28.04.2025 à 00:50
La Sellette
En comparution immédiate, on traite à la chaîne la petite délinquance urbaine, on entend souvent les mots « vol » et « stupéfiants », on ne parle pas toujours français et on finit la plupart du temps en prison. Une justice expéditive dont cette chronique livre un instantané. Toulouse, chambre des comparutions immédiates, mars 2025 Le prévenu, en détention provisoire, n'est pas dans le box. Il a refusé qu'on l'extraie de sa cellule. Qu'importe, il sera jugé tout de même. Le président (…)
- CQFD n°240 (avril 2025) / Chronique judiciaireEn comparution immédiate, on traite à la chaîne la petite délinquance urbaine, on entend souvent les mots « vol » et « stupéfiants », on ne parle pas toujours français et on finit la plupart du temps en prison. Une justice expéditive dont cette chronique livre un instantané.
Le prévenu, en détention provisoire, n'est pas dans le box. Il a refusé qu'on l'extraie de sa cellule. Qu'importe, il sera jugé tout de même. Le président résume les faits : « Les agents de la compagnie de transport l'ont trouvé torse nu dans un bus, en train de tenter de le démarrer. Ils lui ont demandé de sortir. Il a refusé, puis les a menacés en sortant une seringue, avant qu'ils réussissent à le maîtriser. Il y a visiblement une petite paranoïa – même si l'expertise psychiatrique ne dit rien là-dessus – parce qu'en garde à vue, il donne des raisons ésotériques : il a fait ça pour se venger d'un agent qui lui aurait donné des coups de Rangers quand il était SDF… »
Une affaire plus ancienne, qui devait initialement être jugée dans une procédure bien moins expéditive, sera finalement jugée en même temps : quelques mois plus tôt, il a crevé les pneus d'une voiture. Là aussi, a-t-il dit en garde à vue, « pour se venger d'un agent de sécurité ».
Le président décrit ce qu'il a retenu des éléments de personnalité : « C'est un toxicomane, qui s'injecte de la cocaïne dans les veines. Il consomme aussi du Subutex et du Valium. Il dit avoir un cancer du poumon, une cirrhose et une hépatite. C'est à se demander pourquoi il n'est pas encore mort ! D'ailleurs, il le dit : il lui tarde de mourir. »
Sur son casier, 18 condamnations : contrefaçon, violences, menaces, port d'arme, séquestration, outrage, rébellion… Le président signale bien que le tribunal a été contraint d'ordonner une expertise psychiatrique, étant donné que le prévenu est sous curatelle : « L'experte conclut à un trouble grave de la personnalité et à une altération générale de son état. “Sa dangerosité criminelle est avérée en raison de ses addictions et de son impulsivité.” Elle considère en revanche que son entendement n'est ni aboli ni altéré et qu'il est donc accessible à une sanction pénale. »
En clair, l'experte le déclare responsable de ses actes, le tribunal a donc le droit de l'envoyer en prison. Le président feuillette le dossier : « De quoi vit-il ? Ah, de l'allocation adulte handicapé. 1 070 € ! Voilà le parcours de vie de Monsieur. »
Pour la procureure, l'expertise – « très inquiétante » – vient confirmer le casier et les passages réguliers devant les tribunaux. Elle demande douze mois de prison et le maintien en détention.
Comme le prévenu n'est pas là, le président demande à l'avocat d'être bref. Celui-ci commence par signaler que le curateur de son client n'a pas été avisé : « Alors que c'est obligatoire ! Ça aurait pu être une cause de nullité ! »
Qu'il n'a apparemment pas souhaité soulever. De toute façon, le président n'est pas d'humeur légaliste : « Entre ce qui est obligatoire et ce qui est pertinent… »
Pour l'avocat, ça veut juste dire que la justice ne veut pas s'embêter avec un homme qui a 18 condamnations. « C'est un homme qui a été violé par un membre de sa famille à sept ans, qui a seize ans quand son père décède et que sa mère le met à la porte. Depuis il fait des allers-retours entre la rue et hôpital. On voit bien qu'il est dans une situation de délire. L'experte nous parle d'un “trouble grave de la personnalité”, d'une “altération de son état général” , mais l'entendement, ça va ! »
Assez pour aller en prison visiblement : le prévenu est condamné à douze mois de prison et maintenu en détention.
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28.04.2025 à 00:42
Laëtitia Giraud
En Belgique francophone, un « cordon sanitaire médiatique » a été mis en place au début des années 1990 afin de contrer la menace de l'extrême droite. Résultat aujourd'hui : peu institutionnalisée, sa portée reste faible. Sidération au soir des élections fédérales du 24 novembre 1991 en Belgique. Pour la première fois, le Vlaams Blok – parti d'extrême droite en Flandre – décroche douze sièges à la Chambre des représentants, tandis qu'en Belgique francophone l'extrême droite en obtient un. (…)
- CQFD n°240 (avril 2025) / BertoyasEn Belgique francophone, un « cordon sanitaire médiatique » a été mis en place au début des années 1990 afin de contrer la menace de l'extrême droite. Résultat aujourd'hui : peu institutionnalisée, sa portée reste faible.
Sidération au soir des élections fédérales du 24 novembre 1991 en Belgique. Pour la première fois, le Vlaams Blok – parti d'extrême droite en Flandre – décroche douze sièges à la Chambre des représentants, tandis qu'en Belgique francophone l'extrême droite en obtient un. Le choc laisse vite place à l'action. La direction de la Radio-télévision belge francophone (RTBF) décide d'appliquer un « cordon sanitaire médiatique ». Le dispositif vise à ne plus accorder de temps d'antenne en direct aux partis porteurs de propositions discriminatoires ou antidémocratiques.
Trente-cinq années plus tard, le constat est clair : alors que dans le nord du pays, en Flandre, le Vlaams Belang (nouveau nom du Vlaams Blok) continue de percer un peu plus à chaque élection, dans le Sud, le paysage politique reste quasiment vierge de la présence de partis d'extrême droite réellement structurés. Une réalité qui contraste avec la situation française et qui interroge. Comment comprendre le rôle du cordon sanitaire médiatique dans cette réussite ?
Facilement adopté au sein de la rédaction de la RTBF, le cordon sanitaire médiatique a pourtant été maintes fois attaqué en justice par l'extrême droite en Belgique, dénonçant notamment son exclusion des débats électoraux1. La RTBF a ainsi dû asseoir la légitimité du dispositif sur des arguments juridiques solides, en mobilisant la loi contre le racisme et la xénophobie, le Pacte culturel2, ou encore la Convention européenne des droits de l'Homme.
« La liberté d'expression ne doit pas être confondue avec l'obligation, pour les médias, de diffuser toutes les opinions »
Le cordon sanitaire acquiert même un statut légal en 2011 grâce à un règlement du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) rendant son application obligatoire. Son principe fondateur est inscrit dans le Code de déontologie journalistique belge : « La liberté d'expression ne doit pas être confondue avec l'obligation, pour les médias, de diffuser toutes les opinions. » Comme le résume Benjamin Biard, chercheur en sciences politiques au Centre de recherche et d'information sociopolitiques (CRISP) : « Le mécanisme s'est extrêmement formalisé à travers le temps. Il a gagné en légitimité à travers des décisions en justice, judiciaires ou administratives, et par le consensus qui s'est construit autour. »
Comment est-il perçu aujourd'hui ? « L'opposition au cordon sanitaire reste extrêmement faible », juge Benjamin Biard, bien que son application alimente encore régulièrement la controverse. Récemment, la décision de la RTBF de diffuser le discours d'inauguration de Donald Trump en différé – afin de pouvoir en contextualiser les propos si nécessaire – a suscité une levée de boucliers qui s'est faite entendre jusque sur le plateau de Pascal Praud sur CNews.
Autres critiques : le non-élargissement du cordon sanitaire aux partis d'« extrême gauche », ou encore l'inefficacité du dispositif au regard des stratégies de contournement via les réseaux sociaux ou les médias privés. La « fonction préventive » du cordon sanitaire aurait en effet tendance à diminuer dans un contexte où la portée des médias audiovisuels traditionnels est moins importante que par le passé et où la présence de l'extrême droite s'accentue sur les réseaux sociaux.
D'où l'importance de comprendre que le cordon sanitaire médiatique ne peut seul expliquer l'absence d'une force politique d'extrême droite organisée en Belgique francophone. D'abord, s'il y a consensus autour de sa mise en œuvre « c'est aussi parce que l'extrême droite s'y est développée de manière plus tardive, plus timide qu'en Flandre, et qu'elle présente encore de nombreuses faiblesses internes », raconte Benjamin Biard. Ensuite, certains médias comme la RTBF vont au-delà du cordon sanitaire et misent sur un travail de pédagogie sur les dangers de l'extrême droite en proposant des contenus historiques et des articles d'analyse et de recadrage.
À cela s'ajoute la présence d'un tissu associatif, notamment antifasciste, et de syndicats extrêmement mobilisés qui contribuent à bloquer la structuration de mouvements fascistes. Ces derniers s'impliquent au travers d'initiatives comme la Coalition8mai, le soutien aux mobilisations antifascistes3 et l'organisation de débats et de formations pour les délégués syndicaux afin de déconstruire les discours d'extrême droite. Comme quoi, la lutte contre l'extrême droite doit continuer de se faire sur tous les terrains.
1 La justice a notamment donné raison au Front national belge (FNB) après que la RTBF lui a refusé l'accès à ses tribunes électorales en 1994.
2 Accord politique signé par la plupart des partis politiques de Belgique en 1972, destiné à protéger les minorités idéologiques et philosophiques du pays.
3 En novembre 2022, le Centre d'éducation populaire André Genot (CEPAG), associé à la Fédération générale du travail de Belgique (FGTB), a par exemple lancé sa campagne antifasciste intitulée « L'extrême droite est l'ennemie des travailleuses et des travailleurs ».
28.04.2025 à 00:34
Étienne Jallot
Au fond de leurs campagnes, certains rappent depuis leur adolescence dans les années 2010. Ils se reconnaissent bizarrement mieux dans la culture hip-hop de la télé que dans celle du village et ses traditions. Mais comment rapper les champs quand le rap est un « art du béton » ? Reportage depuis des patelins camarguais. « Les incompris de la société, un peu à côté, ça n'appartient pas qu'au quartier ! » raconte Nono, proche de la trentaine, les yeux brillants. Il se remémore son (…)
- CQFD n°240 (avril 2025) / Anto Metzger, Le dossierAu fond de leurs campagnes, certains rappent depuis leur adolescence dans les années 2010. Ils se reconnaissent bizarrement mieux dans la culture hip-hop de la télé que dans celle du village et ses traditions. Mais comment rapper les champs quand le rap est un « art du béton » ? Reportage depuis des patelins camarguais.
« Les incompris de la société, un peu à côté, ça n'appartient pas qu'au quartier ! » raconte Nono, proche de la trentaine, les yeux brillants. Il se remémore son adolescence depuis son petit village de Camargue, quand lui et ses copains d'enfance ont découvert le rap. « On faisait des freestyles toute la nuit, on parlait de nous, de nos angoisses de jeunes, nos espoirs aussi, puis il y a eu les morceaux ensemble, les concerts. On était habités. » Et dans les campagnes, ils n'étaient sûrement pas les seuls. En décalage avec le village et ses traditions, loin des radars des villes et des maisons de disque, le rap a aussi fait germer sa génération de rappeurs. Mais jamais facile d'assumer cette identité de village quand le rap est plus souvent identifié aux grands ensembles qu'aux grands espaces… Défaitistes pour autant les bouseux ?
« Quand on a découvert le rap, on n'avait pas forcément conscience de son héritage, mais ça nous a tout de suite parlé » racontent Val et Jo, alias Bonobo et Kod.a.ma, qui découpent des instrus depuis une quinzaine d'années. Eux deux ont grandi dans des petits villages camarguais à 20 kilomètres à l'est de Montpellier, où le folklore local tourne plutôt autour des courses de taureaux et des fêtes de villages biturées.
« Tu te reconnais assez facilement dans le rap de cité. Le fait d'être excentré, de se faire chier, de voir toujours les mêmes têtes »
Dans les années 2000-2010 via les jeux vidéo, la radio, internet ou les séries américaines, le rap s'invite sur les télés familiales et dans les chambres d'ados. « C'était un autre univers, plus urbain, qui nous attirait. Sûrement car on faisait tache au village : on traînait au skatepark, on était bizarre. Moi, je suis fils de prof, donc “cultivé”, en décalage avec la mentalité villageoise », confie Val. Jo, d'un milieu moins petit-bourgeois, ne se retrouve pas non plus dans les traditions taurines : « C'était abstrait car nos parents ne venaient pas du coin. » Pour tromper l'ennui et l'impression de tourner en rond, entre le skatepark et le terrain de foot, le rap est un jeu : « Faire des rimes, se moquer des uns et des autres. Ça nous liait tous ensemble. » Et pourquoi pas le rock, le scrabble ou la danse classique ? « Tu te reconnais assez facilement dans le rap de cité. Le fait d'être excentré, de se faire chier, de voir toujours les mêmes têtes. Les city stades, il y en a aussi dans les petits bleds ! » explique Jo. Pour Val, ça se situe aussi sur le terrain des problèmes sociaux : « La drogue est aussi très présente dans les campagnes. Les femmes battues, les voisins qui pètent les plombs… On connaît ça aussi. Et puis le rap véhicule un certain esprit de révolte dans lequel on se reconnaissait. »
Mais comment s'approprier une culture, tout sauf campagnarde, sans faire une mauvaise copie ? « Au début on s'imaginait pas le partager, on faisait ça en cachette », raconte Val. Car difficile d'être pris au sérieux « quand tu corresponds pas à l'image du rappeur de banlieue. Même si plein de gens écoutaient du rap au village, 50 Cent, Eminem… C'était pas nous ! » Et puis un jour, « Orelsan débarque avec un rap de villageois assumé. On se dit “Y'a des mecs dans des bleds à l'autre bout de la France qui font pareil ! On a le droit de montrer notre rap !” », résume Jo.
Ces morceaux sentent la « Brousse » et on se perd dans le « No man's land »
Sur le terrain d'une des mamans de la bande, ils installent un studio dans une caravane. « Petit à petit, on enregistre, on se sent légitime, on fait des concerts… » Kaozed, qui habite à Sommières, petite ville de l'autre côté du Vidourle qui sépare l'Hérault du Gard, se rappelle quand, arrivé au lycée, Bonobo et Kod.a.ma l'invitent à la caravane : « C'était ouf. Je me suis dit, “allions les forces, tout est possible !” – Même si notre rap sonnait et sonne toujours très urbain car beaucoup se sont installés en ville à l'âge adulte », nuance Bonobo, dont l'univers musical respire le bitume et les ruelles anciennes de Montpellier. Kaozed, lui, a fait le choix de rester et d'assumer son identité rurale. Si les inspirations musicales sont variées, new-yorkaises ou parisiennes, pareil à leurs titres, ses morceaux sentent la « Brousse » et on se perd dans le « No man's land » : « Avec le temps, j'ai de plus en plus assumé d'où je venais, c'est une fierté. » Et rajoute : « La campagne, c'est inspirant. Les ambiances, les odeurs, les gens, y'a une richesse dans les noms de bled éclatés ! ». C'est clair qu'à regarder dans le coin : Congénies, Entre-vignes ou Sussargues, ça force l'inspiration !
Dans ses clips, on voit la « Bourgade » où « sur la place y'a même pas de gens/et dans les abribus y'a même pas de bancs », et les « Sentiers » qu'il traverse en mobylette « parce qu'on est quand même un peu beauf ! » Il taffe à la radio locale et a depuis constitué un collectif de hip-hop, « Deep Tieks », avec ses potes de toujours : « J'ai eu la chance de continuer avec eux. On a monté un studio, organisé un festival de hip-hop à Sommières. J'ai pensé plusieurs fois tenter ma chance ailleurs mais j'ai préféré faire les choses ici, c'était plus moi ». Et dynamiser le coin par le rap, le décentraliser ?
Julian, un ami rappeur d'une bande voisine, a fondé avec ses amis proches un groupe de « Reggae rap du Sud » : Riddim Flagada. « On représente les gens qui vivent ici. On retranscrit l'ambiance des villages du Sud, les paysages, on revalorise nos traditions et identités régionales mises en danger par la “culture française” uniformisante et imposée historiquement par l'État. » Julian dit s'inspirer des troubadours qui, entre le XIIe et le XIVe siècle, récitaient des poèmes et des chansons en langue d'oc à travers l'Occitanie. Ses titres : « Au cabanon », « Local » ou « Les filles du Midi ».
« Ça nous traversait pas l'esprit de rapper, sûrement par manque de légitimité et de figures rappeuses auxquelles s'identifier »
Les filles justement, où sont-elles dans ces groupes de rappeurs ? C'est Souf, une amie de la bande qui en parle : « Ça nous traversait pas l'esprit de rapper, sûrement par manque de légitimité et de figures de rappeuses auxquelles s'identifier. Même si j'aimais les soutenir, on se faisait chier à mourir à les regarder rapper dans le froid. Ça explique aussi pourquoi j'ai quitté le village . » Elle raconte, non sans fierté, une soirée où, quelques années plus tard « on a pris le mic et on a rappé pendant une heure avec les meufs en disant des conneries. C'était notre vengeance ! »
À Lunel (Hérault), la ville moyenne du coin, pas franchement riche, Julian raconte qu'un ami a monté un autre studio : « Tous les petits du coin viennent rapper ! Des villages ou bien des petites cités de Lunel. Le planning est toujours plein ! » Pour lui, « ils copient encore pas mal ce qu'ils écoutent. Par contre y'a plein de meufs ! Elles rappent énervées à la Keny Arkana ! » En dix ans, le nombre de rappeuses connues a explosé, de quoi donner aux jeunes femmes de la légitimité dans le game. Au-delà du genre, certains mecs ont pu, grâce au rap, connecter les champs et la cité : « Y'a des gens du 94 qui descendent de temps en temps dans mon bled pour qu'on rappe ensemble. On se marre, ils ont la culture de la vanne comme nous », résume Kaozed, dont le collectif a déjà invité la Scred Connexion, un crew de rappeurs parisiens, à venir poser à Sommières. Bonobo se rappelle les connexions qu'ils avaient nouées avec une équipe de rappeurs des cités de Perpignan : « On s'est entendu direct, grâce au rap évidemment. Mais aussi car on partageait les mêmes constats politiques. Ils nous ont aussi permis de mieux comprendre les difficultés de la banlieue. »
Reste à aller voir un peu plus loin encore où se cachent les autres rappeurs et rappeuses des champs et des ronds-points, des abribus et des bleds aux noms claqués. Dans un reportage pour France 3 diffusé en 2021, intitulé « Terres de rap », le réalisateur David Ctiborsky est allé plus à l'Ouest où, vers Toulouse, il a rencontré des bandes drôlement similaires. Ils rappent pour « les collines et les briques », connaissent aussi « l'éloignement, l'enclave et le rejet social » et disent partager « beaucoup de choses avec les rappeurs [urbains] même si le décor n'est pas le même ». Le rap a-t-il réussi ce que les politiciens de gauche ne sont jamais parvenus à faire, réunir le béton et les champs, les blancs et pas blancs, les bourgs et les tours ?
28.04.2025 à 00:25
John Marcotte
Le camarade John Marcotte, parfois correspondant de CQFD dans le Massachusetts, nous a fait parvenir ce texte pas franchement optimiste. On a choisi de le traduire car il permet de considérer avec une certaine hauteur historique le grand barouf fasciste outre-Atlantique. Donc voilà : le coup d'État a bien eu lieu. Derrière Elon Musk et Donald Trump se dresse quelque chose de plus massif. Ces acteurs de l'histoire montent sur la scène d'un empire en décomposition, tout comme l'avaient fait (…)
- CQFD n°240 (avril 2025) / Maïda ChavakLe camarade John Marcotte, parfois correspondant de CQFD dans le Massachusetts, nous a fait parvenir ce texte pas franchement optimiste. On a choisi de le traduire car il permet de considérer avec une certaine hauteur historique le grand barouf fasciste outre-Atlantique.
Donc voilà : le coup d'État a bien eu lieu. Derrière Elon Musk et Donald Trump se dresse quelque chose de plus massif. Ces acteurs de l'histoire montent sur la scène d'un empire en décomposition, tout comme l'avaient fait Néron et Caligula à Rome. Ils font irruption en tant qu'agents de forces qui les dépassent ; en l'occurrence, pas seulement un empire en berne, mais le déclin d'une civilisation industrielle basée sur les énergies fossiles. Et si le saut par-dessus la falaise est assuré, il est terrifiant de regarder vers le bas, là où gisent les ruines d'autres civilisations : l'Empire romain, mais aussi les Assyriens, les Mayas, et ainsi de suite.
Qu'est-ce qui a propulsé Trump ? MAGA (Make America Great Again) – un enracinement dans le passé, dans la mesure où le capitalisme contemporain n'est plus à même d'offrir un niveau de vie florissant pour les masses de ce pays. L'incantation MAGA est empreinte de nostalgie, s'inscrit dans un fantasme d'époque idyllique – toute entière emballée dans la misogynie, le racisme, la haine et la peur, elle se veut une réponse à un système qui n'a pas tenu ses promesses.
Le mouvement MAGA est une réponse au déclin progressif du niveau de vie de la classe travailleuse
La crise pétrolière des années 1970, de même que la dette liée à la débâcle de la guerre du Vietnam, ont engendré les premiers appels à l'« austérité » et aux « coupures budgétaires ». Ont suivi la crise fiscale new-yorkaise de 1975, le licenciement des contrôleurs aériens par Ronald Reagan et une guerre généralisée contre les syndicats ; mais aussi le développement de la Rust Belt1, « ceinture de rouille », à mesure que les industries se délocalisaient au Sud, puis de l'autre côté des océans, pour conserver leurs marges bénéficiaires. Le mouvement MAGA est une réponse au déclin progressif du niveau de vie de la classe travailleuse, dont j'ai été le témoin et la victime.
Mais soyons clair : le Green New Deal (GND)2 est lui aussi un programme réactionnaire, basé sur une nostalgie d'un soi-disant âge d'or. Au lieu de la domination de fer typique des années 1950, exercée par les hommes blancs hétérosexuels de MAGA, le GND se languit de l'époque de Franklin D. Roosevelt, des grands projets gouvernementaux et de l'ultime programme de travaux publics : la Seconde Guerre mondiale. Ah si seulement nous pouvions être sur le pied de guerre, mais cette fois pour une guerre technologique contre le réchauffement climatique !
Nous avons atteint une étape de la civilisation industrielle où nous pouvons discerner les détails de ce mur que nous sommes sur le point d'emboutir
Des deux côtés, aucun réalisme. Confrontés à la peur d'un futur incertain, droite comme gauche voudraient faire machine arrière. Mais on ne peut jamais faire demi-tour.
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[…] Nous avons atteint une étape de la civilisation industrielle où nous pouvons discerner les détails de ce mur que nous sommes sur le point d'emboutir. D'où le malaise et la nostalgie. L'épuisement des ressources est indéniable, qu'il s'agisse des terres rares pour les batteries et l'électronique, du sable pour le béton, des sols fertiles, voire du pétrole et du gaz (la fracturation hydraulique a ouvert de nouvelles réserves, mais elles ne sont pas infinies). Dans le même temps, nous nous noyons dans nos déchets : le CO2 réchauffe la Terre en provoquant tempêtes et incendies destructeurs, les plastiques étouffent nos océans, les produits chimiques grouillent dans l'eau.
Malgré tout, nous ne savons faire qu'une chose : continuer à creuser, brûler, raser davantage de forêts tropicales afin de planter du soja pour encore plus de hamburgers – rien ne ralentit.
Aujourd'hui nous savons, au plus profond de nous-mêmes, que cela ne peut continuer indéfiniment.
Mais comment stopper la machine ? Quand le PIB cesse de grimper ne serait-ce que d'un pour cent, les travailleurs sont propulsés dans la misère et les gouvernements tombent.
Tout le capital pioché dans notre fond de Sécurité sociale ne sera pas suffisant pour continuer à faire tourner indéfiniment les roues du capitalisme
Les cinglés Trump et Musk ne sont qu'un symptôme. Toutes les coupes dans les besoins humains ne résoudront pas la crise. Ils vont faire les poches des travailleurs, des plus pauvres, pour dénicher le capital qui financera les délires de Musk pour coloniser Mars (et s'enrichir avec ses potes dans le processus), mais cela aussi sera temporaire. Tout le capital pioché dans notre fond de Sécurité sociale ne sera pas suffisant pour continuer à faire tourner indéfiniment les roues du capitalisme. Et ne comptez pas sur les « adultes dans la pièce », les politiciens, les cadres de l'ONU, les économistes et les ingénieurs. Ils sont tout aussi paumés que nous.
Un indice révélateur de la gravité de leur crise : à la vieille époque des oligarques, Andrew Carnegie, Andrew Mellon, John Pierpont Morgan, John Davison Rockefeller et cie se faisaient des fortunes en construisant chemins de fer, mines de charbon, acier, bateaux. Comparez avec aujourd'hui : le capitalisme contemporain ne repose que sur la finance et le contrôle social – spéculation, pyramides de Ponzi, magouilles sur les bitcoins, fonds spéculatifs. Ils nous vendent des mensonges, font de l'argent sur du vide, en ne créant rien. Un pur casino.
Quand on étudie l'histoire, on voit comment les civilisations se développent et déclinent, généralement suivant une courbe en forme de cloche. Ni les Romains ni les Mayas n'ont disparu du jour au lendemain. Nous avons connu plusieurs périodes de déclin progressif entre le choc pétrolier des années 1970 et aujourd'hui. Il peut y avoir des moments de changement dramatique – ce qui sera le cas avec le coup d'État DOGE3 s'il parvient à ses fins. Dans ce cas, nous, les travailleurs, serons projetés dans un mode de vie ressemblant à celui des années 1920 (travailler jusqu'à la mort, pas d'assurance sociale, répression des syndicats, misère généralisée). Nos petits-enfants pourraient ne jamais connaître l'assurance maladie, l'eau courante potable pourrait devenir un privilège réservé à certains, etc. Leurs propres petits-enfants risquent d'endurer une réalité physique encore plus désastreuse : des catastrophes climatiques causant des destructions si vastes que l'homme serait incapable de reconstruire après. Rappelez-vous : c'est Mère Nature qui est aux commandes. Et notre choix, décider de l'aider ou continuer obstinément notre travail de destruction, pèsera dans la balance.
Cette époque est mourante, c'est ce que sous-titre l'avènement de Musk, Trump et du DOGE
Parce que ce sont uniquement les énergies fossiles, à commencer par le charbon, qui ont rendu possible l'avènement de cette civilisation industrielle, pas « l'ingéniosité ». Eh non, il n'est nullement possible de remplacer ces quantités considérables d'énergie concentrée, et ce n'est pas rendre service aux humains que de prétendre que la « technologie verte » pourrait résoudre le problème. Oui, le solaire et l'énergie éolienne peuvent nous aider à vivre à un degré de dépense énergétique plus bas que ce que nous pratiquons aujourd'hui ; mais si les êtres humains n'ont pas besoin de quantités illimitées d'électricité, ce n'est pas le cas du capitalisme. […] Les énergies fossiles étaient une offrande de millions d'années d'énergie emmagasinée, que le capitalisme a dilapidée furieusement pour créer des fortunes immenses pendant des siècles.
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Cette époque est mourante. C'est ce que sous-titre l'avènement de Musk, Trump et du DOGE. Gardons-le en tête, même quand nous luttons contre ces oligarques : oui nous les combattons, mais ils ne sont rien d'autre que les symptômes d'un malheur bien plus vaste. [...]
Nous n'avons pas le choix. Le Vieux Monde est mourant [...] et le nouveau n'est pas encore né. Mais les graines de ce renouveau sont déjà plantées dans nos petites villes, dans nos quartiers, partout où nous nous associons pour nous entraider, partout où nous prenons soin les uns des autres. Nous savons ce qu'il faut faire. Personne d'autre ne nous sauvera. Et nous sommes à la veille d'un long voyage, très long.
1 Jusque dans les années 1970, cette région industrielle du nord-est des États-Unis était nommée la « Manufacturing Belt », avant de changer d'appellation après son déclin économique.
2 Reprise du programme de Roosevelt, le New Deal, basé sur une politique de relance de l'économie par l'État, mais teinté d'oripeaux écologiques.
3 « Department of Government Efficiency », ou « Département de l'efficacité gouvernementale », créé par Trump le premier jour de son second mandat. C'est lui qui a notamment organisé les licenciements de masse d'employés fédéraux.
28.04.2025 à 00:06
Eliott Dognon
En Bosnie-Herzégovine, les organisations féministes entretiennent la mémoire de leurs aïeules yougoslaves : partisanes ayant participé à la libération du joug des nazis et artistes féministes avant‑gardistes. Elles espèrent réhabiliter un passé que l'État tente d'invisibiliser. Le 8 mars dernier, sous un soleil printanier, quelques centaines de personnes, toutes générations confondues, ont battu le pavé de Sarajevo à l'occasion de la journée internationale de lutte pour les droits des (…)
- CQFD n°240 (avril 2025) / Eloïse PardonnetEn Bosnie-Herzégovine, les organisations féministes entretiennent la mémoire de leurs aïeules yougoslaves : partisanes ayant participé à la libération du joug des nazis et artistes féministes avant‑gardistes. Elles espèrent réhabiliter un passé que l'État tente d'invisibiliser.
Le 8 mars dernier, sous un soleil printanier, quelques centaines de personnes, toutes générations confondues, ont battu le pavé de Sarajevo à l'occasion de la journée internationale de lutte pour les droits des femmes. À partir de 16 heures, elles étaient rassemblées devant la maison des syndicats, armées de drapeaux arc-en-ciel, de pancartes revendicatrices et de sifflets pour faire un maximum de boucan. Cette année, les mots d'ordre se concentrent sur les inégalités et le sexisme au travail : « Réduire l'ego, augmenter le salaire », « Barbie est sous-payée », « Je ne veux pas de rose, je veux de meilleures conditions de travail », pouvait-on lire ici et là. Concernant les questions de genre, sur le continent européen, la Bosnie-Herzégovine, comme beaucoup de ses voisins, fait figure de mauvaise élève1. Aussi, les féministes réhabilitent l'héritage de leurs aînées yougoslave.
La Bosnie-Herzégovine, comme beaucoup de pays du continent, possède tout l'arsenal législatif censé garantir l'égalité de genre dans le monde du travail. Sauf que son application est quasi inexistante. En 2019, les femmes constituaient ainsi près de 57 % des chômeurs du pays et 37,5 % des employées déclaraient avoir subi du harcèlement sexuel au travail2. Pour Andreja Dugandžić, militante membre de Crvena Sarajevo (Sarajevo Rouge)3, mettre la question du travail au centre de ce 8 mars 2025 était une évidence : « Il faut rappeler que la première fois que cette journée a été organisée, c'était justement pour l'amélioration du droit des femmes au travail. » Et si cela apparaît au premier plan cette année, c'est aussi grâce à l'implication de syndicats dans l'organisation. Une victoire selon Hana Ćurak, chercheuse dans le secteur culturel à l'Humboldt University de Berlin et fondatrice de la plateforme de production féministe Sve su to Vještice (Toutes des sorcières) : « C'est bien que l'initiative vienne aussi des syndicats ! Ici, c'est vraiment difficile de les mobiliser, car il y a beaucoup de confusion politique. »
« En Yougoslavie, le droit à l'avortement était dans la Constitution à partir de 1974 ! »
Au-delà du monde du travail, les Bosniennes font face à d'autres formes de violences. Selon Andreja Dugandžić, bien que l'avortement soit légal, il est de moins en moins pratiqué : « La religion est partout en Bosnie et le discours se concentre sur la famille et le contrôle du corps des femmes. Il n'y a pas assez de docteurs pour pratiquer l'avortement et certains refusent de le faire. » Pourtant, Andreja le rappelle : « En Yougoslavie, le droit à l'avortement était dans la Constitution à partir de 1974 ! »
Alors qu'on arrive devant le centre commercial de Sarajevo City Center sur la fin de Maršala Tita (Maréchal Tito), le boulevard principal de la ville, de nombreux automobilistes klaxonnent en soutien. Des militantes tentent de faire monter les décibels en haranguant chaque conducteur. Pendant ce temps, la banderole de tête, au style clairement inspiré du réalisme socialiste, fend l'air. On y voit quatre femmes de profile dont l'une porte un drapeau rouge.
Rien de surprenant tant les mouvements féministes des anciennes Républiques yougoslaves s'inspirent de l'héritage laissé par les Partisanes, ces combattantes antifascistes ayant participé à la libération de la Yougoslavie du joug nazi pendant la Seconde Guerre mondiale. Fondé en 1942, le Front antifasciste des femmes (AFŽ) mobilise les femmes dans la lutte pour la libération de la Yougoslavie. En tout, on estime que 110 000 femmes étaient membres d'unités militaires. « Plus ou moins 10 000 femmes ont participé à la lutte armée, raconte Andreja Dugandžić. Les autres étaient à l'arrière en tant qu'infirmières, à la production, à la distribution de nourriture... » Après la guerre, l'AFŽ participe à la réorganisation de la vie en Yougoslavie en se rapprochant du mouvement ouvrier. Petit à petit, « elles ont été transformées en forces techniques. L'AFŽ a appris à lire et écrire à plus de 400 000 personnes ! » En 1953, l'AFŽ cède à la pression de l'État et est démantelée sous prétexte « qu'il ne devrait pas y avoir d'organisation indépendante, puisque les droits des femmes sont censés être intégrés dans les affaires de l'État. » explique Andreja.
Aujourd'hui, le mouvement féministe bosnien réhabilite cette mémoire. Crvena Sarajevo a ainsi mené un travail sur la numérisation des archives de l'AFŽ4. Ce travail a pour but de remettre au goût du jour cette histoire « qui a toujours été, et reste relégué aux marges », pour « penser publiquement et de manière critique notre propre passé ». Pour Andreja, cela vient ainsi combler un manque : « Quand on a commencé à bosser sur les archives, il n'y avait que très peu de discussions autour de cette mémoire historiographique, même dans les milieux universitaires. » Surtout que la mémoire yougoslave a tendance à être occultée par les autorités nationalistes du pays, qui promeuvent des discours identitaires : « Il y a un projet de dépossession de l'héritage yougoslave. C'est vraiment important de riposter, d'être conscient de cette histoire et de la chérir afin d'agir pour le futur que l'on souhaite pour nous-même » complète Hana Ćurak.
Après le démantèlement de l'AFŽ en 1953, un mouvement féministe yougoslave se constitue dans les années 1970-1980 autour notamment de pratiques artistiques. En 1978, deux universitaires féministes, Nada Ler Sofronić et Žarana Papić en collaboration avec l'historienne de l'art, commissaire d'exposition et critique Dunja Blažević, organisent un cycle de conférences intitulé « Drug-ca žena : žensko pitanje – novi pristup ? » (« Camarade femme : la question des femmes – une nouvelle approche ? »), au Centre culturel étudiant de Belgrade (SKC). Cet événement est encore aujourd'hui considéré comme un tournant : pour la première fois, des féministes de l'Ouest et de l'Est se rencontrent et relient la question de l'émancipation à la fin du capitalisme à l'Ouest. Elles développent également une critique du patriarcat persistant au sein de l'État yougoslave qu'elles considèrent comme un « vestige bourgeois qui entre en contradiction avec ses principes [socialistes] »5.
« Je pense que nous sommes de plus en plus unis, au fur et à mesure que le monde part en vrille, et je trouve ça magnifique »
Aujourd'hui, le mouvement féministe bosnien est toujours lié à des pratiques artistiques mais pour des raisons plus pragmatiques. « Au début des années 2000, il y a eu beaucoup d'investissements dans l'art visuel en Bosnie de la part d'organisations internationales. » explique Hana Ćurak. Il était donc plus simple d'utiliser l'art pour gagner en visibilité, financer des activités et développer des discours féministes. Ces derniers temps, même ces financements se font rares. Mais cela n'empêche pas le cortège de terminer sa course festive au musée d'histoire de Bosnie-Herzégovine sous un superbe couché de soleil qui accueille prises de paroles, groupes de chants, DJ set et concert de rap. Hana Ćurak est pleine d'espoir : « Je pense que nous sommes de plus en plus unis, au fur et à mesure que le monde part en vrille, et je trouve ça magnifique ». Andreja Dugandžić aussi. Face à la montée du fascisme, elle lance : « Je veux qu'ils aient peur du mouvement féministe. Je veux qu'on soit effrayantes ! »
1 « Table 5 : Gender Inequality Index », Human Development Report, United Nations Development Programme.
2 « Country Gender Equality Profile of Bosnia and Herzegovina », UN Women, 2021.
3 Sarajevo Rouge est une organisation féministe se concentrant sur la recherche, les pratiques artistiques, politiques et éducationnelles.
4 Lire « La dot féministe de Dunja Blažević », AWARE (09/09/2022).
5 Andreja Dugandžić et Tijana Okić, « The Lost Revolution – Women's Antifascist Front between myth and forgetting », crvena.ba, 2018. On peut en lire une recension en français ici.
25.04.2025 à 00:01
Étienne Jallot
À Castelnau-le-Lez, ville voisine de Montpellier, la population et l'urbanisation ont explosé ces dernières années, poussées par un maire dopé aux constructions immobilières. Autour de Montpellier, ce sont 600 hectares qui sont menacés. Reportage en pays bétonné. « Ici c'est une ville-béton ! » Sur le parvis de son bar, dans le centre historique de Castelnau-le-Lez, commune collée à Montpellier, Claude s'emporte. « Il y a 25 000 voitures qui traversent le centre-ville par jour. Super, mais (…)
- CQFD n°240 (avril 2025) / Mona Lobert, Le dossierÀ Castelnau-le-Lez, ville voisine de Montpellier, la population et l'urbanisation ont explosé ces dernières années, poussées par un maire dopé aux constructions immobilières. Autour de Montpellier, ce sont 600 hectares qui sont menacés. Reportage en pays bétonné.
« Ici c'est une ville-béton ! » Sur le parvis de son bar, dans le centre historique de Castelnau-le-Lez, commune collée à Montpellier, Claude s'emporte. « Il y a 25 000 voitures qui traversent le centre-ville par jour. Super, mais il n'y a aucune place de parking, du coup ça nous fait pas plus de clients, juste plus de pollution ! » De l'autre côté de la très fréquentée route qui coupe le petit centre-ville quasi désert de Castelnau-le-Lez, des ouvriers du bâtiment défoncent une vieille maison. La poussière envahit l'atmosphère. À Castelnau, la démographie et les constructions ont explosé ces dernières années. La faute au maire de droite, Frédéric Lafforgue qui, pris de frénésie immobilière, démolit, construit et reconstruit, en carburant à l'artificialisation des sols. Illustration d'une métropole qui étend ses tentacules tous azimuts, quitte à mettre en péril les terres agricoles alentour. Reportage.
En 1868, le peintre Frédérique Bazille, peignait Vue de village. Une jeune femme sous un arbre assise en haut d'une colline. Derrière, un village pittoresque et son clocher entouré de coteaux : Castelnau-le-Lez. 150 ans plus tard, ça n'a plus rien à voir. Les vignobles qui séparaient Montpellier de la petite commune champêtre sont aujourd'hui bétonnés. À Castelnau-le-Lez, la population a quasi doublé en près de quinze ans, avoisinant les 25 000 habitants, et ça se ressent. Les ruelles anciennes du centre-ville, où trône toujours l'église du XIIe siècle peinte par Bazille, contrastent avec l'énorme clinique du Parc construite à ses côtés dans les années 1960. De l'autre côté, la ville nouvelle s'étend : des logements-dortoirs à perte de vue, et une immense avenue où passe le tramway à fleurs (maintenant gratuit) de la métropole montpelliéraine. Le long : des fast foods, concessionnaires, coiffeurs, banques et immeubles tape à l'œil. De chaque côté du tram, une route embouteillée. « Quand ils ont fait le tram en 2006, l'ancien maire de la ville Jean-Pierre Grand (LR) a fait de l'“urbanisme à la parcelle ”. » renseigne Carine Barbier, élue d'opposition de gauche à la Ville. Cette pratique d'urbanisme « sauvage » vise à vendre des parcelles au plus offrant, sans aucun plan d'ensemble.
« On est sur une construction frénétique de 500 à 600 logements par an, les habitants sont remontés ! »
Aujourd'hui, c'est Frédéric Lafforgue (LR), un de ses anciens fidèles, qui a repris la mairie en 2020 et, avec elle, la saignée urbaine. « On est sur une construction frénétique de 500 à 600 logements par an, les habitants sont remontés ! » dénonce Corine Barbier. Argument principal du maire : il faudrait construire pour passer de 19 à 25 % de logements sociaux, obligatoires pour les communes de plus de 3 500 habitants. « On peut aussi réhabiliter des logements plutôt que construire, dénonce l'élue. Mais le maire veut surtout assouvir l'appétit des promoteurs. » Aussi, l'essentiel de ces logements se trouve dans le sud de la ville, près de la voie ferrée. « C'est de la ségrégation. Les jeunes attendent toujours qu'on leur mette un city stade. Il n'y a ni espace vert ni jeux pour les enfants. » Faut-il s'étonner, quand le maire est un ancien agent comptable d'agence immobilière ? Il n'y aurait d'ailleurs pas d'adjoint à l'urbanisme à la mairie de Castelnau. Il dessine les plans lui-même dans son bureau ou quoi ?
Mais le prochain projet fait particulièrement grincer des dents. Il est contenu dans le futur plan local d'urbanisme intercommunal de la métropole (PLUi), et est bien évidemment soutenu par Frédéric Lafforgue. Le plan projette le déplacement de la clinique du Parc vers le quartier de Sablassou (à la sortie est de la ville), jusqu'ici relativement épargné par l'urbanisme déjanté. Son nom fait référence aux sols sableux et particulièrement fertiles qui irriguent les cultures du coin depuis des centaines d'années. Ainsi, 7 des 11 hectares menacés concernent des terres agricoles cultivées aujourd'hui pour les céréales ou la vigne. Les autres appartiennent à des maisons privées ou des entreprises.
À l'endroit du futur site, on retrouve une petite dizaine d'habitants. « Sablassou est un poumon vert qu'il faut valoriser et non détruire ! Ces terres sont un bien commun inestimable. Elles alimentent les habitants de la métropole », s'exclame au micro Florence, une résidente d'une cinquantaine d'années. Comme une quinzaine de familles, elle risque d'être expropriée si le projet aboutit, « et je ne vais évidemment pas retrouver mon cadre de vie... » Pour elle, « Sablassou est un îlot de fraîcheur à défendre. Les gens font parfois vingt minutes de voiture pour venir jusqu'ici faire du jogging, parce que c'est déjà urbanisé de partout ! » C'est aussi un réservoir de carbone, à raison de 50 tonnes par hectare, utile pour lutter contre le changement climatique.
« Les élus imaginent le territoire comme une page blanche, mais quand tu déloges, ça crée du traumatisme. »
Vincent Petit, opposé au projet, membre de l'association Maraîchons à Sablassou1, et aussi hydrogéologue, nous renseigne sur la présence d'aquifères – des réservoirs naturels de stockage d'eaux souterraines « particulièrement pratiques en période de sécheresse et parfaitement adaptés à la culture agricole. Les projets urbanistiques pompent ces eaux et mettent en danger les réserves ! » Le déplacement de la clinique risque également de polluer les eaux des aquifères « puisque la pollution des surfaces par l'urbanisation de ces terres contaminera ensuite les eaux ! » De quoi faire réagir le maire ? « Bien sûr que non, il refuse toute étude indépendante. Il est hors-sol ! Faut pas oublier que c'est surtout un comptable. » grince Vincent Petit.
Plus généralement, Valérie Lavaud, géographe à l'Université de Montpellier, perçoit « une planification digne des années 1960-1970, peu transparente, peu démocratique. Les élus imaginent le territoire comme une page blanche, mais quand tu déloges, ça crée du traumatisme. »
Si les projets urbains menacent Castelnau-le-Lez et ses terres, le reste de la métropole n'est pas en reste. Ce sont près de 56 projets d'envergure sur 600 hectares qui sont présents dans le PLUi et qui risquent d'être artificialisés dans les prochaines années. Dans un court document de 2022 détaillant le PLUi, la seconde vice-présidente déléguée à l'urbanisme de la métropole Coralie Mantion, qui a depuis démissionné, détaillait des objectifs tels que « le zéro artificialisation des sols d'ici 2030 », « la préservation des espaces naturels et agricoles », et la « réduction significative des zones à urbaniser ».
Pourquoi un tel discours schizophrénique ? On me souffle qu'il s'agit encore de satisfaire les gros promoteurs qui « achètent les terres et construisent à tour de bras ». Le délai également interroge : « Il nous laisse seulement un mois pour répondre à l'enquête publique et comprendre son dossier indigeste. Une volonté de museler les citoyens de la métropole ? » questionne l'un des habitants. Tout cela menace la « ceinture verte » de Montpellier, ces zones agricoles tampons entre les communes qui aspirent les émissions provenant de la ville. Un peu plus loin à l'Est, le long de la nationale 113, l'artificialisation des sols a déjà fait de gros dégâts ces dernières décennies : « Les surfaces ont été cloisonnées en parcelles. Puis pompées pour que les sols s'assèchent et deviennent assez stables pour construire. Ils ont tellement drainé que le sol s'est littéralement affaissé de 2 mètres ! On veut éviter ça ici. » résume encore Vincent.
Ces 20 dernières années, 80 % de l'artificialisation en France se sont fait sur des surfaces agricoles.
Un récent rapport de France Stratégie2, sobrement intitulé « L'artificialisation des sols, un phénomène difficile à maîtriser » pointait les risques de telles politiques à l'échelle nationale. On y apprend que sur ces 20 dernières années, 80 % de l'artificialisation en France se sont fait sur des surfaces agricoles. De quoi paniquer quant à la dégradation des sols et à nos capacités à nous nourrir nous-mêmes dans les prochaines décennies… Le 8 février dernier, l'ancienne déléguée à l'urbanisme démissionnaire de la métropole, droite dans ses bottes, déclarait au média Plurielle-info : « On se battra jusqu'au bout. S'il faut faire une ZAD là, on fera une ZAD ! » Alors que les maires et les métropoles vendent leurs bleds aux promoteurs, au détriment des gens qui l'habitent et de l'environnement, l'heure est peut-être venue, d'eux aussi, les artificialiser ?
17.04.2025 à 23:30
Livia Stahl
La culture queer, on ne la découvre pas souvent à la campagne. Y grandir, c'est rester au placard. Y revenir, c'est souvent un pari : réussir à ne pas s'isoler, ni des siens, ni des voisins. Enquête en pays drômois. « Le problème quand on est gouine, pédé et bi à la campagne, c'est aussi qu'il n'y a personne comme nous ici ! On est genre trois à des kilomètres à la ronde. Ce dont on a besoin, c'est d'abord de se rencontrer ! » Cri du cœur de la meuf au micro, que la foule lui renvoie en (…)
- CQFD n°240 (avril 2025) / Pauline Gillet, Le dossierLa culture queer, on ne la découvre pas souvent à la campagne. Y grandir, c'est rester au placard. Y revenir, c'est souvent un pari : réussir à ne pas s'isoler, ni des siens, ni des voisins. Enquête en pays drômois.
« Le problème quand on est gouine, pédé et bi à la campagne, c'est aussi qu'il n'y a personne comme nous ici ! On est genre trois à des kilomètres à la ronde. Ce dont on a besoin, c'est d'abord de se rencontrer ! » Cri du cœur de la meuf au micro, que la foule lui renvoie en écho. Juin 2023, c'est la première Pride de Crest, une bouffée d'air que tout le monde attendait. Et encore, on est dans la Drôme, une « terre de queers ». Avec l'Ardèche, le Diois, les Cévennes ou l'Ariège, cette campagne est connue pour être un lieu où ça bouge un peu dans la « communauté ».
Ici, bien sûr qu'il y a de l'homophobie, mais pas forcément plus qu'en ville. Ce qui manque par contre, ce sont les gens. Avec un recensement (officiel) de 10 % de LGBTQIA+ sur le territoire national, surtout concentré dans les métropoles, c'est dire comme on se retrouve vite solo dans son hameau. D'ailleurs, quand c'est possible, la plupart en partent et sortent du placard en ville, là où la marginalité peut être compensée par le groupe. Mais pourquoi revenir ? Et comment faire vivre à la campagne ces précieux réseaux queers ? L'objectif est double : pouvoir rester déviant·e de la norme hétéro sans perdre trop de points de vie, mais aussi s'échapper de l'entre-soi des petits milieux urbains, et créer autre chose ici.
« Ici, si tu veux que des choses se passent, il faut les créer soi-même », constate Milo (31 ans), qui galère à former un petit groupe de potes queers et féministes aux alentours de Buis-les-Baronnies, même juste pour boire un café. Le spontané, quand on est géographiquement éloigné les un·es des autres, ça ne marche pas trop. Il faut anticiper, se motiver et faire des kilomètres pour rejoindre une soirée où on ne connaît pas toujours grand monde, trouver à dormir sur place… « Il faut se sentir en confiance, c'est pas évident pour tout le monde. Et à force, on se déshabitue aussi à la sociabilité. D'aller contre ça, ça nécessite de la force ».
« Il faut affronter une culture ambiante qui reste très hétéropatriarcale et dans laquelle la majorité des gens est noyée »
Et parfois, ce n'est pas suffisant : « Surtout en ce qui concerne les relations intimes. Chez moi, j'ai un peu fait le tour des amis d'amis », raconte Zigzag (38 ans), qui vit à Châtillon-en-Diois. Il retourne d'ailleurs régulièrement en ville pour prendre des « shots de sociabilité », même s'il se retrouve souvent en décalage : « Les rencontres entre hommes y sont souvent expéditives. Sur les applis, les mecs ont des dizaines de propositions par semaine, quand moi je ne viens que pour quelques jours et que je veux des relations intéressantes. » Même dans une ville comme Valence, « il n'y avait rien pour les lesbiennes, raconte Lætitia (34 ans). Alors avec des copines, on a créé notre propre soirée, tous les deux mois, “Chill and gouines”. Ça a super bien marché et deux ans plus tard, il y a des meufs qui font jusqu'à une heure et demie de route pour venir du Royan, de Die ou d'Annonay, juste pour se retrouver entre nous, discuter et danser. Quand on a vu le succès on s'est dit “ok, y'avait vraiment besoin en fait”. »
Se retrouver entre personnes LGBTQIA+, c'est une nécessité qui dépasse les relations amoureuses et sexuelles. Quand on grandit à la campagne sans représentation de l'homosexualité, « on ne se dit même pas que c'est possible », raconte Lætitia. Mais même une fois adulte, dévier de la norme peut rester sportif. Fréquenter des personnes qui partagent ce décalage et entretiennent d'autres manières de vivre, « ça fait du bien, ça permet de se libérer et de se sentir plus fort·es. Parce qu'il faut affronter une culture ambiante qui reste très hétéropatriarcale et dans laquelle la majorité des gens est noyée », analyse Milo. Lorsqu'il est arrivé, son équipe de travail a accueilli en alliée sa non-binarité de genre. Mais au village reste toujours la distance palpable dans les non-dits et les regards : « Les gens se demandent “mais c'est qui c'est quoi, c'est un homme ou une femme ?” ».
« Ils ne comprennent pas ce que c'est d'être minoritaire »
« Tous les trucs festifs ici, c'est très hétéro, raconte Joëlle (52 ans). Et les hétéros du coin, entre 30 et 60 ans, même quand ils sont militants, ils sont souvent à côté de la plaque sur les sujets qui nous concernent. » Pas volontairement homophobes, mais pas très subtils non plus. Elle raconte que les meufs ne comprennent pas toujours pourquoi organiser des événements en non-mixité, qu'elles ont l'impression de « trahir leurs mecs ». « Quand on explique l'intérêt de se retrouver sans mec cis pour pouvoir dire des trucs qu'on dirait pas sinon, ou d'organiser des soirées “queers”, la réaction ça va être “mais pourquoi vous avez besoin d'en parler ? Pourquoi vous avez besoin de faire vos trucs ? On en fait déjà plein des fêtes !” Mais moi quand je vais dans leurs fêtes, ça m'étouffe. Ils ne comprennent pas en quoi la culture hétéro peut véhiculer [des stéréotypes de genre] et être reloue. Ils ne comprennent pas ce que c'est de ne pas se retrouver là-dedans, et d'être minoritaire. »
Des espaces pour les minoritaires, c'est vital, car ils permettent de faire vivre leur contre-culture. En cela, les équipes de basket, de roller derby et de foot queers de Crest sont bien connues dans la région. Pour Kyle (32 ans), « c'est là que je me suis laissée approcher. J'avais déjà eu des relations hors hétéro, mais sans jamais poser les mots dessus. C'est le foot, et la Drôme, qui m'ont fait découvrir les questions féministes et LGBT. Tout à coup dans ma tête, ça a fait baoum ! » Même si parfois, les codes sociaux qui y sont véhiculés peuvent mener à des formes d'exclusion. C'est ce que raconte Laetitia, une « lesbienne invisible » sans cheveux courts ni piercing, qui s'est déjà sentie jugée et « naïve » dans ces milieux : « À Valence, nos soirées sont avant tout faites pour danser. C'est peut-être pas militant, mais on avait à cœur que ce soit pas une bulle d'entre-soi ».
Si les queers retournent à la campagne, ce n'est pourtant pas pour recréer l'entre-soi communautaire que permet la ville. Pour Zigzag, déjà, ce serait impossible dans un village « où on se croise tout le temps et où on se rend des services », même s'il reconnaît sympathiser plus facilement « avec les néoruraux de gauche, CSP+ en général ». Même questionnement dans l'équipe de foot de Crest, où Kyle raconte que « depuis septembre, on se questionne sur notre mixité sociale. D'ailleurs, on s'est jamais dit d'où on venait socialement. Et on n'est que des personnes blanches… Parfois les gens viennent deux fois et ne reviennent plus. Est-ce aussi parce qu'on véhicule des codes sociaux dans lesquels iels ne se retrouvent pas ? »
Quand Joëlle a quitté la ville pour s'installer dans sa maison au milieu des bois, elle s'est mise à faire les choses de façon différente : « J'avais plein de fantasmes flippants parce que quand j'étais petite, on vivait avec ma mère dans un bled de 143 habitants et elle se faisait parfois emmerder par des villageois. Arrivée seule, avec ma meuf de l'époque qui était pas toujours là, j'étais pas méga rassurée. » Alors elle prend les choses en main : « J'ai passé mon permis de chasse et j'ai rencontré les chasseurs du coin. Je voulais casser mes stéréotypes et, à l'inverse, je voulais pas qu'ils me voient comme la bobo qui fait pas la différence entre un faisan et une perdrix. »
Dans son village, avec d'autres, elle a monté un événement LGBT lors de la Pride, avec l'idée que ce soit un moment « inclusif » auquel participent les habitant·es, pour montrer que la culture queer, c'est chouette. « Ça s'est bien passé, des chasseurs nous ont prêté la caravane-bar, un ou deux sont venus boire des coups ». Pas de clivage sur l'homosexualité ou la transidentité, mais… sur le prix du pichet : « Ça paraissait pas cher à des copines de Marseille qui, sans être très friquées, sont socialement plus favorisées que beaucoup de gens ici, qui ne font souvent leurs courses qu'une fois par mois et complètent avec leurs conserves et leur potager. » Et bien sûr, « les queers végés disaient qu'on pouvait bien se passer de viande un soir, mais ici quand on fait la fête, y'a de la viande ! ».
Joëlle se sent bien ici. Finalement plus choquée par des ami·es qui achètent leur barbaque en supermarché et qui trouvent que « les chasseurs, c'est vraiment horrible », que par des personnes qui mangent les bêtes qu'ils tuent, elle a changé de stratégie politique : « dans la période dans laquelle on est, on a intérêt à négocier et à essayer d'établir des lignes de communication avec les autres, sinon on va juste être renvoyés dos à dos et ça va faire des trucs super moches ».
17.04.2025 à 23:30
Gautier Félix
Alors que les partis et syndicats de travailleurs ont déserté les campagnes et que la droite s'y engouffre, la Confédération paysanne persévère. Levier antifasciste ? La lutte du Larzac et les bouillonnantes années 1970 – avec la naissance de l'écologie politique – ont historiquement donné aux « Paysans-Travailleurs », puis à la Confédération paysanne, un double ancrage dans les luttes sociales et écolos. Mais avec la concentration de l'activité économique dans les grands pôles urbains, la (…)
- CQFD n°240 (avril 2025) / Robin Szczygiel, Le dossierAlors que les partis et syndicats de travailleurs ont déserté les campagnes et que la droite s'y engouffre, la Confédération paysanne persévère. Levier antifasciste ?
La lutte du Larzac et les bouillonnantes années 1970 – avec la naissance de l'écologie politique – ont historiquement donné aux « Paysans-Travailleurs », puis à la Confédération paysanne, un double ancrage dans les luttes sociales et écolos. Mais avec la concentration de l'activité économique dans les grands pôles urbains, la gauche a peu à peu oublié la campagne. La Conf' se retrouve souvent bien seule à porter ses combats pour un changement de modèle agricole. L'une de ses revendications : l'installation d'un million de paysan·nes1 supplémentaires réparti·es en petites fermes, les plus autonomes possibles, ancrées sur le territoire, plutôt qu'une agriculture industrielle. Mais sans réel soutien, ces alternatives restent fragiles. « Il y avait beaucoup d'espoir avec l'obligation de 20 % d'agriculture bio dans les cantines inscrites dans la loi Egalim2, mais ce point n'a jamais été honoré. » nous rappelle Romain Balandier, éleveur dans les Vosges et confédéré.
Des gros réacs des agris ? La réalité est parfois plus complexe sur le terrain.
À l'extrême droite toute, la Coordination rurale (CR) a réalisé une percée inquiétante aux élections professionnelles agricoles du 15 au 31 janvier dernier. Elle rafle 29,85 % des suffrages, ébranlant au passage l'hégémonie de la FNSEA (46,70 %). La Confédération paysanne, quant à elle, est restée stable à 20,49 %.
Des gros réacs des agris ? La réalité est parfois plus complexe sur le terrain. « Derrière les grandes gueules médiatiques, tous les militants de la CR ne se revendiquent pas fachos. » explique Élise Guellier, éleveuse de chèvres et nouvellement élue représentante de la Conf' à la Chambre d'agriculture du Loir-et-Cher où la CR a remporté les élections. « Leur victoire chez nous a brisé l'hégémonie de la FNSEA. Ça a ouvert un débat sur la démocratie et le partage du pouvoir au sein d'institutions agricoles qui n'en ont pas vraiment la culture. Or même minoritaire, la Conf' a une voix à faire entendre ! »
Se battre pour de nouveaux modèles pourrait également permettre de rassembler plus de force. « Le projet de Sécurité sociale de l'alimentation, qui permettrait de sécuriser un budget alimentaire pour chacune grâce à une cotisation sociale prélevée à tous, est une des propositions politiques les plus fortes depuis longtemps. »3 s'enthousiasme Romain Balandier. Des expérimentations ont lieu dans différents départements, unifiant les problématiques de production agricole et d'accès à une alimentation de qualité. Une perspective mobilisatrice qui pourrait peser dans le rapport de force.
1 On en comptait 1,6 millions en 1982 contre 500 000 aujourd'hui. 200 fermes disparaissent chaque semaine.
2 Les trois lois, dites Egalim I, Egalim II et Egalim III, votées entre 2018 et 2023 étaient censées garantir le revenu du monde agricole. En 2024, suite à un audit flash, la Cour des comptes pointe des irrégularités dans le respect de la loi.
3 Lire « Du bio pour les précaires ! », CQFD n°229 (avril 2024).
17.04.2025 à 23:30
Gaëlle Desnos
Dans les campagnes, plus le RN progresse dans les urnes, plus la gauche étouffe. Elle n'a pourtant pas dit son dernier mot. Les militants tentent de reconstruire des espaces de politisation et de briser le mur entre les sociabilités parallèles. Le 9 juin 2024, 97 % des communes françaises de moins de 2 000 habitants plaçaient le Rassemblement national (RN) en tête des votes aux Européennes. Ambiance… Dans les bourgs, le peuple de gauche en sueur : combien de voisins sont allés glisser le (…)
- CQFD n°240 (avril 2025) / Triton, Le dossierDans les campagnes, plus le RN progresse dans les urnes, plus la gauche étouffe. Elle n'a pourtant pas dit son dernier mot. Les militants tentent de reconstruire des espaces de politisation et de briser le mur entre les sociabilités parallèles.
Le 9 juin 2024, 97 % des communes françaises de moins de 2 000 habitants plaçaient le Rassemblement national (RN) en tête des votes aux Européennes. Ambiance… Dans les bourgs, le peuple de gauche en sueur : combien de voisins sont allés glisser le bulletin du malheur dans l'urne cette fois-ci ? Si les législatives anticipées ont quelque peu amorti le choc les semaines qui ont suivi, la gueule de bois persiste et avec elle, la très dérangeante sensation de vivre parmi les rhinocéros. Pourtant, la montée du RN, les hommes et les femmes de gauche des zones rurales ne la découvrent pas. Ils sont même aux premières loges et en savent bien davantage que ce que peuvent raconter les lointains médias nationaux. Reportage.
Dans leur commune de 2 000 habitants, à une vingtaine de bornes de Rennes, Yves et Christine ont récolté le doux sobriquet de « soixante-huitards ». Un petit surnom pas bien méchant, mais qui plante le décor. « Je ne sais pas ce que ça veut dire dans la tête des gens d'ici, mais c'est vrai qu'on a dû passer pour de sacrés zozos : des trotskos, un peu anars, prof de philo, syndicalistes, militants politiques et associatifs. Avec ça, on s'est même présentés aux municipales en 2001 ! C'était une liste indépendante, à quatre, avec nos anciens voisins communistes. » raconte Yves. Aujourd'hui, dans la petite rue à l'écart du bourg où habite le couple, nul doute que peu de voisins partagent leurs opinions politiques. N'empêche, ils ne sont pas hostiles. Ils passent de temps en temps pour discuter le bout de gras. Après le décès de Christine en 2020, ils sont allés fleurir sa tombe. Des choses qui se font, entre voisins.
« Les manifs, les grèves, la gauche, pour les gens du coin, c'est devenu un truc folklo »
« La politique, elle est assez secondaire en fait. » explique Jonathan, journaliste et joueur au club de foot de la commune. « À l'apéro, aux entraînements ou aux matchs, tu parles des résultats du Stade rennais, tu tapes dans un ballon, tu chambres tes collègues, tu parles de la dernière soirée et de celle qui vient. » L'actualité, les hommes et les femmes politiques, les partis, les programmes, les nouvelles réformes, c'est loin. « Moi je passe pour un hurluberlu auprès des gars du foot. Parce que je vis à Paris et que j'écris des bouquins. On me vanne souvent, genre “ça va toi, tu ne dois pas être trop fatigué”, sous-entendu : je suis une feignasse. Ou on m'appelle “la vedette” parce que je suis passé à la télé. » Jonathan laisse couler, et leur rend bien. Mais il sait que dans le club, la part du vote à droite, voire à l'extrême droite, grignote celle des abstentionnistes.
« Je pense que des programmes comme ceux de la France insoumise (FI) pourraient faire la transition vers une autre organisation de la société. Mais est-ce que c'est vécu comme crédible par les gens d'ici ? Je ne crois pas. » déplore Yves. Selon lui, le resserrement de l'histoire vers un libéralisme toujours plus ultra et les trahisons successives des partis de gauche rendent la tâche difficile sur le terrain. « Je comprends qu'on n'aime pas les militants de ce bord-là, avec leurs certitudes et leurs prétentions à représenter l'humanité tout entière. C'est comme si à eux seuls, ils détenaient le vrai et le bien. Les gens se disent : “ce sont les nouveaux curés ou quoi ?” En plus, leurs organisations trahissent ! Donc ça énerve tout le monde. » Dans son livre Ceux qui restent, le sociologue Benoît Coquard1 tire le même constat : « [Au moment des Gilets jaunes] la critique des organisations politiques et plus encore des syndicats a été si virulente qu'il aurait été vraiment inconscient de se présenter comme un militant encarté sur les points de blocage. »
« Faire exister un “contexte intellectuel et culturel”, c'est entre autres le rôle des partis ! »
« Les manifs, les grèves, la gauche, pour les gens du coin, c'est devenu un truc folklo. C'est pour ceux qui ont que ça à faire, qui ont les moyens. » raconte Jonathan. Parfois, il tente quelques incursions politiques. Comme cette fois où ses copains du foot se sont mis à parler d'immigration : « Je l'ai joué provoc' en disant : “et ce n'est qu'un début”. J'ai parlé du réchauffement climatique, du fait que des zones entières du monde seraient inhabitables et que les populations se déplaceraient. » Pour illustrer, il mentionne l'élévation du niveau de la mer qui fait peser un risque de submersion sur une ville comme Saint-Malo, à 50 kilomètres de là. « Au final, j'ai surtout eu l'impression d'étaler ma science. » Car ce qui domine chez les gens du coin, c'est le fait « de ne pas y pouvoir grand-chose », que ces décisions-là sont prises « à Paris ». « Pendant ce temps, le RN rafle la mise. Un de mes amis, salarié dans la boulangerie de ses parents, a voté RN parce qu'il a entendu Marine Le Pen parler de la hausse du prix de l'électricité. Il a vu passer les factures de ses parents et il s'est dit “ça, c'est un truc qui me touche”. »
Yves analyse : « Ici, je vois les gens bosser comme des fous : ils cumulent parfois plusieurs boulots, font du bénévolat, se filent des coups de main, construisent ou agrandissent leur baraque. Il y a sans doute cette idée que si chacun travaillait autant, la société tournerait. Et qu'au contraire, les politiques de gauche favorisent les “assistés”. Mais cet argument, cher au RN, fait l'impasse sur les licenciements de masse, les délocalisations, etc. » Il cite en exemple la bataille menée dans une entreprise de granit du coin : face à l'augmentation des importations de granit chinois, la boîte a fini par couler en 2005, laissant sur le carreau une bonne centaine de salariés. Selon Yves, comprendre ces mécanismes nécessite que la classe ouvrière possède une organisation dans laquelle elle fait vivre ses propres idées. « Répandre des analyses qui irriguent le corps social, faire exister un “contexte intellectuel et culturel”, c'est entre autres le rôle des partis ! » Mais après tant d'années de contraction de nos espaces militants, difficile de faire repartir la machine. « La FI tente de réunir les débris de cette vieille galaxie, mais elle part avec les casseroles du passé. Et elle est ambiguë : c'est surtout un parti électoral qui nous demande de voter pour lui tous les cinq ans. Pour qu'un parti politique soit vivant, il faut qu'il soit implanté localement et que les gens puissent décider. Or la démocratie interne, à la FI, c'est pas ça. »
Pourtant, d'après Vincent, AESH, habitant de la commune et candidat suppléant FI aux législatives de 2022, « les gens ont une soif de débat politique ». « En porte-à-porte, une fois écumées les étiquettes politiques, on finit toujours par trouver un terrain commun pour discuter. » S'il reconnaît qu'il y a plus de tolérance ce type de débats pendant les périodes électorales, il rappelle que c'est aussi un grand moment de matraquage médiatique. « Et pourtant, dès que tu te présentes en chair et en os, le récit médiatique ne tient plus. J'ai vu des gens vraiment enferrés dans leurs idées, et vraiment bouger après un échange. » Vincent raconte même que beaucoup lui ont exprimé du respect pour être « venu jusqu'ici après le boulot ».
Pour Yves, une des solutions serait de « créer des lieux d'échange qui puissent maintenir une implantation et une puissance de diffusion au niveau local ». Il cite notamment l'épicerie-bar associatif d'un village proche. « Certes, de loin, ça fait repère de gauchos, mais en fait c'est plus divers. » Vincent confirme : « Il y a même des frictions en interne à cause de ça. Certaines personnes, comme moi, étaient accrochées à l'aspect politique du lieu, quand d'autres s'en tenaient au projet commercial, à l'épicerie qui dépanne le dimanche. » Comment faire se rencontrer toutes ces vies parallèles ? Yves a quelques idées : « Il y a deux biais puissants qui mériteraient d'être investis : côté politique, la FI ne peut être ignorée de nos luttes, côté syndicat, la Confédération paysanne n'a pas dit son dernier mot. Et puis, il y a une organisation à inventer. Par en bas. Et là, les Gilets jaunes nous ont montré que les campagnes en avaient encore sous le sabot ! »
1 Lire le grand entretien p. II-III de ce dossier : « La campagne est “parlée” depuis un prisme urbain et bourgeois ».
17.04.2025 à 23:16
Émilien Bernard
Mois après mois, Aïe Tech défonce la technologie et ses vains mirages. Vingt-troisième opus consacré aux vendeurs d'apocalypse venus de la Silicon Valley et à leurs aspirations démiurgiques de mômes mal dégrossis. Souviens-toi, les siècles derniers : prosternez-vous les gueux, car l'Apocalypse est proche. Voilà ce que le pouvoir royal féodal assénait aux simples mortels. Depuis le clergé divin a déménagé, direction la Silicon Valley et le soleil californien, youpi. Les oracles, eux, n'ont (…)
- CQFD n°237 (janvier 2025) / Aldo Seignourel, Aïe TechMois après mois, Aïe Tech défonce la technologie et ses vains mirages. Vingt-troisième opus consacré aux vendeurs d'apocalypse venus de la Silicon Valley et à leurs aspirations démiurgiques de mômes mal dégrossis.
Souviens-toi, les siècles derniers : prosternez-vous les gueux, car l'Apocalypse est proche. Voilà ce que le pouvoir royal féodal assénait aux simples mortels. Depuis le clergé divin a déménagé, direction la Silicon Valley et le soleil californien, youpi. Les oracles, eux, n'ont pas changé : bouh, c'est bientôt la fin du monde. En cause, l'intelligence artificielle qui serait sur le point d'atteindre un point de non-retour, où la machine asservirait l'homme. Or ceux-là mêmes qui crient à la catastrophe sont aux manettes, techno-prophètes d'un monde où ils donnent le ton par écrans interposés. C'est ce que nous rappelle un fort convaincant bouquin intitulé Les Prophètes de l'IA – pourquoi la Silicon Valley nous vend l'apocalypse (Lux, 2024), signé Thomas Prévost. « L'industrie de la tech toute entière bascule dans un discours techno-religieux », assène-t-il. On ne vend plus le futur mais la fin des temps. »
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Rien de neuf sous le soleil de plomb ? Pas faux. « Ce n'est pas la technique qui nous asservit, mais le sacré transféré à la technique », grinçait déjà Jacques Ellul dans Les Nouveaux Possédés (1973). Ce qui est frappant, par contre, c'est la vitesse avec laquelle quelques magnats frappadingues se sont érigés en demi-dieux, dispensant d'un côté la damnation (« on va tous crever ») de l'autre la rédemption (« on va vous sauver »).
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Au premier rang, bien sûr, Elon fucking Musk, devenu récemment, youpi youpi, l'homme le plus riche de l'histoire de l'humanité, avec plus de 400 milliards au portefeuille. Sa solution perso à la fin du monde, grosso modo ? Devenir un Avenger, conquérir Mars et être immortel. Un gamin, quoi. Le hic ? Il est prêt à tout pour ça, d'où l'alliance avec Trump. Sous la plume de Thibaut Prévost : il fait partie de cette caste d'« hommes enfants » qui en grandissant ont « fini par enfiler des masques de Dark Vador ». Autre exemple, Jeff Bezos, boss stéroïdé d'Amazon qui rêve de « colonies récréatives » spatiales ou s'égayeraient « mille Mozart et mille Einstein, ce qui ferait une civilisation extraordinaire. » Ravagé. Un dernier pour la route ? Peter Thiel, boss de Palantir Technologies et réac' ultra-puissant dans ce microcosme de tarés. Selon Prévost, il lui arrive d'« expliquer à des journalistes qu'il aspire à l'immortalité des elfes de la Terre du Milieu ». Comme le dit Naomi Klein dans Le Double (Actes Sud, 2024), consacré à l'imaginaire conspirationniste : « Tout cela serait ridicule si ce n'était pas si sérieux. » Car dans cette IApocalypse qu'ils invoquent, ne pas s'y tromper, l'arche du salut est réservée à leurs semblables, les puissants mômes alpha. Vivement qu'ils crament sur Mars.