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24.06.2025 à 07:17

Doctrine du double équilibre : une stratégie pour l’Union face à la Chine et aux États-Unis, conversation avec Stéphane Séjourné

Matheo Malik

« Ouverture au monde et protection des frontières extérieures ; ouverture interne et préférence européenne — c’est ce double équilibre qu’il faut bâtir. »

Avant un Conseil européen clef, un sommet de l’OTAN sous tension et une visite en Chine très attendue, l’Union est à un tournant.

Pour évoquer les transformations majeures dans lesquelles est plongé le continent, nous avons rencontré le Vice-président exécutif de la Commission européenne à la Prospérité et à la Stratégie industrielle, Stéphane Séjourné.

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Texte intégral (5145 mots)

English version available at this link

Une majorité d’Européens se dit préoccupée par Donald Trump qui ne perd pas l’occasion de critiquer l’Union ou de remettre en question tous les codes de la relation transatlantique. Comme l’a montré notre sondage Eurobazooka, dans certains pays comme la Belgique, le Danemark ou les Pays-Bas, une nette majorité de citoyens le considère comme un « ennemi ». Comment qualifier aujourd’hui la trajectoire politique de Donald Trump envers l’Europe : est-ce un adversaire stratégique ou un simple rival conjoncturel ?

Les Européens ont souvent été les garants d’une relation transatlantique positive — sur les questions de défense, économiques et commerciales — y compris lorsque les États-Unis ont changé leur approche.

Si j’en crois les qualificatifs de la Maison-Blanche et de certains membres de la nouvelle administration, l’Europe n’est plus vraiment un allié dans leur esprit, mais elle compte parmi les puissances mondiales avec lesquelles les États-Unis veulent avoir un rapport de force.

Leur vision de l’Europe se transforme — pour les États-Unis nous sommes un continent parmi d’autres. 

Il s’agit d’un vrai changement.

Que signifie concrètement ce changement pour le positionnement stratégique de l’Union ?  

Cela implique de sortir d’une forme de naïveté et de ne pas compter aveuglément sur le soutien des États-Unis : ils ne seront pas toujours prêts à venir à la rescousse des Européens. En ce qui concerne les relations commerciales, cela implique de faire grandir notre ambition d’indépendance et donc d’accélérer notre politique de souveraineté.

Comment cette politique de réduction des dépendances s’articule-t-elle avec l’ouverture de l’Union, alors même que les États membres disposent du plus grand nombre d’accords de libre-échange au monde ?

Je cherche à maintenir deux équilibres.

Le premier, c’est celui entre ouverture extérieure et souveraineté. Nous devons continuer à conclure des accords commerciaux — plus ciblés (notamment sur les matières premières), plus pragmatiques, moins dogmatiques. Il ne s’agit plus de grands accords comme celui avec le Mercosur, négocié pendant vingt ans.

En parallèle, il est indispensable de réformer nos douanes. Aujourd’hui, l’Union ne dispose pas d’un système unifié capable de suivre précisément ce qui entre et sort du continent. 

Le second équilibre concerne le marché intérieur. Nous devons lever les barrières internes, dans une logique d’ouverture et de simplification qui s’inscrit dans une approche libérale. Mais cela doit s’accompagner d’un Buy European Act, instaurant une préférence européenne sur certains marchés stratégiques.

La meilleure manière de défendre notre modèle est d’être offensif.

Stéphane Séjourné

C’est ce double équilibre qu’il faut bâtir — ouverture au monde et protection des frontières extérieures ; ouverture interne et préférence européenne.

Cette nouvelle équation économique nous permettra de faire face à un monde plus protectionniste et plus hostile, de préserver nos emplois et nos économies.

Ce sont les deux objectifs à atteindre. Ce n’est pas l’un ou l’autre — c’est l’un et l’autre.

Comment la crise démocratique aux États-Unis et dans le monde redéfinit-elle l’équilibre avec l’État de droit, et quelles en sont les implications pour l’Europe ?

La meilleure manière de défendre notre modèle est d’être offensif chez nous, non seulement sur la question des valeurs et du modèle démocratique, mais aussi quant à nos modèles économiques et à notre stratégie de décarbonation. 

Deux options s’offrent à nous dans le climat actuel : soit nous ajuster à un nouveau modèle qu’on veut nous imposer ; soit consolider notre propre modèle. Dans une logique de défense de nos intérêts, il est clairement préférable d’opter pour le renforcement.

Et donc, contre-attaquer ?

Oui, et nous contre-attaquerons.

Comment ?

Cela implique d’être forts sur les questions de valeur. 

Pour revenir à la question américaine, les États-Unis sont une grande démocratie libérale. Il y a des contre-pouvoirs, et la force de ce modèle réside aussi dans sa structuration et ses institutions. On le voit d’ailleurs à travers les executive orders pris par Trump qui cherchaient à passer outre certains contre-pouvoirs. 

La charge de l’entretien de la démocratie américaine revient aux Américains. C’est aux oppositions d’être garantes des contre-pouvoirs. Les États-Unis sont fondés sur la capacité des peuples à déterminer leur gouvernement, à voter, à avoir des élections libres, à être un continent ouvert d’un point de vue économique. 

De notre côté, nous devons montrer qu’il existe encore une voie de croissance et de prospérité construite sur cette base, l’État de droit notamment. Nous devons la renforcer chez nous.

L’agenda que nous défendons aujourd’hui consiste à poursuivre une stratégie de de-risking de la relation transatlantique.

Stéphane Séjourné

L’opinion publique européenne exprime un souhait très clair face à Trump. 80 % des répondants de la dernière enquête Eurobaromètre se disent favorables à des mesures de rétorsion contre les droits de douane américains. Cela pourrait-il ouvrir la voie à une nouvelle phase, plus intense, moins froide dans le processus d’intégration européen ?

L’Europe ne peut pas se construire uniquement en réaction à la relation transatlantique. 

Nous devons certes mener à bien les discussions en cours sur les droits de douane. Mais nous devons aussi poursuivre la conclusion d’accords commerciaux avec les autres pays.

C’est le cap que nous maintiendrons durant toute la mandature.

L’agenda que nous défendons aujourd’hui consiste à poursuivre une stratégie de souveraineté, donc d’une certaine manière, de de-risking de la relation transatlantique. Cela implique de parvenir à une diversification à la fois sur les questions économiques mais aussi de défense — même si ce dernier aspect est plus sensible.

Nous devons aussi reconnaître que nous ne sommes pas dans un rapport de force équilibré avec les États-Unis : Donald Trump est à la recherche de solutions « win-win ». Pour lui cela signifie que les États-Unis doivent gagner deux fois et que nous devons perdre deux fois. Il veut démontrer qu’il est capable de décrocher des victoires contre le monde et contre ses partenaires. 

Le modèle européen est tout à fait différent : plutôt que de remporter des victoires politiques — qui d’ailleurs, souvent, ne sont pas des victoires économiques ou commerciales — nous cherchons à coopérer, à trouver des consensus. 

Nous avons un modèle coopératif — pas un modèle agressif. 

À quoi sert l’Union si, comme le Royaume-Uni, elle accepte sans riposte des droits de douane de 10 % ?

Le paradoxe est que nous critiquons les méthodes des États-Unis mais que, pour des raisons politiques et de rang symbolique entre les deux continents, nous souhaitons faire la même chose.

Il y aura des ripostes, mais elles seront guidées par l’intérêt économique européen. Nous devons faire la différence entre la victoire politique et le pragmatisme économique.

Donald Trump est à la recherche de solutions « win-win ». Pour lui cela signifie que les États-Unis doivent gagner deux fois et que nous devons perdre deux fois.

Stéphane Séjourné

S’il n’y avait pas d’accord, l’Union riposterait ?

Si nous devons riposter, nous le ferons.

Mais nous devons être plus intelligents que les Américains.

Par exemple, si nous regardons le domaine de l’aéronautique, le produit fini qu’est l’avion Airbus ne peut pas être en concurrence déloyale avec le Boeing à hauteur de 10 % uniquement parce qu’on déciderait de ne pas riposter. Dans ce contexte, il y a un vrai intérêt économique à le faire.

Mais sur d’autres sujets, il peut y avoir des intérêts à ne pas le faire, notamment dans les chaînes de valeurs complexes, où une riposte pourrait affecter l’emploi ou la structure de nos relations, y compris avec d’autres pays.

L’Union serait-elle prête à activer son instrument anti-coercition ?

Il pourra en être question.

Pour l’instant, nous sommes encore dans des discussions sur le périmètre de négociation, plutôt que dans une réflexion sur d’éventuels niveaux de droits de douane.  

Cette logique a été impulsée par les Américains. Deux options s’offraient à nous : refuser le dialogue, subir les droits de douane et riposter ; ou engager des discussions constructives.

L’intérêt des Européens est clairement dans cette seconde voie qui peut préserver la valeur économique pour nos entreprises.

Comment ces discussions s’inscrivent-elles dans la stratégie plus globale de la Commission, y compris à l’égard de la Chine ?

Nous sommes à un moment charnière où le monde devient de plus en plus protectionniste, où de nombreux pays cherchent à diversifier leurs chaînes d’approvisionnement, à disposer de matières premières et à consommer et produire localement.

Cette discussion avec les États-Unis accélère la transition vers un nouvel équilibre européen : l’ouverture nécessaire au monde et aux accords commerciaux d’une part ; le renforcement du marché intérieur européen, la suppression des barrières intra-européens et la protection des frontières extérieures de l’Union d’autre part.

De même que notre stratégie économique ne peut pas être envisagée uniquement à l’aune de la relation transatlantique, notre rapport à la Chine ne peut pas dépendre des États-Unis.

Si nous devons riposter, nous le ferons.

Stéphane Séjourné

L’Union peut-elle bâtir un partenariat réellement gagnant-gagnant avec Pékin ? 

Nous devons tout d’abord réduire nos dépendances sur les sujets stratégiques — mais il s’agit bien d’une stratégie de de-risking et non pas de découplage.

Nous constituons actuellement une liste de 17 matières premières critiques sur lesquelles nous estimons risqué de dépendre de Pékin à plus de 65 % d’ici 2030. Nous procéderons ensuite à une révision des politiques à partir de 2030 pour accélérer ce processus.

Par ailleurs, nous devons protéger notre marché, en particulier face à des standards de production européens qui diffèrent largement de ceux appliqués en Chine. Le e-commerce illustre bien ce sujet : chaque année, 6 milliards de petits colis franchissent les douanes européennes sans que leurs standards soient véritablement contrôlés.

Il est donc urgent d’accélérer la réforme des douanes, la mise en place d’un fichier commun, le renforcement de la protection des frontières et l’harmonisation des contrôles. Il est inacceptable que deux ports européens appliquent des niveaux de vigilance aussi disparates — l’un rejetant un colis sur 2 000, l’autre un sur 2 millions. Ces écarts révèlent des failles majeures dans le système de contrôle aux frontières européennes, qu’il nous faut impérativement corriger.

Croyez-vous qu’un accord fondé sur l’accès au marché et la création d’emplois en Europe est possible ? 

Un deuxième sujet concerne en effet le rééquilibrage de notre relation commerciale avec la Chine.

Nous devons mener une réorientation importante de notre politique à l’égard de Pékin. Si les acteurs chinois veulent avoir accès au marché européen — soit 450 millions de consommateurs —, un certain nombre de transferts de technologies nécessaires dans les domaines où l’Europe a pris du retard et où la Chine est à la pointe, comme dans celui des batteries, doit être imposé.

Nous devons également prendre conscience que le marché européen est un marché porteur pour Pékin. Pour y accéder, un certain nombre de conditions doivent être remplies : la chaîne de valeur doit être européenne, les matériaux et la production doivent l’être aussi. Une partie de la production doit être réalisée en Europe et ne doit pas être uniquement importée de Chine.

Prenons un exemple concret, l’industrie automobile : ne craignez-vous pas qu’au lieu de voir un véritable transfert de technologie bénéfique pour l’activité et l’emploi en Europe, les pays européens se retrouvent relégués au simple rôle de sites d’assemblage ?

À partir du moment où des voitures chinoises sont commercialisées en Europe — ce qui en soi n’est pas un problème — elles doivent aussi pouvoir être produites en Europe, avec des composants européens, des emplois de qualité, une chaîne de valeur européenne. 

Notre marché ne peut pas être uniquement un marché d’importation ou d’assemblage de composants chinois. 

Nous devons prendre conscience que le marché européen est un marché porteur pour Pékin.

Stéphane Séjourné

Il faudra donc des critères très précis de production européenne dans nos futures doctrines. C’est une dimension déjà présente dans le texte du dialogue stratégique sur l’industrie automobile.

N’y a-t-il pas là aussi un sujet de dépendance ? 

Je dirais plutôt qu’il s’agit aussi d’une question de sécurité et de sûreté. 

D’un côté, c’est une question de sécurité économique. Disposer d’une production européenne est essentiel, car nous nous appuyons sur des chaînes de valeur intégrées, qui dépendent notamment de la production de matières premières comme l’acier. Stimuler la demande dans ces secteurs est donc clef pour préserver une chaîne de valeur stratégique. 

De l’autre, c’est une question de sécurité tout court. Les voitures électriques sont, par nature, connectées. Cela signifie qu’elles peuvent être désactivées à distance — depuis Austin pour une Tesla, depuis Shenzhen pour une BYD — par des entreprises qui ne sont pas soumises au droit européen. Une fois que ces composants équiperont massivement les véhicules circulant sur nos routes, cela deviendra un véritable problème.

C’est pourquoi nous devrons exiger des composants européens dans les véhicules, et garantir que leur interface soit contrôlée depuis l’Europe. Cela suppose aussi un changement de paradigme.

Mais plus concrètement, quelle stratégie faudrait-il adopter concernant les droits de douane sur les véhicules électriques chinois que l’Union européenne a imposés en 2024, et la proposition d’engagements de prix avancée par Pékin ?

Pour l’instant, ces droits de douane sont en vigueur pour rétablir des conditions équitables. Un accord global peut être toutefois nécessaire.

Il ne s’agit pas d’étudier chaque secteur séparément — ce qui a trop souvent été le cas. Nous devons à présent adopter une vision holistique du marché européen. Dans les négociations commerciales, nous devons considérer l’équilibre économique dans son ensemble, et pas uniquement les secteurs individuellement.

Nous devrons exiger des composants européens dans les véhicules électriques chinois, et garantir que leur interface soit contrôlée depuis l’Europe.

Stéphane Séjourné

Quels objectifs stratégiques l’Europe doit-elle poursuivre lors du prochain sommet Union-Chine ? Voyez-vous une possibilité pour des engagements climatiques communs qui pourraient peser dans la préparation de la COP 30 ?

La Chine est aujourd’hui leader dans l’électrification de ses usages. Elle pourrait bientôt atteindre un taux de décarbonation de son mix énergétique comparable à celui de l’Europe.

Cette avancée n’est pas motivée par des considérations idéologiques ou dogmatiques, mais bien par des questions économiques. Cela démontre que la décarbonation de notre économie, ainsi que les règles que nous avons fixées lors du dernier mandat de la Commission — que nous nous efforçons de préserver malgré de fortes pressions politiques au Parlement européen — répondent aussi à des objectifs économiques et stratégiques.

Dans le dialogue avec la Chine, il y a un terrain d’entente à trouver autour de l’électrification et de la transformation du mix énergétique.

On mesure d’ailleurs l’influence du modèle européen : l’accélération de la décarbonation dans d’autres économies a souvent été motivée par l’accès au marché européen. Cela témoigne de la force de l’Union.

Dans ce contexte, les pressions américaines pour rompre avec la Chine ne correspondent ni à l’intérêt ni à la stratégie actuelle de l’Union.

Un élément clef de la stratégie européenne de décarbonation — mais aussi de protection de l’industrie — est le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, qui entrera en vigueur dès 2026. Comment s’articulera-t-il avec l’accélération de la décarbonation en Chine ?

Effectivement, pour l’Europe, cela soulève la question d’une redéfinition de ce que l’on entend par production européenne — non plus seulement selon des critères de soutenabilité ou de décarbonation dans les échanges commerciaux, puisque les mix énergétiques décarbonés tendent à converger.

La protection du marché européen ne peut donc plus reposer uniquement sur le fait que notre mix énergétique est plus vertueux que celui de la Chine : la préférence européenne doit devenir un critère à part entière.

Dans le dialogue avec la Chine, il y a un terrain d’entente à trouver autour de l’électrification et de la transformation du mix énergétique.

Stéphane Séjourné

Il en va de même pour la taxonomie, qui avait un double usage : soutenir notre souveraineté technologique et financer la transition. Il faut donc aller plus loin, notamment en ajoutant une dimension « Made in Europe » au financement vert.

Quelles sont les attentes prioritaires de l’Union pour le sommet de l’OTAN qui s’ouvre aujourd’hui à La Haye ?

Je suis convaincu que nous ne parviendrons à progresser sur les sujets de défense que si nous parvenons un jour à conclure un traité de défense et de sécurité — qui pourrait éventuellement inclure le Royaume-Uni.

Des mesures ponctuelles dans le domaine de la défense peinent déjà à faire consensus : en quoi un nouveau traité répondrait-il mieux aux besoins actuels ?

Je suis convaincu qu’au-delà de nos institutions et de la Commission, un nouvel accord collectif sera nécessaire, porté par une volonté politique partagée entre les États désireux de renforcer les garanties de sécurité européennes.

Les prémices en sont déjà perceptibles. Au printemps dernier, lors des premières réunions organisées à Paris et à Londres, les participants — Britanniques, mais aussi Finlandais, Français, Allemands et Italiens — ont exprimé une volonté commune de construire autre chose.

Pour faire émerger une industrie européenne crédible et se doter d’un véritable budget, une nouvelle base politique s’impose. Elle devra s’appuyer sur des accords inédits en matière de garanties de sécurité, incluant nécessairement la question de la dissuasion nucléaire — qu’il s’agisse du Royaume-Uni ou de la France — afin de déterminer comment celle-ci pourrait devenir un levier de protection supplémentaire.

Trop souvent, notre réflexion sur la défense s’est concentrée sur les outils. Aujourd’hui, nous faisons face à une forme d’impasse : arguments budgétaires récurrents, arbitrages financiers, difficultés de coordination des programmes communs, absence de marché européen structuré, incertitude persistante autour des critères d’achat et de la préférence européenne en matière de défense. 

Nous ne parviendrons à progresser sur les sujets de défense que si nous parvenons un jour à conclure un traité de défense et de sécurité — qui pourrait éventuellement inclure le Royaume-Uni.

Stéphane Séjourné

Ce nouveau traité pourrait-il voir le jour à 27 ou envisagez-vous d’autres formats ? 

Pour certains États, ces discussions doivent s’envisager en complémentarité avec l’OTAN — comme une seconde assurance-vie.

Ceux qui s’y intéressent veulent d’abord comprendre ce que cela leur apporte concrètement en matière de sécurité. Or les outils en eux-mêmes ne garantissent rien : ni le budget, ni les capacités ne suffisent à être crédibles.

Ce que recherchent les Européens, ce sont de nouvelles garanties de sécurité collectives. Cela relève d’un choix politique. Il s’agit d’inventer une nouvelle forme d’entraide, fondée sur des capacités renouvelées, des synergies à créer, et des instruments diplomatiques inédits.

Nous devons mobiliser notre capital politique pour poser les bases d’un nouvel accord. Que voulons-nous faire de nos armées ? Comment les engager ensemble ? Quel rôle la dissuasion nucléaire française et britannique peut-elle jouer à l’échelle européenne ? Comment assurer durablement la protection des frontières orientales, qui sont d’abord celles de l’Europe ? Peut-on les considérer comme un intérêt général partagé ? Et quel budget sommes-nous prêts à y consacrer ?

Si l’on reste focalisé uniquement sur les outils, les contre-arguments l’emporteront toujours. C’est d’ailleurs le principal écueil de certains défenseurs de l’Europe de la défense : ils se concentrent sur les moyens, les dispositifs, les structures… sans s’assurer d’abord de l’existence d’un accord politique — d’un objectif, d’un cap.

Or sans ce socle commun, il ne peut y avoir de consensus.

Qu’est-ce que cela signifierait en termes de retombées concrètes ?

En matière de défense, la priorité est de mettre en œuvre des mesures concrètes au bénéfice des pays qui attendent de nouvelles garanties de sécurité — et qui en ont besoin.

Mais il faut également tenir compte de ceux qui disposent déjà de moyens significatifs et se sentent moins exposés — comme la France et le Royaume-Uni. Il s’agit alors de garantir leur souveraineté.

Il est impératif que des pays non signataires d’un éventuel accord ne puissent entraver les capacités, les technologies, ou le déploiement des industries de défense.

C’est le principal écueil de certains défenseurs de l’Europe de la défense : ils se concentrent sur les moyens, les dispositifs, les structures… sans s’assurer d’abord de l’existence d’un accord politique — d’un objectif, d’un cap.

Stéphane Séjourné

Si nous ne donnons pas à leurs industries de défense l’assurance que cette souveraineté sera pleinement respectée — en garantissant l’accès aux matières premières, la stabilité des marchés européens et la protection contre toute ingérence étrangère susceptible de freiner le développement technologique ou les coopérations internationales — alors c’est l’ensemble de l’édifice qui sera fragilisé.

Nous avons besoin d’un accord global.

Par « pays non signataires », incluez-vous les membres de l’Union ?

Non, seulement les pays tiers.

Sur la gouvernance de l’Union au sens large, quelles sont les pistes concrètes que vous envisagez pour simplifier et rendre les décisions plus lisibles et plus rapides ?

Plus rapides, déjà.

L’Union n’a jamais eu dans son ADN la flexibilité ou l’adaptabilité. Et c’est aussi ce qui fait sa force : la stabilité de ses règles et la prévisibilité de ses normes peuvent la rendre beaucoup plus compétitive aujourd’hui.

Mais il nous faut davantage de souplesse, à la fois sur le plan pratique et structurel.

Des progrès sont possibles. Les « omnibus » de simplification, par exemple, nous redonnent de la marge de manœuvre face à l’évolution rapide du contexte géopolitique, notamment économique. Envoyer un texte par mois au Parlement permet d’adopter des mesures en trois mois.

C’est ce que nous avons fait récemment sur les amendes automobiles. D’autres suivront — sur les ETI, la défense, l’agriculture, la tech… Cette méthode améliore notre réactivité sans sacrifier l’exigence démocratique.

Reste la question structurelle : comment concilier délibération démocratique et efficacité ? Les procédures de codécision sont plus lentes, mais ce temps long fait partie de notre équilibre. Il faut l’assumer — tout en le modernisant.

Je suis favorable à une réforme des structures européennes. Aujourd’hui, l’organisation très cloisonnée de la Commission limite la vision d’ensemble. Les commissaires doivent porter une ambition globale. Mais on leur assigne des portefeuilles étroits. Il faut sortir de cette logique segmentée et redonner une responsabilité politique pleine à chacun. 

La proposition de la Commission sur le nouveau Cadre financier pluriannuel est attendue pour juillet. Comment envisagez-vous les deux années de négociation à venir ? Sans ressources propres ni nouvel emprunt, autour de 20 milliards d’euros supplémentaires par an devront être consacrés au remboursement du plan de relance NGEU. 

Le paradoxe, c’est que chacun se focalise sur son enveloppe ou ses lignes budgétaires, mais que très peu évoquent le montant global du futur budget européen. Or c’est selon moi là que réside la question principale : il faut aller vers un dispositif pérenne politiquement et financièrement, qui stabilise un budget plus proche de 2 % que de 1 % du PIB européen.

Nous faisons face à une multiplication des défis et il est impératif de stabiliser un budget à la hauteur de ces nouvelles exigences. Faute de quoi, il faudra procéder à des arbitrages douloureux, avec le risque de devoir abandonner certaines priorités — ce qui pourrait, à terme, nourrir le rejet de l’Union.

Je suis favorable à une réforme des structures européennes. Aujourd’hui, l’organisation très cloisonnée de la Commission limite la vision d’ensemble.

Stéphane Séjourné

Il est donc nécessaire d’ouvrir un débat clair sur deux fronts : d’une part, sur les ressources propres ; d’autre part, sur le remboursement de la dette. Ces nouvelles ressources serviront-elles au remboursement ? Faut-il rembourser ou simplement faire rouler la dette ? Ces questions restent ouvertes.

Une première proposition d’architecture budgétaire sera en effet présentée début juillet. Le montant global n’est pas encore fixé, mais nous devons avancer sur les ressources propres avec une approche pragmatique, qui maximise les recettes sans alourdir la pression sur les États membres. 

Comment ? 

J’ai proposé la création d’un ESTA européen. Les 20 ou 25 euros que verse un touriste américain pour venir à Madrid, à Paris ou à Berlin ne constituent pas un frein à la mobilité, et pourraient alimenter directement le budget de l’Union. Il s’agirait d’une ressource indolore, sans impact fiscal pour les ménages et les entreprises européennes.

De manière plus générale, nous devons identifier de nouvelles sources de financement indépendantes des contributions nationales, d’autant plus que les accords commerciaux que nous signons entraînent une réduction progressive des recettes douanières.

La part du budget apportée par les États membres ne peut être la seule à augmenter. En France, on voit déjà émerger des contestations sur le montant de la contribution nationale. Il faut donc impérativement concevoir un mécanisme permettant de faire croître le budget autrement. 

C’est vraiment la question clef. 

Il y a, sur ce sujet aussi, une question de flexibilité. Aujourd’hui, les budgets sont définis pour sept ans et préparés trois ans à l’avance : cela signifie que le budget actuellement en discussion aura un impact jusqu’en 2035. 

Sans plus de souplesse dans l’élaboration et l’exécution du budget, l’Union sera mal préparée pour répondre aux crises à venir.

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