23.11.2025 à 21:00
Gilles Gressani
Obtenus par le quotidien britannique The Telegraph et par l'agence de presse Reuters, ces plans proposent, avec certaines différences, des conditions nettement moins favorables à la Russie de Poutine.
Nous les traduisons et analysons pour comprendre ce qui les différencie du plan Trump.
L’article Ukraine : les contre-propositions européennes au plan Trump (texte intégral) est apparu en premier sur Le Grand Continent.
La contre-proposition rendue publique par Reuters a été « rédigée par les trois puissances européennes que sont la Grande-Bretagne, la France et l’Allemagne ».
Selon des sources diplomatiques européennes citées par CNN, il s’agirait de la version de référence.
Contrairement à la version publiée par The Telegraph (voir infra), elle s’appuie sur le plan américain, mais passe en revue point par point en proposant des modifications et des suppressions.
Le plan réaffirme d’abord la souveraineté de l’Ukraine et prévoit un accord de non-agression total entre l’Ukraine, la Russie et l’OTAN, tout en supprimant la clause américaine sur l’arrêt de l’expansion de l’Alliance. Après la signature d’un accord de paix, un dialogue Russie–OTAN serait instauré pour traiter les questions de sécurité. L’Ukraine recevrait des garanties de sécurité solides, dont une garantie américaine sur le type de l’article 5, assortie de conditions.
L’armée ukrainienne serait limitée à 800 000 soldats en temps de paix, et l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN resterait soumise à un consensus — pour le moment tout à fait, inexistant. L’OTAN s’engagerait à ne pas stationner de troupes en Ukraine en temps de paix, tandis que des avions de chasse seraient basés en Pologne. L’Ukraine demeurerait non nucléaire au titre du TNP, et la centrale de Zaporijia serait redémarrée sous supervision de l’AIEA, l’électricité produite étant partagée entre Ukraine et Russie.
Si la proposition européenne maintient la mention selon laquelle l’Ukraine doit organiser des élections, elle supprime toutefois la date butoir de 100 jours présente dans le plan russo-américain.
Le plan prévoit également un large volet économique et territorial. L’Ukraine bénéficierait à court terme d’un accès préférentiel au marché européen et deviendrait éligible à l’adhésion à l’Union européenne.
Un programme complet de reconstruction et de développement serait mis en place, incluant un fonds de développement, la modernisation des infrastructures, la restauration des zones détruites, l’exploitation de ressources naturelles et un financement dédié de la Banque mondiale.
La Russie serait progressivement réintégrée dans l’économie mondiale, avec des allègements de sanctions au cas par cas, un accord économique stratégique avec les États-Unis et un retour envisagé dans le G8.
Sur les questions territoriales, l’Ukraine s’engagerait à ne pas reprendre par la force ses territoires occupés et les négociations débuteraient depuis la ligne de contact ; les futures frontières seraient garanties contre toute modification par la force.
Le plan inclut aussi des dispositions sur la navigation sur le Dniepr et les exportations de céréales, la création d’un comité humanitaire pour échanges de prisonniers et réunification familiale, la tenue d’élections ukrainiennes, ainsi que la supervision et l’application de l’accord par un « Board of Peace » présidé par Donald J. Trump — sur le modèle du plan pour Gaza. Enfin, un cessez-le-feu immédiat entrerait en vigueur dès l’accord conclu et serait mis en œuvre sous supervision américaine.
La souveraineté de l’Ukraine sera réaffirmée.
2 — Un accord de non-agression total et complet sera conclu entre la Russie, l’Ukraine et l’OTAN. Toutes les ambiguïtés des 30 dernières années seront résolues.
4 — Après la signature d’un accord de paix, un dialogue entre la Russie et l’OTAN sera engagé pour traiter toutes les questions de sécurité et créer un environnement propice à la désescalade afin de garantir la sécurité mondiale et d’accroître les possibilités de connectivité et de développement économique.
5 — L’Ukraine bénéficiera de garanties de sécurité solides.
6 — La taille de l’armée ukrainienne sera plafonnée à 800 000 militaires en temps de paix.
7 — L’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN dépend du consensus des membres de l’OTAN, qui n’existe pas.
8 — L’OTAN s’engage à ne pas stationner de manière permanente des troupes placées sous son commandement en Ukraine en temps de paix.
9 — Des avions de chasse de l’OTAN seront stationnés en Pologne.
10 — Garantie américaine similaire à l’article 5
a. Les États-Unis recevront une compensation pour cette garantie.
b. Si l’Ukraine envahit la Russie, elle perdra la garantie.
c. Si la Russie envahit l’Ukraine, outre une réponse militaire coordonnée et robuste, toutes les sanctions internationales seront rétablies et toute reconnaissance du nouveau territoire ainsi que tous les autres avantages découlant de cet accord seront retirés.
11 — L’Ukraine est éligible à l’adhésion à l’Union européenne et bénéficiera d’un accès préférentiel à court terme au marché européen pendant que sa candidature est évaluée.
12 — Un programme mondial robuste de reconstruction de l’Ukraine, comprenant notamment :
a. La création d’un fonds de développement de l’Ukraine pour investir dans les industries à forte croissance, notamment la technologie, les centres de données et l’’intelligence artificielle
b. Les États-Unis s’associeront à l’Ukraine pour restaurer, développer, moderniser et exploiter conjointement les infrastructures gazières ukrainiennes, notamment ses pipelines et ses installations de stockage
c. Un effort conjoint de reconstruction et modernisation des zones touchées par la guerre, des villes et zones résidentielles.
d. Le développement des infrastructures.
e. L’extraction des minerais et ressources naturelles.
f. Un programme de financement mis en place par la Banque mondiale pour accélérer ces efforts.
13 — Réintégration progressive de la Russie dans l’économie mondiale
a. L’allègement des sanctions sera discuté et convenu par étapes et au cas par cas.
b. Les États-Unis concluront un accord de coopération économique à long terme afin de poursuivre le développement mutuel dans les domaines de l’énergie, des ressources naturelles, des infrastructures, de l’IA, des centres de données, des terres rares, des projets communs dans l’Arctique, ainsi que diverses autres opportunités commerciales mutuellement avantageuses.
c. La Russie sera invitée à réintégrer le G8.
14 — L’Ukraine sera entièrement reconstruite et indemnisée financièrement, notamment grâce aux actifs souverains russes qui resteront gelés jusqu’à ce que la Russie indemnise l’Ukraine pour les dommages causés.
15 — Un groupe de travail conjoint sur la sécurité sera créé avec la participation des États-Unis, de l’Ukraine, de la Russie et des Européens afin de promouvoir et de faire respecter toutes les dispositions de cet accord.
16 — La Russie inscrira dans la loi une politique de non-agression envers l’Europe et l’Ukraine.
17 — Les États-Unis et la Russie conviennent de prolonger les traités de non-prolifération et de contrôle nucléaire, y compris Fair Start.
18 — L’Ukraine accepte de rester un État non nucléaire au titre du TNP.
19 — La centrale nucléaire de Zaporijia sera remise en service sous la supervision de l’AIEA, et l’électricité produite sera partagée équitablement (50-50) entre la Russie et l’Ukraine.
20 — L’Ukraine adoptera les règles de l’Union européenne en matière de tolérance religieuse et de protection des minorités linguistiques.
21— Territoires
L’Ukraine s’engage à ne pas récupérer militairement les territoires souverains occupés. Les négociations sur les échanges territoriaux commenceront à partir de la ligne de contact.
22 — Une fois que les futurs accords territoriaux auront été conclus, la Russie et l’Ukraine s’engagent à ne pas modifier ces accords par la force. Aucune garantie de sécurité ne s’appliquera en cas de violation de cette obligation.
23 — La Russie n’entravera pas l’utilisation du Dniepr par l’Ukraine à des fins commerciales, et des accords seront conclus pour permettre le libre transport des céréales par la mer Noire.
24 — Un comité humanitaire sera créé pour résoudre les questions en suspens :
a. Tous les prisonniers et corps restants seront échangés selon le principe « Tous contre tous »
b. Tous les détenus civils et otages seront libérés, y compris les enfants
c. Un programme de réunification familiale sera mis en place
d. Des dispositions seront prises pour répondre aux souffrances des victimes du conflit
25 — L’Ukraine organisera des élections dès que possible après la signature de l’accord de paix.
26 — Des dispositions seront prises pour soulager les souffrances des victimes du conflit.
27 — Cet accord sera juridiquement contraignant. Sa mise en œuvre sera supervisée et garantie par un Conseil de paix, présidé par le président Donald J. Trump. Des sanctions seront prévues en cas de violation.
28 — Une fois que toutes les parties auront accepté ce mémorandum, un cessez-le-feu entrera immédiatement en vigueur dès que les deux parties se seront retirées aux points convenus pour que la mise en œuvre de l’accord puisse commencer. Les modalités du cessez-le-feu, y compris le contrôle, seront convenues par les deux parties sous la supervision des États-Unis.
Le plan européen dans la version rendue publique par The Telegraph pour mettre fin à la guerre en Ukraine se comprend comme une alternative beaucoup plus favorable à Kyiv que la proposition américaine portée par l’équipe Trump.
Là où Washington envisage des concessions territoriales importantes à la Russie et des limitations pour l’armée ukrainienne — 600 000 de soldats —, le document européen insiste sur le respect de la souveraineté ukrainienne (mais ouvre la possibilité d’une limitation de l’armée à 800 000 en temps de paix), un cessez-le-feu immédiat et inconditionnel préalable à toute négociation sur des cessions territoriales, ainsi que des garanties de sécurité impliquant les États-Unis et plusieurs États européens.
C’est sur les questions territoriales que le contraste est le plus marqué : alors que le plan Trump — avalisant largement les exigences de Vladimir Poutine — prévoit une reconnaissance de facto de l’annexion russe de plusieurs régions (la Crimée ainsi que les oblasts de Donetsk et Louhansk) et le gel de nouvelles zones sous contrôle russe, le plan européen renvoie toute négociation territoriale à l’après-cessez-le-feu.
Il refuse d’entériner les gains russes et pose comme priorité la cessation des hostilités, sous supervision américano-européenne.
De plus, les Européens n’imposent pas de plafond strict à la présence militaire ukrainienne, et ne bloquent ni l’intégration éventuelle à l’OTAN ni la présence de forces étrangères amies sur le territoire ukrainien.
Enfin, alors que les propositions américaines se montrent très conciliantes envers Moscou — levée progressive des sanctions, réintégration économique, possible retour au G8 et coopération stratégique dans l’énergie ou l’intelligence artificielle — le plan européen subordonne tout allègement des sanctions à un respect strict du cessez-le-feu, avec un mécanisme automatique de réimposition en cas de violation. L’Europe met également l’accent sur la reconstruction complète de l’Ukraine et la compensation via les actifs souverains russes gelés. C’est une rupture totale avec le plan Trump qui ferait payer le coût de la reconstruction de l’Ukraine à l’Europe — tout en en faisant bénéficier Moscou.
Conformément au plan russo-américain, les Européens auraient accepté le retour de la Russie au sein du G8, une concession majeure qui permettrait au président russe de revenir sur le sol français dès 2026, la France organisant le prochain sommet.
1 — Fin de la guerre et dispositions pour garantir qu’elle ne se répète pas, afin d’établir une base permanente pour une paix et une sécurité durables.
2 — Les deux parties au conflit s’engagent à un cessez-le-feu complet et inconditionnel dans les airs, sur terre et en mer.
3 — Les deux parties entament immédiatement des négociations sur la mise en œuvre technique du contrôle du cessez-le-feu, avec la participation des États-Unis et des pays européens.
4 — Un mécanisme international de surveillance du cessez-le-feu, dirigé par les États-Unis et assuré par les partenaires de l’Ukraine, est mis en place. La surveillance sera majoritairement à distance grâce aux satellites, drones et autres outils technologiques, avec un volet flexible sur le terrain pour enquêter sur les violations présumées.
5 — Un mécanisme sera créé pour permettre aux parties de signaler les violations du cessez-le-feu, d’enquêter sur celles-ci et de discuter des mesures correctives.
6 — La Russie renvoie sans condition tous les enfants ukrainiens déportés et déplacés illégalement. Le processus sera soutenu par des partenaires internationaux.
7 — Les parties au conflit procèdent à un échange de tous les prisonniers de guerre (principe du « tous contre tous »). La Russie libère tous les détenus civils.
8 — Après s’être assurées de la durabilité du cessez-le-feu, les parties prennent des mesures d’aide humanitaire, notamment des visites familiales de part et d’autre de la ligne de contact.
9 — La souveraineté de l’Ukraine est respectée et réaffirmée. L’Ukraine n’est pas forcée à la neutralité.
10 — L’Ukraine reçoit des garanties de sécurité solides et juridiquement contraignantes, y compris de la part des États-Unis (un accord de type Article 5), afin de prévenir toute future agression.
11 — Aucune restriction n’est imposée aux forces de défense ukrainiennes ni à l’industrie de défense ukrainienne, y compris en ce qui concerne la coopération internationale.
12 — Les États garants constitueront un groupe ad hoc de pays européens et de pays non européens volontaires. L’Ukraine demeure libre de décider de la présence, des armements et des opérations des forces amies invitées par son gouvernement sur son territoire.
13 — L’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN dépend du consensus au sein de l’Alliance.
14 — L’Ukraine devient membre de l’Union européenne.
15 — L’Ukraine est prête à rester un État non nucléaire dans le cadre du TNP.
16 — Les questions territoriales seront discutées et résolues après un cessez-le-feu complet et inconditionnel.
17 — Les négociations territoriales partent de la ligne de contrôle actuelle.
18 — Une fois les questions territoriales réglées, la Russie et l’Ukraine s’engagent à ne pas modifier ces frontières par la force.
19 — L’Ukraine reprend le contrôle de la centrale nucléaire de Zaporijia (avec participation américaine), ainsi que du barrage de Kakhovka. Un mécanisme de transfert de contrôle sera établi.
20 — L’Ukraine bénéficie de passages sans entrave sur le fleuve Dnipro et du contrôle de l’isthme de Kinburn.
21 — L’Ukraine et ses partenaires mettent en œuvre une coopération économique sans restrictions.
22 — L’Ukraine sera entièrement reconstruite et indemnisée financièrement, notamment grâce aux avoirs souverains russes qui resteront gelés jusqu’à ce que la Russie compense les dommages causés à l’Ukraine.
23 — Les sanctions imposées à la Russie depuis 2014 pourront faire l’objet d’un allègement progressif et partiel après l’établissement d’une paix durable, et pourront être réimposées en cas de violation de l’accord de paix (mécanisme de « snapback »).
24 — Des discussions séparées s’ouvriront sur l’architecture de sécurité européenne, incluant tous les États de l’OSCE.
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23.11.2025 à 06:00
guillaumer
Cinquante ans après sa mort, le Kronjurist du IIIe Reich n’a sans doute jamais été aussi influent.
Du trumpisme au Parti communiste chinois en passant par l'Europe continentale, il est devenu difficile de l'éviter.
Comment comprendre cette résurgence ?
Entretien-fleuve avec Jean-François Kervégan, l’un des plus grands spécialistes de Carl Schmitt.
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Au-delà du monde des juristes constitutionnalistes, qui était le sien, la réception de Carl Schmitt, dès le début, s’est focalisée principalement sur un texte, La notion de politique, dont la première mouture date de 1927.
Plus précisément, cette réception s’est concentrée sur une formule-choc qui est devenue en quelque sorte sa signature : « La distinction spécifique du politique, c’est la discrimination de l’ami et de l’ennemi 16 ». Il va falloir revenir sur cette formule, qui est souvent comprise de manière réductrice, voire erronée. Mais il est certain qu’elle paraît illustrer parfaitement la pratique politique de l’actuelle équipe dirigeante des Etats-Unis et semble préfigurer un devenir « schmittien » de la politique qui paraît être à bien des égards notre lot.
Mais une autre formule de Schmitt a eu un destin remarquable ; elle aussi peut aider à répondre à la question, quoique de façon moins directe que la précédente. Elle se trouve dans Théologie politique, livre publié en 1922 : « Tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l’État sont des concepts théologiques sécularisés 17 ».
Cette thèse a des conséquences multiples : en particulier, elle semble impliquer que la pensée politique moderne n’est pas aussi « laïcisée » que certains de ses plus éminents représentants l’ont prétendu, et que la rupture des Temps modernes avec la pensée médiévale, où la théologie occupait évidemment une place centrale, est plus apparente que réelle.
Cette thèse théologico-politique, source elle aussi de nombreux contresens et confusions, a eu un impact important. Elle a provoqué des discussions entre juristes et historiens de la pensée politique, et donné lieu à de multiples controverses.
Une des prises de position les plus influentes a été la critique qu’a faite le philosophe Hans Blumenberg de ce qu’il a nommé le « théorème de la sécularisation 18 » ; ce « théorème » schmittien contredit selon lui la puissance d’« auto-affirmation » de la modernité en la faisant dépendre de racines théologiques dont elle a au contraire cherché à se libérer — une idée qu’Habermas a reprise à son compte, avant de la réviser dans ses travaux récents, sans pour autant se réconcilier avec Carl Schmitt 19.
La question demeure débattue, en particulier en Allemagne : comme le fait remarquer l’éminent juriste Ernst-Wolfgang Böckenförde, ne faut-il pas considérer que l’État libéral-démocratique laïcisé se nourrit de présuppositions qu’il n’est pas en mesure de fournir lui-même, et qu’il faut chercher dans les tréfonds de la conscience religieuse 20 ?
La Théologie politique de Schmitt, et surtout le second livre publié sous ce titre en 1970, ont aussi provoqué un débat entre théologiens, ou entre Carl Schmitt et des théologiens, sur la possibilité même d’une théologie politique chrétienne : faut-il soutenir, comme Carl Schmitt, que le dogme religieux, explicité et commenté par la théologie, configure les principes normatifs de l’ordre politique ? Faut-il même considérer que les fondements de cet ordre sont forcément ancrés dans des croyances religieuses ?
La question a des implications considérables, y compris dans le débat contemporain sur la laïcité. Cet aspect de l’œuvre de Schmitt a donné lieu à une réception critique importante dans des cercles religieux, chez des théologiens catholiques ou protestants, certains étant de proches disciples ou amis de Schmitt. Il est significatif que la seconde Théologie politique soit principalement consacrée à réfuter les positions du théologien Erik Peterson, selon qui le dogme chrétien ne saurait appuyer quelque système politique que ce soit, ce qui valait pour condamnation du ralliement de Schmitt au national-socialisme 21.
La réception de Schmitt s’est d’abord concentrée sur une formule : la définition du politique comme distinction entre l’ami et l’ennemi.
Jean-François Kervégan
Ceci dit, pendant longtemps, la réception du motif théologico-politique schmittien est restée discrète. Elle s’exprimait de manière souterraine ou bien dans des débats techniques, réservés à un petit nombre de spécialistes de l’exégèse néo-testamentaire et, tout particulièrement, de l’Épître aux Romains : peut-on « déduire » du dogme chrétien une politique, une conception de l’État, ou faut-il considérer, dans la pure tradition augustinienne, que la cité de Dieu n’a rien de commun avec la civitas terrena ?
Ce genre de discussions, qui avait longtemps eu cours parmi les théologiens, avait été marginalisé par le processus de sécularisation. Les thèses de Carl Schmitt — entre autres idées, car le mouvement est plus profond — ont contribué à la réactivation de ce débat.
Progressivement, ces idées issues de la discussion entre théologiens et philosophes ont essaimé dans le débat public et donné lieu, comme c’est de règle, à des simplifications parfois outrancières. En gros, ce qu’on a retenu de ce qui s’appelait classiquement le « problème théologico-politique » est qu’il fallait à tout prix restituer au politique les bases religieuses dont l’absence ou la destruction auraient provoqué les dysfonctionnements structurels de la démocratie libérale.
La transcription idéologique de ce qui était au départ une discussion intellectuelle sérieuse a été poussée jusqu’à la caricature aux États-Unis.
Aujourd’hui, dans une partie de l’entourage du président actuel des États-Unis ou parmi ceux qui façonnent les instruments idéologiques de ses entreprises — Curtis Yarvin, Steve Bannon, Stephen Miller et les idéologues du « gouvernement présidentiel », tout particulièrement dans le cercle du vice-président Vance qui brandit comme étendard sa conversion au catholicisme— un certain nombre d’idées lointainement issues des thèses de Schmitt sur la « théologie politique » et sur la nature polémogène du politique circulent manifestement.
Je ne suis pas certain que J. D. Vance ait lu attentivement Carl Schmitt, mais il est clair que certaines de ses idées, plus ou moins déformées ou vulgarisées, lui sont parvenues. La conviction selon laquelle la politique requiert une assise dans la culture religieuse se retrouve dans le fameux discours de Munich, où Vance reprochait aux États européens d’avoir oublié leurs racines spirituelles et morales.
Ce type d’idées est colporté aux États-Unis par certains courants influents du christianisme conservateur, qui est puissant et organisé. De ce fait, certains thèmes schmittiens, vulgarisés ou déformés, ont trouvé un écho dans la droite chrétienne et un répondant dans certaines prises de position actuelles du vice-président américain et des cercles gravitant autour de Donald Trump.
L’influence de l’œuvre juridico-politique de Schmitt sur la politique américaine est elle aussi incontestable. On ne peut qu’être surpris de l’écho que trouvent certains thèmes développés dans l’œuvre de Schmitt dans la pratique du président des États-Unis et de son équipe.
Il est à peu près certain que Donald Trump n’a jamais ouvert un livre de Schmitt ni entendu parler de lui, mais sa pratique, qui consiste entre autres choses à déposséder le législateur d’une large part de son pouvoir pour concentrer l’essentiel de celui-ci entre les mains de l’exécutif, rappelle de façon évidente certaines thèses de Schmitt durant la crise du régime de Weimar, lorsqu’il se prononçait, dans son livre sur Le Gardien de la Constitution ou dans Légalité et légitimité, pour transférer à un ou des « législateurs extraordinaires » les pouvoirs incombant à un Parlement paralysé par ses divisions 22.
Cette proximité s’observe aussi dans le domaine des relations internationales. Aujourd’hui, les revendications territoriales des États-Unis font penser aux efforts de Schmitt, au début des années 1930, pour formuler, en réaction contre « Weimar, Genève et Versailles », une « doctrine Monroe allemande » en phase avec les visées expansionnistes de Hitler 23.
Il est certain que Donald Trump ne serait pas sourd, s’il pouvait l’entendre, à l’appel de Carl Schmitt à un recours à la « légitimité plébiscitaire », seule à même de mettre un terme au Parteienstaat, au régime des partis. Donner une légitimité juridique à une pratique d’exception, l’exercice par l’exécutif — le président du Reich alors, celui des États-Unis aujourd’hui — de pouvoirs législatifs que le législateur ordinaire n’est plus en mesure d’assumer, semble être le fil conducteur « schmittien » d’une politique assumée par l’actuel président américain, son entourage et ses conseillers juridiques. Certains, comme Mike Davis ou John Yoo, naguère théoricien des « techniques d’interrogatoire améliorées » à Guantanamo 24, y font référence.
D’autres usages de thèmes schmittiens sont possibles : chacun peut se l’approprier, dès lors qu’il accepte l’affirmation qu’il y a toujours du politique dans le droit.
Il est faux d’affirmer — comme l’ont soutenu certains de ses zélateurs— que Carl Schmitt aurait pris ses distances avec le régime nazi à partir de 1936, et qu’il se serait réfugié dans une forme d’opposition intérieure.
Schmitt a donné beaucoup d’éclat à son adhésion à la NSDAP en mai 1933, et a multiplié dans les années suivantes les manifestations d’allégeance inconditionnelle aux décisions et à l’idéologie du nouveau pouvoir. Il a même mis les bouchées doubles, en publiant des écrits comme État, mouvement, peuple (1933) ou Les trois types de pensée juridique (1934), sans oublier l’article « Le Führer protège le droit », qui prétend justifier juridiquement la « nuit des longs couteaux » — l’assassinat des chefs de la SA par la garde prétorienne d’Hitler. Schmitt organisa aussi en 1936 une journée d’étude sur « les méfaits du judaïsme dans la science juridique allemande ».
Il y a toujours, chez Carl Schmitt, un mélange — voire une confusion — entre un propos théorique tranchant et des conséquences politiques plus qu’hasardeuses.
Jean-François Kervégan
Tout cela est aujourd’hui bien documenté 25, et on sait jusqu’où Schmitt est allé dans son adhésion au nouveau cours des choses et pour faire oublier qu’il avait pris part aux ultimes tentatives pour empêcher l’arrivée de Hitler au pouvoir.
Certes, Schmitt a fait l’objet en 1936 d’attaques de la part de membres des SS : ils ne lui pardonnaient pas d’être un rallié tardif et peut-être d’être catholique, et enviaient les positions qu’il avait acquises dans l’appareil universitaire nazifié, à la tête de l’Académie du droit allemand. Ces polémiques internes étaient pourtant monnaie courante dans la vaste mouvance nazie, où les conflits de pouvoir étaient de règle.
À la suite de ces attaques, Carl Schmitt a certes perdu quelques galons : mais, protégé par Göring, il a conservé jusqu’en 1945 son poste de professeur de droit public à l’université de Berlin, position la plus prestigieuse pour un juriste, et celle de membre du Conseil d’État de Prusse, ce qui lui permettait, comme il l’a lui-même raconté, de bénéficier d’une voiture de fonction ornée d’un fanion frappé de la croix gammée.
On ne peut donc en aucun cas le considérer comme un opposant au régime, contrairement à la légende, alimentée par lui-même, d’un Schmitt opposant (très) discret et maltraité par les « ultras » du régime.
Toute la tactique de Schmitt, après 1945, a consisté à se présenter comme une victime non seulement de l’épuration — qui se limita en son cas à une mise à la retraite d’office —, mais du national-socialisme lui-même ; c’est là une posture abjecte. La seule chose qu’on peut à la rigueur accorder à Schmitt est que bon nombre d’anciens nazis ont été mieux traités que lui et ont fait parfois une fort belle carrière en RFA ; mais peut-être n’avaient-ils pas attiré sur eux la lumière comme l’a fait Schmitt, poursuivi par sa réputation en partie surfaite de « juriste de la couronne » (Kronjurist) du troisième Reich.
Il faut aussi rappeler que Schmitt a été incarcéré quelques mois à Nuremberg dans le cadre d’un des procès secondaires et interrogé, en vue d’une possible inculpation, par Robert Kempner, un juriste d’origine allemande qui s’était réfugié aux États-Unis et qui était procureur adjoint auprès du tribunal militaire.
Finalement, après les interrogatoires, Schmitt a été relâché : cela signifie qu’on ne pouvait pas l’accuser juridiquement de participation directe à la commission de crimes ; toutefois, cela ne constituait pas un blanc-seing.
La conclusion du procureur fut que les écrits ou les actes de Schmitt ne justifiaient pas une inculpation pour crimes contre l’humanité ou participation à de tels crimes. Les minutes de ces interrogatoires et les mémoires rédigés par Schmitt pour sa défense à la demande du procureur ont été publiés depuis lors 26 ; cela permet de se faire une idée précise de la réalité de son engagement et de sa tactique d’auto-disculpation.
Jusqu’à la fin des années 1980, la pénétration des idées de Carl Schmitt en France était très limitée, parce qu’il existait très peu de traductions de ses écrits ; de ce fait, son œuvre n’avait pas en France un écho notable, à quelques exceptions près, parmi lesquelles on peut citer René Capitant, un des inspirateurs de la Constitution de la Ve République, plusieurs fois ministre durant la présidence de De Gaulle.
Les textes originaux de Schmitt, pas tous réédités, notamment les plus compromettants d’entre eux, étaient d’accès difficile ; durant la préparation de ma thèse j’ai dû courir d’une bibliothèque à l’autre pour les trouver lorsque j’ai commencé à m’intéresser de près à cet auteur qui ne figurait pas dans mon programme initial, centré sur Hegel. Pour l’étudier, il valait mieux se rendre en Allemagne, ce que je fis de 1988 à 1991.
Quand j’ai soutenu ma thèse de doctorat d’État sur Hegel et Carl Schmitt en 1990, le président du jury, spécialiste bien connu de la pensée de Hegel, déclara publiquement qu’il n’avait jamais entendu parler du second ! De fait, le seul texte de Schmitt qui était alors disponible en langue française, hormis quelques publications ésotériques et plus ou moins introuvables, était l’écrit qui reste aujourd’hui encore le plus connu et qui contient la fameuse « définition » du politique par la relation ami-ennemi : La notion de politique, texte de 1932, réédité en 1963, qui avait été traduit à l’instigation d’un des principaux disciples de Carl Schmitt en France, Julien Freund 27.
Cette publication était paradoxale, car elle eut lieu dans une collection, La Liberté de l’esprit, fondée et dirigée par Raymond Aron, et destinée à promouvoir les idées libérales, alors que le livre en question polémique durement contre le libéralisme, une des thèses de Schmitt étant qu’il n’y a pas de politique libérale, mais seulement une critique libérale de la politique.
Ce qui explique la diversité de réception de l’œuvre de Carl Schmitt, c’est que chacun peut se l’approprier, dès lors qu’il accepte l’affirmation qu’il y a toujours du politique dans le droit.
Jean-François Kervégan
Aron lui-même, lors de son séjour à Berlin au début des années 1930, avait pris connaissance de certains écrits de Carl Schmitt, qui était un des juristes les plus en vue de la république de Weimar ; mais peut-être n’avait-il pas suivi de près les péripéties ultérieures, en particulier le ralliement et l’engagement ostentatoire de Schmitt en faveur du national-socialisme à partir de 1933. Toujours est-il que Julien Freund lui a proposé de publier ce texte en prétendant que Carl Schmitt n’avait pas été membre du Parti national-socialiste, ce qui est évidemment faux : comme Heidegger, il s’est fait photographier arborant la svastika au revers de sa veste.
Freund, qui avait un passé de résistant, ignorait-il l’engagement nazi de Schmitt ou l’a-t-il sciemment caché à Aron ? Je ne sais ; le simple fait qu’il ait pu soutenir que Schmitt avait seulement « fait confiance au départ à Hitler » mesure en tout cas l’étendue de l’ignorance qui régnait alors à propos de l’œuvre et de son auteur 28. Moi-même, lorsque j’ai lu pour la première fois La notion de politique, vers 1975, j’ignorais à peu près tout de l’auteur de ce texte et de son itinéraire.
En France, la réception de Schmitt s’est longtemps limitée pour l’essentiel à La notion de politique et à la thèse qui, pour beaucoup, résume toute la pensée de Carl Schmitt, ce qui est très réducteur : la politique repose sur la distinction entre l’ami et l’ennemi. Aujourd’hui encore, on entend parfois citer cette formule tronquée dans la bouche de personnalités qui proclament par exemple que « contrairement à ce que disait Carl Schmitt, la politique n’est pas la distinction de l’ami et de l’ennemi ». Pour le grand public (plus ou moins) cultivé, la connaissance de Carl Schmitt se limite à cela.
L’image qui domine est que la politique, d’après Schmitt, ce serait l’affrontement avec « l’ennemi ». On oublie que Schmitt ajoute dans le même passage que ce critère ne constitue pas une définition de l’essence du politique, mais un simple outil de démarcation entre ce qui est politique et ce qui ne l’est pas, et qu’il précise — ce qui est le plus intéressant à mes yeux — que cela implique que tout peut devenir politique, mais que rien ne l’est par nature.
Il est vrai que ces simplifications ont été favorisées par les auto-interprétations opportunément fluctuantes de Schmitt lui-même, au gré de la conjoncture. Il y a toujours eu chez lui un mélange — voire une confusion — entre un propos théorique tranchant et des conséquences politiques plus qu’hasardeuses. Nazi convaincu en 1936, il se complaît dans les années soixante-dix à dialoguer avec l’extrême-gauche.
En raison du très petit nombre de traductions, et aussi bien sûr du passé nazi de Carl Schmitt, son œuvre était presque ignorée en France jusqu’au milieu des années 1980, si l’on excepte une réception dans une frange de l’extrême droite, regroupée dans ce qu’on appelait la Nouvelle Droite, dont le chef de file intellectuel était et demeure Alain de Benoist, qui publiait la revue Nouvelle École.
À l’époque où j’écrivais ma thèse, j’ai vu paraître un numéro entier de cette revue consacré à Carl Schmitt. On y trouvait des contributions d’auteurs français, allemands, italiens et d’autres encore, presque tous d’extrême-droite.
Cette réception restait toutefois souterraine, comme l’était alors l’influence de la Nouvelle Droite elle-même. Ce n’est que progressivement que les idées « différentialistes » qu’elle développait ont pénétré le monde politique français, en particulier la droite parlementaire par l’intermédiaire du Club de l’horloge.
Le différentialisme est une doctrine qui ne se présente pas comme raciste, mais qui affirme que chaque peuple doit vivre et exister conformément à sa nature et à sa culture propres. Cet ethno-différentialisme a progressivement gagné en visibilité dans le débat public. Disons qu’une certaine lecture de l’œuvre de Schmitt, qui n’est pas la mienne mais qui est possible, a contribué à créer un « climat » favorable à ce genre de thématique.
Les positions de Carl Schmitt elles-mêmes ont évolué sur ce genre de sujet ; à la suite de son ralliement au national-socialisme, l’ethno-différentialisme dont on pouvait percevoir les prémices dans ses écrits de la période de Weimar se transforme en proclamation d’une hiérarchie des races.
Qu’une autre lecture, toute différente, des écrits de Schmitt soit possible et féconde, c’est ce que moi et d’autres que moi, comme la regrettée Catherine Colliot-Thélène, se sont efforcés de montrer, en prenant exemple sur leur réception en Italie. Un cas exemplaire est celui d’Étienne Balibar qui, dans sa Préface à la traduction du Léviathan de Schmitt, a montré qu’au-delà des poncifs du type « les extrêmes se touchent », une pensée critique du politique pouvait trouver du grain à moudre dans les écrits de Schmitt, même les plus révoltants 29.
De mon côté, je me suis efforcé dans mon livre Que faire de Carl Schmitt ? de faire un bilan serein des usages possibles de thèmes schmittiens en philosophie du droit et en philosophie politique, tout en marquant les limitations insurmontables que comporte à mes yeux le type de pensée qu’il incarne 30.
C’est la réception droitière de motifs schmittiens qui occupe aujourd’hui le devant de la scène.
Jean-François Kervégan
Il y a aussi, il convient de le noter, une réception libérale de Carl Schmitt : la revue Commentaire, dans le droit fil d’Aron, a publié un certain nombre d’articles de et sur Carl Schmitt dès les années 1980 ; c’était normal, au demeurant, puisque ses écrits constituent pour le libéralisme une provocation à laquelle il convenait de répondre. Le Débat avait consacré en 2004 à Schmitt un dossier coordonné par moi ; il comportait une contribution de Philippe Raynaud, qui dirige maintenant Commentaire.
Avant la guerre, quelques textes avaient été traduits en français, sans recevoir un écho particulier. Par exemple, un article technique sur les délégations législatives, c’est-à-dire sur la manière pour le gouvernement de se substituer au législateur, avait été publié dans un volume d’hommage à un grand juriste français, Édouard Lambert, inventeur de l’expression « gouvernement des juges ».
Dans cet article, Carl Schmitt soutenait qu’il était juridiquement normal et politiquement démocratique que, dans certaines circonstances, le pouvoir gouvernemental prenne en charge le travail législatif, autrement dit légifère par ordonnances. Ces considérations s’inscrivaient dans le contexte troublé qui précède l’arrivée au pouvoir de Hitler, dans lequel n’existait aucune majorité parlementaire stable. Dans les faits, faute de majorité au Reichstag, le gouvernement allemand fonctionnait alors par ordonnances et par décrets, pratique que Schmitt justifiait sur un plan théorique bien qu’elle fût contestée, on s’en doute. L’actualité offre un écho à ces discussions.
Par ailleurs, une traduction partielle d’un texte de 1932, Légalité et légitimité, avait été publiée sous forme de brochure en 1936 31 ; le traducteur avait agrémenté le texte de citations de hiérarques nazis, alors que cet écrit, lors de sa parution, était destiné à s’opposer à une éventuelle arrivée au pouvoir de Hitler — en tout cas selon la lecture que Schmitt a proposée rétrospectivement en présentant cet texte comme un « cri d’alarme » face à cette perspective imminente 32 » ; on dispose aujourd’hui, fort heureusement, d’une traduction bien plus fiable et contextualisée de cet écrit.
Un ou deux autres textes de Schmitt ont été traduits durant l’occupation allemande dans des publications de propagande, comme la revue Deutschland-Frankreich, ou chez des éditeurs collaborationnistes. Ultérieurement, ces publications ont été oubliées ou longtemps dissimulées, car elles témoignaient surtout des efforts des autorités d’occupation pour valoriser la culture allemande auprès du public français.
Certains textes ont refait surface lorsque plusieurs recueils de textes, datant notamment de la période nazie, ont été publiés par des maisons d’édition appartenant à la mouvance de la Nouvelle Droite 33. Bien que « suspects », ces écrits prêtent à réflexion, comme Terre et Mer (1942) et les textes sur les grands espaces « impériaux » et ceux sur la conception « discriminatoire » ou « non-discriminatoire » de la guerre, dont l’intérêt pour la réflexion géopolitique la plus actuelle me paraît évident. Ces écrits portent bien entendu la marque de leur contexte, mais leur intérêt outrepasse leur rôle initial de mise en musique théorique de la politique hitlérienne d’agression visant à la formation d’un Lebensraum allemand.
Je note au passage que Carl Schmitt, dans ses écrits géopolitiques des années 1938-1944 34, substitue la notion de « grand espace » (Grossraum) à celle, chère aux idéologues du national-socialisme, d’espace vital (Lebensraum), ce qui n’est pas dépourvu de signification. Comme on le voit dans sa correspondance avec Alexandre Kojève durant les années 1950 35, Schmitt juge que l’avenir politique du monde est multipolaire : considérant la forme de l’État-nation comme dépassée, il pronostique la formation de quelques grands espaces impériaux dotés chacun d’une sphère d’influence outrepassant ses frontières. La réalité ne lui a pas donné tort sur ce point.
Il faut bien constater qu’entre 1945 et 1980, pour des raisons faciles à comprendre, rien ou presque ne fut traduit de l’œuvre de Carl Schmitt, qui avait pourtant recommencé à publier à partir de 1950 — date de la parution de Der Nomos der Erde, un de ses livres les plus importants —, jusqu’à la parution de La notion de politique, en 1972. Cette traduction, d’ailleurs de bonne qualité, a enclenché un mouvement, et les traductions se sont multipliées à partir des années 1980 : les deux Théologies politiques, La dictature, Parlementarisme et démocratie, Théorie de la Constitution, Le Nomos de la Terre, entre autres ouvrages.
On peut considérer Carl Schmitt comme le « poil à gratter » de la conscience démocratique.
Jean-François Kervégan
Les écrits de la période nazie, comme le livre de 1938 sur le Léviathan de Hobbes — qui combine analyses perspicaces et remarques antisémites — et ceux que j’ai précédemment cités — État, Mouvement, peuple, Les trois types de pensée juridique, les écrits géopolitiques ou relevant de l’histoire des idées —, ont aussi été traduits, ce qui a bien entendu occasionné des controverses, parallèles à celles qui ont eu lieu à propos de Heidegger : fallait-il offrir un écho à des textes et à un auteur aussi scandaleux ? Fallait-il s’indigner de ce qu’on redonne vie à un auteur qui, en tout état de cause, n’était pas vraiment mort, étant donné l’écho planétaire reçu par ses écrits, ou tenter, en toute lucidité sur ce qui les a occasionnées, de tirer parti de ses analyses pour penser les contradictions du présent ? Pour ma part, j’ai adopté le second point de vue.
Quoi qu’il en soit, les polémiques étant allées à leur terme, on peut dire qu’une très grande partie de l’œuvre de Carl Schmitt est aujourd’hui disponible en français, en tout cas ses textes les plus importants. C’était déjà le cas en Italie, qui a été très en avance dans la réception de Schmitt, et désormais, aussi dans les mondes anglophone et hispanophone.
L’Italie constitue un cas particulièrement remarquable. La réception de Schmitt y fut précoce, sous le fascisme, régime pour lequel il ne cachait pas sa sympathie dès les années 1920 36. Carl Schmitt se rendit à deux ou trois reprises en Italie dans les années 1930 et eut même un entretien et une correspondance avec Mussolini, probablement entre 1937 et 1939. Il entretenait du reste d’excellents rapports avec les principaux juristes italiens de l’époque, ralliés en général au régime en place. L’Italie connut donc une première réception de l’œuvre de Schmitt dès cette époque.
Après-guerre, cette réception italienne s’est poursuivie, d’une manière assez différente du cas français. En France, la traduction, la fréquentation et le commentaire de l’œuvre de Schmitt ont pâti de son engagement national-socialiste. En revanche, en Italie, la réception de l’œuvre de Schmitt a été favorisée après le rétablissement de la République par le fait que l’intellectuel italien sans doute le plus respecté, Norberto Bobbio — philosophe, sénateur à vie, figure estimée de tous les courants politiques, des communistes à la droite, à l’exception peut-être de l’extrême-droite « post-fasciste » — a témoigné d’un intérêt constant pour la pensée de Carl Schmitt, avec qui il a même occasionnellement correspondu.
Cette caution a contribué à rendre possible une réception relativement sereine des écrits de Schmitt, sans pour autant que cela constitue un blanc-seing. De nombreux textes ont été traduits assez tôt en Italie, notamment sous l’impulsion d’un courant équivalent à la Nouvelle Droite française, composé d’intellectuels réunis autour de Gianfranco Miglio, l’un des inspirateurs du mouvement aujourd’hui dirigé par Matteo Salvini, la Lega. Mais cette réception droitière de motifs schmittiens n’a pas, contrairement à ce qui fut partiellement le cas en France, provoqué une marginalisation, un ostracisme.
À l’autre extrémité du spectre politique, un certain nombre d’intellectuels italiens de gauche ou d’extrême gauche ont lu, commenté et discuté Carl Schmitt dès les années 1970. En 1981 paraît un ouvrage publié sous la direction du philosophe Giuseppe Duso, au sommaire duquel se retrouvent notamment, à côté de Miglio, des figures majeures de la scène intellectuelle progressiste, comme Mario Tronti, Giacomo Marramao, Massimo Cacciari ou Carlo Galli 37. Je voudrais évoquer en particulier deux cas de cette réception à fronts renversés.
Le premier est celui de Toni Negri, qui a joué un rôle important dans la structuration de la gauche extraparlementaire en Italie et qui fut l’auteur d’une œuvre considérable, dont on sait l’influence qu’elle a eu sur le courant altermondialiste. L’un de ses principaux livres, Le Pouvoir constituant, s’empare de cette notion inventée par Sieyès, qu’il repense dans une perspective révolutionnaire 38.
Or, si Carl Schmitt n’en pas l’auteur de ce concept de pouvoir constituant, il lui accorde un rôle central dans sa Théorie de la Constitution de 1928 39. La thèse de Carl Schmitt est, comme chez Sieyès, que le pouvoir constituant peut s’exercer de toutes les manières possibles, non seulement par des voies prédéterminées par un texte constitutionnel, mais aussi par d’autres, comme l’action révolutionnaire — ce que Negri et une partie de l’extrême-gauche italienne des années 1970 ont bien entendu.
Le deuxième cas est celui de Giorgio Agamben, qui s’est saisi du concept schmittien d’état d’exception, proposé en 1922 pour définir la conception « décisionniste » de la souveraineté : « Est souverain celui qui décide de la situation d’exception 40. » Dans le livre qu’il a publié à partir de l’exemple de Guantanamo 41, Agamben s’appuie sur Carl Schmitt qu’il lit à travers Walter Benjamin, lequel avait témoigné de son intérêt pour certaines analyses d’un auteur dont tout le séparait par ailleurs 42.
Agamben construit son argumentation à partir d’une phrase extraite de l’écrit de Walter Benjamin « Sur le concept d’histoire » : « L’état d’exception dans lequel nous vivons est devenu la règle 43. » Agamben confère à cette affirmation, proférée au moment où Benjamin, après avoir fui l’Allemagne, assistait, désespéré, à l’avancée triomphale du nazisme en Europe, une portée explicative générale. Selon lui, la formule résume l’essence de l’État contemporain et de son mode de gouvernement : nous vivons dans un régime d’état d’exception permanent, dont le Patriot Act et Guantanamo seraient l’illustration emblématique.
Ce qui retient l’attention d’Agamben dans la théorie schmittienne de l’exception, c’est qu’elle procède à « l’inscription d’un en-dehors dans le droit 44 ». On peut discuter cette lecture ; toujours est-il qu’Agamben, et pas seulement dans État d’exception, s’empare de concepts schmittiens pour développer une critique de la conception occidentale du droit, de la politique et de leur rapport 45.
Aujourd’hui, les revendications territoriales des États-Unis me font penser aux efforts de Schmitt, au début des années 1930, pour formuler une « doctrine Monroe allemande ».
Jean-François Kervégan
J’ai pris connaissance, au cours des années 1990, de cette réception italienne très large, savante — je pense en particulier aux travaux de Carlo Galli —, et en un sens dépassionnée des écrits de Schmitt. Là-bas, discuter de son œuvre ou s’appuyer sur elle paraissait tout à fait normal ; cela faisait partie du débat public. Il n’y avait pas, en Italie, de polémique comparable à celles qui surgiront plus tard en France, bien que l’on n’y ignorât rien du passé de cet auteur.
La première réception de la pensée de Carl Schmitt aux États-Unis fut le fait d’intellectuels conservateurs rassemblés sous le magistère de Leo Strauss.
Leo Strauss n’était certainement pas un « schmittien », mais il connaissait Schmitt depuis le début des années 1930, et même avant. Il a d’ailleurs sollicité et obtenu son appui pour obtenir une bourse Rockefeller, ce qui lui a permis de poursuivre ses recherches en Grande-Bretagne puis aux États-Unis où il s’installe définitivement à la fin des années 1930. Cette circonstance lui a valu d’échapper au sort des juifs allemands.
En 1932, Leo Strauss publie un compte rendu de La notion de politique de Carl Schmitt, d’une grande subtilité mais au propos paradoxal 46. Selon lui, Carl Schmitt, en dépit de sa critique du libéralisme, continue de penser dans l’horizon du libéralisme ; il développerait, en quelque sorte, une critique inconsciemment libérale du libéralisme.
Il y aurait beaucoup à dire sur cette critique et surtout sur son arrière-fond ; en réalité, l’explication de la critique adressée à Carl Schmitt se trouve dans l’ensemble de l’œuvre ultérieure de Leo Strauss : son livre La philosophie politique de Hobbes, publié en 1936, éclaire la recension de La notion de politique 47.
Dans cet ouvrage, Strauss soutient, à l’encontre de l’opinion commune, que Hobbes est le véritable fondateur du libéralisme moderne, ce qui contredit directement la thèse de Schmitt selon laquelle Hobbes incarne un mode de pensée décisionniste frontalement opposé au rationalisme et au libéralisme. De son point de vue, Carl Schmitt reste sous l’emprise des présupposés de la pensée moderne, qui ont contaminé la philosophie, mais aussi le droit.
Quoi qu’il en soit, en raison sans doute de leur rejet des présupposés de la pensée libérale dominante, les « straussiens » américains — dont le plus connu est Allan Bloom — et, à leur suite, le courant néo-conservateur, n’ont pas été insensible à la pensée de Schmitt.
Un autre canal de diffusion de thèmes de provenance schmittienne a été la théorie dite « réaliste » des relations internationales dont un des chefs de file, Hans Morgenthau, était depuis ses études de droit à Francfort familier des écrits de Carl Schmitt et de sa critique du normativisme abstrait 48. On peut considérer que, aussi bien sur le plan de la pratique politique — pensons à Henry Kissinger — que sur celui de la théorie, l’école américaine des relations internationales a subi l’influence de Carl Schmitt.
Une autre réception de Carl Schmitt, plus discrète, est celle d’Hannah Arendt. Évidemment, Hannah Arendt parle peu de lui dans ses écrits publiés. Elle l’évoque cependant dans la troisième partie des Origines du totalitarisme, consacrée au système totalitaire, où une note mentionne les « ingénieuses théories de Carl Schmitt sur la fin de la démocratie » et la crise du régime parlementaire 49. Ceux qui ont étudié de près ses écrits non publiés — l’une de mes doctorantes s’y est consacrée — ont constaté qu’Hannah Arendt avait consacré beaucoup d’efforts à lire et commenter les écrits de Schmitt, sans toutefois publier ses réflexions, sans doute pour ne pas contribuer à accroître leur notoriété.
Le principal canal de diffusion directe des idées et des textes de Carl Schmitt aux États-Unis a cependant été à partir de 1968 une publication qui, au départ, se situait clairement à gauche : la revue Telos. Celle-ci existe toujours, mais a progressivement évolué vers des formes de conservatisme, voire de néo-conservatisme. À l’origine pourtant, Telos se plaçait bien plus à gauche que le Parti démocrate américain et affichait même des sympathies pour l’école de Francfort et pour la gauche extraparlementaire. C’est à l’impulsion de l’équipe de Telos que la plupart des textes importants de Schmitt ont été traduits en langue anglaise.
La philosophe et spécialiste de science politique Ellen Kennedy a publié dans Telos plusieurs articles, où elle soulignait — et cela fit scandale — la parenté ou, du moins, les liens intellectuels entre Carl Schmitt et l’École de Francfort 50.
Cette thèse suscita une vive indignation de la part de Jürgen Habermas, pour qui Carl Schmitt représente l’incarnation même de ce que la pensée allemande a produit de pire. Il n’en reste pas moins qu’Ellen Kennedy a factuellement démontré l’influence que Carl Schmitt a exercée sur certains membres de l’École de Francfort. Dans le cas d’Otto Kirchheimer, cela ne fait prête pas à discussion : disciple de Carl Schmitt, ce brillant juriste juif continua, même après son exil, à reconnaître sa dette à l’égard de certains aspects de l’œuvre de Schmitt. En revanche, dans d’autres cas, l’hypothèse d’une influence de Carl Schmitt était plus surprenante.
Il est certain que Trump ne serait pas sourd à l’appel de Schmitt à un recours à la « légitimité plébiscitaire », seule à même de mettre un terme au régime des partis.
Jean-François Kervégan
Ellen Kennedy va jusqu’à affirmer que Jürgen Habermas lui-même avait subi l’influence de Carl Schmitt : elle se référait en particulier aux premiers écrits de Habermas, notamment L’Espace public 51, mais aussi à d’autres textes non traduits en français. On trouve effectivement dans ces écrits des références dépourvues de toute critique à l’égard de Schmitt ; ce n’est que plus tard, face au regain d’intérêt pour l’œuvre de Schmitt en Allemagne et ailleurs, qu’Habermas a jugé nécessaire d’adopter des positions de plus en plus virulentes contre lui et contre l’influence qu’il pouvait exercer 52.
L’Espagne constitue un cas particulier, car elle a connu une réception très précoce de l’œuvre de Schmitt, ce qu’explique notamment le contexte politique. Carl Schmitt, grand lecteur du penseur contre-révolutionnaire Juan Donoso Cortés, auquel il consacra plusieurs études 53, avait des relations étroites avec l’Espagne franquiste, sa fille ayant même épousé un juriste espagnol. Il était en contact avec plusieurs personnalités de l’époque franquiste, comme le romaniste Alvaro d’Ors ou le diplomate Francisco Javier Conde ; l’une d’entre elles, Manuel Fraga Iribarne, fondateur du Parti Populaire (droite), joua un rôle politique important lors de la transition démocratique.
Schmitt était régulièrement invité à donner des conférences en Espagne franquiste et y était reçu avec tous les honneurs. En raison de son catholicisme, il avait aussi des accointances avec des membres de l’Opus Dei. Ses écrits ont donc été traduits et largement diffusés en Espagne, et Schmitt n’a pas subi le même discrédit qu’ailleurs après 1945.
Évidemment, la réception de sa pensée par d’autres courants a été freinée par ses liens avec le franquisme. Néanmoins, après la transition démocratique, un certain nombre d’universitaires progressistes, comme José Luis Villacañas Berlanga 54, entreprirent un travail critique d’approche et de réflexion à partir de l’œuvre de Schmitt. Ce processus fut naturellement plus lent que dans d’autres pays européens ; mais il est aujourd’hui possible, cinquante an après la fin du régime de Franco, d’avoir là aussi une approche dépassionnée de cette œuvre, ce dont témoigne l’existence travaux universitaires d’excellente facture, comme ceux de Montserrat Herrero 55.
J’ajoute que les analyses de Schmitt ont trouvé un important écho dans le monde ibéro-américain et au Brésil, principalement dans les milieux de gauche. Je pense en particulier à l’œuvre d’Ernesto Laclau qui, en compagnie de Chantal Mouffe, a tiré parti dans une perspective populiste de gauche de la critique schmittienne du parlementarisme 56. Leur travail a eu aussi un écho important dans le monde anglo-saxon et francophone.
Carl Schmitt a publié en 1950 — mais d’après lui, ce livre avait été écrit avant 1945, durant la phase terminale du reflux des armées allemandes — un de ses ouvrages les plus importants, Le Nomos de la Terre 57. Il y explique que le droit international moderne — qu’il appelle jus publicus europaeum, le droit des gens européens — s’est construit sur la conquête du Nouveau Monde et le partage de la terre entre puissances impériales comme l’Angleterre, l’Espagne, le Portugal, la Hollande, la France.
Ainsi, la conquête de terres (Landnahme), la « prise », joue selon lui un rôle fondamental dans l’instauration même du droit. Dans l’article que vous citez, « Prendre/partager/paître », Schmitt développe un certain nombre de considérations linguistiques et étymologiques discutables, pour ne pas dire fausses, sur l’étymologie du mot grec nomos. Il explique, en évoquant Homère et Pindare, que le mot nomos, qui désigne le droit en sa majesté, a la même racine que le verbe nemein, qui signifie entre autres « prendre ».
De là, Schmitt déduit que la racine du droit, c’est la « prise ». Dans Le Nomos de la Terre, il en donne une illustration : la prise de terre, c’est-à-dire l’appropriation de territoires par les grandes puissances impériales, constituerait l’origine même du droit interétatique. La thèse qui en découle est que le « prendre » précède nécessairement le « partager » — la distribution selon un modèle de justice sociale — et le « paître » — la production des biens. Le droit, par conséquent, s’il inclut ces trois moments, repose d’abord sur un acte de prédation/appropriation des choses et/ou des personnes qui, s’il peut être ultérieurement habillé et dissimulé par un appareillage normatif, n’en demeure pas moins originaire.
Cette thèse rejoint celle de La Notion de politique : il y a un moment politique sous-jacent dans le droit. Pour Carl Schmitt, sous le droit, il y a toujours du politique, autrement dit la définition et le possible affrontement d’un ennemi.
Toute son œuvre est portée par cette conviction : « la politique est inévitable et indestructible 58 » ; mais, là où La Notion de politique appliquait principalement cette thèse à la politique intérieure, Le Nomos de la Terre transpose cette idée dans l’ordre international, en soutenant que le jus publicum europaeum, le droit des gens eurocentrique né avec l’État moderne, s’est dissous au cours du XXe siècle sous l’effet de représentations humanitaires — illustrées par la sacralisation des droits de l’homme — et d’un mouvement regrettable de « moralisation » du droit, dont la criminalisation des vaincus de la Première et de la Deuxième Guerre mondiale serait la manifestation.
Carl Schmitt en tire quelques conséquences : il importerait de mettre en place — c’est un point sur lequel ses vues et celles d’Alexandre Kojève convergent de manière surprenante — un « nouveau Nomos de la terre » reposant sur un équilibre entre quelques puissances impériales ; c’est une idée qu’à leur manière les actuels dirigeants des États-Unis, de la Chine et de la Russie s’emploient à concrétiser.
Que cela passe par un abandon des principes de la démocratie libérale, cette « formule de compromis dilatoire », comme disait Schmitt à propos du régime de Weimar 59, va sans doute de soi pour ces puissances, comme c’était le cas pour lui.
À mon sens, ce qui explique l’étendue et la grande diversité de la réception de l’œuvre de Carl Schmitt, c’est que chacun peut se l’approprier, dès lors qu’il accepte cette affirmation centrale, qui peut d’ailleurs s’entendre de manière très diverse : oui, il y a toujours du politique dans le droit. C’est le fond de l’antilibéralisme de Schmitt, si l’on accepte sa définition du libéralisme comme une politique de la négation du politique 60.
Par exemple, on comprend que certains courants d’extrême gauche aient pu être attirés par cette vision politique du droit — qui n’est pas une dissolution de la « superstructure » juridique, mais une incorporation d’un geste politique, le « pouvoir constituant », au sein même de l’ordre du droit. Schmitt lui-même, après s’être penché dans les années 1960 sur ce en quoi la guerre de partisans (Algérie, Vietnam, Cuba) transforme la conception classique de la guerre, s’est complu, vers 1970, à dialoguer avec un intellectuel maoïste 61.
On comprend aussi que d’autres courants, conservateurs ou autoritaires, aient cherché une inspiration dans la critique schmittienne du parlementarisme, de la démocratie ou de la dérive « humanitaire » du droit ; comme je l’ai souligné au début de l’entretien, c’est la réception droitière de motifs schmittiens qui occupe aujourd’hui le devant de la scène.
Je ne suis pas un spécialiste de politique américaine, ni de géopolitique en général, mais en tant que lecteur attentif de Carl Schmitt, dès que j’allume la radio, dès que j’ouvre le journal, j’ai l’impression de retrouver des mots et surtout des modes de raisonnement qui me sont familiers. Comme évoqué, les revendications territoriales des États-Unis, cette nouvelle doctrine impériale que formule le président américain, me font penser à la « doctrine Monroe allemande » réclamée par Schmitt au début des années 1930.
Sans doute, l’appropriation brutale de territoires voisins par une grande puissance a toujours existé, même à une échelle limitée. Le jour où les États-Unis ont annexé de fait Porto Rico au motif que l’île faisait partie de leur zone d’influence, presque personne n’y a trouvé à redire. Mais ce qui est nouveau, et que Schmitt avait anticipé, c’est que l’emprise exercée sur la terre et sur la langue peut apparaître comme un élément fondateur du droit.
Les propos du président américain concernant le Canada, immense pays voisin, ou encore le Groenland, territoire tout aussi vaste, mais aussi sa décision de rebaptiser le golfe du Mexique en golfe d’Amérique, ne sont pas seulement des fanfaronnades. Nommer un espace, c’est participer à son appropriation. Le renommer, c’est poser les conditions de sa possible revendication. Schmitt le disait dans Le Nomos de la Terre : la « prise de terre » et la « prise du langage » sont indissociables.
On a donc affaire ici à un cas étonnant de convergence. Quelle est la part de contingence et la part d’influence ? Je ne sais trop. Il est probable que parmi les idéologues qui mettent en concepts les pulsions de Trump, il y a des lecteurs de Carl Schmitt, comme il y en a eu parmi les chefs de file du courant néoconservateur du temps des présidences Bush. Ils ont pu trouver dans ses écrits un aliment théorique pour étayer certaines conceptions idéologiques et politiques dont la traduction dans la politique menée par l’exécutif américain est parfois assez grossière — dans tous les sens du terme.
Schmitt peut être vu tant comme l’inspirateur d’une partie de l’extrême-gauche que comme celui d’une partie de la droite « dure » ; on peut également le considérer comme le « poil à gratter » de la conscience démocratique. Tout cela peut être dit d’un auteur qui s’identifiait complaisamment au Benito Cereno d’Herman Melville, capitaine de navire prisonnier de son équipage révolté, et se considérait comme « le dernier représentant du jus publicum europaeum, du droit public européen 62.
L’article Pourquoi Carl Schmitt est-il si lu ? Une conversation avec Jean-François Kervégan est apparu en premier sur Le Grand Continent.
21.11.2025 à 17:51
Matheo Malik
Malgré les frappes russes et au milieu des scandales de corruption qui le fragilisent, Volodymyr Zelensky a prononcé aujourd’hui un discours historique en appelant les Ukrainiens à résister à la tentative de l’administration Trump d’imposer un accord avec la Russie.
Texte intégral de son adresse à la nation.
L’article L’appel au peuple ukrainien de Volodymyr Zelensky : texte intégral de son adresse à la nation est apparu en premier sur Le Grand Continent.
À l’occasion du Jour de la Dignité et de la Liberté, le président ukrainien a répondu à la proposition en 28 points préparée par les États-Unis sur le modèle du plan pour Gaza, proposition qui reprend l’essentiel des exigences de Moscou en demandant une quasi-capitulation ukrainienne.
Alors que les États-Unis avaient également partagé avec Kiev un mémorandum sur les « garanties de sécurité » et que plusieurs alliés européens de l’Ukraine avaient échangé avec Volodymyr Zelensky cet après-midi, le président ukrainien a présenté dans une adresse à la nation le moment traversé par son pays dans la guerre comme une alternative d’une difficulté historique : « Soit perdre sa dignité, soit risquer de perdre un partenaire clef. »
En refusant explicitement de céder à la pression qui s’exerce sur le front par l’armée de Poutine et de la part des États-Unis de Donald Trump — qui souhaite trouver un « deal » d’ici Thanksgiving le 27 novembre — il a appelé le peuple ukrainien à « l’unité ».
Après les scandales de corruption qui ont touché ces dernières semaines l’entourage du président ukrainien, celui-ci traverse l’un des moments politiquement les plus délicats depuis le début de l’invasion russe à grande échelle de février 2022. Après avoir rassuré ses soutiens européens en refusant de céder à la pression de Trump, il doit désormais retrouver la confiance perdue en interne et par une partie des soutiens de l’Ukraine après les scandales de corruption.
Ukrainiens, Ukrainiennes,
Dans la vie de chaque nation, il y a un moment où tout le monde doit se parler. Honnêtement. Calmement. Sans suppositions, sans rumeurs, sans ragots, sans tout ce qui est superflu. Tel quel. Tel que j’essaie toujours de vous parler.
Nous vivons actuellement l’un des moments les plus difficiles de notre histoire. La pression exercée sur l’Ukraine est aujourd’hui l’une des plus fortes.
L’Ukraine pourrait se retrouver face à un choix très difficile.
Soit perdre sa dignité, soit risquer de perdre un partenaire clef.
Soit accepter 28 points difficiles, soit affronter un hiver extrêmement difficile — le plus difficile — et les risques qui en découlent. Une vie sans liberté, sans dignité, sans justice. Et pour que nous croyions celui qui nous a déjà attaqués deux fois.
On attendra notre réponse.
Mais en réalité, je l’ai déjà donnée.
Le 20 mai 2019, lorsque j’ai prêté serment d’allégeance à l’Ukraine, j’ai notamment déclaré : « Moi, Volodymyr Zelensky, élu président de l’Ukraine par la volonté du peuple, je m’engage à défendre par toutes mes actions la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine, à défendre les droits et libertés des citoyens, à respecter la Constitution et les lois de l’Ukraine, à remplir mes fonctions dans l’intérêt de tous mes compatriotes, à promouvoir l’autorité de l’Ukraine dans le monde. »
Pour moi, ce n’était pas une formalité protocolaire, c’était un serment. Et chaque jour, je reste fidèle à chacun de ses mots. Et je ne le trahirai jamais.
L’intérêt national ukrainien doit être pris en compte.
Nous ne faisons pas de déclarations fracassantes, nous travaillerons calmement avec les États-Unis et tous nos partenaires. Nous rechercherons des solutions constructives avec notre principal partenaire.
Je présenterai des arguments, je convaincrai, je proposerai des alternatives, mais nous ne donnerons certainement pas à l’ennemi des raisons de dire que l’Ukraine ne veut pas la paix, qu’elle sabote le processus et qu’elle n’est pas prête pour la diplomatie. Cela n’arrivera pas.
L’Ukraine travaillera rapidement.
Aujourd’hui, samedi et dimanche, toute la semaine prochaine et aussi longtemps que nécessaire. Je me battrai 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, pour qu’au moins deux points du plan ne soient pas négligés : la dignité et la liberté des Ukrainiens.
Car c’est sur cela que repose tout le reste : notre souveraineté, notre indépendance, notre terre, notre peuple. Et l’avenir de l’Ukraine.
Nous devons tout faire pour que la guerre prenne fin et pour préserver l’Ukraine, l’Europe et la paix mondiale ; et nous le ferons.
Je viens de m’entretenir avec les Européens.
Nous comptons sur nos amis européens, qui comprennent parfaitement que la Russie n’est pas loin, qu’elle est proche des frontières de l’Union et que l’Ukraine est actuellement le seul bouclier qui sépare la vie confortable des Européens des plans de Poutine.
Nous nous souvenons que l’Europe était avec nous. Nous avons confiance que l’Europe sera avec nous.
L’Ukraine ne doit pas revivre le déjà-vu du 24 février — lorsque nous avions le sentiment d’être seuls. Lorsque personne ne pouvait arrêter la Russie, à part nos héros qui ont formé un rempart contre l’armée de Poutine.
Et nous avons bien sûr été très heureux lorsque le monde a dit : « Les Ukrainiens sont incroyables ; comme les Ukrainiens se battent ; quels titans ils sont. » Et c’est vrai. Absolument.
Mais l’Europe et le monde entier doivent comprendre une autre vérité : les Ukrainiens sont avant tout des êtres humains, et depuis près de quatre ans, nous résistons à l’une des plus grandes armées du monde, et nous tenons une ligne de front de plusieurs milliers de kilomètres, et notre peuple subit chaque nuit des bombardements, des attaques de missiles, des frappes balistiques et des frappes de drones. Nos concitoyens perdent chaque jour des proches. Nos concitoyens veulent vraiment que la guerre se termine.
Nous sommes solides comme l’acier. Mais même le métal le plus résistant peut finir par céder.
N’oubliez pas cela, soyez avec l’Ukraine, soyez avec notre peuple, et donc soyez dignes et libres !
Chers Ukrainiens,
Souvenez-vous du premier jour de la guerre. La plupart d’entre nous a fait un choix. Le choix en faveur de l’Ukraine. Souvenez-vous de nos sentiments à ce moment-là. Comment était-ce ? Sombre, bruyant, difficile, douloureux, effrayant pour beaucoup. Pourtant, l’ennemi n’a pas vu nos dos qui fuyaient : il a vu nos yeux, prêts à se battre pour ce qui nous appartient. C’est cela, la dignité. C’est cela, la liberté. Et c’est en fait la chose la plus effrayante qui puisse arriver à la Russie : voir l’unité des Ukrainiens.
À l’époque, notre unité visait à protéger notre foyer contre l’ennemi.
Et aujourd’hui, nous avons plus que jamais besoin d’unité pour que notre foyer connaisse une paix digne de ce nom.
Je m’adresse maintenant à tous les Ukrainiens.
Notre peuple, nos citoyens, nos politiciens, tout le monde. Nous devons nous rassembler. Nous ressaisir. Cesser les querelles. Cesser les jeux politiques. L’État doit fonctionner. Le parlement d’un pays en guerre doit travailler de manière unie. Le gouvernement d’un pays en guerre doit travailler efficacement. Et nous devons tous ensemble ne pas tomber dans la confusion, et ne pas oublier qui est aujourd’hui vraiment l’ennemi de l’Ukraine.
Je m’en souviens encore : au premier jour de la guerre, différents intermédiaires m’avaient transmis différents plans, points et ultimatums concernant la fin de la guerre.
Ils disaient : c’est cela ou rien.
Soit vous signez, soit vous serez simplement éliminé et c’est le « président par intérim de l’Ukraine » qui signera à votre place.
On sait comment cela s’est terminé.
Bon nombre de ces messagers ont fait partie du fonds d’échange et sont repartis, avec leurs propositions et leurs points d’où ils étaient venus — « à la maison ».
Le président ukrainien désigne ici des personnes qui ont ensuite fait partie de l’échange de prisonniers — le « fonds d’échange » étant le terme consacré en ukrainien. L’expression « дамой, в радную гавань » est un russisme employé de manière sarcastique par Zelensky pour signifier que ces intermédiaires ont ensuite été arrêtés par l’Ukraine puis échangés contre des captifs ukrainiens détenus par Moscou.
Je n’ai pas trahi l’Ukraine à ce moment-là, je sentais clairement le soutien de chacun derrière moi. Chacun d’entre vous. Chaque Ukrainien, chaque Ukrainienne, chaque soldat, chaque volontaire, chaque médecin, chaque diplomate, chaque journaliste, tout notre peuple.
Nous n’avons pas trahi l’Ukraine à ce moment-là, nous ne le ferons pas maintenant. Et je sais avec certitude que dans ce moment — véritablement l’un des plus difficiles de notre histoire — je ne suis pas seul.
Que les Ukrainiens croient en leur État, que nous sommes unis.
Dans tous les formats des futures réunions, discussions, négociations avec nos partenaires, il me sera beaucoup plus facile d’obtenir une paix digne pour nous et de les convaincre si je suis sûr à 100 % que derrière moi se trouve le peuple ukrainien.
Des millions de nos concitoyens qui ont leur dignité, qui luttent pour la liberté et qui méritent la paix.
Tous nos héros tombés au combat, qui ont donné leur vie pour l’Ukraine, qui sont maintenant au ciel et qui méritent de voir de là-haut que leurs enfants et petits-enfants vivront dans une paix digne. Cette paix viendra. Une paix digne, efficace, durable.
Chers Ukrainiens,
La semaine prochaine sera très difficile. Il se passera beaucoup de choses.
Vous êtes un peuple adulte, intelligent, conscient, qui l’a prouvé à maintes reprises. Et qui comprend qu’il y aura beaucoup de pression dans ce moment — pression politique, informationnelle… Tout cela dans le but de nous affaiblir, de nous diviser.
L’ennemi ne dort pas et il fera tout pour que nous échouions.
Allons-nous les laisser faire ? Nous n’en avons pas le droit.
Mais ceux qui cherchent à nous détruire nous connaissent mal. Ils ne comprennent pas qui nous sommes vraiment, ce que nous défendons, ce pour quoi nous nous battons, quel genre de personnes nous sommes. Ce n’est pas pour rien que nous célébrons la Journée de la Dignité et de la Liberté comme une fête nationale. Cela montre qui nous sommes et quelles sont nos valeurs.
Nous allons travailler sur le plan diplomatique pour notre paix. Nous devons travailler ensemble à l’intérieur du pays pour notre paix. Pour notre dignité.
Pour notre liberté. Je crois — je sais — que je ne suis pas seul.
Avec moi, il y a notre peuple, notre société, nos soldats, nos partenaires, nos alliés, tous nos concitoyens. Dignes. Libres. Unis.
Joyeux Jour de la Dignité et de la Liberté !
Gloire à l’Ukraine !
L’article L’appel au peuple ukrainien de Volodymyr Zelensky : texte intégral de son adresse à la nation est apparu en premier sur Le Grand Continent.