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24.07.2025 à 14:00

Comment sort-on d’une crise budgétaire ? Les leçons de la Suède et du Canada

Matheo Malik

Cet automne, le gouvernement français pourrait encore tomber faute de budget — dans un contexte économique de plus en plus difficile.

Un tel blocage n’a pourtant rien d’irréversible.

Dans les années 1990, le Canada et la Suède ont tous les deux fait face à des redressements budgétaires drastiques sans entraîner de crise sociale ou politique.

Leur histoire peut fournir un cas d’étude important — dont devrait s’inspirer la technocratie française.

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Texte intégral (4189 mots)

Un an après une campagne électorale où se multipliaient les promesses de dépenses et six mois sans budget adopté, la France se réveille pire élève financier de l’Europe.

En pourcentage du PIB, son déficit n’est dépassé que par la Pologne et la Roumanie et sa dette s’approche rapidement de celle de l’Italie, championne jusqu’ici incontestée des bons du trésor. Le spectre de la crise financière, d’une attaque des « justiciers des bons du trésor », ne peut pas être exclu. 

Pourquoi la Ve République tardive se démontre-t-elle incapable de boucler un budget  ? Pourquoi le régime ne semble éviter l’émeute à qu’à coup de milliards ? 

Blâmer l’absence de majorité parlementaire semble justifié lorsqu’on a le nez collé sur l’actualité, mais un peu facile lorsqu’on prend ses distances.

Depuis la crise des gilets jaunes, président et gouvernements ont cherché à contenir l’opposition en refusant de trancher entre les priorités. Les questions posées par la crise budgétaire — dont le premier ministre a encore monté l’intensité d’un cran en proposant de supprimer deux jours fériés  — touchent le cœur du dispositif institutionnel français et de sa difficulté à décider.

Si l’opinion publique, les forces sociales et le parlement freinent toute initiative, les marchés financiers pourraient précipiter le pays vers une débandade à la grecque. En arrière-plan, une vision un peu naïve mais très répandue de l’histoire économique des cinquante dernières années présente les pays industriels avancés comme prisonniers d’un dilemme, contraints de choisir entre la préservation d’un État social financièrement insoutenable, et une libéralisation forcément inégalitaire.

Deux crises budgétaires aiguës, deux redressements spectaculaires

Dans cette étude, nous essayons de prendre le contrepied de cette doxa en nous appuyant sur deux exemples : le Canada et la Suède des années 1990.

Il existe de nombreuses études quantitatives sur les crises budgétaires, mais elles ont le défaut d’aligner des pays de tailles et d’économies fort différentes. La science politique revendique justement la supériorité des études de cas qualitatives. Mais la crise grecque de la décennie précédente, fraîche dans les esprits, n’est pas vraiment le bon exemple, tant à cause de son intensité bien supérieure, que des caractéristiques propres du déséquilibre, associant une corruption étendue et les effets de la crise financière mondiale de 2008.

Contrairement à la Grèce clientéliste, le Canada et la Suède abritent des économies de pointe, diversifiées, finançant une protection sociale moderne et étendue.

Dans les deux cas, la récession de 1991-92 avait creusé les déficits, précipitant une crise qui avait atteint son point culminant avec le dépôt d’un budget d’austérité au début de 1995. Ont suivi des coupes sombres dans les dépenses, et des réformes souvent radicales de l’État social. À la faveur d’une conjoncture internationale favorable, les déficits se sont résorbés rapidement et l’économie a redémarré. 

Si l’opinion publique, les forces sociales et le parlement freinent toute initiative, les marchés financiers pourraient précipiter la France vers une débandade à la grecque.

François Godard

Voyons en premier les grandes tendances macro-économiques — assez similaires — avant de regarder de près les deux épisodes politiques et sociaux — et comment leur divergence peut être instructive aujourd’hui.

Dans les deux pays, le redressement des comptes publics a été à la fois rapide et de forte ampleur. Le budget suédois est passé d’un solde de -11 % du PIB en 1993 à +1 % en 1998. Entre 1993 et 1997, le déficit canadien rebondissait de -9 % à un léger surplus. Le budget Bayrou prévoit en comparaison un assainissement graduel de -6 % à -3 % sur cinq ans. Au Canada, la dette publique brute avait atteint un pic équivalent à 100 % du PIB en 1995 pour descendre à 80 % en 2000, en Suède sur la période, ce chiffre passait de 69 % à 50 %.

L’essentiel de l’effort canadien fut porté par des coupes dans les dépenses. Le budget de février 1995 prévoyait une réduction des charges sur trois ans de 25 milliards de dollars canadiens, contre une augmentation des recettes fiscales de seulement 3,7 milliards.

En revanche, le programme suédois de 1995 prévoyait une augmentation des prélèvements de 36 milliards de couronnes et une baisse des dépenses de 26 milliards. Sur une période plus longue la part des deux composantes serait plutôt équilibrée. 

L’approche suédoise s’écartait donc du consensus des économistes qui préconisent de redresser les budgets essentiellement par des coupes dans les dépenses, de façon à rassurer les agents économiques. Cette stratégie s’avéra gagnante parce qu’elle fut associée à un train de réformes.

Les effets à moyen terme du redressement fiscal des deux pays paraissent largement positifs.

Comme ailleurs pendant la deuxième partie de la décennie, la croissance s’est accélérée avec des taux de 4 à 5 % par an, largement supérieurs à la moyenne de l’OCDE. Le chômage a reculé sensiblement. À plus long terme, l’effort suédois a encore mieux payé. La productivité par heure travaillée — l’indice le plus fondamental de la capacité d’une économie — est resté à un niveau stable en Suède de 1990 à 2007, à 5-7 % au-dessus des États-Unis, tandis que la productivité relative reculait au Canada.

Par ailleurs, les impacts sociaux du redressement budgétaire ne furent que légèrement négatifs dans les deux pays.

Entre 1995 et 2007, le coefficient de Gini — égalité parfaite = 0, inégalité totale = 100 — est passé de 25,2 en 1995 à 27,1 en Suède et de 31,5 à 33,8 au Canada.

Pour comparaison, en 2007 l’indice atteignait 32,4 en France et 41,1 aux États-Unis. On est très loin de l’explosion des inégalités et du démantèlement de l’État providence tant redoutés. Pour prendre un dernier indicateur de longue durée, en 2021 selon l’Organisation mondiale de la santé, l’espérance de vie sans incapacité à la naissance était de 71,1 ans en Suède (+1,1 depuis 2000), de 69, 8 ans au Canada (+1,2) contre seulement 63,9 ans aux États-Unis (-1,4).

Les grandes tendances sont donc comparables.

Dans le détail, les deux épisodes divergent sous plusieurs aspects.

Au Canada, le gouvernement a imposé ses choix sur un mode antagoniste, devant une forte opposition, des provinces et des syndicats.

En Suède les décisions furent largement bipartisanes, grâce à un consensus étendu.

Un modèle antagoniste contre un modèle consensuel

Au Canada, l’antagonisme efficace de Jean Chrétien

Au Canada, en 1993, la détérioration des finances publiques joua un rôle important dans la victoire du parti libéral de Jean Chrétien sur les conservateurs sortants. 

Devant l’ampleur des problèmes et l’irrésolution des dirigeants, un parti de droite dissident émergea, pavant la voie au succès libéral. Chrétien, et son lieutenant Paul Martin, qui devint ministre des Finances, menèrent leur campagne sur un retour à l’équilibre budgétaire. L’abaissement de la cote de crédit de la dette fédérale par une agence de notation focalisa l’attention des médias.

Arrivés au pouvoir, Chrétien et Martin se montrèrent d’habiles tacticiens. L’objectif d’un déficit zéro était clair et compréhensible, et le gouvernement dramatisa le risque d’une banqueroute, au risque même de miner la cote du Canada. Moment décisif  : le budget déposé au parlement en février 1995, dont le gouvernement mit en avant les dispositions les plus populistes. Les premières mesures prises s’attaquaient au train de vie de l’État : le nombre de salariés allait être réduit de 14 %. Puis vint une révision étendue des politiques sectorielles ostensiblement axée sur l’efficacité et la qualité des services. Mais l’initiative la plus conséquente tant sur le plan politique que financier fut de couper dans les transferts financiers vers les provinces, qui se retrouvèrent à devoir faire elles-mêmes les choix les plus difficiles, essentiellement sur les politiques sociales. Les décisions les plus délicates étaient prises dans le secret du cabinet de Paul Martin, empêchant la surenchère publique des lobbies.

L’opposition des provinces fut souvent virulente, mais sans conséquence politique importante dans un pays où les partis provinciaux sont généralement indépendants de leurs frères fédéraux.

En revanche le mouvement syndical, et en particulier les organisations du secteur public, se mobilisèrent en masse. Le nombre de jours de grèves par salarié fut le plus haut depuis les années 1970. Une manifestation à Toronto en octobre 1996 regroupa 350 000 personnes. Mais les effets de cette opposition restèrent fort limités, car le gouvernement pouvait se targuer d’un mandat clair. Une partie de la contestation visait les gouvernements provinciaux. 

Grâce à la reprise économique américaine entraînant l’économie canadienne, avec un taux d’emploi et des exportations en hausse, le déficit a fondu plus rapidement que prévu, entraînant une cercle vertueux où la confiance des marchés financiers fit baisser les taux d’intérêt, accélérant la croissance.

Depuis six mois sans budget, la France se réveille pire élève financier de l’Europe.

François Godard

Jean Chrétien remporta confortablement les élections de 1997.

En Suède, la stratégie du consensus

Du point de vue macro-économique, l’épisode suédois colle de près au cas canadien dans les grandes lignes, si ce n’est que la crise suédoise fut plus profonde.

Au début des années 1990 le pays affronte une débâcle du secteur bancaire dont les racines remontent aux réformes néolibérales du gouvernement social-démocrate de la décennie précédente. En 1990, une réforme fiscale ambitieuse favorisant épargne et investissement, positivement reçue par les économistes, accélère cependant la récession. La hausse des taux d’intérêt précipite un effondrement du marché immobilier et à sa suite la crise bancaire. En 1992 le taux de change fixe de la couronne en ECU doit être abandonné, la croissance annuelle du PIB touche un plancher à -4 % — le chômage explose.

Aux élections de 1991 les sociaux-démocrates réalisent leur pire score depuis la guerre. La coalition de centre-droit arrivée au pouvoir ne réussit pas à réellement prendre les choses en main mais elle répond au cas par cas aux problèmes en s’appuyant sur un consensus bipartisan.

Les sociaux-démocrates reviennent au gouvernement en 1994 après une campagne où ils n’ont pas caché la nécessité de coupes dans le financement de l’État providence. Au pouvoir, ils impulsent le programme d’économies et de réforme, dont le pivot est le budget d’austérité de janvier 1995 — programme lui aussi soutenu par le centre-droit. 

Les deux gouvernements successifs réussissent à présenter l’effort budgétaire comme guidé par le souci de sauvegarde du modèle social suédois, malgré les coupes budgétaires sévères — l’emploi public diminua par exemple de 120 000 postes sur trois ans, correspondant à une baisse des effectifs de 6 %. La continuité des grands programmes sociaux et d’une dépense publique en pourcentage du PIB parmi les plus élevées au monde ont obscurcit les réformes fondamentales effectuées. Leur ampleur contraste avec l’épisode canadien, focalisé sur le budget.

L’ajustement certes considérable des comptes publics suédois s’inscrit en effet dans la continuité d’un ensemble de changements de politique économique et sociale s’étendant sur presque deux décennies. On note ici les principales transformations :

  • La libéralisation du crédit et des changes dans les années 1980 ;
  • La réforme fiscale de 1990-91, comportant une baisse des taux marginaux et un élargissement de l’assiette ;
  • L’adhésion à l’Union européenne en 1995 ;
  • La réforme des retraites de 1995 avec l’introduction de fonds de pension privés ;
  • L’encadrement du budget à partir de 1997 — toute nouvelle dépense devait être couverte d’une nouvelle recette équivalente ;
  • Et enfin, l’indépendance de la banque centrale en 1999.

Dans chacun des cas, les changements législatifs et réglementaires ont été précédés de longues consultations et de rapports d’organismes publics indépendants.

Le gouvernement suédois valorise l’apport des sciences sociales, il s’appuie sur un réseau de fondations et n’hésite pas à créer des commissions ad hoc. En pleine crise budgétaire, le gouvernement de centre-droit créa une commission sous l’autorité de l’économiste social-démocrate Assar Lindbeck, dont le rapport de 1993 influença fortement les réformes des années suivantes. Comme l’ont démontré Andreas Bergh et Gissur Erlingsson, ce leadership d’idées fonctionne comme « un cadre interprétatif » du débat public. Les commissions d’enquête travaillent en grande partie loin des projecteurs, leurs discussions privées sont donc protégées de la gesticulation politique et du lobbying — mais informées par les groupes d’intérêt.

En réalité, l’aspect consensuel du modèle suédois, qui le rend si impraticable à des yeux français, n’est pas une cause mais une conséquence : le consensus social résulte d’un travail technocratique en amont. Les acteurs sociaux ont ainsi fini par converger vers des solutions proposées par la recherche et les institutions indépendantes du système politique partisan. 

Conçue pour décider, incapable de trancher : le paradoxe de la Ve République

Le contraste avec l’apparente impasse française est éloquent.

Le problème est bien plus profond que celui que nous vivons depuis l’été dernier, fruit de la fragmentation de l’assemblée. Depuis des décennies, la rutilante machine gouvernementale française, disposant de majorités obéissantes, sans les contraintes d’une puissante chambre haute ou d’une coalition, n’arrive pas à prendre de décisions « difficiles », c’est-à-dire impopulaires. Sur l’emploi, les retraites, les services publics ou le budget, l’impuissance institutionnelle se déploie.

La réactivité canadienne et suédoise révèle en fait un avantage systémique de long terme sur la France. Confrontées à des changements fondamentaux de l’environnement économique ou international, ces deux pays se sont montré beaucoup plus agiles.

En Suède, le consensus social résulte d’un travail technocratique en amont.

François Godard

En apparence, le modèle antagoniste canadien correspond mieux à la culture politique française où l’affrontement partisan et idéologique prédomine. De ce point de vue, la gestion de la crise budgétaire par Chrétien Martin il y a trente ans serait avant tout une leçon tactique : obtenir un mandat électoral clair, et vendre à l’opinion publique les mesures difficiles sous un angle positif — tout le contraire du réalisme « mendésien » dont on peut entendre l’écho dans l’abolition des deux jours fériés. 

L’expérience suédoise comporte aussi une dimension tactique importante par l’articulation des réformes autour de la sauvegarde du modèle social, mais un tel argument serait peut-être plus crédible s’il venait de la gauche que de la droite ou du centre.

L’ironie est que la constitution de la Ve République avait été expressément conçue par le général de Gaulle en réponse à l’impuissance de la IVe et à la paralysie de la IIIe finissante, dans le souvenir de l’effondrement de juin 1940.

Le texte de 1958 devait corriger une fois pour toute le tropisme français du gouvernement d’assemblée dont l’exécutif ne serait qu’un exécutant, comme l’a expliqué Pierre Rosanvallon. Un exécutif stable, légitimé par l’élection du président de la République au suffrage universel, devait maîtriser un parlement « rationalisé », et ainsi se montrer capable de décider en tranchant dans le vif, y compris dans les moments difficiles.

La capacité décisionnelle de la France n’est donc pas, a priori, handicapée par sa constitution. 

Il serait tout aussi facile de se rabattre sur une explication culturelle impossible à tester.

Les cas canadiens et suédois nous inspirent deux hypothèses d’explication plus tangibles : la faiblesse des partis français et des institutions indépendantes, corollaires de la présidentialisation du régime et du culte de la personnalité qui en est né. Les partis français articulent leurs activités autour de la sélection d’un candidat à la présidence et la programmation, mais cette dernière est déconnectée de l’activité gouvernementale, à la fois exécutive et de préparation de la loi. La pratique des primaires n’a fait qu’accentuer la déconnexion. Comme le pouvoir est concentré à l’Élysée, qui se veut au-dessus des partis, la fonction de gouvernement, de contribution aux choix politiques et à l’action de l’État se voit supplantée par la surenchère programmatique. 

Le parti au pouvoir agit comme s’il était un lobby parmi d’autres, provoquant par ailleurs une confusion chez les électeurs. La SFIO et le PS, de Guy Mollet à François Hollande, ont associé un discours de rupture à une pratique gouvernementale centriste. Cette dissociation s’est étendue aux Républicains — comme en témoigne la récente campagne pour l’élection de leur président, où un parti de fait au pouvoir s’abandonne à des rhétoriques militantes. Quant à Ensemble et Horizons, ils préparent surtout 2027. Au Canada et en Suède, à l’inverse, les partis ont pu agir comme incubateurs des choix politiques et comme relais des décisions gouvernementales.

Si le consensus suédois paraît hors de portée du modus operandi hexagonal — l’expérience des douze derniers mois en apporte une confirmation flagrante — on a vu que la convergence bipartisane en Suède procède d’un travail en amont. Elle ne relève pas tant d’une volonté constructrice des dirigeants politiques que d’un rapport de confiance de l’opinion publique envers les institutions qui donnent le « la » du débat d’idée. Vu sous cet angle, le modèle suédois semble moins exotique. Bien sûr la Suède — comme l’Allemagne d’ailleurs — a développé une culture du compromis. Mais cette culture se nourrit d’un terrain institutionnel fertile dont l’expertise publique indépendante constitue le tuteur indispensable. 

L’exemple suédois nous enseigne que le travail d’analyse, de veille et de conception des politiques publiques bien en amont du débat, favorise la construction d’un consensus.

François Godard

La France de la Ve République a elle aussi connu, jadis, une configuration politique où la technocratie tant décriée aujourd’hui jouissait d’un respect transversal. 

Les grands succès économiques des années 1960 et 1970 étaient certes mâtinés d’une forte conflictualité sociale mais, en parallèle, la poussée modernisatrice s’est réalisée grâce à une convergence assez forte des forces politiques et syndicales en faveur de la productivité — ce que j’ai appelé la Ve République « productiviste », une orientation soutenue tant des gaullistes que des communistes.

Pierre angulaire de la modernisation, les grandes institutions de politique économique comme le Plan, l’Insee ou la Caisse des dépôts, dirigées par des hauts-fonctionnaires respectés comme Pierre Massé, Claude Gruson ou François Bloch-Lainé, influents et sans affiliation partisane. Les réussites de l’époque doivent beaucoup à un consensus qu’on pourrait qualifier de culturel, sous l’emblème de la figure tellement républicaine de l’ingénieur, héraut des grandes initiatives technologiques comme le nucléaire, le RER, Airbus et le Plan téléphone, mais aussi des restructurations productivistes du secteur bancaire, du BTP et de la grande distribution.  Retrouver le filon de l’excellence, de l’expertise méritocratique, pourrait permettre de sortir de l’impuissance où la république semble enlisée. 

Dans les années 1990, face à une crise budgétaire, des partis — centriste au Canada, social-démocrate en Suède — ont été élus sur des programmes d’austérité, et ont su expliquer les mesures difficiles par des messages crédibles axés sur l’expérience tangible des services publics. Cette approche fut validée dans les urnes par la réélection des gouvernements — dans une conjoncture économique mondiale certes favorable. Mais la leçon n’est pas seulement tactique  : la Suède nous enseigne que le travail d’analyse, de veille et de conception des politiques publiques bien en amont du débat, favorise la construction d’un consensus. Une approche que la France, un temps gouvernée par à la lumière du génie civil, pourrait redécouvrir.

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17.07.2025 à 17:23

Jensen in China : la diplomatie parallèle de NVIDIA entre Pékin et Washington

daravelikova

On en a peu parlé en Europe, mais une question agite en ce moment le monde de l’IA : qu’est donc allé faire le PDG de NVIDIA en Chine ?

En pleine guerre commerciale, les visites de « Jensen » entre Pékin et Washington servent-elles à maintenir ouvert le canal de la mondialisation ?

Pour comprendre le sens de sa « mission », il faut saisir la relation que le fondateur de l’entreprise la plus capitalisée au monde entretient avec le futur de l'IA et sa vision du capitalisme politique.

Une enquête signée Aresu.

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Texte intégral (3783 mots)

Lorsque Richard Nixon posa le pied en Chine en 1972, il déclencha une onde de choc géopolitique dont les répercussions se font encore sentir aujourd’hui. L’idée, mûrie par Henry Kissinger dans les couloirs feutrés de la Maison‑Blanche, était aussi simple qu’audacieuse : nouer un dialogue avec Pékin pour isoler Moscou au cœur de la guerre froide. Mais alors que la Chine grandissait et se transformait, certains finirent par se demander si Nixon et Kissinger n’avaient pas sous‑estimé le dragon qu’ils venaient d’éveiller. Ces doutes ont resurgi à maintes reprises — des prises de position tranchées de Mike Pompeo sous Trump aux analyses stratégiques de Jake Sullivan sous Biden. Plus récemment, on a même parlé d’un « Kissinger inversé » pour qualifier le rapprochement de Washington et Moscou : un coup de poker pour mettre un coin entre la Russie de Poutine et la Chine de Xi, liées par une « amitié sans limite ».

Si l’expression « Nixon in China » — popularisée par le titre de l’opéra de John Adams créé en 1987 — n’a cessé d’être une référence au point de devenir idiomatique, une autre formule, tout aussi simple à retenir, semble plus utile pour éclairer plus précisément la rivalité sino-américaine aujourd’hui : « Jensen in China ».

Pour comprendre cette bascule fondamentale, il faut prolonger l’intuition d’un diplomate de Singapour.

La piste de George Yeo

George Yeo, ancien ministre des Affaires étrangères de Singapour, est un homme cultivé. Dans les milieux autorisés, on loue sa grande intelligence, comme d’ailleurs celle de bon nombre de hauts fonctionnaires et responsables politiques singapouriens. Mais parmi ses brillants collègues, George Yeo se distingue nettement sur un point : il s’adresse fréquemment au public chinois dans des discours toujours d’une grande finesse pour analyser les relations entre la Chine et Singapour, en proposant des intuitions intellectuelles profondes, qui excèdent la géopolitique. Il possède une compréhension claire et une curiosité authentique pour la pensée occidentale, l’histoire chinoise et indienne, ainsi que bien d’autres sujets.

Le 12 mai 2025, une conversation intéressante a eu lieu entre George Yeo et Zhang Weiwei, doyen du China Institute à l’université Fudan de Shanghai — l’alma mater de Wang Huning.

« Jensen » agit comme un canal de communication, une courroie de transmission entre Pékin et Washington.

Alessandro Aresu

À un certain moment de l’échange, alors que George Yeo parle de la technique de négociation de Trump, il évoque les voyages de Jensen Huang, le PDG de NVIDIA à Pékin. S’il prend soin de préciser d’emblée qu’il n’a « aucune preuve » de ce qu’il avance, il a manifestement des raisons d’exposer la théorie suivante :

Jensen Huang, de NVIDIA, est allé voir Trump. Il a dîné avec lui à Mar-a-Lago au sujet de sa puce H20. Ce dîner fut excellent. Trump lui a dit : « Très bien, vous pouvez vendre vos puces H20 à la Chine. » Une semaine plus tard, Jensen Huang arrivait à Pékin. Cette fois, il avait laissé de côté son célèbre blouson en cuir, avait mis une cravate, et avait une allure très chinoise. En le regardant, je me disais : « C’est très risqué pour Huang d’aller à Pékin. Il va se faire critiquer chez lui, aux États-Unis. » Mais non, il ne fut pas critiqué. Ma conclusion de diplomate et observateur des relations internationales, c’est qu’il portait un message, qu’il transmettait un message. Deux jours plus tard, Scott Bessent déclarait que les droits de douane n’étaient pas viables — et les marchés sortaient un temps de la panique. Trump expliquait ensuite qu’il était en discussion avec les Chinois, froissant Pékin — et tout s’est enrayé.

En plus de livrer une analyse du style de négociation de Trump, de son attention portée aux marchés et de son désir ultime de parvenir à un accord avec la Chine, George Yeo avance un point important.

Selon lui, les visites du PDG de l’entreprise au cœur de l’écosystème de l’intelligence artificielle — la première de l’histoire à avoir dépassé une capitalisation de 4000 milliards de dollars — n’ont pas seulement trait à ses intérêts commerciaux : elles relèvent aussi de la diplomatie parallèle. À en croire Yeo, « Jensen » agit comme un canal de communication, une courroie de transmission entre Pékin et Washington.

Les voyages de Jensen Huang en Chine

Avec son dernier déplacement en juillet, c’est la troisième fois que Jensen Huang se rend en Chine depuis le début de l’année 2025 — ce n’est pas rien.

Lors de son premier voyage, en janvier, le PDG de NVIDIA s’est rendu à Taïwan et en Chine au moment de la cérémonie d’investiture de Trump.

Le déplacement d’avril, lui — celui auquel fait référence George Yeo — a donné lieu à des rencontres de haut niveau avec le ministère du Commerce.

Lors de son dernier voyage, il est notamment intervenu à la China International Supply Chain Expo (CISCE), une initiative présidée par Ren Hongbin, figure importante du commerce chinois, qui a accumulé de l’expérience dans tous les domaines clefs — de l’OMC à la politique d’investissement. 

Le canal entre Ren Hongbin et Jensen Huang semble solide et fondé sur la confiance. À la demande de ses interlocuteurs chinois, le PDG de NVIDIA a prononcé le 16 juillet un discours comportant quelques mots en chinois ; mais surtout, il salue la contribution de la Chine aux différentes étapes de l’histoire de NVIDIA et de l’intelligence artificielle, ainsi que le « miracle » de la chaîne d’approvisionnement chinoise.

Si Ren Hongbin orchestre cet événement, c’est, de fait, essentiellement pour mettre en valeur la puissance de la chaîne d’approvisionnement chinoise et pour montrer au public de la conférence que — même dans un monde de guerres commerciales — il est impossible de se passer des capacités chinoises. Cette ambition se reflète dans les données du premier semestre 2025 : l’économie chinoise a montré qu’elle était capable de diversifier ses débouchés au-delà des États-Unis. Cette diversification s’est appuyée principalement sur l’Asie du Sud-Est, mais aussi sur l’Europe et d’autres régions du monde.

Selon Jensen Huang, plus d’un million et demi de développeurs en Chine s’appuient sur les technologies de NVIDIA.

Alessandro Aresu

Dans son discours, le PDG de NVIDIA loue Alibaba, Baidu, Tencent, Xiaomi, DeepSeek et les autres géants chinois. 

Il s’attarde sur la robotique — un domaine d’intérêt pour le marché et pour l’ambition de leadership de la Chine de manière de plus en plus manifeste — et revient sur un point qu’il souligne régulièrement : la supériorité des chercheurs, développeurs et entrepreneurs chinois, qu’il appelle « les héros de l’innovation de la Chine ».

Selon Jensen Huang, plus d’un million et demi de développeurs en Chine s’appuient sur les technologies de NVIDIA.

L’investissement de sa firme sur le territoire — comme celui d’autres grandes entreprises technologiques américaines — s’inscrit dans le long terme, nourri à la fois par le capital humain et par le marché de la République populaire.

En 2016, quelques mois après la victoire d’AlphaGo contre Lee Sedol — un moment clef dans le débat public sur la technologie en Chine —, le PDG de NVIDIA consacrait son intervention à la GTC China à la révolution de l’intelligence artificielle et à sa portée généralisée. L’écosystème de ses partenaires était représenté sur scène par un chercheur renommé, Andrew Ng, alors directeur scientifique de Baidu. Lors de cette prise de parole, Jensen mit en avant sa collaboration avec les grandes entreprises technologiques chinoises, en insistant sur plusieurs domaines, notamment la smart city — ou AI city —, et il s’attarde longuement sur le travail mené avec Hikvision. Lors de la rencontre de 2017, parmi les nombreuses coopérations, figurent aussi celles avec Dahua et Huawei, autour de la sécurité urbaine et de la régulation du trafic. À cette époque, NVIDIA revendique sa collaboration avec des entreprises comme SenseTime, qui seront plus tard visées par des sanctions américaines.

Depuis le durcissement des contrôles à l’exportation à partir de l’été 2022, NVIDIA n’a eu de cesse de se montrer critique de la politique américaine, y compris par la voix de ses principales figures. Bill Dally, directeur scientifique de l’entreprise — l’une des figures majeures de la recherche appliquée de ce siècle — déclarait ainsi en novembre 2023 à l’université Cornell :

« Les sanctions à l’exportation vers la Chine ont en réalité poussé des milliers de programmeurs chinois, qui développaient des logiciels pour nos machines, à se tourner vers celles de Huawei et d’autres entreprises locales comme Biren. En résumé, cette stratégie nuit à long terme à l’industrie américaine sans ralentir les avancées de la Chine en intelligence artificielle. Mais à Washington, c’est un son de cloche qu’on fait semblant de ne pas entendre. »

Autrement dit, loin de freiner la Chine, ces restrictions auraient au contraire renforcé ses capacités technologiques, tout en affaiblissant la position américaine.

La politique de NVDIA évolue au moment où s’impose à Washington la doctrine de la sécurité nationale.

Alessandro Aresu

L’ascension politique de Jensen Huang

Pour NVIDIA, l’impératif d’accès au marché chinois repose sur deux facteurs : la volonté de réaliser des profits sur ce marché en entretenant les relations avec ses clients et fournisseurs, et la reconnaissance de la force du vivier de talents chinois.

Être présent sur le marché chinois signifie donc d’abord, pour NVIDIA, gagner de l’argent — en quantité non négligeable.

La politique de l’entreprise évolue au moment où s’impose à Washington la doctrine de la sécurité nationale.

Pour résumer, sa doctrine vis-à-vis de l’administration américaine passe d’un « laissez-nous vendre ce que nous voulons sur le marché chinois » à un « dites-nous précisément quelles sont les spécifications techniques de ce que nous n’avons pas le droit de vendre en Chine et nous concevrons un produit qui reste en dessous de ce seuil ». En somme, la théorie de Jake Sullivan — un « petit jardin entouré d’une haute clôture » — se convertit en un ensemble de paramètres techniques que NVIDIA parvient malgré tout à gérer.

Mais pour les intérêts de l’entreprise, cette logique cesse de convenir dès lors qu’elle se traduit par une volonté de diviser le monde entre amis des États-Unis, ennemis des États-Unis, et une zone grise soumise à une cascade d’autorisations — comme le prévoit la règle de diffusion de l’IA (AI Diffusion Rule) de Biden, entrée en vigueur le 13 janvier 2025.

C’est dans ce contexte qu’a lieu le véritable « pivot » politique de Jensen Huang à l’ère Trump, comme l’a également relevé The Information dans un article fouillé 1

NVIDIA est une entreprise traditionnellement prudente, peu encline à prendre position dans les affrontements politiques. Mais lors de l’annonce de l’AI Diffusion Rule, elle critique de manière virulente la politique de Joe Biden 2 et conclut par un éloge appuyé des mesures prises sous la première administration Trump. Cette prise de position est assumée par Jensen Huang lui-même — qui, rappelons-le, n’en est pas à son coup d’essai : il dirige son entreprise depuis 1993.

Dans ses prises de parole publiques — sachant combien ces questions tiennent à cœur à Donald Trump —, le PDG de NVIDIA n’a depuis jamais cessé de louer le président des États-Unis. Il a récemment déclaré que Trump était « pro‑innovation, pro‑croissance, pro‑énergie, pro‑industrie », ajoutant qu’il « [adorait] sa vision de la réindustrialisation de l’Amérique ». Lorsque des tensions apparaissent dans les négociations avec le gouvernement, il laisse entendre qu’elles sont dues à de mauvais conseils donnés au président Trump et réaffirme que la vision de ce dernier est la bonne.

Mais dans la guerre commerciale, il est clair que la Chine dispose de certaines « cartes ».

Sans l’apport des personnes nées en Chine, l’écosystème de l’IA n’existe pas.

Alessandro Aresu

Dans le cas spécifique des entreprises technologiques, l’une d’elles ne tient pas seulement à la capacité manufacturière de Pékin — terres rares, matières premières, composants divers — mais à la puissance de son marché intérieur — un marché dont les entreprises ne peuvent pas se passer (ce qui signifierait y renoncer complètement), et sur lequel la bureaucratie impériale de Pékin exerce un pouvoir politique. Pas seulement sur le plan militaire mais aussi sur le marché.

Un signe en est la montée en puissance politique de la SAMR, l’autorité de régulation et d’antitrust chinoise qui, par ses enquêtes menées depuis 2018, a clairement affiché sa volonté d’influer sur les principales opérations de fusions et acquisitions dans le secteur technologique mondial. Elle a ciblé aussi bien Qualcomm qu’Intel, tout en maintenant NVIDIA et Synopsys sous pression. L’opération cruciale pour la croissance de l’écosystème NVIDIA — le rachat de Mellanox — n’a ainsi reçu qu’une autorisation conditionnelle, et — coïncidence — Pékin a rouvert le dossier en 2024 3, plongeant NVIDIA dans l’incertitude. La République populaire a ensuite adapté son propre système de contrôle des exportations et de « capitalisme politique » en s’inspirant des dispositifs américains, les reproduisant et se préparant en permanence à une guerre de position — une partie de go jouée à l’infini.

Une autre déclaration de Jensen Huang doit être méditée : « 50 % des chercheurs en intelligence artificielle dans le monde sont chinois ». 

Fondée sur les données de MacroPolo, cette affirmation renvoie aux chercheurs originaires de Chine mais elle concerne aussi le fonctionnement concret des laboratoires de recherche et des départements universitaires aux États-Unis. Il suffit de se rendre à n’importe quelle conférence du secteur, de lire les publications scientifiques de référence, ou d’observer la géographie du recrutement des talents — comme les récentes opérations menées par Mark Zuckerberg pour Meta — pour comprendre que, sans l’apport des personnes nées en Chine, l’écosystème de l’IA n’existe pas.

Pour NVIDIA, il est donc clair qu’il faut maintenir les échanges dans le domaine de la recherche et continuer d’attirer les chercheurs chinois dans les universités américaines. 

Autrement dit, dans la théorie de Jensen, les deux chaînes de valeur ne peuvent pas être séparées — car la chaîne américaine ne survivrait pas à une telle rupture.

La « bataille finale » de l’intelligence artificielle n’existe pas

Aux États-Unis, une thèse radicalement différente, diamétralement opposée, continue d’exister — et semble en passe de s’imposer.

En définitive, ce que dit NVIDIA entre en conflit avec une large partie de la coalition qui soutient Trump et qui est soutenue par une convergence avec la doctrine de l’appareil sécuritaire américain. Selon cette vision — patente dans les débats autour du futur de TikTok aux États-Unis — la séparation entre Pékin et Washington doit être totale et entérinée : TikTok doit être interdit, les chercheurs chinois remplacés — par des « Blancs » pour certains, ou par des Indiens pour d’autres —, et plus aucun composant ni matériau chinois ne doit pouvoir mettre les États-Unis en situation de dépendance ou de chantage dans la négociation permanente qui caractérise désormais la relation bilatérale.

Pour le complexe industriel et sécuritaire de Washington, les ennemis existent bel et bien — et par-dessus tout le Parti communiste chinois, vu comme la seule force capable de renverser la suprématie américaine. 

Alessandro Aresu

Pour que cette thèse se matérialise, les États-Unis doivent accepter d’en payer le prix — un prix très élevé.

Pourtant, dès lors que la Chine est définie non plus comme un « adversaire », mais comme un « ennemi existentiel » — ce que Jensen Huang continue de contester — cette logique conduit immanquablement à ses conséquences les plus extrêmes : une vision du monde fondée sur l’opposition ami/ennemi.

Chez Trump, pourtant, les choses sont plus incertaines. 

Comme il l’a souvent répété, les problèmes viennent aussi bien des « amis » que des « ennemis » ; par conséquent, ni les uns ni les autres n’existent vraiment selon lui. 

Mais pour le complexe industriel et sécuritaire de Washington, les ennemis existent bel et bien — et par-dessus tout le Parti communiste chinois, vu comme la seule force capable de renverser la suprématie américaine. Cet ennemi est idéologique — même si les États-Unis construisaient 500 complexes touristiques en mer de Chine méridionale.

Cette thèse converge avec l’idée selon laquelle l’IA pourrait, à moyen terme, atteindre un seuil décisif qui permettrait à un acteur de l’emporter définitivement sur un autre. L’AGI ou « superintelligence » serait une « arme absolue », à conquérir en premier. Pour le fondateur d’Anthropic Dario Amodei, avoir « une nation de génies dans un data center » suffirait à changer les règles du jeu.

Le fondateur de NVIDIA ne souscrit pas à cette vision.

Dans une infrastructure mondiale qui met aujourd’hui bout à bout 1,2 million de composants — et peut-être plusieurs millions demain — et qui repose sur la contribution directe et indirecte de centaines, voire de milliers d’entreprises, le chef de file, NVIDIA, considère comme impossible qu’un acteur isolé puisse sortir un modèle capable d’inventer un meilleur produit que Foxconn, Supermicro, TSMC ou Air Liquide. En réalité, chaque pas franchi par ces entreprises dans la chaîne d’approvisionnement a impliqué — et implique encore — des dynamiques, des variables et des contraintes tout simplement impossibles à reproduire. 

La « superintelligence » serait une « arme absolue », à conquérir en premier.

Alessandro Aresu

Prenons l’exemple de Foxconn, groupe industriel qui est aujourd’hui le premier producteur de matériel informatique au monde et dont les revenus représentaient, en 2021, 27 % du PIB de Taïwan. Elle s’appuie sur un ensemble d’outils pour optimiser ses opérations mais elle seule est en mesure de comprendre ce qui est utile ou non. L’idée qu’une entreprise surgie de nulle part soit capable de répliquer ce que fait Foxconn potentiellement à l’infini est tout simplement illusoire pour Jensen.

Selon sa logique, l’IA sera toujours un marché — ou plutôt une constellation de marchés en mutation — mais jamais un état final recherché.

Dans cette époque de transition permanente et de construction continue d’infrastructures, il n’y a pas de « bataille finale » entre amis et ennemis. À vrai dire, il n’y a même pas de « course ». 

D’ailleurs, Jensen Huang préfère parler d’un « marathon ». Il répète que « cela prendra du temps ». Il refuse d’annoncer des dates définitives.

Selon sa logique, l’IA sera toujours un marché — ou plutôt une constellation de marchés en mutation — mais jamais un état final recherché.

Alessandro Aresu

Dans cet espace-temps, où les chaînes d’approvisionnement sont pesées politiquement et se livrent une compétition réelle — mais sans se séparer de manière brutale et irréversible —, il existe des émissaires, des messagers. 

Des figures capables de naviguer entre différents mondes, mais qui sont vouées à la relation, pas à la guerre.

C’est le sens profond de « Jensen in China ».

L’article Jensen in China : la diplomatie parallèle de NVIDIA entre Pékin et Washington est apparu en premier sur Le Grand Continent.

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15.07.2025 à 09:36

« L’économie russe pourrait s’effondrer très rapidement », une conversation avec David O’Sullivan, envoyé spécial de l’Union européenne pour les sanctions

Matheo Malik

La Russie est-elle sur le point de céder ?

Selon l’envoyé spécial de l’Union pour les sanctions, tous les indicateurs de Moscou sont au rouge — le moment est propice pour augmenter la pression sur le régime de Poutine.

Alors que les 27 pourraient adopter un 18e train de sanctions, nous le rencontrons.

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Texte intégral (2781 mots)

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L’Union européenne a approuvé 17 trains de sanctions différents à l’encontre de la Fédération de Russie et travaille actuellement sur le 18e, toujours en attente d’approbation. Alors que l’objectif de ces sanctions était de paralyser la capacité du régime de Poutine à mener la guerre, celle-ci se poursuit. Sont-elles vraiment efficaces ? 

David O’Sullivan Il ne fait aucun doute que les sanctions sont efficaces — la question de savoir si elles peuvent à elles seules mettre fin à la guerre est autrement plus complexe.

Poutine est un dictateur prêt à sacrifier son économie sur l’autel de ses ambitions militaires : il ira jusqu’au bout, même si le coût est immense et alors que tous les indicateurs critiques de l’économie russe sont actuellement dans le rouge.

La gouverneure de la Banque centrale et le ministre de l’Économie de Russie ont tous deux reconnu publiquement que leur économie était en difficulté et que les finances publiques étaient dans un état désastreux. Les taux d’intérêt ont atteint des sommets, l’inflation est d’au moins 10 % et la Russie ne fait aucun investissement en dehors du secteur militaire. Les sanctions ont donc bel et bien un impact sur l’économie russe.

Comment le mesurer ?

Si nous n’avions pas imposé de sanctions, nous estimons que la Russie aurait disposé de 450 milliards d’euros supplémentaires pour financer sa guerre.

C’est trois à quatre fois son budget de la défense. 

Je prendrai une image : les sanctions sont un clou dans le pneu de l’économie — ils ne conduisent pas à son éclatement soudain.

Tous les indicateurs critiques de l’économie russe sont actuellement dans le rouge.

David O’Sullivan

Que voulez-vous dire ?

Filons la métaphore : à mesure que l’air s’échappe du pneu, il devient plus difficile de conduire le véhicule et, à un moment donné, la voiture — la guerre l’occurrence — finit inévitablement par s’arrêter.

Par ailleurs, il ne faut pas oublier que le cadre pertinent pour comprendre ce que nous faisons est un ensemble plus large : l’aide militaire à l’Ukraine, le soutien macroéconomique pour maintenir l’économie ukrainienne à flot et, enfin, les sanctions.

Comment définiriez-vous l’état de l’économie russe ?

Bien que nous ne puissions pas croire les données fournies par la Russie, même les chiffres officiels montrent une économie dans un état lamentable où 40 % des dépenses publiques sont consacrées au financement de l’effort militaire — cela représente 6 à 7 % du PIB russe. 

Or l’argent qui sert à financer la guerre est ponctionné sur le reste de l’économie. 

La présidente de la banque centrale russe, Elvira Nabiullina, a déclaré publiquement que toutes les sources de financement public facilement disponibles avaient été épuisées. La vie va devenir de plus en plus difficile pour les citoyens ordinaires.

Nous avons frappé au cœur de l’économie russe : son secteur énergétique. Les revenus provenant du pétrole et du gaz ont considérablement diminué. Gazprom, qui finance en grande partie le budget russe, a enregistré des pertes l’année dernière. L’entreprise est contrainte de licencier des employés, alors qu’elle était le fleuron du pays.

Bien sûr, lorsque vous êtes confronté à quelqu’un comme Poutine, déterminé à faire avancer ses ambitions impérialistes quel qu’en soit le coût pour son peuple ou son pays, qui n’a pas à se soumettre au contrôle du parlement et qui n’a pas à justifier ses choix budgétaires, cela signifie que nous devons — nous aussi — persévérer. 

La Russie étant un régime autoritaire, Poutine peut tenir l’économie dans cet état de tension pendant encore un certain temps. 

Combien à votre avis ? 

En tant qu’économiste, je me méfie toujours des prédictions — surtout lorsqu’il y a autant de variables.

Je ne peux pas vous dire avec précision le jour où l’économie russe s’effondrera mais nous voyons déjà des signes de rupture.

Ils ont commencé à apparaître l’année dernière et ils vont s’aggraver. Le Fonds national de prospérité de la Russie est presque épuisé. Les Russes admettent publiquement qu’ils devront faire des choix difficiles.

Quand on demandait à Ernest Hemingway comment il avait fait faillite, il avait l’habitude de répondre par un mot d’esprit : « De deux façons. D’abord progressivement, puis soudainement. » Selon moi, c’est exactement ce qui va se passer en Russie.

En Russie, l’argent qui sert à financer la guerre est ponctionné sur le reste de l’économie. 

David O’Sullivan

À quoi cela pourrait-il ressembler ?

En apparence, tout ira bien jusqu’à ce que quelque chose précipite soudainement la mise en évidence des faiblesses fondamentales de l’économie russe — que nous connaissons. Certaines sont structurelles, comme la baisse des revenus pétroliers et gaziers provenant de l’Europe. 

Les régimes autoritaires ont les instruments nécessaires pour entretenir l’illusion que tout va bien. Mais lorsque la bulle éclatera, l’économie russe pourrait s’effondrer très rapidement.

Alors que l’Union travaille actuellement sur son 18e train de sanctions, elle se heurte à la résistance interne de la Slovaquie et de la Hongrie. Êtes-vous sûr que le Conseil réussira à le faire adopter ?

Sur le fond, il existe un large consensus.

Pour certains États membres, le problème à trait à ce qu’ils perçoivent comme un lien entre le paquet de sanctions et les propositions que nous avons présentées dans le cadre de REPowerEU pour éliminer les dépendances résiduelles de l’Union à l’égard de l’énergie russe. 

Vous avez utilisé le terme de « dépendance résiduelle », pourquoi ?

Parce que, dans l’ensemble, la plupart des États membres se sont désormais affranchis de la Russie. 

Ce n’est pas le cas de la Slovaquie et de la Hongrie, qui ont toujours des contrats énergétiques importants avec Moscou. 

C’est vrai. 

Mais l’Union fonctionne ainsi. Nous sommes 27. Il faut toujours se demander si une mesure impacte plus un État membre qu’un autre ou s’il y a besoin d’ajustements éventuels. Dans la mesure où nous travaillons à l’unanimité sur ces sujets, ces questions doivent être abordées dès qu’un État membre les soulève — et elles le sont.

En parlant d’unanimité, je tiens à souligner que les sanctions ont été reconduites pour six mois supplémentaires par tous les États membres le mois dernier : pour moi, c’est une raison d’espérer que nous trouverons un moyen d’approuver ce prochain paquet de mesures. Le plus tôt sera le mieux. Nous devons envoyer à la Russie le signal que nous n’allons pas assouplir les sanctions, mais que nous allons augmenter la pression tant qu’elle continuera à attaquer l’Ukraine de manière aussi brutale.

Quand on demandait à Ernest Hemingway comment il avait fait faillite, il avait l’habitude de répondre avec humour : « De deux façons. D’abord progressivement, puis soudainement. » Selon moi, c’est exactement ce qui va se passer en Russie.

David O’Sullivan

L’Union n’a-t-elle pas atteint un plafond de verre en matière de nouveaux paquets de sanctions ?

Nous sommes parvenus à maintenir l’unanimité sur des sanctions de plus en plus sévères. Nos actions au cours des trois dernières années montrent que ce n’est absolument pas la fin du chemin. 

Les sanctions sont un processus constant d’ajustement et de mise au point : il ne s’agit pas d’atteindre une limite mais d’affiner et d’améliorer en permanence nos mesures — en tenant compte du fait que la Russie ne cesse de s’adapter.

En quel sens ?

Prenons l’exemple de la flotte fantôme.

La Russie a réagi au plafonnement du prix du pétrole en achetant de vieux pétroliers afin de contourner nos sanctions. Ayant identifié ce problème, nous sanctionnons désormais ces navires en plus grand nombre ; nous avons récemment sanctionné 342 d’entre eux. Avec le 18e train de mesures, 100 autres seront directement visés.

Au total, près de 600 navires de la flotte fantôme sont sanctionnés.

Cela a un effet dévastateur sur la capacité de la Russie à exporter du pétrole. 

Il ne s’agit donc pas seulement d’en faire plus, mais de vraiment comprendre comment la Russie va réagir pour tenter de contrer ces sanctions. C’est un processus en constante évolution. 

Les sanctions énergétiques avaient été introduites conjointement avec les États-Unis et le G7. Compte tenu de l’incertitude qui entoure désormais la politique de Donald Trump, peut-on encore espérer un effort transatlantique sur ce sujet ?

Les signaux envoyés par Washington sont contradictoires.

On parle de lever les sanctions dans le cadre d’un cessez-le-feu, mais ces discussions n’ont pas avancé. Lundi 14 juillet, le président américain a déclaré qu’il imposerait des « droits de douane très sévères » à la Fédération de Russie si aucun accord de paix n’était conclu avec l’Ukraine dans les 50 jours.

Il existe un large consensus sur la nécessité de maintenir la pression sur la Russie, d’autant plus que l’économie russe montre des signes croissants de vulnérabilité.

David O’Sullivan

Le Congrès américain, quant à lui, est très actif.

Les sénateurs Graham et Blumenthal proposent ce qui me semble être un ensemble de sanctions supplémentaires très sévères à l’encontre de la Russie. Ils affirment bénéficier d’un soutien bipartisan et sont actuellement en discussion avec la Maison Blanche sur la marche à suivre. 

La brutalité de la Russie à l’égard de l’Ukraine, qui vise principalement des civils, rend de fait tout assouplissement des sanctions de la part des États-Unis plus difficile. Je pense que le président Trump en a pris conscience.

Les États-Unis ont-ils exercé des pressions sur vous à un moment donné pour que vous assouplissiez votre politique de sanctions ou ont-ils intérêt à ce que l’Europe maintienne son approche afin de faire indirectement pression sur la Russie ?

Nous n’avons reçu aucun signal dans ce sens. 

Les autres membres du G7, le Royaume-Uni et le Canada, ont été clairs sur le fait qu’ils ne s’engageraient pas dans la voie d’un assouplissement des sanctions.

Il existe un large consensus sur la nécessité de maintenir la pression sur la Russie, d’autant plus que l’économie russe montre des signes croissants de vulnérabilité.

Vous avez été nommé envoyé spécial de l’Union européenne pour les sanctions en 2023. Depuis lors, une grande partie de vos efforts a surtout été consacrée à la lutte contre leur contournement. Où rencontrez-vous les plus grands obstacles ? 

J’essaye toujours d’être très honnête pour répondre à cette question. 

Dès lors qu’il y a des sanctions, il y a des contournements. Nous ne les éliminerons jamais complètement. Ce que nous devons faire, c’est rendre ces contournements plus difficiles, moins prévisibles, moins fiables et plus coûteux.

Selon certaines estimations, le coût d’importation de certaines pièces utilisées sur le champ de bataille aurait augmenté de 600 % pour la Russie. 

Cela montre que nos actions portent leurs fruits — mais ce n’est qu’une petite victoire.

Une fois notre plafonnement des prix entré en vigueur en 2023, les recettes pétrolières de la Russie ont baissé de 30 %, mais elles n’ont ensuite diminué que de 20 % en 2024. Une part importante de cet écart est due à la flotte fantôme. Nous redoublons actuellement nos efforts pour sanctionner davantage de navires et nous collaborons également avec les États du pavillon de ces bâteaux afin de radier les navires soumis à des sanctions et de veiller à ce que les pays tiers ne les acceptent pas dans leurs ports. En ce qui concerne les recettes pétrolières et les composants destinés au champ de bataille, nous avons réalisé des progrès importants depuis 2023.

Les entreprises basées en Chine et à Hong Kong sont responsables de 80 % de l’envoi de composants occidentaux utilisés par la Russie pour fabriquer des drones, des missiles et des obus de plus grande précision. C’est un problème grave.

David O’Sullivan

Cependant, le problème du contournement n’est pas du tout réglé.

C’est vrai, mais il ne faut pas considérer cela comme une situation figée.

Nous veillons constamment à nous adapter et à affiner notre approche.

Au cours des prochains mois, nous mettrons davantage l’accent sur la désignation des entités financières et des personnes susceptibles de contribuer au contournement des sanctions.

Qu’en est-il de la Chine à cet égard ? La haute représentante, Kaja Kallas, a utilisé le terme de « facilitateur de guerre » pour qualifier Pékin. Les Chinois contournent-ils activement les sanctions ? 

La plupart des contournements qui ont lieu via la Chine ne sont pas officiellement orchestrés par le gouvernement.

Il ne s’agit donc pas d’une politique d’État ?

La Chine a une politique claire à l’égard de la Russie : « l’amitié sans limites ».

Il est évident que les Chinois soutiennent la Russie dans une certaine mesure. Ils affirment ne pas fournir d’aide militaire à la Russie, mais la définition de l’aide militaire ne se limite pas à la fourniture directe d’armes : elle s’applique également aux pièces et composants pouvant être utilisés à des fins militaires et aux technologies à double usage.

C’est pourquoi je rappelle constamment à nos homologues chinois que, même si le contournement n’est pas officiellement orchestré par le gouvernement chinois, les entreprises basées en Chine et à Hong Kong sont responsables de 80 % de l’envoi de composants occidentaux utilisés par la Russie pour fabriquer des drones, des missiles et des obus de plus grande précision — et donc plus meurtriers. C’est un problème grave. Et c’est la raison pour laquelle nous continuerons à dresser la liste des entités basées en Chine et à Hong Kong.

Nous avons réussi à trouver des solutions auprès de nombreux pays tiers dans le Caucase, en Asie centrale et au Moyen-Orient.

Et nous préférerions infiniment que la Chine collabore avec nous pour trouver une solution systémique plutôt que de devoir prendre des mesures à l’encontre d’entités individuelles.

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12.07.2025 à 16:12

Trump a le « Grand Honneur » de nous imposer 30 % de tarifs non réciproques — il y a quelqu’un ?

Matheo Malik

Dans une lettre au ton pompeux qui peine à cacher sa brutalité — et qui traite inopinément l’Union européenne de pays — le président américain a annoncé vouloir mettre les mains dans les poches des Européens, en imposant des tarifs de 10 points supérieurs à ceux qu’il avait annoncés lors du Liberation Day.

L’Union « se tient prête à continuer à travailler à un accord » — face à cet échec, ne devrait-elle pas changer de stratégie ?

Nous traduisons et commentons ligne à ligne ce texte important.

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Texte intégral (1937 mots)

Les tarifs de Trump ressemblent à un tribut impérial — brutal, unilatéral, asymétrique. 

Les Européens sont sommés d’accepter 30 % de tarifs non réciproques, en ouvrant leur marché sans broncher.

Dans une lettre partagée sur Truth Social, le président américain annonce à Ursula von der Leyen — qui dit en avoir « pris note » — qu’à partir du mois d’août, des droits de douane effectifs de 30 % seront appliqués aux produits européens entrant sur le marché américain. 

Cette annonce marque l’échec de la ligne de négociation de la Commission et de la prudence imposée par plusieurs pays européens — l’Allemagne en tête.

Alors que notre relation commerciale est quatre fois plus importante que celle du Royaume-Uni avec les États-Unis, cette proposition est non seulement moins avantageuse pour nous que l’accord conclu avec Londres — qui a accepté 10 % de tarifs unilatéraux —, mais surtout nettement plus dure que les conditions offertes lors du Liberation Day — le président américain avait alors annoncé « limiter » ses tarifs à 20 % dans le cas où aucune riposte n’avait été prise.

En 2024, les échanges de biens et services entre l’Union et les États-Unis représentaient environ 4,9 % du PIB américain — soit plus du double de ceux avec la Chine (2,2 %).

Contrairement à la Chine, et malgré la taille de son marché unique, l’Union n’a pas engagé de véritable rapport de force avec les États-Unis. Pourtant, les sondages montrent qu’une large majorité de citoyens y est favorable, et nos leviers sont nombreux.

Une enquête d’opinion a récemment circulé dans les couloirs du Berlaymont révélant que 80 % des citoyens européens n’étaient pas du tout d’accord avec la ligne de négociation de la Commission. Les Européens sont, en réalité, très largement favorables à des mesures de rétorsion.

La logique des tarifs est évidente : unilatérale, brutale, asymétrique, c’est un tribut impérial. 

L’un des principaux conseillers économiques du président américain l’a exprimé clairement : « Payer des droits de douane sans prendre de mesures de rétorsion est un excellent moyen pour les autres pays de contribuer à partager le fardeau du système de sécurité que nous fournissons. »

Payez — ne ripostez pas — et tout ira bien. 

Le jusqu’au boutisme américain laisse une nouvelle chance à l’Union. 

Quelqu’un la saisira ou la prédiction pessimiste d’un diplomate proche du dossier se réalisera-t-elle ? 

« On était tout proche d’un accord à la britannique à 10 %. Là, on va encore céder un peu et conclure triomphalement qu’on a évité les 30 %. »

La réponse de la Commission semble aller dans ce sens : 

« L’Union européenne a toujours privilégié une solution négociée avec les États-Unis, reflétant ainsi notre engagement en faveur du dialogue, de la stabilité et d’un partenariat transatlantique constructif. Nous restons prêts à poursuivre les travaux en vue d’un accord d’ici au 1er août. Dans le même temps, nous prendrons toutes les mesures nécessaires pour défendre les intérêts de l’Union, y compris l’adoption de contre-mesures proportionnées si cela s’avère nécessaire. »

Madame la Présidente,

C’est un Grand Honneur pour moi de vous adresser cette lettre, car elle témoigne de la force et de l’engagement de notre Relation Commerciale, et du fait que les États-Unis d’Amérique ont accepté de poursuivre leur coopération avec L’Union (sic) européenne, malgré le fait que nous ayons à votre égard l’un de nos Déficits Commerciaux les plus élevés. 

Depuis le 7 juillet, soit deux jours avant la date butoir initialement fixée au 9 juillet pour l’entrée en vigueur des « tarifs réciproques », puis reportée au 1er août, le président américain a annoncé de nouveaux taux de droits de douane pour 25 pays. 

Les tarifs annoncés sont pour la plupart similaires aux taux déjà communiqués le 2 avril lors de « Liberation Day », à quelques exceptions près : le Brésil, qui n’a pas de déficit commercial avec les États-Unis, et qui n’avait pas initialement été spécifiquement visé par les « tarifs réciproques » se voit imposer un taux de 50 %.

L’Union européenne, initialement à 20 %, menacée avec un taux de 50 % en l’absence d’un accord, aurait un taux de 30 %.

Néanmoins, nous avons décidé d’aller de l’avant, mais uniquement avec un COMMERCE plus équilibré et équitable. C’est pourquoi nous vous invitons à participer à l’Économie extraordinaire des États-Unis, le Marché mondial Numéro Un — et de loin.

Avec 440 millions de consommateurs à haut revenu, c’est le marché européen qui est le premier marché au monde et non les États-Unis. Il s’agit également du plus grand bloc commercial mondial en termes d’exportations et d’importations combinées.

Nous avons eu de longues années pour discuter de notre Relation Commerciale avec L’Union européenne, et nous en sommes arrivés à la conclusion qu’il faut rompre avec ces Déficits Commerciaux durables, importants et persistants, engendrés par vos Politiques Tarifaires et Non-Tarifaires et vos Barrières Commerciales. Notre relation a malheureusement été loin d’être Réciproque. À compter du 1er août 2025, nous facturerons à L’Union européenne des Tarifs de seulement 30 % sur les produits exportés vers les États-Unis — en sus de tous les Tarifs Sectoriels existants. Toute marchandise envoyée pour contourner un Tarif plus élevé sera soumise exactement à ce Tarif plus élevé.

En 2023, le déficit commercial des États-Unis avec l’Union européenne atteignait 156,6 milliards d’euros, mais les États-Unis affichent un excédent de 108,6 milliards d’euros dans le domaine des services.

Les exportations vers les États-Unis représentent environ 3 % du PIB européen. 

Il vous faut bien comprendre que 30 % est un taux bien inférieur à celui qui serait nécessaire pour éliminer totalement le Déficit Commercial dont nous souffrons vis-à-vis de l’UE. 

À ces droits de douane généraux s’ajoutent les tarifs sectoriels.

Actuellement, les États-Unis appliquent des droits de douane de 25 % sur les importations de voitures et de leurs composants et de 50 % sur l’acier et l’aluminium. Trump a également annoncé la mise en place de droits de douane de 50 % sur le cuivre, qui devraient entrer en vigueur le 1er août. Plusieurs enquêtes sont actuellement en cours au titre de la section 232 de la loi sur l’expansion du commerce (Trade Expansion Act). Le 8 juillet, le président américain a menacé d’imposer des droits de douane pouvant aller jusqu’à 200 % sur les produits pharmaceutiques, qui pourraient entrer en vigueur dans un an.

Comme vous le savez, nous n’appliquerons pas de Tarif si L’Union européenne, ou des entreprises établies dans l’UE, choisit de produire ou de fabriquer ses biens sur le sol américain ; nous ferons alors tout notre possible pour obtenir les autorisations nécessaires rapidement, professionnellement et de manière systématique — Autrement dit, en quelques semaines.

Alors que la relation commerciale de l’Union avec les États-Unis est quatre fois plus importante que celle du Royaume-Uni, nous nous apprêtons donc subir, tout aussi docilement que Londres, des tarifs unilatéraux de 30 %. Il s’agira là d’un transfert direct au profit des réductions fiscales promises aux entreprises américaines dans la loi budgétaire One Big Beautiful Bill, accentuant encore l’écart de compétitivité transatlantique.

L’Union européenne accordera aux États-Unis un Accès complet et ouvert à son Marché, sans aucun Tarif à notre égard, et ce dans le but de réduire ce Déficit Commercial considérable. Si, pour quelque raison que ce soit, vous décidiez d’augmenter vos Droits de douane et de riposter, le pourcentage que vous choisiriez alors serait automatiquement ajouté au taux de 30 % que nous vous facturons. Il vous faut bien comprendre que ces Tarifs sont indispensables pour corriger les années de Politiques Tarifaires et Non-Tarifaires de l’Union européenne, ainsi que ses Barrières Commerciales, qui ont creusé un Déficit Commercial excessif et insoutenable aux dépens des États-Unis. Ce Déficit constitue une menace majeure pour notre Économie et, donc, en fait, pour notre Sécurité Nationale !

Les « barrières commerciales non tarifaires » sont l’une des obsessions du président américain concernant l’Union. Il y classe faussement la TVA à côté des taxes sur les services numériques, que huit pays européens appliquent aujourd’hui.

Nous nous réjouissons de travailler avec vous en tant que Partenaire Commercial pour de nombreuses années à venir. Si vous souhaitez ouvrir vos Marchés Commerciaux (sic), jusqu’à présent fermés aux États-Unis, et supprimer vos Politiques Tarifaires et Non-Tarifaires ainsi que vos Barrières Commerciales, nous envisagerons, peut-être, de considérer un ajustement relatif au contenu de cette lettre. Ces Droits de douane pourront être modifiés, à la hausse ou à la baisse, selon l’évolution de nos relations avec votre pays (sic). Vous ne serez jamais déçus par les États-Unis d’Amérique.

Contrairement à ce que le président américain affirme, les droits de douane européens et américains étaient relativement similaires avant les hausses de tarifs annoncées par Trump depuis janvier. 

Selon l’Organisation mondiale du commerce, avant le 20 janvier, le taux moyen pondéré des droits de douane appliqués par l’Union européenne sur les importations de produits agricoles et non agricoles américains s’élevait à 4,2 % et 0,9 % respectivement, contre 2,5 % et 1,5 % du côté américain.

Dans la fin de cette lettre adressée à Ursula von der Leyen en tant que présidente de la Commission européenne, Donald Trump fait référence à « son pays », suggérant que le modèle utilisé pour la lettre pourrait ne même pas avoir été adapté — cette phrase étant reprise de la lettre envoyée le même jour à la présidente mexicaine Claudia Sheinbaum.

Je vous remercie de l’attention que vous porterez à cette question !

Veuillez agréer, Madame la Présidente, l’expression de mes salutations distinguées.

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09.07.2025 à 19:00

Face à Trump, « notre pouvoir de négociation, c’est notre pouvoir d’achat », une conversation avec le directeur général du Mécanisme européen de stabilité

Matheo Malik

« L’urgence aujourd’hui pour renforcer l’euro est d’attirer les investissements privés : plus vous attirez d'investissements privés, plus le marché s'élargit et plus il y a de transactions en euros. »

Pour le directeur général du Mécanisme européen de stabilité, l’Union a une carte essentielle à jouer face à Trump : dans notre marché unique, on respecte l’État de droit.

Plus prévisible, mieux préparée, l’Europe peut attirer les investisseurs — à condition qu’elle parvienne à retrouver la croissance.

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Texte intégral (3759 mots)

English version available at this link

L’économie européenne est confrontée à une triple menace : la croissance stagne depuis une décennie, son modèle énergétique est compromis et elle vit désormais vivre sous la menace permanente de droits de douane. Comment l’Union peut-elle faire face ?

Il est vrai que nous vivons une période de troubles géopolitiques dans laquelle les guerres se multiplient et s’intensifient.

En Europe, nous avons tendance à ne parler que des conflits qui nous affectent de près sans faire attention aux autres, ou en les négligeant. Or nous avons rarement été confrontés à autant de conflits dans l’histoire récente. Nombre de ces guerres impliquent des puissances nucléaires. Dans le même temps, le président américain met en œuvre de manière systématique un retrait unilatéral du multilatéralisme — il ne faut pas sous-estimer les conséquences de cette décision.

L’ordre international que nous connaissons depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et qui avait de fait été façonné par les États-Unis, est en train de s’effondrer.

De nombreux éléments nous indiquent qu’il n’y aura pas de retour en arrière — du moins pas sur le modèle que nous avions longtemps connu. En tant qu’Européens, cela signifie que nous devrons changer. Non pas sur qui nous sommes mais sur ce que nous faisons.

Ces changements historiques emportent donc pour vous des conséquences irrémédiables ?

Oui — avec toutefois quelques nuances.

Tout d’abord, nous devons nous préparer à un monde plus divisé mais qui pourrait aussi être synonyme de plus de solidarité et de liens plus étroits au niveau régional. 

Partons de notre continent : nous avons une Union très intégrée qui représente le modèle de coopération supranationale le plus sophistiqué de la planète. C’est désormais le cadre naturel dans lequel nous évoluons. Nous savons beaucoup mieux et avec plus d’assurance que d’autres régions du monde comment nous y mouvoir. À l’heure de la grande remise en cause de l’ordre mondial tel que nous le connaissions, nous sommes donc très bien placés pour construire de nouveaux partenariats. 

Par ailleurs, certaines des mesures proposées par Donald Trump ne sont pas nécessairement nouvelles ; elles existaient déjà sous les administrations précédentes.

Sous Barack Obama, les États-Unis avaient déjà commencé à se tourner vers la Chine, qu’ils considèrent comme rival principal. La stratégie américaine au sein de l’OTAN qui consiste à faire payer davantage les Européens avait également été lancée par Obama. Ce sont là des constantes qui font signe vers un changement stratégique profond de la part des États-Unis. La grande différence est que Donald Trump agit plus rapidement et sans se soucier des règles multilatérales. Mais pour nous, la conclusion reste la même : c’est désormais à nous de veiller à notre sécurité et à notre défense et de mettre de l’ordre dans nos affaires. Nous devons également prendre soin de nous-mêmes.

Nous devons nous préparer à un monde plus divisé mais qui pourrait aussi être synonyme de plus de solidarité et de liens régionaux plus étroits. 

Pierre Gramegna

Comment faire exactement ?

L’Europe a toujours réalisé ses plus grandes avancées dans les moments les plus difficiles.

Je prendrai deux exemples.

Pendant la crise financière, nous avons créé le Mécanisme Européen de Stabilité et la Banque centrale européenne a pris des mesures sans précédent qui nous ont permis de jeter les bases de l’union bancaire. Aujourd’hui, nos banques sont résilientes, bien capitalisées et la liquidité n’est plus un point d’inquiétude. La chute de Crédit Suisse, qui aurait pu être un choc systémique pour le secteur bancaire européen, n’a eu pratiquement aucun impact sur nos banques. Nous sommes donc beaucoup plus forts aujourd’hui.

De même, pendant la pandémie, nous avons élaboré une réponse commune en très peu de temps. Je ne suis pas sûr qu’un tel test de solidarité aurait été accepté dix ans auparavant. Si vous m’aviez dit au début de la pandémie que nous finirions par mettre en place un programme de 800 milliards d’euros soutenu par une dette européenne commune, je n’aurais probablement pas été tout de suite convaincu.

Il en va de même pour l’Ukraine. Nous avons réussi à créer des instruments pour affirmer notre soutien, à approuver des sanctions sans précédent et à nous rapprocher de Kiev. Nous avons fait face ensemble au choc énergétique provoqué par la Russie et cela a été un succès. N’oublions pas qu’au plus fort de la crise énergétique, beaucoup prédisaient que notre continent serait plongé dans le noir, que nous risquions des coupures d’électricité — cela ne s’est pas produit.

Dans les crises, nous devenons plus intelligents, plus créatifs et, en fin de compte, nous parvenons à relever les défis.

L’important est de rester unis pour faire face en commun.

Pourtant, jusqu’à présent, la réponse à l’augmentation des dépenses de défense et à Trump repose principalement sur les capacités nationales et les budgets des États membres.

La Commission a mis à la disposition des États membres le programme SAFE, doté de 150 milliards d’euros qui seront exemptés des règles budgétaires en matière de dépenses de défense. Nous mobilisons également des ressources provenant de différents domaines pour la défense : c’est une réponse européenne directe. N’oublions pas que nous restons dans le domaine d’une compétence nationale. 

Poser la question du financement avant de savoir ce dont nous avons vraiment besoin, c’est mettre la charrue avant les bœufs.

Pierre Gramegna

L’Allemagne propose un paquet de 500 milliards d’euros. C’est un signal qui montre que les Européens prennent la sécurité au sérieux. Certains pays dans l’UE appellent à un financement commun de la défense.

Cependant, nous devons d’abord nous demander comment mieux travailler ensemble : que pouvons-nous acheter en commun ? De quelles armes avons-nous besoin pour notre défense collective ? Quelle est notre stratégie à long terme ? Ces questions reviennent sans cesse à l’Eurogroupe lorsque les ministres des Finances se réunissent.

Poser la question du financement avant de savoir ce dont nous avons vraiment besoin, c’est mettre la charrue avant les bœufs.

La Commission travaille actuellement sur son cadre financier pluriannuel. 

C’est une première étape importante.

Il existe aussi une volonté et une disposition en faveur d’un mécanisme commun de passation des marchés publics. C’est une question selon moi tout aussi importante que celle du financement. On peut dépenser de l’argent pour se doter de capacités, mais cela ne signifie pas pour autant que l’on sera bien équipé s’il n’y a pas de vision commune et coordination préalable. À mon avis, il reste encore beaucoup d’étapes à franchir avant d’en arriver à la question des « obligations de défense ». 

Depuis 2023, la croissance en Europe est restée bloquée en moyenne en dessous de 1 %. 

Nous sommes confrontés à un problème structurel. Au cours des dix dernières années, les États-Unis ont connu une croissance deux fois plus rapide que nous. On a beau jeu de passer son temps à se plaindre des relations internationales, des conflits, de la guerre, des catastrophes naturelles et de la démographie… c’est un problème grave auquel nous devons faire face nous-mêmes, sans rejeter la faute sur des facteurs externes. 

Remédier à cette situation est de notre responsabilité. Personne d’autre ne peut le faire à notre place — et s’endetter davantage alors que la croissance est quasi nulle n’est pas une solution miracle. Sans trajectoire de croissance crédible, cela ne nous rendra que plus vulnérables.

Que proposez-vous alors ?

Le marché unique reste notre plus grande réussite. Mais comme Mario Draghi et Enrico Letta l’ont chacun souligné, il doit être actualisé et être adapté à son objectif, car nos économies sont très différentes de celles d’il y a 30 ans ; pensez par exemple à la numérisation et à l’IA.

Le rapport Draghi insiste également sur la nécessité de mobiliser davantage les capitaux privés, estimant que 80 % des ressources nécessaires devraient provenir du secteur privé. 

En Europe, nous avons souvent cette tendance à gérer les choses d’une manière purement verticale. Cela nous a visiblement conduit à réguler à l’excès dans certains domaines. À ce titre, le mouvement de simplification en cours va dans le bon sens. Cela ne signifie pas pour autant qu’il faille déréguler à tour de bras. Ce n’est pas l’approche européenne et cela ne le sera jamais : d’abord parce que nous avons un équilibre social à préserver mais aussi, dans un second temps, parce que ce n’est pas ce que les entreprises souhaitent non plus.

Personne d’autre ne pourra remédier à notre problème de croissance à notre place.

Pierre Gramegna

La force du marché unique et de l’Union en général réside dans un fait simple : nous appliquons les règles que nous nous fixons.

Alors que le président Trump tente de disloquer le commerce mondial, nous devons maintenir notre approche et travailler plus intensément et plus étroitement avec les pays qui souhaitent également commercer avec nous dans un système basé sur des règles.

Il serait malavisé de sous-estimer l’impact de l’État de droit sur une économie et qu’il représente pour nos investisseurs.

Vous pensez que l’État de droit en tant que tel peut jouer un rôle dans ce contexte en particulier ?

Avant de diriger le Mécanisme européen de stabilité, j’étais ministre des Finances du Luxembourg.

À ce poste, la première question que vous posent les investisseurs est la suivante : quelle est la réglementation en vigueur et comment puis-je être sûr qu’elle ne changera pas de manière arbitraire ?

La certitude, la prévisibilité : c’est une force considérable. Et nous pouvons nous en servir.

Ces derniers temps, de nombreuses questions ont été soulevées concernant l’hégémonie du dollar. Quel est votre point de vue à ce sujet ?

Christine Lagarde, la Présidente de la Banque centrale européenne, est très attachée au renforcement du rôle international de l’euro. Je ne peux qu’être d’accord avec elle.

Nous avons en effet une occasion unique à saisir.

Je le constate lors de chaque réunion internationale et même dans le cadre de nos activités. Le MES est actif sur les marchés financiers, puisque nous finançons et refinançons près de 300 milliards d’obligations. Il y a indéniablement aujourd’hui un fort appétit pour les obligations et les actifs libellés en euros.

L’idée de faire de l’euro une monnaie mondiale capable de rivaliser avec le dollar n’est pas nécessairement nouvelle — pourquoi serait-ce différent fois-ci ?

L’administration américaine prend des mesures qui affaiblissent le dollar.

Donald Trump l’a dit lui-même : il veut un dollar plus faible. Cela pousse les taux d’intérêt à la hausse et conduit, à terme, à l’inflation. 

Mais soyons clairs : le renforcement de l’euro comme alternative au dollar ne se fera pas du jour au lendemain. L’euro représente actuellement environ 20 % des réserves mondiales — contre 50 à 60 % pour le dollar américain. Aucune autre monnaie ne bénéficie de la liquidité dont jouit le dollar américain.

Mais nous pouvons renforcer notre position.

Nous avons un État de droit solide, nous développons plus rapidement et plus profondément nos relations commerciales avec le reste du monde, nous sommes un partenaire fiable et nous avons mis en place des règles budgétaires claires.

La force du marché unique et de l’Union en général réside dans un fait simple : nous appliquons les règles que nous nous fixons.

Pierre Gramegna

Pourquoi pensez-vous qu’il s’agit d’une force ?

L’euro est un cas unique dans l’histoire des monnaies.

Nous avons volontairement mis en commun nos monnaies nationales pour en créer une seule et nous avons pris cette décision souverainement. Dans l’histoire, les changements à cette échelle sont généralement le fruit d’une imposition ou d’une domination — de l’Empire romain jusqu’aux États-Unis.

Pour nous, il s’agissait d’un choix souverain : nous voulions faire partie de ce projet commun que nous appelons l’Europe. 

Depuis son lancement, aucun pays n’a quitté la zone euro — mais plusieurs l’ont rejointe.

Nous avons également des règles budgétaires strictes, que nous avons récemment affinées et modernisées et qui rassurent évidemment les marchés. 

Enfin, nous disposons d’une banque centrale indépendante qu’aucun gouvernement européen n’oserait menacer publiquement pour tenter d’influencer ses décisions.

Pourtant, lorsque Trump a déclaré une guerre commerciale au monde et provoqué la panique sur les marchés, les investisseurs qui cherchaient une alternative au dollar se sont davantage tournés vers l’or que vers l’euro. Pensez-vous que la monnaie unique ne  pourra atteindre son plein potentiel que lorsqu’elle pourra être adossée à un actif sûr européen ?

J’apprécie le débat intellectuel qui sous-tend cette question. 

Le renforcement des capacités de défense de l’Europe et le financement nécessaire à cet effet augmenteraient l’offre d’actifs sûrs libellés en euros, qui sont très demandés. Cela renforcerait la stabilité financière, qui est notre mandat.

Mais lorsqu’on se concentre uniquement sur un actif sûr commun, le risque est de tourner en rond.

L’urgence aujourd’hui est aussi d’attirer les investissements privés : car plus vous attirez d’investissements privés, plus le marché s’élargit et plus il y a de transactions en euros. De même, plus vous développez le commerce international, plus vous renforcez le rôle de l’euro. En Europe, nous avons tendance à nous concentrer davantage sur le secteur public que sur le secteur privé. Or derrière toutes ces transactions, derrière cette accumulation d’opérations libellées en euros, il y a le secteur privé.

Nous disposons d’une banque centrale indépendante qu’aucun gouvernement européen n’oserait menacer publiquement pour tenter d’influencer ses décisions.

Pierre Gramegna

Une monnaie se renforce grâce au nombre de personnes qui l’utilisent et lui font confiance. Et ce genre de choses ne s’impose pas par les actes de la puissance publique.

À l’heure actuelle, la Commission européenne, la Banque européenne d’investissement et le Mécanisme européen de stabilité détiennent 1 300 à 1 400 milliards d’euros d’actifs libellés en euros.

C’est un montant important mais insuffisant.

Nous aurions besoin d’une véritable union de l’Epargne et de l’Investissement. L’Europe affiche l’un des taux d’épargne privée les plus élevés au monde, avec environ 30 000 milliards d’euros d’après le rapport Letta, mais une grande partie de cet argent est transférée vers les États-Unis.

Pourquoi selon vous ?

Parce que les États-Unis ont une économie en croissance. C’est un marché attractif pour les entreprises. Leur population est également beaucoup plus ouverte en matière d’investissement — même si nous avons quant à nous l’une des populations les plus éduquées au monde. 

Nous pourrions agir sur ces éléments, je pense, à moindre frais en termes politiques — là un actif européen comment fait déjà l’objet de tensions entre les États membres alors que nous n’en sommes même pas au stade de la discussion. 

La priorité devrait donc être de promouvoir un écosystème favorable aux entreprises plutôt que de parachever l’architecture de la zone euro ?

Nous avons un marché de 450 millions de consommateurs.

Nous avons un pouvoir de négociation parce que nous avons un pouvoir d’achat. La voie à suivre est assez claire : achevons notre marché unique et développons-le. 

Les entreprises se heurtent encore à des obstacles internes au sein de notre marché commun : nous devons les supprimer. Il faut faciliter la tâche aux entreprises qui veulent investir en Europe. 

Aujourd’hui, si vous êtes une entreprise, vous devez encore disposer de différents bureaux physiques à travers l’Europe et payer différemment vos impôts selon les pays — pour un marché qui se prétend unique, la bureaucratie est énorme. Je trouve intéressant le concept d’un 28e régime qui permettrait de traiter toutes ces questions par le biais d’un organisme choisi dans chaque juridiction est à mon sens très précieux.

Nous avons mis en place un secteur bancaire résilient, mais nous ne disposons toujours pas d’un système commun d’assurance des dépôts, qui renforcerait la confiance. Apprenons les uns des autres. Les Pays-Bas et la Suède, par exemple, ont très bien réussi à mettre en place des systèmes de retraite par capitalisation. Il existe déjà un produit de retraite paneuropéen, mais il est trop complexe. Examinons les produits qui fonctionnent, rendons-les accessibles et encourageons les Européens à faire fructifier leur argent plutôt que de le laisser dormir sur un compte d’épargne.

L’urgence aujourd’hui pour renforcer l’euro est d’attirer les investissements privés : car plus vous attirez d’investissements privés, plus le marché s’élargit et plus il y a de transactions en euros.

Pierre Gramegna

On peut débattre des années de l’avenir de l’Europe et des lignes rouges à ne pas franchir. Mais pour le secteur privé, il suffit parfois d’un signal — sans que ces questions fondamentales et difficiles ne soient soulevées — pour que les capitaux commencent à bouger. Et nous avons besoin de capitaux.

Dans quelle mesure êtes-vous convaincu qu’ils répondront à ce signal au-delà de leurs intérêts commerciaux ?

Mario Draghi l’a très bien exprimé : le Temps ne joue pas en notre faveur. 

L’alternative est une croissance anémique et une « lente agonie ».

Les mesures prises par l’actuelle Commission sont encourageantes : elle agit rapidement et semble avoir conscience du caractère d’urgence et de la nécessité de tenir ses promesses.

Cela transparaît dans les propos de Christine Lagarde et ces questions orientent désormais les politiques. Ce n’était pas le cas il y a cinq ans.

Les entreprises le voient bien : elles prennent conscience que nous sommes en train de faire des efforts. Elles ont raison lorsqu’elles disent, par exemple, que les normes de reporting étaient devenues trop complexes. Cela ne gênait pas forcément les grands groupes, mais pour une petite ou moyenne entreprise, c’est un vrai problème.

On constate également une prise de conscience réelle que l’exode des capitaux vers les États-Unis devrait être inversé, et que ces capitaux devraient rester en Europe. La simplification était nécessaire — et elle a lieu.

Le défi pour nous à l’avenir est que ce mouvement de simplification ne soit pas destructeur de ce que nous avons bâti. 

Le climat disparaît de plus en plus des débats publics, mais ce serait une grave erreur de l’ignorer. Il reste l’un des plus grands défis de l’humanité. Il en va de même pour le maintien de la cohésion sociale européenne. Cette exigence doit aller de pair avec l’existence d’un secteur privé européen fort qui crée des emplois, mobilise des capitaux et devient un pilier essentiel des mesures que nous prenons. 

Tenter de répondre aux défis systémiques qui nous attendent sans écouter les besoins et les commentaires du secteur privé serait une erreur.

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09.07.2025 à 16:30

La Fed contre Trump : les banques centrales et les vertus économiques de l’État de droit

zelief

La Fed est-elle le dernier rempart contre la destruction de l’État de droit en Amérique ?

La théorie de l’exécutif unitaire déployée par l’administration Trump cherche à reprendre le contrôle sur les agences — dont l’indépendance garantit pourtant l’efficacité.

L’Union propose un autre modèle.

Pour Daniel Segoin, la responsabilité devant le juge de la Banque centrale européenne est un moyen de préserver aussi bien sa légitimité politique que la stabilité monétaire et l'attractivité économique.

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Texte intégral (6628 mots)

Should there be a truly « independent » monetary authority ? A fourth branch of the constitutional structure coordinate with the legislature, the executive, and the judiciary ?
Milton Friedman 4

1964

L’économie américaine est en phase d’expansion continue, avec une croissance dynamique et une inflation tout à fait contenue, en dépit des tensions géopolitiques du moment. La Réserve fédérale (ou « Fed ») vient alors de fêter son cinquantenaire et le Congrès organise pour l’occasion un retour d’expérience sur ce demi-siècle d’existence pour l’institut monétaire.

S’il ne s’est pas encore vu attribuer le prix Nobel d’économie, Milton Friedman est alors un économiste accompli, professeur à l’Université de Chicago, et vient de faire paraître son monumental ouvrage sur l’histoire monétaire des États-Unis. C’est ainsi naturellement que la Chambre des représentants l’invite à présenter ses vues sur l’expérience monétaire américaine des cinquante années passées. Il décide d’introduire son propos liminaire en se concentrant sur la thématique de l’indépendance dont jouit la Fed depuis seulement une dizaine d’années.

D’apparence anodine, l’interrogation de Friedman, à laquelle il répondra lui-même avec la plus grande réserve, résume pourtant parfaitement les débats qui, cinquante ans plus tard, agitent toujours la Réserve fédérale et la perception qui semble être celle de l’administration Trump sur les activités de celle-ci.

Il serait toutefois réducteur de limiter l’analyse de cette nouvelle controverse à une énième sortie désordonnée du Président américain.

Au contraire, les relations complexes entre le pouvoir exécutif et la banque centrale, que cristallise la communication en dents de scie de la Maison Blanche, s’inscrivent dans un débat plus vaste concernant la redéfinition de l’étendue du pouvoir exécutif aux États-Unis et la possible reconfiguration de l’État de droit.

La marche progressive vers l’agencification des politiques publiques

Si le sort de la Réserve fédérale ne manque pas d’interpeller, en raison du rôle dévolu à cette institution aux États-Unis, mais également au-delà — pour stabiliser les marchés financiers et agir en qualité de prêteur de dernier ressort pour l’ensemble de la planète — il est utile de rappeler que les péripéties médiatiques actuelles la Fed s’inscrivent dans un débat plus large, qui concerne d’autres agences, et dont l’issue pourrait bien redéfinir les contours de l’État administratif américain.

Depuis le début des années 1990, les démocraties ont initié un véritable mouvement d’agencification de pans entiers de leurs politiques publiques.

Cette évolution avait pour objet principal de permettre le traitement impartial de certains sujets sans immixtion du gouvernement, qui aurait eu pour effet de favoriser un opérateur économique au détriment d’un autre. L’agencification tira ainsi sa légitimité de la compétence technique des agences, et du traitement impartial qu’elles accordent aux opérateurs dont elles doivent permettre la supervision, devenant ainsi, comme rappelé par Pierre Rosanvallon, un marqueur fort des États démocratiques modernes 5.

Si les États-Unis en furent les précurseurs, en consacrant des agences spécialisées dans la régulation de la concurrence (la FTC en 1914), la supervision des marchés financiers (avec la SEC en 1934) ou encore les chemins de fer (avec l’Interstate Commission en 1887) entre la fin du XIXème et le début du XXème siècles, d’autres pays, comme la France, ont eu une conversion plus tardive qui a souvent accompagné l’adoption de législations libéralisant certains secteurs de l’économie française.

Cette évolution fut suffisamment notable pour amener le Conseil d’État à y consacrer son étude annuelle en 2012, dans laquelle il qualifiait le phénomène d’agencification de véritable « mode d’administration » des États modernes. Le Conseil d’État relevait ainsi que cette tendance constituait un nouveau mode de gestion publique, mais que son développement n’allait pas sans créer des interrogations multiples. Cette extension du champ de la domination des agences a d’ailleurs pu, en France mais également dans d’autres États de l’Union, faire l’objet de critiques croissantes 6.

Le Parlement français, à plusieurs reprises 7, mais également le juge constitutionnel allemand 8 ou le législateur espagnol, ont chacun, dans des contextes différents, pu s’interroger sur cette tendance de fond. En résultent des tentatives plus ou moins désordonnées de fusions et/ou de suppression d’agences — sans effet réellement visible à ce stade.

Le débat doctrinal américain

Un même débat se noue aux États-Unis, mais il y prend une forme davantage doctrinale, opposant les tenants de deux visions concurrentes de l’étendue des pouvoirs de l’exécutif.

D’une part, la théorie de l’exécutif unitaire, au terme de laquelle le Président dispose d’une autorité totale et complète sur l’ensemble des émanations du pouvoir exécutif, qu’il s’agisse de ministères ou d’agences. Cette théorie se fonde sur deux fictions juridiques. (La première est que le Président serait, sur le plan constitutionnel, la seule incarnation du pouvoir exécutif. La seconde, résultant de la première, voudrait que le Président se voit attribuer l’entièreté des pouvoirs de l’exécutif.) La conséquence pratique de cette doctrine est que les départements ministériels ou les agences n’ont ni une existence ni un pouvoir propre et autonome, mais constituent simplement des auxiliaires du seul détenteur du pouvoir exécutif réel qu’est le Président.

Selon la théorie de l’exécutif unitaire, le Président dispose d’une autorité totale et complète sur l’ensemble des émanations du pouvoir exécutif, qu’il s’agisse de ministères ou d’agences.

D’autre part, la théorie dite légaliste énonce qu’il revient au Congrès de structurer et d’organiser les agences indépendantes. Dans cette acception, le pouvoir de nommer ou de démettre des membres d’une agence demeure une prérogative parlementaire, notamment en ce qui concerne les membres dirigeants de ces agences.

La théorie de l’exécutif unitaire, lorsqu’elle se déploie, rend donc possible un important renforcement des pouvoirs du Président et de son administration, dont les agences, mais également le Congrès, peuvent faire les frais 9.

À partir de 1935, la Cour Suprême des États-Unis a constamment tenu une ligne jurisprudentielle favorable aux agences et limitant les capacités d’immixtion de l’exécutif dans la gestion de celles-ci. Depuis une décision Humphrey’s Executor 10 de 1935, la Cour Suprême estime en effet qu’il est conforme à la Constitution de limiter les pouvoirs du Président en l’empêchant par un acte législatif de limoger des responsables d’une agence. Cette ligne jurisprudentielle a ainsi accompagné et légitimé le mouvement d’agencification que l’on observe aux États-Unis comme dans la plupart des États occidentaux.

Cette ligne jurisprudentielle d’apparence séculaire a toutefois été progressivement amoindrie par une série d’affaires récentes, sur lesquelles nous reviendrons, ouvrant la voie aux débats qui agitent aujourd’hui les États-Unis.

Initialement cantonnés aux joutes entre constitutionnalistes conservateurs (partisans de la doctrine originaliste) et progressistes (partisans du Living constitutionalism) ces débats prennent désormais une tournure plus politique.

En procédant à des suppressions d’agences, ou à des mises en démission de leurs dirigeants, ou plus encore en attaquant nommément le gouverneur de la Réserve fédérale par les tweets de son Président, l’administration Trump a en effet réactualisé et publicisé un débat jusqu’alors largement contenu aux seuls cercles des constitutionnalistes.

Indubitablement, ces mesures font réagir et suscitent une forte réprobation de l’opposition démocrate, mais également des spécialistes de ces sujets, pour qui la remise en cause de l’indépendance des agences constitue un prélude à leur politisation excessive  — au détriment de l’intérêt général et de la stabilité des marchés dont elles assurent la supervision.

L’administration Trump a réactualisé et publicisé un débat jusqu’alors largement contenu aux seuls cercles des constitutionnalistes.

Daniel Segoin

Les débats entourant le sort de la Réserve fédérale et de son gouverneur s’inscrivent dans cette dynamique, tout en en constituant à la fois l’exemple le plus saillant mais aussi le plus contesté.

Consécration et fragilisation de l’indépendance de la Fed

Pensée par Hamilton comme une instance indispensable à l’indépendance (financière) des États-Unis, la prédécesseure de la Fed, la First Bank, fut fondée en 1791 sur le modèle de la Bank of England d’alors. La First Bank devait ainsi opérer comme une institution de droit privé dotée de prérogatives de puissance publique, l’amenant de facto à endosser les responsabilités d’une banque centrale. Tout en disposant d’actionnaires privés, la First Bank se distinguait en effet d’une banque classique en ce qu’il lui revenait d’agir comme agent fiscal du gouvernement et de prêter en dernier ressort à ce même gouvernement — qui demeurait par ailleurs son actionnaire majoritaire.

Cette première expérience toucha à son terme lorsque le Congrès refusa de renouveler la licence d’opération octroyée à la First (puis à la Second) Bank. De 1841 à 1913, les États-Unis fonctionnèrent donc sans réelle Banque centrale et déléguèrent à des acteurs privés sous agrément la gestion de la monnaie. Une série de paniques financières, qui culmina en 1907 et nécessita le sauvetage de l’industrie financière américaine par des prêts et liquidités fournies par le banquier JP Morgan, devait rappeler l’utilité d’une telle institution.

C’est ainsi que la Fed fut établie en 1913, sous sa forme moderne, par une simple loi votée au Congrès. Ce n’est toutefois que dans les années 1940 que vint se poser la question de son indépendance et de la nécessité de couper le cordon ombilical l’unissant encore avec le Trésor américain. Les poussées inflationnistes consécutives à la fin de Seconde Guerre mondiale et à la guerre de Corée créèrent les conditions d’un débat qui devait mener à l’indépendance de la Fed, afin que celle-ci se consacre librement à la lutte contre l’inflation et décharge le Trésor de sa responsabilité en la matière 11.

Finalement octroyée par le Trésor, cette indépendance prit la forme d’un accord bilatéral entre les deux institutions, conclu en 1951.

En procédant de la sorte, le politique américain entendait préserver la gestion au long cours de la politique monétaire et de la lutte contre l’inflation des aléas et calculs politiques à court terme. La monnaie devenait ainsi une matière « trop importante » pour être laissée aux seuls desideratas des politiques à courte vue. D’évidence, cette vision ne semble plus tout à fait partagée par l’actuel locataire de la Maison-Blanche.

Les sorties du Président américain à l’égard de la Fed et de son gouverneur ne constituent toutefois que le dernier épisode d’un débat déjà réactivé il y a une quinzaine d’années, à la faveur d’évolutions dans la jurisprudence de la Cour suprême qui ont abouti à relativiser la portée de la décision Humphrey précitée. Ces décisions ont largement porté sur des agences actives dans le domaine financier, renforçant encore davantage les raisonnements par analogie avec la Réserve fédérale.

La première brèche réalisée par la théorie de l’exécutif unitaire dans le mur protecteur de l’indépendance des agences que constituait la jurisprudence Humphrey s’observa dès 2010, dans une affaire concernant le bureau de supervision des comptables financiers 12, une filiale de la SEC (l’agence de supervision des marchés financiers). La Cour Suprême refusa en effet d’étendre le bénéfice de Humphrey à cette filiale, malgré l’indépendance dont jouissait la SEC, en relevant que ses dirigeants étaient des employés de second rang, eux-mêmes nommés par des dirigeants indépendants (en l’occurrence ceux de la SEC).

La première brèche réalisée par la théorie de l’exécutif unitaire dans le mur protecteur de l’indépendance des agences que constituait la jurisprudence Humphrey s’observa dès 2010.

Daniel Segoin

Cette tendance s’affirma encore davantage en 2020 dans une décision concernant le CFPB 13 (Consumer Financial Protection Bureau), l’agence de protection des consommateurs en matière financière, où la Cour Suprême put confirmer que le directeur du CFPB était bien amovible à la discrétion du Président qui pouvait ainsi prononcer sa mise en démission forcée. Bis repetita, en 2021, dans une affaire Collin v. Yellen 14 relative à la FHHA, l’agence chargée de superviser les institutions financières « Fannie Mae », « Freddie Mac », ainsi que les banques régionales de refinancement de crédit immobilier qui jouent un rôle clé dans le fonctionnement du marché hypothécaire américain (comme la crise financière a pu le rappeler). Cette agence disposant d’une gouvernance similaire à celle du  CFPB, la Cour suprême reprit son raisonnement de 2020 et confirma que le Président avait toute latitude pour démettre de ses fonctions le directeur d’une telle agence.

La question qui demeurait à l’issue de cette série d’affaires était donc de savoir si cette lecture restrictive — et dans une certaine mesure révisionniste — de Humphrey devait perdurer et s’étendre, de sorte à s’appliquer à des agences indépendantes caractérisées, à l’instar de la Fed, par une gouvernance multipartite.

L’administration Trump donne le sentiment de s’être préparée à cette éventualité en théorisant les justifications qui pourraient être données à une possible remise en cause de l’indépendance de la Fed et de ses dirigeants.

Dans un executive order adopté le 18 février dernier 15, la Maison Blanche énonce sa doctrine à l’égard des agences. Tout en prenant soin d’accorder un traitement différencié à la Fed, elle y rappelle que l’indépendance de celle-ci ne saurait couvrir les activités de supervision bancaire et se limite donc à la seule politique monétaire. Cette distinction semble toutefois difficile à réaliser en pratique tant les deux domaines sont imbriqués et sont, in fine, régis par une même structure décisionnelle. La remise en cause du mandat d’un des membres du Conseil au titre de ses activités de superviseur bancaire aurait ainsi inévitablement des conséquences sur la capacité de ce membre à exercer sa tâche de banquier central.

Échos européens

Le débat qui se noue actuellement aux États-Unis, dans un contexte politico-économique et des traditions juridiques qui lui sont propres, résonne toutefois avec force de notre côté de l’Atlantique.
L’indépendance des banques centrales et, plus encore, celle de la BCE furent en effet l’enjeu de débats passionnés lors de l’adoption du Traité de Maastricht, au cours desquels deux modèles se firent face. D’un côté, un modèle volontiers qualifié de franco-anglais, qui tout en validant l’existence d’une banque centrale disposant d’une personnalité juridique propre soumettait celle-ci aux instructions du Trésor. À l’opposé, le modèle incarné par la Bundesbank allemande préconisait d’accorder une indépendance complète à la banque centrale.

Des considérations politiques liées à la négociation du traité de Maastricht 16, auxquelles s’ajoutèrent le bilan flatteur de la Bundesbank pour lutter contre l’inflation (à l’inverse des résultats moins probants de la Banque de France et de la Bank of England), firent décisivement pencher la balance en faveur du modèle allemand.

Ce véritable changement de paradigme s’est néanmoins réalisé au prix d’ajustements importants en France, où il fut nécessaire de modifier la Constitution afin de reconnaître implicitement que les dispositions de l’article 20, selon lesquelles il revient au seul gouvernement de déterminer et de conduire l’entièreté des politiques de la nation, ne devaient plus s’appliquer à la Banque de France et à la politique monétaire. Une loi votée par le Parlement en 1993 17 formalisa par la suite cette indépendance.

De même, au Royaume-Uni, le Trésor octroya une indépendance opérationnelle à la Bank of England en 1997 avant que le Parlement n’adopte en 1998 une loi dédiée 18 formalisant cette évolution. Celle-ci demeure aujourd’hui alors même que les Britanniques, à présent en dehors de l’Union et de ses traités, auraient tout à fait pu revenir sur cet acquis. Le choix de maintenir cette structure malgré le Brexit témoigne donc d’une véritable adhésion à ce modèle de gestion institutionnelle de la monnaie.

Ces évolutions constitutionnelles et législatives ont ainsi consacré la victoire du modèle porté par l’Allemagne, mais également par les États-Unis, qui avaient alors expérimenté avec un certain succès les effets d’une banque centrale indépendante. L’indépendance des banques centrales devint ainsi la norme pour l’Union européenne et, au-delà, elle devint même l’un des mètres-étalons d’une gouvernance institutionnelle accomplie de la monnaie, endossée par les analystes financiers et les grandes organisations financières internationales (FMI, Banque Mondiale, etc).

L’indépendance des banques centrales devint la norme pour l’Union et, au-delà, elle devint même l’un des mètres-étalons d’une gouvernance institutionnelle accomplie de la monnaie, endossée par les analystes financiers et les grandes organisations financières internationales.

Daniel Segoin

À ce jour, ce mode de gouvernance semble avoir largement fait ses preuves 19. À l’inverse, on a pu observer chez d’autres banques centrales qu’une fois leur indépendance perdue, leur capacité à lutter efficacement contre l’inflation s’en trouvait grandement affectée avec, dans certains cas, une inflation soutenue à deux chiffres 20.

Divergences américano-européennes

D’apparence, le Traité de Maastricht a donc consacré une forme de convergence idéologique entre l’Union européenne et les États-Unis en ce qui concerne l’indépendance des institutions monétaires 21. Toutefois, il est possible de relever deux motifs de divergence clés entre l’Eurosystème et le système Fed qui, à l’aune des débats ayant actuellement cours outre-atlantique, prennent tous leurs sens.

La BCE s’est vue dotée d’une indépendance renforcée dont le fondement juridique se trouve dans le traité de Maastricht. En procédant de la sorte et en organisant l’indépendance de leur banque centrale dans les traités de l’Union, les États membres prirent une décision forte qui devait consacrer le principe, mais également rendre toute modification de celui-ci très largement hors de portée des conjonctures politiques. Seule une modification des traités à l’unanimité des États, impliquant le plus souvent des ratifications nationales, pourrait permettre d’amender le statut de la BCE. Au surplus, la BCE s’est vue attribuée, également dans le traité, un véritable rôle de « procureur de l’indépendance » en étant en mesure d’introduire des actions en justice contre les États de la zone euro dont la banque centrale serait en violation de cette règle 22.

À cette première distinction avec les États-Unis, voulue par les États membres s’en est ajoutée une seconde, très largement fortuite. Contrairement à la Réserve fédérale, mais également à bien d’autres banques centrales, la BCE peut faire, et en pratique fait l’objet de nombreux recours juridictionnels.
À la protection unique dont bénéficie la BCE répond une exposition au contrôle juridictionnel sans précédent dans les États modernes. À la différence de la Fed, dont les opérations de politique monétaire demeurent largement en dehors du contrôle juridictionnel, la BCE peut voir ses décisions contestées devant le juge. Des décisions en matière de supervision bancaire ou de politique monétaire ont ainsi pu faire l’objet de contentieux nourris devant le juge de l’Union.

Cette faculté est en outre facilitée par des contentieux pouvant naître devant le juge national, dont les règles procédurales peuvent faciliter de tels recours, avant de rejoindre Luxembourg et la CJUE. Non sans une certaine ironie, le juge constitutionnel allemand, qui s’était largement tenu à distance des décisions de la Bundesbank lors des décennies précédant la création de l’Euro, a d’ailleurs très largement endossé ce type de contrôle juridictionnel en ce qui concerne les décisions de la BCE.
Ces recours contribuent à organiser la responsabilité juridique de l’institution mais également — et surtout — à justifier du bien-fondé de ses décisions. Des particuliers, des établissements financiers, des hommes politiques eurocritiques voire même franchement eurosceptiques ont ainsi pu largement faire usage de cet outil au cours de la décennie écoulée. Inversement, les possibilités de tels recours demeurent très largement fermées aux États-Unis où il est exclu de soumettre des décisions de politique monétaire au contrôle du juge 23.

Assurément, ces deux éléments de divergence ont leurs effets pervers. La rigidité des Traités peut empêcher une mise à jour parfois nécessaire des responsabilités et des compétences des institutions de l’Union, y compris de la BCE. De même, la forte exposition au contentieux amène à déplacer vers les prétoires des débats concernant des décisions de nature économique complexes, pour lesquelles le juge n’est pas nécessairement le mieux placé pour arbitrer d’éventuelles controverses.

Mais ces divergences constituent aussi des atouts certains dans le contexte politique actuel.
La consécration d’une indépendance renforcée rassure en effet investisseurs et opérateurs économiques sur la stabilité et la prévisibilité du cadre d’action monétaire de la zone euro. Alors que les États-Unis offrent aujourd’hui un cas pratique 24 des effets négatifs de l’incertitude des choix politiques sur les décisions d’investissement des agents économiques, l’engagement européen envers l’indépendance des banques centrales rassure.

Dans un système à indépendance renforcée comme celui ayant cours dans l’Union, il est utile de prévoir une forme de contrepartie aux actions de la banque centrale : le contrôle du juge peut alors devenir une solution tout à fait indiquée. Il permet de  publiciser, par des audiences et des arrêts publics, les raisonnements et justifications à l’action monétaire, tout en interrogeant sur d’éventuels abus de pouvoir, perçus ou réels. En mettant à portée de recours toute décision de la BCE, ce mécanisme de transparence judiciaire permet d’élargir le dialogue monétaire au-delà des seuls spécialistes ou autres « ECB watchers ». Enfin, ce type d’affaires rappelle l’ancrage de l’Union au sein d’un système institutionnel régi par la règle de droit, offrant là-encore une garantie utile et rassurante pour les investisseurs financiers et autres opérateurs économiques.

Alors que les États-Unis offrent aujourd’hui un cas pratique des effets négatifs de l’incertitude des choix politiques sur les décisions d’investissement des agents économiques, l’engagement européen envers l’indépendance des banques centrales rassure.

Daniel Segoin

Fréquemment passés sous silence quand on cherche à expliciter  les éléments qui permettent la domination du dollar, la robustesse et la prédictibilité du système juridique américain, ses « checks and balances » et, plus largement, l’importance que les États-Unis ont toujours accordé à l’État de droit, y jouent pourtant un rôle décisif.

C’est en effet le respect de ces principes qui permet aux investisseurs, notamment les non-Américains, d’envisager sans coup férir l’achat d’actions ou d’obligations libellées en dollars qu’ils pourront à tout moment, et de manière relativement prévisible, revendre, utiliser comme collatéral ou adosser à d’autres transactions financières. C’est également la facilité d’un accès régi par le droit et non-discriminatoire au dollar (hormis pour les pays sous sanctions) qui renforce l’attractivité de cette devise pour les transactions commerciales transfrontières.

L’indépendance des banques centrales et son effet sur la crédibilité et la stabilité de la monnaie dont elles ont nommément la charge sont ainsi étroitement liés. Des exemples récents, comme la Turquie, en attestent et rappellent que ce lien est plus fondamental qu’il n’y paraît aux premiers abords.

Retour aux États-Unis

Malgré l’irrésistible ascendant dont semble bénéficier la théorie de l’exécutif unitaire dans le paysage juridique américain, la particularité des activités de la Réserve fédérale semble avoir fait son chemin jusque dans les prétoires de la Cour suprême.

Saisie d’un recours faisant suite à la décision du Président Trump de démissionner d’office les dirigeants de deux agences (le National Labor Relations Board et le Merit Systems Protection Board), la Cour Suprême dût se prononcer en urgence dans le cadre d’un référé le 22 mai dernier 25. La décision rendue a une nouvelle fois conforté la théorie de l’exécutif unitaire, la Cour Suprême jugeant que l’administration Trump était dans son bon droit en procédant au limogeage des dirigeants des agences précitées.

Le juge américain a toutefois trouvé utile d’insérer un obiter dictum à sa décision supposément entièrement dédiée au National Labor Relations Board et au Merit Systems Protection Board. Comme pour mieux anticiper d’éventuelles réactions des marchés financiers, qui auraient pu trouver dans cette décision des motifs d’incertitude sur les décisions à venir de la Fed, la Cour Suprême rappelle opportunément que la solution retenue ne vaut pas pour la Réserve fédérale qui doit pouvoir bénéficier d’un régime ad hoc la préservant de la théorie unitaire, pour les motifs qui suivent : « The Federal Reserve is a uniquely structured, quasi-private entity that follows in the distinct historical tradition of the First and Second Banks of the United States. »

Sans que chacun des motifs énoncés ci-dessus pour préserver indépendance de la Fed n’emporte totalement l’adhésion de l’observateur avisé des statuts et de l’histoire de la banque centrale américaine 26, cet ersatz de décision conforte l’idée selon laquelle, la théorie unitaire trouverait, avec la Réserve fédérale, une limite importante à son expansion.

Conclusion

Il est tentant de voir dans l’épreuve de force à laquelle se livre l’administration Trump avec la Réserve fédérale une nouvelle marque de l’exceptionnalisme américain.

Les ambitions trumpiennes portent en elles un retour marqué au fait majoritaire au sein des politiques publiques avec, inévitablement, de possibles effets négatifs à escompter sur l’impartialité perçue ou réelle des décisions adoptées.

Semble ainsi s’achever dans le cadre américain un mouvement doctrinal entamé il y a plus d’un siècle, et dont le déploiement est devenu au fil des années une des modalités d’action d’un grand nombre de démocraties.

La théorie unitaire trouverait, avec la Réserve fédérale, une limite importante à son expansion.

Daniel Segoin


Pour les banques centrales, cette remise en cause ne semble pour l’instant pas être à l’ordre du jour. Néanmoins, on observe également pour celles-ci des demandes de reconfiguration de leur indépendance avec des appels récurrents en faveur d’une meilleure « accountability » (transparence) 27 ou d’une plus grande coordination avec les autres acteurs du jeu politique 28.

La banque centrale peut difficilement, après avoir vu à la faveur des crises successives des deux décennies écoulées, son champ d’action s’étendre, escompter demeurer sur son Aventin. À tout le moins, le juge semble aujourd’hui — de manière distincte — en Europe comme aux États-Unis désireux d’avoir voix au chapitre.

Si elle peut être perçue comme un facteur de complexification, cette immixtion du judiciaire nous semble utilement contribuer au maintien d’un cadre juridique respectueux de l’État de droit.

Néanmoins, et c’est sûrement l’enseignement ultime de cette saga américaine concernant la Fed et la consécration en droit d’un statut particulier pour celle-ci, les bénéfices de l’État de droit 29 pour l’économie constituent peut-être la plus solide justification au maintien d’institutions opérant à rebours du fait majoritaire.

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