidien. Auparavant, ils préparaient des scripts et surveillaient les tests en direct ; désormais, ils se contentent d'ajuster les paramètres et de vérifier les résultats.
« Cela nous libère de processus fastidieux, mais nous devons tout de même superviser et alimenter l'IA en informations […] Cela ne supprime pas le rôle de l'ingénieur, cela change simplement l'approche », explique-t-il.
À Santa Cruz, Constanza Llanos observe cette transformation avec un certain recul. Elle explique que de nombreuses entreprises n'ont pas encore accès à ces outils et que les inégalités en termes d'éducation continuent de peser dans des pays comme la Bolivie : tout le monde ne peut pas suivre une formation en technologie ou un cours sur l'IA, ce qui détermine qui est (ou ne l'est pas) capable de s'adapter.
Malgré les frontières qui les séparent, tous deux partagent le même sentiment : ils appartiennent à une génération qui doit s'adapter plus rapidement que la vitesse à laquelle les institutions peuvent les accompagner ; une génération confrontée à un changement qui n'est pas uniquement d'ordre technologique, mais aussi social.
L'étude de la Banque mondiale et de l'OIT souligne qu'environ 17 millions d'emplois dans la région pourraient tirer avantage des progrès de l'IA, mais que le manque d'infrastructures numériques risque de laisser de nombreux travailleurs sur la touche. Une nouvelle fracture se profile donc, non seulement entre les riches et les pauvres, mais aussi entre ceux qui ont accès aux technologies et ceux qui en sont exclus.
Cette différence est déjà perceptible au sein de l'équipe de Luis Pablo Linares. Certains collègues plus âgés préfèrent les méthodes traditionnelles, tandis que les plus jeunes dépendent excessivement de l'IA. « Aucun de ces extrêmes n'est souhaitable », reconnaît-il. M. Blanchet explique que le problème est encore plus grave lorsque les entreprises adoptent des outils d'IA sans investir dans une formation adéquate. La modernisation promet l'efficacité, mais elle génère également une exclusion silencieuse au sein même du lieu de travail.
L'inégalité revêt également un visage féminin. Caroline Coelho, coordinatrice de la communication et de l'information de la Confédération syndicale des travailleurs et travailleuses des Amériques (CSA), souligne que les algorithmes ont tendance à reproduire les biais existants. Les femmes, qui occupent souvent des postes plus routiniers et précarisés, risquent davantage d'être déplacées, tandis que les hommes concentrent les rôles de décision et de développement technologique.
Néanmoins, Mme Coelho précise que l'IA peut également constituer une opportunité si elle s'accompagne de politiques de formation inclusives, de réglementations axées sur les droits et de la participation syndicale. La technologie pourrait même favoriser un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie privée, à condition que les femmes y participent activement en tant que créatrices et régulatrices, et pas seulement en tant qu'utilisatrices.
La fracture invisible ne se mesure pas seulement en termes d'accès aux outils, mais aussi d'opportunités réelles de s'adapter et de participer à la transformation numérique. Sans formation ni réglementation, l'IA pourrait aggraver les inégalités plutôt que les résoudre.
L'IA promet l'efficacité, mais suscite également de nouvelles incertitudes. Mme Linares le reconnaît : « La marge d'erreur reste élevée. [En fonction de la formulation] d'une requête, le résultat donné peut être complètement erroné. C'est pourquoi la part de l'humain reste essentielle ».
Parallèlement, le télétravail, favorisé par la numérisation, a transformé notre rapport au temps et au repos. « Travailler à domicile est confortable, mais peut entraîner une certaine surcharge. Nombreux sont ceux qui pensent que, si vous êtes à la maison, vous pourriez peut-être travailler plus tard. Or, il faut savoir fixer des limites [tant pour le travailleur que pour l'employeur] », commente-t-elle.
Elle ajoute une autre inquiétude : l'isolement. « Le contact est important, même si le travail ne l'exige pas toujours. Nous sommes faits pour partager avec autrui. »
Cette déconnexion sociale s'accompagne d'une autre pression croissante : la gestion algorithmique du travail. Mme Coelho souligne que ce modèle intensifie le stress, surtout chez les femmes. Les outils qui mesurent les performances en temps réel et exigent une disponibilité constante génèrent de nouvelles formes d'anxiété.
M. Blanchet abonde dans ce sens et souligne que ces systèmes, qui contrôlent tout, depuis la vitesse de réponse jusqu'au ton de la communication, créent une surveillance invisible qui érode la confiance et détériore la santé mentale.
« La santé mentale doit être protégée et il est essentiel de fixer des limites. L'hyperconnexion ne doit pas être normalisée », conseille-t-il. Pour lui, le monde numérique reste un territoire disputé et non une réalité dictée par les grandes entreprises du secteur des technologies.
Les entreprises effectuent leur transition technologique à des rythmes différents. Dans l'entreprise de Luis Pablo Linares, des catalogues de cours et des espaces de partage des connaissances ont été mis en place, mais les progrès dépendent davantage de l'initiative personnelle que d'une stratégie formelle.
En Bolivie, Constanza Llanos est reconnaissante que son entreprise lui ait proposé une formation initiale en IA. « Ils ont commencé par les cadres, puis le reste du personnel, afin que nous partions tous du même niveau », explique-t-elle. Cependant, dans une grande partie de la région, la charge de l'apprentissage retombe toujours sur les travailleurs.
Luis Linares López, chercheur à l'Association pour la recherche et les études sociales (ASIES), souligne que « du Nicaragua au Guatemala, nous ne sommes pas préparés à cette reconversion professionnelle ». Apprendre à se servir de l'IA s'est imposé comme une obligation tacite : une compétence que beaucoup doivent acquérir par eux-mêmes pour rester dans la course. Pour le chercheur, la solution ne peut venir uniquement de l'initiative des individus. Il faut des politiques publiques solides, une éducation accessible et une formation professionnelle adaptée à la vitesse des changements technologiques.
En Amérique latine, le taux de syndicalisation atteint à peine 9 % et les secteurs du numérique ne sont pratiquement pas représentés. Au Guatemala, M. Linares López souligne que la négociation collective relative à l'IA ou à la numérisation est quasi inexistante. « La plupart des syndicats luttent simplement pour assurer le paiement du salaire minimum et l'affiliation des travailleurs à la Sécurité sociale ; leurs luttes restent axées sur l'essentiel », explique-t-il.
Pour autant, M. Blanchet perçoit des signes encourageants. « Certains syndicats intègrent déjà l'IA dans les négociations collectives : ils exigent une transparence algorithmique et une participation à l'introduction des nouvelles technologies […] Ce qui compte avant tout, c'est que la transformation numérique soit négociée, pas imposée », affirme-t-il.
Adolfo Lacs Palomo, secrétaire général de la Fédération syndicale des employés de banque, du secteur tertiaire et de l'État du Guatemala (FESEBS), rappelle qu'une situation similaire s'est produite lors de l'arrivée des ordinateurs dans les années 80.
« Beaucoup pensaient que des emplois disparaîtraient, mais c'est en réalité une réadaptation qui s'est produite. Il en sera de même avec l'IA : elle créera de nouveaux rôles et exigera de nouvelles compétences », soutient-il.
Son principal motif de préoccupation réside dans le lien entre l'IA et le télétravail, qui pourrait éroder les droits du travail. Sa fédération encourage la formation, le dialogue social et la réglementation. « Nous ne pouvons pas nous opposer à l'IA, mais nous pouvons l'accompagner grâce à un accompagnement et à une formation. L'objectif est que tout le monde puisse rester dans le coup », assure-t-il.
Mme Coelho partage cet avis et adopte une perspective plus large. « La transition numérique doit être juste. Les syndicats doivent participer activement à la négociation collective sur les algorithmes. Ils doivent avoir le droit de savoir quels systèmes sont utilisés, quelles données sont traitées et comment celles-ci influencent les décisions en matière d'embauche, d'évaluation ou de licenciement », déclare-t-elle. Elle insiste également sur la nécessité de promouvoir des politiques de formation continue et de protection sociale.
M. Blanchet cite des exemples inspirants : au Brésil, les syndicats du secteur bancaire ont conclu des accords pour requalifier leurs travailleurs et garantir leur participation à la conception des systèmes algorithmiques. Au sein de coopératives numériques telles que App Justo au Brésil ou CoopCycle en Argentine, les travailleurs gèrent les algorithmes et fixent les tarifs et les bénéfices. « Ils démontrent que l'IA ne doit pas nécessairement être au service de la précarisation, mais qu'elle peut au contraire renforcer l'autonomie collective », affirme-t-il.
Les progrès de l'intelligence artificielle ouvrent des perspectives professionnelles riches en opportunités, mais également en défis qui dépendront de la capacité d'adaptation des individus et des entreprises.
Pour le jeune ingénieur M. Linares, l'avenir est incertain, mais prometteur. « Le plus intéressant sera de déterminer comment s'adapter au travail avec l'IA et non pas de comment la concurrencer. » Depuis l'est de la Bolivie, Mme Llanos partage une vision similaire : « Il ne faut pas avoir peur de l'IA, mais plutôt apprendre à l'utiliser comme une alliée. C'est un outil qui peut nous permettre de nous améliorer et d'évoluer [professionnellement].
M. Blanchet souligne que la participation active des travailleurs sera déterminante. L'IA peut renforcer l'autonomie et la dignité au travail si les décisions relatives à sa mise en œuvre incluent ceux qui l'utilisent au quotidien. M. Lacs Palomo ajoute que la transformation numérique nécessite un accompagnement institutionnel, une formation continue et un dialogue social.
« En étant à l'écoute des travailleurs, les entreprises et les gouvernements peuvent faire en sorte que l'IA renforce à la fois la productivité et la dignité au travail », explique-t-il.
Mme Coelho conclut que l'avenir du travail devra se fonder sur la justice algorithmique, l'égalité des sexes, le droit à la déconnexion et le bien-être numérique. « Si la réglementation ne suit pas une approche éthique et axée sur les droits, nous risquons d'aggraver les inégalités existantes. »
Pendant ce temps, l'Amérique latine connaît une évolution à deux vitesses : l'émergence de nouveaux emplois fort demandés et mieux rémunérés (analystes de données, superviseurs d'algorithmes, etc.), alors que les tâches routinières se transforment ou disparaissent.
Le défi ne consiste pas nécessairement à freiner l'IA, mais à permettre un cadre de réflexion critique (actuellement étouffé par la machinerie marketing et les investissements colossaux des grandes entreprises technologiques) sur son impact sur le monde du travail et l'intérêt, général, et à faire en sorte que son adoption s'accompagne de formations, de réglementations et d'une participation active. C'est la seule façon pour les nouveaux outils utilisant l'IA de renforcer l'emploi décent (à savoir l'idéal promu par l'OIT, qui implique un travail assorti de droits, d'un salaire juste et de conditions sûres) et de préserver le sens le plus humain du travail : un espace de développement, d'apprentissage et de dignité.
19.11.2025 à 12:33
Yurani Marcela Lancheros, 36 ans, est en Espagne depuis deux ans et quatre mois. « Non, cinq. Le 13, ça en fera cinq », rectifie-t-elle. Les comptes ont leur importance. Yurani, infirmière de métier, est arrivée de son pays d'origine, la Colombie, avec ses enfants de 12 et 7 ans. Tous avec des visas de tourisme. C'est comme ça que ça marche et pas autrement, lui a-t-on dit. On atterrit en touristes puis on reste. On reste et on se fond dans la masse, on « n'existe pas » juridiquement, mais (…)
- Actualité / Espagne, Travail décent, Migration, Réfugiés, Politique et économie, UE, Extrême-droite , Salman YunusYurani Marcela Lancheros, 36 ans, est en Espagne depuis deux ans et quatre mois. « Non, cinq. Le 13, ça en fera cinq », rectifie-t-elle. Les comptes ont leur importance. Yurani, infirmière de métier, est arrivée de son pays d'origine, la Colombie, avec ses enfants de 12 et 7 ans. Tous avec des visas de tourisme. C'est comme ça que ça marche et pas autrement, lui a-t-on dit. On atterrit en touristes puis on reste. On reste et on se fond dans la masse, on « n'existe pas » juridiquement, mais on travaille. Dans l'agriculture, la construction, l'hôtellerie et la restauration, les soins et les services de nettoyage à domicile. Des secteurs où il est possible de travailler sans « exister ».
« Vivre sans papiers, c'est très dur. Cela implique de devoir être prête à tout endurer, jusqu'à la maltraitance, l'humiliation. Cela veut dire s'échiner à la tâche, être très mal payée, ne presque jamais voir sa famille, ne pas avoir de liens sociaux, ne pas avoir de vie », confie Yurani.
Son profil, celui d'une femme d'origine latino-américaine appartenant à la tranche d'âge de 30 à 60 ans, employée dans les soins et le travail domestique, est aujourd'hui représentatif d'une grande partie de la population migrante en situation irrégulière en Espagne. Une population difficile à quantifier – environ 700.000 personnes, selon certaines estimations – qui, contrairement à ce que l'on croit généralement, arrivent le plus souvent non pas sur des embarcations de fortune via la Méditerranée, ni en franchissant physiquement les frontières, mais par les aéroports, comme n'importe quel autre touriste.
Une fois entrées, ces personnes subsistent du mieux qu'elles peuvent, avec toutes les limitations qu'implique la vie dans la clandestinité, jusqu'à ce qu'elles trouvent – avec un peu de chance – un moyen de régulariser leur situation. Deux ans et cinq mois plus tard, Yurani vient d'y parvenir.
« Lorsque j'ai appris que ma demande d'“arraigo” avait été acceptée, j'ai pleuré de joie. Je ne pensais qu'à une seule chose : ça y est, nous existons enfin, nous avons une carte d'identité ».
Le terme « arraigo » vient de « prendre racine » et désigne une notion juridique propre au système espagnol, la seule procédure ordinaire qui permette, sous réserve de remplir certaines conditions, de régulariser tous ces travailleurs invisibles et de leur accorder un permis pour séjourner et travailler dans le pays. Ce qu'ils et elles faisaient déjà, mais cette fois sans crainte et avec des papiers en règle.
En 2025, le gouvernement espagnol a décidé de s'engager dans cette voie, à contre-courant de la tendance anti-immigration mondiale actuelle, en élargissant et en facilitant les possibilités pour des personnes comme Yurani de se sortir de leur situation irrégulière.
L'arraigo n'était toutefois pas la première option. L'Espagne, à l'instar d'autres pays européens (Italie, Portugal, Grèce, France), a d'abord tenté des régularisations extraordinaires. Il s'agissait dans ce cas de procédures exceptionnelles et massives visant à régulariser en bloc des centaines de ressortissants étrangers. En Espagne, neuf régularisations extraordinaires ont été menées entre 1986 et 2005, sous des gouvernements de différents bords, jusqu'à ce que la Commission européenne n'intervienne. Tout en reconnaissant la nécessité d'intégrer ces personnes, elle a proposé que la régularisation se fasse au cas par cas et non en bloc.
C'est ainsi qu'a vu le jour le concept d'arraigo, à savoir la possibilité de demander un permis de séjour et de travail temporaire, à condition de pouvoir prouver que l'on réside en Espagne depuis au moins trois ans et que l'on y a établi des liens, qu'ils soient familiaux, professionnels (en fournissant un contrat de travail provisoire) ou sociaux (en fournissant une attestation d'intégration délivrée par la municipalité).
« L'arraigo est une voie de sortie », souligne M. Fanjul. « Imaginez une baignoire dans laquelle l'eau coule en continu : l'arraigo est comme un trop-plein qui empêche la baignoire de déborder et que la situation ne devienne comme aux États-Unis, où une population indéterminée comprise entre 12 et 15 millions de personnes vit depuis des décennies en situation irrégulière. »
Depuis 2005, l'arraigo a connu différentes réformes, mais la plus « ambitieuse et complète » – selon les termes de la ministre des Migrations, Elma Saiz – a eu lieu en 2024 et est entrée en vigueur en mai 2025. La norme prévoit jusqu'à cinq modalités d'arraigo : en plus de la régularisation sociale, familiale et de deuxième chance (pour les étrangers qui ont perdu leur ancien permis pour des raisons administratives), la régularisation est surtout facilitée par la voie socio-professionnelle (à condition de disposer d'un contrat d'au moins 20 heures semaine) et socio-éducative (en s'inscrivant à une formation professionnelle ou secondaire non obligatoire).
Un autre aspect important est que la durée de séjour obligatoire en Espagne pour la régularisation est écourtée de trois à deux ans, ce qui représente une année de moins d'insécurité, de précarité et de travail non déclaré.
La nouvelle réglementation espagnole se démarque de la politique actuelle de rejet des migrants économiques. Le problème, estiment les acteurs sociaux, est qu'elle laisse les demandeurs d'asile sans protection. Pour tenter de décourager ce recours, la réglementation pousse directement vers l'irrégularité les personnes dont la demande d'asile est rejetée. Ces personnes ne seront de fait pas éligibles à l'arraigo sans être passées par le calvaire de deux années sans papiers.
C'est précisément ce que craint le plus Sara María Viafra. Pharmacienne d'origine colombienne de 52 ans, elle est arrivée en Espagne en 2022, après avoir fui les menaces de la guérilla. Elle est arrivée avec un visa touristique, car elle ne pouvait pas faire autrement. Ce n'est qu'une fois dans le pays qu'elle a déposé une demande d'asile, ce qui lui a permis d'obtenir la « carte rouge (tarjeta roja) » qui autorise les demandeurs de séjourner et de travailler légalement pendant que leur demande est traitée.
C'est ainsi que Sara travaille, avec une autre collègue paraguayenne, en tant que soignante auprès d'une femme atteinte de sclérose en plaques et de sa mère atteinte d'Alzheimer. Un emploi qu'elle risque de perdre après trois ans si sa demande d'asile est rejetée. « Si ma demande est refusée, je vous avoue sincèrement que je n'oserais pas sortir dans la rue. L'idée de passer deux ans sans papiers me fait très peur. »
Des cas comme celui de Sara ont conduit plusieurs organisations à saisir la Cour suprême, et d'autres à réclamer une nouvelle régularisation extraordinaire – une pétition qui a déjà recueilli le soutien de 600.000 signatures citoyennes – afin de pouvoir traiter tous ces cas.
« Il s'agit de personnes qui travaillaient, cotisaient, payaient des impôts et que nous avons soudainement placées dans une situation irrégulière pendant deux ans, avant de les ramener à la régularité. Cela n'a aucun sens », explique Elena Muñoz, coordinatrice nationale du département juridique de la Commission espagnole d'aide aux réfugiés (CEAR).
Des propos que partage Antonio Borrego, l'avocat de Sara à l'Asociación Málaga Acoge. « Dans l'hypothèse où sa demande d'asile se verrait rejetée, Sara ne disposerait plus que de deux options : faire appel de cette décision et prolonger l'agonie, ou attendre deux ans dans l'irrégularité. Une punition gratuite. »
En 2024, le nombre total de régularisations accordées en vertu de l'arraigo en Espagne a atteint 223.396 cas. Pour cette année, le gouvernement estime que la nouvelle réforme permettra de régulariser en moyenne 300.000 personnes. Les syndicats ont toutefois revu leurs attentes à la baisse, étant donné que de nombreuses nouvelles demandes sont déjà retardées en raison d'un manque de ressources dans les offices des étrangers. Le renforcement des effectifs n'a pas été à la hauteur de la norme.
Malgré cela, les syndicats sont généralement favorables à cette approche. Du côté de l'UGT, Patricia Ruiz, secrétaire à la santé au travail, reconnait que « la réforme représente une avancée réelle et concrète en matière d'immigration ; il est nécessaire de reconnaître à ces personnes la possibilité d'être des citoyens à part entière, puisqu'elles contribuent à l'économie ».
La question qui se pose face aux nouvelles dispositions de l'arraigo est de savoir pourquoi une procédure censée sortir les personnes de l'irrégularité continue de contraindre celles-ci – ainsi que les demandeurs d'asile – à passer deux ans sur ce territoire dans la clandestinité, les condamnant à vivre dans la précarité de l'économie informelle, avec tous les abus que cela suppose. Il est bien connu que le statut de migrant irrégulier est aujourd'hui l'un des déterminants les plus défavorables de la vulnérabilité sociale et juridique, que leur statut irrégulier fait de ces personnes des citoyens de troisième ordre, restreignant leurs droits, limitant leur accès à la justice, à la santé ou à l'éducation, ainsi qu'aux aides publiques, rendant difficile leur accès au logement et les conduisant au chômage et à l'exploitation.
Cette conjonction de difficultés explique leurs niveaux très élevés d'exclusion sociale, 81 % contre 68 % pour les ressortissants de pays non membres de l'UE en situation régulière, soit 26 % de la population espagnole. Le sort des enfants sans papiers est également dramatique. Pour eux, l'irrégularité est synonyme de peur et de précarité, mais aussi de manque d'opportunités puisqu'ils ne peuvent pas obtenir de diplômes, de bourses d'études ou d'aides publiques.
Pour Juan Iglesias, sociologue et chercheur à l'Institut des migrations internationales de l'université de Comillas, l'irrégularité persiste dans la mesure où tous ces travailleurs invisibles, précaires, productifs et sans droits soutiennent le système.
« Personne ne veut le dire explicitement, mais l'immigration irrégulière telle qu'elle existe a été fondamentale pour notre marché du travail, pour la croissance de notre économie, pour les grandes entreprises, pour les petits employeurs, pour les familles qui doivent répondre à leurs besoins en matière de soins. Nous sommes tous concernés. »
À plus long terme, toutefois, l'irrégularité est également préjudiciable pour le pays dans son ensemble. Selon une étude de la Fundación porCausa, l'Espagne perd chaque année au moins 3.400 euros en impôts et cotisations pour chaque travailleur sans papiers.
« Vous aurez beau augmenter la taille du trop-plein, le problème fondamental est que la baignoire continue de se remplir de personnes arrivant de manière irrégulière. Le fait est que nous avons un modèle migratoire défaillant. Ce qu'il faut, c'est faciliter des voies de migration sûres, légales et ordonnées : visas de recherche d'emploi, mécanismes de recrutement à l'origine, modèles de mobilité temporaire. Il s'agit de programmes pas toujours faciles à mettre en œuvre. Dans certains pays, il faut composer avec des institutions faibles et un manque de ressources financières. Le principal problème n'est cependant pas d'ordre technique ou économique, mais politique. Le système est étouffé par une prudence pathologique, du fait qu'il s'agit d'un enjeu hautement inflammable. »
Quatre mois à peine après l'entrée en vigueur de la nouvelle réglementation sur l'immigration, les groupes politiques de droite et d'extrême droite PP et Vox se sont alliés pour voter au Congrès en faveur d'une proposition visant à « restreindre la régularisation des immigrés par le biais de l'arraigo ». La proposition, bien qu'elle n'ait pas été adoptée, reflète un positionnement clair : l'intention de profiter de ce potentiel « inflammable », de l'attiser suffisamment pour rallier le soutien de la population.
« Ceux qui soutiennent ces arguments contre le droit à la régularisation le font soit par ignorance, soit par pure hypocrisie. Ils savent comment fonctionne le système, mais ils préfèrent alimenter les narratifs xénophobes à des fins électoralistes », souligne M. Iglesias.
« La suppression de l'arraigo ferait beaucoup de tort aux migrants, mais elle ferait un tort extraordinaire à la société dans son ensemble, elle engendrerait un véritable chaos. Elle créerait des poches de marginalité, des sociétés de deuxième et troisième classe, elle rendrait nos sociétés plus difficiles, plus insécurisées, plus pauvres », a déclaré Gonzalo Fanjul.
L'arraigo ne constitue pas une garantie de conditions justes et égales. Il n'est pas toujours facile de faire pousser des racines dans une terre aride. Comme le montre l'étude Un arraigo sobre el alambre (« L'arraigo sur le fil »), réalisée par Juan Iglesias et d'autres auteurs, si les migrants, une fois régularisés, parviennent à une bonne intégration socioculturelle, l'intégration économique et professionnelle, en revanche, est loin d'être simple. Même avec des papiers, ils continuent de faire l'objet d'une ségrégation, qui se traduit par des emplois, des salaires et des logements moins bons. Il s'agit d'un enracinement précaire, néanmoins, rappelle M. Iglesias, la démarche « s'inscrit dans le sens de la dignité ».
En définitive, que l'on modifie ou non le dispositif d'arraigo, « ce qui ne changera pas », insiste le sociologue, « c'est notre besoin structurel de main-d'œuvre, d'immigration. Ils continueront à venir travailler, mais dans de moins bonnes conditions, avec plus d'informalité, avec moins de droits, comme aux États-Unis ».