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Nous n’avons pas fini de sévir, toujours à contretemps. Il n’est pas de dissidence possible sans fidélité à ce qui nous a faits...

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28.04.2025 à 09:06

Littérature noire et peste brune

F.G.

■ Jérôme LEROY LA PETITE FASCISTE La Manufacture de livres, 2025, 190 p. En mars 2018, le Front national tient son XVIe congrès à Lille. La fille du Borgne est réélue à la présidence du parti avec un score poutinien : 97,1% des voix. Dans la foulée, le Front devient Rassemblement un peu comme le crotale se débarrasse de son enveloppe. Histoire de tromper les imbéciles et les éditocrates, qui souvent sont les mêmes. En mars de la même année, le romancier Jérôme Leroy publie La Petite (…)

- Recensions et études critiques
Texte intégral (2244 mots)


■ Jérôme LEROY
LA PETITE FASCISTE
La Manufacture de livres, 2025, 190 p.


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En mars 2018, le Front national tient son XVIe congrès à Lille. La fille du Borgne est réélue à la présidence du parti avec un score poutinien : 97,1% des voix. Dans la foulée, le Front devient Rassemblement un peu comme le crotale se débarrasse de son enveloppe. Histoire de tromper les imbéciles et les éditocrates, qui souvent sont les mêmes.

En mars de la même année, le romancier Jérôme Leroy publie La Petite Gauloise [1], un noir ristretto qui se déroule dans une « grande ville portuaire de l'Ouest » tombée dans l'escarcelle du Bloc Patriotique – émanation fictionnelle du FN/RN. La scène inaugurale où un flic arabe se fait dessouder par un képi facho de la municipale ne manque pas de sel – sur la plaie. Surtout qu'elle se déroule rue Jean-Pierre-Stirbois anciennement rue Émile-Pouget. C'est avec ce genre de clin d'œil topographique que Jérôme Leroy annonce la couleur de ses obsessions : la gangrène brune, la flétrissure démocratique, les nihilismes flingueurs et comme dernier refuge : le romantisme des poètes oubliés et des amours inachevés.

Sept ans plus tard, le romancier signe La Petite Fasciste qui n'est en rien la frangine de La Petite Gauloise, même si entre les deux paumées un genre de continuum sociologique pourrait être tracé. À treize ans, la Gauloise avait lu Rimbaud et depuis la prose du « petit pédé ardennais lui coul[ait] dans le sang ». Las, la comète aux semelles de vent l'avait laissée orpheline et désemparée face au bestiaire du monde. Si Rimbaud avait fini trafiquant d'armes dans le golfe d'Aden, la Gauloise signera l'épilogue de sa brève vie dans un Algéco de son lycée, une ceinture d'explosifs autour de la taille. Victoire de la barbarie ? Leroy affinait le legs de son personnage : son acoquinement avec des cramés du djihad n'était en rien le produit d'une adhésion à une quelconque martyrologie mais le précipité d'un chaos intérieur commandant une seule issue : celle de « partir en beauté »  fleur de carnage sur un monde désenchanté.

Passant du « fascisme » des barbus à celui des crânes rasés, Leroy continue de pétrir sa pâte polareuse avec comme unique toile de fond un banquet où des chacals opportunistes se partagent les derniers lambeaux de la social-démocratie. Saturne dévorant son fils, voyez Goya. Pour les profanes, rappelons que le genre littéraire qui nous intéresse ici est avant tout « instrument de critique sociale » [2]. Polysémique et argument commercial, l'étiquette « polar » entendue ici accuse toujours la société quand son pastiche conservateur (« thriller » ou « roman policier ») cherche à encabaner le ou la coupable. La matière première de la littérature noire, pour parler comme Manchette, ce sont les rapports de production, les appareils idéologiques et les charniers fumants du darwinisme social. Dans cette atomisation tous azimuts, les personnages font ce qu'ils peuvent. Comprendre : ils trimballent au mieux les nœuds de contradiction leur tenant lieu de squelette.

« Interdit aux non-blancs et aux chiens »

Ainsi, de même que la Gauloise kamikazée faisait semblant d'adhérer aux sourates massacreuses, Francesca Crommelynck, surnommée affectueusement par les siens « la petite fasciste », fait semblant d'adhérer au crédo paranoïaque et débilitant de l'extrême droite. C'est d'un œil dubitatif qu'elle évalue le bazar néo-païen de cette Nouvelle Droite, née dans le ressac des années 1970, « qui croit à la race aryenne indo-européenne, aux nymphes dans les fontaines, à l'énergie des menhirs autour desquels il convient de faire danser nues des vierges coiffées de couronnes de fleurs, aux légendes celtes et aux dieux de l'Olympe. Des genres de beatniks cryptonazis, si vous voulez ». L'héroïne de La Petite Fasciste est à l'image de l'époque : déracinée d'elle-même et charriée par une Histoire réduite à un présent obsidional. Elle fume du shit et lit Laforgue, cet autre poète du spleen. Elle a des lettres, une année passée en khâgne, mais surtout elle garde comme une blessure vivante la perte de son amour d'enfance : une gueule de Caucasien au sang pas très net, un certain Jugurtha Aït-Ahmed, un « joli garçon nourri de folklore communiste par son père docker, secrétaire de la section PCF de Frise ».

Frise est cette ville fictive du Nord où se passe l'action de La Petite Fasciste. À Frise va se jouer une « affaire » qui va entraîner « la chute de notre République ». À Frise, comme partout ailleurs dans un Hexagone au bord de la crise de nerfs et de la guerre civile, se profilent des élections où gauche molle et droite dure se tirent la bourre, tandis que l'extrême droite fait chauffer sa cote sondagière. Si l'Hexagone est sous haute tension, c'est qu'il est piloté par un avatar macronien dont on ne saura pas grand-chose à part qu'il est surnommé « Le Dingue » et qu'il multiplie les dissolutions comme Jésus les petits pains. Aucune portion du territoire n'est épargnée par la colère sociale : émeutes en banlieue, manifs dans les rues, ZAD dans les champs. Au-dessus de cette mêlée incandescente, le Bloc patriotique tend ses palangres et ses ZID (« zones identitaires à défendre »). La famille de Francesca Crommelynck est du sérail. Côté paternel, ça puise même jusqu'au fascisme historique de l'éphémère république de Salò. Quant à la mère, elle est secrétaire du Bloc patriotique de Frise. « Petite fasciste », Francesca l'est d'abord par le bain familial où seyants sont les bubons de la peste brune. Ainsi, quand elle ne s'embrume pas les neurones à coup de THC afghan, elle fait le coup de poing avec les Lions des Flandres, une bande de nervis dont le QG – « Le Bouclier » – est un bar identitaire « interdit aux non-blancs et aux chiens ».

Voilà pour le contexte narratif de cet « été brûlant », voilà pour une partie des protagonistes de ce texte court et rythmé, sublime et sans pitié. « Sans pitié » ne veut pas dire que le texte lorgne vers les giclées de raisiné – même si on meurt pas mal dans les romans de Leroy. « Sans pitié » signifie que Leroy, en digne continuateur des auteurs « behavioristes » (de Hammett à Manchette pour faire court), ne s'embarrasse pas de psychologie. Jamais esthétisées, violence et mort frappent comme dans la vraie vie : de manière sèche et imprévisible. Quant aux personnages, des plus troubles aux plus ignobles, ils ne sont que les acteurs involontaires de deux théâtres qui les dépassent : celui d'un moi intérieur inapaisable et celui d'une configuration sociale écrasante. S'ils ont des affres et des vieux rêves de gosse, c'est au lecteur d'en deviner les contours au gré de quelques-unes de leurs pensées distillées par l'auteur.

Briser les reins du fatal

Au lecteur, d'ailleurs, on souhaite bon courage car il se peut que rapidement il abandonne toute velléité de comprendre quoi que ce soit de la cartographie mentale des personnages. Les gens font l'histoire qui fait les gens. Il y a là un cycle fermé qui lie petits et grands ensembles, intimités blessées et prédations géopolitiques. Absence de fatalité, aussi, qui fait que même les salauds peuvent avoir leurs gestes de beauté dernière. Des fois ils calculent leur coup, des fois le démiurge Leroy le calcule pour eux et les fait bifurquer. Leroy souffle le froid et le chaud : maître dans l'art de l'ironie froide et distanciée, il peut quelques pages plus loin tout miser sur l'amour improbable d'un homme et d'une femme : « Ils sont aussi heureux l'un que l'autre dans ces chambres luxueuses, impersonnelles, où ils baisent sans être entravés par des preuves de leurs vies passées. » Historiquement, le polar croit à la puissance consolatrice du coup de foudre. Si ça ne fait pas une révolution, ça peut briser les reins du fatal et le lecteur, bluffé dans sa sombre prémonitoire, se tape la cuisse en s'exclamant : « L'amour, sans déconner ! »

Car des fois Leroy déconne. Comme quand il insère en épigraphe des strophes de variétés (« Besoin de rien, envie de toi ») ou qu'il modifie dans ses fictions quelques-unes des trognes de notre trombinoscope politicard. Une vieille habitude qu'il a prise depuis la publication du Bloc en 2011 [3] où la fille du Borgne était incarnée par l'ambitieuse Agnès Dorgelles, autre blonde déjà aux portes du pouvoir, dans un pays bordélisé par des émeutes de quartier. Par ces petits arrangements avec le réel, Leroy créé des points de tension qui décalent le lecteur dans l'appréciation de son environnement. Il pousse les curseurs de la radicalisation, l'uchronie hystérique c'est son truc. Son infernal talent. Alors, sous les arêtes soudain acérées de notre malheur collectif, craque le vernis d'un storytelling qui ne bluffe plus personne. Obligé de côtoyer les méprisables combinards de la chose publique et les mercenaires de la guerre civilisationnelle, le lecteur mesure tout ce qu'un « destin national » contient de viles contingences, de frustrations sexuelles et de blessures narcissiques. Avec parfois d'étonnantes progressions : dans Le Bloc, un des personnages tutoyés devient fasciste à cause « d'un sexe de fille » ; dans La Petite Fasciste, c'est la passion folle qui noie de ses sécrétions intimes les flambeaux de la rage ethnoraciale.

Chez Jérôme Leroy, l'abîme est une instabilité permanente : les choses tiennent jusqu'à ce qu'elles ne tiennent plus – ou bien elles tiennent juste grâce à la force brute des gardes prétoriennes et des loups aux portes de Paris. Ce qui revient au même. En contrepoids de ce clair-obscur gramscien où « surgissent les monstres », la mélancolie reste une inépuisable ressource. Il y a les vieux noms qui ont fait l'Histoire des vaincus : Louise Michel, Charles Delescluze, Victor Serge. Leroy les ressuscite et les colle à des couennes de tueurs ou de paillasses corrompues. Histoire de dire que même avilis et récupérés par les moches propagandes, ils sont toujours là, aux aguets de la prochaine brise qui viendra du grand large où s'écument les espérances. Après le noir des nuits, l'aube recommencée telle une mer en allée avec le soleil. Illumination rimbaldienne : « Cela commençait par toute la rustrerie, voici que cela finit par des anges de flamme et de glace. » Révélée à elle-même, Francesca Crommelynck largue les amarres : « Les dieux du réchauffement climatique sont indifférents à nos agitations microscopiques. Les dieux, dit Héraclite, considèrent comme jeux d'enfants les opinions des hommes. C'est ce que lit et relit la petite fasciste, qui est de moins en moins petite fasciste, dans son anthologie de la Pléiade consacrée aux présocratiques. »

Sébastien NAVARRO


[1] La Manufacture de livres, 2018.

[2] Philippe Corcuff, Polars, philosophie et critique sociale, avec des dessins de Charb, Textuel, 2013.

[3] Le Bloc, Gallimard (Série noire), 2011.

21.04.2025 à 08:25

Digression sur un naufrage

F.G.

On l'avait vue, la caste journalistique et sa cohorte d'éditorialistes, faire la fine bouche devant les massacres de la population civile de Gaza, s'aligner sur les éléments de langage de l'état-major de l'armée « la plus morale du monde », minorer systématiquement les chiffres des victimes palestiniennes au prétexte qu'ils venaient du ministère de la Santé gazaoui, censurer hystériquement le moindre intervenant de plateau qui osait évoquer un « génocide » possible ou, pour le moins, une « (…)

- Digressions...
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On l'avait vue, la caste journalistique et sa cohorte d'éditorialistes, faire la fine bouche devant les massacres de la population civile de Gaza, s'aligner sur les éléments de langage de l'état-major de l'armée « la plus morale du monde », minorer systématiquement les chiffres des victimes palestiniennes au prétexte qu'ils venaient du ministère de la Santé gazaoui, censurer hystériquement le moindre intervenant de plateau qui osait évoquer un « génocide » possible ou, pour le moins, une « intention » ou une « logique génocidaire » en action, s'embourber dans une indécente propagande pro-Netanyahu, jeter le discrédit sur les avis de la Cour pénale internationale, traiter d' « islamiste » quiconque s'éloignait de l'alignement obligatoire sur le camp du Bien israélien. Engluée dans sa bêtise propagandiste, soumise à son inculture colossale, aveuglée par ses partis pris civilisationnels, elle avait simplement oublié, la caste, d'ouvrir les yeux sur une évidence aveuglante : le crime, lui, se voyait. Sur la base de la bonne foi, mais surtout des nombreuses images relayées par les Gazaouis eux-mêmes.


Et puis la « trêve » est intervenue le 19 janvier 2025, sous la forme d'un cessez-le-feu censé ouvrir la première phase, en trois actes, d'un accord entre Israël et le Hamas. Plus ou moins imposée par Trump – mais l'administration Biden aurait fait la même chose –, elle a permis la libération de 30 otages israéliens vivants et le transfert de 8 dépouilles contre la libération de centaines de prisonniers palestiniens. Interrompue unilatéralement le 17 mars par Netanyahu, l'offensive israélienne a repris dans la nuit du 17 au 18 provoquant, à Gaza, la mort de 400 personnes, dont plus d'un tiers était des femmes et des enfants [1].

S'il fallait un exemple, un de plus mais sans doute le plus flagrant, du discrédit dans lequel a mérité de sombrer la caste journalistique, son traitement de la situation à Gaza depuis, comme elle dit, la « rupture de trêve » – sans préciser qui l'a rompue – fera cas d'école [2] : un traitement infamant d'une population gazaouie déshumanisée, voire animalisée, dont le sort semble importer bien moins aux chroniqueurs des radios et télés publiques et privées du PAF que celui des otages « mis en danger » – sans préciser là non plus la responsabilité de Netanyahu en la matière ; une hiérarchisation de « l'information » reléguant le sort des Palestiniens en queue de peloton au prétexte que mieux vaut ouvrir un journal radio ou télévisé sur un rendez-vous téléphonique entre Trump et Poutine sur lequel on ne saura rien que sur une énième destruction massive sur laquelle on sait tout puisque Tsahal s'en vante et que ses hauts faits sont relayés sur tous les réseaux sociaux ; un cadrage des points de vue, enfin, qui toujours part des Israéliens – et particulièrement de ceux qui expriment dans la rue leur inquiétude pour les derniers otages – pour, en dernier ressort, réalimenter infiniment la pompe à mensonges et à fantasmes qui tend à faire de chaque Palestinien un complice ou un sympathisant du Hamas. Une authentique indignité.


La question, dès lors, vient d'elle-même. Il faudra quoi, quoi de plus que les quelque 50 000 noms et visages de Gazaouis effacés du monde des vivants – dont plus de la moitié étaient des femmes et des enfants – et les quelque 100 000 blessés ou estropiés à vie pour que, en évoquant leur sort, Le Monde parle enfin de « massacres », caractérisation qu'il avait pourtant employée sans faillir, et justement, pour qualifier le crime de guerre commis par la branche militaire du Hamas le 7 octobre 2023 ayant provoqué la mort de 1 200 Israéliens, hommes, femmes et enfants, et faisant quelque 5 000 blessés. C'est ce mécanisme du « deux poids-deux mesures », de la « double pensée » comme disait Orwell, du « double standard » comme on dit désormais, qui est intolérable, immoral, insultant pour quiconque est doté de raison, non pas partisane, mais simplement humaine.

Il faudra quoi, de même, pour que la caste médiatique dominante se souvienne et revendique enfin comme leurs les 232 journalistes palestiniens ciblés par les logiciels d'Intelligence artificielle de Tsahal et assassinés pour avoir fait leur travail de journalistes depuis le début de l'offensive israélienne. Cinq fois plus qu'au Vietnam ou en Afghanistan sur toute la durée de ces sales guerres impérialistes !

Il faudra quoi, enfin, pour que pointe sous les claviers ou dans les reportages médiatiques un chouïa d'indignation au vu des ambulances mitraillées, des « cuisines communautaires » bombardées, de la volonté clairement exterminatrice de l'État israélien sous capture fasciste d'affamer, en bloquant toute aide alimentaire, une population civile dans son entièreté. On me dira que c'est trop demander ou trop attendre. Possible, mais je ne me résigne pas à admettre que la décence ordinaire ait reculé à ce point dans les consciences soumises d'une profession qui, avant de devenir caste, avait su se ranger, au nom de la vérité simplement factuelle et en certaines occasions, dans le seul camp qui pouvait être le sien : celui de la critique des puissances massacreuses et d'une indépendance d'esprit revendiquée. Le naufrage, sur ce point, est total, ou presque, car il convient toujours, surtout au bord du gouffre, de saluer le courage des journalistes indépendants qui, individuellement ou collectivement, sauvent l'honneur en résistant encore à la dénaturation de la « vérité objective », celle qui atteste qu'un crime est un crime, un massacre un massacre et une logique génocidaire le fondement d'un génocide en cours.


C'est à l'esprit d'Orwell, celui de 1984, qu'il faut toujours revenir pour traquer les « vérités alternatives », en révéler les fondements, dévoiler les objectifs de la novlangue qui les soutient, celle qui postule que « la guerre c'est la paix », que « la liberté c'est l'esclavage » et « que l'ignorance c'est la force ». C'est encore à partir d'Orwell qu'il faut saisir les glissements sémantiques de notre dernier demi-siècle et ses nouvelles déclinaisons néo-libérales – « l'égalité, c'est l'inégalité », « le marché, c'est le monopole », « la réforme, c'est la contre-réforme » –, pour ne citer que quelques-unes de ses sentences validées par un esprit du temps tout acquis à un relativisme fondé sur l'idée que la « vérité objective » n'aurait jamais existé.

« La liberté est la liberté de dire, pointait Orwell, que deux et deux font quatre. Si cela est accordé, tout le reste suit. » Or, c'est cela même, cette évidence, ce truisme, cet axiome que le discursif néo-libéral – sa novlangue – et la déconstruction postmoderne ont largement contribué à corroder. Vint un temps, en effet, dont nous sommes encore, où, émancipés d'une évidence mathématique, de nouveaux clercs attestèrent, du haut de leurs chaires, que deux et deux pouvait faire cinq, ou six, ou sept ou plus. Parce que la liberté, comme le théorisa Richard Rorty (1931-2007), philosophe, historien des idées, progressiste de gauche et héraut de ce relativisme en marche, ne serait rien d'autre, vue à partir de ce prisme, que « de croire ce qu'on [veut] croire sans qu'aucun critère absolu ne soit en mesure de normer le désir de croyance », comme le nota Renaud Garcia dans son Désert de la critique [3]. Partant de là, tout est possible, mais d'abord le pire : « le mensonge c'est la vérité », « l'émigré c'est un profiteur » et « le dérèglement climatique c'est un canular ».


Le moment Gaza, ce moment qui dure et conduit inexorablement à l'écrasement planifié d'un peuple abandonné et exténué, est révélateur de l'état déliquescent d'un monde naufragé où la barbarie progresse et où, de même que le doit international, tout sens commun semble en voie de disparition. Le séisme cognitif qui le caractérise est le signe évident d'un effondrement de la raison commune, celle qui fonde, sur la base de l'analyse du réel, la conviction que nous sommes confrontés – à Gaza comme en Cisjordanie – à une entreprise de destruction massive fondée sur une conviction mortifère : eux ou nous. Rarement sans doute, cette logique ne s'est exprimée dans l'histoire avec une telle clarté. Et pourtant, à de rares exceptions près, la caste médiatique a décidé de ne rien voir des enjeux que ce massacre méthodique des Palestiniens induit pour l'humanité entière à un moment de l'histoire où partout progressent le plus odieux suprématisme et la plus sauvage loi du plus fort.

Don't look up semble être devenu, désormais, le credo de ceux qui sont payés pour voir et pour révéler. Daniel Schneidermann évoqua, à propos de la couverture médiatique, en 1933, de l'arrivée au pouvoir des nazis , une « catastrophe professionnelle » où l'évitement était une manière de ne pas voir. Il y a de cela, évidemment, dans le naufrage informationnel dominant d'aujourd'hui, mais il y a pire : un alliage d'inculture majuscule, de médiocrité sans limites et de mauvaise foi avérée – celle-là même dont atteste, sur les plateaux du néant, la réitérante (et paralysante) accusation d'antisémitisme proférée ad nauseam, chaque fois qu'un intervenant s'insoumet au discours dominant, par des éditorialistes qu'on ne savait pas, jusqu'à des temps récents, si scrupuleux sur la question. Notamment dans les écuries bolloréennes.

Mais qu'a donc à voir l'antisémitisme avec la dénonciation d'une logique génocidaire visant à l'éradication des Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie ? Par quel processus confusionnel peut-on arriver à une telle conclusion absurde ? Par quel réductionnisme du cogito peut-on faire de Benjamin Netanyahu, Bezalel Smotrich et Itamar Ben Gvir des représentants tout juste extrémistes d'une légitime cause juive et a contrario soupçonner d'antisémitisme les nombreux Juifs qui, de par le monde, sur les campus et dans les manifs, refusent qu'on les assimile de près ou de loin à ces criminels de guerre. Le seul espoir qui demeure, pour que recule l'antisémitisme que le philosémitisme colonial des partisans du Grand-Israël charrie plus que tout, c'est que ce trio finisse devant un Tribunal international et les falsificateurs qui les ont soutenus dans les poubelles de l'Histoire.

Freddy GOMEZ


[1] Cette « trêve » fut par ailleurs rompue à diverses reprises par Israël, les bombardements – provoquant la mort de plus de 200 personnes – n'ayant jamais totalement cessé. En outre, à partir de 2 mars, fut décrété un blocage de toute entrée de nourriture et d'aide humanitaire.

[2] On lira, avec profit, à ce sujet, sur Lundi Matin « Massacres à Gaza : l'indécence des médias français ».

[3] Pour aggraver le cas de Rorty, on ajoutera que, dans Contingence, ironie et solidarité (1989), l'auteur ne semble retenir de la scène de 1984 où O'Brien torture Winston pour lui faire admettre que deux doigts plus deux doigts pouvaient faire cinq doigts, que « l'habileté d'O'Brien à mettre en lambeaux les esprits humains et à les reconstruire à neuf en les façonnant à sa guise » (p. 244 de l'édition Armand Colin de 1993). Commentant ce jugement de Rorty, Renaud Garcia note à juste titre, dans son Désert de la critique : déconstruction et politique (L'échappée, 2021, p. 122), qu'il livre « une définition correspondant assez bien au geste de la déconstruction ».

14.04.2025 à 09:00

Embardées géopolitiques

F.G.

Il semble que l'on pourrait décrire la dynamique historique contemporaine, non plus comme cela se faisait jusque récemment sous une forme linéaire, mais comme une sorte de poupée russe dont les figurines les plus intérieures ont commencé à se dissoudre patiemment les unes après les autres depuis déjà pas mal de temps, même si ce processus n'est guère trop perceptible si l'on ne considère que la figurine la plus extérieure. Cette dynamique construit des poupées extérieures en même temps que (…)

- En lisière
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Il semble que l'on pourrait décrire la dynamique historique contemporaine, non plus comme cela se faisait jusque récemment sous une forme linéaire, mais comme une sorte de poupée russe dont les figurines les plus intérieures ont commencé à se dissoudre patiemment les unes après les autres depuis déjà pas mal de temps, même si ce processus n'est guère trop perceptible si l'on ne considère que la figurine la plus extérieure. Cette dynamique construit des poupées extérieures en même temps que se fissurent, se lézardent, se dissolvent les poupées intérieures.

Ainsi lorsque l'on essaie de décrire le présent le plus immédiat comme une sorte de répétition des phénomènes totalitaires qui ont émergé dans la première moitié du XXe siècle, l'on s'enferme, s'enferre, dans une logique linéaire (même s'il s'agit ici d'une forme tout à fait régressive) de l'histoire, logique dont il s'agit précisément de sortir. Le problème, c'est que c'est justement cette forme téléologique de l'histoire qui nous interdit de comprendre les enjeux magistraux auxquels nous sommes désormais confrontés. Certes, à regarder dans le rétroviseur, ce qui semble se rapprocher analogiquement le plus des tensions fantastiques qui nous agressent fait quelque part penser à cette période charnière qui englobe les deux guerres mondiales [voir, par exemple Récidive 1938, de Michael Fœssel].

Ce parti-pris téléologique considère ainsi que l'histoire de la modernité est synonyme de renforcement linéaire de la domination capitaliste, renforcement qui constitue le mantra idéologique du temps, mais aussi le cadre de référence incontournable et obligatoire de toute compréhension du monde. Or il me semble que toute l'histoire de ce monde depuis le début du XXe siècle peut être lue comme un démenti cinglant de cette téléologie, comme un éloignement de plus en plus marqué de ce qui se révèle être l'utopie de la modernité classique, incarnée par la dynamique issue de la Révolution française.

Pour reprendre l'image de la poupée russe, chaque crise historique rajoute une figurine extérieure à la précédente (« institutionnalise » une nouvelle strate historique), mais, en même temps, fragilise les poupées les plus intérieures (augmentant les contradictions entre les différentes strates institutionnelles sur le temps long). Or, que peut-on remarquer ? C'est que, très généralement, les forces sociales et sociétales instituées cherchent à répondre à la crise en revendiquant une intangibilité et une intemporalité des poupées originelles quand bien même ce sont celles qui sont les plus fragilisées…

Ainsi, à la crise de la modernité classique s'est rajoutée la couche particulière des totalitarismes associant dirigismes économique et idéologique, puis la couche du keynésianisme associée à la social-démocratie et la couche du néolibéralisme associée au postmodernisme. Une nouvelle strate se constitue sous nos yeux. Chaque couche s'appuie sur une relation particulière entre les couches internes et les couches externes, chaque couche interne projetant une cohérence particulière sur les couches externes : depuis la crise majeure de la modernité classique au début du XXe siècle, la tension entre les niveaux internes et externes n'a fait que s'approfondir. C'est pourquoi faire référence à un « retour » d'une phase « fasciste » revient en fait à gommer l'approfondissement de la contradiction historique au profit d'un mouvement de type pendulaire qui a pour principale caractéristique de déhistoriciser, en la masquant, une dynamique infiniment plus large, plus profonde et plus grave.

En effet, les mouvements fondamentalistes – sous ma plume aussi bien religieux ou politiques que marchands – ne se contentent pas seulement de tenter de réactiver une couche plus profonde de la mémoire historique, ils articulent une fiction « originelle » avec une projection matérialiste techniquement équipée avec les dernières innovations en cours : la page du néolibéralisme est ainsi tournée en même temps que celle du postmodernisme, et s'incarne aussi bien dans les dystopies transhumanistes de l'homme augmenté que dans les délires néo-impérialistes activés par des Trump ou des Poutine. Ces derniers puisent certes aux références totalitaristes anciennes pour justifier leurs volontés de puissance – ou peut-être, plus précisément, pour masquer l'effondrement des outils institués de leur ancienne puissance –, mais cela ne veut pas dire pour autant que ces références anciennes soient des grilles de lecture tout à fait pertinentes pour décrire ce qui se passe vraiment (en particulier parce que ces approches invisibilisent les oppositions contemporaines à ces dynamiques, oppositions qui, dans leur forme contemporaine, ne pouvaient pas exister qualitativement dans leur format ancien, et qui doivent donc, pour le monde immédiat, être encore pour l'essentiel considérés comme relevant de l'informel).

Ce que nous avons sous les yeux n'est pas le dernier avatar d'un nouveau palier dans la domination capitaliste du monde : après l'effondrement de la modernité classique dans la dynamique des deux guerres mondiales et sa mutation en une postmodernité qui chercha ses marques durant la seconde moitié du XXe siècle, nous avons aujourd'hui à faire face à l'effondrement de la postmodernité elle-même. C'est une erreur manifeste de chercher à comprendre le moment présent comme l'expression d'un triomphe du néolibéralisme : bien au contraire, nous assistons à son échec manifeste, à l'effondrement de la croyance en une articulation nécessairement positive entre cohésion politique et cohésion économique, entre cohésion étatique et cohésion capitaliste (que même les néo-libéraux revendiquaient). La relativisation généralisée du réel qui caractérisait le postmodernisme s'effondre aujourd'hui sur lui-même dans une négation de la réalité elle-même. Quand vérités et mensonges ne relèvent plus que du régime aléatoire de l'opinion et que, par ailleurs, même la notion d'opinion publique s'est dissoute dans celle des seules opinions individuelles.

La crise contemporaine peut ainsi être comprise comme une désarticulation supplémentaire entre logique étatique et logique capitaliste : ce que nous avons sous les yeux, c'est en effet le constat que ces deux logiques ne tirent plus dans la même direction, ce qui ouvre un boulevard à une emprise majeure des logiques mafieuses sur fond de dérégulation conjointe des cohérences étatiques et économiques et de globalisation extra-étatique. Ce point est à souligner : la globalisation capitaliste ne relève désormais plus d'un inter-nationalisme – comme le suppose le postulat d'une gestion étatique des divers capitalismes nationaux –, mais bien d'une autonomisation anti-étatique. Ce processus se signale par un effondrement des cohérences nationales, effondrement qui se manifeste en premier lieu à travers le développement des fondamentalismes politiques, marchands et religieux, pour son versant visible, et par la recherche d'un nouveau rapport à une réalité (supra-étatique ?) devenue insaisissable par la perte de ses repères traditionnels hérités, pour son dialectique versant informel.

Ce qui explique d'abord la situation présente, ce n'est pas en premier lieu une efficacité idéologique, même techniquement suréquipée, de la part des oligarchies mafieuses, mais l'effondrement des référentiels historiques hérités qui ne sont plus en phase avec la réalité effectivement produite par le développement historique : la clé de lecture repose sur un retard manifeste des intelligences théorique et pratique telles qu'héritées des dynamiques passées et le monde qui aura été effectivement produit par elles et qui le débordent.

Ce que je veux souligner, c'est que la fonction idéologique des logiques mises en œuvre par ces nouvelles oligarchies n'est pas tant de mettre sous le boisseau des alternatives qui existeraient armées de pied en cap et qu'il suffirait de mettre en pratique « si tous les humains de bonne volonté voulaient bien se donner la main », mais seulement d'occuper, pour ainsi dire au moindre coût, le terrain historique qui se transforme en friche désarticulée et insalubre, malheureusement terreau principal de leur survie. Loin de moi l'idée de nier l'effarant suréquipement des forces de domination et de contrôle social, mais d'un autre côté il n'y a d'histoire humaine possible que parce que les représentations instituées du monde ont jusqu'à présent toujours fini par être en retard sur la réalité effective – ce qui n'est cela dit un gage de rien quant aux temps éventuellement à venir, et c'est bien pourquoi la passivité ne peut pas être une option.


Les totalitarismes anciens se sont construits sur le développement et le contrôle de la puissance de l'État, alors que les néo-totalitarismes qui se profilent cherchent à se construire sur le démantèlement néo-libertarien de l'État au profit de logiques de contrôles activées par des oligopoles déterritorialisés (privés par définition) : même les guerres sont en cours de privatisation au moins partielles, avec de plus en plus d'« armées privées » (cf. aux USA, en Russie, en Chine…).

Les totalitarismes anciens reposaient sur une « exportation » de la puissance des États concernés, quand les néo-totalitarismes récents reposent sur une logique territoriale de type mafieuse, considérée comme base arrière de repli dans l'optique d'une stratégie de prédation.

Autre point à souligner : les totalitarismes anciens étaient antireligieux, quand les néo-totalitarismes contemporains, que je préfère qualifier de fondamentalismes, se revendiquent ouvertement d'une divinité. Les similitudes ne doivent pas masquer les profondes différences ; je dirais même que l'accent mis sur ces similitudes est finalement un moyen de sous-évaluer la profonde originalité et spécificité historiques du développement des fondamentalismes. En effet, le fait d'essayer d'inscrire ces fondamentalismes dans la logique ancienne des fascismes revient surtout à s'interdire de comprendre le changement radical des contextes historiques ; c'est continuer à essayer de se revendiquer d'une continuité historique dont la remise en cause est pourtant au cœur de la redéfinition du présent. Ce qui se passe sous nos yeux est la conséquence d'une remise en question de l'ensemble de la dynamique historique caractéristique du XXe siècle, dont effectivement les totalitarismes sont un moment essentiel et incontournable : les dynamiques qui sous-tendaient le développement des totalitarismes au début du XXe siècle ne sont pas celles qui structurent le développement des fondamentalismes du début du XXIe siècle, quand bien même on pourrait déceler des similitudes superficielles : cela ne signifie aucunement que la situation présente n'est pas au moins aussi grave qu'alors, voir probablement bien pire. Et c'est bien parce que cette situation est potentiellement bien plus grave que la référence un peu trop facile aux totalitarismes d'antan devient problématique : paradoxalement, cela peut revenir à atténuer la gravité et l'intensité de la crise contemporaine, et à invisibiliser la bifurcation en cours hors des sentiers balisés et cartographiés.


Il a été souligné par maints observateurs que Poutine ou Trump, mais également leurs homologues turc, persan, israélien ou encore chinois (dans une moindre mesure) cherchaient à réactiver idéologiquement, au moins en partie, des logiques ressortissant aux impérialismes d'avant 1914 : cela signifie que tous ces acteurs, en particulier, mais ils ne sont évidemment pas les seuls, cherchent à s'abstraire des dynamiques historiques constitutives du siècle écoulé parce qu'ils ne les comprennent pas, en soulignant dans le même mouvement que chercher à contrer ces dynamiques américaine ou russe au nom des cohérences historiques qu'ils rejettent – c'est-à-dire maintenir une grille d'analyse qui repose sur une continuité du temps capitaliste relève également d'une forme de déni de ces dynamiques contemporaines qui, précisément parce qu'elles sont de facto en panne, permettent leur rejet antihistorique par certains acteurs. Pour le dire autrement, je pense que les fondamentalismes actent une rupture effective du temps historique, mais seulement négativement. C'est la raison pour laquelle ils sont si populaires, et également la raison pour laquelle les hérauts de la continuité historique sont, eux, devenus inaudibles, en particulier à gauche de l'échiquier politique puisque leur vision progressiste de l'histoire relève de leur ADN culturel.

Il est fondamental de noter que les réponses poutinienne ou trumpiste s'adressent à des problématiques les plus contemporaines, mais qui restent sans solutions dans le cadre des référentiels historiques hérités et institués : la montée généralisée des fondamentalismes politiques et religieux – qui est généralement traduite médiatiquement, et superficiellement, comme un développement des extrêmes droites – est d'abord la première face, la plus facile et la plus simpliste, d'une tentative de trouver des réponses aux impasses du présent en puisant au passé, un passé nécessairement mythifié, plutôt que d'emprunter la face inverse, dialectiquement plus exigeante et incertaine, d'un véritable dépassement. Le point central pour comprendre cette contradiction est bien de partir d'une situation bloquée par absence de perspectives encore rationnellement crédibles, d'une situation résultant d'un échec manifeste du cadre institué hérité (et ce, quelles qu'en soient les variantes). C'est parce que nous sommes devant un mur tout à fait manifeste d'incompréhensions de la situation réelle que les pseudo-solutions fondamentalistes peuvent s'exprimer. Je ne pense pas du tout que les fondamentalismes cherchent à « sauver le système » : au contraire ils sont une tentative de contournement de la problématique de son effondrement, en s'accrochant aux quelques branches idéologiques qui traînent encore…

Je dirais que les références activées par les fondamentalismes nous donnent indirectement la mesure de la période historique à reconsidérer : elles sont le thermomètre inversé des cohérences historiques en faillite. Par rapport au moment présent, le vertige négatif qu'incarnent les fondamentalismes (politiques, marchands et religieux) est l'envers du saut positif qu'il nous faut accomplir pour tenter de résoudre la crise qui secoue notre existence la plus immédiate et vis-à-vis de laquelle les solutions normalisées, et désormais éculées, sont disqualifiées.

De la même manière que les fondamentalismes nous permettent de définir en creux une échelle temporelle de la crise historique, leur développement rhizomique sur un plan spatial nous donne un indice de l'échelle géographique de l'espace en crise : on constate immédiatement que tant les découpages temporels que géographiques traditionnels qui structuraient nos sociétés sont concernés. À partir du même principe, on peut considérer que la diversité des milieux socio-culturels concernés par cette sensibilisation aux thèses fondamentalistes nous donne la profondeur de la désarticulation des rapports socio-économiques.

Pour utiliser le langage de Koselleck [1], l'espace d'expérience et l'horizon d'attente tels que le monde institué présent en a hérité sont devenus irréconciliables, et c'est leur antagonisme devenu désormais radical qui apporte la clé de lecture de la crise multiforme du présent. Cet antagonisme est traité sur le plan idéologique par les tentatives de réaligner soit l'un soit l'autre sur le terme restant, quand l'approche révolutionnaire consiste dans la nécessaire redéfinition simultanée des deux (avec ce que cela implique de part d'inconnu et d'indéfini, de jeu historique).

Nous ne pouvons pas sous-estimer que tout processus historique est de nature biface : il se lit toujours nécessairement, et contradictoirement, dans une dynamique de continuité et de rupture – ce qui ne veut pas dire qu'elles sont de même intensité. Cela signifie que toute interprétation qui s'appuie unilatéralement et exclusivement sur l'une ou l'autre se fourvoie. C'est cette double nature qui permet les basculements et les retournements de tendances.

Ainsi, il n'est pas possible de considérer que ce monde basculerait « simplement » dans une phase réactionnaire : l'intensification du développement des fondamentalismes n'exprime pas un processus historique au premier degré, mais doit être lue comme une réaction particulière à un processus historique global bien plus large qui suscite en retour ce moment fondamentaliste. Ce dernier n'est donc qu'un aspect de la problématique historique en cours. L'erreur à ne pas commettre est de chercher à comprendre ces fondamentalismes comme des réponses réactivées à des conflictualités politico-sociales déjà existantes, en sous-entendant que des forces instituées seraient alors « battues » dans le cadre d'une conflictualité balisée – du type « la guerre des classes existe, et c'est nous qui la gagnons »… Il me semble que l'essor des fondamentalismes exprime au contraire le revers d'une déréalisation des conditions héritées de la conflictualité historique. Les fondamentalismes répondent, du moins cherchent à répondre, à une bifurcation qui a déjà eu lieu, même si c'est finalement pour la nier.

On peut signaler également le dramatique appauvrissement intellectuel, conceptuel, culturel des fondamentalismes, et leur mise au ban de la complexité du réel qui se traduit par le rejet de toutes les ambiguïtés qui font le socle du vivant et de toutes ses diversités, rejet opéré à l'aune d'un prétendu « bon sens » toujours univoque, vidé de toute profondeur temporelle comme spatiale. Alors que la crise du capitalisme et de la société globalisée se manifeste par une uniformisation réductrice et un effondrement des diversités, tant culturelles que biologiques, c'est comme si les fondamentalismes politiques, marchands, religieux faisaient de la surenchère simplificatrice : ce n'est pas pour rien que la tronçonneuse est devenu l'outil symbolique de la négation du réel. Appauvrissement du monde et développement concomitant de l'intolérance vont ainsi de pair : l'intolérance est d'abord un mécanisme idéologique de défense contre le doute et le questionnement, une conjuration contre le foisonnement et l'ouverture du réel. Ce n'est pas non plus un hasard si la « sécurité » est devenue un concept idéologique cardinal pour les fondamentalismes, le sésame qui évacue par magie l'ambiguïté créatrice de l'altérité, la possibilité de se confronter positivement à l'inconnu, au non-maîtrisé, à la part aléatoire de toute existence.

L'IA (intelligence artificielle) et le transhumanisme tels qu'ils sont portés par les fondamentalistes pourraient passer pour contradictoires avec la charge progressiste que certains leur prêtent encore, mais un personnage comme Musk montre bien qu'il y a une identité profonde entre ces dérives technologistes et les fondamentalismes : la fiction d'une sécurité absolue par les machines, qui sont idéalement-idéologiquement appelées à fournir des réponses toutes prêtes et formatées à toutes les questions existentielles des humains, qu'elles concernent le corps ou l'intellect, en les libérant de ce qui devient pour eux le fardeau de donner un sens à leur vie, nécessairement faible, imparfaite, limitée, aléatoire, brouillonne, inexprimée, nuancée, contradictoire, indécidable, polysémique, impure, etc., toutes caractéristiques insupportables aux fondamentalismes.

Si une des conditions de la guerre est la simplification radicale des enjeux idéologiques, nous sommes effectivement mal barrés. Car, si un phénomène semble se développer, c'est bien celui d'une simplification drastique des enjeux de la diversité et de la complexité possiblement positive de l'existence générée par cette diversité. Les fondamentalismes sont ainsi devenus des monocultures idéologiques faisant écho aux monocultures agricoles et industrielles qui appauvrissent et laminent partout le vivant – dont la spécificité première est, du moins était, le foisonnement anarchique de la différenciation active. Ainsi, ce n'est pas la différence et la variété qui sont fondamentalement conflictuelles, mais au contraire le monolithisme, l'univoque, l'absolu, le dogme, la pureté, la perfection. Les sociétés humaines ont toujours cherché à codifier la gestion des ambiguïtés ; ce ne sont que les régimes autoritaires et totalitaires qui ont cherché à les extirper au maximum.

Les fondamentalismes contemporains ne font pas exception à ce constat. La différence avec les totalitarismes du début du XXe siècle, c'est que, quand ces derniers structuraient peu ou prou la conflictualité sociale autour de propositions autoritaires inversées, les fondamentalismes d'aujourd'hui s'élaborent face à une liquéfaction des rapports établis au monde. De plus, quand les totalitarismes anciens reposaient sur des excroissances du nationalisme, les fondamentalismes actuels sont une réponse particulière à l'inadéquation des espaces nationaux face à la mondialisation : rien d'étonnant, donc, si les fondamentalismes sont également des néo-impérialismes qui cherchent par un changement d'échelle à contrecarrer la tendance adverse positive qui réinterroge les fondamentaux d'un nouvel universalisme hors des carcans nationaux. Quand bien même cette tâche pourrait sembler insurmontable.

LOUIS
Colmar, mars 2025.
Texte repris du blog « En finir avec ce monde »




14.04.2025 à 08:59

Ailleurs et autrement

F.G.

Les éditions L'échappée ont opportunément publié, à la suite de la disparition d'Annie Le Brun (1942-2024), un précieux ouvrage d'entretiens avec elle. Avec cette heureuse initiative – ce bel hommage, en vérité –, L'échappée nous permet de revenir sur « cette voix unique » qui ouvrit la perspective de n'être jamais prise pour un écrivain ni d'avoir jamais projeté de faire œuvre. « J'ai écrit, précise-t-elle, seulement pour savoir où j'allais ». Et perdus que nous sommes dans le brouillard (…)

- Marginalia
Texte intégral (882 mots)


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Les éditions L'échappée ont opportunément publié, à la suite de la disparition d'Annie Le Brun (1942-2024), un précieux ouvrage d'entretiens avec elle. Avec cette heureuse initiative – ce bel hommage, en vérité –, L'échappée nous permet de revenir sur « cette voix unique » qui ouvrit la perspective de n'être jamais prise pour un écrivain ni d'avoir jamais projeté de faire œuvre. « J'ai écrit, précise-t-elle, seulement pour savoir où j'allais ».

Et perdus que nous sommes dans le brouillard de plus en plus dense de cette très basse époque, il est bon de s'égarer en sa compagnie dans la lecture de Sade, de Jarry, d'Hugo ou de Breton. Ou encore dans celle du Trop de réalité (Gallimard, « Folio essais », 2005), son ouvrage sans doute le plus connu. Impérative lecture, oserais-je, quitte à se laisser prendre par le vertige de ses mots pour en ressortir ragaillardis et heureux d'avoir mis nos pas maladroits dans les siens. Car, disons-le, avec Annie Le Brun, nous sommes en présence d'un caractère singulier dont la force même nous console des turpitudes communes auxquelles nous nous plions bon an mal an. Pour survivre, y compris socialement.

L'équilibre précaire de notre progression sur une ligne de crête affutée comme une lame de rasoir, rend familier l'abîme ouvert par le désir qui fascine tant. D'un inconfort vivifiant, l'exploration de ce monde inconnu qui nous habite autant que nous l'habitons, gagne en vitalité et surtout stimule notre audace, dans le sens où se laisser inspirer par « cette force de séduction qui nous relie à l'altérité » nous emporte, de mots en images, vers des nécessités qui ne sont réductibles ni à l'une ni à l'autre, mais crée un mouvement, une dialectique pleine de mystères et si chère à notre coeur. Là où « notre respiration sensible se manifeste », ajoute Annie Le Brun.

« Les mots surgissant pour dire ce qui ne peut être montré et les images paraissant pour donner forme à ce qui ne peut être dit », de la toile à la page et inversement. Dans une intimité partagée, le petit miracle de la lecture et de la contemplation ne doit pas être pris à la légère et son invite négligée. Une divagation d'explorateur disponible pour toutes sortes d'aventures, visuelles, charnelles, olfactives, gustatives, en volume et en relief, d'imaginaire à imaginaire, comme on donne la main à un ami qui chemine à vos côtés lors d'un passage difficile particulièrement escarpé. Ce qui n'a pas de prix.

Il ne s'agit pas, vous l'aurez compris, d'avoir le dernier mot, contrairement au culte de la servitude et à la pratique familière des simulacres qui réduisent à rien ou presque rien « la soudaine et stupéfiante lumière » qui parfois éclaire l'ombre du désir. Cette ombre, elle nous fascine pour peu que l'on ne soit pas totalement décervelé, sans volonté et sans désir.

Avec la « culture » [sic] Power Point, l'écrasement de la signification et l'insensibilisation qui s'en suit se traduisent toujours par une banalisation de la forme et une neutralisation du fond. Face aux maillages très serrés qui, du marketing au management, se nourrissent d'injonctions et d'ignorance, est-il encore possible de se faufiler dans ces chemins de traverses, de s'abandonner à l'insistant désir de voir s'élargir l'horizon ? Il faut y croire car, pour nous évader, du « trop de réalité », il n'est d'autre moyen de transport que le « désir », cette lumière du désir qui « change tout ». Il y a quelque chose de vertigineux, dit Annie Le Brun, dans l'émulation des errants divagant entre les mots et les images.

En guerre contre les idéologies, Annie Le Brun nous réjouit, tant son cheminement nous prend résolument à rebrousse-poil. Le « monde de la culture », l' « art contemporain » sont désormais l'objet d'un culte aveugle qui privilégie la forme narcissique d'une volonté telle qu'elle s'inscrit dans un marché qui enrôle l'imaginaire dans un « process ».

Avec ses grands airs, l'art, qu'il soit ersatz d'imaginaire dans un monde qui s'enlaidit ou version adaptée à la nécrologie de la quête d'une créativité sans aura (Walter Benjamin), signe, par la conformité de ses ambitions, l'expression d'un échec éternellement réinventé.

Jean-Luc DEBRY
Collias, avril 2025.

07.04.2025 à 09:53

À la recherche du temps gagné

F.G.

■ Jorge VALADAS ITINÉRAIRES DU REFUS Chandeigne et Lima, « Brûle-frontières », 2025, 272 p. « Sur le terrain vague de la mémoire, écrivit Pierre Drachline, poussent ces herbes folles que l'on nomme, à défaut d'un mot plus précis, des souvenirs. » La mémoire, il l'a fidèle, Jorge Valadas, et précis les souvenirs, même les plus lointains. Au point qu'à lire ces Itinéraires du refus, on se trouve subitement plongé dans les siens propres avec, en tête, une idée perturbante : de quel bois (…)

- Recensions et études critiques
Texte intégral (3269 mots)


■ Jorge VALADAS
ITINÉRAIRES DU REFUS
Chandeigne et Lima, « Brûle-frontières », 2025, 272 p.


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« Sur le terrain vague de la mémoire, écrivit Pierre Drachline, poussent ces herbes folles que l'on nomme, à défaut d'un mot plus précis, des souvenirs. » La mémoire, il l'a fidèle, Jorge Valadas, et précis les souvenirs, même les plus lointains. Au point qu'à lire ces Itinéraires du refus, on se trouve subitement plongé dans les siens propres avec, en tête, une idée perturbante : de quel bois est-il fait, ce bougre, pour exhumer des souvenirs de ce long et volatil temps de l'enfance avec une telle aisance et précision ? Car il semble se rappeler de tout, Valadas, de la couleur d'un ciel, d'un parfum de sa mère, d'une douceur pâtissière d'un jour de gloire, de sa lecture précoce de Walter Scott, de ses tout premiers refus, du Lisbonne des années 1950 et 1960 – dont il dresse un tableau pointilliste et saisissant de vérité à partir des souvenirs tenaces de ce qu'il percevait, enfant puis adolescent, de l'air oppressant qu'on y respirait.

Il est vrai que Jorge Valadas a visiblement intégré tout jeune cette tribu d'êtres têtus qui, dès qu'ils les ont entendus et assimilés, habitent « les mots de Liberté et de Révolution » comme pièces essentielles d'un puzzle en construction permanente. Dès lors, dans leurs imaginaires vagabonds, ils sont toujours là, prêts à servir, comme balises inspirantes. Le reste est affaire de ténacité, de culture, de pratique et de quête des lointains. « Les choses – écrit-il – cherch[aient] leur place dans mon esprit. » En 1956, c'est à Budapest que les mots « liberté » et « révolution » prennent forme et sens. Un peuple s'y soulève contre le Parti dit communiste, occupe les usines, crée des conseils ouvriers, ouvre la voie de sa propre émancipation. Les chars de l'Armée rouge la refermeront. Par anticommunisme, le pouvoir salazariste soutient les Hongrois. Le petit Jorge a onze ans quand il se rend, en compagnie de son père, un homme d'ordre et de morale plutôt favorable au régime, à sa première manifestation. Pour protester contre la tuerie de Budapest, précisément. C'est l'idée de « Liberté » – avec majuscule – qui anime le gamin, cette liberté que les chars russes ont écrasée. Cela dit, au fond de lui-même, il sent bien que les salazaristes qui ont organisé ce rassemblement, et qui se veulent, par anticommunisme, les porte-voix des insurgés, n'ont, en matière de liberté, aucune leçon à donner à personne. Son père semble le penser aussi, mais en silence.


De chapitre en chapitre, la plume alerte de Jorge Valadas nous entraîne dans un voyage au long cours relevant tout à la fois du parcours d'apprentissage, de la pérégrination esthétique, de l'aventure humaine, de l'expérimentation politique et de l'appel du large. Tout cela, avec la claire volonté de faire en sorte que ce road movie existentiel échappe aux effets négatifs du passage du temps, dont le plus ravageur est sans soute de figer l'ancienne mémoire dans le poncif, le convenu ou le nostalgique. Ce pari, car c'en est un, Jorge Valadas le tient du début à la fin de ces Itinéraires, ce qui ne l'empêche pas, au gré des pages, de manier la mélancolie comme elle doit l'être, c'est-à-dire comme un sentiment qui pense… À ce pèlerinage de Fatima, par exemple, où, enfant, il s'est senti « immergé dans un monde laid, terrible, méchant », un univers de « peur » forgeant à jamais en lui un « refus définitif des situations de masse, de cette dissolution de l'individu dans la foule, de l'irrationnel devenu force collective », mais aussi la conviction que cette « peur » majuscule de la religiosité ne pouvait « se surmonter que par le travail de l'imaginaire ». Il n'en manque pas d'imagination, le jeune Jorge. Il s'exerce à l'aiguiser lors de ses séjours d'été sur l'île d'Abódora (du Potiron), dans l'Algarve. Ce « temps d'un présent immobile où le futur n'a pas encore sa place », il le vit dans le bonheur de la découverte et du saisissement du sentiment du désir, mais aussi dans la lecture de livres d'histoire, forcément avalisés par la censure salazariste, où toujours le gamin s'identifie aux « infidèles pourchassés » plutôt qu'aux « chevaliers chrétiens » qui les traquent. Le pli est pris, en somme. « Hors des normes », et pour longtemps.


« Le sens de la vraie vie, note Jorge Valadas en se remémorant la sienne propre, est dans le pas de côté ». C'en est un, et comment, de s'inscrire, en septembre 1963, à l'École navale d'Alfeite, sur l'autre rive du Tage. L'appel du large, là encore. L'expérience tient pourtant de l'épreuve, du moins au début : bizutage, humiliations, l'infâme panoplie de vexations dont sait faire preuve la gente militaire. Le jeune homme en tire une leçon : faire le « maximum du minimum » pour éviter de se faire remarquer. Utile principe de survie, il est vrai, quand on a compris « qu'en face nous avons des nuls et des lâches ». Mais la résistance à la bêtise galonnée exige parfois un pas de plus, collectif cette fois, pour marquer la frontière. Il se fait, au cours d'un exercice militaire stupidement ordinaire, dans un acte d'insubordination caractérisée : un refus de crapahuter, un sit-in dans la nuit et une réponse toute prête, décidée collectivement, pour l'aube qui vient toujours : « Arrêtez-nous, menottez-nous ! Nous refusons de jouer le jeu. » Les gradés n'en feront pas un plat. La résistance est donc possible. Plus tard, mi-janvier 1966, c'est la découverte de l'Afrique. Amarrage au port de Bissau – en Guinée « portugaise », comme disent les officiels. Une semaine – le temps de découvrir l'horreur de la guerre coloniale – et une image traumatisante : un groupe d'hommes à moitié nus, couchés à même le sol, le regard vide ; « des terroristes », dit l'officier de service ; ils viennent d'être torturés, détruits. « Jusqu'à ce moment précis, écrit l'auteur, la guerre coloniale était fondue dans le paysage, tenue à distance, masquée par la végétation luxuriante. À partir de ce moment, elle fait une entrée concrète dans nos vies. Je pense à Joseph Conrad, nous étions au cœur des ténèbres. » Ce qui se noue chez lui à cet instant précis, c'est une certitude : refuser cette sale guerre. Sa décision de déserter est prise, irrévocable. Il choisit le chemin de l'exil en juillet 1967.


Mais c'est difficile de partir parce qu'il y a la famille, à qui, pense-t-il, il doit la vérité. Son père s'effondre. Il anticipe les conséquences que l'acte de son fils pourrait avoir sur sa propre carrière de professeur et menace de le dénoncer à la police. « Il n'en est pas question ! », dit la mère. Fermement. Le lendemain, elle accompagne son fils à la gare et, sur le quai, lui murmure cette phrase inoubliable pour lui : « Si c'est pour ton bonheur, alors je veux que tu partes ; n'oublie pas de nous écrire. »

Le cap, c'est Paris. Un petit hôtel à Montmartre ; une connaissance, Françoise, militante anticolonialiste ; une démarche sans succès place Kossuth, siège du PC, pour voir s'il peut être assisté ; des déambulations incessantes dans la Ville-Lumière ; des petits boulots alimentaires ; une découverte renversante : celle de l'excellente revue portugaise d'opposition et d'orientation marxiste anti-autoritaire, Cadernos de circunstáncia, au sous-titre alléchant pour l'exilé qu'il est devenu : « Analyse et documents sur la vie portugaise [1]. Ils compteront beaucoup dans sa vie.


Au ressac de Mai-68, c'est un retour « au temps qui ne fait que passé », comme dit un poème surréaliste. Un tunnel qu'illumine, cela dit, la fierté d'avoir été de l'aventure et d'y avoir tenu sa place dans le maelström d'une vie enfin digne d'être vécue. Le retour à la normale, pour Jorge, c'est d'abord la quête d'un faux passeport – que lui fournira José Hipólito dos Santos, un disciple portugais du génial faussaire Adolfo Kaminsky [2] –, une activité salariée, des cours pour étudiants étrangers à Sciences Po – « un désastre ! » – et la conviction définitivement acquise que Georges Navel avait raison, dans son inoubliable Travaux, de postuler que, tous comptes faits, il valait toujours mieux opter pour « l'apprentissage en autodidacte ».

L'exil, le sentiment de l'exil, sa dimension existentielle sont au centre de ce livre, qui explore toutes les phases par lesquelles passe l'exilé : la fierté d'avoir atteint son but ; la sensation de solitude qu'il génère ; la rage qui en résulte ; la blessure qu'on en retire et que jamais rien ne guérit, pas même le retour à l'étrangère terre première. Car exilé on l'est et on le reste à jamais, pour soi et pour les autres. Un être venu d'ailleurs et dont l'ailleurs est dans la tête. « Se sentir étranger à tout et à tous, note Jorge Valadas, procure une immense fatigue », une fatigue à double entrée en réalité : celle qui émane d'une obligation à fuir et celle qui provient du sentiment que cette fuite obligée a doté l'exilé d'une « richesse intérieure » augmentée. La surmonter, cette fatigue, c'est parvenir à « s'exiler de l'exil » pour retisser un lien possible avec le pays d'origine, en sachant qu'on n'en sera jamais vraiment parce que, quelque part, on se sentira toujours comme étant d'une partance et d'un retour, ou plutôt de ce mouvement, du mouvement. Un homme aux semelles de vent, en somme.

Ça tombe bien parce que Jorge Valadas aime les voyages. C'est ainsi que, doté de son faux-vrai passeport et d'un visa délivré sans problème par l'Ambassade américaine de Paris, il décide, en septembre 1970, accompagné de son amie Jackie, étudiante à l'Université de Pennsylvanie, de traverser l'Atlantique. Sur les conseils de Ngo Van, il y rencontrera, à Boston, le grand Paul Mattick [3], théoricien du communisme de conseils, mais aussi son fils –Paul Jr., digne héritier politique de son père – qui deviendra un ami proche.


L'exil, encore, mais en sens contraire cette fois… Sur le chantier où il travaille comme électricien, Jorge apprend par deux collègues portugais, déserteurs eux aussi, que, ce 25 avril 1974, les jeux sont faits : « Le régime est tombé ; ils viennent de l'annoncer à la radio ». Dès lors, l'appel du retour se fait irrésistible. Le 3 mai, il prend le Sud-Express à Austerlitz, via Lisbonne, accompagné d'un copain du Mouvement du 22 mars de Nanterre. À la frontière, aucune police ne contrôle aucun papier. « Lisbonne vit dans la liesse », écrit-il. Et la liesse, il faut en profiter parce que, généralement, elle s'estompe vite. Ce qui l'enthousiasme, lui, c'est que le mouvement des grèves et occupations prend vite, qu'il s'auto-organise à la base : des comités de travailleurs, d'habitants, de soldats poussent comme mille fleurs dans le printemps lisboète. De quoi avoir le cœur et la tête en liesse, même quand on connaît la capacité des bureaucraties de toutes sortes, mais surtout du Parti communiste, à confisquer à celles et ceux qui les ont acquises, leurs plus belles victoires.

« Un soir, écrit Jorge Valadas, je croise à Lisbonne un copain d'exil de Paris. Il déambule un peu perdu. Le nom des rues, le numéro des trams, la géographie de la ville, il a tout oublié. Lui, qui avait vécu toute sa vie à Lisbonne, erre dans les rues comme s'il avait débarqué à Buenos Aires. Inconsciemment, me dit-il, il avait rayé la ville de sa tête. » Le retour d'exil, c'est toujours comme ça : le cœur balance entre bonheur et tristesse. Et c'est bien normal, le bonheur parce qu'on a été d'un endroit et la tristesse parce qu'on n'en est plus, qu'on est définitivement d'ailleurs. Au mieux on a toujours une tête qui dit quelque chose au bistrotier du coin de sa rue, mais pas davantage. La césure est faite, et elle est définitive. Reste la famille : le visage radieux de sa mère, malade, respire le bonheur en voyant son fils ; son père et sa sœur sont moins expansifs, même si on les sent heureux. Mais rien n'y fait, là encore, on n'est plus d'ici, ni de cet espace, ni de ses anciennes habitudes, ni même de sa chambre. « Ce que je ressens terriblement, écrit Jorge Valadas, est la distance aux autres, une séparation, un mur, un mur infranchissable. » Il lui faudra donc rompre une fois encore, et cette fois-ci avec l'illusion d'un retour au pays de l'enfance. C'est un choix qui rend triste, dit-il, mais qui suscite une sensation apaisante de calme intérieur. « Lisbonne est à nouveau une pensée, une sensation, une lumière très blanche », note-t-il. Un ailleurs, en somme. L'exil, ce sera toujours une absence de lieu et le lieu d'une présence.


On ne fera qu'évoquer, parce qu'on préfère laisser le lecteur les découvrir, les deux chapitres finaux – « La lumière de la vie » et « Réconciliation attendue » – où il est question de la fin de vie de la mère et du père de l'auteur. L'émotion qui s'en dégage y est difficilement communicable tant elle est liée aux mots qui la portent. L'un des chapitres est précédé d'une citation de B. Traven, cet exilé définitif. Elle dit : « Il faut savourer la vie tant qu'elle dure et en tirer le plus possible, car la mort est en nous depuis l'instant de notre naissance. » La vie, elle bruisse à chaque page de ce livre qui s'attache à restaurer, dans un mouvement permanent, la mémoire des douleurs et des plaisirs, intrinsèquement mêlées.

À son auteur, Jorge Valadas, et en hommage à ce que la lecture de ce livre nous offre, cette phrase d'un ami qui résumait sa vie ainsi : « J'ai vécu des jours de merveille que l'inquiétude attisa toujours. » C'est ce que j'ai ressenti, je dois dire, en lisant ces superbes Itinéraires du refus.

Freddy GOMEZ


[1] Cette excellente revue fit paraître sept numéros de novembre 1967 à mars 1970, tous édités à Paris.] » ; des amitiés qui se tissent ; ce Mai-68 qui couve et qu'il ne ratera pas. Quand éclate l'événement, Jorge et son copain Charly – un sosie de Bakounine – travaillent pour une association liée à la mouvance de la gauche laïque dont le siège est rue de Trévise, à deux pas des Folies Bergère qui, une fois occupées par son personnel, deviendront, « dans une ambiance de gaîté et de liberté », leur Quartier Général. Et puis il y a Censier, la fac occupée, une « caverne d'Ali Baba » où l'on croise, au comité étudiants-ouvriers, des « êtres d'une générosité et d'une force exceptionnelle », mais aussi quelques « bolchos bordiguistes » qui font froid dans le dos. C'est là, dans cette agora de la liberté de parole sans rivages, que Jorge rencontre deux personnages essentiels : Ngo Van et Paco Gomez [[Sur Ngo Van, lire, de José Fergo, "L'homme du Mékong et la terre promise » et, sur Paco Gomez, « Portrait d'un homme réservé », toujours de José Fergo).

[2] Sur ce faussaire de génie, nous renvoyons à « Un expert en modestie » (Monica Gruszka).

[3] Lire Paul Mattick, La Révolution fut une belle aventure : des rues de Berlin en révolte aux mouvements radicaux américains (1918-1934), L'échappée, 2013. Cet ouvrage est annoté par Charles Reeve (Jorge Valadas).

31.03.2025 à 10:28

Digression sur la merde ambiante

F.G.

On étouffe, c'est clair qu'on étouffe, chaque jour, chaque matin, au premier jet informationnel qu'on prend dans la gueule. On étouffe de colère, d'indignation. Comme jamais, sans doute. Les doses d'infamie que les médias nous injectent ont un effet paralysant évident. Non seulement, ils nous déforment au lieu de nous informer, mais ils se livrent à leur exercice quotidien de désinformation avec un enthousiasme qui défie la raison. Mollo, entends-je dans les tribunes : « Il y a média et (…)

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On étouffe, c'est clair qu'on étouffe, chaque jour, chaque matin, au premier jet informationnel qu'on prend dans la gueule. On étouffe de colère, d'indignation. Comme jamais, sans doute. Les doses d'infamie que les médias nous injectent ont un effet paralysant évident. Non seulement, ils nous déforment au lieu de nous informer, mais ils se livrent à leur exercice quotidien de désinformation avec un enthousiasme qui défie la raison. Mollo, entends-je dans les tribunes : « Il y a média et média ! » Tu l'as dit bouffi, mais il y a surtout média et médié. Et le médié subit toujours le média, comme le paysan la loi du Marché des industries de l'empoisonnement de la terre, l'ouvrier celle du « où tu bosses à mes conditions où je te jette », l'étudiant celle du silence académique sur Gaza sous menace – s'il le transgresse – de sanction administrative et l'émigré, l'Autre, notre frère, celle du délit perpétuel de sale gueule. Basta du survol objectivé quand l'abjection nous pète à la gueule et que, chaque matin, l'infocom publique et privée la relaie, sur le ton du proc, du docte, voire du badin, à grands coups d'approximations, de fausses vérités et de sentences de café du commerce. Ras-le-bol de cette mafia de commentateurs tout-terrain qui, depuis une bonne décennie, a transformé l'information en réceptacle à mensonges, en conteneur à bassesses et en piège à cons. Ça déborde de partout.


Moi, mon truc, je l'avoue, c'était plutôt, France-Cul. Parce que je suis service public, que France-Info m'a toujours gonflé et que France-Inter s'est couché, depuis le référendum de 2005 (qu'elle a perdu, comme Sarkozy), devant tous les mirages du néo-libéralisme cannibale et technophile, cette courroie de transmission du trumpisme, du « libertarianisme » et du post-fascisme.

Un temps, France-Cul, m'était donc apparue, dans le domaine de l'information banale, disons, comme une sorte de moindre mal. La chaîne assumait un chouïa de hauteur de vue, une petite différence de ton, un zeste d'impertinence – surtout culturelle. Et puis, comme tout passe et trépasse, Guillaume Erner, l'inamovible responsable de « sa matinale » depuis désormais dix ans, aussi à l'aise dans ses pantoufles que convaincu de son talent d'animateur, a si bien compris ce qu'était le pluralisme que, pour un Rancière invité une fois tous les cinq ans, on s'y tape tous les matins, en style décalé, la Voix de son Maître, que le patron sert avec, disons, constance depuis au moins 2019, date à laquelle le Prince, empêtré dans la « crise des Gilets jaunes », lui avait demandé, excusez du peu, de modérer un « Grand débat des idées » auquel se prêtèrent sans honte soixante-quatre intellectuels de cour (ou de jardin). Et Erner s'exécuta, trop content de coacher le Gotha de l'intellect.

Aujourd'hui, France-Cul., c'est out pour moi ! Même si l'excellent Johann Chapoutot est passé à une de ces récentes « matinales » pour présenter, devant un Erner dubitatif et parfois agacé, son dernier livre, Les Irresponsables [1], où il explique par quels mécanismes, à devoir choisir entre Hitler et le Front populaire, l'extrême centre allemand opta, entre mars 1930 et janvier 1933, pour la croix gammée contre le drapeau rouge. En précisant que, sans cet apport de respectabilité, il n'est pas dit que les nazis aient pu prendre le pouvoir. Ça fait écho, non, à une certaine actualité, disons « glissante » ?


Le thème de cette digression – « la merde ambiante » – m'est venu à la lecture du très touchant texte d'une amie récemment paru sur « Lundi Matin » : Évacuation de la Gaîté lyrique : « la merde ambiante se propage ». Cette merde ambiante, elle nous sature le quotidien. Les usines à vidange du purin informationnel, il faut les chercher du côté des médias déjà fascisés de Bolloré [2], marchand de malheur en Afrique et promoteur de l' « union des droites » en France. Dans le reste du paysage médiatique, public comme privé, de BFM à TF1 et de LCI à France 2, la contagion thématique extrême-droitarde opère jour après jour. Au point que, quand un Apathie rappelle la violence de la France dans la colonisation de l'Algérie, on le dépose sur le champ. Apathie, vous vous rendez compte, ce si fidèle serviteur de l'ordre jupitérien quand les Gilets jaunes le perturbaient ! La merde ambiante, elle est aussi là, dans cette capitulation en rase campagne de la quasi-entièreté d'une profession ramenée à n'être plus que chien couché devant ce cauchemar postfasciste qui monte et qu'elle alimente quotidiennement en se faisant, par exemple, le porte-copie fidèle d'un pathogène Retailleau, le plus sinistre « républicain » qu'on ait jamais connu… depuis Darmanin-la-Matraque. C'est dire si la crapulerie se duplique à grande vitesse.


Dans cette merde ambiante, la « reprise » de la Gaîté lyrique par la police restera un exemple d'ignominie partagée par toutes les composantes de l'Ordre politico-policier-administratif parisien. Résumons sans trahir. Des mômes, mineurs sans papiers ayant dû fuir la misère comme on fuit la mort quand elle menace ; des mômes qui – informés de l'expulsion imminente du théâtre qu'ils occupaient pour exiger de l'État ou de la Mairie de Paris des conditions d'hébergement dignes dans l'attente que leur dossier de reconnaissance comme mineurs isolés soit examiné par l'autorité administrative – ont d'eux-mêmes décidé de vider les lieux ; des mômes, remplis de fierté pour ce qu'ils ont accompli de grand, d'énorme : défier l'autorité sur le plan de la morale publique, des principes et des droits humains, s'auto-organiser en collectif, être capables d'occuper un théâtre et de l'habiter pendant trois mois, à 400, dans des conditions difficiles, le lieu n'étant pas prévu pour cela ; des mômes qui, dans cette nuit froide du 18 mars 2025, au lieu de se disperser, décident, serrés les uns contre les autres sur les marches du théâtre, d'attendre l'arrivée des flics ; des mômes que, dans la nuit, rejoignent leurs nombreux soutiens, celles et ceux qui se sont battus pour eux, et continueront de le faire ; des mômes qui, à 5 h 30 du matin, voient débarquer un demi-millier de flics et cinq camions de pompiers ; des mômes qui, trois heures durant, subissent une nasse très longue dans un silence et un calme impressionnant ; des mômes qui, au lever du soleil, reprennent leurs slogans et font résonner leurs tambours ; des mômes qui, contrairement aux assurances données par la socialiste Hidalgo, édile de la Ville-lumière, voient les flics charger sans sommation, matraquer, gazer à bout portant, viser les yeux ; des mômes livrés à la chasse à l'homme, poussés dans des paniers à salade, là et ailleurs, à Pont-Marie, à l'Hôtel de Ville, à la Bastille, partout où ils ont imaginé des bases de repli possibles ; des mômes malheureux, brisés, livrés à eux-mêmes et à la terrorisation policière, au harcèlement, à la volonté flicarde de leur casser le moral et les côtes et, pour plusieurs d'entre eux, bien atteints, d'être pris en main par les seuls pompiers, mais sans que jamais ne soit donné le moindre ordre de transfert vers un hosto.

Voilà, c'est ça quand la merde déborde parce que toutes les autorités s'y mettent : l'État voyou qui a refusé toute solution de relogement ou même d'hébergement provisoire, renvoyant la balle à la Mairie de Paris ; Hidalgo, faisant de même mais en sens inverse, et qui a menti sur divers plateaux en présentant comme « majeurs » des jeunes que les services autorisés reconnaissent principalement comme mineurs ; Najat Vallaud-Belkacem, enfin, présidente de France terre d'asile, qui se déclare solidaire des mineurs isolés, tout en les soumettant à des procédures éprouvantes et sans espoir d'aboutir.

Le reste est à l'avenant : les jeunes étant en procédure de recours de minorité, les soixante interpellations opérées sont scandaleuses, et illégales les vingt-cinq obligations à quitter le territoire (OQTF, le sigle préféré de Retailleau). Quant à vouloir les expédier à Rouen quand leur dossier est traité en région parisienne, c'est kafkaïen. À moins que la logique administrative française, dont la perversion est avérée depuis belle lurette chaque fois qu'il s'agit d'emmerder un étranger, un émigré, un réfugié ou un apatride, s'applique, dans le cas de ces mineurs isolés, avec assez de lenteur et embrouilles, pour qu'à la fin le mineur devenu majeur rentre enfin dans la case prévue à son endroit : « expulsé ». Avec un coup de tampon rouge !

Aujourd'hui, pour ces mômes, c'est retour à la case départ : la rue, la galère, la traque. Aux dernières nouvelles, Retailleau a ordonné l'évacuation du campement de fortune que certains jeunes avaient établi sur les quais de Seine. Une honte !

Je ne sais pas vous, amis lecteurs, mais moi j'ai un peu le moral dans les chaussettes. Et quand il descend si bas, c'est toujours mauvais signe. Il est vrai que, ces temps-ci, on n'a pas été aidé par le cours des choses, par la marche accélérée du monde vers l'abîme. Bien sûr il faut résister à l'accablement, puiser au passé des anciennes révoltes, garder le cœur chaud et la tête froide, cultiver encore et toujours la flamme d'un possible retournement de situation. Bien sûr…, mais, ce qui résonne en moi, ce soir, sur le point de conclure cette digression, c'est une phrase d'un ami philosophe, Américo Nunes, disparu en 2024 : il disait qu'il fallait être « au cœur des ravages du réel du mensonge pour comprendre en quoi il est toujours déconcertant ». Déconcertant… C'est le qui mot convient le mieux, sans doute, à ce qui pointe un peu partout, à ce qui fait « esprit » du temps, au non-maîtrisable par la raison raisonnante, à la folie ambiante, au réel ravagé d'un monde qui, peut-être, court vers l'abîme. Et nous y pousse.

Il est possible que Trump passe ou trépasse, que Musk soit renversé par l'infini mouvement du Capital quand il sera contrarié par sa déraison patente ou que, lassé de voir ses Tesla cramer et ses actions en bourse chuter, il nous lâche enfin la grappe en réinvestissant son blé dans le segment des nains de jardin, par exemple. Tout est possible, même le moins probable. Mais le plus déconcertant, dans les ravages du réel, c'est la vitesse à laquelle les consciences se corrompent, les réflexes s'amenuisent, les repères se perdent, les repositionnements opèrent, la vie se recroqueville.

C'est sur ce terrain qu'il faut penser, tenir, résister, lutter. Ce terrain, c'est celui de la préfiguration, à nos échelles, d'un autre monde qui serait l'exact contraire de celui, atroce, qui suinte des discours guerriers des Trump, Musk, Poutine, Netanyahu, Van der Leyen ou Macron. Aux docteurs Folamour du Capital et de la Guerre, il faut opposer une détermination fondée sur quelques principes : le refus de la guerre, le rejet de la haine de l'Autre, la refonte d'un monde écologiquement et socialement vivable et, pour y parvenir, la fraternité active, indispensable, entre tous les dépossédés.

D'une certaine manière, dans le froid d'une nuit de fin d'hiver, la lutte exemplaire des « mineurs isolés » parisiens de la Gaîté lyrique a ouvert le chemin. Contre la merde ambiante et tous ses porte-voix, sur tous sujets, et pour ne pas mourir d'asphyxie, il faut l'amplifier, cette résistance.

Freddy GOMEZ


[1] Johann Chapoutot, Les Irresponsables. Qui a porté Hitler au pouvoir ?, Gallimard, NRF-Essais, 2025. Le podcast de cette émission est curieusement introuvable sur le site de France-Cul. No comment !

[2] CNews, le JDD, JDNews, Europe 1, Sud Radio, Valeurs actuelles et Frontières sont propriétés de Bolloré.

24.03.2025 à 06:48

Filiations de la nature

F.G.

■ Michel BLAY et Renaud GARCIA LA NATURE EXISTE Par-delà règne machinal et penseurs du vivant L'échappée, 2025, 128 p. C'était en novembre 2014 à Lyon : quatrième édition du Salon des éditions libertaires. Au menu : stands de bouquins, ateliers de sérigraphie, expos (déjà l'Ukraine avec l'occupation de la place Maïdan), concerts. Et bien sûr des débats dont un, très attendu, sur La reproduction artificielle de l'humain, un livre d'Alexis Escudero . Extrait du teaser : « À rebours des (…)

- Recensions et études critiques
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■ Michel BLAY et Renaud GARCIA
LA NATURE EXISTE
Par-delà règne machinal et penseurs du vivant

L'échappée, 2025, 128 p.


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C'était en novembre 2014 à Lyon : quatrième édition du Salon des éditions libertaires. Au menu : stands de bouquins, ateliers de sérigraphie, expos (déjà l'Ukraine avec l'occupation de la place Maïdan), concerts. Et bien sûr des débats dont un, très attendu, sur La reproduction artificielle de l'humain, un livre d'Alexis Escudero [1]. Extrait du teaser : « À rebours des positions tenues par la gauche ces deux dernières années, les partisans de la liberté et de l'émancipation doivent s'opposer à la reproduction artificielle de l'humain, et à ce qu'elle implique inévitablement : eugénisme, marchandisation des corps et du vivant, manipulation génétique des embryons, transhumanisme. La PMA, ni pour les homos, ni pour les hétéros ! » Un tel mot d'ordre avait créé son arc électrique : pour tout le monde c'était le débat à ne pas manquer. Pour tout le monde… sauf moi qui, à l'époque, débarquait de Mars. Le postmodernisme et le ressac européen de la Theory passée à la moulinette des campus US étaient des notions floues, un mouvement d'idées par rapport auquel j'aurais été bien en peine de me situer. La PMA, je voyais ça de loin : trouvaille progressiste filant de l'urticaire aux culs-serrés de la cathosphère. Mais pas que. Dans l'après-midi, une bande d'excités fit irruption dans la grande salle de la Maison des associations. Le dénommé Escudero et son éditeur – Le Monde à l'envers – manquèrent de se prendre leur table de bouquins sur la gueule. Les trublions gueulaient « Escudero on aura ta peau ! ». Ça rimait. C'était surtout grotesque et surjoué. Poignée de LGBT en mode Gros Bras de la Taloche. Je virai colère, rien à mes yeux n'étant plus détestable que l'interdiction de débattre. Surtout dans la maison anar. Dans un souci d'apaisement et de lâcheté collective, le débat fut annulé. Quand je m'approchai du stand du Monde à l'envers mis à l'envers, l'éditrice encore secouée me tendit le dernier exemplaire du fameux brulot : « Lis-le et tu te feras un avis. » Ce que je fis.

J'y découvris tout un continent d'idées et de perspectives historiques. Le texte était solidement charpenté, la langue mordante et ironique. Certaines âmes sensibles s'en étaient offusquées. Ces pudeurs indignées me laissaient perplexe : politiser une question sociale n'impliquait-il pas de s'exposer sur le ring politique ? Si la moindre pique taquine vous terrassait, autant jouer au scrabble – « zygotes », 26 points, sans compter les cases « mot compte double ». PMA, GPA, diagnostics préimplantatoires, je me passionnai pour un sujet qui m'avait toujours laissé tiède. J'essayais de piger ce qu'impliquait cette vertigineuse question de « nature » autour de laquelle beaucoup s'écharpaient. Je parcourais des forums, alimentais d'interminables discussions. De fait, quelque chose se réveillait en moi : sept ans auparavant, j'avais découvert la vérité sur mes origines paternelles. Papa n'était pas papa. C'était un autre. Cette révélation m'avait plongé dans une courte et violente dépression. Je le compris bien plus tard : ma trajectoire biologique heurtait de plein fouet l'embrasement militant. De politique, ma crise vira personnelle. Dans ce fatras existentiel, affects éruptifs et analyses distanciées se brassaient, ce qui ne fait jamais bon mélange. Je devins aussi con que le clan d'en face. Un enragé du gamète. Je me souviens d'une soirée avec un couple d'amis où, à l'heure de l'apéro, je posai frontalement la question : est-ce que, pour vous, donner du sperme ou du sang c'est la même chose ? Il y eut un silence. Les deux nanas finirent par dire oui sans hésiter ; les deux mecs (dont moi) ne surent quoi répondre. Je détestais les pomos pour ça : cette façon de cliver et de réduire des questions fondamentales à des simplifications pauvrement binaires. Chantage victimaire : c'est nous qui souffrons, donc c'est nous qui savons. Les autres, ceux du hors-champ, c'était au choix : avec ou contre nous. La pensée politique perdait sa substance universaliste et s'éparpillait en chapelles doloristes. Côté rentiers en sciences sociales, ce nouveau jackpot permettait de jargonner dans des proportions frôlant l'inintelligibilité ; côté mitan militant, la conflictualité politique se réduisait en un court-bouillon de moraline communautaire.

Le temps passa. Par moment, les choses s'apaisaient ; à d'autres, ça flambait derechef. Il y avait tout un écheveau historique à remonter et à revisiter. Mettre à l'os ces nouveaux discours qui entendaient périmer les vieilles barbes du XIXe et leurs utopies rassembleuses. Naître ou ne pas naître n'était pas la question, mais naître de qui ou de quoi ? Concernant la filiation, mon trauma personnel me permettait de mettre un peu de chair et de trouble dans des agencements théoriques faisant la part belle aux éprouvettes et aux nouvelles parentalités d'intention. La vie humaine ne pouvait se laisser enfermer dans de pareilles combinatoires. Quelque chose d'autre se transmettait dans la procréation qu'un pur bagage génétique ou un patronyme administratif. J'en avais fait l'expérience : quand vous rencontrez votre père biologique à l'âge de trente-cinq ans et que le pater en question a votre visage avec dix kilos de plus, quand vous luttez contre un effondrement intérieur et accueillez un poids d'histoire inédit sur les épaules, vous vous dites deux choses : primo, que la vie est fondamentalement un mystère, un foisonnement vertigineux qui ne se laissera jamais encaserner par les laborantins du Progrès ; deuxio, que les bidouilleurs de chromosomes sont des apprentis sorciers tirant la vie vers un aplatissement in vitro haïssable.

Dégonfler la baudruche à chimères

Le diptyque papa/maman n'est pas qu'un calicot moisi brandi par les calotins de Civitas ; son pendant mâle/femelle, soit l'expression de notre condition de mammifère parlant, vaut plus qu'un jeu de Lego moléculaire. La cellule familiale sera toujours plus qu'une unité économico-patriarcale à flinguer. Le gauchisme et le libéralisme culturels se sont rejoints sur une chose : en libérant les potentiels individuels et en flattant les narcisses, ils ont ringardisé les vieux socles communautaires (de la famille à la classe sociale) pour favoriser les appariements aux artefacts promus par la technocratie triomphante. Pas étonnant que le concept même de « nature » ait viré réac.

Êtres de culture ou de nature, au fond chacun est à même de faire sa propre tambouille ontologique ; ce qui paraît vraisemblable, c'est que nous sommes, inextricablement, les deux. Dès sa sortie des boues primitives, homo est un nœud dialectique : il grimpe et marche, il vit et meurt, il se fortifie et se dégrade ; il communique avec son voisin et lui fracasse le crâne ; il comprend qu'il fait partie d'un tout et pense que de ce tout il peut tout faire. Créature, il se sait aussi créateur. De ses acquis, il fait de l'inné ; de ses individualités, société ; de ses savoirs, des kyrielles de doutes. De la nature, une mécanique divine, bientôt modélisable. Arrive un moment où son propre corps devient terrain de jeu et d'expérimentation. Les choses vont loin. Trop. Dans sa course à la surpuissance et à l'abstraction galopante, quelque chose s'est perdu en cours de route. L'humilité d'un ancrage. Certains voudraient ralentir et dégonfler la baudruche à chimères. Rappeler que, sous la sédimentation sociale, notre part de sensible est peut-être la dernière fragilité à protéger de notre mise en données. Fût-elle à prétention égalitaire.

Parmi ceux qui voudraient braquer les banques de sperme, il y a l'ami Renaud Garcia. En 2015, les éditions L'échappée eurent l'opportune idée de faire paraître son Désert de la critique [2]. C'était un an après le clash lyonnais, autant dire que ce bouquin est devenu un jalon essentiel dans la critique des ésotérismes déconstructeurs. Dix piges plus tard, c'est en compagnie du philosophe et historien des sciences Michel Blay que le camarade philosophe, naturien revendiqué, en remet une couche pour redynamiser un concept de « nature » corrompu par sa genèse occidentalo-centrée. La nature existe est une tentative de réhabilitation et de clarification. Une visée pédagogique sur un sujet bourbeux capable de filer des nœuds au cerveau : que veut dire réfléchir sur ce qui d'abord s'éprouve avec les sens ? Comment isoler le sujet nature, permanence mouvante et immémoriale, totalité aussi écrasante qu'écrasée ? Comment penser sa perte, sa dégradation, se représenter l'équivalent de cinq terrains de football artificialisés par heure en France ? Comment se penser soi dans le vacillement climatique ? Malin et grinçant, La nature existe est un exercice retraçant notre trajectoire commune depuis notre mise en coupe réglée par les gais lurons de l'industrialisme. On nous avait promis un futur de plein épanouissement, on se retrouve avec un présent coincé entre Charybde et Scylla, c'est sûrement que quelque chose a merdé dans le dessein des planificateurs. Renaud Garcia et Michel Blay pensent au contraire que rien n'a merdé. L'ordre du Technique, comme ils l'appellent – soit la « triple alliance du capital, de l'expertise scientifique et de l'ingénierie technologique » – ne pouvait pas accoucher d'autre chose que de la détestable époque dans laquelle nous nous contorsionnons avec anxiété et démesure.

« Du point de vue de la philosophie de la nature, qui emprunte à cette époque [la fin du XVIIIe siècle] quelques motifs romantiques, naître suppose la reconnaissance d'un excès que la réflexion ou la conscience ne peuvent résorber », écrivent les auteurs de La nature existe. « Excès » est un mot important. Car si quelque chose nous excède, c'est qu'elle nous dépasse. Elle ne nous dépasse pas parce qu'elle est plus forte – il faut être quiche comme un bâtisseur pour croire l'humain en concurrence avec la nature – mais par son imprévisibilité. Et face à l'imprévisible, face à ce qui se crée, croît et crève au rythme de cycles qui toujours nous emporteront, l'attitude la plus juste (et soutenable) serait celle d'un minimum de modestie et d'humilité. Autant dire que notre spumescente martialité en est loin. Mais revenons à ce trop-plein de nature, qui n'a rien d'un matériau superflu, puisqu'au contraire toute culture émerge de lui. Ce qui implique une borne universelle : une culture se déploie à l'intérieur de limites. Soit autant de tabous et d'interdits, historiquement et collectivement éprouvés, au-delà desquels on ne va pas fouiner, au risque de mettre en péril, des équilibres qui nous contiennent libres. Libres dans nos limites.

« Humains » et « non-humains »

C'est une évidence qu'il convient de rappeler : « nature » et « naître » partagent la même famille étymologique : « natura » pour le premier, « nascere » pour le second. La nature est ce qui est quand on naît. La nature est ce qui naît quand on vient à la vie. Il y a là un cycle – un temps « spiroïdal », préfèrent Blay et Garcia – sur lequel toute prise semble impossible. Quelque chose qui, immanquablement, échappe. « La nature est sans pourquoi, comme nous. C'est notre essentielle liberté », écrivent encore les duettistes de La nature existe. L'assertion est aussi brutale que reposante. Celle-ci n'est pas mal aussi : « Or, s'il y a de la naissance, il y a, nous le redisons, de l'énigme. De l'immaîtrisable, en somme. » L'hubris en prend un coup sur la carafe. De quoi déprimer tous les Folamour désireux de percer les secrets de la vie et les bio-éthiciens chargés de répondre à cette cauchemardesque question : quel statut aura le fœtus cultivé dans un utérus artificiel ? Allô maman-machine, bobo…

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Si un chapitre est consacré à la « nature, naissance et reproduction artificielle de l'humain », l'ambition de La nature existe dépasse la question, déjà abyssale, de l'engendrement humain confié aux blouses blanches. C'est que la nature, au fil des modes et des agendas politiques, a changé de peau : elle est devenue « environnement », puis « vivant ». On s'interroge : qu'ajoutent ou retranchent à notre compréhension du péril écologiste ces nouveaux mots ? « Environnement », on voit l'idée, on voit surtout qu'elle nous coupe de notre milieu naturel : l'environnement nous entoure, il nous est extérieur et, de ce fait, il offre une prise par laquelle l'améliorer ou le dégrader. Bref rien de neuf sous le soleil des agronomies résilientes ou des épandeurs de bitume. « Vivant », en revanche, est le mot d'ordre écolo à la mode. « Vivant », c'est le contraire de « mort », ce qui questionne car le « vivant » carbure aux cadavres : rien ne fait plus partie du cycle de la vie que le compost et les macchabées appelés à le nourrir. Le vivant mange ses morts, c'est tautologique et physiologique. Mais passons et voyons plus grand. Car le « vivant » est aussi un bazar inclusif qui comprend les rivières, les baobabs, les lémuriens et les deux kilos de bactéries qui folâtrent dans nos intestins. Le vivant c'est la communauté organique des « humains » et des « non-humains » en mode combat contre les agents de la « nécropolitique ». C'est le dépassement de l'anthropocentrisme, la symbiose entre un ingénieur de l'ONF et un chêne sessile. Bref, si l'environnement nous coupe, le vivant nous groupe.

Le problème du « vivant », c'est qu'il liquide deux choses : le vieux dualisme « européocentré » « nature/culture » et la notion de « nature » sur laquelle, pensait-on naïvement, était censée se fonder toute écologie réellement radicale. Là notre esprit commence à buter. Notamment contre ce que notre duo naturien appelle le « descolatourisme », mot-valise embarquant les figures de l'anthropologue Philippe Descola (né en 1949) et du sociologue Bruno Latour (1947-2022) et leurs lignées de disciples. Descola et Latour sont des figures respectables, nul n'en doute. Leurs travaux ont visé à virer les œillères de la modernité pour comprendre ce qui pêchait dans notre approche du péril écologiste. Reste à comprendre à quel prix. Pour Descola, marqué par la mystique des Indiens Achuar, la nature n'existe pas, c'est une « abstraction » occidentale, « une distance entre les humains et les non-humains » issue de vieux brassages entre philosophie grecque, transcendance des monothéismes et ultime décantation scientifique [3]. Quant à Latour, s'il a liquidé la nature vue comme « un boulet que traîne la pensée politique occidentale moderne », c'est pour lui substituer une mystique Gaïa, système autonome sur lequel zonent des « Terrestres » ou des « actants » aux multiples connexions [4]. Dans cette étrange soupe, l'humain rationnel est décloisonné et dissous dans une immense chaîne interrelationnelle allant des minéraux aux machines, y compris technologiques. Un « brouillage entre “humains” et “non-humains” » qui laisse perplexe. Et qui, pour les auteurs de La nature existe, sape les bases de compréhension de ce à quoi on s'affronte : « Dans tous les cas, il y a adaptation (subtile, négociée, diplomatique) à l'innovation technologique tous azimuts, c'est-à-dire à la force qui motorise désormais l'accumulation du capital. Une fois la notion de “nature” mise hors-jeu, un point d'appui critique fait défaut. Celui qui, remontant à l'émergence de l'explication physico-mathématique de la nature au XVIIe siècle, y décèle le principe du recouvrement du monde des qualités sensibles par un monde d'abstractions quantitatives, dont l'accélération des technologies smart marque aujourd'hui le point culminant. »

De manière tout à fait tragique, l'ordre du Technique et le « descolatourisme » partageraient alors une visée complémentaire : la destruction de la nature sous toutes ses formes. Le premier comme équilibre géophysique, le second comme représentation mentale et ressource politique. Entendons-nous bien : il ne s'agit pas de renvoyer dos-à-dos ces deux dynamiques ; ce serait une ineptie totale. Le ravage du monde se met au crédit du seul capitalisme industriel. L'enjeu est ailleurs : il s'agit de renouer avec les filiations les plus cohérentes et les traditions de pensée les plus solides pour envisager un futur autrement que sous forme de cauchemar dystopique. Il est peut-être là le cœur de la nature humaine, dans ce fil d'histoire, solide et torturé, capable d'attester que nous restons avant tout des « vivants politiques dans un milieu vivant ».

Sébastien NAVARRO


[1] Éd. Le Monde à l'envers, 2014.

[3] Voir Philippe Descola, « La nature, ça n'existe pas », entretien sur Reporterre.

19.03.2025 à 07:49

Sur la situation aux États-Unis

F.G.

■ Nous avons reçu de Larry, un camarade bien informé, ces notes sur les États-Unis. Elle traite des deux premiers mois du mandat de Trump. Par l'importance qu'elles accordent aux contradictions réelles du système étatsunien, mais aussi par le ton qu'elles adoptent, loin de toute grandiloquence militante, elles nous ont paru mériter diffusion.] [C'est à dessein que je laisse de côté, dans ces notes, l'impact de cette nouvelle présidence à l'international, vaste sujet qui méritera un (…)

- En lisière
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■ Nous avons reçu de Larry, un camarade bien informé, ces notes sur les États-Unis. Elle traite des deux premiers mois du mandat de Trump. Par l'importance qu'elles accordent aux contradictions réelles du système étatsunien, mais aussi par le ton qu'elles adoptent, loin de toute grandiloquence militante, elles nous ont paru mériter diffusion.]



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[C'est à dessein que je laisse de côté, dans ces notes, l'impact de cette nouvelle présidence à l'international, vaste sujet qui méritera un traitement à part.– NdA]

1) C'est une révolution politique (pas sociale ou économique) de grande ampleur que vivent les États-Unis, certainement la plus importante depuis au moins le New Deal. Le régime américain était déjà très présidentiel, mais la concentration actuelle de pouvoir entre les mains de l'exécutif tend à réduire les autres instances – le Congrès, les tribunaux, voire la Cour suprême – à un rôle essentiellement décoratif.

2) Le fameux système des contre-pouvoirs (« checks and balances ») dont les Américains tirent une si grande fierté n'a pas disparu, mais il tourne au ralenti. Il y a quelques procédures de droit en cours qui ont permis d'obtenir des sursis de courte durée à l'exécution de certains licenciements, mais cela ne pèse pas bien lourd. Quant au Congrès, certes dominé par les Républicains, ses membres devraient en théorie défendre leurs prérogatives (par exemple le droit de déterminer l'existence, le rôle et la composition des ministères et autres organismes de l'État fédéral), sauf qu'ils se montrent passifs – ou plutôt complices. Rappelons, par ailleurs, que, contrairement à ce qu'on raconte communément, si les « pères fondateurs » se sont dotés d'un tel système de dispersion/multiplication des instances de pouvoir, ce n'était nullement pour protéger les droits du peuple, mais au contraire pour mettre les institutions de la jeune République à l'abri de soulèvements populaires.

3) Le mariage entre une frange du secteur tech et la droite MAGA (Make America Great Again) a beau paraître saugrenu, il ne l'est pas. Sur le plan de la levée de fonds pour financer les campagnes électorales, les Démocrates ont devancé les Républicains au cours des présidentielles de ces dernières années. On notera, au passage que ce fait, rarement signalé par les médias de gauche, met à mal la thèse d'une oligarchie qui aurait soudain pris le pouvoir sous Trump. Car le Grand Capital, tout comme les couches très aisées de la population, préfèrent en général des élus raisonnables et prévisibles. Cependant, toute une série de problèmes non fondamentaux mais quand même embêtants pour les entreprises – la réglementation du secteur tech, de l'expression sur les réseaux sociaux et sur les DEI [1] – ont conféré à Trump et à son équipe le moyen d'amadouer une partie de ce secteur auparavant fidèle au camp « progressiste ». Le libertarien Peter Thiel, parrain de J. D. Vance et fondateur de PayPal, aura été la figure clé de ce rapprochement.

Ce n'est pas un secteur en crise ni en perte de vitesse, bien au contraire : à la différence de ceux qui ont financé Hitler en Allemagne, ce sont les grands gagnants des transformations de ces dernières décennies qui sont à la manœuvre. Cela fait d'ailleurs apparaître les limites de la comparaison avec l'avènement du nazisme. En revanche, la toile de fond à ne pas sous-estimer, c'est la rivalité avec la Chine, que toutes les grandes figures de la tech américaine ont bien en tête.

4) Ce qui nous amène à Elon Musk, qui a apporté à Trump près de 290 millions de dollars en amont de l'élection. Cela explique en grande partie le tapis rouge qu'il lui déroule. Il n'est pourtant pas typique des grands noms de la Silicon Valley. C'est avant tout un ingénieur universellement reconnu par ses pairs, d'origine plutôt modeste, centré sur la production matérielle (les autres étant majoritairement des « investisseurs » visant à établir des monopoles) et… d'une personnalité, disons assez pathologique. Sa façon de procéder – on casse d'abord, puis on voit ensuite ce que ça donne – est étroitement liée à son expérience d'ingénieur. Et contrairement aux autres, il ne s'intéresse pas spécialement au fric, ce qui le rend quelque part encore plus dangereux. Il est plus mégalo qu'âpre au gain.

5) De l'eau dans le gaz. Tesla est en difficulté, en partie certes parce que les pitreries politiques de Musk (salut nazi, soutien à l'AFD en Allemagne, etc.) ont terni l'image de marque de ses véhicules, mais plus fondamentalement parce que les investisseurs ont de plus en plus de mal à y croire. Le cours de l'action Tesla, après avoir atteint un sommet juste après l'élection de Trump, dégringole à présent, car les comptes de la boîte montrent des pertes. Dans le même temps, son concurrent chinois, BYD, a surpassé de près de 20 % ses prévisions de ventes pour 2024. De plus, Musk, ce champion de la chasse au gaspillage au niveau fédéral, a été arrosé, sous Biden (et au nom de la transition énergétique), de subventions qui vont sauter sous l'influence du courant largement dominant au sein du Parti républicain, à savoir celui qui ne jure que par le pétrole et le gaz naturel.

6) Réel est le risque d'une défaite des Républicains aux élections de mi-mandat (en 2026), notamment si la politique chaotique de licenciement et de désorganisation des services fédéraux menée par le DOGE [2] de Musk continue sans entraves. Dans beaucoup de circonscriptions, les élus républicains doivent déjà répondre, au cours d'assemblées publiques, devant des citoyens en colère. Sont-ils prêts à sacrifier leur siège au nom de la mobilisation idéologique derrière Trump ? À voir…

7) Et les réactions de la population dans tout ça ? Il y en a eu, mais elles me paraissent assez faibles. Rappelons d'abord que contrairement à l'élection de 2016 – que Trump avait gagnée grâce au système du collège électoral, mais sans majorité des suffrages – et à celle de 2020, qu'il avait carrément perdue, ce qui l'avait poussé à tenter un coup d'État déguisé en mouvement de révolte populaire, celle de 2024 lui a apporté la majorité absolue des suffrages. Vu les contributions colossales levées par le Parti démocrate, la foule de procédures à l'encontre de Trump et les mises en garde contre le péril fasciste, sa victoire a donc laissé le camp « progressiste » aphone. D'autant que Trump a fait des scores plutôt respectables auprès des populations que les Démocrates prétendaient protéger contre lui : femmes, Noirs, Latinos… Ce parti, défenseur affiché des intérêts matériels, mais surtout des références culturelles des couches moyennes-supérieures et des couches montantes au sein des « minorités ethniques », s'était raconté que les difficultés économiques éprouvées par 80 % des habitants du pays sous la présidence de Biden et leur peu de goût pour les valeurs woke et les questions identitaires n'auraient aucune incidence sur l'issue de l'élection. Bref, le schéma ouvriers = gauche et bourgeois = droite n'avait pas la moindre pertinence dans un tel contexte.

On est donc loin des grands rassemblements ayant suivi la première victoire de Trump en 2016, sans parler du mouvement contre les violences policières à la suite de la mort de George Floyd, ou même d'Occupy Wall Street (autant de mouvements qui m'avaient laissé sur ma faim, mais c'est une autre affaire). Comme l'a dit Marx dans Le Dix-Huit Brumaire de Louis Bonaparte au sujet de la paysannerie française, on a plutôt affaire à une société atomisée qui ressemble à un sac de pommes de terre : pas de lien véritable entre les patates qui le composent. Tout de même, voici une liste partielle des actions entreprises : très tôt, des lycéens de Los Angeles sont descendus plusieurs jours d'affilée dans la rue pour protester contre la menace d'expulsion d'immigrés ; le 19 février, un nouveau regroupement syndical, le Federal Unionist Network, a organisé de petits rassemblements dans une trentaine de villes pour « sauver nos services » face au DOGE ; des rassemblements devant des showrooms Tesla ont eu lieu ; un rassemblement de 500 chercheurs médicaux s'est tenu à l'université de Washington ; le 1er mars, enfin, des milliers de personnes se sont rassemblées dans cent-quarante-cinq parcs nationaux pour protester contre des licenciements qui entraînent parfois, pour les concernés, la perte de leur logement. Parmi les renvoyés, on compte des pompiers, des garde-forestier, des biologistes, des botanistes, des ouvriers qualifiés et bien d'autres. La semaine précédente, un rassemblement devant le « capitole » de l'État de Montana a eu lieu pour défendre les terres publiques ; un manifestant y portait une pancarte avec cette inscription : « Ce n'est pas les immigrés qui ont piqué mon boulot, c'est le Président. »

Il est clair que, dans un pays aussi vaste, aussi peuplé et aussi riche, il faudrait de toute évidence passer à un niveau supérieur…

8) Il reste néanmoins un contre-pouvoir redoutable : celui des marchés financiers. Et ils sont à la fois impitoyables et sans préjugés, contrairement aux magistrats, aux élus, aux salariés fédéraux, voire aux militants syndicaux. Si Trump s'obstine à désorganiser les services de l'État fédéral comme l'Autorité de l'aviation civile (avec de nouveaux accidents en perspective), le Service météorologique (dans un pays fréquemment en proie à des ouragans) ou l'Autorité de surveillance des maladies infectieuses et si, en outre, il impose des droits de douane punitifs qui alimenteront l'inflation américaine, Dieu ne le punira pas, le prolétariat révolutionnaire non plus, mais les marchés financiers, si. C'est d'ailleurs l'une de ses obsessions, sauf qu'il ne semble pas y comprendre grand-chose, ce qui fait que, à ce stade, tout est possible…

LARRY


[1] DEI pour « diversité, équité, inclusion ».

[2] Department of Government Efficiency (Département de l'efficacité gouvernementale).

17.03.2025 à 09:56

Des années de braise

F.G.

■ Murray BOOKCHIN LES ANARCHISTES ESPAGNOLS Les années héroïques (1868-1936) Traduit de l'anglais par Nicolas Calvé Lux, coll. « Instinct de liberté », 2023, 416 p. Cet ouvrage du désormais célèbre penseur libertaire étatsunien Murray Bookchin (1921-2006) venait, nous dit-il, de loin, de sa propre histoire militante. Membre du Parti communiste au moment de la guerre civile espagnole, la partition contre-révolutionnaire que joua, en Espagne, le stalinisme fut, de fait, à l'origine de sa (…)

- Spanish Cockpit
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■ Murray BOOKCHIN
LES ANARCHISTES ESPAGNOLS
Les années héroïques (1868-1936)

Traduit de l'anglais par Nicolas Calvé
Lux, coll. « Instinct de liberté », 2023, 416 p.


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Cet ouvrage du désormais célèbre penseur libertaire étatsunien Murray Bookchin (1921-2006) venait, nous dit-il, de loin, de sa propre histoire militante. Membre du Parti communiste au moment de la guerre civile espagnole, la partition contre-révolutionnaire que joua, en Espagne, le stalinisme fut, de fait, à l'origine de sa rupture définitive avec l'illusion communiste. Rupture d'autant plus facile qu'il se vit exclure en 1939, pour « déviationnisme trotsko-anarchiste », de la Ligue des jeunes communistes (YCL), organisation à laquelle il appartenait. Logiquement, le jeune homme qu'il était pensa régénérer ses idéaux en rejoignant le mouvement trotskiste et en adhérant au Parti socialiste des travailleurs (SWP), mais compris plutôt vite – en tout cas bien plus vite que d'autres – que l'autoritarisme bolchevik n'était pas l'apanage des seuls staliniens. Naturelle donc, sa pente l'entraîna vers l'anarchisme et, comme il avait une expérience d'actif militant ouvrier syndiqué au Congress of Industrial Organizations (CIO), vers l'étude de sa galaxie libertaire ibérique où son noyau central, son pivot, fut l'anarcho-syndicaliste Confédération nationale du travail (CNT).

C'est dans les années 1960 qu'il se met à la tâche avec deux idées en tête : d'une part, « faire découvrir aux jeunes générations ce grand soulèvement révolutionnaire dont les libéraux et les staliniens donnaient une image si grossièrement déformée » (p. 12) ; de l'autre, opposer les aspirations anarchistes de cette révolution sociale aux « excentricités auxquelles tant de jeunes anarchistes des années 1960 réduisaient leurs engagements – avant de commencer à se rallier, quelques années plus tard, à la société même qu'ils condamnaient » (p. 12). Dans sa tâche, il ne recule devant aucun effort : lectures – Orwell, Brenan et Borkenau [1], dans un premier temps et déplacements, notamment en France, pour y rencontrer des anarchistes espagnols (parmi lesquels José Peirats, historien de la révolution, et Pablo Ruiz, membre du Groupe des amis de Durruti). Son livre paraît en 1977 aux États-Unis et en 1980 en Espagne. Jamais traduit en français, il faut remercier les glorieux soutiers des québécoises éditions Lux d'avoir comblé cette lacune.

Plutôt suite sans fin que fin sans début

Cela dit, il peut paraître surprenant que ce traitement des « années héroïques » (1868-1936) de l'anarchisme espagnol n'ait pas été suivi d'un second volume traitant de leur débouché objectif, à savoir les années de révolution, de guerre civile, d'espoirs trahis, de défaites. Bookchin s'en explique par le fait d'avoir compris que « la direction de la CNT-FAI a commencé à s'éloigner de ses principes à partir de la fin de l'été 1936 », en ajoutant qu'à ses yeux, « l'anarchisme et l'anarcho-syndicalisme espagnols [avaient] atteint leurs sommets les plus remarquables avant 1936 » (p. 19).

L'explication est un peu courte, car les « défaites » et les « trahisons » ont autant de valeur pour l'histoire du mouvement social que ses victoires et ses avancées, les unes et les autres étant généralement dialectiquement liées – ce qui, dans le cas espagnol, est démontrable. Le plus probable donc, c'est que Bookchin, épuisé par le travail qu'il avait fourni pour son premier tome et pris dans d'autres occupations militantes, ait simplement préféré passer la main en renvoyant à d'autres auteurs ayant traité de cette période – parmi lesquels il a retenu les noms de Broué et Témime, Bolloten, Leval, Fraser, Peirats, Seidman et Richards [2]. En un sens, cette décision de passer la main, on la regrette – car il est probable que Bookchin ait eu, sur bien des sujets relatifs à la révolution espagnole, des points de vue différents de ceux des auteurs conseillés – et, de l'autre, on le comprend tant on sait que ce sujet est dévorant.

Quoi qu'il en soit, indispensable est le travail que Murray Bookchin a fourni sur cette période des années de braise de l'anarchisme espagnol, celles où, dans la quête permanente de l'autonomie ouvrière, dans l'expérimentation sociale, dans l'affrontement soutenu avec les forces de l'État et du Capital, et dans le dissensus avec le socialisme réformiste, se structura, sur presque soixante-dix ans de luttes inventives, ce qui fondera l'esprit de la conquérante Confédération nationale du travail (CNT) du bref été de l'anarchie.

Du peuple au peuple, en passant par Fanelli

Il faut bien admettre que cette histoire, qui défie l'imaginaire par bien des aspects, commence comme un roman. En octobre 1868, Giuseppe Fanelli, un barbu de quarante ans, Napolitain d'origine, député garibaldien de condition et ami de Bakounine, débarque à Barcelone avec pour mission de rallier des adhérents espagnols à l'Association internationale des travailleurs (AIT). L'homme ne parle pas la langue, il ne connaît rien à l'Espagne et il a les poches trouées. Son contact, établi par Bakounine, c'est Élie Reclus, frère d'Elisée, qui séjourne dans la ville portuaire pour un travail journalistique. Ils s'entendent moyennement. Avec l'argent qu'il lui donne, l'Italien file à Madrid où il entre en contact avec un petit groupe d'ouvriers, pour beaucoup typographes, qu'il gagne aux idées de l'Internationale. Sa gestuelle latine, dit-on, ses mimiques, sa force de conviction emportent l'adhésion. Le reste tient du mythe, mais d'un mythe qui pourrait côtoyer la vérité. « L'Idée », comme disaient les anarchistes espagnols, serait entrée en terre d'Espagne par une porte dérobée et aurait été véhiculée par une langue étrangère. Huit ans après son séjour en Espagne, et juste avant de mourir de la tuberculose, Fanelli, voyageur éternel de la révolution, n'avait sans doute pas mesuré la portée de son séjour espagnol.

Ce qui est clair, et assez précisément documenté par Bookchin, c'est que, d'une certaine façon, tout part de là – et pour longtemps. Une machine est enclenchée. Le reste, c'est de la petite bière. Par exemple, le fait que Marx, qui savait être mesquin, peine à répondre aux courriers de la madrilène « section officielle espagnole » de l'AIT parce qu'il la sait sous influence bakouninienne. Ça ne l'empêche pas de progresser, la section espagnole, de s'élargir, de se diversifier, de toucher d'autres villes, mais aussi de faire émerger en son sein des figures militantes aussi prestigieuses que celles, intellectuellement importantes, d'Anselmo Lorenzo, Rafael Farga y Pellicer ou Luis Sentiñon. Bakouninistes affirmés, ils seront ces hommes de « l'Idée » qu'aucun marxiste ne saura convaincre qu'ils sont sur la mauvaise voie. L'anarchisme, dans cette Espagne-là, ne fera, de lutte en lutte, que progresser dans la conscience du peuple.

Un récit très vivant du premier Congrès de la section espagnole de l'Internationale, qui se tint à Barcelone en juin 1870, offre à Bookchin l'occasion de montrer ce qui fait, à ses yeux, la singularité des « alliancistes » [3] – les partisans de Bakounine, pour faire court –, à savoir la particulière attention qu'ils portent aux formes de l'organisation que ce congrès est en en train de mettre sur pied, et qui s'appellera la Fédération régionale espagnole (FRE). Elles seront clairement antibureaucratiques.

Au-delà, le portrait qu'il dresse du militant de « l'Idée » anarchiste et de sa manière d'être soi dans chaque circonstance de sa vie – militante ou privée – est d'autant plus intéressant qu'il situe l'importance que pouvait avoir, aux yeux de cette extraordinaire génération militante, le fait de « traduire leurs préceptes en pratiques ». C'est sans doute cette aptitude à ne pas séparer le dire du faire qui explique le nombre de centres ouvriers – qui sont aussi des foyers d'alphabétisation et de culture – que fut capable d'ouvrir en peu de temps la FRE, ainsi que le nombre de journaux ouvriers qu'elle a créés. Dans une claire perspective de conscientiser le peuple sans lui refuser de penser par lui-même.

Naissance d'une force

Les premiers temps de la section espagnole de l'Internationale attestent de sa capacité créatrice, confirmée par sa double capacité à faire émerger une presse militante partout où elle le peut [4], mais aussi à assumer la confrontation avec les forces répressives. Si bien que, prises de panique devant la montée en puissance de cette hydre supposée, les forces de la réaction et le pouvoir surévaluent sa capacité de nuisance en lui accordant une importance qu'elle n'a pas, et ce d'autant que l'organisation ouvrière est sujette à de multiples conflits internes, notamment à Madrid et à Barcelone, entre anarchistes sui generis et « syndicalistes pragmatiques », voire « opportunistes », que Bookchin détaille et précise. Il faudra attendre 1872 et l'expulsion de l'AIT, au congrès de La Haye (septembre) des bakouninistes ou « anti-autoritaires » pour que sa section espagnole tranche, au congrès de Cordoue (décembre), en faveur de ces derniers, en privant le conseil fédéral « de son autorité sur les organisations locales » et en réduisant sa fonction à n'être qu'un « bureau de correspondance et de statistique ». En clair, la section espagnole de l'AIT s'anarchise en jouant de la « plasticité organisationnelle » qu'elle s'est donnée pour affronter, à visage découvert ou dans la clandestinité, la tâche qu'elle s'est fixée : travailler à la révolution sociale.

Dans une situation d'instabilité politique permanente, où le monarque Amédée Ier ne sait plus où donner de la tête – il est vrai qu'il n'en avait pas beaucoup –, la décision du pouvoir de dissoudre la FRE, considérée comme une « organisation étrangère », a si peu d'effet qu'elle continue à fonctionner comme si de rien n'était. En se préparant à la clandestinité, si nécessaire, mais sans freiner son activité essentielle du moment : l'organisation de grèves partout où c'est possible. Avec une certaine efficacité, d'ailleurs, puisque Amédée Ier renonce le 11 février 1873 à son trône. Le jour même, la Première République d'Espagne est proclamée, mais ses divisions entre « unitaristes » et « fédéralistes » vont vite éclater au grand jour. Les premiers, menés par Eugenio García Ruiz, s'inspirent du modèle centraliste français et sont soutenus par les radicaux des classes moyennes de la capitale. Les seconds, calqués sur le modèle suisse et partisans de l'autonomie des provinces, ont la faveur des petits-bourgeois radicaux provinciaux. Mais tous partagent le même sentiment de prudence que manifeste Francisco Pi i Margall : « Le recours à la force n'est légitime que si le droit faillit à la tâche. »

Plutôt Alcoy que Carthagène

Sur l'importance qu'eût le fédéralisme dans la construction de l'imaginaire républicain, Bookchin a des pages éclairantes. Le député aux Cortès Francisco Pi i Margall, son incontestable inspirateur – qui fut, de surcroît, le premier divulgateur de l'œuvre de Proudhon en Espagne – devient président de la nouvelle République le 24 avril 1873 et aspire à lui donner une coloration cantonaliste décentralisée. Jugé « socialiste » par la droite et trop conciliant par ses affidés « fédéralistes » qui se qualifient eux-mêmes d'intransigeants, il se trouve rapidement isolé et démissionne en juillet, en pleine révolte cantonaliste de Carthagène, mouvement qui s'étendra rapidement à Séville, Cadix, Grenade, Malaga, Salamanque et d'autres villes. Pour la FRE, le caractère « bourgeois » de ceux qui la dirigent pose question, mais elle n'ignore pas la fibre populaire de cette levée en masse. Trop faible pour lui conférer un caractère de classe plus marqué, elle n'y participe que marginalement et sans réelle conviction. Quatre mois plus tard, la révolte est matée partout par les troupes du général Pavia.

Seule exception à cette prédominance des revendications strictement « cantonalistes », la ville d'Alcoy, municipalité de 30 000 âmes [5] située au sud de Valence et ville industrielle, constitua une sorte de contre-exemple dans cette révolte. Foyer révolutionnaire par excellence, les internationalistes y exercèrent une forte influence et s'y impliquèrent de façon déterminée en lui conférant un caractère plus social que politique, notamment à travers la revendication de la journée de travail de 8 heures. Réprimé en cinq jours, le mouvement d'Alcoy imprima pourtant les mémoires ouvrières pour une raison bien précise : elle fut unanimement condamnée, y compris par les « fédéralistes », parce qu'elle aurait dévoyé le sens du combat général de la revendication strictement « cantonaliste », et donc interclassiste. « Pour la première fois, le prolétariat industriel espagnol, pointe Bookchin, avait agi en force insurrectionnelle indépendante » (p. 119) en notant par ailleurs, que, « par la suite, de nombreux fédéralistes se tourneront vers l'anarchisme, y voyant l'aboutissement logique de leurs visées décentralisatrices ». Quant aux anarchistes, « ils élèveront Pi i Margall au rang de précurseur du mouvement libertaire espagnol » (p. 120).

Avec la désignation, en 1874, du général Francisco Serrano à la présidence de la République, ce sera une vague de répression impitoyable qui s'abattra sur les fédéralistes les plus radicaux et sur les internationalistes, qui verront leurs locaux saisis, leurs centres ouvriers fermés, leurs militants emprisonnés, leurs journaux interdits. Toute grève sera déclarée séditieuse, le droit d'association passera à la trappe. La peur sera partout, la police aussi, la justice nulle part. Huit années durant.

Tenir sur ses bases paysannes

S'inspirant des travaux de Díaz del Moral [6], un des grands apports du livre de Bookchin est d'accorder l'importance qu'elle mérite au rôle majeur que jouèrent les déshérités des campagnes – les braceros du Guadalquivir et les gens de la sierra– dans le développement de l'anarchisme espagnol. On sait que, pour le discréditer, le marxisme scholastique en fit une des raisons de son caractère supposément archaïque et antimoderne. Avec la morgue dont ses clercs pouvaient être capables. La sensibilité écolo-anarcho-communaliste de Bookchin lui permet, au contraire, de saisir à quel point le pueblo – la communauté villageoise – reste, dans l'éthos paysan le plus profond, l'entité par excellence où le collectif expérimente l'égalité et la solidarité, une sorte d'espace local d'anarchie auto-suffisant où « la pauvreté n'est jamais une marque d'infériorité et [où] la richesse ne confère aucun prestige si elle n'est pas distribuée au nom de la collectivité » (p. 125).

Au lendemain de l'insurrection cantonaliste, c'est ce Sud paysan andalou qui devient le cœur battant d'une Internationale vacillant sous les coups de la féroce répression qui la frappe. Ses membres représentent les deux tiers d'une FRE où s'exacerbent les conflits internes, tous liés à la question du comment résister à son éradication, notamment dans les grandes villes. Après plusieurs années d'échecs et à la faveur de l'arrivée au pouvoir du libéral modéré Práxedes Mateo Sagasta, en février 1881, la FRE – ou ce qu'il en reste – se réunit, en septembre, en congrès à Barcelone et se transforme en une nouvelle organisation – la Fédération des travailleurs de la région espagnole (FTRE) –, qui se veut plus classique, plus formalisée, même si une majorité écrasante de ses délégués réaffirme – à 110 contre 8 – son caractère anarchiste [7].

Temporisation versus action directe

Lors de son deuxième congrès, qui se tient à Séville en septembre 1882, la FTRE compte 58 000 membres, répartis en 218 fédérations et 663 sections. Les Andalous y sont largement majoritaires puisqu'ils comptent 38 000 membres alors que les Catalans sont 13 000. Une ligne de fracture interne, qui deviendra structurante et permanente au sein de l'anarchisme espagnol, apparaît entre syndicalistes a secas (pur jus) et activistes de « l'Idée ». Elle est d'autant plus nette que, dans une atmosphère très tendue, le congrès, sur proposition des Catalans, « fait de l'anarchisme son objectif à long terme et de la lutte pour l'amélioration des conditions économiques son objectif immédiat » (p. 145), résolution jugée opportuniste dans les rangs andalous. Dès lors, nombre d'entre eux se laisseront dériver, en dehors de l'organisation, vers des pratiques d'action directe parfois improvisées, en tout cas plus impulsives que raisonnées. Curieusement, Bookchin qui, sur d'autres sujets, peut avoir un côté donneur de leçons, ne porte aucun jugement sur cette tendance à la violence instinctive qu'il semble juger, en l'essentialisant parfois, constitutive de l'âme paysanne andalouse. Ainsi, les activités de groupes-sectes comme celui des « Desheredados » (Les déshérités) et, a fortiori, de « La Mano negra » (La Main noire) – probable montage policier visant à décrédibiliser la FTRE – ne font l'objet d'aucune valorisation précise de sa part. Ils restent, quelque part, la quintessence de la paysannerie andalouse telle qu'il se l'imagine ou la mythifie.

Quoi qu'il en soit, la FTRE qui, une fois encore, verra ses rangs s'éclaircir sous les effets de la répression policière et de ses propres contradictions, se dissout en 1888. Elle est remplacée, d'une part, par l'Organisation anarchiste de la région Espagne (OARE) – plus anarchiste, comme son nom l'indique, que classiste – et, de l'autre, par une myriade de syndicats autonomes d'inspiration libertaire, mais non confédérés, qui ont conclu un simple « pacte d'union et de solidarité » entre eux en se gardant de toute querelle idéologique interne.

Sur la vague dite de « propagande par le fait », d'attentats politiques pour être plus clair, qui agitera le pays – et principalement Barcelone et l'Andalousie dans les années 1890 –, Bookchin reste très factuel. Il y voit une exacerbation de la conflictualité, mais précise que « les “terroristes” semblent avoir pour intention de faire peur, et non de tuer (p.158) ». C'est pourtant ce qui arrivera, le 7 novembre 1892, dans l'attentat contre le théâtre Liceu de Barcelone, lieu de spectacle huppé que fréquente la bourgeoisie locale, qui provoquera la mort de 22 personnes et fera 50 blessés. Cinq militants libertaires qui n'avaient rien à voir avec cette action seront condamnés à mort et exécutés. La suite est longue : une bombe contre une procession fait 11 morts, le 7 juin 1896, à Barcelone et occasionne 400 arrestations d'anarchistes, de toute évidence innocents, dont 8 seront exécutés et 18 écoperont de très longues années de détention. Le 8 août 1897, le Premier ministre Cánovas est abattu par l'anarchiste italien Michele Angiolillo. Lui-même garrotté, l'anarchiste Ramon Sempau tentera, sans succès, pour le venger, d'en finir avec le lieutenant de la Garde civile Narciso Portas, surnommé « le boucher de Montjuic. Il ne fera que le blesser. Condamné à mort en conseil de guerre, Sempau sera finalement rejugé par un tribunal civil, qui le déclarera innocent. À la faveur, il est vrai, d'un changement de climat politique après la victoire des libéraux aux élections de 1898.

Pour Bookchin, la plupart de ces attentats relevèrent d' « actes de vengeance désespérés […] commis en réaction aux atrocités perpétrées par la police et l'État » (p. 164). Au-delà, il pointe avec raison l'une des singularités de l'anarchisme espagnol de cette époque, si mal compris par une certaine historiographie bourgeoise et/ou marxiste : la cohabitation en son sein d'une « double tradition », un « amalgame de pistolerismo et d'humanisme » [exprimant] une tension sous-jacente qui, parfois, divise les anarchistes et, en d'autres circonstances les unit dans un indéfectible dévouement à la liberté et dans un profond respect de l'individualité » (p. 168).

Du syndicalisme révolutionnaire à l'anarcho-syndicalisme

À l'aube du nouveau siècle, la répression semble avoir eu raison de l'anarchisme espagnol. Le Pacte d'union et de solidarité a été dissous, l'Organisation anarchiste de la région espagnole n'est plus qu'un reliquat et l'avertissement de Kropotkine – « Ce n'est pas par des actes héroïques que se font les révolutions » – semble porter. L'heure est à la refondation de la pratique devant porter l' « Idée », car celle-ci reste bien vivante dans les esprits libres d'intellectuels comme Fernando Tarrida del Marmol ou Ricardo Mella, dans des publications comme La Revista blanca, dans le projet pédagogique d'École moderne de Francisco Ferrer. Autrement dit, tout bouillonne, tout se reconfigure, sur le terrain culturel, mais aussi sur le front de la lutte des classes.

Bookchin caractérise cette période comme celle qui aurait conféré sa marque – anarcho-syndicaliste – au syndicalisme révolutionnaire à la française, en ouvrant l'espace à un syndicalisme d'action directe tout aussi porté à la lutte sociale que vigilant sur les risques de bureaucratisation ou de dérive pragmatiste qu'encourt toute organisation ouvrière de masse. Tout commence par la création de la Fédération des sociétés de résistance de la région espagnole (FSORE), fondée en 1900 et éteinte en 1907, qui s'illustrera par l'organisation d'une multitude de grèves, à Valence, Saragosse et Séville, celles-ci débordant sur toute l'Andalousie, trois bastions de l'anarchisme et, surtout, par la mise en branle, en décembre 1901, d'une grève générale à Barcelone pour la journée de huit heures [8]. En 1907, le 3 août, naît, au Palais des Beaux-Arts, Solidaridad Obrera (SO) [Solidarité ouvrière]. L'organisation se présente, dans un premier temps, comme fédération municipale barcelonaise et édite un organe (hebdomadaire) [9] au titre homonyme. Un an plus tard, elle devient fédération régionale, est forte de 25 000 membres et de 112 syndicats. Elle se présente comme relevant du « syndicalisme pur », et plus précisément se veut libre de tutelles « de l'un ou l'autre des deux courants du socialisme » (entendre par-là du marxisme ou de l'anarchisme). Rapidement pourtant, elle deviendra un terrain d'affrontements de ces deux courants avec, au bout du compte une première victoire des anarcho-syndicalistes sur les socialistes avec la prise de contrôle du périodique Solidaridad Obrera et le ralliement de la très grande majorité des membres de l'organisation à la stratégie grève-généraliste, ce qui n'empêchera pas certains puristes de l'anarchie – les communistes libertaires des années 1890 – de « [reprocher] aux anarcho-syndicalistes d'avoir déserté la cause au profit du réformisme » (p. 193). Il n'empêche, le mouvement est ascendant. Événement majeur de cette première décennie du XXe siècle, la « Semaine tragique », qui se déroule du 26 juillet au 1er août 1909 à Barcelone, procède d'un rejet de masse des intentions belliqueuses du gouvernement d'Antonio Maura à l'encontre des Berbères du Rif marocain – et plus concrètement du décret de mobilisation des réservistes promulgué le 11 juillet. En réponse, SO proclame la grève générale et constitue un comité central de grève. Dans une lettre – citée par Bookchin – d'Anselmo Lorenzo à Fernando Tarrida del Mármol, intime de Francisco Ferrer, le vieil internationaliste écrit : « Quelque chose d'extraordinaire est en train de se produire ici. Une révolution sociale a éclaté à Barcelone. C'est le peuple lui-même qui l'a déclenchée. Nul ne la dirige. Ni les libéraux, ni les nationalistes catalans, ni les républicains, ni les socialistes, ni les anarchistes. » Et il est avéré, comme le pointe Bookchin, que le soulèvement, qui devint vite insurrectionnel et où les femmes jouèrent un rôle décisif, avait un caractère radicalement spontané. La répression sera à la mesure de la peur qu'ont éprouvée les possédants et l'Église, dont de nombreux édifices ont été incendiés. On n'a jamais connu le nombre exact de morts liés à la répression. Les estimations les plus fiables le fixe à environ 500. L'écrasement des insurgés est suivie d'une avalanche de procès en cour martiale : 1 725, selon les statistiques. Au total, 450 insurgés écopent de longues peines de prison, 17 sont condamnés à mort et 5 d'entre eux seront exécutés au château-prison de Montjuic. Parmi eux, et à titre d'exemple, le pédagogue Francisco Ferrer, haï du clergé, y est fusillé au matin du 13 octobre 1909 en criant : « Vive l'École moderne ! » Son assassinat provoquera des manifestations multitudinaires de protestation dans toute l'Europe.

1910 : l'heure de la CNT

Pour Bookchin, la décennie qui suit la « Semaine tragique » sera la « période de maturité de l'anarchisme espagnole », « un processus complexe de perfectionnement de méthodes de luttes existantes », mais mal pensées ou « appliquées de façon trop unilatérales » et « à l'exclusion les unes des autres » (p. 205). Il précise ainsi sa pensée : « Les anarchistes espagnols ont entrepris de les réunir [les méthodes] dans la totalité protéiforme de l'anarcho-syndicalisme espagnol. Ils ont ainsi combiné la grève générale aux soulèvements locaux, à une campagne permanente de propagande, à l'action directe individuelle ou collective et à un travail d'organisation syndicale acharné, chaque tactique étant mise en œuvre avec flexibilité afin de renforcer les autres (pp. 205-206). » Les suites de la « Semaine tragique » ont été éprouvantes pour SO : nette baisse de ses effectifs et de ses sections syndicales à la suite de la vague de répression, puis de découragement, qui l'ont frappée. Le projet qui était le sien de « cristallisation confédérale » [10] – c'est-à-dire de transformation en une confédération ouvrière nationale, semble devoir être provisoirement abandonné mais c'est sans compter sur la détermination d'un certain nombre de militants qui croient que cette mutation est vitale. Ainsi, le 30 octobre 1910, à l'initiative, des ouvriers typographes de SO et toujours au Palais des Beaux-Arts de Barcelone, se réunit ce qui sera, de facto, le Congrès de fondation de la Confédération nationale du travail (CNT) [11]. Y assiste 140 délégués [12] dont la plupart d'entre eux sont d'origine anarchiste ; la minorité, elle, est proche de l'UGT et du PSOE. Au soir même du 30 octobre, le principe de création d'une confédération d'amplitude nationale est adopté. Par référence à la CGT française et à l'admiration qu'on lui voue, on songe à reprendre la même appellation, mais, sans qu'on sache vraiment pourquoi, les congressistes lui préfèrent celle de Confédération nationale du travail. Selon l'usage en cours à SO, mais aussi à la CGT française, son secrétaire sera désigné quelques jours plus tard. Ce sera José Negre (1875-1939), reconduit de fait dans ses fonctions puisqu'il était déjà secrétaire de SO [13].

Un an plus tard, au lendemain même de son premier congrès ordinaire de l'automne 1911, la jeune CNT lance, en soutien aux métallurgistes de Bilbao, un appel à la grève générale. Le mouvement se propage en diverses régions d'Espagne, provoquant grèves et émeutes populaires, notamment dans le Levant. Il faut croire que la bourgeoisie a tremblé puisqu'une juridiction de Barcelone décide d'interdire la CNT. À peine née, en somme, la voilà déjà morte et contrainte à passer dans la clandestinité, ce qui reste probablement un cas unique dans l'histoire sociale. Il faudra qu'elle attende 1914 pour retrouver un statut légal.

Plutôt la révolution que la guerre !

À la différence des schismes et des rancœurs que provoqua, en France, au sein du mouvement anarchiste, la Première Guerre mondiale, la CNT maintint une attitude résolument anti-belliciste et internationaliste. Il est vrai que le royaume d'Espagne n'est pas concerné par le conflit, sauf pour en tirer des bénéfices économiques substantiels. Au déclenchement du conflit mondial, un manifeste de l'Athénée syndicaliste de Barcelone titre : « Plutôt que la guerre, la révolution ! ». Rédigé par Antonio Loredo, il est cosigné par les représentants de centaines de structures militantes. Quand elle éclate en terre russe, cette révolution, elle provoque autant d'euphorie dans les classes laborieuses que de terreur dans les classes dominantes.

Lors de son deuxième congrès ordinaire, qui se tient à Madrid le 10 décembre 1919 et dont les 400 délégués représentent désormais 700 000 membres – chiffre qui atteste des progrès réalisés en dix ans –, les délégués saluent avec enthousiasme la révolution bolchevique et, « après avoir réaffirmé leur fidélité aux principes défendus par Bakounine dans la Première Internationale, comme le pointe malicieusement Bookchin, […] votent pour l'adhésion provisoire de la CNT à l'Internationale communiste » (p. 238). Malgré la presciente intervention d'Eleuterio Quintanilla, délégué des Asturies, qui les met en garde contre leur naïveté : « La révolution russe, leur dit-il, ne correspond pas à nos idéaux. […] Sa direction et son organisation ne correspondent pas à notre façon de concevoir la participation des travailleurs, mais à celle des partis politiques. [14] » C'est peu dire que le sage Asturien avait raison. En mars 1921, la sauvage répression par les bolcheviks de la Commune de Kronstadt, qui s'inscrivait dans une entreprise plus vaste de liquidation des anarchistes en général – et de la Makhnovchtchina en particulier – met un terme à l'illusion. Instruite par un rapport circonstancié d'Angel Pestaña, directeur de Solidaridad Obrera, qui a été envoyé comme représentant de la CNT à un congrès de l'Internationale communiste, la CNT décide d'interrompre, en juin 1922, tout lien organique avec les bolcheviks [15]. En décembre de la même année est fondée, à Berlin, l'Association internationale des travailleurs (AIT), dont la section espagnole est, sans comparaison, la plus puissante. Sa conviction est faite : la vraie révolution viendra d'Espagne.

Dynamiques, contradictions, ruptures et persistances

Pour Bookchin, dont l'un des principaux mérites est de tenter d'avancer dans le labyrinthe anarchiste espagnol des années 1920 en pointant les diverses dynamiques qui, en son sein et sur ses marges, s'y déploient, le congrès que la CNT tient à Madrid en décembre 1919 marque le « point culminant » de cette décennie. Outre la Catalogne et l'Andalousie, ses terres d'excellence, elle est en expansion sur tout le territoire de l'État, des Asturies au Levant, des ports du Nord aux mineurs de la vallée du Rio Tinto.

Parallèlement, on assiste, surtout en Andalousie, en Catalogne, mais aussi un peu partout, à la coalition de groupes spécifiquement anarchistes qui se fédèrent nationalement. Dans un même mouvement, et sans qu'il y ait forcément corrélation, on assiste, à Barcelone et au-delà, à un retour à l'affrontement armé entre des mercenaires à la solde du patronat et des sindicatos libres (« syndicats jaunes ») et des anarchistes bien décidés à leur rendre la pareille dans une ambiance de guérilla permanente. « De 1918 à 1923, nous dit Bookchin, ces attentats sanglants auront fait environ 1 500 victimes dans toute l'Espagne, dont 900 à Barcelone seulement » (p. 247). Le 10 mars 1923, l'assassinat en plein jour à Barcelone du syndicaliste révolutionnaire Salvador Seguí par des mercenaires du patronat porte un coup d'autant plus sévère à la CNT qu'il était non seulement un organisateur de terrain, ce qui ne manquait pas à la CNT, mais surtout un négociateur habile [16], qualité plus rare dans le milieu.

Le pronunciamento du général Miguel Primo de Rivera, le 13 septembre 1923, met d'une certaine façon un terme à une crise de régime de grande ampleur. Le fiasco militaire de la guerre du Rif et plus précisément la débâcle d'Anoual y ont largement contribué. Validée par Alphonse XIII, cette dictature est la seule manière qu'a trouvée un système discrédité à tous les échelons de la société pour se pérenniser. Le destin d'Alphonse XIII est dès lors lié au pathétique personnage qui incarne l'autorité militaire. Plus bonapartiste que fasciste, Miguel Primo de Rivera ne s'oppose pas au PSOE et à l'UGT socialistes, qui seront, sept ans durant, ses faire-valoir de gauche.

La grève générale que la CNT convoqua – le 14 septembre –, soit dès le lendemain du putsch de Miguel Primo de Rivera, échoua du fait de son impréparation, mais aussi du refus des socialistes de s'y rallier. Marginalisée, la CNT, dirigée par le « modéré » Angel Pestaña, se vit contrainte à la clandestinité [17]. Pour Bookchin, c'est cela qui explique, en partie, un déplacement du balancier libertaire du syndicalisme révolutionnaire vers un anarchisme « conspiratif » et itinérant – du genre de celui du groupe « Los Solidarios » –, et plus encore vers le « spécifisme » de la Fédération anarchiste ibérique (FAI), fondée à Valence en 1927 et aspirant à influer de manière décisive – et anarcho-puriste – sur une toujours possible dérive réformiste de la CNT. L'histoire, bien sûr, est toujours plus compliquée que les explications qu'on lui trouve. C'est d'ailleurs ce que semble vouloir signifier l'auteur quand il pointe que « les modérés [peuvent exprimer] des positions en apparence intransigeantes lorsque celles-ci [concourent] à leurs buts, et la FAI fera elle-même des concessions lorsque celles-ci [servent] ses objectifs à court terme » (p. 279). Autrement dit, le va-et-vient entre radicalité et pragmatisme fut également pratiqué, au gré des circonstances, entre/et par « syndicalistes révolutionnaires » et « puristes de l'anarchie » [18].

Contre la « République de toutes les classes »

Si la proclamation de la Seconde République, le 12 avril 1931, fut une fête, elle ne dura que le temps des illusions. Car il fut assez vite clair que cette République ne devait pas devenir trop républicaine, et encore moins sociale. Constitutionnellement, elle fut celle « de toutes les classes ». Pratiquement et avec le soutien des socialistes, elle fut « bourgeoise ». Comme les autres, les anarchistes goûtèrent cet instant de l'histoire où l'air se fit plus léger, mais très vite ils comprirent que, sans dynamique révolutionnaire venant du peuple, cette République ne serait jamais celle des travailleurs.

Au lendemain de son instauration, les forces de sensibilité anarchiste sont divisées sur la marche à suivre, autrement dit sur la meilleure façon de s'inscrire à la bonne place dans l'histoire pour avoir quelque chance de la subvertir en faveur de la classe ouvrière et de la paysannerie. Bookchin le montre bien, mais de manière un peu trop mécanique. Car les divisions qui traversent la militance ne portent pas seulement, au sein de l'anarcho-syndicalisme, sur des divergences de positionnement idéologique, mais aussi sur des analyses contradictoires ouvrant sur des perspectives stratégiques opposées. Il y eut, pour sûr, dans un premier bref moment de la République – l'année 1931 – un vrai débat interne à la CNT (qui comptait alors, dit-on, environ un demi-million d'adhérents). Cette discussion ouverte et contradictoire eut lieu, à la mi-juin, à son congrès extraordinaire, dit du Conservatoire, qui réunit, à Madrid, 418 délégués représentant 511 syndicats. Aux dires des souvenirs qu'en laissèrent certains témoins, mais surtout de l'analyse qu'en tira José Peirats [19], ce congrès – peu constructif et très passionnel, précise-t-il – opposa frontalement deux tendances : l'une, impulsée par Pestaña, Peiró et la vieille garde syndicaliste qui « tentait de s'acclimater à la légalité républicaine » et l'autre, portée par des membres actifs du groupe « Los Solidarios », qui, en symbiose avec son romantisme révolutionnaire, « voulait brûler les étapes de la révolution sociale ». Si, pour Bookchin, ce congrès a indubitablement marqué une défaite des « modérés », il a surtout figé une sorte de statu quo précaire entre les deux tendances, statu quo qui explosera, du fait des « modérés », avec la publication du « Manifeste des trente » (parce que trente étaient ses signataires) dans L'Opinió, de Barcelone, le 30 août 1931. « La Confédération, peut-on y lire, est une organisation révolutionnaire, et non une organisation vouée au culte de l'émeute, de la mutinerie, de la violence pour la violence, de la révolution pour la révolution. » La critique vise directement la FAI, et plus encore son « orientation conspiratrice », dit Bookchin. Dès lors, le clivage est consommé entre « syndicalistes purs » et « faïstes ». Qualifiés de « renégats », la messe est vite dite : Pestaña se voit expulsé, début 1932, de son propre syndicat pour avoir condamné, pour aventurisme, le soulèvement anarchiste de la vallée du Llobregat. Les « trentistes » se constituent, alors, en fédération de « syndicats d'opposition ». D'après Bookchin, leurs effectifs n'auraient pas dépassé les 60 000 membres, principalement implantés à Sabadell et Terrassa (Catalogne), chez les mineurs des Asturies et à Valence. Quant à Pestaña, il suivra sa logique jusqu'au bout en créant, en avril de la même année, le Parti syndicaliste, dont il deviendra la principale figure [20].

Bookchin est dans le vrai quand il conteste la thèse de l'excellent mais partial César M. Lorenzo [21], selon laquelle, après la purge des « trentistes », les membres de la FAI seraient devenus les « maîtres » de la CNT. Cette hypothèse repose pour beaucoup sur une sorte de faux parallélisme entre le « faïsme » et le « blanquisme ». Or, relève justement Bookchin, même si certains faïstes peuvent se penser comme dépositaires d'un brevet de pureté révolutionnaire, l'organisation spécifique ne fonctionne aucunement sur le modèle du parti d'avant-garde. La FAI n'a pas de cohérence idéologique interne. Elle est parcourue de tendances. Elle s'unifie « contre les réformistes », soit tout le monde à part elle, mais diffère sur tout le reste. Il n'existe pratiquement aucun point commun stratégique entre Montseny, Santillán et García Oliver, tous faïstes mais chacun à sa manière. Le seul apport réel du faïsme est peut-être d'assumer sa fibre insurrectionnelle et le clair attrait qu'elle a pour la conspiration. Et c'est cela même – ces qualités qui, sur le plan de la théorie, sont autant de défauts – qui la rend souvent populaire auprès des syndiqués de base de la CNT. Car elle ose, elle risque, elle paye, et en cela elle sauve l'honneur des déshérités. L'anarchisme ibère de cette époque manifeste un certain penchant pour la vengeance sociale et la castagne.

« Malgré l'inefficacité de bon nombre de ses tactiques, écrit Bookchin, la FAI était souvent moins bien servie par les leaders de la CNT que ne l'était la CNT par l'“aventurisme” faista » (p. 320). Et c'est là un fait indéniable pour une raison évidente. Si toutes les tentatives de soulèvements et de coups de mains que tenta la FAI, en 1933 – dans le Haut-Llobregat, à Terrassa, à Cerdanyola del Vallès, à Ripollet, à Lérida – furent des échecs, chacun d'entre eux contribua à maintenir la flamme, à galvaniser l'espérance, mais aussi à rendre évidente la sauvagerie de ceux d'en haut, les maîtres de l'ordre républicain. De ce point de vue, révélateurs furent les événements de Casas Viejas [22], petit village misérable de la province de Cadiz, où une tentative un peu naïve d'y proclamer le communisme libertaire fut réprimée avec la plus totale énergie par un peloton de gardes d'assaut de la République qui assassina de sang-froid une quinzaine d'insurgés de ce bourg martyr où, autour de la famille Seisdedos, l'anarchie avait fait des émules. « Le massacre de Casas Viejas, écrit Bookchin, n'entraîne pas à lui seul la chute de la coalition Azaña [23], mais cristallise les frustrations et le ressentiment qui, s'ajoutant à la cruauté de la répression, l'amèneront à démissionner neuf mois plus tard » (p. 318).

Le mouvement anarchiste paya cher son activisme et sa combativité. On comptait, en 1933, à la veille de la victoire écrasante de la coalition des droites à l'élection du 19 novembre, autour de 10 000 prisonniers sociaux libertaires.

Asturies, terre d'espoir

Cette victoire ouvre sur le « bieno negro » (les deux années noires) où la droite réactionnaire, cléricale et monarchiste reprendra la main au nom de l'« ordre », de la « famille » et de la « patrie menacée ». Incarnée et inspirée par la Confédération espagnole des droites autonomes (CEDA), dirigée par José María Gil-Robles – qui avait appuyé la dictature de Primo de Rivera –, cette coalition des droites est soutenue par le « centre républicain », animé par Alejandro Lerroux, l'ancien radical bouffeur de curés devenu protecteur de l'Église, et par les fascistes Juntes d'offensive nationale-syndicaliste (JONS) et la Phalange espagnole, dirigée par José Antonio Primo de Rivera, le fils de son père. Un bel étalage de canaillerie, en somme.

Du côté de la CNT et de la FAI, dont la forte campagne abstentionniste – « Face aux urnes, la révolution ! » – « a contribué de façon décisive, écrit Bookchin, à l'ampleur de [la] victoire [des droites] » (p. 325), on programme un soulèvement pour le 8 décembre [1933], jour de l'investiture des nouvelles Cortès. Vite éventé, il est étouffé dans l'œuf par la rapide proclamation d'un état d'urgence et l'arrestation des chefs supposés de l'insurrection. Au bout du compte, seul Saragosse et l'Aragon parviennent à s'accorder quelques marges de manœuvre pour sauver l'honneur, mais l'échec est complet et les arrestations se comptent par milliers. La défaite est si lourde qu'elle provoque une remise en cause totale de cette manière, pour le coup franchement blanquiste, de procéder. « La CNT et la FAI, résume Bookchin, en sont sorties très affaiblies : jamais elles n'avaient mené d'opération ratée aussi dommageable » (p. 328).

Plusieurs éléments, analysés par Bookchin, attestent d'un changement de cap stratégique vers l'unité de classe à partir de l'année 1934. Chez les anarchistes, mais aussi chez les socialistes – dans leur fraction de gauche pour le moins. Ainsi, en avril, une grève générale unitaire impulsée par la CNT et soutenue par l'UGT paralyse l'Aragon, terre libertaire, pendant cinq semaines. S'il est vrai que cette nécessité d'alliance ouvrière avait déjà été prônée par Pestaña, au nom des « trentistes » – comme le rappelle Bookchin –, il est plus probable que sa mise en pratique hic et nunc doive davantage – comme omet de le signaler l'auteur – à Valeriano Orobón Fernández, lucide militant de premier rang de la CNT d'Aragon qui, en février 1934, publia, en deux livraisons, dans La Tierra, organe officieux de la CNT, un appel, adressé aux militants anarchistes et au-delà : « Oui à l'alliance révolutionnaire ; non à l'opportunisme de chapelle ! » [24]. On peut s'imaginer qu'il en coûta beaucoup aux « cénétistes » et plus encore aux « faïstes » de s'habituer à cette perspective allianciste, mais l'analyse objective des effets négatifs que provoqua l'insurrectionnalisme fit indubitablement bouger les lignes.

Cette perspective allianciste fut particulièrement vive aux Asturies où la minoritaire CNT – qui se voulait plus cénétiste que faïste et qui avait déjà défendu, en 1919, lors d'un congrès confédéral, l'idée de la fusion de classe au sein d'une centrale syndicale unique – proposa avec succès un pacte d'action révolutionnaire à l'UGT. La révolution asturienne d'octobre 1934 fut le point culminant des années 1930 d'une conflictualité ouvrière débordante. Unitaire – du moins en apparence car les coups tordus ne manquèrent pas du côté des instances socialistes –, ces quinze jours de révolution sociale authentique demeurèrent, dans l'imaginaire du prolétariat asturien, la preuve tangible que, même vaincue par les forces coalisées de la réaction et du Capital [25], l'alliance ouvrière avait été possible et devait le rester.

Ivre de sa victoire asturienne et sûre du soutien des forces armées, la droite réactionnaire préfasciste en charge du pouvoir – la CEDA – se sent pousser des ailes. Non seulement elle poursuit, réprime, humilie les mineurs asturiens, mais elle salit leur réputation en leur attribuant des exactions qui n'ont pas eu lieu et s'en prend directement aux organisations politiques et syndicales de gauche. Ce faisant, cela dit, elle déplace une partie des républicains vers l'opposition. Au bout du bout naîtra une coalition électorale hétéroclite qui, bientôt rejointe par les socialistes, les catalanistes, les syndicalistes de Pestaña, les communistes et les marxistes révolutionnaires du nouveau Parti d'unification marxiste (POUM), fonde, sous l'appellation de « Front populaire », une alternative électorale à la droite réactionnaire. Son programme est tout sauf révolutionnaire. Il s'adresse à la classe moyenne et à son électorat modéré ; il ne propose ni nationalisations, ni contrôle ouvrier de l'industrie, ni allocations de chômage. La seule mesure de poids concernant la classe ouvrière combattante, c'est l'amnistie pour les prisonniers sociaux des Asturies. Dans un premier temps, la CNT dénonce un programme « de collaboration de classes » – ce qu'il est –, mais, chemin faisant et échéance législative s'approchant, « elle amorce, écrit Bookchin, un virage déconcertant en assouplissant sa position anti-électoraliste [en se refusant] de recommander à ses membres de rester chez eux le jour du scrutin » (p. 350). Pour les malentendants, Federico Urales – principal inspirateur, avec sa compagne Soledad Gustavo et sa fille Federica Montseny, de la très populaire revue anarchiste La Revista Blanca – met les points sur les « i » : « Les anarchistes commettraient une grave erreur – écrit-il – si, pendant la campagne électorale, ils agissaient de manière à faire triompher la droite sur la gauche. » Quant à Durruti, que son trajet met à l'abri de tout soupçon de réformisme, il n'hésite pas à appeler à voter « Front populaire » lors des meetings qui précèdent les élections des 16 février et 1er mars 1936.

Bookchin se trompe de perspective quand il laisse entendre que les anarchistes auraient pu, d'une certaine manière, être emportés par la vague front-populiste, produit d'une stratégie élaborée par Staline pour sortir de l'impasse du « classe contre classe », et que ce faisant ils n'auraient pas compris que ce positionnement n'avait pas pour fonction « de favoriser la révolution sociale, mais de l'empêcher » (p. 352). Car, si le constat est juste sur la vraie nature du « front-populisme » de l'époque, il fait peu de doute que les anarchistes espagnols se déterminèrent sur des intuitions beaucoup plus terre-à-terre : un constat critique, d'abord, sur leur abstentionnisme de 1933 ; une valorisation concrète, ensuite, de la situation dans laquelle se trouvaient les 30 000 embastillés libertaires qui croupissaient dans les prisons d'Espagne depuis la répression de la révolte asturienne et dont le sort était directement lié aux résultats des élections. Bookchin, pour le cas, pêche par sur-marxisme ; il applique à la CNT, et plus largement aux anarchistes, une grille de lecture qui ne leur va pas. Car, s'il est admissible, voire légitime, de leur reprocher, comme le fit Victor Serge, que « ne voulant point “faire de politique ”, [ils] en font souvent, avec le plus beau courage, de fort mauvaise [26] », leur positionnement, pour le cas, ne relevait ni de la géopolitique ni de la stratégie. Il fut dicté, malgré l'évidente méfiance que leur inspirait la gauche front-populiste, par des raisons pratiquement pratiques. La preuve, c'est qu'une semaine après la formation par Manuel Azaña du premier gouvernement de Front populaire, les anarchistes n'attendirent aucun décret d'application d'une hypothétique loi d'amnistie pour libérer eux-mêmes leurs compagnons d'infortune. Ils envahirent les prisons et mirent le gouvernement devant le fait accompli. Du concret en somme, mais du concret que seule permettait, en forçant un peu la marche des événements, la victoire électorale de la gauche. C'est en ce sens qu'il faut comprendre la sibylline appréciation de Diego Abad de Santillán : « La participation aux élections était recommandée. » Et, en contrepoint, celle de l'essayiste Vernon Richards qui y voit, lui, une erreur puisque, « abandonnant le principe pour la tactique », elle assurait la victoire du Front populaire et, par là- même, favorisait le putsch militaire de juillet auquel elle n'était pas préparée [27]. Autrement dit, comme le note ironiquement Bookchin, « une victoire conservatrice aux élections de février aurait infligé un revers beaucoup moins cruel au mouvement ouvrier espagnol que le massacre consécutif à la rébellion des généraux en juillet 1936 » (p. 355). Le purisme anarchiste ne pense jamais le « moindre mal » ; c'est en cela qu'il vit dans un monde parallèle.

Vers la guerre civile…

Pour la CNT, pourtant, le réel de la situation politique qu'elle a créée en s'abstenant de barrer la route au Front populaire est porteur d'espérance. Au printemps, les syndicats d'opposition issus du « trentisme » rejoignent leur famille d'origine. Malgré les appels à la modération de Largo Caballero, le dirigeant socialiste, une vague de grèves unitaires CNT-UGT déferle sur l'Espagne. À la campagne, les mouvements d'occupation de terres sont nombreux et massifs. Assez, en tout cas, pour susciter une authentique panique chez les gros propriétaires. Parallèlement, l'extrême droite fasciste fait front. La Phalange est son bras armé. Dans les mois qui suivent la victoire électorale, le bilan des tueurs est lourd : 270 morts et plus de 1 200 blessés. La guerre civile urbaine est déjà là. La radicalisation des événements provoque un gauchissement du Parti socialiste ouvrier espagnol, à sa base – notamment aux Jeunesses socialistes –, mais aussi à sa tête, Largo Caballero ayant mué illusoirement – et provisoirement – en « Lénine espagnol ». Mais du dire au faire, il y a de la marge, ce que ne tardera pas à prouver son attitude face à la grève unitaire et authentiquement révolutionnaire du secteur du bâtiment de Madrid au printemps 1936, que l'UGT finira pas briser, et en même temps le réel désir d'unité de la classe ouvrière combattante.

C'est dans ce contexte que se tient, au théâtre Iris de Saragosse, en mai 1936, le plus fameux congrès de l'histoire de la CNT. Il réunit près de 650 délégués représentant 982 syndicats forts de 550 000 adhérents. « En plus de marquer le retour au bercail des syndicats d'opposition, note Bookchin, il sera le lieu du plus important débat sur la nature d'une société communiste libertaire qu'ait tenu une grande organisation ouvrière » (p. 365). Pour l'immense majorité des congressistes, la perspective est alors claire : la situation est prérévolutionnaire et la révolution sera sociale. La résolution finale, adoptée à l'unanimité des délégués, est centrée sur la perspective de la victoire des opprimés sur les oppresseurs et sur ce communisme libertaire tant rêvé qui en sera le cadre. C'est sans doute pourquoi, certains analystes – dont Vernon Richards, encore – ont souligné sa carence essentielle : « l'absence de toute discussion sur les problèmes que l'organisation [pourrait] avoir à affronter durant la période révolutionnaire ». Pour Bookchin, qui se fait l'écho de ces critiques, l'important n'est pas là, mais dans le constat suivant : « Rappelons que [cette résolution] n'a pas été rédigée, débattue et approuvée dans l'atmosphère “émancipatrice” des années 1960 et 1970, mais bien dans l'Espagne catholique et patriarcale des années 1930. Les jeunes générations d'aujourd'hui ignorent combien ces travailleuses et ces travailleurs anarcho-syndicalistes étaient en avance sur leur temps. Leur mouvement allait bientôt être noyé dans le sang de la guerre civile et relégué aux poubelles de l'histoire. On le redécouvre aujourd'hui sans savoir qu'il exprimait les rêves et les espoirs d'innombrables ouvriers et paysans » (p. 368).

Du côté des putschistes, les grandes manœuvres ont commencé depuis longtemps. Dès le 14 février, soit à la veille du premier tour des élections, la CNT avertissait l'opinion publique du danger. Dans une déclaration où elle fait état de « soupçons grandissants selon lesquels des éléments de la droite sont prêts à mener un coup d'État militaire », elle indique que « le Maroc semble être le pivot de la conspiration ». Toujours clairvoyante, elle précise : « La suite dépendra du résultat des élections. Le plan sera mis en œuvre si la gauche remporte la victoire. » Et annonce : « Nous ne soutenons pas la République, mais nous ne ménagerons aucun effort pour combattre le fascisme en vue de vaincre les oppresseurs traditionnels du prolétariat. » En avril, des officiers républicains informent le gouvernement qu'une conspiration militaire est en cours. Mais plus elles en savent, plus les autorités du Front populaire confirment leur incapacité à réagir vite. Elles temporisent, rassurent, apaisent quand il faudrait mobiliser les énergies. Elles refusent d'armer les organisations ouvrières quand elles sont les seules à vouloir et pouvoir vaincre les putschistes avant qu'il ne soit trop tard. Le fiasco gouvernemental est total, accablant, grotesque. Le 11 juillet, alors que la Phalange claironne sur les ondes de Radio Valence qu'elle « a pris possession [de son] émetteur par la force des armes [et que], demain, la même chose se produira dans toutes les stations de radio d'Espagne », des agents du renseignement informent, le soir même, le Premier ministre Casares Quiroga que le soulèvement est imminent. On attribue au Premier ministre la réponse suivante : « Vous m'assurez donc que les officiers vont se soulever ? Très bien, Messieurs, laissez-les faire. Pour ma part, je compte bien aller me coucher. » Rideau.

Le reste relève du soulèvement spontané de la classe ouvrière et plus largement du peuple. Partout. La CNT-FAI est à la manœuvre avec en tête l'idée que la révolution est enfin à portée de main. C'est à Barcelone l'anarcho-syndicaliste que la détermination est la plus forte et l'offensive la mieux préparée. Le 18 juillet, les factieux se soulèvent contre un peuple armé – car des armes ont été stockées depuis longtemps par des militants anarchistes. La résistance aux putschistes est déterminée. Elle est conduite par la CNT-FAI, qui est indiscutablement la force dominante de cette résistance. Elle durera deux jours avant que les putschistes soient vaincus et que Barcelone ne devienne rouge et noire.

La guerre civile commence à l'instant où Bookchin clôt son livre sur ces années de braise qui accouchèrent d'une authentique révolution sociale cernée par de multiples adversaires : les fascistes bien sûr, mais aussi les républicains bourgeois et surtout les staliniens dont la principale obsession fut, le conflit durant et sur ordre de I'Internationale communiste, de faire en sorte que le communisme libertaire ne fût pas en mesure de démontrer qu'une autre révolution était possible que celle qui, de Lénine à Staline, avait transformé le rêve d'émancipation sociale et humaine en cauchemar. Malgré tout, son souvenir reste. Comme une geste inaboutie, mais porteuse d'expérimentations riches de promesses : les collectivités agraires, les fabriques reprises en autogestion, l'auto-organisation des milices combattantes.

C'est en ce sens que Bookchin a raison de noter que « les anarchistes espagnols ont légué au monde un héritage tangible qui revêt une grande pertinence pour les mouvements sociaux d'aujourd'hui » (p. 389). Il pourrait se résumer ainsi, ce legs : aucune révolution digne de ce nom n'est possible qui oublie que l'égalité sans la liberté est un mensonge et le contraire, une ruse de possédant ; aucune direction révolutionnaire n'est habilitée à décider pour sa base ce qui est bien pour elle ; aucun socialisme n'est désirable qui cultive la mentalité de caserne. Ces travers, les anarchistes espagnols les ont éprouvés eux-mêmes dans leurs propres têtes, dans leur chair aussi, comme autant de supposées nécessités pour gagner la guerre. Aux putschistes, on finit par opposer une armée de professionnels, avec des galonnés et des donneurs d'ordre dont l'effet principal fut évident : sa rapide prise en mains par les staliniens. Au développement des structures révolutionnaires autonomes de base (les communes et les usines autogérées), on préféra, au nom des circonstances, jouer la carte de l'État bourgeois pour y afficher une (fausse) unité antifasciste sans penser qu'à ce jeu les professionnels de la politique avaient quelques longueurs d'avance. C'est ainsi que peu à peu, la guerre dévora la révolution sociale et les espoirs qu'elle portait. Et là reste la principale leçon de la révolution espagnole : déroger à certains de ses principes au nom d'un réel contradictoire est une chose, mais céder, au nom d'un pragmatisme opportuniste, sur le rêve d'émancipation totale qui leva, pour la révolution, des multitudes ouvrières et paysannes, fut une faute probablement majeure.

Freddy GOMEZ


[1] George Orwell, Hommage à la Catalogne, 10-18, 2000 ; Gerald Brenan, Le Labyrinthe espagnol, Ivrea, 1984 ; Franz Borkenau, Spanish Cockpit : rapports sur les conflits sociaux en Espagne (1936-1937), Champ Libre, 2003.

[2] Pierre Broué et Émile Témime, La Révolution et la guerre d'Espagne, Éditions de Minuit, 1961 ; Burnett Bolloten, La Guerre d'Espagne : révolution et contre-révolution (1934-1939), Agone, 2014 ; Gaston Leval, Espagne libertaire (1936-1939), Éd. Trinquier, 2013 ; Ronald Fraser, Blood of Spain, 1979, Allen Lane (Londres) ; José Peirats, Une révolution pour horizon : les anarcho-syndicalistes espagnols (1869-1939), Libertalia-Éditions CNT-RP, 2013 ; Michael Seidman, Ouvriers contre le travail : Barcelone et Paris pendant des fronts populaires, Senonevero, 2010 ; Vernon Richards, Enseignement de la révolution espagnole, Acratie, 1997

[3] Membres ou proches de l'Alliance internationale de la démocratie socialiste de Bakounine.

[4] La Federación, à Barcelone ; La Solidaridad, à Madrid ; El Obrero et Revolución à Palma de Majorque ; La Voz del trabajador à Bilbao, entre autres organes.

[5] On notera que tous les chiffres repris dans ce texte, sauf indication contraire, sont de Bookchin et qu'il se peut qu'ils soient pour partie contestables en fonction des sources où ils ont été puisés.

[6] Juan Díaz del Moral, Historia de las agitaciones campesinas andaluzas, Madrid, Grijalbo, 1969.

[7] Quelques temps avant, en février, les autoritaires de l'ancienne Internationale fondent le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), d'inspiration purement réformiste.

[8] Grève condamnée par les socialistes du PSOE et son syndicat, l'UGT, au prétexte que la grève générale représenterait une grave menace contre l'ordre public.

[9] Financé, semble-t-il, par Francisco Ferrer.

[10] L'expression, reprise par Bookchin, est de l'historien de la CNT José Peirats.

[11] Sur cet événement majeur de l'histoire du mouvement ouvrier d'Espagne, nous ne pouvons que renvoyer nos lecteurs à l'indépassable ouvrage de Miguel Chueca, 1910 naissance de la CNT, Éditions CNT-Région parisienne, 2010, ou, pour le moins à la recension que nous lui avons consacrée : « Un centenaire » (José Fergo).

[12] Chiffre donné par Miguel Chueca, op. cit.

[13] Pour la petite histoire, on retiendra que ce congrès passa si inaperçu que la grande histoire retint longtemps comme date de fondation celle de son premier congrès ordinaire en tant que CNT, qui se déroula du 8 au 10 septembre 1911 à Barcelone.

[14] Cité par Bookchin, p. 238.

[15] Les bolcheviks auront, cela dit, au moins deux affidés – Andreu Nin et Joaquín Maurín – représentant la seule fédération locale de la CNT de Lérida, en Catalogne. Ils se verront sévèrement désavoués par un plénum de la CNT, réuni à Logroño en août 1933, pour avoir adhéré, dans le cas de Nin, à l'Internationale syndicale rouge (Profintern), dont il sera même élu secrétaire. Une dizaine d'années plus tard, en septembre 1935, le groupe Gauche communiste de Nin et le Bloc ouvrier et paysan de Maurín fusionneront pour fonder le Parti ouvrier d'unification marxiste (POUM).

[16] On note, à lire Bookchin, un certain dédain pour Seguí. Jugé par trop adepte des « compromis », il le charge de défauts rédhibitoires. Par trop idéologique, cette approche nous paraît passer à côté de cette dialectique permanente qui caractérisa la CNT espagnole et qui lui permit de jouer sur deux fronts : le pragmatisme, d'un côté, et l'activisme, de l'autre. D'une certaine manière, Seguí incarnait le premier front et le groupe Los Solidarios, le second. Le 17 mars 1923, apparemment en représailles contre l'assassinat de Seguí, des activistes du groupe « Los Solidarios » exécutèrent Fernando González Regueral, ex-gouverneur de Biscaye, et, le 4 juin, le cardinal Juan Soldevila, archevêque de Saragosse. Il n'est pas certain, plutôt le contraire, que Seguí eût approuvé cette action, mais elle en dit beaucoup sur la réalité complexe des imaginaires qui peuplaient contradictoirement la CNT.

[17] Nombre de militants cénétistes se réfugieront alors à l'UGT pour y former, pointe Bookchin, des noyaux syndicalistes révolutionnaires. Quant à la structure clandestine de la CNT, dirigée par des « modérés », dit-il, elle dérivera vers une « stratégie politique opportuniste » en appuyant la conspiration catalaniste de Francesc Macià en 1924, le complot dit de la « Sanjuanada », inspiré par des monarchistes, en 1926 et la piteuse « conspiration de Valence » de 1929. Notons que la CNT fut légalisée le 30 avril 1930, mais de manière ambiguë, car si elle put rouvrir des structures syndicales dans les grandes villes, il en allait très différemment dans les villes moins importantes et dans la majorité des villages qui se heurtaient à l'hostilité systématique des préfets.

[18] On notera, en passant, que, si ce « circonstantialisme » connut son moment culminant pendant la révolution espagnole de 1936, il venait donc de plus loin.

[19] Cf. pp. 104-106 du livre de José Peirats, Une Révolution pour horizon : les anarcho-syndicalistes espagnols, 1869-1939, Éditions CNT-RP et Libertalia, 2013, 480 p. Sur la figure éminente de José Peirats, nous renvoyons à notre préface à cet ouvrage et à l'entretien qu'il avait accordé en juin 1976 à Paolo Gobetti

[20] Le Parti syndicaliste obtiendra sept députés aux élections législatives de 1936. On notera, par ailleurs, que Bookchin reconnaît que le programme du Parti syndicaliste était « digne d'intérêt ». Il prônait en effet, nous dit-il, « l'établissement d'une société socialiste fondée sur l'autogestion, le fédéralisme et la collectivisation des terres sous forme de communes rurales libres et la coordination de l'industrie et du commerce par les syndicats ». Quant à la figure de Pestaña, que ses adversaires internes ont beaucoup contribué à brouiller ou à salir, il lui restitue, à juste titre, sa dimension éminemment morale.

[21] César M. Lorenzo, Les Anarchistes espagnols et le pouvoir, 1868-1969, Seuil, 1969 ; réédition augmentée : Le Mouvement anarchiste en Espagne : pouvoir et révolution sociale, Les Éditions libertaires, 2006. Nous renvoyons, sur cet ouvrage, à la recension de José Fergo publiée sur notre site.

[22] L'insurrection, à Casas Viejas, commença le 10 janvier 1933. Elle participait d'une « action insurrectionnelle » à grande échelle tendant à empêcher la consolidation de la « République bourgeoise ». Le plan fut, dit-on, élaboré par García Oliver et ratifié par certaines instances de la CNT. Malgré quelques soulèvements ici ou là, l'insurrection fut peu suivie à l'exception de la province de Cadiz.

[23] Manuel Azaña (1880-1940), président républicain du Conseil des ministres de 1931 à 1933, aurait donné l'ordre à la troupe de ne faire ni blessés ni prisonniers et de « tirer au ventre ».

[24] Le pacte d'action qu'Orobón Fernández dessinait pourrait se résumer en deux points : accord tactique entre les diverses forces ouvrières dans une perspective révolutionnaire excluant toute collaboration avec le régime bourgeois et acceptation, au sein de l'entité, de la démocratie ouvrière révolutionnaire, donc de la volonté majoritaire du prolétariat.

[25] Elle débuta le 5 octobre 1934 et s'acheva le 18 dans une répression sanglante dont le maître-d'œuvre fut, déjà, le général de division Franco, avec le recours à une armée de 40 000 hommes – dont les redoutables troupes de la Légion et des « Regulares » (combattants indigènes du protectorat espagnol). La répression fit 3 000 morts (la plupart après la reddition), 7 000 blessés et 30 000 à 40 000 emprisonnés. Vivement conseillée est, sur ce sujet et plus largement sur le soulèvement révolutionnaire asturien, le beau roman graphique d'Alfonso Zapico – Le Chant des Asturies –, publié en quatre tomes chez Futuropolis (2023-2024).

[26] Victor Serge, « Adieu à un ami », La Wallonie, 14-15 août 1937.

[27] Vernon Richards, Enseignement de la révolution espagnole, Acratie, 1997.

10.03.2025 à 08:13

« 22, v'là les anars »

F.G.

■ Philippe PELLETIER L'ANARCHISME Femmes et hommes de liberté Le Cavalier bleu, « Figure[s] de », 2024, 336 p. « Tous les anarchistes sont des fous », disait Mme Aveling , fille de Marx, ce en quoi elle n'avait pas tout à fait tort, même si toute généralisation est abusive. Reste à définir ce que serait cette « folie » consubstantielle à l'anarchie. Pour Alain Pessin , c'est la part de rêve (fou) qui la porte et l'irrigue. « Il est indéniable, écrit-il, que l'anarchisme vaut mieux par ses (…)

- Recensions et études critiques
Texte intégral (3104 mots)


■ Philippe PELLETIER
L'ANARCHISME
Femmes et hommes de liberté

Le Cavalier bleu, « Figure[s] de », 2024, 336 p.


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« Tous les anarchistes sont des fous », disait Mme Aveling [1], fille de Marx, ce en quoi elle n'avait pas tout à fait tort, même si toute généralisation est abusive. Reste à définir ce que serait cette « folie » consubstantielle à l'anarchie. Pour Alain Pessin [2], c'est la part de rêve (fou) qui la porte et l'irrigue. « Il est indéniable, écrit-il, que l'anarchisme vaut mieux par ses rêves que par ses constructions théoriques. On le lui a beaucoup reproché. C'était ignorer que les rêves durent plus longtemps que les constructions théoriques, le vieux rêve de l'émancipation en particulier. »

On ne sait si Philippe Pelletier, docteur en géographie, expert en civilisation japonaise, grand connaisseur d'Élisée Reclus et anarchiste lui-même, se reconnaîtra dans cette importance que Pessin accordait à la « rêverie » libertaire, mais il est certain que la galerie de portraits fouillés qu'il nous livre de « vingt-deux » figures anarchistes traversant deux siècles [3] corrobore en large partie, même chez les plus pragmatiques ou raisonnables d'entre elles, une évidente prédisposition au rêve et à sa force d'impulsion.


On imagine l'auteur penché sur son labeur et confronté à la question du choix. Car « vingt-deux », c'est « vingt-deux ». On peut tirer sur la corde, en en mettant un vingt-troisième en loucedé, mais ça ne change pas la question des nominé.es [4]. Car si tout fait sens, le choix peut contrarier : plutôt Louise Reclus (née Dumesnil) que son célèbre frère Élisée ; plutôt Galina (née Kuzmenko) que Nestor Makhno ; plutôt Madeleine Pelletier – qui ne se définissait pas comme anarchiste et reprochait, non sans tort, aux compagnons d'être machistes – que Louise Michel, que Madeleine jugeait n'être pas assez féministe ; plutôt Daniel Lambert, actif militant anarchiste du Mouvement des auberges de jeunesse plutôt que Christian Lagant [5], ajiste lui-même et fondateur de la revue Noir et rouge en 1956. Oui, on l'imagine, l'auteur, élaborer sa liste des vingt-deux (vingt-trois), s'arrangeant avec ses préférences, ses envies, ses scrupules et ses doutes pour configurer, autour d'une sélection subjectivement assumée de « femmes et d'hommes de liberté », un anarchisme pluriel, vivant, contradictoire et increvable. Car il faut bien l'admettre, cette sélection de portraits et de parcours offre non seulement un beau voyage en terre internationale d'anarchie, mais aussi dans ses parages libertaires – dans lesquels se situent clairement Albert Camus [6], mais aussi Albert Einstein –, dans ses cercles d'amitié critique – où Orwell, sans être anarchiste, tient une place de choix –, dans les milieux artistiques – où, malgré ses bouffonnes dérives, Dario Fo reste l'auteur de l'indémodable et toujours d'actualité Mort accidentelle d'un anarchiste (1976) – et aussi dans les outre-terres et mers, c'est-à-dire hors Occident, en Afrique notamment, où, dans le sillage de Sam Mbah (1963-2014), anthropologue nigérian et membre du groupe Awareness League (AL), semble s'ouvrir une perspective, certes encore très minoritaire, fondée sur une approche anarcho-zapatiste qui serait capable de faire lien entre un présent à réinventer et des formes indigènes traditionnelles d'organisation de la communauté, mais aussi avec les modes de vie qu'elles inspirèrent.


Charpenté en quatre chapitres chronologiques – « Les pionniers (1840-1914) », « Dans la mêlée sociale (1914-1945) », « Dans l'étau de la guerre froide (1945-1968) », « L'anarchisme tout terrain (1945-2000) » –, l'ouvrage se met dans les traces de cette anarchie à double entrée – « négative » et « positive » – que Proudhon théorisa en quête d'un point d'équilibre et qui muta, avec Bakounine et son action internationaliste, vers l'anarchisme, c'est-à-dire un peu plus. Disons une méthodologie de la pratique fondée sur le dépassement de la seule aspiration émotionnelle et primitive à la révolte existentielle, une doctrine faisant projet d'émancipation humaine et fondée sur la critique du capital, de l'État et de la religion et un cadre d'auto-organisation ouvert à des Égaux en droits et en devoirs. Dans un sens, Bakounine prolongeait Proudhon en le radicalisant sur le terrain de la théorie et de la pratique. Mais, nous dit Pelletier, sans rupture, « Proudhon et Bakounine construis[ant] les deux pieds stratégiques de l'anarchisme en refusant la fausse alternative réforme et révolution, en regardant non pas l'utopie, mais le contexte (p. 45). » Et le contexte est toujours mouvant. Comme la vie, en somme.

Grandes sont les connaissances de Pelletier en matière d'histoire de l'anarchisme. Il le prouve amplement dans ce livre informé et toutes aussi grandes sont ses aspirations à la restituer, cette histoire, de manière ouverte – comme on ouvre une fenêtre sur des hommes et des femmes d'exception ayant pour beaucoup payé très cher le prix de leur engagement. Ce qui saute aux yeux à la lecture de ce livre, au-delà des analyses, de l'exposé contextualisé des faits exposés et des histoires traversées, c'est, en effet, une indiscutable admiration de l'auteur pour la vie de ces militants célèbres ou/et ordinaires de la Vieille Cause, celle qui brûle encore, de par ce monde-poubelle, dans nombre de cœurs insoumis. Pour Pelletier, l'anarchisme, c'est une histoire qui fait cohorte, une tradition faite d'histoires singulières qui font chaînons, chaînons qui font chaîne humaine de solidarité où chacune et chacun tiennent leur place à l'endroit qu'ils ont choisi. Sans leaders autoproclamés – même s'il en exista – sans dirigeants infaillibles, sans surdoués de la cause révolutionnaire, sans maîtres à penser irréprochables. Cette cohorte, elle est portée par une idée – l'Idée de l'émancipation – et des rêves fous de liberté, d'égalité et de fraternité humaine. Les portraits féminins qu'il nous livre en attestent particulièrement. Car qu'eut été Élisée Reclus sans sa sœur Louise, celle qui le visita en prison au lendemain de la Commune avant qu'il ne soit condamné à la déportation simple, peine finalement commuée en dix années de bannissement, celle qui le suivit dans ses exils, celle qui fut son épistolière, sa secrétaire permanente, celle qui traduisit, à la demande de son frère Autour d'une vie, de Kropotkine, sans que son nom n'apparaisse nulle part, celle qui annota la correspondance d'Élisée, révisa ses traductions de William Morris, s'occupa de la bibliothèque anarchiste bruxelloise des Temps nouveaux. On ne sait pas si elle fut anarchiste, cette Louise, car personne n'eut l'idée saugrenue de lui poser la question. Et c'est bien comme ça. Elle est dans son rôle comme elle est à sa place dans ce livre. En bonne place, entre Bakounine et Malatesta. Et il en va de même pour Galina Kuzmenko, institutrice et compagne de Nestor Makhno, dont la figure est ici justement revalorisée. Responsable du département culture et éducation du Conseil militaire révolutionnaire de la Makhnovchtchina, Galina ne vit pas dans l'ombre de son compagnon. Elle est une combattante de la révolution libertaire ukrainienne contre les Rouges et les Blancs. Elle « représente le versant non-héroïque du mythe » (p. 130), mais elle y tient son rang, y compris dans l'affrontement, même quand ses relations avec le Batko [7] sont orageuses, ce qui semble être arrivé souvent [Nous renvoyons, sur ce sujet, à « Une investigation confuse et lacunaire sur Makhno », de Gilles Fortin.]].


Ce voyage en anarchisme est, comme il se doit, non linéaire, balisé juste ce qu'il faut, ouvert à l'inconnu et aux rencontres. Il tient davantage des pas perdus, des allers-retours, des contournements que de la ligne droite. On y croise des personnages qui pourraient faire l'objet de romans. Et c'est bien comme ça qu'il faut lire cette aventure humaine. Chaque chapitre de ce livre est comme une étape où l'on croise des êtres tumultueux, pacifiques, régicides, poètes, spontanéistes, organisés, impulsifs, réflexifs. On y fréquente des lieux multiples, on y arpente des terres proches ou lointaines avec un authentique plaisir. L'anarchisme est voyageur et no border, ce qui visiblement ne déplaît pas au géographe aux semelles de vent qu'est l'auteur. Il secoue les méninges ce périple en terre d'anarchie où l'on croise le « révolutionnaire à plein-temps » et globe-trotter italien de la Vieille Cause que fut Errico Malatesta [8], l'iconoclaste japonaise et femme libre que fut Itô Noe [Sur Itô Noe, voir « Ösugi Sakae, parcours d'un anarchiste japonais », étude sur son compagnon que Philippe Pelletier a publié sur À contretemps, où il y est brièvement question d'elle.]], la Louise Michel argentine Virginia Bolten, « l'anarcho-syndicaliste cosmopolite » Rudolf Rocker [9], « l'indomptable » Emma Goldman, « le ministre anarchiste » Juan García Oliver [10], la poète, lesbienne et fondatrice de l'organisation Mujeres Libres (Femmes libres) que fut Lucía Sánchez Saornil, l'écrivain de l'inquiétude Stig Dagerman [11], la femme de raison et de lucidité que fut Luce Fabbri, l'anarchiste hors les murs (de l'anarchie) que fut André Pruhommeaux [12], le Kabile libertaire Mohand Ameziane Saïl et l'homme du projet « communaliste libertaire » que fut Murray Bookchin.

Il sillonne, ce voyage. Et ce faisant, au rythme de marche des divers protagonistes qui le peuplent, il met en valeur la force de cette rêverie anarchiste déjà évoquée. Car si un fil court, d'itinéraire en itinéraire, c'est bien l'idée porteuse que toute révolte sociale, tout combat pour l'émancipation, tout assaut contre l'injustice sont d'abord le produit d'un rêve, personnel puis collectif, contre l'ordre d'un monde à reconstruire dans sa totalité. Se ressaisir de l'ancienne mémoire des combats perdus, c'est donc armer notre détermination pour mener ceux d'aujourd'hui.

Freddy GOMEZ


[1] Eleanor Marx (1855-1898) fut l'épouse de Bibbens Aveling (1849-1898), biologiste et socialiste.

[2] Alain Pessin, La Rêverie anarchiste 1848-1914, Atelier de création libertaire, 1999.

[3] Vingt-trois, en fait, mais « cela fait toujours 22, précise Pelletier, si l'on numérote l'ensemble à partir du zéro fondateur qu'est Proudhon avec toutes ses ambiguïtés et ses stimulants ».

[4] Ici, l'inclusif s'impose, l'auteur s'étant fondé « sur une base de parité entre hommes et femmes ». « Non pas, précise-t-il, pour obéir à l'air du temps en me soumettant à un système de quota (…), mais parce que l'engagement des femmes au sein de l'anarchisme a été immédiat, constant, puissant. » (p. 13).

[5] Sur l'ami et camarade Christian Lagant (1926-1978), nous renvoyons à sa notice du « Maitron ».

[6] Sur les rapports de Camus avec les anarchistes, lire « Albert Camus et la revue Témoins », de Charles Jacquier ; « Albert Camus, un libertaire »,de Jordi Torrent Bestit ; « Une commune idée de liberté », d'Arlette Grumo, une recension du livre (coordonné et présenté par Lou Marin) Camus et les libertaires (1948-1960).

[7] « Batko Makhno » (« Père Makno ») était le surnom que lui donnaient les combattants de l'armée insurrectionnelle. Aux dires d'Alexandre Skirda, le terme Batko avait déjà été utilisé par les Cosaques zaporogues comme titre honorifique pour les chefs militaires… élus.

[8] Sur Errico Malatesta, nous renvoyons à « Malatesta, un portrait »,dossier proposé par Robert Paris.

[9] Sur Rudolf Rocker, nous renvoyons aux deux numéros que nous lui avons consacrés : « Rudolf Rocker : mémoires d'anarchie » et « Rudolf Rocker : penser l'émancipation ». Ces textes ont été réunis en volume : À contretemps, Rudolf Rocker ou la liberté par en bas, Les éditions libertaires/Nada, 2014, 300 p.

[10] Sur Juan García Oliver, nous renvoyons au numéro spécial que nous lui avons consacré

[11] Sur Stig Dagerman, nous renvoyons à [« Dagerman, une vie », de Freddy Gomez, article disponible ici en version PDF.

[12] Sur André Prudhommeaux, se reporter au numéro spécial qui lui a été dédié sur À contretemps..

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