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09.10.2025 à 06:00

La guerre des missiles de l’Ukraine à Israël : le levier caché de Pékin sur le Pentagone

Matheo Malik

Les États-Unis ont un problème de stocks — et Xi Jinping l’a très bien compris.

En arsenalisant certains minéraux critiques, en armant l’Iran, la « géo-bureaucratie » chinoise s’attaque à l’intimité du complexe militaro-industriel américain et exerce une pression constante sur sa production.

Jean-Michel Valantin étudie le rôle des missiles dans l’affrontement entre Pékin et Washington.

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Texte intégral (8977 mots)

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Le 21 juin 2025, l’US Air Force et l’US Navy lancent l’opération « Midnight Hammer » et bombardent trois sites iraniens d’enrichissement d’uranium. Le 23 juin, les Gardiens de la Révolution lancent une opération de représailles. Ils tirent plusieurs salves de missiles contre la base militaire américaine d’Al-Udeid au Qatar et contre plusieurs autres bases américaines. Les autorités iraniennes ayant prévenu les autorités américaines de ces frappes, les projectiles sont interceptés.

Cet « échange de bombardements » clôt la séquence de guerre « chaude » qui dure depuis le 12 juin 2025 et qui s’était ouverte par l’offensive menée par l’armée de l’air israélienne : avec elle, c’est une « guerre des missiles » qui commençait entre les deux pays.

Cette implication américaine dans la guerre Israël-Iran n’est pourtant pas la première action des États-Unis au Moyen-Orient depuis le début de la guerre de Gaza en octobre 2023.

Pour participer à la défense de l’espace aérien israélien contre les frappes du Hezbollah libanais, des milices irakiennes et de celles des Gardiens de la révolution iraniens, Washington avait déjà déployé sur terre de nombreux systèmes d’armes dans la région.

En mer Rouge, l’US Navy combat la milice yéménite houthie ; celle-ci soutient le Hamas dans sa guerre contre Israël en envoyant missiles et drones en direction de l’État hébreu et en ciblant — à l’exception des navires russes ou chinois — les cargos qui traversent cette grande artère. Les destroyers américains multiplient les interceptions de missiles et de drones, tandis que les porte-avions en rotation dans la zone bombardent régulièrement le territoire yéménite pour tenter, tant bien que mal 1, de briser les ressources et le moral des Houthis.

En Ukraine enfin, les missiles américains de tous ordres jouent un rôle tactique et opérationnel central.

Les Ukrainiens utilisent notamment des systèmes Patriot face aux missiles et aux drones russes. En mer Noire, ce sont les missiles Neptune qui ont permis de couler en avril 2022 le Moskva, navire-amiral de la flotte russe 2.

Les plus hautes autorités américaines travaillent à extraire les États-Unis de ces conflits qui épuisent les arsenaux américains, tant les capacités industrielles de Washington ne parviennent pas à reconstituer les stocks au rythme de leur utilisation.

Ils ont aussi face à eux un autre fournisseur : la Chine soutient industriellement, économiquement et militairement la Russie, la milice houthie, l’Iran, mais aussi le Pakistan. 

En mai 2025, la guerre indo-pakistanaise, dont la dimension aérienne fut essentielle, a confirmé l’efficacité des systèmes d’armes chinois et russes utilisés contre l’armée de l’air indienne 3.

Au plan stratégique, la participation des États-Unis aux guerres en Ukraine, en mer Rouge et en Iran s’inscrit bien dans un affrontement tarifaire, économique et technologique contre Pékin. La Chine contre-attaque par l’instauration de tarifs douaniers, et un contrôle fin de ses exportations de terres rares 4. Or ces minéraux jouent un rôle essentiel dans le secteur des semi-conducteurs, de l’intelligence artificielle, des industries aérospatiales et automobiles.

C’est toute la base technologique de la défense américaine qui s’en trouve affectée. 

À l’époque où les missiles de tous types sont devenus des systèmes d’armes centraux pour la moindre projection de force, cette « crise américaine des missiles » pourrait se transformer en impasse stratégique pour Washington — et en opportunité pour la Chine.

Un problème de stock : la crise des missiles américains

Durant la « guerre de 12 jours », les missiles balistiques et hypersoniques que l’Iran lance contre Israël placent le conflit en très haute altitude.

Pour les intercepter — au moins partiellement — les systèmes de défense israéliens « Flèche » et « Fronde de David » ont été complétés par de très nombreux tirs de batteries américaines Patriot et THAAD 5

Le conflit se situe au-delà de l’atmosphère : son intensité est telle qu’il ouvre sur une guerre spatiale 6

En parallèle, la militarisation de l’IA générative, combinée aux réseaux sociaux, projette celle-ci dans des centaines de millions de cerveaux : c’est une autre forme de frappe — par l’intermédiaire de fake news 7. Certaines de ces images et vidéos générées par l’IA sont vues par plus de 100 millions de personnes.

Cette guerre n’est pourtant que brève : dans la nuit du 21 au 22 juin, les bombardiers furtifs de l’US Air Force larguent enfin une douzaine des bombes conventionnelles les plus puissantes au monde sur les sites nucléaires iraniens — suspendant le conflit sans toutefois détruire totalement le programme nucléaire iranien.

Il est possible d’interpréter le système chinois de licences d’exportations de terres rares et d’aimants comme une offensive « géo-bureaucratique » contre le secteur américain de la défense.

Jean-Michel Valantin

Ukraine-Israël-mer Rouge : l’arc de crise des missiles américains

De telles frappes s’inscrivent plus largement dans la continuité du soutien américain à Israël. 

Depuis octobre 2023, les États-Unis envoient à l’État hébreu un grand nombre de munitions et de systèmes d’armes, notamment des batteries de missiles anti-aériens « Patriot ». À ce déploiement s’ajoutent ceux de batteries de missiles antibalistiques THAAD (Terminal High Altitude Area Defense). Celles-ci sont en particulier dédiées à la défense du territoire israélien contre les missiles de longue portée projetés par les forces Houthis depuis le Yémen, ou contre ceux envoyés depuis l’Iran 8.

Ce vaste dispositif antimissile, déployé sur terre en Israël, en Irak et en Syrie, est enfin complété en mer Rouge par les missiles anti-aériens des groupes de combat de l’US Navy 9.

Dans le même temps, les États-Unis soutiennent d’autres alliés : depuis le début de l’agression russe en février 2022, un flux d’armements et de munitions est acheminé vers l’Ukraine, qui est un composant essentiel de sa stratégie opérationnelle.

Mais cette dynamique est en train de changer. 

Le 3 juillet 2025, le Pentagone décide de ralentir — voire dans certains cas de suspendre — l’envoi à l’Ukraine de certains de ces systèmes à guidage intégré, en particulier des Patriot. Il justifie sa décision par le trop faible stock des arsenaux américains 10. La décision que prend finalement le président Trump — celle d’envoyer entre dix et dix-sept systèmes Patriot supplémentaires en Ukraine — semble confirmer implicitement la préoccupation de Washington quant à l’état des réserves et de la production.

La décision du Pentagone, soutenue par Trump, déclenche une vive polémique aux États-Unis, au point que plusieurs élus fédéraux, républicains et démocrates, cherchent à la faire annuler.

Elle trouve pourtant une justification sur le plan interne.

Bien qu’il soit difficile d’accéder aux chiffres de production et d’usage des matériels, il apparaît que les capacités de production américaines de systèmes d’armes deviennent insuffisantes au regard de l’explosion de leurs usages depuis le début des guerres en Ukraine et à Gaza.

Éreintement : les stocks américains face au choc du retour des guerres

Le croisement d’un certain nombre de rapports offre le tableau d’une industrie de défense fragilisée par le soutien à Israël et à l’Ukraine 11 : depuis le début de sa résistance face à la Russie de Poutine, l’armée ukrainienne consomme des quantités considérables de ces missiles pour faire face aux drones et aux missiles russes. À titre d’exemple, Raytheon et Lockheed-Martin devraient en 2025 produire 740 missiles anti-aériens Patriot (PAC-2/PAC-3) — de la même gamme que ceux employés en Ukraine et en Israël. Cette cadence de production est le double du niveau courant : avant 2023, on ne produisait que 350 unités par an de ce modèle. En 2023 comme en 2024, on en a produit 500 12.

Cette accélération se retrouve ailleurs. Il existe ainsi cinq variantes de missiles Patriot, achetées par une vingtaine de pays pour renforcer leurs systèmes de défense. Combinées, ces différentes variantes correspondent à une production de 3 000 unités par an. L’US Army, responsable du déploiement des bataillons de Patriot, a obtenu un quadruplement de la production globale qui, en 2026, passera de 3 000 à 13 000 unités par an — si Boeing et Lockheed-Martin en ont la capacité industrielle 13.

La « crise américaine des missiles » pourrait se transformer en impasse stratégique pour Washington — et en opportunité pour la Chine.

Jean-Michel Valantin

Les Patriot ne sont pas les seuls concernés. En mer Rouge, un décompte établi par The War Zone établit qu’entre octobre 2023 et juillet 2024, le groupe de combat du porte-avion USS Eisenhower a consommé plus de 155 missiles Standard, 135 missiles de croisière Tomahawks, 60 missiles air-air et 460 « munitions » air-terre — sans doute des bombes guidées 14.

Ces systèmes d’armes — dont chacun coûte plusieurs millions de dollars — sont utilisés pour intercepter et détruire des drones aériens terrestres houthis ainsi que des missiles fabriqués « en kit » par les rebelles. Directement soutenus par l’Iran, ils bénéficient aussi d’un soutien chinois sous la forme de renseignement géospatial 15.

Depuis 2020, les États-Unis n’ont ajouté que 250 missiles de croisière Tomahawk à leur stock initial de 9 000 missiles ; or les différents groupes de combat en mer Rouge semblent en avoir utilisé plus de 2 900 pour la seule année 2023.

Sachant que ces taux d’utilisation sont restés très élevés en 2024 et 2025, la réduction des stocks (de 9 000 en 2023 à 4 000 en 2025), s’explique aisément : le rythme de production est actuellement insuffisant pour compenser les pertes 16.

L’inquiétude du Pentagone quant à l’état de ses stocks de missiles est d’autant plus forte que les quatorze bataillons opérants des Patriot se répartissent entre le territoire américain — en particulier pour répondre aux besoins de formation — l’Europe, le Moyen-Orient et le Golfe Persique. S’y ajoutent les bases maritimes dans le Pacifique, dont l’île de Guam — qui jouerait un rôle central en cas de guerre ouverte avec la Chine 17.

Des systèmes de missiles sol-air Patriot sont visibles à l’aéroport Babice de Varsovie, dans le quartier de Bemowo, en Pologne, le 6 février 2023. © Jaap Arriens

Du samarium à la « muraille de drones » en passant par l’Iran, la grande stratégie asymétrique de Pékin

En parallèle de ces conflits, la guerre commerciale contre la Chine, déclenchée en avril 2025 par Washington, a provoqué de la part de Pékin plusieurs contre-offensives.

La première a consisté à restreindre drastiquement les exportations de terres rares, tant vers les États-Unis que vers l’Europe. 

En avril 2025, le ministère du Commerce chinois a créé une administration dédiée à l’établissement de licences à l’export pour les terres rares, désormais nécessaires pour que les partenaires commerciaux de la Chine se les procurent. Obtenir ces licences implique de préciser, entre autres, non seulement la nature du besoin mais aussi l’usage final qui en sera fait 18.

Si les négociations commerciales entre les États-Unis et la Chine aboutissent en juin 2025 à une réduction des droits de douane américains à 55 % et des droits chinois à 10 %, la Chine maintient toutefois ce système de licences à l’export sur les terres rares ; et bien que leur exportation reprenne à grande vitesse — + 660 % par rapport à avril 2025 19 — les mécanismes administratifs chinois pour leur commerce — comme celui des produits finis en contenant — se sont considérablement complexifiés.

C’est l’une des conséquences de cette guerre commerciale déclenchée par l’administration Trump.

Les applications des terres rares sont nombreuses : elles sont essentielles à l’informatique et l’IA, aux équipements de santé comme aux technologies pour la transition énergétique. Les industries américaine et européenne en ont besoin. Face aux restrictions chinoises, plusieurs terres rares, comme le dysprosium, le terbium et le samarium, se retrouvent ainsi au centre de l’attention : ces trois-là jouent en particulier un rôle important dans les industries liées à la défense et à la transition énergétique.

Le système de licences à l’export est ainsi lourd de conséquences pour l’industrie américaine, en particulier dans le secteur de la défense.

Depuis le 14 avril, la production de systèmes d’armes subit la réduction des importations de terres rares chinoises : les aimants en alliage samarium-cobalt sont en effet essentiels aux industries automobiles, aérospatiales et de défense, en raison de leur conductivité et de leur niveau de résistance à la chaleur ; ces qualités en font des éléments clefs des systèmes de guidage de systèmes aérospatiaux, comme des missiles HIMARS, des batteries de missiles anti-aériens Patriot ou des chasseurs-bombardiers F-35.

La Chine ne cesse de renforcer son partenariat stratégique avec l’Iran.

Jean-Michel Valantin

En parallèle, les entreprises américaines de la Silicon Valley se sont spécialisées dans la mise au point de logiciels, d’algorithmes et d’ordinateurs conçus aux États-Unis, dont les semi-conducteurs sont produits à Taïwan ; leurs composants sont constitués de terres rares extraites et raffinées par la Chine 20.

Celui qui contrôle le samarium contrôle le monde : l’offensive « géo-bureaucratique » de la Chine

L’industrie militaire des États-Unis est donc encore très dépendante de la Chine 21, bien que de façon indirecte ; or si les avancées dans les négociations commerciales sino-américaines ont permis de rétablir les échanges touchant à plusieurs types d’aimants contenant des terres rares, l’embargo sur le samarium n’est toujours pas levé.

En réponse à cette dépendance, la diplomatie américaine s’investit fortement en Afrique, en particulier en République démocratique du Congo 22.

Cette offensive vise à permettre aux entreprises américaines d’accéder aux gisements congolais de lithium, de coltan et de cobalt, minéraux essentiels à l’industrie électronique et énergétique. Le Pentagone souhaite d’ailleurs pouvoir se constituer une réserve stratégique de cobalt 23. Cet activisme minier traduit la volonté des États-Unis d’établir de nouvelles chaînes logistiques aussi rapidement que possible, pour échapper à l’influence chinoise. 

Une démarche analogue est en cours dans le cas spécifique du samarium. 

En juillet 2025, le Pentagone a signé un partenariat public-privé avec la société minière américaine MP Materials, accompagné d’un investissement public de 400 millions de dollars. Un tel interventionnisme économique — de facto une quasi-nationalisation — est inédit. La vocation de cette entreprise est de relancer l’industrie d’extraction et de traitement des terres rares aux États-Unis, en particulier pour le dysprosium, le terbium et le samarium 24.

Il est ainsi possible d’interpréter le système chinois de licences d’exportations de terres rares et d’aimants comme une offensive « géo-bureaucratique » contre le secteur américain de la défense, en particulier contre la production de missiles et de systèmes aérospatiaux. Ces systèmes d’armes et ces matériels sont pourtant les capacités militaires dont dépend l’armée américaine.

En d’autres termes, Pékin a su militariser et « arsenaliser » l’interdépendance entre la Chine et les États-Unis pour la projeter au plus intime de la fabrique de la puissance militaire américaine.

Des armes de Pékin à Téhéran : pourquoi la Chine de Xi appuie-t-elle l’Iran ?

Cette situation stratégique met aussi en évidence l’intrication entre la stratégie d’influence industrielle chinoise et les théâtres d’opérations où les forces américaines sont lourdement présentes.

Ainsi, depuis 2022 et le début de la guerre en Ukraine, la Chine n’a cessé de renforcer son soutien politique, économique et technologique à la Russie. Alors que l’Union, le G7 et les États-Unis ont accumulé les paquets de sanctions économiques contre la Russie, la Chine a multiplié les accords économiques avec le pays, en particulier dans les secteurs de l’énergie, de l’agriculture et des hautes technologies. 

Par ailleurs, la Chine ne cesse de renforcer son partenariat stratégique avec l’Iran. Si les relations sino-iraniennes remontent à l’Antiquité 25, elles sont devenues plus étroites encore depuis l’adhésion formelle de l’Iran à la « Nouvelle route de la Soie » chinoise, en 2022.

À cette occasion, les deux pays ont signé un accord de coopération de vingt-cinq ans, s’engageant à renforcer leur intégration par le rail, déjà très avancée depuis l’ouverture en 2016 de la première voie de chemin de fer sino-iranienne. Selon cet accord, l’Iran réserve une part importante de sa production pétrolière à l’export en Chine tandis que celle-ci s’engage à investir à hauteur de 400 milliards de dollars en Iran durant les vingt-cinq ans de l’accord.

Cet investissement colossal est divisé en deux parties.

La première, qui s’élève à 280 milliards de dollars, sera dédiée au développement de l’industrie pétrolière et gazière, ainsi qu’au secteur pétrochimique iranien. La seconde, de 120 milliards de dollars, ira aux secteurs des infrastructures de transport et de communication. Ces sommes financeront notamment le développement du réseau de fibre optique par ZTE, le géant chinois des télécoms, tandis que les technologies de surveillance et d’intelligence artificielle seront mises en œuvre par d’autres groupes chinois, dont Huawei 26.

La combinaison de la guerre israélo-iranienne et des réductions des exportations chinoises de terres rares constitue un point de tension que Pékin cherche à exploiter.

Certes, les opérations israéliennes d’infiltration et de frappes de drones, les cyberattaques et les bombardements aériens — complétés par les frappes américaines de « superbombes » sur les trois grands sites d’enrichissement d’uranium — ont infligé une série de violents revers à la République islamique 27 ; mais les contre-offensives de celle-ci, une série de frappes aériennes par drones et par missiles balistiques et hypersoniques, ont fortement contribué à la surconsommation de systèmes d’armes américains, israéliens et israélo-américains — alors même que leur production est mise sous tension par l’embargo chinois. 

Pékin l’a bien vu qui, dès la fin du mois de juin 2025, a soutenu l’effort de réarmement de l’Iran en lui fournissant en particulier des systèmes d’armes anti-aériens 28.

Jusqu’à cette date, la République islamique apparaissait isolée sur le plan militaire, car dépendante des capacités de production de sa propre base industrielle et technologique de défense — là où, en face, l’industrie américaine jouait un rôle majeur de soutien pour Israël 29.

L’implication de l’industrie militaire chinoise auprès de l’Iran fait désormais émerger une « situation en miroir » ; elle sort l’Iran de son relatif isolement stratégique en lui ouvrant l’accès à une industrie militaire de pointe.

Le Golfe Persique et le Moyen-Orient sont désormais des zones de contact stratégiques entre les zones d’influence américaine et chinoise. 

En d’autres termes, le déploiement en Iran de ces armes peut être considéré comme une extension, à l’échelle régionale, du système de dissuasion conventionnelle chinois.

Pour Washington, la combinaison de la guerre israélo-iranienne et des réductions des exportations chinoises de terres rares constitue un point de tension que Pékin cherche à exploiter.

Jean-Michel Valantin

L’extension de la « Grande muraille de drones » et les leçons de la guerre Inde-Pakistan

Un tel rapprochement peut cependant avoir d’autres significations.

Il pourrait être interprété comme un message envoyé à d’autres partenaires stratégiques, dont la Russie et d’autres membres du groupe des BRICS+. 

Les alliés potentiels se font ainsi plus nombreux : depuis 2024, ce groupe intègre l’Égypte, les Émirats arabes unis, l’Indonésie, l’Éthiopie et l’Iran 30.

L’Iran n’est qu’un des nombreux pays avec lesquels la Chine mène une politique d’exportation de hautes technologies militaires et d’intelligence artificielle. Les membres de l’Initiative des Nouvelles Routes de la soie en sont parmi les premiers bénéficiaires. Or certains sont voisins de pays militairement liés aux États-Unis.

Sur le sol européen, la modernisation de l’armée serbe est renforcée depuis 2020 par des importations de batteries de missiles sol-air et de drones de combat Wing Loong. Ces mêmes armes sont envoyées en Asie, en particulier au Pakistan et en Corée du Nord ; mais aussi au Moyen-Orient — en Irak, en Égypte et à la faction du général Haftar en Libye.

Du point de vue des receveurs, ce partenariat leur permet de renforcer leur souveraineté nationale, en renouvelant par des drones leurs capacités de projection de force ; la guerre en Ukraine démontre quotidiennement l’efficacité opérationnelle et stratégique de telles armes. 

Quant aux batteries de missiles anti-aériennes, elles consolident les capacités de dissuasion conventionnelle des pays qui s’en équipent, mais aussi la protection du territoire en temps de guerre. 

Cette nouvelle réalité s’est manifestée de manière spectaculaire du 7 au 10 mai 2025, durant la guerre Inde-Pakistan.

Les performances des systèmes d’armes russes et chinois employés par les deux belligérants font alors l’objet d’une grande attention internationale.

D’après Christopher Clark, chercheur au Stimson Center et auteur d’un rapport particulièrement fouillé sur cette guerre, le niveau exceptionnellement élevé de diffusion de fake news et de désinformation de la part des deux belligérants rend difficiles ces évaluations techniques et tactiques 31. Néanmoins, il semblerait que certaines frappes pakistanaises réussies contre quelques avions indiens, dont un Rafale, soient le fait de batteries de missiles chinoises HQ-9. En retour, certains appareils pakistanais auraient été abattus par des batteries de missiles russes S-400 achetées par l’Inde. L’Indian Air Force réfute toutefois l’affirmation selon laquelle certains de ses appareils auraient été abattus par des missiles chinois PL-15.

Plusieurs attaques de drones ont aussi été menées par les deux camps, mais les caractéristiques techniques de ces drones sont difficiles à établir, du fait de l’intensité de la guerre de l’information menée de part et d’autre.

Malgré le « brouillard » de désinformation qui caractérise cette guerre, il apparaît que les systèmes d’armes chinois et russes aient été particulièrement efficaces 32.

La « Chimère » se dévore

Ces quarante dernières années, une profonde interdépendance s’est établie entre les États-Unis et la Chine.

Dès le début des années 1980, les parcs industriels américain, japonais et européen ont entamé une grande migration vers la Chine, rendue possible par les profondes réformes lancées par Deng Xiaoping 33. Cette dynamique a « offert » sa révolution industrielle à l’Empire du Milieu 34 : les entreprises de la Silicon Valley se sont largement installées en Chine, afin de bénéficier de l’accès à son gigantesque marché intérieur ainsi qu’à des coûts de production beaucoup plus bas qu’aux États-Unis du fait du niveau des salaires chinois ; elles n’ont réalisé que très tardivement le profond état de dépendance dans lequel elles s’installaient 35.

Cette gigantesque vague de délocalisations transforme profondément l’économie et la société américaine. Le niveau de « fusion » entre les économies des deux pays est tel que Niall Ferguson, le grand historien britannique de l’économie, élabore le concept de « Chimérica » pour qualifier cette imbrication 36.

Cette « Chimérica » est tout sauf une chimère. 

Les États-Unis compensent la réduction massive de leur production industrielle par des importations tout aussi massives de produits chinois à bas prix. L’Amérique s’installe ainsi dans un système de déficit commercial structurel à l’égard de la Chine, qui devient aussi l’un des principaux détenteurs de la dette américaine en achetant des obligations émises par le Trésor 37.

Depuis les années 2010, la Chine exporte trois fois plus vers les États-Unis que l’inverse ; cette situation ravage l’hinterland industriel américain, lourdement exposé au « China shock » et d’autant plus dépendant des biens chinois à bas prix.

Plus encore, de la fin des années 1990 aux années 2010, la « Chimérica » s’est étendue aux champs du numérique et des chaînes logistiques.

L’État et les entreprises chinois ont lourdement investi dans l’extraction et le raffinage de terres rares ; comme on l’a vu, cette double spécialisation confère à la Chine une place de quasi-monopole dans l’exportation tant des minéraux raffinés que des produits les contenant.

Les entreprises chinoises, contrôlées par l’État chinois, se sont donc installées comme des acteurs et des supports fondamentaux de l’industrie américaine du numérique et de l’IA, en s’insérant dans les chaînes logistiques. Elles sont ainsi devenues les briques technologiques et industrielles sur lesquelles s’est largement développée l’industrie numérique américaine, tant civile que militaire.

L’efficacité de cette redoutable stratégie déclenche de fortes réactions de l’administration Trump. Le 25 août 2025, le président américain a ainsi déclaré : « Ils [les Chinois] doivent nous donner des aimants. S’ils ne nous en donnent pas, alors nous devrons les taxer autour de 200 % » 38. Au-delà du « style Trump », la menace qu’il énonce souligne l’importance stratégique qu’ont les exportations chinoises pour les États-Unis. 

La pénurie américaine de missiles, déclenchée par l’implication des États-Unis dans les conflits en Ukraine, au Moyen-Orient, en mer Rouge et dans le Golfe Persique, devient l’un des moteurs du « déchirement » de la « Chimère » — et un levier puissant pour Pékin.

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08.10.2025 à 16:11

À l’ombre de Mars : penser la diversité des guerres

guillaumer

Comment penser la guerre à nouveaux frais alors qu'elle est de retour dans des sociétés qui l'avaient longtemps refoulée ?

Comment nommer les nouvelles formes de conflit et les nouvelles figures de la violence à l'ère de l'IA et des drones ?

Antony Daliba montre qu’une typologie de la guerre est toujours concevable : derrière la variété apparente des affrontements, les moyens des belligérants sont finalement toujours limités.

Alexandre Escudier recense un ouvrage ambitieux qui propose rien moins qu'un modèle théorique de la guerre au XXIe siècle.

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Texte intégral (7705 mots)

Longtemps refoulée par des concitoyens bénéficiant, innocemment des dividendes de la paix, moquée par les sciences sociales sous l’étiquette péjorative d’« histoire-bataille », la guerre n’en finit pourtant pas de refaire irruption sur le devant de la scène.

Dans un premier temps, à partir des années 1950, la dissuasion nucléaire avait relégué au second plan l’hypothèse même d’un conflit conventionnel majeur. Puis, à partir des années 1960–1970, vinrent les guérillas insurrectionnelles, souvent fondées sur des stratégies asymétriques du faible au fort — parfois rudimentaires, mais redoutablement efficaces. Elles suscitèrent en retour l’élaboration de doctrines de contre-insurrection, de David Galula au général David H. Petraeus 39.

Depuis le milieu des années 2010, nous sommes confrontés à une situation inédite. Avec la guerre hybride en Ukraine dès 2014, la brutalisation du théâtre syrien, la militarisation croissante de l’espace indo-pacifique et l’intégration doctrinale par la Chine de la « guerre hors-limites » 40, c’est un théâtre stratégique qui se reconfigure. 

Désormais, trois dimensions — guerre nucléaire, conflit conventionnel, lutte asymétrique — tendent à s’empiler et à s’activer simultanément (p. 32).

Retour de la guerre et crise des fondements

Cette recomposition élargit considérablement la surface stratégique que doivent couvrir à grands frais (p. 33), les démocraties libérales. Elle survient au moment même où celles-ci subissent déjà de fortes tensions internes : ralentissement de la croissance, coût élevé de leurs modèles sociaux, charge croissante liée à la transition environnementale et instabilité politique interne alimentée par l’enchaînement des crises budgétaires et de la dette publique.

Dans ce double contexte de géopolitique incertaine et de pressions domestiques accrues, les régimes démocratiques sont contraints de repenser en profondeur leurs schémas doctrinaux. Ils renouent ainsi avec ce que le général Lucien Poirier avait identifié dès les années de l’atome triomphant comme la « crise des fondements » 41 de la pensée stratégique contemporaine.

À l’équation militaire à trois variables — nucléaire, conventionnelle, asymétrique — s’ajoute désormais une seconde équation, celle-ci interne. Il s’agit des vulnérabilités propres aux démocraties, devenues selon le terme de Clausewitz un point de « friction » de toute conduite stratégique de long terme — en amont comme en aval de celle-ci. Polémologie et science politique peinent encore à en penser conjointement les termes, pourtant décisifs pour toute gouvernance éclairée.

Désormais, trois dimensions — guerre nucléaire, conflit conventionnel, lutte asymétrique — tendent à s’empiler et à s’activer simultanément.

Alexandre Escudier

La guerre comme opérateur central de bifurcation historique

Dans L’Échiquier stratégique 42, Antony Dabila 43 engage ce nouveau « Grand Débat », tant interne qu’externe. Il montre que la guerre n’est pas un simple épisode violent de l’histoire humaine, mais un opérateur de bifurcation centrale. Cette bifurcation s’opère sur un plan domestique : recomposition des régimes politiques, réorganisation des hiérarchies sociales, mobilisations économiques et technologiques. Elle se double aussi d’un plan international : transformation des rapports entre entités politiques, redéfinition des frontières, basculements hégémoniques.

Ce changement cristallise en effet un entrelacs de variables non militaires — logistiques, écologiques, idéologiques, religieuses ou démographiques — qu’elle active, redistribue ou détruit. Au-delà de cette fonction systémique, la guerre concrète est surtout, selon Dabila, un champ dynamique de combinaison et de superposition de régimes stratégico-tactiques, qui se succèdent ou s’articulent au sein d’une même séquence conflictuelle.

Cette pluralité opératoire génère des effets propres — de sidération, d’usure, de harcèlement, de contention, de surprise et de concentration — qui, plus encore que les résultats politiques apparents, conditionnent la morphogenèse des ordres sociaux issus des conflits.

C’est sur ce point décisif que la polémologie de Dabila — articulée à une réflexion encore trop peu suivie sur la dialectique entre conflictualité externe et structuration interne du politique — ouvre vers une sociologie historique comparée de la guerre, envisagée dans ses effets structurants sur les sociétés humaines, tant en amont (ante bellum) qu’en aval (post bellum) des séquences guerrières.

Dabila reprend ces questions à la racine en opérant une double réinscription de la guerre : d’une part, au sein d’une théorie générale des affaires humaines structurées par la pluralité irréductible des unités politiques souveraines (les polities) ; d’autre part, dans une architecture stratégique et combinatoire fondée sur une grammaire élémentaire des manœuvres et des configurations politico-militaires.

Il en résulte une thèse forte : à partir d’un certain seuil de densité humaine et de coalescence politique, la guerre s’impose comme une possibilité constitutive — virtuellement latente — des relations entre polities. Dans une conjoncture donnée, l’alignement de facteurs sociologiques peut générer des conflits , activant par là même certains éléments sélectionnés par les acteurs, en fonction du contexte, au sein de l’ensemble analytiquement pensable de la gamme stratégico-tactique.

Dans un double contexte de géopolitique incertaine et de pressions domestiques accrues, les régimes démocratiques sont contraints de repenser en profondeur leurs schémas doctrinaux.

Alexandre Escudier

La possibilité de la guerre comme contrainte de survie

La guerre, selon Dabila, n’est ainsi ni l’effet direct d’une pulsion biologique ni un accident sans cause : elle est la forme, certes extrême mais structurellement toujours possible, des relations entre polities, inhérente au fait de leur coexistence dans un champ d’interaction conflictuel. En effet, dès lors que plusieurs unités souveraines partagent un même espace d’influence ou de dépendance, il suffit qu’un différend porte sur un enjeu clef, inaccessible à toute médiation, pour que la tension latente se mue en affrontement organisé, où la parole cède la place à la violence structurée par l’action militaire.

Cette possibilité persistante de la guerre impose à toute politie — quel que soit son régime politique (autocratique, démocratique ou hiérocratique 44) et quelles que soient ses préférences normatives, d’intégrer structurellement les contraintes de cette possibilité dans l’architecture même de sa gouvernance instituée. Tout ordre politique doit ainsi les internaliser comme une contrainte de survie : comme le dit Dabila, un « corps politique doit avoir non seulement une capacité de résistance aux agressions, mais également une stratégie » (p. 10). Si les communautés politiques diffèrent, ce n’est qu’à deux niveaux distincts : d’une part, leur aptitude à élaborer la stratégie militaire la plus efficace face aux chocs externes de survie ; d’autre part, la légitimité de leur régime politique, appréciée à l’aune de la validité — objectivement argumentable — des normes qui fondent les finalités politiques que leur conduite stratégique, qu’elle soit militaire ou infra-guerrière, entend poursuivre.

Homo strategicus  : entre « endo- » et « exopolitique »

Une telle approche s’oppose frontalement aux pensées politiques « hémiplégiques » 45, qui évacuent l’extérieur stratégique des polities au nom d’une normativité réduite au seul ordre interne du « régime politique » : compétition électorale, principes institués de justice et régime d’affects centré exclusivement sur les injustices liées à la redistribution et la reconnaissance. Contre cette réduction de l’ensemble du politique — dans ses dimensions internes et externes — à une pure « endopolitique », par oubli ou déni de l’« exopolitique », Dabila rejoint les prémisses centrales de Raymond Aron 46 et de Jean Baechler 47 : la guerre n’est pas seulement une nuisance structurelle apparue avec la densification néolithique des sociétés, elle fonctionne de manière chronique comme un mécanisme implacable de sélection des formes politiques, et du même coup des idéaux de « bonne vie » sous-jacents. Une pensée politique qui ferait l’impasse sur une contrainte aussi massive n’est tout simplement pas une pensée politique, en ce qu’elle méconnaît les pressions sélectives qui s’exercent depuis l’extérieur sur les frontières de l’unité politique qu’elle postule, bien imprudemment, comme souveraine.

Si les communautés politiques diffèrent, ce n’est qu’à deux niveaux distincts : d’une part, leur aptitude à élaborer la stratégie militaire la plus efficace face aux chocs externes de survie ; d’autre part, la légitimité de leur régime politique.

Alexandre Escudier

L’analytique et la sociologie historique des pratiques stratégiques que propose Dabila se fondent en conséquence sur la figure d’homo strategicus : non pas l’homme calculateur de l’utilité maximale, à la manière de l’homo economicus, mais l’homme confronté à la nécessité de survivre dans un monde d’incertitude et de violence, qu’elles soient radicales ou structurées ; un homme privé aussi de toute instance pacificatrice de rang supérieur aux polities.

L’histoire humaine apparaît dès lors comme une succession et superposition de séquences au sein desquelles la stratégie fonctionne comme un mécanisme d’adaptation, de survie ou de projection d’ordre — non seulement militaire, mais aussi institutionnel, diplomatique, logistique et symbolique.

Pour autant, la guerre n’est en cela que l’expression extrême et politiquement évitable du spectre plus large des relations nouées entre les unités politiques souveraines : ces relations peuvent comprendre pressions économiques, dissuasion, diplomatie ou usage symbolique de la puissance. La guerre constitue donc un « échec de la pacification » 48, c’est-à-dire de la capacité d’un système politique à stabiliser son environnement international sans recourir à la violence organisée. Cela suppose que la stratégie militaire proprement dite — définie comme mise en œuvre de cette violence organisée — ne soit jamais autonome. Elle doit toujours être subordonnée à une conduite stratégique plus englobante, expression synthétique des finalités politiques définies par la politie en situation.

Dans cette perspective, Dabila réaffirme un principe cardinal hérité de Carl von Clausewitz, de Hans Delbrück, du général André Beaufre 49 et du général Lucien Poirier : l’art de la guerre n’a de sens qu’en référence à un objectif politique. Son « finalisme stratégique » (p. 24) implique que toute opération militaire n’est qu’un instrument — certes décisif — au service d’une volonté souveraine, visant par l’action violente à contraindre une autre politie à reconnaître un certain ordre de pacification. Le stratège militaire n’est pas un acteur autonome : il est l’exécutant supérieur d’un dessein politique, dont la légitimité dépend du régime auquel il appartient, et non de la seule logique interne de l’engagement guerrier.

Concrètement, pour nous Modernes, si une démocratie libérale n’a nullement le loisir de faire l’économie d’une pensée et d’une conduite stratégiques unifiées, à la mesure des défis contemporains, celles-ci ne sauraient être absorbées par la seule rationalité militaire : elles doivent demeurer pleinement compatibles avec les normes juridiques, éthiques et politiques qui fondent son identité politique et conditionnent le soutien de la société civile — nationale comme transnationale. « La violence que l’on oppose à la violence ne doit être ni dérisoire ni immorale car c’est le projet politique proposé lui-même qui en pâtirait. » (p. 45).

La guerre : « conflit violent entre au moins deux polities »

La sociologie historique comparée et l’anthropologie sociale du politique montrent que la guerre n’est nullement propre au monde moderne de l’État, bureaucratisé et militarisé 50. Il convient donc d’en scruter aussi la logique « dans les sociétés n’ayant pas encore atteint une organisation étatique solide » (p. 122). C’est précisément afin d’éviter les biais analytiques liés à une conception trop étatisée de la stratégie militaire que Dabila s’appuie sur des notions formellement neutres et empiriquement transversales, telles que celles d’« unités politiques » (Raymond Aron) ou de « polities » (Jean Baechler).

Le stratège militaire n’est pas un acteur autonome : il est l’exécutant supérieur d’un dessein politique, dont la légitimité dépend du régime auquel il appartient

Alexandre Escudier

Une politie, ou unité politique, se définit selon une double dimension (p. 55). Sur le plan interne, elle constitue un espace social de pacification tendancielle, ordonné par une formule de justice mise en œuvre à travers un ensemble de règles instituées, dont l’application peut requérir le recours à la coercition. Sur le plan externe, toute politie — quels que soient son niveau d’organisation sociale, son époque ou son horizon culturel — évolue dans un espace d’interactions entre unités politiques où, en l’absence de mécanismes supérieurs de régulation, tout différend peut dégénérer en violence militarisée. La face interne définit le périmètre de l’« endopolitique » (intra-politique, c’est-à-dire la politique domestique) propre au régime de la politie ; la face externe correspond, quant à elle, au champ de l’« exopolitique » (inter-politique ou « transpolitique », c’est-à-dire la politique extérieure) qui régit ses relations avec les autres communautés politiques territorialement constituées.

Cette dynamique externe d’interaction s’exprime selon Dabila à travers ce qu’il nomme la « propagation transpolitique ». Ce concept englobe l’ensemble des actions extérieures d’une politie, puisant dans ses ressources endopolitiques pour assumer les trois fonctions fondamentales de toute stratégie : « dissuader », « défendre » et « attaquer ». Il se substitue utilement aux catégories plus classiques de « grande stratégie » ou de « stratégie intégrale », en ce qu’il refuse d’ériger la stratégie — trop souvent réduite à sa seule dimension militaire — en principe central de la liberté d’action de toute communauté politique.

Trois éléments indissociables constituent, dans ce cadre, le phénomène éminemment social de la guerre : une discorde initiale, le recours à la violence et l’inscription de cette violence dans un cadre politique. L’entrée en guerre transforme un litige en une « épreuve de force » dotée de sa propre logique. Dabila en précise les niveaux de réalité (p. 43) : l’objet du conflit (l’enjeu général), les finalités politiques (non militaires), les objectifs stratégiques (traduction militaire de l’ordre politique poursuivi post bellum) et les buts tactiques (traduction concrète en engagements armés séquencés).

Cette chaîne de traduction n’est jamais mécanique : elle suppose un acte d’interprétation, confié à la stratégie militaire, définie comme « l’interprétation d’un dessein politique » (p. 21). Interpréter, ici, c’est à la fois traduire, donner sens et représenter. Les stratèges ne se contentent pas de transmettre une intention politique : ils la reformulent en fonction des rapports de force, des intentions adverses, des contraintes héritées et des moyens disponibles. La « propagation transpolitique » désigne le cadre où s’élabore cette médiation interprétative entre volonté politique et conduite de la guerre.

Grammaire générale : « clavier tactique », « plan de guerre », « équation de paix »

Pour rendre possible la comparaison analytique de conflits issus de contextes hétérogènes, Dabila propose une grammaire stratégique fondée sur trois instruments complémentaires, articulés en un système cohérent allant de l’action tactique élémentaire à la décision politique de paix : le « clavier tactique », le « plan de guerre » et l’« équation de paix ». Le « clavier tactique », inspiré du « clavier stratégique » de Beaufre mais recentré sur l’échelon approprié (la tactique, et non la stratégie), offre un vocabulaire élémentaire permettant de décomposer toute opération militaire en une série d’actions génériques, définies non par leurs intentions mais par leurs effets dans l’interaction : attaquer, surprendre, tromper, fatiguer, rompre ou menacer. Ces touches combinables, exposées dans un tableau synthétique (pp. 96-97), permettent de composer des séquences opératoires selon la logique d’une gamme musicale, et non pas en toute certitude mécaniste, reproductible more geometricum

La sociologie historique comparée et l’anthropologie sociale du politique montrent que la guerre n’est nullement propre au monde moderne de l’État, bureaucratisé et militarisé.

Alexandre Escudier

Le « plan de guerre » assure ensuite la cohérence verticale entre lignes politique, stratégique et tactique, par un mécanisme adaptatif de diagnostic, de coordination et de révision continue — chaque niveau devant rester révisable à la lumière de celui qui le surplombe.

Enfin, l’« équation de paix » (p. 106), prolongement direct de la « loi d’espérance politico-stratégique » de Lucien Poirier 51 (p. 104), formalise les conditions cognitives et psychiques de l’acceptation de la défaite : la guerre cesse non lorsqu’un camp est militairement anéanti, mais lorsque le décideur — compte tenu de son centre de gravité brisé — estime que la poursuite du conflit coûterait davantage que ce qu’il reste à espérer. La guerre est ainsi pensée non comme un pur affrontement mécanique, mais comme un processus où la perception des coûts, la lucidité stratégique et la résilience morale du groupe combattant — y compris celle de l’arrière — jouent un rôle central. Ce triptyque analytique — clavier tactique, plan de guerre, équation de paix — permet à Dabila de relier l’échelle des manœuvres concrètes, la cohérence des plans opératoires et les finalités politiques dans une « syntaxe stratégique » complète (pp. 50, 95, 111), apte à rendre comparables des séquences historiques de guerre en apparence dissemblables.

L’Échiquier des seize modes stratégico-tactiques

L’analytique générale de Dabila aboutit à un échiquier combinatoire de seize « modes stratégico-tactiques » (p. 91), déduits de trois couples fondamentaux : offensive/défensive, tactique/stratégique, directe/indirecte. Cette matrice typologique complète permet de décrypter la conduite stratégique selon différents régimes d’action militaire possibles. Chaque mode peut être activé ou corrompu en fonction des contextes, des doctrines, des configurations politico-institutionnelles et des régimes de commandement.

Les stratèges ne se contentent pas de transmettre une intention politique : ils la reformulent en fonction des rapports de force, des intentions adverses, des contraintes héritées et des moyens disponibles.

Alexandre Escudier

Pour appliquer cette matrice à l’analyse historique, Dabila propose enfin trois critères empiriquement observables, permettant de classer typologiquement les cas : 

— L’objectif stratégique global de la campagne — au niveau des finalités politiques — est-il de préserver un ordre établi (conservatisme) ou de le transformer (révisionnisme stratégique) ?

— Sur le plan tactique, l’acteur prend-il l’initiative de l’engagement militaire ou organise-t-il sa défense ?

— L’approche opératoire consiste-t-elle à frapper le centre de gravité adverse, ou bien à le contourner par des manœuvres de diversion, de surprise ou d’encerclement ?

La réponse à ces trois questions princeps permet de coder la séquence selon les seize configurations possibles de l’échiquier stratégique.

Loin d’une simple manie taxinomique dénuée d’enjeu cognitif et pratique, cette typologie vise à rendre identifiables et comparables des opérations issues de contextes historiques, technologiques ou culturels très hétérogènes, en réduisant leur complexité opératoire à un schéma d’ensemble intelligible. Elle fournit ainsi à l’analyste un levier pour diagnostiquer la forme stratégique dominante d’un affrontement donné, et au praticien une grammaire d’action pour choisir, à chaque étape d’une campagne, parmi les formes disponibles de conduite de la guerre — dont aucune, toutefois, n’est adéquate ou efficace à tous les coups.

La mise à l’épreuve comparative : un large échantillon historique de cas

Dans la seconde partie de L’Échiquier stratégique, Dabila déploie avec rigueur une galerie de cas historiques qui démontrent empiriquement la robustesse de sa grille analytique. Cette approche combinatoire — fondée sur les couples stratégie offensive/stratégie défensive, tactique offensive/défensive et approche directe/indirecte — permet une lecture transhistorique des séquences de guerre, tout en respectant les singularités contextuelles.

Chaque « mode stratégico-tactique » donne lieu à une mise en situation dans des périodes historiques et aires civilisationnelles contrastées : du monde grec antique à l’Empire ottoman, de la Chine des Royaumes combattants aux guérillas des XXe-XXIe siècles, Dabila recompose une cartographie comparative des formes concrètes de la guerre.

La stratégie défensive directe appuyée sur une tactique défensive directe se retrouve par exemple, de manière paradigmatique, dans l’héroïsme sacrificiel des Thermopyles (480 av. J.-C.) ou la défense de Verdun (1916), où l’on « choisit de laisser l’avantage à l’adversaire et [de] le laisse[r] lancer ses forces sur ses résistances » (p. 233). Ce mode d’attrition relève d’une logique de temporisation politique sous contrainte de puissance, où la victoire réside moins dans la conquête que dans la capacité à empêcher l’ennemi d’atteindre ses propres objectifs. Il permet à Dabila de réévaluer des séquences classiquement perçues comme des échecs tactiques en victoires stratégiques différées ou symboliques (au niveau de l’énergie morale du groupe belligérant d’alors et de ses réactivations mémorielles jusqu’à nous, pour tenir).

La guerre est pensée non comme un pur affrontement mécanique, mais comme un processus où la perception des coûts, la lucidité stratégique et la résilience morale du groupe combattant jouent un rôle central.

Alexandre Escudier

L’analyse de cas issus de sociétés segmentaires — dépourvues d’État sédentaire à légitimité rationnelle-légale, comme en Occident —, tels que certaines campagnes montées des Nuer, des Mongols ou des chefferies zouloues, permet de tester la robustesse de la grille jusque dans des configurations de conflictualité infra-étatiques ou alter-étatiques ; en effet, on sait désormais que les Mongols ont bien disposé d’une forme redoutable d’État itinérant 52. Citant Polyen (IIe siècle ap. J.-C.) à propos des peuples alentour (notamment les Parthes) faisant la guerre tout autrement que les « cités » gréco-romaines, a fortiori que l’empire de Marc-Aurèle, Dabila insiste à juste titre sur l’importance de ne pas « mépriser comme des hommes sans finesse ni malice » (p. 123) ces polities acéphales, dont la ruse et la mobilité forcent à requalifier des tactiques souvent jugées primitives comme relevant en réalité de stratégies conscientes, bien qu’indirectes. 

La percée heuristique de la table des éléments stratégico-tactiques proposée par Dabila repose ainsi sur sa capacité à intégrer aussi bien les combats mécanisés voire numérisés des XXe-XXIe siècles que les embuscades segmentaires du Néolithique ; elle permet ainsi de révéler, au-delà de la diversité de ces conflits, une combinatoire transhistorique des formes de la guerre, finie et structurée et dénombrable.

Le comparatisme historique proposé, étendu au temps long et aux divers espaces de l’histoire humaine, met ainsi à l’épreuve l’analytique générale élaborée par Dabila dans la première partie de l’ouvrage, au niveau des « formes élémentaires » (p. 9) de la « grammaire stratégique » (p. 51). À la lecture des exemples, minutieusement restitués et analysés, le lecteur voit peu à peu se dégager des logiques stratégiques, là où il ne percevait jusqu’alors qu’un enchaînement de cas isolés, traités comme de pures singularités dans le style souvent besogneux des narrations historiques traditionnelles. Celles-ci étaient incapables de faire apparaître le choix stratégique effectivement opéré par les protagonistes d’alors parmi les possibles disponibles de la gamme pérenne. Ce sont les facteurs déterminants de ces choix, ainsi que leurs conséquences, que le « clavier tactique » construit par Dabila permet de révéler, en rendant visible l’architecture opératoire des décisions militaires, jusque-là dissoute dans la contingence du récit.

Pourquoi les acteurs d’alors choisissent-ils tel ou tel « mode stratégico-tactique » ? Avec quels effets, quel succès ou quel échec du « plan de guerre » (p. 98 et 109) ? Autrement dit, avec quelle capacité d’adaptation à la réaction ajustée de l’ennemi, lui-même anticipant les anticipations de l’autre ? C’est cette logique « inter-réactionnelle » sans fin que Dabila (p. 53).

Sociologiser l’histoire des idées stratégiques

Toutes ces dimensions sont analysées à l’occasion de chaque exemple d’affrontement armé. 

Dans la section « Auteurs » propre à chacun des seize modes stratégico-politiques mis en exemple, Dabila examine la manière dont l’expérience vécue, ou l’observation minutieuse des engagements, a modifié après coup la pensée des stratégistes — c’est-à-dire des auteurs de doctrines. De même que la philosophie politique, selon l’image célèbre de Hegel, ne déploie ses ailes qu’au crépuscule des événements qu’elle thématise, la pensée stratégique ne se développe, elle aussi, qu’après la fête, à partir d’expériences historiques déjà advenues. 

Le général de Gaulle dénonçait la tentation de transformer un mode d’action ponctuellement victorieux en une « métaphysique absolue de l’action » — posture vouée à l’échec, dès lors qu’elle fétichise un succès passé en l’érigeant en modèle indépassable.

Alexandre Escudier

Ces expériences lentement décantées donnent naissance à des doctrines stratégiques successives, souvent en conflit les unes avec les autres ; en effet, les stratéges se lisent, se répondent et s’opposent. Ainsi, Basil H. Liddell Hart 53, ardent promoteur de la stratégie « indirecte », vouait aux gémonies la tradition clausewitzienne, accusée d’avoir inspiré par sa glorification de la stratégie directe et de la montée aux extrêmes les états-majors aveugles, responsables de la boucherie de 1914-1918.

En mobilisant une large constellation d’auteurs issus de la tradition stratégique — de l’Antiquité chinoise ou gréco-romaine à la pensée classique et moderne européenne, de Sun Tzu à Joly de Maizeroy (inventeur des termes « la stratégique » en 1770 et « la stratégie » en 1777 54), de Jacques de Guibert à Clausewitz, Jomini ou Liddell Hart — Dabila propose une relecture structurée de l’histoire de la pensée stratégique à partir de sa propre analytique des seize modes stratégico-tactiques.

Si cette grille typologique s’avère conceptuellement exhaustive et empiriquement discernable dans les conflits armés documentés, elle autorise alors à reconfigurer l’historiographie des doctrines classiques, en suggérant de les envisager désormais non plus comme théories générales autosuffisantes, mais comme autant d’explicitations partielles, historiquement situées, de certains modes opératoires spécifiques. À y bien regarder, en effet, chaque stratégiste tend à privilégier un type de guerre, identifiable par sa structure stratégique et tactique dominante, et souvent réductible à un ou quelques modes de l’échiquier — parfois même à un seul — qu’il érige en paradigme de l’efficacité guerrière : « Les grands auteurs militaires ont, pour la plupart, conseillé un type de guerre, qui peut se ramener à quelques modes stratégico-tactiques et parfois même à un seul » (p. 123). Ce sont ensuite ces doctrines, ainsi polémiquement constituées, qui reconfigurent — partiellement ou en profondeur — les dispositifs de formation et de reprogrammation intergénérationnelle du raisonnement stratégique, au sein des appareils militaires ou politiques des polities. À ce titre, les sections « Auteurs » de Dabila ne relèvent ni d’une simple histoire ni d’une paraphrase érudite des idées stratégiques : elles esquissent une sociologie historique comparée des doctrines et des pratiques, attentive à leurs conditions d’émergence, à leurs effets de cadrage opératoire, comme à leurs angles morts structurants.

Théâtres de guerre contemporains : ultime mise à l’épreuve des outils d’analyse opératoire

Dans la section sur la « résurrection de Bellone » qui conclut son ouvrage (pp. 347-374), Dabila applique sa matrice à seize cases aux théâtres contemporains majeurs pour démontrer la robustesse opératoire de son modèle. La guerre d’Ukraine illustre d’abord une stratégie offensive avec tactique offensive directe (attaque massive et frontale dès février 2022), rapidement réorientée par la Russie vers une stratégie offensive avec tactique défensive indirecte (repli organisé, fortifications, saturation logistique), signe d’un échec de la charge initiale. En face, l’Ukraine combine une stratégie défensive avec tactique défensive directe dans les premiers mois (tenue de terrain, protection des villes), puis développe une tactique offensive indirecte — frappes à longue portée, usage de drones, ciblage des nœuds logistiques — tout en conservant une posture stratégique défensive.

L’agir stratégique suppose toujours une décision ad hoc — sous contrainte, dans l’incertitude des circonstances comme des conséquences, et face à un belligérant qui anticipe déjà les options probables de son adversaire.

Alexandre Escudier

Dans le Haut-Karabakh, le conflit de 2020 voit l’Azerbaïdjan mobiliser une stratégie offensive avec tactique offensive indirecte : reconquête méthodique par saturation, usage intensif des drones turcs Bayraktar, ciblage des lignes de ravitaillement et des centres de commandement. Inversement — à l’instar de la France de 1940, fustigée par de Gaulle —, l’Arménie reste figée dans une stratégie défensive avec tactique défensive directe, tenant ses positions sans adaptation au nouveau paradigme technologique. Dabila y voit une sorte d’ossification politique par défaut d’actualisation de la conduite stratégique.

En Syrie, le théâtre se structure selon une pluralité de modes dissemblables : le régime Assad adopte une stratégie défensive avec tactique offensive indirecte, misant sur l’usure des poches rebelles ; les Kurdes pratiquent une stratégie défensive avec tactique défensive indirecte (esquive, retraits, contrôle de couloirs) ; la Turquie intervient selon une stratégie offensive avec tactique indirecte (frappes ciblées, zones tampons, proxies), illustrant un environnement stratégico-tactique où aucun mode ne devient hégémonique.

Enfin, dans le conflit opposant Israël à l’« arc chiite », Dabila voit un affrontement permanent à seuil d’escalade modulable. Israël déploie une stratégie défensive avec tactique offensive indirecte : frappes préventives contre les infrastructures du Hezbollah ou les convois iraniens, cyberattaques, éliminations ciblées, élimination du Hamas dans la bande de Gaza en réaction à l’attaque du 7 octobre 2023 — le tout sans volonté de conquête territoriale mais afin de desserrer l’étau de l’axe dit « de la Résistance ».

En miroir, l’Iran poursuit une stratégie offensive adossée à une tactique défensive indirecte — réseau de proxies, encerclement graduel, saturation périphérique — relevant d’une combinatoire de modes visant moins la conquête que l’érosion de la liberté d’action adverse. Le théâtre qui en résulte est celui d’une conflictualité continue et non déclarée, où les effets sont calibrés pour gérer le seuil d’escalade, maintenir une pression stratégique durable, et ménager des fenêtres de bascule vers des séquences tactiques offensives. Cette démonstration finale de Dabila confirme sans équivoque que ses seize combinaisons typologiques ne constituent pas des modèles rigides, mais bien des repères analytiques tangibles, permettant de décrypter les conflits contemporains au-delà de leur plasticité stratégique et de leur hybridation technologique croissante.

L’« agir » stratégique contre la « corruption » des modes stratégico-tactiques

On insistera pour finir sur le fait que chaque chapitre consacré aux seize modes stratégico-tactiques se referme par une section intitulée « Corruption ». Il y a à cela une raison de fond, inhérente à l’analytique de la conduite stratégique, déployée dans la première partie. En effet, Dabila montre que si toutes les « formes générales » et « élémentaires » de la « syntaxe stratégique » (p. 111) sont, par nature, immédiatement concevables par chaque protagoniste suffisamment lucide quant à l’existence de ces possibles opératoires — à l’image des coups disponibles dans une partie d’échecs —, ceci n’implique nullement qu’un mode donné constitue une martingale valide en toute situation. Autrement dit, aucun régime stratégique n’est, en soi, garant ni de la justesse des objectifs politiques, ni de l’efficacité stratégico-tactique de la conduite de guerre : il est structurellement indéterminé, aussi bien du point de vue des finalités poursuivies par la politie que de la compétence de son état-major.

De même que la philosophie politique, selon l’image célèbre de Hegel, ne déploie ses ailes qu’au crépuscule des événements qu’elle thématise, la pensée stratégique ne se développe, elle aussi, qu’après la fête, à partir d’expériences historiques déjà advenues. 

Alexandre Escudier

Le général de Gaulle avait pleinement conscience de ce point clef lorsqu’il dénonçait la tentation de transformer un mode d’action ponctuellement victorieux en une « métaphysique absolue de l’action » (cité p. 138) — posture rigide, vouée à l’échec dès lors qu’elle fétichise un succès passé en l’érigeant en modèle indépassable. C’est précisément ce moment de bascule qui définit la « corruption » d’un régime stratégique : lorsqu’une politie, à travers ses dirigeants politiques et militaires, cesse d’ajuster sa conduite à la singularité de la situation pour reconduire mécaniquement une forme d’action jadis efficace, croyant tirer sa légitimité du précédent historique plutôt que de l’analyse dynamique des inter-réactions guerrières du moment — que ce soit au niveau de la bataille, de la campagne ou de la séquence stratégique d’ensemble. A contrario, une conduite stratégique réellement efficace se doit d’être multi-modale, adaptative, c’est-à-dire en capacité — cognitive et opérationnelle — de pivoter à tout moment en fonction des dynamiques mouvantes du conflit.

Ces qualités, la conduite stratégique doit les incorporer, car l’agir stratégique suppose toujours une décision ad hoc — sous contrainte, dans l’incertitude des circonstances comme des conséquences, et face à un belligérant qui anticipe déjà les options probables de son adversaire et met en œuvre des contre-stratégies qu’il faut deviner sans pouvoir les prédire, dans l’espoir de maximiser son propre « plan de guerre » et de forcer une certaine « équation de paix ». Cette dynamique rend la stratégie irréductible à un savoir clos (homo sapiens) académiquement transmissible, à un plan parfait ou une recette garantie (homo faber). Elle engage une rationalité du conflit fondée sur l’incertitude de l’« agir » (homo agens55, où la pertinence d’un mode stratégico-tactique ne se juge qu’à l’aune du rapport mouvant entre finalités politiques, configurations concrètes du théâtre de guerre et enchaînement contingent des « inter-réactions » stratégiques.

Le nouveau Grand Débat des démocraties libérales du XXIe siècle

Alors que les démocraties libérales, ainsi que la proto-fédération inachevée qu’est l’Union européenne, redécouvrent avec stupeur les contraintes géopolitiques pesant sur la promesse moderne d’émancipation — égale dignité humaine, dans la sécurité, la prospérité et les libertés politiques et sociales, L’Échiquier stratégique de Dabila ramène au premier plan, épurée, la table des éléments de la « conduite stratégique » et de la « stratégie militaire » à travers les âges. Sa polémologie constitue, à ce titre, l’un des fondements les plus assurés d’une doctrine unifiée de la résilience démocratique (externe/interne), à l’heure de la montée conjuguée des périls autocratiques domestiques et néo-impériaux.

Toute la question maintenant lancinante est de savoir si les déséquilibres devenus flagrants de nos démocraties libérales — déséquilibres sociaux, fiscaux, budgétaires, identitaires et, partant, politiques — permettront de hisser le débat public à la hauteur de ce nouveau Grand Débat du XXIe siècle sur la conduite stratégique.

Qu’on s’y adonne ou s’y refuse, ce Grand Débat a d’ores et déjà lieu sous nos yeux, moyennant la triple contrainte conjuguée des autocraties néo-impériales continentales, des périls climatiques et environnementaux de l’Anthropocène, et de l’ingouvernabilité chronique des régimes démocratiques. La difficulté majeure tient à ce que ces régimes de prospérité et de liberté, si durablement déshabitués aux enjeux de sécurité et aux misères concrètes de la guerre sur leur propre sol, peinent désormais à hiérarchiser leurs objectifs politiques internes et externes. Cette incapacité s’aggrave du fait que ces objectifs entrent en concurrence pour l’allocation de marges de manœuvre budgétaires désormais fortement contraintes — comme en témoigne la prolifération de mouvements sociaux désencastrés des traditions syndicales, dont la gestion absorbe à son tour une part non négligeable des capacités budgétaires et sécuritaires de l’État. On se trouve dans un cercle vicieux. Le risque systémique, pour les démocraties, est dès lors qu’elles échouent à penser la conduite stratégique de leur politie — et de leur système d’alliance — soit parce qu’elles demeurent paralysées de l’intérieur par une hyperconflictualité structurelle, soit parce qu’elles ne parviennent plus à appréhender leur environnement international autrement qu’avec les coordonnées de l’humanitarisme moral, qui ne suffisent plus à penser la situation : non pas la penser éthiquement, bien sûr, mais opérationnellement et dans l’urgence.

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08.10.2025 à 06:00

Avec Israël, abandonner la « raison d’État » : l’appel qui provoque le débat en Allemagne

guillaumer

Parmi les élites allemandes, un appel plaidant pour un changement de politique radical vis-à-vis d’Israël est en train de provoquer un débat de fond.

Pour l'un de ses principaux initiateurs, Philip Holzapfel, la doctrine de la « raison d’État » qui a guidé la position de l’Allemagne dans un soutien inconditionnel sans faille à l’État hébreu doit désormais connaître un aggiornamento.

Il nous explique sa démarche.

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Texte intégral (6666 mots)

Vous êtes à l’origine d’un « Papier d’experts pour un tournant dans la politique allemande au Proche-Orient » qui a eu un grand retentissement en Allemagne, intitulé « Au-delà de la raison d’État : comment concilier responsabilité historique, intérêts stratégiques et droit international ». Pourriez-vous nous expliquer la genèse de ce travail ?

Ce papier est lié à un projet de livre collectif qui développera les fondements théoriques sous-tendant les recommandations politiques contenues dans cette note 56

Nous avons voulu faire la démonstration qu’il existe en Allemagne un large consensus entre experts du Proche-Orient, au-delà de leurs orientations politiques, sur la nécessité pour le pays d’une nouvelle approche de la région et du conflit israélo-palestinien. 

N’y a-t-il pas de couleur politique dominante dans le Groupe d’experts ? 

Nous avons cherché à inclure dans ce travail des personnalités proches de tous les courants démocratiques, car la question du Proche-Orient n’est pas vraiment une question partisane en Allemagne. La politique de la coalition précédente, associant les sociaux-démocrates, les libéraux et les verts, ne se distinguait guère sur cette question de celle de la grande coalition dirigée par les chrétiens-démocrates. Certains experts ont préféré cependant ne pas s’associer publiquement au papier, mais ils ont participé à sa mise au point et le soutiennent dans la même mesure que les autres.

Quelles sont les principales préconisations de votre note ? 

Dans cette note nous demandons avant tout un tournant stratégique dans la politique allemande concernant le Proche-Orient, ce qui implique bien plus qu’un simple recalibrage de court terme. La première idée majeure que nous défendons consiste à rappeler que le primat du droit international sur le droit national est au cœur de la Loi fondamentale allemande de 1949. Il s’agit là d’une des principales leçons tirées de la Seconde Guerre mondiale et un des acquis fondamentaux de l’Allemagne démocratique d’après-guerre ; c’est au moins autant une obligation légale pour le gouvernement allemand qu’une question de responsabilité historique et morale. 

Le tournant politique que nous demandons concernant la politique allemande au Proche-Orient consiste d’abord à ce que le pays se mette en conformité avec la lettre et l’esprit de la Constitution allemande. Le fait que la politique allemande au sujet d’Israël amène le gouvernement du pays à s’exonérer du droit international a potentiellement des implications qui vont bien au-delà de la seule politique étrangère de l’Allemagne.

Le concept machiavélien de Staatsraison postule que la sécurité d’Israël correspondrait à l’intérêt supérieur de l’Allemagne, alors qu’Israël est engagé dans une occupation illégale, comme l’a confirmé la Cour de justice internationale.

Philip Holzapfel

Le deuxième axe majeur de notre papier consiste à rappeler que la responsabilité de l’Allemagne au Proche-Orient ne peut pas concerner seulement Israël et les Israéliens. Les Palestiniens n’ont eu aucune part dans le crime de la Shoah, mais ils en ont payé le prix après la Seconde Guerre mondiale.

La responsabilité de cet état de fait ne concerne évidemment pas que l’Allemagne. Celle-ci était un pays vaincu et occupé en 1948, au moment de la Nakba. Elle a cependant joué un rôle clef au cours des décennies suivantes dans le financement et l’armement de l’État d’Israël — tout comme la France de la IVe République. Nous demandons donc au gouvernement allemand de reconnaître les effets négatifs, sur les autres populations de la région, de la politique qu’il a poursuivie depuis des décennies vis-à-vis d’Israël.

Vous remettez en cause la « Staatsräson », qui sous-tend la politique allemande à l’égard de l’État d’Israël. Pourriez-vous expliquer à des non-Allemands ce que ce concept signifie et d’où il vient ? 

Le terme « Staatsraison », raison d’État, a été utilisé en particulier par l’ex-Chancelière allemande Angela Merkel dans son discours prononcé devant la Knesset le 18 mars 2008 57. Il servait à désigner ce qu’elle considérait comme « la responsabilité historique particulière de l’Allemagne pour la sécurité d’Israël » qualifiée de « non-négociable ». Cette déclaration a été largement approuvée à l’époque et n’a jamais été sérieusement remise en question depuis par la classe politique allemande.

Après les massacres du 7 octobre, cette expression est même devenue une sorte de leitmotiv national, tous partis confondus. La traduction la plus tangible de cette raison d’État a été la forte augmentation des ventes d’armes à Israël, faisant de l’Allemagne son deuxième fournisseur d’armes, jusqu’à l’annonce récente de la suspension de la vente de certaines armes.

Le concept machiavélien de Staatsraison postule que la sécurité d’Israël correspondrait à l’intérêt supérieur de l’Allemagne, alors qu’Israël est engagé dans une occupation illégale, comme l’a confirmé la Cour de justice internationale en juillet 2024, et que son gouvernement est soupçonné de commettre des crimes contre l’humanité qui valent inculpation de son Premier ministre par la Cour pénale internationale. Parce qu’il est pouvoir occupant illégal, le soutien à Israël ne peut pas être conforme au droit international – et donc à la Constitution allemande. 

L’intention d’Angela Merkel en 2008 n’était certainement pas de garantir un appui inconditionnel et éternel à toute politique venant d’un gouvernement israélien ; mais l’utilisation de cette notion de Staatsraison depuis le 7 octobre 2023 pose de graves problèmes politiques et juridiques.

Plus généralement, au cours des dernières décennies, la politique de l’Allemagne vis-à-vis d’Israël a été contreproductive, notamment au sein de l’Union européenne car elle a encouragé en Israël un sentiment d’impunité et la levée de tous les tabous, dont le résultat a pu être constaté tant à Gaza et en Cisjordanie que dans toute la région. 

N’est-il pas normal que la relation entre l’État allemand et l’État d’Israël soit marquée par une forme d’exceptionnalité ? L’Allemagne peut-elle avoir une relation normale avec Israël ? 

La réconciliation historique sans précédent entre l’Allemagne et Israël restera toujours exceptionnelle, et l’objectif doit bien entendu être de maintenir des relations privilégiées, amicales et solidaires entre l’Allemagne d’une part, Israël et son peuple de l’autre. Cependant, ce partenariat doit être ancré dans des valeurs et des normes universelles, ce qui n’est pas le cas actuellement et ne l’a jamais pleinement été dans le passé.

Observe-t-on en Allemagne un retour de l’antisémitisme comme on peut le voir en France à l’occasion du conflit à Gaza ? Comment empêcher la résurgence de ce fléau ?

Je crains qu’il y ait un véritable risque en effet. Tant que la doctrine de la Staatsraison persiste, comme le narratif biaisé et incomplet qui la sous-tend, les gens vont chercher à résoudre les dissonances cognitives entre ce qu’ils voient et ce qu’ils entendent — d’une façon ou d’une autre. L’association de tout ce qui est juif avec l’État d’Israël, dans le contexte de sa politique à Gaza et de son impunité, est du tissu qui fait les théories du complot antisémite, alors qu’en réalité la plus grande partie du lobby en faveur du Grand Israël est constituée par des évangélistes.

Plus que l’Allemagne, ce sont surtout les États-Unis qui m’inquiètent sur ce plan. Ayant suivi les radicaux de toutes les couleurs depuis un moment, j’observe que les contenus ouvertement antisémites sont très présents dans les cercles MAGA. C’est moins le cas en Allemagne, mais ce type de contenus circule aussi à l’extrême droite. Si la politique actuelle continue, il y a un réel risque de bascule à un moment donné, avec un effet sur toute l’Europe. On n’y est pas encore, mais le risque est là.

On peut cependant agir préventivement et combattre la haine par le retour à un discours factuel et inclusif, à une politique ancrée dans le droit international et par la rencontre entre les communautés et le débat. Plusieurs sections de notre note sont dédiées à cette question. Vu qu’un conflit polarise par nature, il faut regarder l’ensemble et chercher à inverser les dynamiques des pôles vers le centre. 

Il est possible et nécessaire d’offrir une troisième voie afin de sortir de la logique de jeu à somme nulle typique des conflits. Cela implique, par exemple, de mettre davantage en avant l’Initiative de Paix arabe de 2002 – réaffirmée chaque année par cinquante-sept États arabes et musulmans sans que personne n’en prenne note en Europe – ainsi que l’engagement remarquable de la solidarité juive et israélienne pour la Palestine, d’organiser des rencontres, des débats, des coopérations… Mais cela doit être fondé sur un narratif factuel et complet, ce qui n’est pas le cas actuellement.

Nous demandons au gouvernement allemand de reconnaître les effets négatifs, sur les autres populations de la région, de la politique qu’il a poursuivie depuis des décennies vis-à-vis d’Israël.

Philip Holzapfel

À moyen terme, afin de tirer les bonnes leçons de ce qui se passe au Proche-Orient, et ne pas jeter les bases d’un prochain génocide, notre culture de mémoire doit être réinitialisée et refondée sur une base holistique et humaniste. Il faut cesser de regarder isolément les différentes poussées de haine engendrées par le même conflit, ce qui renforce les divisions au lieu de rapprocher les camps.

En même temps, on observe la formation d’un puissant mouvement panhumaniste bottom-up, en Allemagne comme ailleurs. Jamais depuis la guerre du Vietnam, qui avait engendré la longue révolution de 1968, il n’y a eu un tel sujet de ralliement et une cause morale qui oppose si nettement la plus grande partie de la jeunesse occidentale, voire mondiale, au pouvoir en place. Il est trop tôt pour dire s’il s’agit de la lumière au bout du tunnel ou plutôt des phares d’un train qui s’approche.

Au sujet de Gaza, plusieurs sondages montrent que les réactions de l’opinion publique allemande et celle des autres pays européens diffèrent peu. Existe-t-il un fossé entre le public allemand et les dirigeants du pays concernant ce conflit ? 

Il faut clairement distinguer entre les positions prises au sein de la classe politique, où on trouve dans presque tous les partis des responsables qui se font l’écho, de façon très radicale et très vocale, de la Staatsraison pro-israélienne et celles de la base électorale qui a des positions relativement similaires dans tous les camps politiques. 

La grande majorité des citoyens — de toute orientation politique — voient clairement la contradiction entre la réalité de la politique israélienne et le droit international que l’Allemagne est censée avoir placé au cœur de son identité. Pourtant, comme dans la fable d’Andersen où le roi est nu, les dirigeants politiques n’osent pas encore reconnaître publiquement cet état de fait. 

Un animateur de talk-show très connu, Markus Lanz, a critiqué récemment dans son podcast le fait que nombre de ses invités politiques, qui défendent toujours le soutien à Israël devant les caméras, se montrent beaucoup plus critiques dès que les micros sont éteints.

L’écart entre l’opinion publique et les dirigeants politiques au sujet du Proche-Orient est en effet énorme et croissant en Allemagne. Tous les sondages montrent que la vaste majorité des Allemands sont critiques ou très critiques à l’égard de la politique israélienne à Gaza (83 %). Une grande majorité des Allemands, plus de 60 %, est en faveur de sanctions contre Israël et pour la reconnaissance de l’État de Palestine. 

Autant les réactions de la classe politique allemande aux discours et actions génocidaires du gouvernement et des dirigeants israéliens à Gaza furent décevantes depuis deux ans, autant la résilience des jeunes Allemands vis-à-vis de la propagande du camp du Grand Israël m’a impressionné. La manifestation de samedi dernier a réuni plus de cent mille personnes à Berlin, et on observe actuellement le début d’une vague d’excuses publiques parmi les acteurs culturels et la société civile allemande, pour avoir gardé le silence trop longtemps sur Gaza. Nous sommes dans une dynamique « bottom-up », comme on dit, qui commence à atteindre les milieux politiques.

C’est ce qui nous donne un peu d’espoir dans le fait que la Staatsraison a fait son temps. Il devient de plus en plus clair que le statu quo n’est pas tenable, mais il n’existait jusque-là pas de paradigme alternatif pour le remplacer. C’est ce à quoi nous avons essayé de remédier avec la note qui vient d’être rendue publique et le livre qui va suivre.

Pensez-vous que la position du gouvernement allemand à propos de Gaza a eu un effet, que les responsables politiques allemands mesurent à quel point leur position sur Gaza a endommagé l’image de l’Allemagne et de l’Europe ? 

Pour toutes celles et tous ceux qui travaillent dans le domaine de la politique extérieure de l’Allemagne et sont en contact régulier avec des dirigeants étrangers, non seulement dans le monde musulman mais aussi ailleurs en Europe, en Asie ou en Amérique latine, les dégâts qui résultent de la position actuelle du gouvernement allemand au sujet du conflit israélo-palestinien sur l’image du pays sont massifs et impossibles à ignorer. Le reste de la population et des dirigeants politiques le mesurent moins pour l’instant, car ces dégâts réputationnels ne se traduisent pas, jusqu’ici, en dommages économiques tangibles — notamment sur le plan des exportations allemandes.

Une doctrine qui place la sécurité d’un État étranger engagé dans une occupation illégale au-dessus de la loi et de la moralité ne peut être une doctrine conforme à la Constitution allemande.

Philip Holzapfel

Est-ce que la reconnaissance de la Palestine par la France accélère cet aggiornamento ? D’un point de vue diplomatique, l’écart franco-allemand sur un sujet aussi central est-il tenable ? 

La politique allemande actuelle à l’égard d’Israël a comme effet secondaire de paralyser le couple franco-allemand comme moteur d’une politique étrangère européenne cohérente et efficace au Proche-Orient. Ce sujet est central dans notre papier, qui appelle à ce que l’Allemagne soutienne la déclaration de New York en faveur de la solution à deux États et reconnaisse l’État de Palestine — à l’instar de ce qu’ont fait la France et de nombreux autres pays démocratiques ces dernières semaines.

Comme c’est le cas en France, l’opinion publique allemande est très polarisée sur la question de l’islam. Pensez-vous que la montée de l’extrême droite joue un rôle dans l’attitude des autorités allemandes sur la question de Gaza ?

Dans un premier temps, le soutien de l’extrême droite à Israël a été pour celle-ci un moyen de se dédouaner des accusations d’antisémitisme liées à son histoire. La lutte contre « l’antisémitisme importé » qui se manifeste parfois dans les manifestations propalestiniennes, a été utilisée pour renforcer leurs positions anti-immigrés.

Pour autant, la base de la droite et de l’extrême-droite est devenue en réalité tout aussi critique envers la politique d’Israël que les autres Allemands. L’idée d’une obligation historique quasi éternelle de la part de l’Allemagne pour la sécurité d’Israël n’a plus beaucoup de soutien dans la population, à droite comme à gauche — même si ce n’est pas toujours pour les mêmes raisons.

Il faut se rappeler que le vote pour l’extrême droite marque souvent le rejet d’une classe politique considérée comme hypocrite. En ce sens, le renoncement à une doctrine qui sacralise, de façon dogmatique, une responsabilité historique sélective de l’Allemagne vis-à-vis d’Israël, et son remplacement par un paradigme plus cohérent et fondé sur un narratif historique complet et authentique, peut contribuer à ramener dans le giron démocratique certains des électeurs de l’extrême droite qui ressentent l’hypocrisie de la classe politique sur ce sujet.

Vous êtes un diplomate de carrière — vous avez été en poste à travers la région à Bagdad et à Jérusalem, ainsi qu’à Washington et Bruxelles, au service de la diplomatie allemande et de l’Union européenne. Aujourd’hui, vous prenez publiquement la parole sur un sujet qui bouleverse les pratiques diplomatiques et la culture politique allemande. Pensez-vous que vous soyez dans votre rôle ? 

Tout d’abord, notre initiative, qui a reçu l’appui de centaines d’experts et de collègues, est, comme je l’ai indiqué précédemment, fermement ancrée dans les valeurs inscrites dans la Constitution allemande, que j’ai prêté serment de défendre et qui constitue la base du contrat qui me lie à mon employeur. 

C’est pour cette raison qu’il était hors de question pour moi de démissionner pour protester contre la politique du gouvernement allemand à l’égard d’Israël, comme l’ont fait nombre de collègues aux États-Unis, aux Pays-Bas ou ailleurs. C’est une attitude que je respecte, mais que je n’ai pas envisagée me concernant, parce que je considère que c’est la position que je défends qui est conforme à la Constitution allemande et non la doctrine de la Staatsraison.

L’incompatibilité de la doctrine du soutien inconditionnel à Israël avec la Constitution allemande est évidente depuis longtemps, mais elle a atteint après le 7 octobre 2023 un niveau insupportable – pour moi comme pour un grand nombre de mes collègues. J’ai longtemps espéré que le problème allait se résoudre de lui-même, au vu de la radicalisation croissante de la politique du gouvernement israélien. Après les massacres du 7 octobre, j’ai pensé que l’impératif d’arriver à une solution politique au Proche-Orient, voire de l’imposer si nécessaire, était devenu évident pour tout le monde.

Josep Borrell, Haut Représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité de 2019 à 2024, avait vu très clairement les risques que comportait pour l’Union de continuer à ignorer ce conflit, et la nécessité pour l’Europe de s’impliquer activement dans sa résolution. Travaillant au sein de son cabinet sur les dossiers du Proche-Orient, j’ai espéré que nous serions en mesure de commencer à mettre en œuvre une politique européenne efficace en faveur de la paix dans la région. Cela m’aurait dispensé d’avoir à initier cette note et ce livre, mais ce ne fut pas possible, en particulier du fait de mon employeur, le gouvernement allemand. Celui-ci a en effet constamment refusé que l’Union puisse jouer un rôle efficace dans la résolution du conflit en mettant une pression équilibrée sur tous les adversaires de la paix, y compris du côté israélien.

Je n’ai aucun doute qu’un tournant de la politique allemande au Proche-Orient est inévitable, et que ce n’est qu’une question de temps avant qu’il advienne. 

Philip Holzapfel

Après la fin du mandat de Josep Borrell, j’aurais normalement pu prétendre à un poste de chef de mission diplomatique, mais je ne pouvais pas simplement retourner dans mon ministère d’origine. Trop de lignes rouges avaient été franchies par le gouvernement allemand sur le dossier du Proche-Orient. J’ai donc demandé un congé sans solde pour commencer à écrire le livre dont est issu le papier rendu public le 2 octobre dernier. 

Après vingt-deux ans de carrière en tant que diplomate allemand et en tant qu’Européen convaincu, ce n’est pas une décision facile à prendre que de critiquer publiquement la politique de son pays, mais ce genre de problèmes ne peut être une considération prioritaire dans le contexte actuel à Gaza et dans la région, voire dans le monde. L’avenir de mes enfants l’est bien plus.

Ceci dit, je n’ai point perdu espoir dans mon pays – au contraire. Comme indiqué précédemment, l’Allemagne a profondément évolué et sa population voit désormais clairement les choses. La réception publique et médiatique de notre initiative a été très favorable. Dans un esprit de loyauté, j’ai proposé à mon employeur de ne pas personnaliser le débat public sur cette question. 

Avez-vous subi des pressions ? Pourriez-vous être pénalisé dans votre carrière ? 

Je n’ai subi aucune pression pour l’instant, mais ce risque ne me fait pas perdre le sommeil de toute façon. Je suis heureux de travailler pour le think tank CIDOB, le Barcelona Centre for International Affairs, en tant que non-resident fellow pour l’instant.

Une doctrine qui place la sécurité d’un État étranger engagé dans une occupation illégale au-dessus de la loi et de la moralité — la définition du concept machiavélien de « raison d’État » — ne peut être une doctrine conforme à la Constitution allemande. Cette position est partagée par d’éminents juristes de mon pays. 

Je n’ai aucun doute qu’un tournant de la politique allemande au Proche-Orient est inévitable, et que ce n’est qu’une question de temps avant qu’il advienne ; ce sera sans doute au plus tard quand la Cour de Justice internationale rendra sa décision — mais peut-être même avant. 

Ce que nous avons essayé de faire avec cette initiative, c’est de fournir une nouvelle approche cohérente qui réconcilie la responsabilité historique de l’Allemagne, une responsabilité non-sélective, avec les intérêts stratégiques allemands et européens — ainsi que le strict respect du droit international, consacré par la Constitution allemande comme par les traités européens. 

L’article Avec Israël, abandonner la « raison d’État » : l’appel qui provoque le débat en Allemagne est apparu en premier sur Le Grand Continent.

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07.10.2025 à 17:11

Israël contre le Hamas : enquête sur les stratégies d’une guerre informationnelle sans fin 

Matheo Malik

Viralité, IA, deepfakes, doxxing : depuis l’attaque terroriste du 7 octobre 2023 « déluge d'al-Aqsa » et la riposte israélienne « Glaives de fer » à Gaza, la guerre s’est étendue à l’Europe avec des armes différentes et particulièrement inquiétantes.

Nous publions la première enquête de fond sur les stratégies informationnelles d’Israël et du Hamas depuis deux ans.

L’article Israël contre le Hamas : enquête sur les stratégies d’une guerre informationnelle sans fin  est apparu en premier sur Le Grand Continent.

Texte intégral (19781 mots)

Depuis le 7 octobre 2023, la guerre entre Israël et le Hamas est un exemple probant de la mobilisation stratégique de l’espace informationnel en soutien des opérations militaires. Que ce soit dans le cas de l’opération « Déluge d’al-Aqsa » lancée par le Hamas et ses alliés le 7 octobre 2023, ou lors de l’opération israélienne « Glaives de fer » déclenchée en réponse le jour même, les belligérants ont intégré la dimension informationnelle à leur stratégie afin de convaincre les opinions publiques internationales de la justesse de leur cause et de leur légitimité à agir.

Ce conflit illustre à ce titre la manière dont le champ informationnel est devenu stratégique dans les opérations militaires contemporaines, faisant du champ des perceptions un front décisif de la confrontation.

Pour le Hamas, acteur non étatique qualifié de terroriste par l’Union européenne et les États-Unis, en position d’infériorité militaire, le soutien international est crucial afin de compenser son manque de capacités conventionnelles et de restreindre, voire d’empêcher, une riposte israélienne. Pour Israël, ce même soutien est indispensable pour tenter de légitimer sa réponse militaire et assurer la reconstitution de ses stocks d’armements, son projet politique de conquête territoriale et ses manquements répétés au droit international.

Au niveau géopolitique, les lignes de fracture sont nettes : les pays du monde occidental ont soutenu Israël, du moins au début du conflit, tandis que le « Sud global » appuie la cause palestinienne. Les deux camps disposent en outre de membres parfois très actifs dans le monde, qui relaient, amplifient et mobilisent des segments entiers des sociétés civiles à travers le monde. À cela s’ajoutent les prises de position de plusieurs États, qui s’efforcent de tirer parti de ce conflit pour renforcer leur poids sur la scène internationale, à l’image de la République islamique d’Iran mais également de la Russie.

Dans le conflit qui les oppose depuis le 7 octobre 2023, comment les Forces de défense israéliennes et le Hamas s’approprient-ils les médias et réseaux sociaux ? Quels usages les soutiens des deux camps font-ils de ces moyens d’information — comme des relais à l’étranger — pour mobiliser l’opinion mondiale et défendre la légitimité de leur cause ? 

La réorganisation institutionnelle des acteurs informationnels après le 7 octobre

La riposte militaire israélienne « Glaives de fer » visant à éliminer le Hamas à Gaza a démontré que les réussites tactiques sur le terrain ne peuvent faire l’économie de succès sur le plan de la guerre des opinions. Afin de mener à bien son effort de guerre, Israël est dépendant de la communauté internationale, et principalement des États-Unis. Le soutien de Washington lui est nécessaire pour financer son effort de guerre, reconstituer ses stocks, mais également pour assurer sa position stratégique. 

Pour le Hamas, l’infériorité qualitative et numérique de ses forces armées le place dans une stratégie du faible vis-à-vis du fort qu’est Israël. Ainsi, la pression internationale pour mettre fin à la réponse militaire israélienne est un levier crucial pour compenser son incapacité tactique à obtenir une victoire.

Israël : la hasbara 2.0

Les institutions israéliennes

Les efforts conduits au niveau politique pour justifier les opérations militaires d’Israël et sa position vis-à-vis de la Palestine participent de ce que les Israéliens appellent la hasbara. De l’hébreu laasbir, qui signifie « expliquer », la hasbara se situe à mi-chemin entre la diplomatie publique et la propagande, et vise à présenter les actions de l’État sous un angle rationnel, en explicitant les raisons qui pourraient les justifier 58.

Au cours des dernières années, la hasbara a été placée sous la responsabilité de différentes administrations en Israël. Un ministère, chargé de la coordination stratégique et des relations médiatiques, lui a même été consacré de 2022 jusqu’au 12 octobre 2023, jour où démissionne sa ministre Galit Distel-Atbaryan.

Ce jour-là est créé en remplacement du ministère précédent un bureau en charge de la hasbara au sein des services du Premier ministre : c’est le National Public Diplomacy Directorate. Il est en relation directe avec le cabinet de guerre de Benjamin Netanyahou, démontrant ainsi l’importance particulière de la hasbara dans la stratégie informationnelle israélienne depuis le 7 octobre.

Ce bureau a notamment été créé dans le but de coordonner différentes institutions impliquées dans la diplomatie publique civile, telles que :

  • Le ministère des Affaires étrangères 59 (MAE), qui a vu son rôle évoluer entre les différents ministres en activité (Eli Cohen de décembre 2022 à janvier 2024 ; Israël Katz de janvier 2024 à novembre 2024 ; Gideon Saar depuis novembre 2024). Le ministre actuel a demandé en 2025 que soit alloué à son ministère un budget de 150 millions de dollars américains pour la hasbara ; il a également convoqué la même année différentes ONG impliquées dans la hasbara lors d’une conférence ayant pour but de fixer les objectifs de « la guerre informationnelle pro-israélienne » 60.
  • Les narratifs du MAE israélien sont également relayés par les ambassadeurs et les comptes officiels des ambassades sur les réseaux sociaux.
  • Le ministère de la Diaspora, chargé de diriger et de coordonner les actions informationnelles menées par les citoyens israéliens et les communautés juives établies à l’étranger. Ce ministère est également en charge de lutter contre les narratifs antisémites et de produire des contre-narratifs sur ce sujet. Le poste est occupé par Amichai Chikli — dont les deux parents sont de nationalité française. C’est lui qui a organisé en mars 2025 la visite de responsables politiques français d’opposition en Israël, notamment de Jordan Bardella, du Rassemblement National.
  • Le ministère de la Défense est également associé à ces discussions en anticipation de phases tactiques pouvant susciter de fortes réactions (frappes sur les hôpitaux, entrée dans les villes de Rafah et de Gaza-ville). Les FDI disposent à cet égard d’une forte autonomie, du fait du rôle joué par l’Unité du porte-parole de Tsahal. Avec une newsroom, qui fonctionne 24 heures sur 24, et des effectifs de plus d’un millier de personnes, cette unité assure la communication opérationnelle tout en ayant la charge de répondre aux sollicitations des journalistes nationaux et étrangers. On doit notamment à cette structure la production du film de 48 minutes Bearing Witness, documentant les massacres du Hamas ; entre autres lieux, il fut diffusé à l’Assemblée nationale française 61

Le ministre de la Défense, le chef d’état-major (Herzi Halevi de 2023 à mars 2025, puis Eyal Zamir), et le porte-parole officiel des forces armées israéliennes (Daniel Hagari de 2023 à mars 2025, puis Effie Defrin) disposent aussi de comptes sur les réseaux sociaux ; ils assurent une grande visibilité à leurs messages. Leurs narratifs sont alors relayés par plusieurs représentants dans différentes langues, notamment Olivier Rafowicz en France.

La capacité de ces acteurs militaires à utiliser les innovations technologiques et à casser les codes de la communication institutionnelle, leur donne une visibilité particulière. Les FDI se sont pleinement appropriées les codes de communication issus des réseaux sociaux (utilisation de l’humour et de la provocation 62).

La société civile israélienne

La société civile israélienne a toujours été un relais important de la hasbara ; au fil des années, cette politique 63 a été investie par des acteurs non-gouvernementaux.

  • L’ONG StandWithUs, par exemple, est impliquée dans la diplomatie publique israélienne depuis 2001. Subventionnée par l’État israélien dans le but de sensibiliser l’opinion publique internationale en faveur d’Israël, elle est née aux États-Unis et portée par Roz Rothstein. Elle est l’une des organisations sionistes les plus influentes, avec plus de dix-huit bureaux à travers le monde, et plus de 25 millions de dollars américains de budget annuel.
  • D’un autre côté, l’association DiploAct, créée en 2016 est, elle aussi, particulièrement active dans la défense d’Israël dans le monde, notamment à travers l’organisation de séjours en Israël pour les jeunes ou d’interventions dans les universités. Sa branche DiploAct France est l’une des plus importantes de l’ONG.

La hasbara étant un concept connu et répandu au sein de la société israélienne, beaucoup des citoyens de l’État hébreu perçoivent toute critique envers Israël comme un échec de cette politique. Ce sentiment face à la propagande du Hamas semble avoir été particulièrement partagé au lendemain de l’attaque du 7 octobre 64.

En décembre 2023, deux mois après les attaques, l’Institute for National Security Studies a proposé une cartographie des initiatives civiles de la hasbara. Ses chercheurs dénombrent 120 « operations rooms » ou forums de discussion, dont une centaine de bases de données servant à soutenir un narratif pro-israélien ; parmi cette centaine de structures, 40 organisations développent des outils technologiques spécifiques. Sur les forums, permettant de se concerter sur des modes d’actions, 72 sont bénévoles : 13 d’entre eux émanent d’organisations qui existaient avant la guerre 65, le reste a été créé après le 7 octobre, démontrant ainsi l’augmentation significative de la mobilisation de la société civile.

La constitution d’un réseau d’organisations civiles, qui peuvent servir de relais tout en proposant des contenus perçus comme plus authentiques ou plus viraux, est efficace : elle a l’avantage de casser les codes de la communication institutionnelle, qui est paradoxalement perçue comme peu fiable par certaines audiences. Cela permet également de limiter l’exposition des acteurs étatiques, et donc de les préserver — puisque ce ne sont pas eux qui agissent.

Pour autant, l’action du National Public Diplomacy Directorate concerne également la coordination d’acteurs privés pour soutenir la communication officielle israélienne. Depuis le lancement de l’opération « Glaives de fer », le National Directorate of Hasbara s’est appuyé alternativement sur des ONG et des initiatives civiles plus ou moins spontanées ; de manière plus directe, il a eu recours à des influenceurs 66. Selon le ministère des Affaires étrangères israélien, près d’un millier d’entre eux, de toutes nationalités, ont été approchés 67.

Organisations civiles menant la lutte informationnelle à l’étranger

Les sociétés civiles européennes et américaines sont également ciblées par des organisations israéliennes liées à différents degrés au gouvernement.

Israeli Spirit

Parmi les initiatives de la société civile israélienne en faveur de la diplomatie publique, l’ONG Israeli Spirit a été l’une des premières à naître dès le lendemain du 7 octobre.

Elle revendique près de 25 000 volontaires pour mener des opérations informationnelles défensives, notamment contre l’antisémitisme et la propagande du Hamas. Elle a été également la première à créer des bases de données Google Drive avec des narratifs et hashtags à diffuser massivement, qui ont été repris ensuite sur les réseaux sociaux 68. Cette organisation s’est rapidement structurée et a trouvé des soutiens auprès du gouvernement israélien : en témoigne en 2023 la visite du ministre des Affaires étrangères en poste, Eli Cohen 69.

IDSF – Forum pour la défense et la sécurité d’Israël (IDSF)

L’IDSF regroupe plus de 20 000 officiers et commandants de réserve ou vétérans de l’armée israélienne.

Par l’entremise de l’agence B&K, spécialisée dans la communication stratégique à l’échelle de l’Union européenne, elle a contacté plusieurs chercheurs dans les think tanks et instituts de recherche européens afin de leur présenter les narratifs israéliens.

Le Forum a pour cela produit des points de situation hebdomadaires afin d’accompagner les mouvements militaires de l’opération « Glaives de fer », tout en proposant aux chercheurs identifiés des vidéos de briefing et des éléments de documentation. Les réservistes de cette organisation participent ainsi à la création et à la diffusion d’éléments de langage soutenant la politique israélienne par des acteurs tiers, bénéficiant d’un rôle de prescripteur dans le débat public des États européens.

Les relais médiatiques à l’échelle mondiale

Ces efforts de production, de coordination et de diffusion de narratifs soutenant la politique gouvernementale israélienne et l’opération militaire « Glaives de fer » sont le fruit d’une collaboration plus ou moins formelle entre des initiatives privées, des organisations non gouvernementales et des institutions étatiques israéliennes.

Afin d’atteindre une importante visibilité, Israël a pu bénéficier de relais de la part des influenceurs israéliens — comme Amir Tsarfati — mais aussi internationaux — américains, européens 70, indiens 71. L’État hébreu a pu compter tant sur des Israéliens établis à l’étranger que sur d’autres — alignés sur l’idéologie du gouvernement Netanyahou : influenceurs MAGA, ultra-conservateurs ou membres de la deuxième administration Trump 72.

Cette alliance idéologique s’est manifestée lors de l’intervention du ministre de la Diaspora israélien Amichai Chikli (évoqué supra) aux conférences de la CPAC 2025 à Budapest 73 et de la NatCon 2024 à Bruxelles 74. Ces deux événements d’origine américaine, désormais bien implantés en Europe, réunissent des leaders et influenceurs politiques ultraconservateurs 75. Amichai Chikli y a notamment défendu la place d’Israël comme défenseur de la « civilisation judéo-chrétienne » face à la « menace islamiste ».

I24News

Malgré l’importance croissante des influenceurs, le rôle des médias traditionnels reste décisif pour diffuser et légitimer les narratifs. La chaîne israélienne d’information en continu I24news, fondée par le franco-israélien Patrick Drahi en 2013 sur le modèle de France24, joue à cet égard un rôle important dans l’espace médiatique francophone puisqu’elle diffuse en hébreu, en arabe, mais également en anglais et en français. Pour son PDG, Frank Melloul, il s’agit de créer une « alternative à Al Jazeera » pour présenter le point de vue israélien 76.

La ligne éditoriale portée par cette chaîne soutient la ligne politique du Likoud 77, et les interventions de Benjamin Netanyahou y sont largement diffusées : les colonies y sont présentées comme des « implantations » ; et la Cisjordanie est appelée « Judée-Samarie ».

Lors de l’attaque terroriste du 7 octobre 2023, la chaîne a diffusé une information non vérifiée selon laquelle 40 bébés auraient été retrouvés décapités dans le kibboutz de Kfar Aza. Cette rumeur, d’abord présentée comme un fait, a été massivement reprise par de nombreux médias internationaux et relayée par l’ancien président américain Joe Biden, renforçant son impact émotionnel dans l’opinion publique mondiale ; elle a depuis fait l’objet d’un démenti 78.

L’organisation de la sphère informationnelle pro-palestienne

Le Hamas

Le Hamas a très tôt investi le champ de la communication, avec un triple objectif : se positionner comme le représentant légitime du peuple palestinien, en particulier depuis sa prise de pouvoir en 2007 et l’expulsion de l’Autorité palestinienne de la bande de Gaza ; dénoncer les actions israéliennes prises à son encontre, qu’elles soient militaires ou politiques ; et mobiliser la communauté internationale à son profit.

Dès sa prise de pouvoir à Gaza en 2007, le mouvement a en effet cherché à se doter d’instruments médiatiques comparables à ceux d’un État — radio, chaînes de télévision, séries télévisées, agences de presse, sites web 79. En s’appropriant les outils du web, le Hamas a investi des champs sociaux et culturels plus larges, intégrant la vie quotidienne, la jeunesse et la sphère associative dans ses récits. Cette communication numérique s’ancre dans une logique de légitimation sociale, visant à présenter l’organisation terroriste comme l’expression la plus authentique de la « palestinité » 80.

En 2018, les manifestations dites de la « marche du retour » ont été largement diffusées, sans que le Hamas ne revendique directement la paternité du mouvement 81. Au cours de celles-ci, des milliers de Gazaouis ont convergé vers la frontière avec Israël afin de commémorer la Nakba — l’expulsion des Palestiniens lors de la création d’Israël en 1948 — et de dénoncer le blocus israélien imposé à l’enclave.

En 2021, la crise au cours de laquelle des colons israéliens ont provoqué des Palestiniens dans le quartier de Cheikh Jarrah à Jérusalem Est, et qui fut suivie par des heurts sur l’esplanade des Mosquées à Jérusalem, a donné lieu à un affrontement militaire entre le Hamas et Israël 82. Ce conflit s’est accompagné d’un emballement sur les réseaux sociaux de la part des sociétés civiles israélienne et palestinienne.  83.

Les brigades Izz el Din al Qassam

Le 7 octobre 2023 voit l’émergence d’un acteur majeur de la communication du Hamas, les Brigades Izz el Din al Qassam, classées comme organisation terroriste par les États-Unis et l’Union européenne. Leur communication passe quasi exclusivement par la plateforme Telegram, qui propose moins de modération que Facebook, Instagram ou X — plateformes sur lesquelles les Brigades sont interdites.

Leur compte Telegram, qui existe depuis 2015, a vu croître son nombre d’abonnés de manière très significative dans les jours suivant le 7 octobre, avant d’être interdit au sein de l’Union le 25 octobre 2023 84.

Elles diffusent des vidéos préalablement montées et scénarisées, où elles se présentent comme une organisation militaire professionnelle. Cette communication institutionnalisée met en scène les capacités militaires de l’organisation — destruction des capteurs de la barrière intelligente à la frontière de Gaza, prises des bases militaires en Israël, destruction de chars israéliens. La qualité des vidéos démontre que les Brigades ont investi dans du matériel professionnel pour filmer leurs opérations, illustrant leur prise en compte de la dimension stratégique du champ informationnel.

Dans le même temps, les civils palestiniens, ou les membres du Hamas, diffusent et/ou partagent via leurs réseaux personnels des vidéos des crimes perpétrés le 7 octobre 2023 : décapitation, pillage, dégradation de cadavres. Ces vidéos n’ont pas été partagées sur les comptes officiels du Hamas, qui a cherché à soigner son image pour apparaître comme un acteur étatique plutôt que comme une organisation terroriste.

À la suite du déclenchement de l’opération militaire israélienne « Glaives de fer », la communication officielle du Hamas s’est employée à produire des vidéos des otages visant à accroître les dissensions à l’intérieur de la société civile israélienne sur la nécessité d’un cessez-le-feu.

Abu Obeida

La personne d’Abu Obeida, porte-parole officiel des Brigades, émerge après le 7 octobre comme figure centrale de la communication du Hamas, bien qu’il soit actif depuis 2007 85.

Capture d’écran d’une vidéo d’Abou Obeida diffusée sur Telegram

Ses interventions reprennent des codes visuels précis : il apparaît le visage masqué, coiffé d’un keffieh rouge ne laissant voir que ses yeux. En arrière-plan figure l’Esplanade des Mosquées, de manière à renforcer l’image du mouvement comme le défenseur d’Al-Aqsa, et asseoir sa légitimité dans le monde arabe et musulman.

Abu Obeida est un acteur central de la politique informationnelle du Hamas ; c’est pour cette raison qu’il a été tué par une frappe israélienne ciblée le 30 août 2025 à Gaza.

Le bureau politique

Historiquement, le Hamas a séparé ses activités militaires de sa branche politique, afin de conserver la légitimité de cette dernière 86 à l’international. Les membres du bureau politique du Hamas sont en exil, principalement au Qatar et au Liban. Ils ne disposent pas de comptes officiels sur les réseaux sociaux accessibles en Europe, et s’expriment le plus souvent en arabe, ce qui limite leur audience dans les sphères non arabophones. Leur communication est principalement tournée vers les pays de la région, afin de sécuriser l’existence en exil du bureau politique du Hamas, de prévenir toute forme de normalisation entre les pays arabes et Israël, et de mobiliser les opinions publiques musulmanes pour la cause palestinienne.

En janvier 2024, les membres du bureau politique ont produit un document en anglais intitulé « Our narrative Operation al-Aqsa Flood » à destination des audiences occidentales.

Ce document, structuré en cinq parties, revient sur les objectifs de l’opération « Déluge d’Al Aqsa », son déroulé et ses conséquences.

Le Hamas s’y présente comme un acteur soucieux du droit international et affirme ne pas avoir voulu cibler les civils israéliens ; il y reconnaît la légitimité de la Cour pénale internationale 87.

Le ministère de la Santé

Le ministère de la Santé est l’autorité sanitaire officielle à Gaza, placé sous l’autorité du Hamas depuis sa prise de pouvoir en 2007. 

Il constitue aujourd’hui la principale source de données locales sur les morts et les blessés gazaouis. Le compte Telegram du ministère de la Santé, qui publie régulièrement ce décompte, est toujours accessible dans l’espace européen 88.

Ces chiffres ont donc régulièrement fait l’objet de controverses, et leur fiabilité a été mise en doute, au motif que le Hamas conserve un contrôle institutionnel direct sur cette administration et que les bilans ne distinguent pas toujours clairement les combattants des civils. Cependant, à ce jour, rien ne permet d’établir que les décomptes du ministère relèvent d’une stratégie de communication délibérément instrumentalisée. En pratique, plusieurs vérifications menées par l’ONU, des ONG et des experts indépendants montrent que, malgré des marges d’erreur et des biais possibles, les chiffres produits par le ministère se révèlent généralement cohérents et proches de la réalité en matière d’ordre de grandeur 89. Ainsi, si leur usage reste politiquement sensible et contesté, ces données demeurent une référence incontournable pour analyser l’impact humanitaire du conflit.

Les civils gazaouis

Depuis 2007, l’État israélien impose un blocus strict à la population gazaouie et rend particulièrement difficile l’accès à la bande de Gaza pour les journalistes internationaux.

Depuis le 7 octobre 2023 et le début de l’opération militaire israélienne, ce territoire est devenu quasiment inaccessible ; les images parvenant de Gaza sont presque exclusivement produites par des journalistes et photographes gazaouis ou par la population civile elle-même. Aussi les habitants de la bande de Gaza ont-ils un rôle particulièrement important dans la communication pro-palestinienne.

Alors que les images sont au centre de la guerre informationnelle, il est à ce jour difficile d’évaluer l’implication que pourrait avoir le Hamas dans la production des vidéos et photographies montrant des scènes de bombardement et de famine à Gaza.

Les civils sont en tout cas une source importante d’illustration du conflit pour les médias internationaux — ce qui fait d’eux des acteurs informationnels clés.

Le rôle d’Al Jazeera et son influence sur les audiences pro-palestiniennes

La presse étrangère a difficilement accès à la bande de Gaza, ce qui complique la couverture médiatique du conflit et crée une situation de dépendance vis-à-vis des vidéos diffusées directement sur les réseaux sociaux par les populations civiles. De plus, de nombreux reporters palestiniens ont été tués au cours de ce conflit, comme l’ont documenté les rapports de Reporters Sans Frontières, qui fait état de plus de 210 journalistes tués en 23 mois de guerre 90.

Dans ce paysage, Al Jazeera occupe une place centrale. Très présente sur le terrain, la chaîne qatarie a été l’un des seuls médias internationaux capables de couvrir Gaza 91. Sa branche numérique, AJ+, relaie en continu les vidéos et images produites sur place, et dispose d’une grande popularité en France, notamment chez les 18-55 ans 92.

Al Jazeera se démarque par un traitement appartenant supposément au prisme « israélo-centré » des médias occidentaux, dénoncé par les sphères pro-palestiniennes. Le 7 octobre 2024, la chaîne a produit un reportage fait par sa cellule d’investigation, documentant de potentiels crimes de guerre commis par les forces israéliennes dans l’enclave, à partir de vidéos et photos diffusées par les soldats israéliens eux-mêmes sur les réseaux sociaux 93.

La chaîne a été interdite en Israël dès mai 2024, une décision dénoncée par le journal israélien Haaretz comme une volonté de museler la presse 94.

La cause pro-palestinienne instrumentalisée par les acteurs pro-Iran

Enfin, si le Hamas détient son propre agenda et sa propre stratégie communicationnelle, la République islamique d’Iran dispose de son côté de capacités techniques (inauthentiques) dans le champ informationnel lui permettant d’instrumentaliser la cause palestinienne à son profit.

En effet, les manœuvres informationnelles servant des narratifs pro-palestiniens peuvent également servir les intérêts iraniens. La République islamique d’Iran, premier soutien militaire du Hamas, a donc largement investi la sphère informationnelle dans le but principal de s’immiscer dans le débat public de ses rivaux occidentaux, à savoir Israël, les États-Unis, mais également la France. La puissance médiatique de la République islamique d’Iran, son influence sur les mouvances chiites et sa faculté à intégrer des sphères pro-palestiniennes internationales, lui ont ainsi permis de promouvoir des narratifs pro-iraniens et/ou anti-occidentaux en instrumentalisant la situation à Gaza.

L’évolution des récits depuis le 7 octobre

Les récits pro-israéliens

Le 7-Octobre comme point de départ

L’une des stratégies narratives des sphères pro-israéliennes a été de désigner les actes du 7 octobre 2023 comme l’unique point de départ du conflit en cours à Gaza.

Si les événements ont été vécus comme une véritable catastrophe sécuritaire par l’ensemble de la population israélienne, le gouvernement de Benjamin Netanyahou a systématiquement remobilisé ce narratif au cours des deux ans de conflit afin de justifier sa stratégie militaire ; pourtant, le nationalisme palestinien est antérieur à la création de l’État d’Israël, et les conflits opposant Israéliens et Palestiniens se déroulent depuis le début du XXe siècle.

Première année : convaincre l’Occident des dangers du Hamas

« Hamas = ISIS »

Les discours produits par les sphères pro-israéliennes se sont donc principalement attardés sur la dénonciation des actes du Hamas, et sur le danger que l’organisation terroriste représente pour Israël et pour l’ensemble de l’Occident.

Dès le lendemain du 7 octobre, un premier récit a été observé comparant le Hamas et l’État islamique.

Dans les jours qui ont suivi l’attaque du Hamas et la découverte des villages touchés, plusieurs photographies d’un drapeau de l’État islamique, prétendument retrouvé sur place 95, ont été partagées par la plupart des acteurs précédemment cités, conférant au narratif une forte visibilité. En s’appuyant sur cette image, le récit « Hamas = ISIS » a été largement observé au sein des sphères pro-israéliennes — y compris étatiques 96.

Le but de cette comparaison réside principalement dans le fait de sensibiliser les opinions publiques et les gouvernements des pays occidentaux touchés par Daech, en ravivant le souvenir des multiples attentats djihadistes sur le sol européen.

« The West Is Next »

Un autre récit à destination d’un public occidental a été promu par les sphères pro-israéliennes, présentant l’Europe, et plus généralement l’Occident, comme les prochaines cibles du Hamas 97. Ce narratif est souvent associé à la théorie selon laquelle Israël serait le dernier rempart pour l’Europe face à la menace islamiste 98.

Le même récit a trouvé un écho important auprès des sphères politiques de droite et d’extrême droite occidentales 99 souhaitant relayer des discours portant des caractéristiques islamophobes.

« Bring Them Home »

Le mouvement « Bring Them Home » a appelé à une libération sans conditions des otages israéliens détenus dans la bande de Gaza. Ce narratif a été porté par les familles des otages, regroupées au sein du Hostages and Missing Families Forum. Il a été repris dans des campagnes visuelles — affiches sur les otages dans l’espace public, graffitis « Bringthemhome », puis ruban jaune sur les vêtements — afin de faire des otages une cause nationale et mondiale.

En Israël, ce récit a d’abord servi à contester l’intervention militaire « Glaives de fer ».

Alors que le Premier ministre Benjamin Netanyahou mettait en avant le double objectif d’éliminer le Hamas et de ramener les otages, les familles et leurs soutiens insistaient sur l’urgence d’un retour immédiat, parfois au prix de compromis politiques ou militaires. Le narratif fonctionnait donc comme un outil de pression interne, dénonçant l’instrumentalisation des otages, et révélant une fracture entre l’agenda politique (guerre totale) et l’agenda humanitaire (sauvetage des otages).

Dans le contexte français, le même narratif a été réinvesti par les sphères pro-israéliennes pour critiquer les dénonciations des souffrances des Gazaouis, au motif qu’elles ne prenaient pas en compte les otages. Le narratif « Bring Them Home » a été utilisé pour demander à ce que la compassion envers les Israéliens soit la condition implicite et préalable à toute discussion sur les victimes palestiniennes. Cela vise à marginaliser ou à décrédibiliser les voix pro-palestiniennes, perçues comme sans empathie ou même hostiles aux victimes israéliennes.

Ainsi, en octobre 2024, la déclaration du président de la République Emmanuel Macron évoquant la fin des livraisons d’armes françaises à Israël à l’antenne de France Inter a suscité de vives protestations dans les sphères pro-israéliennes, où le président a été accusé de manquer de solidarité et de détourner l’attention du drame des otages. L’épisode illustre la manière dont la centralité du narratif des otages peut être utilisée pour recadrer le débat public, disqualifier d’autres priorités — ici l’appel à limiter l’effort militaire israélien — et replacer la souffrance israélienne au cœur de l’espace informationnel et politique 100.

Sur les réseaux sociaux, les publications relatives aux victimes palestiniennes ont suscité de nombreux commentaires pro-israéliens utilisant le hashtag #BringThemHome, transformant tout espace de discussion sur Gaza en rappel constant du sujet des otages israéliens.

Cet usage a amplifié la visibilité du narratif et servi à court-circuiter la mise en avant de la souffrance palestinienne, en imposant, de fait, une hiérarchie des victimes.

Deuxième année : justifier la politique militaire et la situation humanitaire à Gaza

« Le dernier effort »

Le récit pro-israélien a évolué au fur et à mesure de l’avancée militaire à Gaza.

L’objectif lors de la deuxième année du conflit n’était alors plus de justifier l’offensive militaire de Tsahal, mais de légitimer le maintien des forces armées au sein de la bande de Gaza. L’État hébreu et ses soutiens ont alors défendu les différents plans pour Gaza promus par Benjamin Netanyahou et Donald Trump, aussi bien sur des questions de déplacement de la population gazaouie, du contrôle militaire israélien, que des politiques d’aides humanitaires. Ce narratif s’est appuyé sur les déclarations récurrentes de B. Netanyahou demandant à sa population un dernier effort, étant « à un pouce de la victoire » (כפסע מניצחו), ou demandant la « victoire totale 101 » (ניצחון מוחלט).

« Pollywood/Gazawood »

Ainsi, la stratégie communicationnelle israélienne s’est concentrée sur la délégitimation de tout organisme ou individu extérieur impliqué dans la médiatisation ou la politique d’aide humanitaire à Gaza.

L’UNRWA, l’ONU, Amnesty International, Reporters Sans Frontières et les journalistes présents à Gaza ont été pointés du doigt pour leur proximité supposée avec le Hamas et/ou leur comportement supposément antisémite. 

Ces derniers ont également été accusés de participer à la politique communicationnelle dite « Pallywood » (ou « Gazawood » 102) qui serait, selon les sphères pro-israéliennes, une stratégie de mise en scène des morts civiles et de la famine à Gaza 103.

À l’inverse, la politique d’aide humanitaire israélo-américaine a été défendue et présentée comme efficace, et ce malgré les vives polémiques concernant les drames survenus lors des distributions de nourriture et la famine avérée de la population gazaouie.

« Am Yisrael Chai »

Le narratif « Am Yisrael Chai » (« Le peuple d’Israël vit ») fait référence à l’histoire juive et à sa résilience.

Il fut notamment mobilisé comme symbole de survie lors de la libération du camp de Bergen-Belsen en 1945. Après les attaques du 7 octobre 2023, il a été utilisé sur les réseaux sociaux comme un cri de ralliement incarnant l’invincibilité d’Israël.

Ce narratif est surtout utilisé pour soutenir le récit d’Israël comme une puissance militaire dominante. Sur les réseaux sociaux, on le retrouve associé à plusieurs opérations militaires majeures — l’attaque des bipeurs contre le Hezbollah en septembre 2024, l’opération « Rising Lion » (Am Kalavi) contre la République islamique d’Iran en juin 2025, ou encore les frappes au Qatar en septembre 2025.

Dans ces contextes, « Am Yisrael Chai » agit comme un marqueur discursif qui présente Israël à la fois comme la terre d’un peuple de survivants et comme une force militaire victorieuse.

Ce cadrage participe à restaurer l’image d’une puissance invaincue. En articulant réussite opérationnelle et continuité collective, il contribue à remodeler l’imaginaire post-7 octobre : il efface la vulnérabilité initiale en réaffirmant la supériorité stratégique et en réinstallant une posture dissuasive.

« Israël rempart de l’Occident face à l’Iran »

Dès 2015, la politique de diplomatie publique israélienne mise en œuvre par Benjamin Netanyahou a eu pour objectif de convaincre la communauté occidentale de la menace que poserait pour elle l’obtention par la République islamique d’Iran de l’arme nucléaire.

Cette orientation se manifeste dès son discours à l’ONU en 2015, ainsi que dans sa critique répétée de l’accord JCPOA (Joint Comprehensive Plan Of Action), conclu entre la République islamique et les cinq puissances du Conseil de sécurité de l’ONU (dont la France), l’Allemagne et l’Union.

Dans le prolongement du conflit à Gaza, cette stratégie a été déployée de nouveau lors de la « guerre des douze jours » de juin 2025. La République islamique d’Iran y a été décrite non seulement comme une menace existentielle pour Israël, mais aussi comme un péril direct pour l’ensemble des pays occidentaux. L’objectif de ce cadrage était double : d’une part, légitimer les frappes israéliennes en présentant Israël comme le dernier rempart protégeant l’Occident (« The West Is Next ») et, d’autre part, neutraliser les critiques internationales en construisant l’image d’un État assumant le « sale boulot » que les démocraties occidentales, jugées hypocrites et timorées, refuseraient d’endosser.

« La France antisémite »

Enfin, à la suite des nombreuses critiques émanant des pays occidentaux visant les politiques israéliennes à Gaza et en Cisjordanie, les sphères pro-israéliennes se sont largement mobilisées.

Ces dernières ont notamment accusé le gouvernement français de favoriser l’antisémitisme, après les déclarations d’Emmanuel Macron sur la reconnaissance d’un État palestinien par la France.

Si ce narratif s’inscrit dans une stratégie plus large visant à qualifier d’antisémite toute critique d’Israël, les sphères pro-israéliennes ont particulièrement insisté sur le manque de mesures du gouvernement français pour endiguer l’antisémitisme dans le pays 104. Depuis le 7 octobre 2023, les actes et prises de parole antisémites et antisionistes intervenus en France ont également été des occasions pour les sphères pro-israéliennes d’appeler les Juifs de France à l’alyah 105.

Récits pro-palestiniens

Depuis la réponse israélienne aux attaques du Hamas du 7 octobre, les sphères pro-palestiniennes se sont largement mobilisées autour d’un narratif persistant : Israël commettrait un génocide à Gaza.

Les appels à la mobilisation ont été nombreux, notamment en France, où le gouvernement a été pointé du doigt pour son supposé immobilisme, voire même pour une prétendue forme de complicité dans ce génocide.

« Le Hamas, héros de la résistance palestinienne »

La stratégie de communication du Hamas vise à construire une image de supériorité morale par contraste avec l’armée israélienne. Cette démarche se traduit par la diffusion de contenus sélectionnés, tels que des vidéos du 7 octobre montrant des combattants épargnant des enfants ou des personnes âgées.

Elles servent à appuyer le discours selon lequel les membres du mouvement islamique respecteraient un « code éthique » strict, contrairement aux Israéliens. Cette mise en scène demeure toutefois en tension avec la réalité, marquée par la prise en otage de nombreux civils, y compris des enfants et des personnes âgées.

La gestion médiatique des otages constitue par ailleurs un axe central de cette propagande.

Le Hamas a régulièrement diffusé des vidéos où ces derniers apparaissent souriants. Le mouvement a également utilisé la libération des otages comme une opération informationnelle, orchestrant des séquences de « cérémonies » où ces derniers recevaient des « cadeaux ». Dans le même esprit, des photomontages ont été largement relayés, mettant en parallèle des images d’otages détenus par le Hamas en apparente bonne santé avec celles de prisonniers palestiniens incarcérés par Israël, torturés ou affaiblis. L’objectif de ces contrastes visuels est de renforcer l’idée d’un traitement moralement supérieur des prisonniers par le Hamas, et d’accentuer la disqualification de l’adversaire, y compris sur le plan religieux.

En parallèle, le Hamas valorise la bravoure et le sacrifice de ses combattants dans des productions audiovisuelles qui insistent sur leur capacité à affronter, avec des moyens rudimentaires, une armée technologiquement supérieure. Des séquences montrent par exemple des militants avançant à pied pour poser des explosifs sur des chars israéliens, inscrivant cette tactique dans ce que la propagande qualifie de « guerre à zéro distance » ou à « distance nulle » (Masafat al sifr, الصفر مسافه en arabe). Ce cadre narratif s’apparente à une relecture contemporaine du motif de David contre Goliath : une résistance aux ressources limitées opposée à une puissance militaire perçue comme surarmée et oppressive.

Enfin, certains contenus visent à incarner ce récit de manière héroïque. La vidéo de la mort de Yahya Sinwar présenté comme combattant jusqu’au dernier souffle et lançant symboliquement un bâton contre un drone israélien, illustre cette mise en scène. Elle contribue à renforcer l’image d’un combat asymétrique et perçu comme injuste, opposant une domination technologique associée à l’Occident à une résistance décrite comme courageuse, déterminée et moralement supérieure.

« Israël génocidaire »

Le narratif qualifiant Israël de régime génocidaire trouve son origine bien avant le 7 octobre 2023, puisque les allégations de génocide des Palestiniens remontent à 1948 lors des événements de la Nakba.

Pour autant, les sphères pro-palestiniennes ont largement mobilisé ce narratif à la suite des bombardements à Gaza. Elles ont trouvé un appui juridique avec la plainte portée par l’Afrique du Sud à la Cour internationale de justice (CIJ), le 29 décembre 2023, pour violation de la Convention de répression du crime de génocide 106.

Au cours de la deuxième année du conflit, la politique de bombardement particulièrement meurtrière a laissé place à un blocus humanitaire d’ampleur, provoquant une famine 107. Cette stratégie a également été accusée par les sphères pro-palestiniennes de porter les caractéristiques d’un génocide. Au cours de l’été 2025, ce discours a été défendu de manière plus large, en particulier par des ONG et par une commission de l’ONU.

Ce narratif vise principalement à mobiliser la communauté internationale pour mettre fin à l’action militaire israélienne, sous la forme d’embargo ou de sanctions. Par exemple, la substitution de l’acronyme désignant les forces armées israéliennes IDF (pour Israeli Defense Forces) — que certains remplacent par IOF (Israeli Offensive Forces) — participe à nier la présentation faite par Israël de son opération militaire, qu’elle qualifie de défensive.

« La France complice »

L’un des principaux narratifs poussés par les acteurs de la mouvance pro-palestinienne en France est celui de la complicité de l’armée française — et plus largement des armées occidentales — dans les actions militaires israéliennes.

Depuis le 7 octobre 2023, de nombreuses opérations informationnelles s’inscrivant dans ce narratif ont pu être observées dans l’espace numérique français. Ainsi, la présence de soldats francophones au sein de Tsahal a offert l’occasion aux acteurs de la mouvance pro-palestinienne de détourner certains contenus en affirmant que des soldats de l’armée française avaient été mobilisés aux côtés des soldats de l’armée israélienne 108

De la même manière, ce narratif a également été observé le 20 janvier 2024 lorsque l’agence de presse affiliée au Hamas, Quds News Network, a relayé sur X, puis sur Telegram, une vidéo accompagnée d’un commentaire trompeur en langue anglaise, laissant supposer la présence de soldats français au sein de Tsahal  : « French soldiers in the Israeli military posted a video in which they say ‘We’re going to #Gaza, we’re going to massacre them’ ». Cette publication a été partagée plus de 9 100 fois, et a suscité un nombre de vues significatif sur X (plus de 3,3 millions).

Appel au boycott d’Israël et de ses alliés

En parallèle, quelques jours après le déclenchement de l’opération militaire à Gaza et toujours avec l’objectif stratégique d’isoler Israël sur la scène internationale, plusieurs hashtags, visant le boycott de produits israéliens mais aussi d’entreprises occidentales soutenant supposément Israël, ont émergé sur les plateformes. Deux campagnes ciblant l’entreprise française Carrefour ont notamment pu être observées : #BoycottCarrefour (en anglais) et #BoykotCarrefour (en turc). Entre le 13 et le 15 octobre, le hashtag #BoycottCarrefour a été particulièrement relayé dans les espaces numériques anglophones et arabophones par le compte X @BDSmovement. Le même jour, les médias islamistes turcophones ont également repris l’information, contribuant ainsi à augmenter sa visibilité. Le hashtag a été repris 4 280 fois entre le 15 et le 20 octobre 2023.

Enfin, les sphères pro-palestiniennes se sont largement mobilisées pour appeler au boycott de la délégation israélienne lors des Jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024.

Plusieurs campagnes menées par des acteurs proches de la République islamique d’Iran ont notamment diffusé les informations personnelles des athlètes israéliens 109 accompagnés des hashtags #BoycottGenocide et #BanIsraelfromOlympics.

La diffusion massive de hashtags sur X

Pour relayer ces différents narratifs, les sphères pro-israéliennes et pro-palestiniennes se sont mobilisées à travers la diffusion massive de hashtags, notamment sur X, qui ont inondé les réseaux sociaux depuis le 7 octobre 2023, particulièrement au début du conflit.

Dans l’ensemble, la volumétrie de diffusion des hashtags semble décroître entre la première et la deuxième année du conflit. Cela peut notamment s’expliquer par un changement de stratégie informationnelle, où le traitement généralisé du conflit a peu à peu laissé place à des opérations informationnelles sur des sujets plus ciblés.

Les modes opératoires à l’ère du numérique

Les stratégies informationnelles déployées depuis le 7 octobre 2023 témoignent d’un développement de nouveaux modes opératoires s’appuyant sur les innovations numériques.

Ces modes opératoires concourent à des effets tactiques et/ou stratégiques recherchés par les belligérants : l’enjeu est de modeler un espace informationnel à son avantage. Cela suppose de créer massivement des contenus, de les diffuser largement de manière à saturer l’espace informationnel, et enfin d’empêcher la diffusion de contenus adverses par l’invisibilisation — noyer les contenus — ou l’intimidation — réputationnelle, par le naming and shaming, ou judiciaire.

La preuve par l’image : substituer les faits aux images

Mise en image des récits : le rôle de l’émotion dans la guerre informationnelle

Le conflit entre Israël et le Hamas a été marqué par une prolifération inédite de représentations, au point d’être qualifié de « guerre d’images » par les médias 110.

Dès le 7 octobre 2023, des vidéos ont circulé depuis des sources multiples : captées par les victimes israéliennes des attaques, par les combattants du Hamas eux-mêmes ou par des civils gazaouis, puis reprises par les autorités israéliennes pour alimenter leur propre communication (par exemple à travers le montage du film Bearing Witness évoqué supra111.

Au fil de l’opération « Glaives de fer », les images des bombardements de Gaza et des combats terrestres ont également afflué, produites aussi bien par des civils palestiniens que par des combattants du Hamas ou des soldats israéliens. Ce volume considérable de contenus visuels traduit une transformation structurelle du champ de bataille contemporain : la multiplication des capteurs (smartphones, caméras de surveillance, drones) et la connectivité instantanée, qui confèrent aux guerres locales une portée mondiale où la légitimité des belligérants se joue désormais aussi sur le terrain des images.

La prolifération de supports visuels s’explique également par leur viralité. Contrairement aux textes, elles peuvent être immédiatement comprises par-delà les barrières linguistiques, et suscitent immédiatement une réaction émotionnelle du fait de leur nature, ce qui augmente le taux d’engagement des publications les diffusant sur les réseaux sociaux.

Depuis le 7 octobre 2023, les images ont été utilisées de manières différentes dans les stratégies informationnelles des belligérants. Elles sont d’abord des instruments utilisés pour affermir la cohésion interne, convaincre l’opinion internationale et générer des émotions fortes grâce à leur caractère brut et viral. De nombreux sites web ont été mis en ligne pour répertorier les exactions du 7 octobre — par exemple iron-swords[.]co[.]il, hamas-massacre[.]net) — tandis qu’à l’inverse des plateformes militantes comme Tech for Palestine relaient des images de victimes gazaouies afin de documenter les destructions 112.

Ces images remplissent également une fonction tactique, puisqu’elles sont mobilisées pour analyser les tactiques ennemies, estimer les pertes, ou même guider le ciblage.

Les images partagées en direct par les victimes du Hamas auraient été exploitées par des pilotes israéliens pour localiser certains commandos infiltrés 113.

Cette dynamique est amplifiée par le rôle de l’OSINT 114, où experts et internautes analysent collectivement le matériel visuel en temps réel.

La controverse suscitée par la frappe sur l’hôpital Al-Ahli à Gaza le 17 octobre 2023, initialement attribuée à Israël, puis vraisemblablement à un tir de roquettes raté du Djihad islamique, a illustré la manière dont les photos diffusées pouvaient faire l’objet d’évaluations indépendantes dès lors qu’elles étaient mises en ligne 115.

Enfin, à l’ère de la judiciarisation des conflits, les images servent aussi de preuves devant des instances internationales comme la Cour internationale de justice ou la Cour pénale internationale. De même, certaines associations ou organes de presse sont spécialisés dans la collecte d’images postées sur les réseaux sociaux. Par exemple, la Hind Rajab Foundation est une ONG pro-palestinienne qui mobilise les preuves issues des réseaux sociaux pour identifier et documenter les exactions présumées de soldats israéliens. Elle transforme ces traces numériques — photos, vidéos, géolocalisations — en dossiers judiciaires, déposés devant la CPI ou des juridictions nationales grâce au principe de compétence universelle. Cette stratégie illustre un mode d’action inédit : retourner l’auto-exposition en ligne des combattants contre eux-mêmes pour en faire un outil de judiciarisation du conflit 116.

La montée en puissance d’images générées par l’IA

À ces usages s’ajoute désormais la circulation d’images générées par intelligence artificielle : présentant un fort potentiel de viralité, celles-ci accentuent la difficulté à distinguer preuves authentiques et fabrications 117.

Fait marquant de ces mois de guerre informationnelle, le visuel accompagnant le hashtag #AllEyesOnRafah, généré par intelligence artificielle, a été créé le 27 mai 2024 par l’utilisateur Instagram @shahv4012, un photographe malaisien. La publication est partagée 30 millions de fois en vingt-quatre heures, et 47 millions de fois en quarante-huit heures, devenant ainsi une image symbolisant le soutien à la cause palestinienne.

Le visuel «  All Eyes on Rafah  », généré par l’IA, a connu une importante viralité, notamment sur Instagram.

Les capacités de génération d’image de l’intelligence artificielle ont également été mobilisées par le gouvernement israélien.

La capacité du porte-parolat de Tsahal à utiliser les innovations technologiques dans la sphère des télécommunications et à « casser les codes » de la communication institutionnelle lui permet d’atteindre une visibilité particulière. Celle-ci est ainsi venue en appui des opérations sur le terrain, pour tenter d’expliquer — et de légitimer — une offensive pouvant susciter de fortes réactions à l’international.

Par exemple, le 27 octobre 2023, les forces israéliennes ont diffusé sur leurs réseaux sociaux une modélisation 3D générée par l’IA d’un réseau complexe de tunnels et de bunkers situé sous l’hôpital Al-Shifa, affirmant que le Hamas s’en servait comme centre de commandement.

Modélisation du centre de commandement du Hamas diffusée par les FDI sur la chaîne Youtube

Le National Public Diplomacy Directorate est également venu en appui des opérations sur le terrain pour contrer les accusations en génocide formulées à l’encontre d’Israël. La vidéo « Come visit beautiful Gaza », diffusée en janvier 2024, montre une succession d’images générées par IA montrant ce que pourrait être la bande de Gaza si elle n’était pas contrôlée par le Hamas. Elle impute ainsi la responsabilité de la destruction actuelle de la bande de Gaza au Hamas, et non à l’armée israélienne.

Vidéo « Come Visit Gaza ! » produite par le National Directorate of Hasbara sur Youtube

L’amplification des narratifs via des outils numériques

Dans la guerre informationnelle, l’avantage ne tient pas à la véracité ou à la fiabilité des contenus, mais à leur nombre et à la rapidité de leur diffusion — viralité — après un événement déclencheur. À ce titre, elle nécessite de créer très rapidement des contenus viraux, et de les amplifier par la coordination de divers acteurs.

L’Amplification des narratifs pro-israéliens

Les entreprises technologiques israéliennes

Au-delà des initiatives menées principalement par les groupes d’influenceurs et par l’État hébreu, de nombreuses sociétés technologiques israéliennes se sont également investies dans le but de fournir des outils numériques pouvant servir la hasbara.

Une manœuvre informationnelle a déjà été révélée le 5 juin 2024 dans une enquête du New York Times et de Meta. Selon eux, entre octobre et novembre 2023, des dizaines d’entreprises technologiques israéliennes ont reçu des messages sur WhatsApp les invitant à rejoindre des réunions et groupes de travail afin de devenir des « soldats du digital en soutenant l’effort de guerre israélien ». Selon des captures d’écran analysées par la rédaction du Times, les messages ont été directement envoyés par le gouvernement et des incubateurs de start-ups israéliennes 118.

Israel Tech Guards

Une initiative de la Direction nationale de l’information, du ministère des Affaires de la diaspora et de la lutte contre l’antisémitisme a regroupé des entreprises technologiques sous le nom d’Israel Tech Guards. Cette initiative regroupe plus de 500 personnes, dont la plupart sont des programmeurs, des experts en produits et des personnes ayant de l’expérience dans la construction de systèmes avancés dans le secteur technologique israélien. Fondé dès le lendemain du 7 octobre, le groupe s’est employé à fournir des outils technologiques favorisant les recherches d’otages, les collectes de dons du sang, et la géolocalisation des abris antiaériens. Dans le même temps, le groupe a revendiqué la création d’outils servant à la communication extérieure et à « l’explication » du 7 octobre sous le prisme israélien.

Words of Iron

Words of Iron est un outil permettant de partager des contenus sur X et Instagram, prétendument choisis aléatoirement, avec un catalogue d’influenceurs pro-israéliens. De plus, la plateforme permet de recenser tout contenu anti-israélien afin de signaler massivement celui-ci aux différentes plateformes.

Créé par Israel Tech Guards, Words of Iron invite ses utilisateurs à signaler les messages « anti-israéliens » qu’il détecte en utilisant les catégories « discours ou symboles de haine ». L’outil permet également de « partager ou commenter » (grâce à des commentaires auto-générés) des publications d’influenceurs israéliens ciblés.

De nombreux autres outils fonctionnant de la même manière, et générant des commentaires ou des likes automatiques, ont été créés dans les jours ou les semaines suivant le 7 octobre 119. Pour autant, ce type d’outil n’enfreint pas les règles d’utilisation des plateformes puisque l’action et la génération de commentaire se font en dehors de celles-ci. Ce genre de mode opératoire relève d’une technique de propagande de type astroturfing 120.

Hasbarathon

De plus, en novembre 2023 un « hasbarathon » — contraction des mots hasbara et hackathon 121 — organisé par l’Afeka College 122 s’est tenu à Tel Aviv avec de nombreux sponsors, dont de grandes entreprises technologiques israéliennes. Celui-ci a eu pour objectif principal de mettre en commun des idées de développement technologique en faveur de la communication pro-israélienne. Il est difficile de mesurer l’impact et les retombées effectives de ces événements de manière concrète, hormis la structuration de la collaboration entre les différents participants, sponsors et organisateurs du « hasbarathon ». Pour autant, les organisateurs revendiquent la création de plus de 35 outils technologiques de soutien à la hasbara lors de cet événement.

STOIC

Enfin, la stratégie informationnelle israélienne a également pu se reposer sur des entreprises spécialisées dans les manipulations de l’information, comme en témoigne l’affaire autour de la société STOIC basée à Tel Aviv. Cette dernière a notamment été accusée d’avoir participé à une large campagne visant des audiences nord-américaines, via la génération de plusieurs milliers de faux comptes Instagram et Facebook, générés par IA, d’étudiants de confession juive ou d’étudiants afro-américains 123. Cette campagne avait pour but principal de faire pression sur des magistrats et médias américains quant à leur traitement du conflit à Gaza. La rédaction du New York Times a attribué cette opération au ministère de la Diaspora israélien.

Contenus sponsorisés et contrats avec les grandes plateformes

La stratégie de communication institutionnelle israélienne s’est également caractérisée par une forte sponsorisation des contenus en ligne. L’annonceur officiel des administrations étatiques, LAPAM, s’est ainsi montré particulièrement actif, en particulier via des publicités Google (YouTube, Google Play et Google Search). L’usage de la sponsorisation sur des sujets politiques et particulièrement clivants (aide humanitaire à Gaza, désarmement du Hamas, décrédibilisation de l’UNRWA, légitimation des opérations militaires à Gaza et en Iran) est soumis à un encadrement légal et réglementaire que LAPAM semble avoir contourné (mauvaise labellisation, diffusion d’images et de narratifs violents) sans pour autant avoir été suspendu par la plateforme.

Dès les jours qui ont suivi le 7 octobre 2023 et l’attaque du Hamas, le gouvernement israélien a largement investi le secteur des contenus sponsorisés dans le but de dénoncer les atrocités commises par le Hamas, et ainsi légitimer la réponse armée à Gaza. Cette stratégie a été documentée par la presse, notamment pour les contenus publicitaires violents apparus sur des applications de jeux pour enfants 124, dans le but de sensibiliser l’opinion occidentale aux massacres du 7 octobre. Cette campagne s’est notamment accompagnée de la publication coordonnée de vidéos par les comptes officiels israéliens, et en particulier les comptes liés aux ministères des Affaires étrangères (comptes d’ambassade, porte-paroles, comptes officiels, comptes des diplomates et ambassadeurs) sur X, Instagram, YouTube et Facebook.

Ce procédé a été reproduit à de multiples reprises entre 2023 et 2025 dans le but de mettre en avant le discours officiel israélien avec des narratifs en lien avec les principales actualités (frappes à Gaza, au Liban et en Iran, aide humanitaire à Gaza, condamnation de la Cour pénale internationale visant Benjamin Netanyahou et des membres de son gouvernement).

La première cible des annonces de LAPAM est d’abord la sphère nationale israélienne, puisqu’elle produit et diffuse, entre autres, des campagnes pour les ministères de la Santé, de l’Intérieur et de l’Éducation. Les audiences internationales sont également visées, notamment par des campagnes en faveur des ministères des Affaires étrangères, de la Défense, de la Diaspora et du Tourisme.

De plus, à la différence des acteurs non-étatiques pro-palestiniens, l’État hébreu a l’avantage de pouvoir traiter directement avec les principales plateformes numériques, à l’instar de Google, Meta ou X. Cette collaboration en faveur de la propagande israélienne a déjà été révélée par de nombreux médias 125, y compris dans les stades les plus récents du conflit, avec un supposé contrat avec Google estimé à 45 millions d’euros en faveur de la hasbara 126.

Amplification et coordination des narratifs pro-palestiniens

À la suite de l’opération du Hamas « Déluge d’Al Aqsa » et de la réponse de l’armée israélienne dans la bande de Gaza, une mobilisation des acteurs de la mouvance pro-palestinienne à l’internationale s’est engagée. Si, comme vu précédemment, le Hamas dispose de peu de moyens en propre dans la guerre de l’information, les narratifs pro-palestiniens ont trouvé un écho important du fait de la mobilisation d’une myriade d’acteurs internationaux. Dans le cadre de ce conflit asymétrique, la stratégie observée par les acteurs pro-palestiniens, a consisté à isoler Israël et son gouvernement sur la scène internationale, afin de pousser à une résolution du conflit en faveur des Palestiniens. À ce titre, les objectifs définis par les acteurs pro-palestiniens sont multiples :

  • maintenir une forte pression sur les partenaires historiques d’Israël, en particulier sur la France et les États-Unis ;
  • instrumentaliser la cause palestinienne pour donner de la légitimité à des gouvernements antagonistes (République islamique d’Iran notamment) ;
  • appeler au boycott global en annulant toutes formes de coopération économique, scientifique et universitaire avec la société israélienne.

Afin de remplir ces objectifs, plusieurs manœuvres informationnelles utilisant des modes opératoires variés ont débuté en octobre 2023, à destination d’un public occidental et des diasporas arabes en Occident.

Tech for Palestine

Parmi les initiatives civiles non coordonnées par des acteurs palestiniens (Hamas ou Autorité palestinienne), certaines ont clairement affiché leur objectif de rendre viraux les narratifs pro-palestiniens par différentes méthodes. À ce titre, l’organisation Tech For Palestine, déjà évoquée supra, a créé de nombreux outils permettant une amplification des contenus pro-palestiniens et/ou hostiles à Israël. Cette organisation, créée en décembre 2023 par Paul Biggard 127, dispose d’une multitude d’outils numériques et de sites web associés, dont la majorité semble servir d’outils de détection de produits israéliens. D’autres outils sont également disponibles comme des bases de données compilant des images de Gaza, ou encore des prises de paroles facilement partageables pour les utilisateurs.

Page d’accueil du site internet techforpalestine.org

Un serveur Discord du même nom est également associé à ce site 128. Celui-ci regroupe plusieurs milliers d’internautes travaillant en synergie sur des projets numériques afin de soutenir, à travers la technologie, les Palestiniens à Gaza. Le serveur Discord permet alors une facilité de coordination entre différents acteurs pro-palestiniens internationaux.

Boycott z

Parmi les outils répertoriés par Tech For Palestine, le site web boycott-z[.]com propose le téléchargement d’une extension de navigateur sur Google Chrome ou Mozilla Firefox, censée aider les utilisateurs à repérer les produits et services affiliés à Israël ou à ses soutiens. L’extension, développée conjointement par deux ingénieurs, fonctionne comme un outil permettant de révéler, à l’aide d’un message d’alerte, les affiliations des marques et des sites internet à des « régimes faisant preuve d’une grande brutalité envers les personnes innocentes comme l’impact des régimes sionistes sur le peuple palestinien ».

Dans l’ensemble, les outils d’amplification — artificielle ou non — développés par les Palestiniens eux-mêmes semblent très peu nombreux, voire inexistants. Les outils numériques pouvant servir à l’amplification de narratifs pro-palestiniens restent dans l’ensemble, des initiatives internationales.

Réprimer les narratifs adverses

Le signalement massif des contenus adverses

La confrontation informationnelle entre Israël et les sphères pro-palestiniennes depuis le 7 octobre 2023 a été marquée par des stratégies de pression visant à réprimer l’expression d’opinions dans la sphère publique française. Ainsi, les progrès technologiques permettant un certain degré d’automatisation dans les techniques informationnelles ont été observés chez chacun des deux acteurs du conflit. Outre le partage massif de narratifs, ces progrès ont également permis l’envoi en grand nombre d’emails à des entreprises dont les employés ont relayé des prises de position sur le conflit ; s’y ajoutent le screening automatique des réseaux sociaux pour détecter des prises de position, les « raids numériques » 129 disqualifiant les publications jugées problématiques et la révélation de données personnelles. Les plateformes 130 et les responsables politiques étrangers 131 ont parfois pris en compte ces signalements pour prendre des mesures, faisant de ceux qui divulguent des données personnelles (appelés « doxxeurs ») des acteurs informationnels d’importance.

Le doxxing

Plusieurs comptes sur les réseaux sociaux et différentes organisations se sont investis dans une forme de traque au contenu adverse. Une fois détecté, le contenu pro-israélien ou pro-palestinien est aussitôt qualifié d’apologie de génocide pour l’un, et d’antisémitisme pour l’autre.

Généralement, ces comptes ne se contentent pas de citer la publication. En effet, deux stratégies peuvent être observées : la première vise à signaler à la plateforme le contenu de la publication (parfois de manière automatisée 132) ; la seconde à révéler un maximum d’informations personnelles sur l’auteur de la publication (méthode du doxxing). Cette dernière a été particulièrement observée dans le cadre du conflit en cours à Gaza, notamment en France 133.

Des outils de pression se propageant au champ physique

Pour autant, c’est aux États-Unis, et plus particulièrement sur les campus des grandes universités, que le doxxing en lien avec le conflit à Gaza s’est répandu dans la sphère physique. Le collectif Shirion, créé en novembre 2023 aux États-Unis, se présente comme un « réseau de surveillance » traquant et exposant de « manière agressive » l’antisémitisme. Le groupe est actif en ligne et revendique l’utilisation de l’intelligence artificielle dans le but de détecter tout contenu anti-israélien sur les campus américains, mais également d’identifier les manifestants pro-palestiniens.

L’outil Shirion s’est notamment fait connaître pour avoir affiché les noms des étudiants pro-palestiniens sur des camions publicitaires à Harvard, et être lié à Canary Mission 134, site utilisé par les douanes israéliennes 135 et utilisé pour tenter d’exclure les étudiants pro-palestiniens des campus américains 136.

A contrario, le collectif Tech For Palestine évoqué supra a répertorié un projet visant à contrer Canary Mission — le projet « Reverse Canary Mission » — en désignant toutes les personnalités pro-israéliennes, en révélant des informations personnelles et en conservant leurs prises de paroles à cet égard 137.

Wikipédia  : l’exemple de la guerre informationnelle numérique

Enfin, l’intensification de la lutte informationnelle peut se matérialiser de manière très précise dans la bataille du contenu sur Wikipédia. En effet, les sphères pro-israéliennes comme pro-palestiniennes se sont rapidement saisies des pages de la plateforme qui traitent du conflit. Des moyens importants ont été alloués par chacune d’elles dans le but de faire apparaître leurs narratifs et d’invisibiliser les récits adverses.

À cet égard, le compte X pro-israélien @Wikibias2024 138 comptabilisant 10 000 abonnés ne publie que des contributions sur Wikipédia, dans le but de leur faire gagner de la visibilité ou au contraire de signaler des contenus pro-palestiniens sur la plateforme. A contrario, Tech For Palestine a été accusé, par des médias israéliens, de promouvoir des contenus hostiles à l’État hébreu sur Wikipédia 139.

La plateforme est ainsi l’objet de luttes importantes, démontrant son poids dans les stratégies informationnelles de chacun des belligérants 140.

Conclusion

Le 7 octobre marque un point de bascule dans les stratégies informationnelles observables dans le contexte du conflit israélo-palestinien. Sous l’effet de la violence de ce dernier, les dynamiques préexistantes de mobilisation de l’opinion publique dans l’espace numérique français se sont amplifiées, illustrant un changement d’échelle des stratégies de chacun des acteurs. La visibilité que celles-ci ont obtenue dans le débat public français s’explique à la fois par la centralité acquise par les réseaux sociaux dans l’écosystème informationnel français, et par l’essor et la démocratisation de l’intelligence artificielle (génération de contenus, textes et images à fort potentiel de viralité).

Pour Israël comme pour le Hamas et ses alliés, les opérations informationnelles relèvent d’une stratégie assumée visant à influencer les opinions publiques nationales et internationales — mise en lumière des dommages civils et matériels commis à Gaza par Israël et accusation de génocide d’un côté ; justification des manœuvres opérationnelles devant l’opinion publique, face à des accusations de génocide et de frappes non ciblées pour l’autre.

Pour autant, leurs contours et la régulation des moyens employés restent complexes en raison de la porosité entre initiatives individuelles, actions coordonnées et soutiens étatiques.

De nombreuses initiatives privées concourent de manière plus ou moins autonome à diffuser et à relayer ces récits, des citoyens prenant parfois sur eux la responsabilité d’initiatives ayant pour objectif de convaincre de la légitimité d’un des belligérants. Ce sont souvent des publics convaincus de la justesse de leur cause, et qui n’ont donc pas toujours conscience de devenir les vecteurs d’une stratégie informationnelle plus large.

En outre, l’étude des stratégies informationnelles pro-israéliennes et pro-palestiniennes informe sur l’asymétrie des moyens entre un acteur étatique, bénéficiant de ressources et d’un cadre juridique permissif, et un acteur non étatique considéré comme terroriste par l’Union et les États-Unis mais bénéficiant d’un soutien massif et d’une mobilisation de l’opinion publique internationale. La répression des canaux de diffusion du Hamas sur les réseaux sociaux, permise par les législations européenne et américaine, a constitué un frein partiel à son récit dans le camp occidental.

Enfin, les deux belligérants partagent le sentiment de ne pas réussir à convaincre en dehors d’audiences déjà acquises à leur cause, et font régulièrement état de leur frustration devant la « répression » ressentie de leurs discours.

Cela engendre une incertitude sur la notion même de vérité. La multiplication de récits contradictoires, souvent émotionnels et polarisants, nourrit un sentiment de défaitisme sur la possibilité même d’avoir accès à une information fiable qui ne soit pas instrumentalisée ou manipulée par l’un ou l’autre camp. Cette incertitude est clef, tant pour les acteurs de l’information traditionnels, privés d’accès direct à Gaza, que pour les décideurs politiques quant à l’attitude à adopter vis-à-vis de ce conflit. Plus largement, l’importance des stratégies informationnelles dans les conflits contemporains, leur efficacité, et la viralité des campagnes soulèvent pour la France une question de nature stratégique : celle de la préparation des forces et de la société civile face à des actions informationnelles susceptibles d’être reproduites sur d’autres théâtres de confrontation.

L’article Israël contre le Hamas : enquête sur les stratégies d’une guerre informationnelle sans fin  est apparu en premier sur Le Grand Continent.

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07.10.2025 à 06:00

Israël à l’échelle du monde : géopolitique d’un isolement en 10 dates et 10 cartes

Matheo Malik

Malgré le soutien de Donald Trump à Benjamin Netanyahou, Israël est-il plus isolé qu’il ne l’a jamais été ?

Du partage de la Palestine aux accords d’Abraham en passant par le 7 octobre, nous dressons un atlas chronologique en 10 moments clefs pour comprendre comment le monde se positionne vis-à-vis d’Israël depuis 1948.

L’article Israël à l’échelle du monde : géopolitique d’un isolement en 10 dates et 10 cartes est apparu en premier sur Le Grand Continent.

Texte intégral (4054 mots)

1 — 1947 : l’ONU adopte un plan de partage de la Palestine, ouvrant la voie à la création d’Israël

Intégrée à l’Empire ottoman depuis le XVIe siècle, la Palestine voit son sort basculer avec l’effondrement de celui-ci au terme de la Première Guerre mondiale. Pour préparer l’indépendance à venir et résoudre le conflit apparu à la fin du XIXe siècle entre sionistes et Arabes, la nouvelle Société des Nations (SDN) confie en 1922 au Royaume-Uni un mandat sur la Palestine.

Ayant échoué à trouver un compromis entre Arabes et sionistes, les Britanniques annoncent en 1947 leur intention de mettre un terme à leur mandat en mai 1948. En prévision de cette date fatidique, l’Organisation des nations unies (ONU) élabore un plan de partage de la Palestine en trois entités distinctes : un État juif sur 56 % du territoire, un État arabe sur 42 % et une zone sous administration internationale sur les 2 % restants, autour de Jérusalem 141.

La résolution 181 approuvant ce plan de partage est adoptée le 29 novembre 1947 par un vote de l’Assemblée générale des Nations unies, où la plupart des pays du Sud, pas encore décolonisés à cette date, ne siègent pas. Le Royaume-Uni, en vertu de son implication récente et infructueuse en Palestine, fait le choix de s’abstenir.

Le plan de partage est approuvé par 33 voix pour (dont les deux grandes puissances sorties victorieuses de la Seconde Guerre mondiale : les États-Unis et l’URSS), 13 contre (essentiellement des pays arabes et ou musulmans, mais aussi Cuba , l’Inde et la Grèce) et 10 abstentions (dont deux membres permanents du Conseil de sécurité : la République de Chine et le Royaume-Uni) 142.

2 — 1949 : Israël intègre l’Organisation des nations unies

Le 14 mai 1948, en vertu de la légitimité que leur confère le plan de partage de la Palestine adopté par les Nations unies en novembre 1947, les dirigeants sionistes proclament, par la voix de David Ben Gourion, la création de l’État d’Israël.

Le nouvel État se trouve immédiatement engagé dans une guerre contre ses voisins arabes qui rejettent sa création. Si elle s’achève sur une victoire militaire, la première guerre israélo-arabe révèle toute l’étendue de la bataille diplomatique qui reste à mener par Israël pour être reconnu par les États du monde entier.

Son admission en tant qu’État membre de l’ONU constitue une première étape cruciale sur cette voie. Elle est accomplie — non sans rencontrer des oppositions — le 11 mai 1949 par l’adoption de la résolution 273 de l’Assemblée générale des Nations unies 143.

La résolution est adoptée par 37 voix pour (dont les États-Unis et l’URSS), 12 contre et 9 abstentions (dont le Royaume-Uni) 144.

3 — 1956 : Israël désavoué par les deux Grands

S’estimant lésés par la nationalisation du canal de Suez décidée unilatéralement par le président égyptien Gamal Abdel Nasser en juillet 1956, la France et le Royaume-Uni décident d’organiser une opération militaire conjointe pour s’y opposer.

Ils sollicitent alors le soutien d’Israël qui, malgré des relations historiquement houleuses avec Londres, accepte d’y prendre part — y voyant notamment une occasion d’affaiblir les Fedayins qui harcèlent de longue date sa frontière méridionale.

Le 29 octobre 1956, les troupes israéliennes envahissent sans difficulté le Sinaï. Une semaine plus tard, le corps expéditionnaire franco-britannique débarque à Port-Saïd au prétexte de s’interposer entre Israéliens et Égyptiens.

Si elle est une totale réussite sur le plan militaire, l’opération tourne vite au fiasco du fait de son impréparation diplomatique : les États-Unis et l’URSS s’entendent en effet pour imposer aux Français, aux Britanniques et aux Israéliens, de mettre un terme à leur offensive contre l’Égypte.

Adoptée le 31 octobre 1956 par 7 voix pour, 2 contre et 2 abstentions, la résolution 119 du Conseil de sécurité condamne l’intervention franco-israélo-britannique 145. Elle convoque une assemblée générale extraordinaire des Nations unies pour y répondre. 

Le vote qui fait suite à la crise de Suez reflète un nouvel ordre international 146 : les vieilles puissances européennes que sont la France et le Royaume-Uni — auxquelles Israël a fait l’erreur de s’allier — ne font plus le poids face aux deux nouvelles superpuissances nucléaires que sont les États-Unis et l’URSS qui parviennent sur cette question à trouver un compromis pour éviter l’escalade.

4 — 1967 : victoire militaire et défaite diplomatique pour Israël

Du 5 au 10 juin 1967, la guerre des Six Jours voit Israël triompher d’une coalition arabe formée par l’Égypte, la Syrie, l’Irak et la Jordanie. 

Les relations entre Israël et ses voisins arabes, notamment l’Égypte et la Syrie, liées par une alliance militaire depuis 1966, se dégradent brutalement durant la première moitié de l’année 1967. En avril, un accrochage frontalier dégénère en une bataille aérienne au cours de laquelle les Mirages israéliens prennent largement le dessus sur les Mig syriens, dont sept sont abattus. Le 17 mai 1967, le président égyptien Nasser exige le retrait des forces onusiennes du Sinaï et envoie ses troupes reprendre le contrôle de la péninsule. Le 23 mai, il ordonne la fermeture du détroit de Tiran, bloquant l’accès au port israélien d’Eilat, sur le golfe d’Aqaba.

Israël décide alors d’engager l’épreuve de force en passant à l’offensive, d’abord par la voie des airs pour éliminer la quasi-totalité des aéronefs égyptiens par surprise, puis au sol. Une stratégie qui s’avère redoutablement efficace et permet à Israël de remporter en un temps record une écrasante victoire sur ses voisins.

Les Israéliens profitent de cette victoire pour étendre leur territoire en prenant le contrôle de Jérusalem-Est, de la Cisjordanie, de la bande de Gaza, du plateau syrien du Golan et de la péninsule égyptienne du Sinaï.

L’écrasante victoire israélienne et l’expansion territoriale qui s’ensuit contribuent à modifier l’image d’Israël : de petit État jeune et fragile en proie à l’hostilité irraisonnée de voisins intolérants et bornés, il apparaît de plus en plus aux yeux de certains comme une puissance régionale militariste et agressive dont l’appétit territorial déstabilise les équilibres régionaux.

En Europe, ce regard de plus en plus critique à l’égard de l’État hébreu se perçoit notamment dans les célèbres propos tenus par le général de Gaulle lors de sa conférence de presse du 27 novembre 1967, durant laquelle il parle des Juifs comme d’un « peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur ».

Il se mesure surtout dans l’unanimité que recueille le 22 novembre 1967, au Conseil de sécurité de l’ONU, la résolution 242 qui, au nom  de « l’inadmissibilité de l’acquisition de territoires par la guerre »,  condamne les conquêtes territoriales opérées par Israël dans la foulée de sa victoire de 1967 et l’enjoint à y renoncer 147.

Le Royaume-Uni — qui avait longtemps opté pour l’abstention lors des votes à l’ONU relatifs à la question de la Palestine — vote cette fois-ci en faveur de cette résolution 148.

5 — 1973 : la guerre du Kippour et le premier choc pétrolier

En octobre 1972, à l’initiative de l’Arabie saoudite, les pays membres de l’Organisation des pays arabes exportateurs de pétrole (OPAEP) — l’Algérie, l’Arabie Saoudite, Bahreïn, l’Égypte, les Émirats arabes unis, l’Irak, le Koweït, la Libye, le Qatar et la Syrie — décident de diminuer leur production de 5 % et  d’instaurer un embargo sur les ventes de pétrole aux pays qu’ils identifient comme les soutiens à l’effort de guerre israélien. 

Cet embargo dure jusqu’en mars 1974 et concerne l’Afrique du Sud, le Canada, les États-Unis, le Japon, les Pays-Bas, le Portugal, la Rhodésie et le Royaume-Uni.

Par contrecoup, c’est l’ensemble du marché pétrolier mondial qui se trouve déstabilisé, provoquant le premier choc pétrolier.

6 — 1975 : Israël et le sionisme au banc des accusés

Deux ans après la guerre du Kippour (6 au 25 octobre 1973) au cours de laquelle Tsahal parvient difficilement à repousser l’offensive des armées égyptienne et syrienne, les États hostiles à Israël repartent à l’offensive sur le terrain diplomatique.

Ils lui infligent un revers symbolique en faisant voter par l’Assemblée générale des Nations unies une résolution qui définit le sionisme comme « une forme de racisme et de discrimination raciale » 149.

Portée par l’URSS et ses satellites ainsi qu’une partie des non-alignés, cette résolution cherche à assimiler le sionisme aux impérialismes européens dont la décolonisation était alors en train de venir à bout des derniers vestiges. Elle met Israël sur le même plan que des pays ségrégationnistes comme l’Afrique du Sud et la Rhodésie d’alors. 

Adoptée le 10 novembre 1975 par 72 voix pour (parmi lesquelles celles de l’URSS et de la Chine), 35 contre (dont les États-Unis, le Royaume-Uni et la France) et 32 abstentions 150, la résolution 3379 sera finalement annulée par un nouveau vote de l’ONU en décembre 1991 (111 pour, 25 contre, 13 abstentions).

7 — 2017 : Trump déplace l’ambassade des États-Unis en Israël à Jérusalem

Le plan de partage de la Palestine adopté par les Nations unies en 1947 prévoyait de placer Jérusalem — revendiquée à la fois par les sionistes et par les Arabes — sous administration internationale.

En 1948, au terme de la première guerre israélo-arabe, la ville se trouve divisée entre sa partie occidentale, passée sous contrôle israélien, et sa partie orientale, aux mains des Jordaniens.

Vingt ans plus tard, pendant la guerre des Six Jours, Israël s’empare de Jérusalem-Est et l’annexe. Le gouvernement israélien proclame alors la ville réunifiée, « capitale éternelle, une et indivisible » du pays. Au regard du droit international, Jérusalem-Est demeure toutefois un territoire palestinien occupé.

C’est la raison pour laquelle la grande majorité des pays entretenant des relations diplomatiques avec Israël ont implanté leur ambassade à Tel-Aviv, qu’ils reconnaissent comme la capitale du pays. 

En décembre 2017, le président américain Donald Trump annonce son intention de transférer l’ambassade américaine en Israël à Jérusalem 151.

Inaugurée le 14 mai 2018 — jour anniversaire de la création de l’État d’Israël — la nouvelle ambassade des États-Unis en Israël constitue un soutien symbolique de taille à la revendication israélienne de souveraineté sur l’entièreté de la ville sainte. 

La décision de Donald Trump a depuis été imitée par sept autres pays.

  • En mai 2018, Jimmy Morales, président du Guatemala, proche des mouvements sionistes chrétiens, a annoncé le déplacement de l’ambassade de son pays à Jérusalem« Relaciones Bilaterales », Ministère israélien des Affaires étrangères.. 
  • Le même mois, le Paraguay a inauguré son ambassade  à Jérusalem sur décision du président Horacio Cartes. Décision désavouée par son successeur Mario Abdo Benítez qui a rétabli l’ambassade à Tel Aviv en septembre 2018. Avant d’être à son tour désavoué par son successeur Santiago Peña qui l’a réimplantée à Jérusalem en décembre 2024.
  • En juin 2021, le président du Honduras, Juan Orlando Hernández, a déplacé l’ambassade de son pays en Israël à Jérusalem« Relaciones Bilaterales », Ministère israélien des Affaires étrangères..
  • En mars 2021, le Kosovo est devenu le premier pays majoritairement musulman à ouvrir une ambassade à Jérusalem 152.
  • En septembre 2023, la Papouasie-Nouvelle-Guinée a à son tour inauguré une ambassade à Jérusalem 153.
  • En février 2025, les Îles Fidji ont annoncé l’ouverture prochaine d’une ambassade à Jérusalem. 154 
  • Javier Milei a annoncé le 11 juin 2025 que l’ambassade d’Argentine quitterait Tel-Aviv pour Jérusalem d’ici 2026 155.

En septembre 2025, huit pays ont donc ouvert une ambassade à Jérusalem ou annoncé leur intention de le faire : les États-Unis, le Guatemala, le Paraguay, le Honduras, le Kosovo, la Papouasie-Nouvelle-Guinée, les Fidji et l’Argentine.

8 — 2020 : les accords d’Abraham et la normalisation progressive d’Israël dans les pays arabes

Signés à la Maison Blanche le 15 septembre 2020, les Accords d’Abraham ont normalisé les relations entre Israël et deux nouveaux États arabes qui ne reconnaissaient jusqu’alors pas l’État juif : les Émirats arabes unis et Bahreïn.

Dans la foulée, le 22 décembre 2020, le Maroc normalise à son tour ses relations avec Israël, suivi par le Soudan le 6 janvier 2021.

En 2021, 7 des 22 États membres de la Ligue arabe avaient donc normalisé leurs relations avec Israël.

En 2021, 33 pays membres de l’Organisation de la coopération islamique sur 57 reconnaissaient Israël.

9 —  7 octobre 2023 : face aux attaques terroristes du Hamas, un monde divisé

Dans les jours qui suivent l’attaque terroriste orchestrée par le Hamas en Israël le 7 octobre 2023, les réactions internationales témoignent d’un monde fracturé. 

Outre l’absence de réaction adoptée par de nombreux pays du monde, trois types de positionnements sont observables allant de la condamnation nette ouvrant à un soutien d’Israël (notamment de la part des pays occidentaux) au soutien affiché au Hamas (par l’Iran), en passant par un appel à la désescalade assorti ou non d’une condamnation explicite de l’attaque du Hamas (Russie, Chine et une large partie des pays latino-américains).

Le Grand Continent avait étudié la cartographie des réactions dans sa granularité en se focalisant sur plusieurs régions : le Moyen-Orient et les pays arabes et musulmans ; l’Amérique latine ; l’Asie et l’Indopacifique ; et l’Afrique subsaharienne.

10 — 2025 : Benjamin Netanyahou aux Nations unies

Le 26 septembre 2025, le premier ministre israélien Benjamin Netanyahou — qui fut ambassadeur d’Israël auprès de l’Organisation des Nations unies de 1984 à 1988 — s’est exprimé, à New York, devant la 80e Assemblée générale. 

Pour protester contre la politique menée par son gouvernement à Gaza et en Cisjordanie depuis le 7 octobre 2023, de nombreuses délégations ont quitté simultanément et bruyamment la salle au début de son discours. 

La délégation israélienne aux Nations unies a dénombré 77 pays — sur 193 États membres — dont la délégation était absente lors du discours de Benjamin Netanyahou 156, sans toutefois que l’on puisse distinguer de manière certaine ceux qui se sont absentés en signe de protestation contre l’orateur de ceux qui étaient absents pour d’éventuelles autres raisons.

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06.10.2025 à 06:00

Israël et la Palestine après Netanyahou, une conversation avec le général Yaïr Golan

Matheo Malik

Face à la destruction de Gaza et à la géopolitique messianique de Smotrich et Ben-Gvir, le général réserviste Yaïr Golan œuvre à la coalition de forces démocratiques pour offrir une alternative en Israël.

Avec quelles alliances, sur quelles bases et avec quelle stratégie vis-à-vis de Donald Trump et de l’État de Palestine ?

Nous l’avons rencontré.

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Texte intégral (3842 mots)

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Depuis l’Assemblée générale des Nations unies, nous assistons à une accélération de l’effort diplomatique à Gaza. Sommes-nous en train de vivre un moment de bascule ? 

La situation reste incertaine et difficile à cerner. 

L’annonce par le Hamas de son acceptation partielle du plan américain, les propos de Netanyahou évoquant un accord imminent et les négociations en cours ce dimanche 5 octobre en Égypte suscitent davantage de questions qu’ils n’apportent de réponses pour le moment.

Quel est le rôle du président américain ? Pensez-vous qu’il soit réellement prêt à changer de position vis-à-vis de son allié Benjamin Netanyahou, si ce dernier devait finalement entraver les négociations et opter pour un bellum aeternum ?

Il ne fait aucun doute que le président Trump a insufflé une nouvelle dynamique au processus visant à mettre fin à la guerre et à libérer les otages.

Pourtant, cette énergie spectaculaire pourrait s’avérer insuffisante.

D’un côté, la position du gouvernement israélien peut effectivement entraver ce processus. 

D’autre part, le conflit ne se limite pas à la seule personne de Netanyahou : la position du Hamas à moyen terme aura un poids fondamental sur l’évolution des négociations et il n’est pas certain que Trump puisse réellement influencer cet aspect.

Votre position reste donc très prudente. Pensez-vous que nous sommes encore très loin de la fin de la guerre à Gaza ?

Nous entrons dans une phase particulièrement délicate, où chaque décision peut avoir des conséquences importantes sur la suite des événements. Une issue positive reste possible, peut-être même dans les tout prochains jours. Mais une chose est certaine : il ne pourra y avoir de fin au conflit sans la libération préalable des otages. C’est la prémisse à toute avancée.

Quel est votre regard sur l’initiative de la France et de l’Arabie saoudite en faveur de la reconnaissance de l’État palestinien ? S’agit-il d’une réponse au trilemme que vous aviez énoncé : « Si vous souhaitez une patrie pour le peuple juif, une démocratie et le contrôle de l’ensemble de la Terre sainte, c’est impossible. Il faut choisir deux des trois » ?

La reconnaissance de la France, du Royaume-Uni et des autres pays occidentaux répond à une revendication constante des Palestiniens à l’égard de la communauté internationale. 

Du côté israélien, la position a toujours été la suivante : seule une solution fondée sur un dialogue direct entre les parties prenantes — Israël et les Palestiniens, mais aussi Israël et les principaux pays musulmans modérés, comme l’Égypte, la Jordanie, l’Arabie saoudite ou les Émirats arabes unis — pouvait conduire à une résolution durable du conflit. 

Je pense que cette approche demeure pertinente.

Pour progresser vers la résolution du conflit israélo-palestinien, nous devons considérer la bande de Gaza comme le principal terrain d’élaboration d’une solution globale. 

Yaïr Golan

Vous êtes donc critique de cette reconnaissance ? 

Je pense que la récente déclaration conjointe franco-saoudienne ne semble pas être une contribution constructive à la résolution du conflit.

Elle semble davantage relever d’un signal diplomatique que d’une réelle tentative de médiation. Elle ne semble pas destinée à faire avancer les négociations, mais plutôt à exprimer un désaveu croissant de la position d’Israël au sein de l’opinion internationale. 

Le message est clair : Israël est de plus en plus isolé et ses considérations stratégiques ou sécuritaires ne sont plus centrales dans les équilibres diplomatiques actuels.

Si l’on peut comprendre la portée symbolique de cette déclaration, il reste difficile d’y voir une avancée concrète vers la fin de la guerre. Elle relève davantage du registre politique que de celui de la solution.

Si la reconnaissance a une portée symbolique et politique, il y a aussi des actes concrets menés par Bezalel Smotrich pour « enterrer l’idée d’un État palestinien ». Comment faire pour conserver vivante la possibilité de la solution à deux États ? 

Il y a deux aspects également importants pour répondre à cette question.

D’abord, pour progresser vers la résolution du conflit israélo-palestinien, nous devons considérer la bande de Gaza comme le principal terrain d’élaboration d’une solution globale. 

Les pays arabes modérés, comme l’Égypte, la Jordanie, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, devraient pleinement s’impliquer dans le processus, avec le soutien massif de l’Union européenne et des États-Unis — plutôt que le Qatar ou la Turquie.

Il faut donc mettre en place une structure régionale et internationale pour résoudre le problème et montrer rapidement des signes positifs dans la bande de Gaza : un sentiment de redressement en cours, des projets civils, la démilitarisation et le remplacement du Hamas par une entité gouvernementale.

Ces mesures redonneront espoir aux deux peuples — palestinien et israélien. Si nous parvenons à agir positivement à Gaza, nous pourrons alors trouver une solution au conflit dans son ensemble. Cela dépend donc de notre capacité à agir positivement dans la bande de Gaza. Il est crucial que chacun comprenne que c’est là que nous commencerons à résoudre le problème global.

Ensuite, il faut remplacer le gouvernement actuel en Israël. C’est crucial, car rien de bon ne pourra advenir avec Netanyahou et ses ministres. Je suis très inquiet de voir le pouvoir en place faire tout ce qu’il peut pour annexer la Judée-Samarie, la Cisjordanie. Je suis actuellement dans l’opposition et je milite pour le remplacer.

J’ai bon espoir qu’après les prochaines élections, je ferai partie d’une nouvelle coalition dont l’objectif principal sera de montrer que l’annexion n’est pas une option pour Israël. 

Cela ne signifie pas pour autant que la séparation ou la solution à deux États seront mises en œuvre dès le lendemain. Nous comprenons également les difficultés politiques internes à Israël. Mais nous montrerons à nous-mêmes et au reste du monde que l’annexion n’est pas une option.

Il faut remplacer le gouvernement actuel en Israël. C’est crucial, car rien de bon ne pourra advenir avec Netanyahou et ses ministres.

Yaïr Golan

Comment envisagez-vous la relation entre Israéliens et Palestiniens à moyen terme ? 

On ne résout pas un conflit centenaire par la seule signature d’un accord.

La paix ne peut naître que d’un processus plus profond, qui engage à la fois les institutions et les sociétés. Elle suppose un changement progressif des perceptions, des récits, et des attentes — un travail long, mais nécessaire, sur les cœurs et les esprits des deux peuples.

L’essentiel reste donc une vision de long terme : celle d’une solution à deux États vivant côte à côte, en paix et en sécurité.

Mais l’histoire montre qu’il n’existe pas de transition soudaine entre une situation de conflit enraciné et une solution durable. Aucun « grand bond en avant » n’a jamais permis de régler un conflit aussi profond d’un coup. Il faut bâtir un processus étape par étape. Or un élément clef manque aujourd’hui cruellement au cœur de ce processus — la confiance.

Je suis convaincu de ceci : le principal échec du processus d’Oslo, tout comme celui du plan de désengagement, tient à cette absence de confiance mutuelle. Si nous voulons construire un Israël « normal » dans un Moyen-Orient stabilisé, il faut commencer par reconstruire cette confiance, aujourd’hui quasiment inexistante. La situation actuelle est bloquée précisément parce que le niveau de confiance entre les parties est proche de zéro. 

Pour sortir de l’impasse, il faut envisager une phase transitoire — que j’appelle la séparation civile sous responsabilité militaire. 

En quoi consiste-t-elle ?

Cette approche intermédiaire vise à réduire les frictions entre deux populations profondément hostiles, à limiter les opportunités d’actions terroristes, et surtout, à maintenir en vie la perspective d’une solution à deux États. 

Toutefois, cette séparation ne peut se faire au détriment de la sécurité d’Israël. Il ne s’agit pas d’un retrait unilatéral, mais d’un transfert progressif de certaines responsabilités aux Palestiniens, dans une logique de responsabilisation et de coopération. Cela passe notamment par l’évolution du système éducatif, le développement de relations commerciales, et surtout par la capacité de l’Autorité palestinienne à lutter, de manière autonome, contre les éléments radicaux au sein de sa propre société. 

Il est important de rappeler que le processus d’Oslo bénéficiait, en 1993-1994, d’un large soutien au sein de la société israélienne. Ce n’est pas un rejet israélien qui l’a fait échouer, mais bien la vague d’attentats terroristes de 1995-1996, orchestrée notamment par le Hamas. Cette violence a détruit toute perspective positive et a sapé la confiance de la population israélienne. C’est cet échec-là qu’il faut comprendre pour ne pas le reproduire.

Israël entre dans une nouvelle ère.

Yaïr Golan

L’opposition démocratique à Netanyahou semble particulièrement présente dans la rue, mais elle essuie des échecs électoraux. Vous êtes issu du Meretz et avez été élu à la tête du Parti travailliste afin de mener sa fusion avec les autres partis au sein d’une coalition aujourd’hui appelée « Les Démocrates ». Quels sont les principes fondamentaux qui président à ce rassemblement ?

Ils tiennent en une idée fixe : nous devons construire un État israélien fort, libéral et démocratique.

J’ai lancé ce processus en fusionnant le Parti travailliste et le Parti Meretz. La véritable histoire de la politique israélienne aujourd’hui ne se résume pas tant à une division gauche-droite, qui correspond à une ancienne façon de voir la politique israélienne : la lutte que nous menons oppose les démocrates aux éléments autoritaires de la société et de la politique israéliennes. C’est aussi la lutte entre les honnêtes gens et les corrompus, entre ceux qui estiment que nous devons agir pour rassembler tous les Israéliens autour de l’État, et ceux qui pensent que le gouvernement ne doit œuvrer que pour ceux qui le soutiennent.

De mon point de vue, il s’agit de la lutte des véritables sionistes contre ceux qui ont abandonné le sionisme, que je définis comme la défense d’une patrie pour le peuple juif et, en même temps, d’un État libéral, égalitaire et démocratique.

Pensez-vous que ce rassemblement pourrait être compétitif ? Jusqu’où seriez-vous prêt à aller pour constituer cette grande coalition ?

La politique, même dans un contexte de grand cynisme, reste une affaire de perceptions, d’idées et de leur mise en œuvre concrète. Il ne s’agit pas seulement de gérer le présent, mais de tracer une direction pour l’avenir.

C’est pourquoi j’en appelle aujourd’hui à mes collègues Yaïr Lapid et Gadi Eisenkot : il est temps de rejoindre Les Démocrates pour construire ensemble une véritable alternative libérale et démocratique. Israël a besoin d’un bloc uni, capable de proposer une vision claire, fondée sur les valeurs de liberté, de justice et de responsabilité démocratique.

Je ne rejette pas la possibilité de coopérer, sur certains dossiers, avec des figures comme Avigdor Liberman ou Naftali Bennett. Ce sont des partenaires politiques potentiels dans certaines configurations. Mais il faut être clair : ce ne sont pas des partenaires qui partagent nos idées. La coalition que nous voulons bâtir repose sur des principes profonds — et non sur de simples arrangements tactiques.

Israël entre dans une nouvelle ère, celle des choix clairs et décisifs. Nous serons bientôt appelés à prendre des décisions fondamentales pour l’avenir du pays, des décisions qui détermineront s’il restera fidèle à ses idéaux fondateurs de démocratie, de pluralisme et de liberté. Notre responsabilité est de nous y préparer.

Considérez-vous que les succès de Netanyahou sont dus à une faiblesse du camp démocrate que vous incarnez au cours des dernières années ? En d’autres termes, ces succès sont-ils le résultat d’une faible offre politique ou d’une forte demande de la part de la population ? 

Le succès de Benjamin Netanyahou repose en grande partie sur une stratégie populiste et démagogique, mais il serait réducteur de l’expliquer uniquement par cela. Il a su comprendre et exploiter avec efficacité les dynamiques des nouveaux médias, de la communication et du récit — en particulier les réseaux sociaux — pour façonner l’agenda public et consolider son pouvoir.

Cependant, son ascension s’explique aussi par un facteur souvent négligé : l’échec prolongé de l’opposition à proposer une alternative crédible, cohérente et mobilisatrice. Trop souvent, la réponse a été l’imitation — chercher à reproduire les codes de la droite, à lisser notre discours ou à masquer notre véritable identité politique.

Je rejette fermement cette logique. L’idée selon laquelle, face au succès de la droite, il faudrait s’aligner ou dissimuler nos convictions est non seulement erronée, mais profondément contre-productive. C’est une erreur stratégique majeure.

Le moment est venu de construire une alternative authentique. Et une alternative ne peut exister sans une idéologie clairement définie, assumée et portée avec conviction. Ce n’est qu’en affirmant notre vision — sociale, démocratique, libérale et progressiste — que nous pourrons prétendre à diriger la prochaine coalition en 2026. La clarté est une condition de notre victoire.

Il est impératif d’empêcher que des figures comme Smotrich et Ben-Gvir deviennent les porte-voix dominants de la politique israélienne.

Yaïr Golan

Ces dernières années, vous avez pris position à plusieurs reprises de manière très nette. L’une de vos déclarations avait été vivement critiquée en Israël : « Israël est en train de devenir un État paria, comme l’Afrique du Sud par le passé. » Pourriez-vous la replacer dans son contexte ? Comment rétablir la réputation du pays à l’échelle internationale — et vis-à-vis du droit international ? 

Si elle est difficile à entendre en Israël, elle paraît évidente depuis l’extérieur. 

Le jour où Israël sera gouverné par une véritable grande alliance démocrate et libérale et adoptera une politique raisonnable à la fois pour la région et la communauté internationale — notamment en soutenant une solution à deux États, en renforçant les acteurs modérés du Moyen-Orient, et en développant une approche sophistiquée mêlant suprématie militaire, diplomatie et coopération économique — alors, rétablir la réputation d’Israël sur la scène internationale cessera d’être un défi insurmontable.

Il est impératif d’empêcher que des figures comme Smotrich et Ben-Gvir deviennent les porte-voix dominants de la politique israélienne. Leur influence marque une dérive dangereuse, incompatible avec nos principes démocratiques.

Malgré les divisions apparentes, nous avons encore beaucoup en commun avec les forces démocratiques en Europe. Nous devons impérativement élever les forces démocrates et libérales de la société israélienne au même niveau d’influence que leurs homologues au sein de l’Union européenne.

Nous nous inscrivons dans une lutte plus générale contre cette vague de populisme et la destruction massive de la vie politique, sous l’influence de nouveaux médias devenus incontrôlables.

Comment envisagez-vous les relations avec les États-Unis, alors que les principes démocratiques que vous défendez sont également remis en cause par l’administration actuelle ? Certains soutiennent très fortement Israël, et plus précisément Benjamin Netanyahou. Il existe également des courants au sein du mouvement MAGA qui sont ostensiblement antisémites.

Nous devons adopter une approche bipartisane dans nos relations avec les États-Unis.

Israël ne peut se ranger ni derrière les Républicains, ni derrière les Démocrates. Notre devoir est de collaborer efficacement avec toute administration américaine en place, quel que soit son bord politique.

Je prends très au sérieux les intérêts américains dans la région, car le soutien des États-Unis demeure indispensable pour la sécurité et la stabilité d’Israël.

Il ne nous appartient donc pas de commenter ou de juger tel ou tel président — cette réserve vaut également pour nos relations avec les dirigeants européens. Notre rôle est de travailler avec tous les partenaires, tout en conservant une base solide, ancrée dans une idéologie libérale et démocratique.

C’est dans cet esprit que nous devons continuer à soutenir l’Ukraine. Avec nos alliés européens, nous refusons de légitimer la Russie, car il n’y a aucune raison que l’invasion brutale de l’Ukraine puisse produire des résultats positifs pour Moscou, ni pour la paix mondiale.

Ce qui était autrefois le Croissant fertile, c’est-à-dire l’Irak, la Syrie et le Liban, est aujourd’hui une faille instable — un Croissant chaotique.

Après le massacre de Sabra et Chatila, une commission d’enquête a été rapidement mise en place, présidée par Yitzhak Kahane, juge à la Cour suprême, afin de déterminer les responsabilités. Que préconisez-vous pour identifier les responsabilités politiques à Gaza après la guerre ?

Je peux vous assurer que dès notre retour au pouvoir, nous mettrons en place une commission d’enquête nationale renforcée pour identifier clairement les responsables de la plus grande défaite militaire de l’histoire d’Israël — le 7 octobre 2023. Ce moment tragique doit impérativement servir de leçon collective à notre nation. Il est essentiel de comprendre sans ambiguïté les causes profondes de cet échec monumental.

Mais j’aimerais aller plus loin. Car au-delà de l’aspect militaire, le 7 octobre révèle aussi les fractures internes de la société israélienne, non seulement des failles sécuritaires, mais aussi les dysfonctionnements et les faiblesses structurelles de notre démocratie. 

Affronter ces problèmes fondamentaux demandera du temps.

Parmi les aspects que nous devons régler immédiatement, le plus urgent est de ne pas permettre à une personne ayant des démêlés judiciaires de se présenter à nouveau au poste de Premier ministre.

C’est une condition minimale pour préserver l’intégrité de nos institutions et la confiance des citoyens. 

Par ailleurs, afin d’éviter la concentration excessive du pouvoir et de renforcer la vitalité démocratique, nous devrions réfléchir à limiter la réélection du Premier ministre au-delà de deux ou trois mandats.

L’histoire du Moyen-Orient est celle de la lutte permanente entre radicaux et modérés.

Yaïr Golan

Alors que la Syrie tient ce dimanche ses premières élections depuis la chute de Bachar el-Assad, comment imaginez-vous l’avenir des relations avec l’environnement régional direct d’Israël ? 

Ce qui était autrefois le Croissant fertile, c’est-à-dire l’Irak, la Syrie et le Liban, est aujourd’hui une faille instable — un Croissant chaotique.  

Bien sûr, les racines historiques de cette instabilité remontent à des décennies. On peut considérer que l’accord Sykes-Picot entre la France et le Royaume-Uni constitue l’une des origines historiques de l’instabilité actuelle au Moyen-Orient. Mais ce constat ne suffit pas à éclairer l’avenir. 

Pour avancer nous devons partir d’une stratégie : stabiliser des États fragiles, construire des nations à partir de sociétés fragmentées par des logiques tribales, et rassembler des communautés diverses — juifs, chrétiens, musulmans, sunnites, chiites, alaouites — autour d’un projet politique commun.

Ce travail de fond exige une implication européenne renforcée en faveur de la stabilité régionale. L’Europe ne peut rester en retrait, car les dynamiques à l’œuvre dans cette région ont un impact direct sur sa propre sécurité.

L’histoire du Moyen-Orient est celle de la lutte permanente entre radicaux et modérés. 

Nous devons œuvrer ensemble contre les radicaux et soutenir les modérés. C’est vrai pour Israël, pour le Liban, la Syrie, l’Irak et pour tout le reste de la région.

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04.10.2025 à 06:00

Combattre les Russes au XXIe siècle, une conversation avec le ministre ukrainien des vétérans

Matheo Malik

« Si le reste du continent n'a pas — jusqu’ici — connu la guerre, c'est uniquement parce que nous nous battons aujourd’hui. »

Envoyer des masses d’hommes mourir loin de chez eux d’un côté — de l’autre, miser sur la valeur individuelle de ses combattants.

Plongée dans la concrétude de la résistance ukrainienne avec le ministre délégué chargé des anciens combattants, Oleg Shymanskyi.

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Texte intégral (2446 mots)

Cet entretien a été réalisé à Varsovie dans le cadre du partenariat de la revue avec le Warsaw Security Forum. Pour soutenir la première revue européenne, découvrez nos offres

Il n’est pas toujours facile pour les autres pays européens de prendre toute la mesure de la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine. Pour nous aider à nous la représenter, par où commenceriez-vous ?

C’est une vie très différente de la vôtre, difficile à décrire avec des mots, mais à laquelle tout le monde, ici, est habitué.

Je donnerai quelques exemples concrets : chaque citoyen ukrainien est familier de sons bien particuliers, comme celui d’une sirène d’alerte aérienne ou d’un drone Shahed volant au-dessus de sa tête.

Lorsque je suis dans un aéroport à l’étranger, il me faut toujours un petit temps pour prendre conscience que le sifflement aigu que j’entends est celui d’un avion — et pas d’un missile. 

La vie est une question de survie : nos combattants sont dans les tranchées, tandis que les civils, eux, se préoccupent de subvenir à leurs besoins fondamentaux comme la nourriture et l’accès à l’électricité, ou de dormir dans les stations de métro pour éviter les frappes de drones. Notre horizon temporel ne dépasse pas l’échelle d’une semaine.

Avant la guerre, les gens pensaient à leur carrière, ils faisaient des prêts immobiliers, planifiaient d’avoir une famille ; aujourd’hui en Ukraine, il est difficile de penser à toutes ces choses.

Les autres pays d’Europe sont heureux de ne pas avoir nos soucis : nous aussi, nous voudrions vivre ainsi.

Quelles sont les conséquences démographiques les plus immédiates de la guerre ?

Comme de nombreux hommes et femmes sont partis combattre, la demande de main-d’œuvre est importante. Notre taux de chômage était d’environ 20 % au début de l’invasion en 2022 — il est tombé à environ 12 % au premier semestre 2025.

Ce taux devrait continuer à baisser, car de nombreuses industries continuent à produire ce dont nous avons besoin.

Lorsque je suis dans un aéroport à l’étranger, il me faut toujours un petit temps pour prendre conscience que le sifflement aigu que j’entends est celui d’un avion — et pas d’un missile.

Oleg Shymanskyi

En raison de la guerre, l’Ukraine est rapidement devenue le pays d’Europe comptant le plus grand nombre d’anciens combattants. Quel rôle jouent-ils dans la société ?

Notre politique concernant les anciens combattants consiste, au moment où une personne quitte l’armée, à reconnaître la contribution qu’elle a apportée à l’existence du pays.

Cela inclut de lui fournir des moyens de réinsertion, sur le plan physique et psychologique ; et nous espérons que cela débouche sur des opportunités économiques.

Comment voyez-vous leur rôle à l’avenir ?

Nous souhaitons vivement que nos anciens combattants restent en Ukraine et contribuent à la relance de l’économie du pays : nous voulons passer d’une approche sociale à une approche axée sur les opportunités.

Les anciens combattants ont beaucoup à offrir : une expérience unique du combat, un dévouement sans faille et une volonté de s’intégrer au marché du travail. Beaucoup d’efforts sont déjà faits en ce sens.

À quels défis êtes-vous plus spécifiquement confrontés ?

Le processus de réinsertion des vétérans n’est pas nouveau : toute l’Europe a été confrontée à ces défis après la Seconde Guerre mondiale.

Cependant, deux différences essentielles définissent les défis particuliers que l’Ukraine doit surmonter.

Au XXIe siècle, le parcours classique d’un vétéran d’une armée de l’OTAN consiste à être déployé dans le cadre d’une mission à l’étranger, puis démobilisé ou libéré de l’armée. Il reste cependant dans un environnement sûr, où il peut vaquer à ses occupations et construire sa vie. L’État doit simplement lui apporter son soutien et faciliter sa réintégration.

Un tel scénario n’est pas possible en Ukraine. Même si une personne est blessée et démobilisée, elle ne peut pas vivre dans un environnement sûr ; les raids aériens se poursuivent et elle doit toujours assurer sa sécurité et celle de sa famille. Ce facteur rend plus difficile le soutien et leur réintégration.

Un autre aspect important du phénomène est son ampleur : plus d’un million de soldats ukrainiens ont obtenu le statut d’ancien combattant ; beaucoup sont désormais handicapés. Cela signifie qu’ils ont besoin de différents niveaux de soutien.

Nous nous battons pour une réalité concrète.

Oleg Shymanskyi

Que fait le gouvernement face à cette situation ?

Notre première priorité est de leur fournir des traitements pour leur réinsertion, sur le plan physique et psychologique.

Nous soutenons les cliniques et les établissements de rééducation, dont beaucoup sont actuellement en cours de construction en Ukraine. Les personnes qui ont été en première ligne ont besoin de traitements, allant de la pose de prothèses à la rééducation au maniement d’outils simples. Nous apprenons cela à nos dépens, mais les progrès sont rapides.  

La phase suivante consiste à mettre en adéquation les compétences militaires et les compétences civiles. 

On suppose par exemple que ceux qui savent conduire un char Leopard peuvent conduire un tracteur. Si quelqu’un est capable de commander un peloton ou une brigade, cela démontre ses capacités à gérer une équipe, sa capacité à travailler sous pression et à faire preuve de dévouement. Ce sont autant de qualités recherchées par les entreprises.

Les anciens combattants sont particulièrement intéressés par les emplois dans le secteur de la défense. C’est pour eux un moyen de continuer à contribuer à celle de l’Ukraine.

Comment la société s’adapte-t-elle à cet afflux d’anciens combattants ? 

La présence d’anciens combattants présentant divers degrés d’invalidité physique soulève des questions difficiles quant à la capacité d’accueil de la société. Une personne ayant subi une double amputation, par exemple, aura beaucoup de mal à se déplacer ; or ils sont de plus en plus nombreux ; les employeurs ukrainiens sont prêts à adapter les lieux de travail en conséquence.

L’aspect positif de cette situation est l’effort collectif qu’elle suscite.

Les publicités — en particulier celles des entreprises liées au secteur de la défense — mettent désormais en scène de nombreuses personnes équipées de prothèses de bras ou de jambes. Cela contribue à l’intégration de nos anciens combattants et des invalides, et c’est grâce à de tels efforts que les sociétés parviennent à une forme d’acceptation : il y a des questions de stigmatisation et de respect que nous devons résoudre collectivement.

Comment la guerre a-t-elle changé les relations entre l’État ukrainien et ses citoyens ?

En tant qu’Ukrainiens, je pense sincèrement que nous comprenons mieux pourquoi nous défendons ce pays. Nous avons une idée bien plus claire de ce pour quoi nous nous battons.

J’ai rejoint l’armée en février 2022 parce que les Russes attaquaient la région où je vivais, dans le nord du pays.

Nous savions que si les Russes arrivaient jusqu’à nous, nous perdrions notre liberté. Nous perdrions aussi les droits fondamentaux dont nous jouissions et qui sont souvent considérés comme acquis en temps de paix.

Nous nous battons pour une réalité concrète.

Je serais parmi les premiers à être rappelé pour combattre la Russie si elle nous attaquait à nouveau après notre victoire.

Oleg Shymanskyi

Vous mentionnez l’expérience de combat unique des vétérans ukrainiens. Comment cette expérience pourrait-elle être utilisée pour la sécurité globale du continent ? 

Il ne fait aucun doute que les vétérans ukrainiens ayant réussi leur réinsertion contribueront à la reconstruction et au redressement du pays tout en assurant la sécurité du continent. Nous sommes la première ligne de défense de l’Europe.

À l’avenir, après ma démobilisation de l’armée, je continuerai par exemple à faire partie de la réserve pour une durée indéterminée ; je serais parmi les premiers à être rappelé pour combattre la Russie si elle nous attaquait à nouveau après notre victoire.

Les militaires, les réservistes et les industries de défense de l’Europe peuvent tous bénéficier de notre expérience. Plus vite nous apprendrons à combattre les Russes au XXIe siècle, plus grande sera la sécurité de tous. 

Comment le processus d’intégration européenne peut-il remédier à cette différence entre la société ukrainienne et celles qui n’ont pas connu de guerre à grande échelle depuis des décennies ?

C’est une bonne chose que ces différentes sociétés européennes n’aient pas connu la guerre ; nous ne voulons pas qu’elles y soient exposées.

Nous souhaitons simplement que les sacrifices consentis par les combattants ukrainiens soient reconnus. Je suis convaincu que si le reste du continent n’a pas — jusqu’ici — connu la guerre, c’est uniquement parce que nous nous battons aujourd’hui ; comme nous l’avons récemment vu avec les incursions de drones, les Russes ne s’arrêteront pas à l’Ukraine.

L’une de vos missions est la numérisation. En quoi cela consiste-t-il ?

Je suis à peu près certain d’une chose : s’il y a bien une chose qui nous unit en Europe, c’est la haine de la bureaucratie. Personne n’aime passer sa journée à faire la queue. C’est particulièrement agaçant pour les anciens combattants — qui estiment avoir contribué à l’existence de l’État : pourquoi devraient-ils sans cesse prouver ce qu’ils ont fait en accumulant des montagnes de paperasse ?

C’est la raison pour laquelle nous devons, en tant que gouvernement, agir plus rapidement et fournir des services simples et accessibles.

Nous le faisons déjà avec des services ciblés, comme une allocation spéciale pour les soins dentaires, qui est importante pour ceux qui ont passé du temps au front dans de mauvaises conditions. Ce programme fonctionne avec une carte bancaire gouvernementale utilisable dans toutes les cliniques dentaires enregistrées en Ukraine. C’est l’un des outils que nous utilisons pour simplifier les procédures grâce à la numérisation.

Notre gouvernement a aussi été le premier introduire le mariage par vidéoconférence pour les militaires en service sur le front via une application gouvernementale. Nous utiliserons probablement la même logique pour les consultations en santé mentale.

L’Ukraine est à l’avant-garde de nombreuses technologies, et nous serions heureux de les déployer et de les partager avec d’autres pays.

Plus vite nous apprendrons à combattre les Russes au XXIe siècle, plus grande sera la sécurité de tous. 

Oleg Shymanskyi

L’un des officiers les plus brillants de l’armée française a écrit dans nos pages que l’une des impasses stratégiques possibles de cette guerre est la suivante : d’un côté, une armée d’hommes aspirant à la liberté et prêts à se battre pour elle ; de l’autre, une armée de personnes soumises à un régime autoritaire qui méprise leur dignité et leur vie. Comment sortir de cette impasse ?

Il existe en effet une différence fondamentale entre la Russie et l’Ukraine : nos combattants s’engagent pour défendre leur pays, et nous accordons une grande importance à leur vie et à leur expertise. Nous tenons à ce qu’ils soient traités équitablement et soutenus, pendant leur service et après.

La Russie a simplement envoyé ses hommes à la mort.

Quant à nous, nous croyons en chaque combattant et le soutenons.

De quelle manière pensez-vous que l’expérience des anciens combattants façonne la mémoire collective ? Comment cette mémoire pourrait-elle contribuer au développement d’une identité européenne commune ?

Tous les Ukrainiens avec qui je parle ont une compréhension très claire de leur existence quotidienne et une réelle estime pour les valeurs démocratiques, la liberté individuelle et celle de décider de sa vie. 

C’est ce qui nous unit au reste du continent.

L’Union s’est construite à une époque difficile, dans un moment où les pays ont pris conscience de la nécessité d’une plus grande unité. J’espère que l’Ukraine pourra donner un nouvel élan et un nouveau sens au projet européen.

Les dernières nouvelles en provenance de Moldavie vont dans ce sens.

J’aime à penser qu’ils ont observé l’Ukraine et compris à quel point il est précieux de protéger leur pays.

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01.10.2025 à 11:02

Comment financer la défense de l’Europe ? Une conversation avec Jens Stoltenberg et Andrzej Domanski

Matheo Malik

Ancien Secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg est aujourd’hui ministre des Finances de la Norvège.

Avec son homologue polonais ils partagent un point de vue en dissonnance avec les aspirations d’une grande partie de l’opinion publique européenne : pour eux, l’Union doit continuer à acheter américain.

À Varsovie, nous leur avons demandé pourquoi.

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Texte intégral (4345 mots)

Cet échange est la transcription éditorialisée d’un panel dans le cadre du Warsaw Security Forum, dont la revue est partenaire.

La question de l’utilisation des actifs gelés de la Russie est au cœur du débat européen ces jours-ci. Le chancelier allemand Friedrich Merz a suggéré dans les pages du Financial Times qu’ils devraient être utilisés au titre d’un « prêt de réparation ». Êtes-vous d’accord avec cette proposition ?

ANDRZEJ DOMANSKI Depuis le début de la guerre, la position de la Pologne a toujours été très claire : c’est l’agresseur qui doit payer. Donc oui, la Russie doit payer.

Nous disposons de milliards d’actifs russes gelés et il est de notre devoir de les utiliser pour reconstruire l’Ukraine.

Si certains pays ont pu avancer des arguments contre cette idée, il semble désormais que la Commission européenne ait réussi à proposer une solution qui permettra à la fois d’utiliser ces actifs pour l’Ukraine dès maintenant et de dissiper toute difficulté juridique concernant leur régime. 

L’argent et la question du financement jouent-ils désormais un rôle aussi important que la dimension militaire dans la guerre et la défense de l’Europe ?

JENS STOLTENBERG La défense et les finances sont étroitement liées pour plusieurs raisons.

D’abord, parce qu’une économie dynamique et forte est une condition préalable à la sécurité et à la sûreté des sociétés : historiquement, l’OTAN n’a pas gagné la guerre froide par des victoires militaires sur les champs de bataille mais parce que nos économies étaient plus fortes et plus compétitives que celle de l’Union soviétique. C’est parce qu’elle ne pouvait pas se permettre de poursuivre la Guerre froide que l’Union soviétique a été dissoute. Face au Pacte de Varsovie, l’OTAN l’a emporté car elle était de fait composée d’économies plus fortes.

Dans le même temps, les instruments économiques sont utilisés aujourd’hui pour contraindre les pays de l’OTAN.

À long terme, s’endetter n’est pas viable : une économie forte et une croissance élevée sont le moyen de financer une défense solide.

Jens Stoltenberg

L’exemple le plus flagrant est la manière dont la Russie arsenalise le gaz dans le cadre de son invasion à grande échelle de l’Ukraine — nous devons d’ailleurs à tout prix éviter de nous mettre dans la même situation avec la Chine en devenant trop vulnérables et dépendants des minéraux critiques ou de la technologie chinoise. L’économie est donc d’abord importante pour ne pas devenir une cible d’acteurs coercitifs.

Enfin, avoir une économie forte est nécessaire pour financer la défense.

Nous venons de discuter avec le ministre Domanski du défi que représentent les dépenses de plus en plus importantes des alliés de l’OTAN en matière d’intérêts sur la dette par rapport à celles consacrées à la défense.

À long terme, s’endetter n’est pas viable : une économie forte et une croissance élevée sont le seul moyen de financer une défense solide.

Les ministres des Finances jouent donc un rôle de plus en plus important dans ce domaine. 

Maria Tadeo, Andrzej Domanski et Jens Stoltenberg au Warsaw Security Forum le 30 septembre 2025.

Pensez-vous qu’il faille faire peser le poids du financement de la défense sur des budgets nationaux déjà très contraints — ou est-il temps d’ouvrir une discussion sur l’endettement commun ? 

ANDRZEJ DOMANSKI La sécurité étant un bien commun, notre réponse doit être commune.

Nous sommes heureux que la Pologne en soit d’ailleurs bénéficiaire — puisque l’Union lui prêtera jusqu’à 43 milliards d’euros pour sa défense.

Il faut ensuite financer celle-ci à partir du budget national.

C’est la raison pour laquelle nous demandons à nos amis européens de dépenser davantage pour la défense. Pays par pays, c’est ce qui est en train de se produire. 

En ce qui concerne les emprunts communs, il nous faudra un consensus. Or certains pays importants en Europe y sont fermement opposés.

Pour l’instant, l’Allemagne n’y est pas prête.

C’est vrai. Cela dit, notre devoir est d’y réfléchir encore et de plaider en faveur de cette solution. Telle est notre position.

Lorsque nous examinons le nouveau budget de l’Union, nous constatons que les dépenses consacrées aux technologies à usage dual — et à la défense au sens large — augmentent. Nous voyons bien que la Commission européenne partage notre position et, grâce aux discussions que nous menons avec elle, nous sommes vraiment optimistes quant à l’avenir. 

Nous sommes heureux que de plus en plus de partenaires européens déclarent qu’ils augmenteront leurs dépenses aux États-Unis.

Andrzej Domanski

Pendant la présidence tournante de la Pologne, vous avez réussi à faire accepter l’idée qu’il devrait y avoir une exception à la règle européenne limitant à  3 % du PIB le déficit des États membres. Le Premier ministre grec a déclaré récemment que la question de la dette commune était un sujet délicat mais qu’il lui semblait qu’une telle mutualisation faisait de plus en plus consensus. Est-ce également votre sentiment ?

En ce qui concerne les règles budgétaires de l’Union, nous sommes tout d’abord sensibles à l’existence d’une clause dérogatoire qui nous permet de dépenser davantage. Cela étant dit, la dette est la dette et le déficit est le déficit. Un jour ou l’autre, l’argent emprunté devra être remboursé. Il y a donc, bien sûr, des limites à ces instruments.

En ce qui concerne les achats groupés, nous sommes fiers du montant que nous dépensons pour la défense, près de 5 % de notre PIB. Mais la manière dont nous dépensons cet argent est peut-être encore plus importante. Cela contribue-t-il à renforcer l’économie européenne ? Pour moi, il est essentiel que chaque zloty et chaque euro soient dépensés de manière à créer des emplois en Pologne et dans l’Union. 

Il ne s’agit pas seulement d’une question économique. Il en va de la sécurité à long terme de notre continent.

Vous êtes ministre d’un pays européen qui n’est pas membre de l’Union. Partagez-vous l’idée que la défense européenne devrait dépasser le cadre de l’Union pour s’étendre à tout le continent ?

JENS STOLTENBERG Je pense que l’Union a un rôle très important à jouer pour aider à renforcer l’industrie européenne de la défense.

La fragmentation de cette industrie est en effet un obstacle majeur à la réduction des coûts et à l’utilisation des économies d’échelle, ainsi qu’à l’innovation et à l’augmentation des dépenses de défense parmi les alliés européens. 

Mais l’Europe ne se limite pas à l’Union. Celle-ci compte environ 450 millions d’habitants ; les pays européens membres de l’OTAN 600 millions. S’il y a ainsi plus d’Européens dans l’Europe que dans l’Union, c’est parce que s’y ajoutent  des pays comme le Royaume-Uni, la Turquie, la Norvège et d’autres.

L’Union est très importante ; je suis favorable à l’intégration de mon pays — j’ai d’ailleurs tenté de convaincre les Norvégiens de la rejoindre lors d’un grand référendum en 1994, que j’ai perdu — mais l’Union ne peut pas remplacer l’OTAN pour assurer la sécurité du continent. D’une part parce qu’il y a plus d’Européens dans l’OTAN que dans l’Union européenne, mais aussi parce que, si l’on examine les dépenses totales de défense de l’OTAN, 80 % proviennent d’alliés non membres de l’Union — des États-Unis, du Canada, du Royaume-Uni et d’autres pays. 

Troisièmement, si l’on considère la géographie, il faut compter avec la Turquie, qui joue un rôle essentiel pour le flanc sud dans la lutte contre le terrorisme — une dimension clef pour la sécurité de l’Union ; il faut aussi pouvoir compter, au Nord, avec des pays comme la Norvège et l’Islande. Malgré leurs tailles, ils sont extrêmement importants pour le lien transatlantique et pour protéger l’Atlantique Nord. À l’ouest, vous avez bien sûr les États-Unis, le Canada et le Royaume-Uni.

L’Union est donc clef — mais ne nous y trompons pas : le format pertinent pour protéger l’Europe, c’est l’OTAN.

Il y a plus d’Européens dans l’OTAN que dans l’Union européenne.

Jens Stoltenberg

L’Union a ouvert le programme SAFE à certains pays comme la Norvège. Pensez-vous qu’elle devrait étendre cette possibilité aussi à d’autres programmes ?

Je pense que la meilleure façon de s’intégrer à l’Union est d’y adhérer.

Mais nous sommes dans des démocraties : ce sont les citoyens qui décident. Au Royaume-Uni, ils n’étaient pas d’accord avec la présence du pays dans l’Union ; ils ont voté pour la sortie.

La Norvège est le seul pays au monde à avoir négocié un traité d’adhésion avec l’Union non pas une, mais deux fois, en 1972 et en 1994 ; à deux reprises, les Norvégiens l’ont rejeté. J’ai été lors de ces deux occasions du côté des perdants. 

Je suis favorable à une forme d’élargissement, mais la vraie question est de convaincre le peuple norvégien, le peuple britannique et tous ceux qui ne sont pas encore convaincus.  À ce stade, nous devons simplement accepter le fait que certains grands pays européens comme la Norvège, l’Islande et le Royaume-Uni resteront en dehors de l’Union, que cela nous plaise ou non.

Partant, il faut trouver des moyens de travailler ensemble.

De nombreux programmes de l’Union sont ouverts et intègrent de nombreux pays extérieurs ; je crains pourtant que la multiplication de nouveaux programmes ne crée de nouvelles barrières entre les membres de l’Union et les membres de l’OTAN n’appartenant pas à l’Union. Ce n’est pas une bonne chose. Car il faut exploiter pleinement le potentiel d’une économie transatlantique, pour la rendre dynamique et prospère.

C’est aussi pourquoi je suis préoccupé tant par les droits de douane que les États-Unis imposent aux produits européens que par toute nouvelle mesure prise par l’Union qui pourrait créer de nouvelles barrières entre celle-ci et les alliés de l’OTAN qui n’en sont pas membres.

La libre concurrence, l’innovation et l’industrie de défense renforceront nos économies.

Serait-ce une erreur de ne pas permettre aux États non membres de l’Union de participer à ces programmes dans la même mesure que les États membres ? 

Je le pense. Il y aura toujours des différences entre les membres de l’Union et les pays non membres — par exemple en ce qui concerne certains processus décisionnels. Je comprends également qu’il existe certains défis en matière de financement conjoint.

Je ne dis pas qu’il devrait y avoir une égalité totale, mais nous devrions examiner les détails de certains de ces programmes plutôt que de créer de nouvelles barrières à l’entrée. Ce serait préjudiciable pour les deux parties alors nous devons travailler ensemble. Nous avons gagné la Guerre froide parce que nous croyions au libre-échange et à l’ouverture des économies : nous ne devrions pas aujourd’hui fermer nos économies, car cela nuirait à la compétitivité de l’industrie de la défense, mais aussi de l’industrie en général. 

En Islande, le débat sur l’adhésion à l’Union a bougé. Pensez-vous qu’une telle dynamique soit possible en Norvège ?

Notre nouveau gouvernement a clairement indiqué qu’il souhaitait organiser un référendum sur l’adhésion à l’Union.

En tant que fervent partisan et défenseur de celle-ci, je me réjouirais si mon pays s’engage sur cette voie. Vouloir organiser un référendum est une chose, le remporter et négocier une adhésion viable en est une autre.

L’Espace économique européen regroupe trois pays avec ceux de l’Union : la Norvège, l’Islande et le Liechtenstein. Ceux-ci sont aussi membres de l’AELE, qui est pleinement intégrée au marché intérieur européen : toutes ses directives et réglementations s’appliquent à nous.

J’aurais préféré que nous soyons membres à part entière de l’Union. Mais l’AELE est la seule institution internationale où la Norvège est une superpuissance.

Si nous étions un État membre de l’Union, tout serait beaucoup plus simple. En matière commerciale par exemple, ce serait une très bonne chose que la Norvège soit présente à la table des négociations.

Andrzej Domanski, de nombreuses entreprises du secteur en Europe estiment qu’il faudrait mettre en place une préférence européenne. Êtes-vous d’accord ?

ANDRZEJ DOMANSKI La Pologne se trouve dans une situation très particulière : c’est maintenant que nous avons besoin d’équipements.

Nous ne sommes pas prêts à attendre dix à quinze ans pour que l’industrie européenne de la défense se développe complètement.

Cela dit, la création et la mise en place d’une industrie de la défense polonaise forte — comme d’une industrie européenne forte — est notre priorité absolue.

C’est pourquoi, dans le cadre du programme SAFE, ce sont les achats européens et les achats groupés qui sont privilégiés ; les achats groupés permettent de faire baisser les prix moyens.

Il nous est urgent d’acheter aujourd’hui un grand nombre d’équipements.

L’AELE est la seule institution internationale où la Norvège est une superpuissance.

Jens Stoltenberg

À ce stade, vous vous souciez donc davantage de la rapidité de livraison que de l’origine de l’arme. 

Nous avons besoin des deux.

La Pologne occupe une position géographique très particulière, nous ne pouvons donc pas attendre. 

Bien sûr, en tant que ministre des Finances de la Pologne, je préfère acheter des produits polonais et je souhaite renforcer l’économie européenne, avec laquelle nous entretenons des relations économiques étroites ;  mais nous avons besoin d’équipements dès maintenant. 

À Varsovie, le 30 septembre 2025.

Jens Stoltenberg, votre pays se trouve à cet égard dans une situation particulière. Vous disposez d’un fonds souverain très important — qui rapporte énormément d’argent. Pensez-vous que ce fonds pourrait jouer un rôle plus important ?

JENS STOLTENBERG Nous ne sommes pas un fonds stratégique qui investit dans de grandes entreprises mais un petit fonds qui investit dans 8 000 à 9 000 entreprises à travers le monde. C’est une façon de minimiser les risques tout en maximisant les rendements ; cela reste notre stratégie.

Cela étant dit, le Fonds génère des revenus pour l’État norvégien et nous ne dépensons pas la mise de fonds initiale — uniquement les rendements financiers que nous en tirons.

C’est là toute la beauté du fonds souverain norvégien. 

Ce rendement permet à la Norvège d’investir dans de nombreux domaines, comme la défense.

Nous consacrons désormais plus de 3 % de notre PIB à celle-ci surtout grâce au rendement du fonds souverain. 

Pratiquement aucun autre pays au monde n’apporte un soutien plus important à l’Ukraine si l’on raisonne en termes de PIB par habitant : le budget norvégien consacre 7 milliards d’euros à l’aide à l’Ukraine.

La défense de la Pologne, c’est un investissement sûr.

Andrzej Domanski

La Norvège est aujourd’hui le seul pays au monde — à l’exception du Luxembourg — à consacrer plus de 1 % de son PIB à l’aide au développement. Le fonds nous permet d’investir et nous continuerons à le faire.

Si vous voulez dépenser davantage grâce aux revenus du fonds, vous devez soit réduire d’autres dépenses, comme celles consacrées à la santé, ce qui est difficile, soit emprunter, ce qui est dangereux à long terme, soit augmenter les impôts.

Je ne donne pas de conseils, mais en Norvège, nous avons des impôts plus élevés que la plupart des pays européens, bien que nous tirions des revenus du pétrole et du gaz.

C’est pourquoi nous avons ce fonds. Nous avons maintenu des impôts élevés, économisé l’argent provenant des activités pétrolières et gazières, et nous pouvons maintenant utiliser ces revenus. Ce n’est pas le fruit du hasard, mais d’une décision qui nous a permis d’économiser en maintenant des impôts élevés. Je ne dis pas que c’est facile, mais c’est possible. 

Pour poursuivre sur le thème du retour sur investissement, lors du sommet de l’OTAN, tous les Alliés ont convenu de porter à 5 % de leur PIB leurs dépenses en matière de défense. Lors de ce sommet — organisé sur mesure pour les États-Unis — toutes leurs conditions ont été acceptées. Pensez-vous que les États-Unis viendront réellement au secours de l’Europe si cela s’avère nécessaire et s’ils sont engagés envers l’OTAN ? Était-ce un bon investissement de votre part ?

ANDRZEJ DOMANSKI Les États-Unis sont notre allié le plus puissant et le plus proche. 

Cet investissement dans la sécurité est très rentable. 

 Les États-Unis sont donc pour vous le principal partenaire en matière de défense.

Comme je l’ai dit, nous avons besoin de capacités ici, dans l’Union. Il n’y a pas de contradiction entre ces deux éléments. Bien sûr, l’accord commercial avec les États-Unis a été difficile.

L’accord prévoit en effet le triplement des droits de douane…

Et pourtant nous sommes heureux que de plus en plus de partenaires européens déclarent qu’ils augmenteront leurs dépenses aux États-Unis.

Jens Stoltenberg, après tous les compromis qui ont été faits, pensez-vous que les États-Unis soient vraiment engagés envers l’OTAN ? 

JENS STOLTENBERG L’augmentation des dépenses de défense est le bon remède, quelle que soit la manière dont on regarde la situation. C’est une stratégie où l’on ne regrette rien. Soit vous pensez que les États-Unis resteront engagés envers l’OTAN, et dans ce cas, il est juste d’investir dans la défense. Soit vous pensez qu’ils se désengagent et dans ce cas, augmenter les dépenses augmente aussi la probabilité que les États-Unis restent engagés. Cela renforce l’OTAN dans son ensemble.

Y croyez-vous vraiment ? 

Oui ; du reste, si ce n’est pas le cas, il est encore plus important d’investir dans la défense européenne.

Quelles que soient vos convictions, quoi qu’on pense des États-Unis, il faut investir dans la défense.

ANDRZEJ DOMANSKI La Pologne est sans aucun doute le meilleur endroit où investir en Europe, non seulement parce que nous avons une économie très forte avec un taux de croissance du PIB de 3,5 %, mais aussi parce que nous sommes actuellement la troisième armée la plus puissante de l’OTAN ; la défense de la Pologne, c’est un investissement sûr.

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30.09.2025 à 20:52

Les États-Unis doivent se préparer à la guerre : le discours intégral de Pete Hegseth aux généraux américains

Marin Saillofest

« Je vous souhaite la bienvenue au nouveau département de la Guerre — l'ère du département de la Défense est révolue ».

Aujourd’hui, le secrétaire à la Défense de Donald Trump a prononcé un discours historique devant les généraux américains réunis en Virginie pour leur annoncer un changement radical.

Nous le traduisons et commentons ligne à ligne.

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Texte intégral (10238 mots)

Aujourd’hui, mardi 30 septembre, le secrétaire à la Défense américain, Pete Hegseth, a réuni les plus de 800 généraux et amiraux de l’armée américaine sur la base des Marines de Quantico, en Virginie, à une trentaine de kilomètres au sud-ouest de Washington D.C.

La convocation du commandement de l’armée américaine dans sa totalité est très inhabituelle en temps de paix. Tandis que le Pentagone n’avait pas fourni plus de détails quant aux motifs de la convocation ou aux sujets qui seraient abordés, Donald Trump, qui s’est adressé aux officiers avant la prise de parole de Hegseth, avait parlé d’une « très belle réunion où l’on discutera de nos excellents résultats sur le plan militaire, de notre excellente forme, de beaucoup de choses positives ».

Au-delà du caractère inhabituel — voire, potentiellement, inédit depuis la Seconde Guerre mondiale — de la réunion, la présence au même endroit de plusieurs centaines de généraux de l’armée présente des risques en matière de sécurité. D’ordinaire, le département de la Défense a recours à des logiciels de vidéoconférence internes hautement sécurisés qui permettent d’éviter des déplacements nécessitant des manœuvres logistiques conséquentes. La réunion est d’autant plus surprenante que celle-ci n’a pas été tenue secrète.

Pete Hegseth, à la tête depuis janvier du département de la Défense — renommé au début du mois de septembre « département de la Guerre » par Donald Trump —, s’est attaqué durant son discours à l’idéologie « woke », qui se serait développée au sein de l’armée sous les précédentes administrations.

Selon lui, les troupes américaines correspondraient à l’image que les Républicains se font de la gauche libérale « woke ». Parmi les nouvelles mesures du nouveau département de la Guerre, Hegseth s’en prend aux personnes en surpoids, aux barbus, aux militaires portant des cheveux longs mais également aux « expressions individuelles superficielles ».

Afin de projeter une image de force cohérente avec le nouveau nom de son département, Hegseth s’en prend également aux femmes, qui n’auraient pas leur place au combat. Pour favoriser le retour des « combattants acharnés » qui auraient fui l’armée sous le précédent « département woke », il promet une réforme des méthodes d’enquêtes pour les plaintes pour motifs de harcèlement et d’intimidation, déclare la « fin des mecs en robes », des politiques d’équité, de diversité et d’inclusion, et promet une nouvelle armée à l’image de l’administration MAGA.

Le contenu du discours est peu étonnant compte tenu des orientations et déclarations passées de Pete Hegseth. Parmi les quatre livres qu’il a écrits entre 2016 et 2024, The War on Warriors est certainement celui ayant reçu l’écho le plus important aux États-Unis.

Dans celui-ci, Hegseth dénonce « l’idéologie woke » qui gangrènerait l’armée américaine. Au moment de la sortie du livre, il affirmait sur Fox News, qu’il a rejoint en 2014 en tant que chroniqueur régulier avant de présenter l’émission du dimanche FOX & Friends Weekend, que « la diversité ne fait pas la force de l’armée, l’unité fait la force ».

L’armée en tant qu’institution y est traitée comme un champ de bataille des guerres culturelles que se livrent conservateurs et libéraux : les administrations démocrates auraient vidé l’armée américaine des jeunes patriotes, récompensant l’idéologie progressiste des nouvelles recrues plutôt que les valeurs d’honneur et de sacrifice.

Tout comme le vice-président J.D. Vance, Hegseth s’inscrit dans le courant de la droite nationaliste chrétienne. Il est notamment un lecteur des livres de Doug Wilson, le co-fondateur de la Communion d’Églises évangéliques réformées, un mouvement initialement implanté à Moscou et aux États-Unis.

Dans ses livres, Wilson fait l’éloge du Sud comme constituant une « société chrétienne multiraciale idyllique ». Également « patriarche » du mouvement des TheoBros — des influenceurs traditionalistes chrétiens — il considère « que les femmes n’auraient jamais dû obtenir le droit de vote ».

Hegseth a participé à des podcasts de TheoBros et fait la promotion de livres visant à « armer les chrétiens avec des outils et des armes pour construire, défendre et étendre la nouvelle chrétienté ». La rhétorique et l’imaginaire des croisades se retrouvent jusque sur le corps de Pete Hegseth, qui porte le tatouage d’une croix de Jérusalem ainsi que l’inscription « Deus Vult ».

Dans son second livre, American Crusade (2020), il écrit : « Tout comme les croisés chrétiens qui ont repoussé les hordes musulmanes au XIIe siècle, les croisés américains devront faire preuve du même courage contre les islamistes aujourd’hui ».

Malgré les nombreux obstacles qui auraient pu menacer sa confirmation par le Sénat — notamment des accusations passées de mauvaise gestion financière, de harcèlement sexuel et de faute personnelle ayant conduit en 2016 à sa « discrète démission » de Concerned Veterans for America, un groupe représentant les intérêts des vétérans américains — Trump voit en Hegseth un fidèle qui ne s’opposerait jamais à ses directives, notamment en matière de déploiement de la Garde nationale (voire l’armée elle-même) dans les grandes villes du pays.

Donald Trump s’est massivement reposé sur l’armée depuis le 20 janvier pour porter son agenda en déployant la Garde nationale à Los Angeles et à Washington D.C., la capitale fédérale. Le président républicain a également déclaré son intention d’envoyer des troupes à Portland, dans l’Oregon, à Chicago ainsi qu’à Memphis, et évoqué les villes de Baltimore et Nouvelle-Orléans pour de potentiels déploiements — toutes des villes démocrates.

Avant la prise de parole de Hegseth, Trump avait ainsi déclaré à propos des grands centres urbains du pays : « Ce sont des endroits très dangereux et nous allons les mettre en ordre un par un […] Ce sera une tâche importante pour certaines des personnes présentes dans cette salle […] C’est une guerre intérieure ».

Lors de son premier mandat, le président américain avait déjà menacé de faire appel à l’armée pour réprimer des manifestations suite au meurtre de George Floyd par la police de Minneapolis en mai 2020. Il avait par ailleurs ordonné la préparation au début du mois de juin par son cabinet d’un acte exécutif invoquant l’Insurrection Act, se plaignant du fait que son administration « avait l’air faible », sans toutefois y donner suite.

Selon David Frum, l’une des signatures les plus respectées de The Atlantic, les mesures prises par Trump ne servent pas simplement à tester les limites du pouvoir présidentiel, mais pourraient montrer une stratégie politique radicale en vue des élections de mi-mandat : se servir des pouvoirs fédéraux de manière à provoquer une perturbation spectaculaire ; invoquer cette perturbation pour déclarer l’état d’urgence et déployer les troupes fédérales ; prendre le contrôle des opérations locales du gouvernement ; puis celui des élections en novembre 2026.

Merci, Monsieur le chef d’État-major. Merci. Veuillez vous asseoir. Eh bien, Monsieur le chef d’État-major, Messieurs les chefs d’état-major, généraux, amiraux, commandants, officiers, sous-officiers supérieurs, sous-officiers, soldats et tous les membres de l’armée américaine. Bonjour, bonjour et bienvenue au ministère de la Guerre. Car l’ère du ministère de la Défense est révolue.

Le discours de Pete Hegseth a été précédé par une courte prise de parole du chef d’état-major des armées des États-Unis, le général Dan Caine.

Vous voyez, la devise de ma première section était : « Ceux qui aspirent à la paix doivent se préparer à la guerre ». Ce n’est bien sûr pas une idée nouvelle. Vous savez tous que cette devise remonte au IVe siècle à Rome et qu’elle a été reprise depuis lors. Notamment par notre premier commandant en chef, George Washington, le premier dirigeant du ministère de la Guerre.

Elle exprime une vérité simple mais profonde. Pour garantir la paix, nous devons nous préparer à la guerre. À partir de maintenant, la seule mission du ministère de la Guerre nouvellement rétabli est de mener la guerre. Se préparer à la guerre et se préparer à gagner. Sans relâche et sans compromis dans cette quête. Non pas parce que nous voulons la guerre. Personne ici ne veut la guerre. Mais parce que nous aimons la paix.

Par un décret présidentiel signé le 5 septembre, Donald Trump a renommé le département de la Défense « département de la Guerre », un nom que celui-ci n’avait plus connu depuis 1947. Le document précise néanmoins qu’il s’agit d’un titre « secondaire supplémentaire », le président ayant besoin de l’approbation du Congrès pour officiellement renommer un département fédéral.

Nous aimons la paix pour nos concitoyens. Ils méritent la paix et ils attendent à juste titre que nous la leur apportions. Notre tâche première, bien sûr, est d’être forts afin de pouvoir empêcher la guerre avant qu’elle n’éclate. Le président en parle tout le temps. C’est ce qu’on appelle la paix par la force. Et comme l’histoire nous l’enseigne, les seuls qui méritent réellement la paix sont ceux qui sont prêts à faire la guerre pour la défendre.

C’est pourquoi le pacifisme est si naïf et dangereux. Il ignore la nature humaine et il ignore l’histoire humaine. Soit vous protégez votre peuple et votre souveraineté, soit vous vous soumettez à quelque chose ou à quelqu’un. C’est une vérité aussi vieille que le monde. Et comme la guerre coûte si cher en vies humaines et en argent, nous devons à notre république une armée capable de gagner toute guerre que nous choisissons de mener ou qui nous est imposée. Si nos ennemis choisissent imprudemment de nous défier, ils seront écrasés par la violence, la précision et la férocité du ministère de la Guerre.

En d’autres termes, à nos ennemis  : FAFO, si nécessaire, nos troupes peuvent vous traduire cela.

L’acronyme FAFO qui signifie Fuck Around, Find Out est couramment utilisé dans les milieux de la droite radicale américaine en ligne pour commenter des scènes de violences policières ou militaires sur le mode du « c’est bien mérité ». Retrouver ce motif qui exprime sur les réseaux sociaux une forme de schadenfreude fait totalement partie du « style Hegseth » : la guerre est ludifiée et la mort de l’ennemi se vit sur le mode du ricanement.

Une autre façon de le dire est la paix par la force, apportée par un éthos guerrier. Et nous sommes en train de restaurer les deux, comme l’a dit le président Trump — et il a raison. Nous avons l’armée la plus forte, la plus puissante, la plus létale et la mieux préparée de la planète. C’est vrai. Point final.

Personne ne peut nous atteindre. Et ce n’est pas prêt d’arriver. Cela est vrai en grande partie grâce aux investissements historiques qu’il a réalisés au cours de son premier mandat, et nous continuerons dans cette voie pendant ce mandat. Mais cela est également vrai grâce aux leaders présents dans cette salle et aux troupes incroyables que vous dirigez tous. Mais le monde, et comme l’a mentionné le Chef d’état-major des armées, nos ennemis ont leur mot à dire. Vous le sentez ? Je le sens.

C’est un moment d’urgence, d’urgence croissante. Les ennemis se rassemblent, les menaces s’intensifient. Ce n’est pas le moment de jouer. Nous devons être prêts. Si nous voulons prévenir et éviter la guerre, nous devons nous préparer dès maintenant. Nous sommes la force qui garantit la paix par la force. Soit nous sommes prêts à gagner, soit nous ne le sommes pas. 

Vous voyez, ce moment urgent nécessite bien sûr plus de troupes, plus de munitions, plus de drones, plus de patriots, plus de sous-marins, plus de bombardiers B21. Il nécessite plus d’innovation, plus d’IA dans tous les domaines et une longueur d’avance. Plus d’effets cybernétiques, plus de contre-UAS. Plus d’espace, plus de vitesse. L’Amérique est la plus forte, mais nous devons devenir encore plus forts — et rapidement. 

Historiquement réticente à collaborer avec l’industrie de la défense, la Silicon Valley renforce depuis l’an dernier ses liens avec le Pentagone. Le 6 décembre, Anduril et Palantir, deux des principales entreprises à l’intersection de la technologie et de la défense profondément liées à Peter Thiel, ont annoncé la création d’un consortium « visant à faire en sorte que le gouvernement américain soit le premier au monde dans le domaine de l’intelligence artificielle ».

En juin, quatre dirigeants du secteur de la tech issus de grandes entreprises comme OpenAI, Meta ou Palantir, ont intégré l’armée de réserve des États-Unis avec le grade de lieutenant-colonel. Contrairement aux autres réservistes, ils ne devraient toutefois jamais être déployés sur des théâtres d’opérations.

Le directeur de la technologie (CTO) de Palantir Shyam Sankar, de Meta Andrew Bosworth, le directeur des produits (CPO) Kevin Weil ainsi que l’ex-directeur de la recherche d’OpenAI Bob McGrew sont les quatre premiers officiers de réserve recrutés pour intégrer le Detachment 201.

Ce projet, dont l’origine remonte au mandat de Joe Biden — et dont le nom est une référence à un code utilisé en HTTP pour signaler la création d’une nouvelle ressource —, a été initié par Brynt Parmeter, nommé premier directeur de la gestion des talents du Pentagone en avril 2023.

Placé auprès du sous-secrétaire à la Défense chargé du personnel et de la préparation, le rôle de Parmeter est d’identifier des domaines en mutation rapide dans lesquels l’armée bénéficierait de l’acquisition de « talents de classe mondiale » qui agiraient comme des consultants internes au Pentagone sur des sujets de pointe, comme l’intelligence artificielle.

Parmeter souhaiterait recruter une douzaine de réservistes au sein de Detachment 201 avant d’étendre le programme à plusieurs milliers de personnes au cours des deux prochaines années.

Le moment est venu et la cause est urgente. Le moment exige de restaurer et de recentrer notre base industrielle de défense, notre industrie navale et de renforcer tous les composants critiques. Cela exige, comme l’a fait le président Trump, que nos alliés et partenaires s’engagent davantage et partagent le fardeau.

L’Amérique ne peut pas faire tout ce que le monde libre exige. Des alliés dotés d’une puissance réelle, d’un véritable leadership militaire et de capacités militaires réelles. Le ministère de la Guerre s’attaque à toutes ces questions et leur octroie la priorité, et je prononcerai le mois prochain un discours qui présentera la rapidité, l’innovation et les réformes générationnelles en matière d’acquisition que nous entreprenons de toute urgence. De même, la nature des menaces auxquelles nous sommes confrontés dans notre hémisphère et pour dissuader la Chine fera l’objet d’un autre discours — qui sera prononcé prochainement.

Ce discours d’aujourd’hui, que je prononce en buvant mon café, porte sur les personnes et la culture. Le sujet d’aujourd’hui concerne notre nature profonde. Car aucun plan, aucun programme, aucune réforme, aucune formation ne peut aboutir si nous ne disposons pas des bonnes personnes et de la bonne culture.

Au département de la Guerre, si j’ai appris une leçon fondamentale au cours de mes huit mois à ce poste, c’est que ce qui est personnel est politique. Le personnel, c’est la politique. La meilleure façon de prendre soin des troupes est de leur donner de bons chefs, engagés dans la culture de combat du département. Pas des chefs parfaits, mais de bons chefs, compétents, qualifiés, professionnels, agiles, agressifs, innovants, prêts à prendre des risques, apolitiques, fidèles à leur serment et à la Constitution.

Eugene Sledge, dans ses mémoires sur la Seconde Guerre mondiale, a écrit : « La guerre est brutale, sans gloire et un terrible gaspillage. Le combat laisse une marque indélébile sur ceux qui sont contraints de le subir. Les seuls facteurs rédempteurs sont mes camarades, leur incroyable bravoure et leur dévouement les uns envers les autres au combat. Il existe des milliers de variables ».

Comme je l’ai appris en Irak et en Afghanistan, et comme beaucoup d’entre vous l’ont appris dans bien d’autres endroits, les leaders ne peuvent contrôler qu’environ trois variables. 

Vous contrôlez la qualité de votre formation, principalement la qualité de votre équipement, et la dernière variable est la qualité de votre leadership. Après cela, vous êtes livrés à vous-mêmes. Nos combattants ont le droit d’être dirigés par les meilleurs leaders, les plus compétents. C’est ce que nous attendons de vous tous.

Même dans ce cas, au combat, même si vous faites tout correctement, vous pouvez encore perdre des hommes, car l’ennemi a toujours son mot à dire. Nous avons le devoir sacré de veiller à ce que nos guerriers soient dirigés par les leaders de combat les plus compétents et les plus qualifiés. C’est une chose que vous et moi pouvons contrôler — et nous le devons à nos forces armées. Pendant trop longtemps, nous ne l’avons tout simplement pas fait. 

L’armée a été contrainte par des politiciens stupides et imprudents de se concentrer sur les mauvaises choses à bien des égards. Ce discours vise à réparer des décennies de déclin. Certaines choses sont évidentes, d’autres sont cachées. Ou, comme l’a dit le Chef d’état-major des armées, nous déblayons les débris, nous éliminons les distractions, nous ouvrons la voie pour que les leaders puissent être des leaders. On pourrait dire que nous mettons fin à la guerre contre les guerriers. J’ai entendu dire que quelqu’un avait écrit un livre à ce sujet.

Hegseth parle ici vraisemblablement de son livre de 2024 The War on Warriors, dans la présentation duquel est écrit : « Les seuls hommes prêts à affronter les dangers que la gauche prétend ignorer. Contrairement aux questions d’éducation, de fiscalité ou de criminalité, ce problème n’a pas de solution toute faite. Nous ne pouvons pas l’ignorer. Nous ne pouvons pas l’éviter. Nous n’avons qu’un seul Pentagone. Soit nous le reprenons, soit nous l’abandonnons complètement ».

Pendant trop longtemps, nous avons promu trop de leaders en uniforme pour de mauvaises raisons. En fonction de leur race, de quotas de genre, de soi-disant premières historiques. Nous avons prétendu que les armes de combat et celles qui ne le sont pas étaient la même chose. Nous avons éliminé les soi-disant leaders toxiques sous le couvert d’évaluations psychologiques en double aveugle qui favorisent les conformistes peu enclins à prendre des risques et qui s’adaptent pour s’intégrer.

Des dirigeants politiques stupides et imprudents ont fixé une mauvaise direction et nous avons perdu notre chemin. Nous sommes devenus le département WOKE. Mais ce n’est plus le cas. En ce moment, je regarde une foule d’Américains qui, lorsqu’ils étaient jeunes hommes et jeunes femmes, ont fait le choix de faire quelque chose que la plupart des Américains ne feraient pas. Servir une cause plus grande qu’eux-mêmes. Se battre pour Dieu et leur pays — pour la liberté et la Constitution.

Vous avez fait le choix de servir alors que d’autres ne l’ont pas fait. Et je vous en félicite. Vous êtes vraiment le meilleur de l’Amérique. Mais cela ne signifie pas, et cela vaut pour nous tous, que notre chemin vers cet auditorium aujourd’hui a été une ligne droite. Ou que les conditions des formations que nous dirigeons sont celles que nous souhaitons. Vous aimez votre pays et nous aimons cet uniforme. C’est pourquoi nous devons faire encore mieux. 

Nous devons simplement être honnêtes. Nous devons dire avec notre bouche ce que nous voyons avec nos yeux. Dire les choses telles qu’elles sont, en langage clair. Souligner les évidences qui se trouvent juste devant nous. C’est ce que les dirigeants doivent faire. Nous ne pouvons pas passer un jour de plus sans nous attaquer directement à la poutre qui est dans notre œil. Sans nous attaquer aux problèmes qui se posent dans nos propres commandements et dans nos propres formations.

Dès le premier jour, cette administration a fait beaucoup pour éliminer les déchets idéologiques toxiques, politiquement corrects et liés à la justice sociale qui avaient infecté notre département. Pour éliminer la politique. Fini les mois de l’identité, les bureaux DEI, les mecs en robe. Fini le culte du changement climatique. Fini les distractions qui divisent et les illusions sur le genre. Fini les débris. Comme je l’ai déjà dit et je le répète, nous en avons fini avec ces conneries.

Je me suis donné pour mission d’éradiquer les distractions évidentes qui nous rendaient moins efficaces et moins redoutables. Cela dit, le département de la Guerre doit passer à l’étape suivante. Sous les déchets WOKE se cache un problème plus profond et plus important que nous sommes en train de régler — et rapidement. Le bon sens est de retour à la Maison Blanche. Il est donc assez simple d’apporter les changements nécessaires. Le président Trump l’attend. Et le test décisif pour ces changements ? C’est assez simple. 

Est-ce que je voudrais que mon fils aîné, qui a 15 ans, rejoigne un jour le type de formations que nous dirigeons actuellement ? Si la réponse à cette question est non, ou même oui, alors nous faisons quelque chose de mal, car mon fils n’est pas plus important que n’importe quel autre citoyen américain qui revêt l’uniforme de notre nation. Il n’est pas plus important que votre fils.

Toutes les âmes précieuses sont créées à l’image et à la ressemblance de Dieu. Tous les parents méritent de savoir que leur fils ou leur fille qui rejoint nos rangs entre exactement dans le type d’unité que le secrétaire à la Guerre voudrait que son fils rejoigne. 

Considérez cela comme le test de la règle d’or. Jésus a dit : « Faites aux autres ce que vous voudriez qu’on vous fasse ». C’est ce que vous auriez fait pour vous-même. C’est le test ultime pour simplifier la vérité.

La nouvelle règle d’or du ministère de la Guerre est la suivante : faites à votre unité ce que vous auriez fait à l’unité de votre propre enfant. Voudriez-vous qu’il serve avec des troupes obèses, inaptes ou insuffisamment entraînées ? Ou aux côtés de personnes qui ne répondent pas aux normes de base ? Ou dans une unité où les normes ont été abaissées pour que certains types de soldats puissent y entrer ? Dans une unité où les chefs ont été promus pour des raisons autres que le mérite, les performances et les combats, la réponse n’est pas seulement non, c’est hors de question.

Cela signifie qu’au ministère de la Guerre, nous devons avant tout rétablir une application impitoyable, impartiale et sensée des normes. Je ne veux pas que mon fils serve aux côtés de soldats en mauvaise condition physique ou dans une unité de combat avec des femmes qui ne peuvent pas satisfaire aux mêmes normes physiques que les hommes, ou avec des soldats qui ne maîtrisent pas parfaitement les armes ou les tâches qui leur sont assignées, ou sous les ordres d’un chef qui était le premier mais pas le meilleur.

Les normes doivent être uniformes, neutres du point de vue du genre et élevées. Sinon, ce ne sont pas des normes, mais simplement des suggestions. Des suggestions qui font mourir nos fils et nos filles. En ce qui concerne les unités d’armes de combat, il existe de nombreuses distinctions au sein de nos forces interarmées.

L’ère du politiquement correct, de l’hypersensibilité, du « ne blessez personne » est révolue. Le leadership prend fin dès maintenant, à tous les niveaux. Soit vous répondez aux normes, soit vous êtes capable de faire le travail. Soit vous êtes discipliné, en forme et entraîné, soit vous êtes renvoyé. C’est pourquoi aujourd’hui, sous ma direction, et c’est la première des dix directives du ministère de la Guerre qui vous parviennent en ce moment même et qui se trouvent dans votre boîte de réception aujourd’hui.

Sous ma direction, chaque service veillera à ce que toutes les exigences pour chaque spécialité militaire de combat [MOS], pour chaque poste désigné dans les armes de combat, reviennent au niveau le plus élevé pour les hommes. Tout simplement parce que ce travail est une question de vie ou de mort. Les normes doivent être respectées — et pas seulement satisfaites. À tous les niveaux, nous devons chercher à dépasser la norme, à repousser les limites, à être compétitifs.

C’est une question de bon sens et cela fait partie intégrante de qui nous sommes et de ce que nous faisons. Cela devrait être dans notre ADN. Aujourd’hui, sous ma direction, nous ajoutons également un test de combat sur le terrain pour les unités d’armes de combat qui doit être réalisable dans n’importe quel environnement, à tout moment et avec un équipement de combat.

Ces tests vous sembleront familiers. Ils ressembleront à l’évaluation de la condition physique des experts de l’armée ou au test de condition physique au combat du corps des Marines. Je demande également que les combattants en service actif passent leur test d’aptitude physique selon une norme d’âge neutre et masculine, avec un score supérieur à 70 %. Tout commence par la condition physique et l’apparence.

Si le secrétaire à la Guerre peut faire régulièrement des exercices physiques intenses, tous les membres de nos forces interarmées le peuvent aussi. Franchement, il est fatigant de voir des soldats en surpoids dans les formations de combat ou dans n’importe quelle autre formation.

De même, il est tout à fait inacceptable de voir des généraux et des amiraux gros dans les couloirs du Pentagone et à la tête des commandements à travers le pays et le monde. Cela donne une mauvaise image. C’est mauvais. Et cela ne nous ressemble pas. Que vous soyez un Ranger aéroporté ou un Ranger sédentaire, un soldat tout juste engagé ou un général quatre étoiles, vous devez respecter les normes de taille et de poids et réussir votre test physique.

Et comme l’a dit le chef d’État-major, oui, il n’y a pas de test d’aptitude physique. Mais aujourd’hui, sur mes instructions, tous les membres des forces interarmées, quel que soit leur grade, sont tenus de passer un test d’aptitude physique deux fois par an, ainsi que de satisfaire aux exigences en matière de taille et de poids deux fois par an, chaque année de service.

De même, sur mes instructions, tous les combattants de nos forces interarmées sont tenus de faire des exercices physiques tous les jours de service. Cela devrait relever du bon sens. Je veux dire, la plupart des unités le font déjà, mais nous sommes en train de le codifier. Et nous ne parlons pas de hot yoga ou d’étirements très intenses, mais bien d’une norme à respecter, tant au niveau de l’unité qu’au niveau individuel, à tous les échelons, depuis les chefs d’état-major interarmées jusqu à tous ceux qui se trouvent dans cette salle, en passant par les plus jeunes chefs de section.

Beaucoup d’entre vous le font déjà. Actifs, gardes et réservistes. Cela signifie également des normes en matière d’apparence physique. Fini les barbes, les cheveux longs, les expressions individuelles superficielles. Nous allons nous couper les cheveux, nous raser la barbe et respecter les normes. Parce que c’est comme la théorie des fenêtres cassées dans le domaine du maintien de l’ordre.

C’est comme quand on laisse passer les petites choses, les grandes finissent par suivre. Il faut donc s’occuper des petites choses. Cela vaut pour le service, sur le terrain et à l’arrière. Si vous voulez une barbe, vous pouvez rejoindre les forces spéciales. Sinon, rasez-vous. Nous n’avons pas une armée pleine de païens nordiques, mais malheureusement, nous avons eu des leaders qui ont refusé de dénoncer les absurdités et d’appliquer les normes, ou des leaders qui estimaient qu’ils n’étaient pas autorisés à appliquer les normes. Les deux sont inacceptables.

C’est pourquoi aujourd’hui, sous ma direction, l’ère des apparences non professionnelles est révolue. Fini les barbus. L’ère des profils de rasage extravagants et ridicules est révolue. En termes simples, si vous ne répondez pas aux normes physiques masculines requises pour les postes de combat, si vous ne pouvez pas passer un test d’aptitude physique ou si vous ne voulez pas vous raser et avoir une apparence professionnelle, il est temps de changer de poste ou de profession.

J’apprécie sincèrement les efforts proactifs déjà déployés par les secrétaires dans certains de ces domaines. Les secrétaires d’État et ces directives visent simplement à accélérer ces efforts. À propos des normes, permettez-moi de dire quelques mots sur les leaders toxiques. Le fait de maintenir et d’exiger des normes élevées n’est pas toxique. Le fait d’appliquer des normes élevées n’est pas un leadership toxique. Conduire les combattants vers des objectifs élevés, neutres en termes de genre et sans compromis afin de forger un département de la guerre cohésif, redoutable et meurtrier n’est pas toxique.

C’est notre devoir, conformément à notre serment constitutionnel. Le véritable leadership toxique consiste à mettre en danger ses subordonnés avec des normes peu élevées. Un véritable leadership toxique consiste à promouvoir des personnes sur la base de caractéristiques immuables ou de quotas plutôt que sur la base du mérite. Un véritable leadership toxique consiste à promouvoir des idéologies destructrices qui sont un anathème pour la Constitution et les lois de la nature et du Dieu de la nature.

Comme l’a écrit Thomas Jefferson dans la Déclaration d’indépendance, la définition du terme « toxique » a été bouleversée et nous sommes en train de corriger cela.

C’est pourquoi aujourd’hui, sous ma direction, nous entreprenons une révision complète des définitions du département concernant ce qu’on appelle le leadership toxique. L’intimidation et le bizutage. Pour donner aux leaders les moyens d’appliquer les normes sans crainte de représailles ou de remise en question.

Bien sûr, vous ne pouvez pas agir de manière méchante, intimider et bizuter. Nous parlons ici de mots tels que « intimidation », « bizutage » et « toxique ». Ils ont été utilisés comme des armes et dénaturés au sein de nos formations, sapant l’autorité des commandants et des sous-officiers. Cela doit cesser. Vous avez tous pour mission de fixer, d’atteindre et de maintenir des normes élevées. Et si cela fait de moi une personne toxique — qu’il en soit ainsi. 

Deuxièmement, aujourd’hui, sous notre direction, nous veillons à ce que chaque service, chaque unité, chaque école et chaque forme d’enseignement militaire professionnel procède à une révision immédiate de ses normes. Nous l’avons déjà fait dans de nombreux endroits, mais aujourd’hui, cela concerne l’ensemble du département de la Guerre. Tout endroit où des normes physiques éprouvées ont été modifiées, en particulier depuis 2015, lorsque les normes des armes de combat ont été modifiées pour permettre aux femmes de se qualifier, doit revenir à ses normes d’origine.

D’autres normes ont également été manipulées pour atteindre des quotas raciaux, ce qui est tout aussi inacceptable. Cela aussi doit cesser. Seul le mérite compte. Le président en parle tout le temps. Le mérite est la base. Voici deux cadres de base que je vous invite à suivre dans ce processus. Les normes. J’appelle mon personnel. J’ai tout entendu à leur sujet.

Le test de 1990 et le test E6. Le test de 1990 est simple. Quelles étaient les normes militaires en 1990 ? Et si elles ont changé, dites-moi pourquoi. Était-ce un changement nécessaire en raison de l’évolution du paysage militaire ? Ou était-ce dû à un assouplissement, à un affaiblissement ou à la poursuite d’autres priorités liées au genre ? Les années 1990 semblent être un bon point de départ. Et le test E6, demandez-vous si ce que vous faites correspond aux efforts de leadership, de responsabilité et de létalité d’un E6 ou, franchement, d’un O3. Cela rend-il les choses plus faciles ou plus compliquées ? Ce changement permet-il aux sergents-chefs, aux sous-officiers et aux sergents techniques de revenir à l’essentiel ? La réponse devrait être un oui retentissant.

Le test E6 ou le test O3 clarifie beaucoup de choses. Et il clarifie rapidement. Parce que la guerre se moque que vous soyez un homme ou une femme. L’ennemi aussi. Tout comme le poids de votre sac à dos, la taille d’un obus d’artillerie ou le poids d’une victime sur le champ de bataille qui doit être transportée. Je tiens à être très clair sur ce point : il ne s’agit pas d’empêcher les femmes de servir.

Nous apprécions beaucoup l’impact des troupes féminines. Nos officiers et sous-officiers féminins sont les meilleurs au monde. Mais lorsqu’il s’agit d’un travail qui nécessite une force physique pour être effectué au combat, les normes physiques doivent être élevées et neutres du point de vue du genre. Si les femmes peuvent y arriver, tant mieux. Sinon, c’est comme ça. Si cela signifie qu’aucune femme ne peut prétendre à certains postes de combat, qu’il en soit ainsi. Ce n’est pas l’intention, mais cela pourrait être le résultat.

Cela signifie également que les hommes faibles ne seront pas qualifiés, car nous ne jouons pas. Il s’agit de combat. Il s’agit de vie ou de mort. Comme nous le savons tous, il s’agit de vous contre un ennemi déterminé à vous tuer. Pour être une force de combat efficace et meurtrière, vous devez avoir confiance dans le fait que le guerrier à vos côtés au combat est capable, véritablement capable physiquement, de faire ce qui est nécessaire sous le feu. 

Vous savez que c’est la seule norme que vous souhaiteriez pour vos enfants et vos petits-enfants. Appliquez la règle d’or du ministère de la Guerre, le test de 1990 et le test E6 — et il est vraiment difficile de se tromper.

Troisièmement, nous attaquons et mettons fin à la culture de commandement où l’on marche sur des œufs et où le zéro défaut est de mise. Une culture averse au risque signifie que les officiers agissent pour ne pas perdre plutôt que pour gagner. Une culture averse au risque signifie que les sous-officiers ne sont pas habilités à faire respecter les normes. Les commandants et les sous-officiers ne prennent pas les risques nécessaires et ne font pas les ajustements difficiles par crainte de faire des vagues ou de commettre des erreurs.

Un dossier sans tache est ce que les leaders en temps de paix convoitent le plus. Quel est le pire de tout ? Les incitations. Vous. En tant que hauts dirigeants, nous devons mettre fin à la culture toxique de l’aversion au risque et donner à nos sous-officiers à tous les niveaux les moyens de faire respecter les normes.

À vrai dire, dans l’ensemble, nous n’avons pas besoin de nouvelles normes. Nous devons simplement rétablir une culture dans laquelle il est possible de faire respecter les normes. C’est pourquoi aujourd’hui, sous ma direction, je publie de nouvelles politiques qui vont réformer les processus IG, EO et MEO. Je l’appelle la politique « No More Walking on Eggshells » (Fini de marcher sur des œufs).

Nous libérons les commandants et les sous-officiers. Nous vous libérons. Nous réformons le processus d’inspection générale. L’IG qui a été transformé en arme. Nous avions mis les pleurnichards, les idéologues et les mauvais éléments aux commandes. Nous faisons de même avec les politiques d’égalité des chances et d’égalité des chances dans l’armée. L’EO et le MEO dans notre département.

Finies les plaintes futiles. Finies les plaintes anonymes. Finis les plaignants récidivistes. Finies les diffamations. Finies les attentes interminables. Finis les vides juridiques. Finies les carrières détournées. Fini de marcher sur des œufs. Bien sûr, le racisme est illégal dans notre organisation depuis 1948. Il en va de même pour le harcèlement sexuel. Les deux sont répréhensibles et illégaux.

Ce type d’infractions sera sévèrement sanctionné. Mais dire à quelqu’un de se raser, de se faire couper les cheveux, de se mettre en forme, de réparer son uniforme, d’arriver à l’heure ou de travailler dur, c’est exactement le genre de discrimination que nous voulons.

Nous ne sommes pas des civils. Vous n’êtes pas des civils. Vous êtes mis à part dans un but précis. En tant que département, nous devons donc cesser d’agir et de penser comme des civils, revenir à l’essentiel et redonner le pouvoir aux commandants et aux sous-officiers. Des commandants et des sous-officiers qui prennent des décisions de vie ou de mort. Des commandants et des sous-officiers qui font respecter les normes et garantissent la préparation. Des commandants et des sous-officiers qui, dans ce département de la guerre, doivent se regarder dans le miroir et passer le test de la règle d’or. Mes enfants. Vos enfants ? Les fils et les filles de l’Amérique.

Je vous exhorte donc tous ici présents aujourd’hui, ainsi que ceux qui nous regardent, à suivre ces conseils et à les mettre en pratique. Le cœur de ce discours réside dans les 10 directives que nous annonçons aujourd’hui. Elles ont été rédigées pour vous. Pour les dirigeants de l’armée, pour les dirigeants de la marine, pour les dirigeants du corps des Marines. Pour les dirigeants de l’armée de l’air. Pour les dirigeants de la force spatiale. Ces directives sont conçues pour vous libérer de ce poids et vous remettre, vous, les dirigeants, aux commandes. Agissez sans tarder. Parce que nous vous soutenons. Je vous soutiens, et le commandant en chef vous soutient.

Et lorsque nous vous donnons ces directives, nous savons que des erreurs seront commises. C’est la nature même du leadership. Mais vous ne devriez pas payer pour des erreurs commises de bonne foi pendant toute votre carrière. C’est pourquoi aujourd’hui, sous ma direction, nous apportons des changements à la conservation des informations défavorables dans les dossiers du personnel, afin que les dirigeants ayant commis des infractions pardonnables, de bonne foi ou mineures ne soient pas pénalisés à perpétuité par ces infractions.

Les gens commettent des erreurs honnêtes, et nos erreurs ne devraient pas définir toute une carrière. Sinon, nous ne ferions qu’essayer de ne pas commettre d’erreurs. Et ce n’est pas notre métier. Nous avons besoin de personnes prêtes à prendre des risques, de dirigeants dynamiques et d’une culture qui vous soutienne.

Quatrièmement, au ministère de la Guerre, les promotions au sein de la Force interarmées seront basées sur le mérite. Sans distinction de couleur de peau, sans distinction de sexe, sur la base du mérite. L’ensemble du processus de promotion, y compris l’évaluation des capacités de combat, est en cours de réexamen approfondi. Nous avons déjà beaucoup fait dans ce domaine, mais d’autres changements sont à venir. Ils permettront de promouvoir plus rapidement les officiers et les sous-officiers les plus performants et de se débarrasser plus rapidement de ceux qui ne le sont pas.

Les évaluations, la formation et les exercices sur le terrain deviendront de véritables évaluations, et non plus des cases à cocher pour chacun d’entre nous, à tous les niveaux. Ces mêmes réformes ont également eu lieu avant la Seconde Guerre mondiale. Le général George Marshall et le secrétaire à la Guerre Henry Stimson ont fait la même chose, et c’est grâce à cela que nous avons gagné la guerre mondiale. Il se trouve que, lorsqu’il a pris ses fonctions, le général Caine m’a offert un cadre et une photo à accrocher dans mon bureau. Un cadre et une photo identiques sont accrochés dans le sien.

Il s’agit d’une photo de Marshall et Stimson se préparant pour la Seconde Guerre mondiale. Ces deux dirigeants sont connus pour avoir laissé la porte entre leurs bureaux ouverte pendant toute la durée de la guerre. Ils ont travaillé ensemble, civil et militaire, chaque jour. Le général Caine et moi-même faisons de même. Il n’y a pas de fossé entre nous.

Nos portes sont toujours ouvertes. Notre travail commun consiste à veiller à ce que nos forces armées soient dirigées par les meilleurs éléments, prêts à répondre à l’appel de la nation. Cinquièmement, comme vous l’avez vu et comme les médias s’en sont largement fait l’écho, j’ai limogé un certain nombre d’officiers supérieurs depuis que j’ai succédé à l’ancien président, ainsi que d’autres membres du Comité des chefs d’état-major, des commandants de théâtre d’opération et d’autres commandants. Ma raison était simple.

Il est pratiquement impossible de changer une culture avec les mêmes personnes qui ont contribué à la créer ou qui en ont même bénéficié, même si cette culture a été créée par un ancien président et un ancien secrétaire. Mon approche a été la suivante : en cas de doute, évaluer la situation, suivre son instinct et, si c’est la meilleure solution pour l’armée, apporter un changement.

Nous servons tous chaque jour à la discrétion du président. Mais à bien des égards, ce n’est pas leur faute. Ce n’est pas votre faute. Aussi stupide et imprudent que fût le département woke (sic), ces officiers suivaient les dirigeants politiques élus. Toute une génération de généraux et d’amiraux s’est vu dire qu’ils devaient répéter comme des perroquets cette folle erreur selon laquelle, je cite, « notre diversité est notre force ».

Bien sûr, nous savons que notre unité est notre force. Ils ont dû publier des déclarations vertigineuses sur la diversité, l’équité, l’inclusion et les LGBTQI. On leur a dit que les femmes et les hommes étaient la même chose. Ou que les hommes qui pensent être des femmes sont tout à fait normaux. On leur a dit que nous avions besoin d’une flotte verte et de chars électriques. On leur a dit d’expulser les Américains qui refusaient un vaccin d’urgence. Ils ont suivi les politiques civiles établies par des dirigeants politiques stupides et imprudents.

Notre travail, mon travail, a consisté à déterminer quels dirigeants ont simplement fait ce qu’ils devaient faire pour répondre aux prérogatives du leadership civil et quels dirigeants sont véritablement investis dans le département woke et donc incapables d’embrasser le département de la Guerre et d’exécuter de nouveaux ordres légaux. C’est tout. C’est aussi simple que cela.

Ainsi, au cours des huit derniers mois, nous avons pu examiner de près notre corps d’officiers. Nous avons fait de notre mieux pour évaluer de manière approfondie le terrain humain. Nous avons dû faire des compromis et prendre des décisions difficiles. C’est plus un art qu’une science. Nous avons été et continuerons d’être judicieux, mais aussi rapides. La nouvelle direction à suivre est claire.

Finis les Chiarellis, les McKenzies et les Milleys, place aux Stockdales, aux Schwarzkopfs et aux Pattons. D’autres changements de direction auront lieu, cela ne fait aucun doute. Non pas parce que nous le voulons, mais parce que nous le devons. Encore une fois, c’est une question de vie ou de mort. Plus tôt nous aurons les bonnes personnes, plus tôt nous pourrons mettre en œuvre les bonnes politiques.

Le personnel, c’est la politique. Mais quand je regarde ce groupe, je vois de grands Américains, des dirigeants qui ont consacré des décennies à notre grande république, au prix de grands sacrifices pour vous-mêmes et vos familles. Mais si les paroles que je prononce aujourd’hui vous attristent, alors vous devriez faire ce qui est honorable et démissionner.

Nous vous remercierions pour vos services, mais je soupçonne que la grande majorité d’entre vous ressentent le contraire. Ces paroles vous remplissent le cœur. Vous aimez le département de la Guerre parce que vous aimez ce que vous faites, le métier des armes. Vous êtes désormais libres d’être les leaders constitutionnels apolitiques, dynamiques et pragmatiques que vous avez choisi d’être en rejoignant l’armée.

Nous avons besoin que vous vous concentriez sur le M, pas sur le D, le E ou le I de Diversité, Égalité et Inclusion. J’entends par là : le M militaire des instruments du pouvoir national. Nous avons des départements entiers au sein du gouvernement qui se consacrent aux efforts diplomatiques, informationnels et économiques. Nous nous occupons du M. Personne d’autre ne le fait. Et nos GO-FOs doivent le maîtriser dans tous les domaines et tous les scénarios.

Les « Go-FOs » font ici référence aux « General Officers » (brigadiers, major generals, lieutenant generals, generals) et aux « Flag Officers », un terme utilisé dans la Marine.

Plus de distractions. Plus d’idéologies politiques. Plus de débris. Bien sûr, nous serons parfois en désaccord. Nous ne serions pas américains si ce n’était pas le cas. Être un leader dans une grande organisation comme la nôtre signifie avoir des conversations franches et des divergences d’opinion. Vous gagnerez certaines disputes et vous en perdrez d’autres. 

Mais lorsque les dirigeants civils donnent des ordres légitimes, nous les exécutons. Nous sommes des professionnels dans le domaine des armes. Tout notre système constitutionnel repose sur ce principe. Comprenez-le bien. Cela peut sembler insignifiant, mais ce n’est pas le cas. Cela inclut également le comportement de nos troupes en ligne.

À cette fin, je tiens à remercier et à saluer les services pour leurs nouvelles politiques proactives en matière de réseaux sociaux. Utilisez-les. Anonyme en ligne ou derrière un clavier. Se plaindre n’est pas digne d’un guerrier. C’est de la lâcheté déguisée en conscience. Les pages anonymes des réseaux sociaux au niveau des unités qui dénigrent les commandants, démoralisent les troupes et sapent la cohésion des unités ne doivent pas être tolérées.

Encore une fois, nous devons nous entraîner et nous devons entretenir notre matériel. Chaque instant où nous ne nous entraînons pas pour notre mission ou n’entretenons pas notre équipement est un instant où nous sommes moins préparés à prévenir ou à gagner la prochaine guerre.

C’est pourquoi aujourd’hui, sous ma direction, nous réduisons considérablement la quantité ridicule de formations obligatoires que les individus et les unités doivent suivre. Nous avons déjà mis fin aux plus néfastes. Nous vous rendons désormais du temps réel. Moins de briefings PowerPoint et moins de cours en ligne. Plus de temps à manier des armes et plus de temps sur le terrain. Notre travail consiste à nous assurer que vous disposez de l’argent, de l’équipement, des armes et des pièces nécessaires pour vous entraîner et vous entretenir.

Ensuite, vous prenez le relais. Vous le savez tous, car c’est une question de bon sens. Plus les normes de nos unités sont strictes et élevées, plus les taux de rétention dans ces unités sont élevés. Les guerriers veulent être mis au défi. Les soldats veulent être mis à l’épreuve. Quand vous ne vous entraînez pas et que vous ne vous entretenez pas, vous démoralisez vos troupes. Et c’est là que nos meilleurs éléments décident de mettre leurs talents au service du monde civil.

Les dirigeants qui ont créé le département woke ont déjà chassé trop de combattants acharnés. Nous inversons cette tendance. Dès maintenant. Il n’existe aucun monde où la guerre intense existe sans douleur, sans agonie et sans tragédie humaine. Nous exerçons un métier dangereux. Vous exercez un métier dangereux.

Nous risquons de perdre de bons éléments, mais aucun guerrier ne doit crier depuis sa tombe : « Si seulement j’avais été correctement formé ». Nous ne perdrons pas de combattants parce que nous avons échoué à les former, à les équiper ou à leur fournir les ressources nécessaires. Nous devrions avoir honte. Si nous formons vos guerriers, des vies en dépendent. Parce que c’est le cas.

À cet égard, la formation de base est en train d’être rétablie telle qu’elle devrait être : effrayante, difficile et disciplinée. Nous donnons aux sergents instructeurs les moyens d’inculquer une crainte salutaire aux nouvelles recrues, afin de garantir la formation de futurs combattants.

Oui, ils peuvent attaquer comme des requins, ils peuvent vous tomber dessus, ils peuvent jurer, et oui, ils peuvent mettre la main sur les recrues. Cela ne signifie pas qu’ils peuvent être imprudents ou enfreindre la loi, mais ils peuvent utiliser des méthodes éprouvées pour motiver les nouvelles recrues afin d’en faire les guerriers dont ils ont besoin, en revenant également à l’essentiel dans la formation de base. Bien sûr.

Et vous le savez, la formation de base n’est pas le point final de la préparation aux missions. La nature de l’environnement de menace en constante évolution exige que chaque membre, quel que soit son poste, soit prêt à se joindre au combat si nécessaire. L’un des principes fondamentaux du Corps des Marines est que chaque Marine est un fusilier.

Cela signifie que chacun, quel que soit son affectation, est suffisamment compétent pour affronter une menace ennemie en mer, dans les airs ou dans ce qu’on appelle l’arrière. Nous devons nous assurer que chaque membre de notre armée en uniforme maintient un niveau de compétence de base en matière de techniques de combat. D’autant plus que la prochaine guerre, comme la précédente, n’aura probablement pas de zone arrière.

Enfin, comme l’a souligné à juste titre le président Trump lorsqu’il a changé le nom du département, les États-Unis n’ont pas gagné de guerre majeure depuis que le département a été rebaptisé « département de la Défense » en 1947. Un conflit fait toutefois figure d’exception : la guerre du Golfe. Pourquoi ? Il y a plusieurs raisons à cela, mais il s’agissait d’une mission limitée avec une force écrasante et un objectif final clair.

Mais pourquoi avons-nous mené et remporté la guerre du Golfe comme nous l’avons fait en 1991 ? Il y a deux raisons principales. La première est que le renforcement militaire du président Ronald Reagan a donné un avantage écrasant. La seconde est que les dirigeants militaires et du Pentagone avaient déjà une expérience formatrice du champ de bataille. Les hommes qui ont dirigé ce département pendant la guerre du Golfe étaient pour la plupart des vétérans de la guerre du Vietnam. Ils ont dit « plus jamais » aux missions qui s’éternisent et aux objectifs finaux nébuleux. Il en va de même aujourd’hui.

Nos dirigeants civils et militaires regorgent de vétérans d’Irak et d’Afghanistan qui disent « plus jamais » à la reconstruction nationale et aux objectifs finaux nébuleux. Cette vision claire de la Maison Blanche, combinée au renforcement militaire du président Trump, nous positionne pour de futures victoires, si et quand nous le voulons. Nous soutenons le département de la Guerre et nous devons le faire.

Nous nous préparons chaque jour. Nous devons être prêts pour la guerre, pas pour la défense. Nous formons des guerriers, pas des défenseurs. Nous menons des guerres pour gagner, pas pour défendre. La défense est quelque chose que l’on fait tout le temps. Elle est intrinsèquement réactionnaire et peut conduire à une utilisation excessive, à des dépassements et à une perte de vue des objectifs.

La guerre est quelque chose que l’on mène avec attention, selon nos propres conditions et avec des objectifs clairs. Nous combattons pour gagner. Nous déchaînons une violence écrasante et punitive sur l’ennemi. Nous ne combattons pas non plus avec des règles d’engagement stupides. Nous donnons carte blanche à nos combattants pour intimider, démoraliser, traquer et tuer les ennemis de notre pays.

Finies les règles d’engagement politiquement correctes et autoritaires. Place au bon sens. Une létalité et une autorité maximales pour les combattants. C’est tout ce que j’ai toujours voulu en tant que chef de section, et c’est tout ce que mes chefs d’équipe E6 ont toujours voulu.

Pour en revenir à cette règle E6, nous laissons nos chefs faire combattre leurs formations, puis nous les soutenons. C’est très simple, mais incroyablement puissant. Il y a quelques mois, j’étais à la Maison Blanche lorsque le président Trump a annoncé son « Jour de la libération » pour la politique commerciale américaine. Ce fut un jour historique. Eh bien, aujourd’hui est un autre jour de libération, la libération des guerriers américains en nom, en actes et en autorité.

Vous tuez des gens et détruisez des choses pour gagner votre vie. Vous n’êtes pas politiquement corrects et n’appartenez pas nécessairement à la bonne société. Nous ne sommes pas une armée composée d’un seul homme. Nous sommes une force conjointe composée de millions d’Américains altruistes. Nous sommes des guerriers. Nous avons été créés dans un but précis. Pas pour le beau temps, le ciel bleu ou la mer calme.

Nous avons été créés pour être chargés à l’arrière d’hélicoptères, de camions 5 tonnes ou de Zodiacs au milieu de la nuit, par beau temps ou par mauvais temps, pour nous rendre dans des endroits dangereux afin de trouver ceux qui pourraient nuire à notre nation et rendre justice au nom du peuple américain dans des combats rapprochés et brutaux si nécessaire. Vous êtes différents. Nous ne nous battons pas parce que nous détestons ce qui se trouve devant nous. Nous nous battons parce que nous aimons ce qui est derrière nous. Vous voyez, les professeurs des universités prestigieuses ne nous comprendront jamais.

Et ce n’est pas grave, car ils ne pourraient jamais faire ce que vous faites. Les médias nous dépeignent de manière erronée, et ce n’est pas grave, car au fond, ils savent que c’est grâce à vous qu’ils peuvent faire ce qu’ils font. Dans cette profession, vous vous sentez à l’aise dans la violence afin que nos citoyens puissent vivre en paix. La létalité est notre carte de visite et la victoire notre seul objectif acceptable.

Pour conclure, il y a quelques semaines, lors de notre service de prière chrétien mensuel au Pentagone, j’ai récité une prière du commandant. C’est une prière simple mais pleine de sens pour demander la sagesse aux commandants et aux dirigeants. Je vous encourage à la consulter si vous ne l’avez jamais vue.

Mais la prière se termine ainsi. Et surtout, Seigneur, protège mes soldats. Conduis-les, guide-les, protège-les, veille sur eux. Et comme tu t’es donné entièrement pour moi, aide-moi à me donner entièrement pour eux. Amen.

J’ai récité cette prière à maintes reprises depuis que j’ai l’honneur d’être votre secrétaire, et je continuerai à la réciter pour chacun d’entre vous qui commandez et dirigez les meilleurs éléments de notre nation. Allez de l’avant et accomplissez de grandes choses, des choses difficiles. Le président Trump vous soutient, tout comme moi. Vous entendrez bientôt parler de lui.

Allez-y et tirez, car nous sommes le département de la Guerre.

Bonne chance.

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29.09.2025 à 07:00

Préparer les Européens à la défense du continent : une conversation avec le Commissaire Andrius Kubilius

Matheo Malik

Changer les mentalités.

Créer de la convergence.

Face à la menace russe, Ursula von der Leyen a confié à son commissaire à la Défense une tâche colossale : coordonner une Pax Europaea.

Nous le rencontrons.

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Texte intégral (4287 mots)

English version available at this link

Les incursions russes dans l’espace aérien polonais, estonien et roumain constituent-elles une provocation ou un test ? 

Les deux : avec la Russie, chaque provocation est une manière de tester notre détermination.

Lorsque vingt drones pénètrent l’espace aérien polonais, ce n’est pas une erreur.

Il s’agit clairement d’une provocation visant à mettre à l’épreuve la solidité de notre défense anti-drone sur le flanc Est.

En envoyant immédiatement des avions pour détruire ces appareils, l’OTAN a réagi rapidement et efficacement. Notre défense aérienne est préparée, robuste et capable de nous défendre contre les avions de combat ennemis et les missiles. 

Mais pour faire face aux incursions de drones, nous devons développer de nouvelles capacités. 

Les radars que nous utilisons pour détecter les missiles ne suffisent pas — les drones volent plus bas et d’autres types de technologie sont nécessaires pour les capter. Voilà d’ailleurs un domaine dans lequel nous avons beaucoup à apprendre de l’Ukraine. Kiev a développé de nouvelles technologies : radars, capteurs acoustiques, intercepteurs — et des mitrailleuses pour les abattre plus efficacement depuis le sol.

Nous savons qu’il nous reste des choses à faire dans ce domaine — et je m’y emploie.

En envoyant immédiatement des avions pour détruire les drones russes, l’OTAN a réagi rapidement et efficacement.

Andrius Kubilius

Envoyer des avions de chasse dans le ciel pour abattre des drones si peu coûteux est un gouffre financier évident : comment surmonter ce déséquilibre entre le coût de l’attaque adverse et celui de notre défense ?

Les avions de combat sont en effet destinés à d’autres missions.

C’est la raison pour laquelle nous avons besoin de capacités spécifiques. Et c’est exactement ce que nous souhaitons mettre en place avec la proposition de bâtir un mur anti-drones le long des frontières des États membres avec la Russie en nous inspirant de l’exemple ukrainien.

Moscou doit comprendre clairement que nous réagirons efficacement pour défendre nos États membres et leurs espaces aériens. C’est une question de souveraineté — et c’est clair pour nous tous.

Le président Trump a laissé entendre que l’incursion en Pologne aurait pu relever d’une erreur — plutôt que d’une provocation. Êtes-vous certain que les États-Unis protégeront le territoire de l’OTAN contre toute agression ? 

Je pense sincèrement qu’ils participeront à la défense du territoire de l’OTAN et qu’ils joueront leur rôle dans nos plans collectifs.

La question aujourd’hui est donc la suivante : quel est notre plan de défense et comment réagissons-nous à l’agression ?

Et quelle est votre réponse ?

Il faut à mon sens travailler sur un nouveau mandat.

Car que signifie « agression » ? Auparavant, c’était assez clair : des chars avançaient sur votre territoire, des avions de combat croisaient dans votre ciel — c’était le début d’une invasion. Dans cette hypothèse, l’OTAN était appelée et l’article 5 était déclenché. 

Mais  que se passe-t-il si ce ne sont pas des chars qui fondent vers nous, mais cent ou deux cents drones ? Comment réagir à cela ? Est-ce que cela relève de l’article 5 ? Et, si tel est le cas, quel serait notre plan d’action ?

La nature de la guerre a fondamentalement changé. L’Ukraine en est la preuve. Ce théâtre fait coexister des éléments de guerre classique avec une nouvelle façon de se battre. C’est la raison pour laquelle nous devons nous pencher sur la défense classique, mais aussi sur de nouvelles capacités.

Nous devons être prêts sur terre, en mer, dans les airs — et même dans l’espace, qui est également un élément important de mon portefeuille de commissaire et un domaine dans lequel l’Europe s’est montrée bien plus compétitive que beaucoup ne le pensaient. Dans le spatial, nous travaillons désormais mieux ensemble et — je suis fier de le dire — nous pouvons rivaliser avec les systèmes Starlink. 

La nature de la guerre a fondamentalement changé.

Andrius Kubilius

Qu’est-ce qui constitue le seuil d’une agression de l’Europe en 2025 ?

C’est une question clef et dont je ne peux être le seul à décider de la réponse. Elle implique les différents États membres et l’OTAN.

En tant que commissaire à la défense, je le résume par une phrase simple : nous avons besoin d’un nouvel état d’esprit. 

Prenons un exemple concret. Si l’on applique l’ancienne doctrine, une attaque de roquettes serait considérée comme une agression. Pourtant, une attaque de drones peut être tout aussi meurtrière. Si votre territoire est attaqué par cent drones, vous allez forcément être touché, cela causera des dégâts et cela peut tuer. Autrement dit, ce n’est pas parce qu’il s’agit de drones plutôt que de missiles que c’est moins grave. Si nous laissons cela se reproduire sans rien faire, le Kremlin n’en sera que plus enhardi — et se contentera de dire que c’était une erreur.

Rien ne serait plus dangereux.

Ce n’est pas une manière traditionnelle de faire la guerre et nous voulons précisément éviter de nous retrouver dans cette zone grise. Il nous faut donc être prêts à faire face à tous les scénarios et — j’insiste — abandonner les anciennes méthodes. 

Les nouvelles méthodes que vous appelez de vos vœux pourraient devoir signifier composer avec un retrait des États-Unis. Indépendamment de l’administration Trump que devrait faire l’Europe pour s’assurer qu’elle peut se défendre selon ses propres termes et à ses conditions ? 

La présidente de la Commission a répété le mot clef d’indépendance et je ne peux qu’être d’accord.

Nous voulons bâtir une Pax Europaea.

Les États-Unis ont indiqué depuis longtemps déjà — et pas seulement depuis le retour de Trump — qu’ils allaient changer l’ordre de leurs priorités et qu’ils considéraient comme stratégiquement nécessaire de renforcer leur présence dans la région indo-pacifique en se focalisant sur la Chine. Par conséquent, ils nous signalent que nous devrions nous occuper de notre sécurité à un degré beaucoup plus élevé qu’auparavant. L’idée que Washington serait toujours présente ne tient plus. C’est une transformation que nous devons examiner de manière rationnelle et dépassionnée.

Nous avons besoin d’accords pragmatiques avec les Américains. 

Andrius Kubilius

Car cela ne signifie pas pour autant que nous nous dirigeons vers un divorce chaotique. L’un de mes principes en tant que commissaire à la défense est de ne jamais entrer en concurrence avec l’OTAN. Nous devons renforcer le pilier européen de l’OTAN mais nous ne devons pas être en concurrence. Nous devons lever des fonds, utiliser notre politique industrielle et les outils dont nous disposons aux côtés des États membres — mais cela ne devrait en aucun cas faire signe vers une scission chaotique à l’intérieur de l’Alliance.

Dire que l’Europe doit prendre en charge sa défense est simplement le reflet d’une nouvelle réalité. L’idée que nous pouvions nous reposer sur nos lauriers, profiter des dividendes de la paix et ne pas dépenser est révolue. 

Désormais, notre défense est de notre responsabilité. Je ne considère pas cela comme une déclaration dramatique mais comme la conclusion logique du contexte dans lequel nous nous trouvons.

Ajoutons aussi une chose : le résultat final du dernier sommet de l’OTAN n’a pas été seulement un engagement de la part des Européens. Les États-Unis ont également déclaré leur engagement envers la défense collective de l’OTAN. 

Vous dites vouloir composer sans divorce chaotique. Mais comment, précisément, éviter le chaos ?

Nous avons besoin d’accords pragmatiques avec les Américains. 

Remplacer toutes les capacités que les États-Unis fournissent actuellement prendra du temps. Nous devons donc développer notre industrie, augmenter la production tout en élaborant un plan d’action clair.

Dans certains cas — je pense par exemple aux capacités de longue portée telles que le HIMARS — notre industrie ne produit pas suffisamment ou pas assez rapidement. Si nous devons encore nous approvisionner auprès des États-Unis à court terme, nous devons développer notre propre industrie en parallèle. Pour moi, la priorité est de ne pas avoir de lacunes.

Vous avez mentionné une Pax Europaea — comment comprendre cette expression ?

Notre vision de la paix allie la force à la dissuasion. Mais elle s’accompagne d’idéaux démocratiques et d’une source d’inspiration. En tant qu’Européens, nous devons être suffisamment forts pour dissuader toute agression — tout en proposant également une vision de progrès et de démocratie. 

On entend parfois que Poutine aurait envahi l’Ukraine parce qu’il craignait l’expansion de l’OTAN ou qu’il pensait que Kiev pourrait un jour y adhérer. Personnellement, je n’en crois rien. Poutine ne se soucie que d’une seule chose : la survie de son régime. Or une Ukraine indépendante, démocratique et européenne représentait un danger évident pour la Russie en ce qu’elle aurait soulevé des questions nouvelles pour le peuple russe : pourquoi l’Ukraine est-elle en train de se développer ? Pourquoi l’Ukraine est-elle plus prospère et se porte-t-elle mieux que nous ? Ce sont les réponses à ces questions qui menacent directement le régime russe. 

En quel sens ?

Poutine est totalement terrifié par le succès démocratique de l’Ukraine.

Je n’adhère pas à la théorie selon laquelle Poutine aspire à devenir Pierre le Grand et que ce serait là sa principale motivation. Pour moi, il a surtout peur de l’effet miroir entre une Ukraine prospère et indépendante et la Russie.

C’est pourquoi la Pax Europaea doit combiner l’affirmation d’une force suffisamment dissuasive avec un projet démocratique ambitieux. L’élargissement de l’Union représente en ce sens une opportunité : non seulement en termes de sécurité — puisque l’Ukraine dispose désormais de l’armée la plus expérimentée au combat sur le sol européen — mais aussi en tant que projet démocratique commun. La Russie craint cela autant sur le plan politique que sur le plan militaire. Voilà nos deux objectifs. 

Toutes ces aspirations ont un coût : pour atteindre ces objectifs, l’Europe doit disposer des ressources financières nécessaires. Seriez-vous favorables à l’émission d’obligations de défense en euros ?

Ma réponse courte serait : je ne pense pas que cela soit nécessaire à ce stade. 

Et la réponse longue ?

Si vous examinez les engagements pris par les États membres, l’engagement de 5 % qui a été convenu dans le cadre de l’OTAN — dont 3,5 % seront consacrés au moins aux capacités de défense — et les instruments que nous avons présentés avec la Commission, je ne pense pas que le problème central soit le manque de ressources.

La Pax Europaea doit combiner l’affirmation d’une force suffisamment dissuasive avec un projet démocratique ambitieux.

Andrius Kubilius

Certes, la plupart des contributions proviendront des États membres, mais si vous faites le calcul, nous devrions atteindre une moyenne de 3 % de dépenses de défense entre 2028 et 2035. Ces 3 % représentent 600 milliards d’euros supplémentaires par an. Sur une période de sept ans, cela représente 4 200 milliards d’euros. On pourrait faire valoir qu’une partie de ce financement ne servira pas uniquement à acheter des armes, mais la majeure partie sera consacrée aux capacités matérielles de défense. 

Il s’agit d’un montant substantiel.

Le problème que je vois est double : nous avons tout d’abord besoin d’une image claire pour comprendre quelle est la demande globale — car elle doit être cohérente — et nous devons savoir s’il sera possible d’avancer une partie de ce financement. 

Car on parle à terme d’un total de 4 000 milliards d’euros — mais c’est surtout avant 2030 que nous en avons besoin. 

Pour vous, l’important n’est donc pas tant de disposer de ressources supplémentaires que de mobiliser les capitaux plus rapidement ? 

Je fais confiance aux États membres lorsqu’ils affirment qu’ils dépenseront et tiendront leurs promesses. Tout le monde comprend désormais que la sécurité est absolument essentielle.  

La question n’est pas le financement de la défense européenne mais l’ingénierie financière pour rendre disponibles ces sommes rapidement. 

En général, nous savons trouver des solutions créatives. La vraie question est donc : saurons-nous trouver la manière d’anticiper ces sommes ? C’est le sujet central selon moi — beaucoup plus que celui de l’émission de nouvelles obligations.

Comment garantir que les futures dépenses militaires seront cohérentes et qu’elles favoriseront l’interopérabilité ?

Notre industrie est très fragmentée.

Mario Draghi l’a souligné dans son rapport. Il est clair que les États membres effectueront la majeure partie des achats et nous ne cherchons pas à les remplacer. Mais il doit y avoir une cohérence. Nous devons encourager les achats et les développements communs afin de surmonter cette fragmentation. Nous avons déjà mis en place certains instruments, tels que SAFE, ASAP et EDIP — mais nous pouvons et devons faire davantage. 

Nous devons aussi être honnêtes : ce n’est pas toujours facile car il y a toujours un instinct national. Sur le plan politique, la défense est encore principalement considérée comme une question intérieure et nos armées fonctionnent de cette manière. Cette mentalité doit changer.

Nous ne voulons pas remplacer les États membres, et nous comprenons qu’il existe un certain niveau de confidentialité au sein de l’OTAN pour des raisons valables, mais je pense sincèrement que la Commission peut jouer un rôle utile pour l’achat, la standardisation et en général le suivi de la dimension commune. Notre problème a souvent été non pas tant le manque de financement que le manque de cohérence dans les achats.

Nous devons utiliser notre puissance financière et notre politique industrielle pour inciter les États membres.

La question n’est pas le financement de la défense européenne mais l’ingénierie financière pour rendre disponibles ces sommes rapidement.

Andrius Kubilius

Êtes-vous d’accord avec la proposition du commissaire Stéphane Séjourné d’un nouveau traité européen consacré à la défense ? 

En ce qui concerne les propos du commissaire Séjourné, nous nous occupons déjà de ce que j’aime appeler la « défense matérielle » : la production, le développement, l’approvisionnement, les chars, l’artillerie, les drones.

Mais je vois un gros problème en ce qui concerne la préparation institutionnelle de la défense. 

On parle d’une menace russe prête à nous mettre à l’épreuve d’ici 2030 : la question qui se pose va au-delà du matériel — c’est celle d’une nouvelle architecture de défense. Ma tâche consiste en partie à planifier une Union de la défense. J’ai toujours clairement indiqué qu’elle devrait inclure l’Ukraine, car ce pays fait ses preuves au combat et s’intègre déjà, de facto, dans notre industrie.

Il serait avantageux pour nous d’intégrer les Ukrainiens, mais aussi des pays comme la Grande-Bretagne. Cela constituerait une bonne base et pourrait ouvrir la voie à de nouveaux instruments pour développer un plan industriel européen de défense, conformément à ce que dit le commissaire Séjourné. 

C’est donc, oui, une possibilité. 

Les pays tiers comme le Royaume-Uni devraient-ils pouvoir participer aux programmes européens sur un pied d’égalité ?

Des négociations sont en cours, non seulement avec le Royaume-Uni, mais aussi avec le Canada, concernant l’accès qu’ils auront aux prêts SAFE et les conditions de cet accès.

Lorsqu’on parle de programmes européens toutefois, cela va au-delà du financement. Pour moi, il y a plusieurs objectifs. Il s’agit certes de l’industrie de la défense, mais aussi d’efforts conjoints de formation et de capacités d’agir en cohérence — et c’est déjà le cas de facto au sein de la Coalition des volontaires, qui est un véritable effort conjoint.

Il faut accélérer notre intégration.

Une autre question est clef : la liberté d’utiliser comme nous l’entendons les armes que nous achetons avec l’argent des contribuables et qui sont acquises en dehors de l’Union européenne.

Un nouveau traité européen consacré à la défense est une possibilité

Andrius Kubilius

Vous faites référence au kill switch, l’idée que les États-Unis conserveraient une forme de contrôle sur les armes qu’ils vendent à des pays tiers. 

Oui. Et je leur ai dit directement. 

Je leur ai parlé des problèmes posés par la réglementation ITAR — l’ensemble de normes qui régit les exportations d’équipements de défense américains. Lorsque les Américains affirment que nous créons des problèmes aux entreprises américaines qui entrent sur le marché européen, je réponds que leur réglementation nous crée encore plus de problèmes.

Si nous dépensons notre argent — et ce sont bien les États membres qui effectueront la plupart des achats —, nous devrions pouvoir utiliser ces armes de la manière qui nous semble la plus appropriée. Si l’on suit cette logique, il est raisonnable de dire que l’autorité de conception devrait rester en Europe. Et c’est ainsi que de nombreuses entreprises européennes présentent leurs produits aux gouvernements européens.

Cela explique-t-il la récente annonce danoise de 10 milliards d’euros de commande pour des contrats entièrement réalisés en Europe ? 

Je pense que c’est une combinaison de plusieurs facteurs. 

Il y a la question de l’autorité en matière de conception — qui vous donne la possibilité d’utiliser les armes comme vous le souhaitez — mais parallèlement, certains messages provenant des États-Unis ont pu accélérer ce processus.

Elbridge Colby, le sous-secrétaire du Département de la Guerre, déclare publiquement que les priorités des États-Unis sont en train de changer, que certaines capacités resteront américaines et que les futurs achats auprès de pays tiers pourraient être limités. Il l’a dit clairement : les stocks doivent rester aux États-Unis.

L’annonce danoise est la conséquence de cela : nous savons que nous devons nous organiser différemment.

Mon rôle n’est pas de décider si les États membres devraient instaurer le service militaire obligatoire — mais cela serait sans doute très utile.

Andrius Kubilius

Même lorsqu’une préférence européenne claire est exprimée, il existe des divergences entre les États membres quant à la forme que devrait prendre cette préférence — on pense en ce moment aux tensions franco-allemandes sur le SCAF. Comment créer de la convergence ?

Cette question n’est pas nouvelle.

Lorsque la Communauté européenne du charbon et de l’acier a été créée, on a tenté de mettre en place une Communauté européenne de défense qui impliquait même la création d’une armée européenne. Cette initiative n’a pas été ratifiée en France à l’époque. Et l’idée a été abandonnée. Cela explique d’ailleurs en grande partie la fragmentation que nous observons aujourd’hui. Mais si nous voulons créer une véritable union européenne de défense, pleinement intégrée, il faudra une réelle volonté politique pour y parvenir. 

Si la Corée du Sud produit plus que nous tous réunis, c’est bien que quelque chose ne fonctionne pas.

Vous pensez donc qu’on verra à l’avenir davantage de fusions et de co-entreprises en Europe ?

Je le pense. 

Nous n’imposons pas la consolidation, elle se fait de manière organique. Il en va de même pour les co-entreprises. Nous ne dictons pas non plus aux États membres ce qu’ils doivent acheter, mais le rapprochement des acteurs du secteur montre qu’il existe de fait une volonté d’en faire plus ensemble. C’est toujours une question d’échelle et de rentabilité. 

Alors que la Chine, la Russie et les États-Unis se sont totalement réapproprié ce terme, l’Europe est encore très mal à l’aise avec l’idée de guerre — on préfère parler de conflits et de menaces ; de préparation et de sécurité. Montrer sa disposition à livrer bataille commence-t-il par rendre le service militaire obligatoire ?

Mon rôle n’est pas de décider si les États membres devraient instaurer le service militaire obligatoire — mais cela serait sans doute très utile.

Un phénomène social très intéressant se produit d’ailleurs dans les pays où il l’est.

Si la Corée du Sud produit plus que nous tous réunis, c’est bien que quelque chose ne fonctionne pas.

Andrius Kubilius

Si l’on prend l’exemple de la Finlande, le nombre de personnes qui se disent prêtes à défendre — voire à mourir pour — leur pays, est beaucoup plus élevé qu’ailleurs. Ce n’est pas forcément la seule raison — il y a aussi l’histoire, l’expérience et la perception de la menace.

L’Union européenne a été conçue comme un projet de paix, mais le contexte qui nous entoure a changé. C’est une réalité : nous avons besoin d’un nouvel état d’esprit. 

Quelles seraient les traductions concrètes de cette nouvelle mentalité ? 

Nous prenons les bonnes mesures pour mettre en place le nouveau récit dont nous avons besoin.

Ce n’est pas pour rien que nous avons désormais un commissaire à la défense, que nos dirigeants ont fait de la défense une priorité absolue et que nous concevons et déployons toute une série de nouveaux outils dans ce sens. 

Nos services de renseignement s’expriment plus ouvertement sur la menace russe : c’est une bonne chose. Il reste encore beaucoup à faire pour expliquer aux Européens — je parle ici des citoyens — à quel point nous devons nous préparer à cette menace.

Quand je repense à l’année écoulée, je trouve nos avancées plutôt encourageantes.

Mais nous devons désormais accélérer la cadence pour augmenter notre production et mobiliser des capitaux efficaces. 

L’article Préparer les Européens à la défense du continent : une conversation avec le Commissaire Andrius Kubilius est apparu en premier sur Le Grand Continent.

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