LePartisan.info À propos Podcasts Fil web Écologie Blogs REVUES Médias
Souscrire à ce flux
En kiosque le premier vendredi du mois.

▸ les 10 dernières parutions

05.05.2025 à 01:30

« Il faut que la société consente à cette histoire »

Inès Atek

Alors que les tensions diplomatiques entre la France et l'Algérie s'intensifient, la question du déni colonial français refait surface, exacerbant les différends historiques. Entretien avec l'historien Benjamin Stora. L'énième crise diplomatique entre l'Algérie et la France est l'occasion, pour certains de nos responsables politiques, de réinvestir le lexique et la posture coloniale de nos aïeux. Au hasard, octobre 2024 : alors que Jean-Noël Barrot, ministre des Affaires étrangères, se (…)

- CQFD n°241 (mai 2025) / ,
Texte intégral (1722 mots)

Alors que les tensions diplomatiques entre la France et l'Algérie s'intensifient, la question du déni colonial français refait surface, exacerbant les différends historiques. Entretien avec l'historien Benjamin Stora.

Djaber

L'énième crise diplomatique entre l'Algérie et la France est l'occasion, pour certains de nos responsables politiques, de réinvestir le lexique et la posture coloniale de nos aïeux. Au hasard, octobre 2024 : alors que Jean-Noël Barrot, ministre des Affaires étrangères, se félicite que la France ait reconnu le Sahara occidental comme étant marocain (pomme de discorde avec le voisin algérien), il croit bon de préciser vouloir « accroître [son] action consulaire et culturelle sur ce territoire ». Ou encore, janvier 2025 : les médias français défendent comme un Voltaire Boualem Sansal, dissident du régime algérien et arrêté par ce dernier pour avoir entre autres expliqué au magazine d'extrême droite Frontières qu'il « est facile de coloniser des petits trucs qui n'ont pas d'histoire ». Plus récemment, le 16 avril dernier : pendant que sur CNews, le bandeau d'actualité annonce « Algérie : enfin de la fermeté », sur Europe 1, le ministre de la Justice Gérald Darmanin précise que « le passé est le passé et la France n'a pas à s'en excuser », avant de proposer de baisser les visas accordés aux Algériens et d'augmenter le nombre des OQTF. Sans parler de la posture infecte de surplomb du président Macron lui-même à Mayotte et en Kanaky.

Derrière nous le déni colonial ? Franchement non. On en parle avec Benjamin Stora, historien, spécialiste des questions mémorielles franco-algériennes.

***

Après la décolonisation, l'Algérie comme la France ont construit, chacun de son côté, un récit national. Sur quels imaginaires ?

« De nombreux pays en Europe, comme l'Allemagne ou l'Italie, ont cherché au XIXe siècle à se légitimer comme États-nations1. La France et l'Algérie n'échappent pas à cette règle. Le récit national français s'est construit autour d'un certain nombre de principes universalistes hérités de la Révolution de 1789, comme ceux de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Mais il s'est aussi construit sur la mise en valeur de son empire colonial, qui a repoussé les frontières de son espace géographique.

« Bruno Retailleau s'arroge tous les droits qu'avait un ministre régalien à l'époque de l'Algérie française »

Du côté de l'Algérie, le récit national s'est fabriqué autour de la libération du joug de la France coloniale. Sans regretter l'Empire ottoman auquel elle a jadis appartenu, l'Algérie contemporaine construit son roman national autour de la repossession d'une souveraineté perdue. Nous avons donc, d'un côté, un imaginaire français empreint d'une nostalgie de l'Empire, et de l'autre, un imaginaire algérien dont le point de départ est la guerre de libération nationale qui aboutit à l'Indépendance de 1962. Le récit algérien s'appuie sur une valorisation extrême d'une culture de la guerre au détriment d'une culture politique démocratique. »

Quand Bruno Retailleau dit que « rien ne donne le droit à l'Algérie d'offenser la France », quels concepts mobilise-t-il ?

« La question est surtout “qui parle ?”. Ici, c'est un ministre de l'Intérieur qui s'exprime et non pas un ministre des Affaires étrangères. Or, pendant 130 ans, l'Algérie était considérée comme un département français, géré par le ministre de l'Intérieur – pas par le ministre des Colonies, encore moins par celui des Affaires étrangères. Cela fait donc ressurgir le souvenir d'une gestion de l'Algérie comme un territoire français. Cette résurgence d'une domination ancienne est plus problématique que tout le reste : Bruno Retailleau s'arroge tous les droits qu'avait un ministre régalien à l'époque de l'Algérie française. »

Le journaliste Jean-Michel Aphatie a déclaré fin février :« Nous avons fait des centaines d'Oradour-sur-Glane en Algérie », comparant ce massacre d'un village entier par une division SS, le 10 juin 1944, à ceux d'Algériens commis par la France coloniale, ce qui a suscité un tollé énorme. On peut parler de déni ?

« Dans mon livre La Gangrène et l'oubli, sorti en 1991, j'expliquais que le récit national français a longtemps été basé sur une occultation du passé colonial, et tout particulièrement de la guerre d'Algérie. Il a fallu forcer le blocus de l'amnésie générale en travaillant sur cette guerre et la réhabiliter. Ce n'est qu'au début des années 2000 qu'on a commencé à tirer le fil de cette mémoire pour tenter de la retrouver. Mais le problème c'est qu'on ne peut pas comprendre la fin d'un film si on n'en connaît pas le début. Il fallait remonter aux origines de cette colonisation, à savoir la guerre de conquête au XIXe siècle. Une époque que les historiens documentaient depuis très longtemps mais qui n'était ni enseignée, ni transmise. En parlant ainsi, Jean-Michel Aphatie n'a fait que lever le voile sur ce que cette conquête a toujours été : exceptionnellement sanglante, faite de massacres, d'enfumades, d'expropriations de terrains, de déplacements de population… »

L'année 2030 marquera les deux siècles du début de cette conquête. Selon vous, tenons-nous encore ce passé sous silence ?

« C'est relatif, ce silence. Il y a de nombreuses productions littéraires et filmiques à ce sujet. On peut citer les romans de Mathieu Belezi, par exemple Attaquer la terre et le soleil (2022) et Moi, le glorieux (2024), mais aussi le prix Goncourt décerné au roman L'Art français de la guerre d'Alexis Jenni en 2011. Le problème se situe davantage dans l'acceptation de ces images et de ces écrits, par la population française. Il faut que la société consente à cette histoire. La question de la transmission est donc centrale, notamment à travers l'institution scolaire. Toute histoire nationale doit sans cesse être revisitée. Il faut l'enrichir, la perfectionner, sous peine de créer des histoires définitives, officielles. On n'en est pas encore là en France. Même si bien sûr, un certain nombre de faits ont été établis et que la question coloniale, très peu étudiée il y a 30 ou 40 ans, l'est beaucoup plus aujourd'hui.

« Il y a un décalage énorme entre ces jeunes qui aspirent à plus d'histoire et une classe politique dans le déni éhonté. »

C'est logique : la jeunesse issue des immigrations post-coloniales est très consciente de cette histoire et a un fort désir de connaissance à son sujet. Avant, peu de gens travaillaient là-dessus : le sujet était vu comme périphérique, contrairement à des sujets comme le socialisme, la lutte des classes, le mouvement ouvrier, etc. »

Quelles voix vont permettre aujourd'hui de réexaminer cette histoire ?

« La génération des années 1990-2000, issue des immigrations post-coloniales, a poussé en avant la nécessité de la réhabilitation de la mémoire coloniale. Les citoyens ont besoin d'établir leurs généalogies afin de comprendre d'où ils viennent. Il y a un décalage énorme entre ces jeunes qui aspirent à plus d'histoire – et veulent en particulier connaître celle de leurs parents ou grands-parents – et une classe politique dans le déni éhonté. Le rapport sur la colonisation que j'ai fait en 20212 n'a pratiquement pas été discuté par la classe politique française. Sans surprise, la droite et l'extrême droite l'ont condamné. Mais la gauche ne s'en est pas non plus emparée. Un exemple parmi d'autres : la reconnaissance par la France de l'assassinat en pleine guerre ­d'Algérie de Maurice Audin (mathématicien membre du Parti communiste algérien), Larbi Ben M'hidi (responsable des indépendantistes du FLN) et Ali Boumendjel (avocat et militant pour l'indépendance), qui étaient tous de grands nationalistes algériens, n'a jamais été discutée.

Mais ce fossé ne pourra pas subsister longtemps. De plus en plus de jeunes issus de cette histoire accèdent à des responsabilités politiques, à des fonctions de chercheurs, d'intellectuels. Ils emmènent avec eux leurs bagages d'histoires subjectives. Le moment où nous devrons faire face à ces héritages se rapproche. Bientôt, la classe politique ne pourra plus tourner la tête. »

Propos recueillis par Inès Atek

1 Sur les raisons qui ont poussé la bourgeoisie à construire cet imaginaire national, voir pages 4 et 5 de ce numéro « Décoloniser nos organisations militantes ».

2 Rapport intitulé Les Questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d'Algérie.

05.05.2025 à 01:07

Taillons Retailleau

L'équipe de CQFD

Ah, qu'il est bien dans l'air fétide du temps, Retailleau. Avec sa vilaine tête de préfet vichyste, sa ganache binoclarde constipée de haine crachant son obsession de l'ordre l'ordre l'ordre, le si sinistre de l'Intérieur se baigne dans la crispation identitaire et la vindicte anti-musulman·es comme un porcinet dans son auge. Tout est bon, dans ses actes et ses prises de parole, pour entretenir ce climat suffocant. Le voile ? Il faudrait étendre son bannissement « aux compétitions (…)

- CQFD n°241 (mai 2025) /
Texte intégral (562 mots)

Ah, qu'il est bien dans l'air fétide du temps, Retailleau. Avec sa vilaine tête de préfet vichyste, sa ganache binoclarde constipée de haine crachant son obsession de l'ordre l'ordre l'ordre, le si sinistre de l'Intérieur se baigne dans la crispation identitaire et la vindicte anti-musulman·es comme un porcinet dans son auge. Tout est bon, dans ses actes et ses prises de parole, pour entretenir ce climat suffocant.

Le voile ? Il faudrait étendre son bannissement « aux compétitions sportives ou aux sorties scolaires », suivant ce mantra implacable : « Vive le sport et donc à bas le voile ! » Le lycée musulman Averroès, pourtant blanchi par le tribunal administratif ? Un lieu d'entrisme de l'« islamisme politique qui se déploie à bas bruit, qui tente d'infiltrer la société française par le biais d'associations sportives, culturelles, sociales ». Brrrr. Les Algériens ? Il les traite en colon, se mêlant des affaires étrangères alors qu'il est ministre de l'Intérieur et accuse leur gouvernement d'« humilier la France » en ravivant des plaies purulentes (voir p.3).

***

Et après tout, comment s'étonner ? N'est-ce pas ce même Retailleau qui avait évoqué une « régression vers les origines ethniques » après les émeutes ayant suivi le meurtre policier de Nahel à l'été 2023 ? Tiens, d'ailleurs, il vient de se faire brocarder par Mediapart pour avoir décoré de la « médaille de la sécurité intérieure » cinq flics pourtant mis en examen pour un assassinat.

Dernière séquence ? À Nantes, ce 24 avril, une lycéenne est tuée de 44 coups de couteau. Effroyable drame, qui le voit débouler illico en Loire-Atlantique afin de postillonner un discours sur l'ensauvagement de la jeunesse et son prétendu « besoin d'autorité ». Le lendemain, Aboubakar Cissé, 23 ans, est assassiné dans une mosquée de La Grand-Combe par un fanatique anti-Islam. Où est Retailleau ? À un meeting de campagne des Républicains. Le lendemain, aux obsèques du pape François. Au bout de 48 heures, il finit par passer une tête (presque) sur place, mais personne ne l'a vu à la marche blanche en l'honneur du défunt. Faut dire qu'il n'aurait pas été accueilli avec des fleurs : en banalisant la haine des musulman·es, à l'instar de sa famille politique (au sens large), il alimente et normalise le racisme ambiant qui encourage ce genre de passage à l'acte. Nul doute d'ailleurs que l'incendie criminel de la mosquée de Jargeau (Loiret), dans la nuit du 25 au 26 février, ne l'avait pas empêché de dormir. Entre pyromanes, on se comprend…

***

Bon, on peut quand même lui accorder une chose : il n'est pas pire (mais pas mieux non plus) que ses congénères. De Wauquiez à Darmanin en passant par la porcherie de CNews ou les étables de France Soir, le fumier est à la mode. Et toutes nos excuses aux porcs, les vrais, qui s'avèrent mille fois plus dignes que ces pelles à merde qui nous gouvernent en bramant leurs passions tristes.

05.05.2025 à 00:52

Au sommaire du n°241 (en kiosque)

Dans ce numéro, on se penche sur le déni du passé colonial et de ses répercussions sur la société d'aujourd'hui. Avec l'historien Benjamin Stora, on revient sur les rapports toujours houleux entre la France et l'Algérie. Puis le sociologue Saïd Bouamama nous invite à « décoloniser nos organisations militantes ». Hors dossier, on revient sur la révolte de la jeunesse serbe et on se penche sur l'enfer que fait vivre l'Anef (Administration numérique des étrangers en France) à celles et ceux qui (…)

- CQFD n°241 (mai 2025) / ,
Texte intégral (1581 mots)

Dans ce numéro, on se penche sur le déni du passé colonial et de ses répercussions sur la société d'aujourd'hui. Avec l'historien Benjamin Stora, on revient sur les rapports toujours houleux entre la France et l'Algérie. Puis le sociologue Saïd Bouamama nous invite à « décoloniser nos organisations militantes ». Hors dossier, on revient sur la révolte de la jeunesse serbe et on se penche sur l'enfer que fait vivre l'Anef (Administration numérique des étrangers en France) à celles et ceux qui doivent renouveler leur carte de séjour.

Quelques articles seront mis en ligne au cours du mois. Les autres seront archivés sur notre site progressivement, après la parution du prochain numéro. Ce qui vous laisse tout le temps d'aller saluer votre marchand de journaux ou de vous abonner...

En couverture : « Le temps du déni des colonies » par Lilhiou Bellini.

***

Dossier « Le temps du déni des colonies »

Passé colonial : « Il faut que la société consente à cette histoire » – Alors que les tensions diplomatiques entre la France et l'Algérie s'intensifient, la question du déni colonial français refait surface, exacerbant les différends historiques. Entretien avec l'historien Benjamin Stora.

« Décoloniser nos organisations militantes » – Les militants de gauche se désespèrent, à coups de discours incantatoires, de parvenir un jour à « unifier » la classe ouvrière sous une même bannière. Le sociologue Saïd Bouamama leur donne un tips : commencer par s'intéresser aux dynamiques qui hiérarchisent notre camp avant d'appeler à le fédérer.

***

Actualités d'ici & d'ailleurs

Biffins : la traque sans fin – À Marseille, dans le quartier de Gèze (15e) en pleine gentrification, la mairie socialo et ses flics harcèlent les vendeurs à la sauvette qui tentent de résister, encore et toujours, à l'envahisseur.

Bloqués dans les limbes de l'administration – En France, pour demander ou renouveler leur titre de séjour, les étrangers doivent réaliser la plupart de leurs démarches en ligne, sur le site de l'Anef. Une plateforme dont les nombreux blocages engendrent des conséquences dévastatrices sur la vie des usagers.

De la prison au CRA – Derrière les grilles des Centres de rétention administrative (CRA), maillons immondes de la machine à expulser, de plus en plus d'ex-détenus sont conduits sans sommation d'une prison à une autre. Condamnés à quitter le territoire français le jour de leur libération, ils voient le piège des politiques migratoires françaises se refermer sur eux.

« Le coaching en séduction n'est pas nouveau à l'extrême droite » – En s'appuyant sur son immersion au sein des Jeunesses identitaires, le sociologue Samuel Bouron dévoile dans son nouvel ouvrage, Politiser la haine, les ressorts idéologiques et médiatiques de ce mouvement. Entretien.

Serbie : pour une véritable lutte des classes – Le 15 avril dernier, 80 étudiant·es serbes sont arrivé·es à Strasbourg à vélo pour alerter l'Europe sur la situation politique du pays et les multiples violations des droits humains par le régime d'Aleksandar Vučić. Mais face au mutisme des institutions européennes, ne faudrait-il pas pousser la lutte des classes pour enfin changer de système ?

À Orgosolo, les murs fédèrent – Niché dans les montagnes de la Barbagia, région centre de la Sardaigne, le village d'Orgosolo est couvert de peintures murales. Elles rendent hommage aux habitant·es et à la lutte victorieuse qu'iels menèrent contre l'implantation d'un camp militaire de l'Otan en 1969. Et délivrent des messages d'humanité et de soutien aux peuples en lutte du monde entier.

***

Côté chroniques

Lu dans... | L'armée israélienne est confrontée à sa plus grave crise d'enrôlement depuis des décennies – En Israël, de plus en plus de réservistes refusent de rejoindre l'armée. Plus qu'une véritable opposition idéologique à la guerre, c'est un sentiment de lassitude générale qui domine. Dans un article pour +972 Magazine, Meron Rapoport analyse.

Sur la Sellette : offense à la nation – En comparution immédiate, on traite à la chaîne la petite délinquance urbaine, on entend souvent les mots « vol » et « stupéfiants », on ne parle pas toujours français et on finit la plupart du temps en prison. Une justice expéditive dont cette chronique livre un instantané.

Échec scolaire | Ralentir la saignée – Loïc est prof d'histoire et de français contractuel dans un lycée pro des quartiers Nord de Marseille. Chaque mois, il raconte ses galères au sein d'une institution toute pétée. Entre sa classe et la salle des profs, face à sa hiérarchie où devant ses élèves, il se demande : où est-ce qu'on s'est planté ?

Vivian vs Elon : 1-0 pour la Gen Z – Les bas-fonds des réseaux sociaux, c'est la jungle, un conglomérat de zones de non-droit où règnent appât du gain, désinformation et innovations flinguées. Ce mois-ci, notre reporter plonge dans la guerre ouverte que mène Vivian Jenna Wilson contre son père toxique Elon Musk.

Aïe Tech | Pillards d'imagi­naires – Mois après mois, Aïe Tech défonce la technologie et ses vains mirages. Vingt-sixième épisode consacré aux ravages de l'IA dans le domaine culturel, en partant du cas Miyazaki.

***

Côté culture

Antoinette en Aveyron – Après un récit à la première personne qui portait sur la contraception masculine, Bobika nous entraîne dans une biographie haletante avec Antoinette, une féministe révolutionnaire oubliée de l'histoire.

Immersion en salle de conso – Avec la BD À Moindres risques, Mat Let s'immerge dans le quotidien d'une salle de consommation de drogues à Paris. Il nous raconte un lieu d'accueil et de soin bien loin des clichés sensationnalistes et des préjugés moralistes.

La parole (de Dieu) est à la Défense – u pied des tours du plus grand centre d'affaires d'Europe, le moment des confessions. À la pause déj, des fidèles viennent à l'église Notre-Dame-de-Pentecôte. Chemin de croix, prières et récits de burn-out. De ce croisement des mondes et des croyances, Julien Baroghel tire un troublant documentaire sonore, « Dieu a une adresse à la Défense ».

L'empire des hyènes – Dans L'Heure des prédateurs, l'écrivain Giuliano Da Empoli continue sa dissection au scalpel du monde tel qu'il coule et s'écroule. Au premier rang de la déconfiture, les « conquistadors de la tech » qui ouvriraient selon lui « une ère de violence sans limites ». Youpi youpi !

***

Et aussi...

L'éditoTaillons Retailleau

Ça brûle ! – Pas cap' d'être pas pape

L'animal du mois – Les orques revanchardes

Abonnement - (par ici)

La Une du n°241 en PDF

28.04.2025 à 00:50

Un box vide

La Sellette

En comparution immédiate, on traite à la chaîne la petite délinquance urbaine, on entend souvent les mots « vol » et « stupéfiants », on ne parle pas toujours français et on finit la plupart du temps en prison. Une justice expéditive dont cette chronique livre un instantané. Toulouse, chambre des comparutions immédiates, mars 2025 Le prévenu, en détention provisoire, n'est pas dans le box. Il a refusé qu'on l'extraie de sa cellule. Qu'importe, il sera jugé tout de même. Le président (…)

- CQFD n°240 (avril 2025) /
Texte intégral (764 mots)

En comparution immédiate, on traite à la chaîne la petite délinquance urbaine, on entend souvent les mots « vol » et « stupéfiants », on ne parle pas toujours français et on finit la plupart du temps en prison. Une justice expéditive dont cette chronique livre un instantané.

Toulouse, chambre des comparutions immédiates, mars 2025

Le prévenu, en détention provisoire, n'est pas dans le box. Il a refusé qu'on l'extraie de sa cellule. Qu'importe, il sera jugé tout de même. Le président résume les faits : « Les agents de la compagnie de transport l'ont trouvé torse nu dans un bus, en train de tenter de le démarrer. Ils lui ont demandé de sortir. Il a refusé, puis les a menacés en sortant une seringue, avant qu'ils réussissent à le maîtriser. Il y a visiblement une petite paranoïa – même si l'expertise psychiatrique ne dit rien là-dessus – parce qu'en garde à vue, il donne des raisons ésotériques : il a fait ça pour se venger d'un agent qui lui aurait donné des coups de Rangers quand il était SDF… »

Une affaire plus ancienne, qui devait initialement être jugée dans une procédure bien moins expéditive, sera finalement jugée en même temps : quelques mois plus tôt, il a crevé les pneus d'une voiture. Là aussi, a-t-il dit en garde à vue, « pour se venger d'un agent de sécurité ».

Le président décrit ce qu'il a retenu des éléments de personnalité : « C'est un toxicomane, qui s'injecte de la cocaïne dans les veines. Il consomme aussi du Subutex et du Valium. Il dit avoir un cancer du poumon, une cirrhose et une hépatite. C'est à se demander pourquoi il n'est pas encore mort ! D'ailleurs, il le dit : il lui tarde de mourir. »

Sur son casier, 18 condamnations : contrefaçon, violences, menaces, port d'arme, séquestration, outrage, rébellion… Le président signale bien que le tribunal a été contraint d'ordonner une expertise psychiatrique, étant donné que le prévenu est sous curatelle : « L'experte conclut à un trouble grave de la personnalité et à une altération générale de son état. “Sa dangerosité criminelle est avérée en raison de ses addictions et de son impulsivité.” Elle considère en revanche que son entendement n'est ni aboli ni altéré et qu'il est donc accessible à une sanction pénale. »

En clair, l'experte le déclare responsable de ses actes, le tribunal a donc le droit de l'envoyer en prison. Le président feuillette le dossier : « De quoi vit-il ? Ah, de l'allocation adulte handicapé. 1 070 € ! Voilà le parcours de vie de Monsieur. »

Pour la procureure, l'expertise – « très inquiétante » – vient confirmer le casier et les passages réguliers devant les tribunaux. Elle demande douze mois de prison et le maintien en détention.

Comme le prévenu n'est pas là, le président demande à l'avocat d'être bref. Celui-ci commence par signaler que le curateur de son client n'a pas été avisé : « Alors que c'est obligatoire ! Ça aurait pu être une cause de nullité ! »

Qu'il n'a apparemment pas souhaité soulever. De toute façon, le président n'est pas d'humeur légaliste : « Entre ce qui est obligatoire et ce qui est pertinent… »

Pour l'avocat, ça veut juste dire que la justice ne veut pas s'embêter avec un homme qui a 18 condamnations. « C'est un homme qui a été violé par un membre de sa famille à sept ans, qui a seize ans quand son père décède et que sa mère le met à la porte. Depuis il fait des allers-retours entre la rue et hôpital. On voit bien qu'il est dans une situation de délire. L'experte nous parle d'un “trouble grave de la personnalité”, d'une “altération de son état général” , mais l'entendement, ça va ! »

Assez pour aller en prison visiblement : le prévenu est condamné à douze mois de prison et maintenu en détention.

La Sellette

Retrouvez d'autres chroniques sur le site : lasellette.org

28.04.2025 à 00:42

En Belgique, l'info trace les limites

Laëtitia Giraud

En Belgique francophone, un « cordon sanitaire médiatique » a été mis en place au début des années 1990 afin de contrer la menace de l'extrême droite. Résultat aujourd'hui : peu institutionnalisée, sa portée reste faible. Sidération au soir des élections fédérales du 24 novembre 1991 en Belgique. Pour la première fois, le Vlaams Blok – parti d'extrême droite en Flandre – décroche douze sièges à la Chambre des représentants, tandis qu'en Belgique francophone l'extrême droite en obtient un. (…)

- CQFD n°240 (avril 2025) /
Texte intégral (1212 mots)

En Belgique francophone, un « cordon sanitaire médiatique » a été mis en place au début des années 1990 afin de contrer la menace de l'extrême droite. Résultat aujourd'hui : peu institutionnalisée, sa portée reste faible.

Bertoyas

Sidération au soir des élections fédérales du 24 novembre 1991 en Belgique. Pour la première fois, le Vlaams Blok – parti d'extrême droite en Flandre – décroche douze sièges à la Chambre des représentants, tandis qu'en Belgique francophone l'extrême droite en obtient un. Le choc laisse vite place à l'action. La direction de la Radio-télévision belge francophone (RTBF) décide d'appliquer un « cordon sanitaire médiatique ». Le dispositif vise à ne plus accorder de temps d'antenne en direct aux partis porteurs de propositions discriminatoires ou antidémocratiques.

Trente-cinq années plus tard, le constat est clair : alors que dans le nord du pays, en Flandre, le Vlaams Belang (nouveau nom du Vlaams Blok) continue de percer un peu plus à chaque élection, dans le Sud, le paysage politique reste quasiment vierge de la présence de partis d'extrême droite réellement structurés. Une réalité qui contraste avec la situation française et qui interroge. Comment comprendre le rôle du cordon sanitaire médiatique dans cette réussite ?

« Une légitimité acquise par consensus »

Facilement adopté au sein de la rédaction de la RTBF, le cordon sanitaire médiatique a pourtant été maintes fois attaqué en justice par l'extrême droite en Belgique, dénonçant notamment son exclusion des débats électoraux1. La RTBF a ainsi dû asseoir la légitimité du dispositif sur des arguments juridiques solides, en mobilisant la loi contre le racisme et la xénophobie, le Pacte culturel2, ou encore la Convention européenne des droits de l'Homme.

« La liberté d'expression ne doit pas être confondue avec l'obligation, pour les médias, de diffuser toutes les opinions »

Le cordon sanitaire acquiert même un statut légal en 2011 grâce à un règlement du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) rendant son application obligatoire. Son principe fondateur est inscrit dans le Code de déontologie journalistique belge : « La liberté d'expression ne doit pas être confondue avec l'obligation, pour les médias, de diffuser toutes les opinions. » Comme le résume Benjamin Biard, chercheur en sciences politiques au Centre de recherche et d'information sociopolitiques (CRISP) : « Le mécanisme s'est extrêmement formalisé à travers le temps. Il a gagné en légitimité à travers des décisions en justice, judiciaires ou administratives, et par le consensus qui s'est construit autour. »

Critiques et contournement

Comment est-il perçu aujourd'hui ? « L'opposition au cordon sanitaire reste extrêmement faible », juge Benjamin Biard, bien que son application alimente encore régulièrement la controverse. Récemment, la décision de la RTBF de diffuser le discours d'inauguration de Donald Trump en différé – afin de pouvoir en contextualiser les propos si nécessaire – a suscité une levée de boucliers qui s'est faite entendre jusque sur le plateau de Pascal Praud sur CNews.

Autres critiques : le non-élargissement du cordon sanitaire aux partis d'« extrême gauche », ou encore l'inefficacité du dispositif au regard des stratégies de contournement via les réseaux sociaux ou les médias privés. La « fonction préventive » du cordon sanitaire aurait en effet tendance à diminuer dans un contexte où la portée des médias audiovisuels traditionnels est moins importante que par le passé et où la présence de l'extrême droite s'accentue sur les réseaux sociaux.

Lutter sur tous les terrains

D'où l'importance de comprendre que le cordon sanitaire médiatique ne peut seul expliquer l'absence d'une force politique d'extrême droite organisée en Belgique francophone. D'abord, s'il y a consensus autour de sa mise en œuvre « c'est aussi parce que l'extrême droite s'y est développée de manière plus tardive, plus timide qu'en Flandre, et qu'elle présente encore de nombreuses faiblesses internes », raconte Benjamin Biard. Ensuite, certains médias comme la RTBF vont au-delà du cordon sanitaire et misent sur un travail de pédagogie sur les dangers de l'extrême droite en proposant des contenus historiques et des articles d'analyse et de recadrage.

À cela s'ajoute la présence d'un tissu associatif, notamment antifasciste, et de syndicats extrêmement mobilisés qui contribuent à bloquer la structuration de mouvements fascistes. Ces derniers s'impliquent au travers d'initiatives comme la Coalition8mai, le soutien aux mobilisations antifascistes3 et l'organisation de débats et de formations pour les délégués syndicaux afin de déconstruire les discours d'extrême droite. Comme quoi, la lutte contre l'extrême droite doit continuer de se faire sur tous les terrains.

Laëtitia Giraud

1 La justice a notamment donné raison au Front national belge (FNB) après que la RTBF lui a refusé l'accès à ses tribunes électorales en 1994.

2 Accord politique signé par la plupart des partis politiques de Belgique en 1972, destiné à protéger les minorités idéologiques et philosophiques du pays.

3 En novembre 2022, le Centre d'éducation populaire André Genot (CEPAG), associé à la Fédération générale du travail de Belgique (FGTB), a par exemple lancé sa campagne antifasciste intitulée « L'extrême droite est l'ennemie des travailleuses et des travailleurs ».

28.04.2025 à 00:34

Rap des champs

Étienne Jallot

Au fond de leurs campagnes, certains rappent depuis leur adolescence dans les années 2010. Ils se reconnaissent bizarrement mieux dans la culture hip-hop de la télé que dans celle du village et ses traditions. Mais comment rapper les champs quand le rap est un « art du béton » ? Reportage depuis des patelins camarguais. « Les incompris de la société, un peu à côté, ça n'appartient pas qu'au quartier ! » raconte Nono, proche de la trentaine, les yeux brillants. Il se remémore son (…)

- CQFD n°240 (avril 2025) / ,
Texte intégral (1827 mots)

Au fond de leurs campagnes, certains rappent depuis leur adolescence dans les années 2010. Ils se reconnaissent bizarrement mieux dans la culture hip-hop de la télé que dans celle du village et ses traditions. Mais comment rapper les champs quand le rap est un « art du béton » ? Reportage depuis des patelins camarguais.

Anto Metzger

« Les incompris de la société, un peu à côté, ça n'appartient pas qu'au quartier ! » raconte Nono, proche de la trentaine, les yeux brillants. Il se remémore son adolescence depuis son petit village de Camargue, quand lui et ses copains d'enfance ont découvert le rap. « On faisait des freestyles toute la nuit, on parlait de nous, de nos angoisses de jeunes, nos espoirs aussi, puis il y a eu les morceaux ensemble, les concerts. On était habités. » Et dans les campagnes, ils n'étaient sûrement pas les seuls. En décalage avec le village et ses traditions, loin des radars des villes et des maisons de disque, le rap a aussi fait germer sa génération de rappeurs. Mais jamais facile d'assumer cette identité de village quand le rap est plus souvent identifié aux grands ensembles qu'aux grands espaces… Défaitistes pour autant les bouseux ?

La banlieue influence le bourg

« Quand on a découvert le rap, on n'avait pas forcément conscience de son héritage, mais ça nous a tout de suite parlé » racontent Val et Jo, alias Bonobo et Kod.a.ma, qui découpent des instrus depuis une quinzaine d'années. Eux deux ont grandi dans des petits villages camarguais à 20 kilomètres à l'est de Montpellier, où le folklore local tourne plutôt autour des courses de taureaux et des fêtes de villages biturées.

« Tu te reconnais assez facilement dans le rap de cité. Le fait d'être excentré, de se faire chier, de voir toujours les mêmes têtes »

Dans les années 2000-2010 via les jeux vidéo, la radio, internet ou les séries américaines, le rap s'invite sur les télés familiales et dans les chambres d'ados. « C'était un autre univers, plus urbain, qui nous attirait. Sûrement car on faisait tache au village : on traînait au skatepark, on était bizarre. Moi, je suis fils de prof, donc “cultivé”, en décalage avec la mentalité villageoise », confie Val. Jo, d'un milieu moins petit-bourgeois, ne se retrouve pas non plus dans les traditions taurines : « C'était abstrait car nos parents ne venaient pas du coin. » Pour tromper l'ennui et l'impression de tourner en rond, entre le skatepark et le terrain de foot, le rap est un jeu : « Faire des rimes, se moquer des uns et des autres. Ça nous liait tous ensemble. » Et pourquoi pas le rock, le scrabble ou la danse classique ? « Tu te reconnais assez facilement dans le rap de cité. Le fait d'être excentré, de se faire chier, de voir toujours les mêmes têtes. Les city stades, il y en a aussi dans les petits bleds ! » explique Jo. Pour Val, ça se situe aussi sur le terrain des problèmes sociaux : « La drogue est aussi très présente dans les campagnes. Les femmes battues, les voisins qui pètent les plombs… On connaît ça aussi. Et puis le rap véhicule un certain esprit de révolte dans lequel on se reconnaissait. »

Décentraliser le rap

Mais comment s'approprier une culture, tout sauf campagnarde, sans faire une mauvaise copie ? « Au début on s'imaginait pas le partager, on faisait ça en cachette », raconte Val. Car difficile d'être pris au sérieux « quand tu corresponds pas à l'image du rappeur de banlieue. Même si plein de gens écoutaient du rap au village, 50 Cent, Eminem… C'était pas nous ! » Et puis un jour, « Orelsan débarque avec un rap de villageois assumé. On se dit “Y'a des mecs dans des bleds à l'autre bout de la France qui font pareil ! On a le droit de montrer notre rap !” », résume Jo.

Ces morceaux sentent la « Brousse » et on se perd dans le « No man's land »

Sur le terrain d'une des mamans de la bande, ils installent un studio dans une caravane. « Petit à petit, on enregistre, on se sent légitime, on fait des concerts… » Kaozed, qui habite à Sommières, petite ville de l'autre côté du Vidourle qui sépare l'Hérault du Gard, se rappelle quand, arrivé au lycée, Bonobo et Kod.a.ma l'invitent à la caravane : « C'était ouf. Je me suis dit, “allions les forces, tout est possible !” – Même si notre rap sonnait et sonne toujours très urbain car beaucoup se sont installés en ville à l'âge adulte », nuance Bonobo, dont l'univers musical respire le bitume et les ruelles anciennes de Montpellier. Kaozed, lui, a fait le choix de rester et d'assumer son identité rurale. Si les inspirations musicales sont variées, new-yorkaises ou parisiennes, pareil à leurs titres, ses morceaux sentent la « Brousse » et on se perd dans le « No man's land » : « Avec le temps, j'ai de plus en plus assumé d'où je venais, c'est une fierté. » Et rajoute : « La campagne, c'est inspirant. Les ambiances, les odeurs, les gens, y'a une richesse dans les noms de bled éclatés ! ». C'est clair qu'à regarder dans le coin : Congénies, Entre-vignes ou Sussargues, ça force l'inspiration !

Dans ses clips, on voit la « Bourgade » où « sur la place y'a même pas de gens/et dans les abribus y'a même pas de bancs », et les « Sentiers » qu'il traverse en mobylette « parce qu'on est quand même un peu beauf ! » Il taffe à la radio locale et a depuis constitué un collectif de hip-hop, « Deep Tieks », avec ses potes de toujours : « J'ai eu la chance de continuer avec eux. On a monté un studio, organisé un festival de hip-hop à Sommières. J'ai pensé plusieurs fois tenter ma chance ailleurs mais j'ai préféré faire les choses ici, c'était plus moi ». Et dynamiser le coin par le rap, le décentraliser ?

Julian, un ami rappeur d'une bande voisine, a fondé avec ses amis proches un groupe de « Reggae rap du Sud » : Riddim Flagada. « On représente les gens qui vivent ici. On retranscrit l'ambiance des villages du Sud, les paysages, on revalorise nos traditions et identités régionales mises en danger par la “culture française” uniformisante et imposée historiquement par l'État. » Julian dit s'inspirer des troubadours qui, entre le XIIe et le XIVe siècle, récitaient des poèmes et des chansons en langue d'oc à travers l'Occitanie. Ses titres : « Au cabanon », « Local » ou « Les filles du Midi ».

« Ça nous traversait pas l'esprit de rapper, sûrement par manque de légitimité et de figures rappeuses auxquelles s'identifier »

Les filles justement, où sont-elles dans ces groupes de rappeurs ? C'est Souf, une amie de la bande qui en parle : « Ça nous traversait pas l'esprit de rapper, sûrement par manque de légitimité et de figures de rappeuses auxquelles s'identifier. Même si j'aimais les soutenir, on se faisait chier à mourir à les regarder rapper dans le froid. Ça explique aussi pourquoi j'ai quitté le village . » Elle raconte, non sans fierté, une soirée où, quelques années plus tard « on a pris le mic et on a rappé pendant une heure avec les meufs en disant des conneries. C'était notre vengeance ! »

Rap de beaufs et barbares

À Lunel (Hérault), la ville moyenne du coin, pas franchement riche, Julian raconte qu'un ami a monté un autre studio : « Tous les petits du coin viennent rapper ! Des villages ou bien des petites cités de Lunel. Le planning est toujours plein ! » Pour lui, « ils copient encore pas mal ce qu'ils écoutent. Par contre y'a plein de meufs ! Elles rappent énervées à la Keny Arkana ! » En dix ans, le nombre de rappeuses connues a explosé, de quoi donner aux jeunes femmes de la légitimité dans le game. Au-delà du genre, certains mecs ont pu, grâce au rap, connecter les champs et la cité : « Y'a des gens du 94 qui descendent de temps en temps dans mon bled pour qu'on rappe ensemble. On se marre, ils ont la culture de la vanne comme nous », résume Kaozed, dont le collectif a déjà invité la Scred Connexion, un crew de rappeurs parisiens, à venir poser à Sommières. Bonobo se rappelle les connexions qu'ils avaient nouées avec une équipe de rappeurs des cités de Perpignan : « On s'est entendu direct, grâce au rap évidemment. Mais aussi car on partageait les mêmes constats politiques. Ils nous ont aussi permis de mieux comprendre les difficultés de la banlieue. »

Reste à aller voir un peu plus loin encore où se cachent les autres rappeurs et rappeuses des champs et des ronds-points, des abribus et des bleds aux noms claqués. Dans un reportage pour France 3 diffusé en 2021, intitulé « Terres de rap », le réalisateur David Ctiborsky est allé plus à l'Ouest où, vers Toulouse, il a rencontré des bandes drôlement similaires. Ils rappent pour « les collines et les briques », connaissent aussi « l'éloignement, l'enclave et le rejet social » et disent partager « beaucoup de choses avec les rappeurs [urbains] même si le décor n'est pas le même ». Le rap a-t-il réussi ce que les politiciens de gauche ne sont jamais parvenus à faire, réunir le béton et les champs, les blancs et pas blancs, les bourgs et les tours ?

Étienne Jallot

28.04.2025 à 00:25

Une civilisation mourante

John Marcotte

Le camarade John Marcotte, parfois correspondant de CQFD dans le Massachusetts, nous a fait parvenir ce texte pas franchement optimiste. On a choisi de le traduire car il permet de considérer avec une certaine hauteur historique le grand barouf fasciste outre-Atlantique. Donc voilà : le coup d'État a bien eu lieu. Derrière Elon Musk et Donald Trump se dresse quelque chose de plus massif. Ces acteurs de l'histoire montent sur la scène d'un empire en décomposition, tout comme l'avaient fait (…)

- CQFD n°240 (avril 2025) /
Texte intégral (1816 mots)

Le camarade John Marcotte, parfois correspondant de CQFD dans le Massachusetts, nous a fait parvenir ce texte pas franchement optimiste. On a choisi de le traduire car il permet de considérer avec une certaine hauteur historique le grand barouf fasciste outre-Atlantique.

Donc voilà : le coup d'État a bien eu lieu. Derrière Elon Musk et Donald Trump se dresse quelque chose de plus massif. Ces acteurs de l'histoire montent sur la scène d'un empire en décomposition, tout comme l'avaient fait Néron et Caligula à Rome. Ils font irruption en tant qu'agents de forces qui les dépassent ; en l'occurrence, pas seulement un empire en berne, mais le déclin d'une civilisation industrielle basée sur les énergies fossiles. Et si le saut par-dessus la falaise est assuré, il est terrifiant de regarder vers le bas, là où gisent les ruines d'autres civilisations : l'Empire romain, mais aussi les Assyriens, les Mayas, et ainsi de suite.

Qu'est-ce qui a propulsé Trump ? MAGA (Make America Great Again) – un enracinement dans le passé, dans la mesure où le capitalisme contemporain n'est plus à même d'offrir un niveau de vie florissant pour les masses de ce pays. L'incantation MAGA est empreinte de nostalgie, s'inscrit dans un fantasme d'époque idyllique – toute entière emballée dans la misogynie, le racisme, la haine et la peur, elle se veut une réponse à un système qui n'a pas tenu ses promesses.

Le mouvement MAGA est une réponse au déclin progressif du niveau de vie de la classe travailleuse

La crise pétrolière des années 1970, de même que la dette liée à la débâcle de la guerre du Vietnam, ont engendré les premiers appels à l'« austérité » et aux « coupures budgétaires ». Ont suivi la crise fiscale new-yorkaise de 1975, le licenciement des contrôleurs aériens par Ronald Reagan et une guerre généralisée contre les syndicats ; mais aussi le développement de la Rust Belt1, « ceinture de rouille », à mesure que les industries se délocalisaient au Sud, puis de l'autre côté des océans, pour conserver leurs marges bénéficiaires. Le mouvement MAGA est une réponse au déclin progressif du niveau de vie de la classe travailleuse, dont j'ai été le témoin et la victime.

Mais soyons clair : le Green New Deal (GND)2 est lui aussi un programme réactionnaire, basé sur une nostalgie d'un soi-disant âge d'or. Au lieu de la domination de fer typique des années 1950, exercée par les hommes blancs hétérosexuels de MAGA, le GND se languit de l'époque de Franklin D. Roosevelt, des grands projets gouvernementaux et de l'ultime programme de travaux publics : la Seconde Guerre mondiale. Ah si seulement nous pouvions être sur le pied de guerre, mais cette fois pour une guerre technologique contre le réchauffement climatique !

Nous avons atteint une étape de la civilisation industrielle où nous pouvons discerner les détails de ce mur que nous sommes sur le point d'emboutir

Des deux côtés, aucun réalisme. Confrontés à la peur d'un futur incertain, droite comme gauche voudraient faire machine arrière. Mais on ne peut jamais faire demi-tour.

***

[…] Nous avons atteint une étape de la civilisation industrielle où nous pouvons discerner les détails de ce mur que nous sommes sur le point d'emboutir. D'où le malaise et la nostalgie. L'épuisement des ressources est indéniable, qu'il s'agisse des terres rares pour les batteries et l'électronique, du sable pour le béton, des sols fertiles, voire du pétrole et du gaz (la fracturation hydraulique a ouvert de nouvelles réserves, mais elles ne sont pas infinies). Dans le même temps, nous nous noyons dans nos déchets : le CO2 réchauffe la Terre en provoquant tempêtes et incendies destructeurs, les plastiques étouffent nos océans, les produits chimiques grouillent dans l'eau.

Malgré tout, nous ne savons faire qu'une chose : continuer à creuser, brûler, raser davantage de forêts tropicales afin de planter du soja pour encore plus de hamburgers – rien ne ralentit.

Aujourd'hui nous savons, au plus profond de nous-mêmes, que cela ne peut continuer indéfiniment.

Mais comment stopper la machine ? Quand le PIB cesse de grimper ne serait-ce que d'un pour cent, les travailleurs sont propulsés dans la misère et les gouvernements tombent.

Tout le capital pioché dans notre fond de Sécurité sociale ne sera pas suffisant pour continuer à faire tourner indéfiniment les roues du capitalisme

Les cinglés Trump et Musk ne sont qu'un symptôme. Toutes les coupes dans les besoins humains ne résoudront pas la crise. Ils vont faire les poches des travailleurs, des plus pauvres, pour dénicher le capital qui financera les délires de Musk pour coloniser Mars (et s'enrichir avec ses potes dans le processus), mais cela aussi sera temporaire. Tout le capital pioché dans notre fond de Sécurité sociale ne sera pas suffisant pour continuer à faire tourner indéfiniment les roues du capitalisme. Et ne comptez pas sur les « adultes dans la pièce », les politiciens, les cadres de l'ONU, les économistes et les ingénieurs. Ils sont tout aussi paumés que nous.

Un indice révélateur de la gravité de leur crise : à la vieille époque des oligarques, Andrew Carnegie, Andrew Mellon, John Pierpont Morgan, John Davison Rockefeller et cie se faisaient des fortunes en construisant chemins de fer, mines de charbon, acier, bateaux. Comparez avec aujourd'hui : le capitalisme contemporain ne repose que sur la finance et le contrôle social – spéculation, pyramides de Ponzi, magouilles sur les bitcoins, fonds spéculatifs. Ils nous vendent des mensonges, font de l'argent sur du vide, en ne créant rien. Un pur casino.

Quand on étudie l'histoire, on voit comment les civilisations se développent et déclinent, généralement suivant une courbe en forme de cloche. Ni les Romains ni les Mayas n'ont disparu du jour au lendemain. Nous avons connu plusieurs périodes de déclin progressif entre le choc pétrolier des années 1970 et aujourd'hui. Il peut y avoir des moments de changement dramatique – ce qui sera le cas avec le coup d'État DOGE3 s'il parvient à ses fins. Dans ce cas, nous, les travailleurs, serons projetés dans un mode de vie ressemblant à celui des années 1920 (travailler jusqu'à la mort, pas d'assurance sociale, répression des syndicats, misère généralisée). Nos petits-enfants pourraient ne jamais connaître l'assurance maladie, l'eau courante potable pourrait devenir un privilège réservé à certains, etc. Leurs propres petits-enfants risquent d'endurer une réalité physique encore plus désastreuse : des catastrophes climatiques causant des destructions si vastes que l'homme serait incapable de reconstruire après. Rappelez-vous : c'est Mère Nature qui est aux commandes. Et notre choix, décider de l'aider ou continuer obstinément notre travail de destruction, pèsera dans la balance.

Cette époque est mourante, c'est ce que sous-titre l'avènement de Musk, Trump et du DOGE

Parce que ce sont uniquement les énergies fossiles, à commencer par le charbon, qui ont rendu possible l'avènement de cette civilisation industrielle, pas « l'ingéniosité ». Eh non, il n'est nullement possible de remplacer ces quantités considérables d'énergie concentrée, et ce n'est pas rendre service aux humains que de prétendre que la « technologie verte » pourrait résoudre le problème. Oui, le solaire et l'énergie éolienne peuvent nous aider à vivre à un degré de dépense énergétique plus bas que ce que nous pratiquons aujourd'hui ; mais si les êtres humains n'ont pas besoin de quantités illimitées d'électricité, ce n'est pas le cas du capitalisme. […] Les énergies fossiles étaient une offrande de millions d'années d'énergie emmagasinée, que le capitalisme a dilapidée furieusement pour créer des fortunes immenses pendant des siècles.

***

Cette époque est mourante. C'est ce que sous-titre l'avènement de Musk, Trump et du DOGE. Gardons-le en tête, même quand nous luttons contre ces oligarques : oui nous les combattons, mais ils ne sont rien d'autre que les symptômes d'un malheur bien plus vaste. [...]

Nous n'avons pas le choix. Le Vieux Monde est mourant [...] et le nouveau n'est pas encore né. Mais les graines de ce renouveau sont déjà plantées dans nos petites villes, dans nos quartiers, partout où nous nous associons pour nous entraider, partout où nous prenons soin les uns des autres. Nous savons ce qu'il faut faire. Personne d'autre ne nous sauvera. Et nous sommes à la veille d'un long voyage, très long.

John Marcotte, février 2025 (traduit par E.B.)

1 Jusque dans les années 1970, cette région industrielle du nord-est des États-Unis était nommée la « Manufacturing Belt », avant de changer d'appellation après son déclin économique.

2 Reprise du programme de Roosevelt, le New Deal, basé sur une politique de relance de l'économie par l'État, mais teinté d'oripeaux écologiques.

3 « Department of Government Efficiency », ou « Département de l'efficacité gouvernementale », créé par Trump le premier jour de son second mandat. C'est lui qui a notamment organisé les licenciements de masse d'employés fédéraux.

10 / 10
  GÉNÉRALISTES
Ballast
Fakir
Interstices
Lava
La revue des médias
Le Grand Continent
Le Monde Diplo
Le Nouvel Obs
Lundi Matin
Mouais
Multitudes
Politis
Regards
Smolny
Socialter
The Conversation
UPMagazine
Usbek & Rica
Le Zéphyr
 
  CULTURE / IDÉES 1/2
Accattone
Contretemps
A Contretemps
Alter-éditions
CQFD
Comptoir (Le)
Déferlante (La)
Esprit
Frustration
 
  IDÉES 2/2
L'Intimiste
Jef Klak
Lignes de Crêtes
NonFiction
Nouveaux Cahiers du Socialisme
Période
Philo Mag
Terrestres
Vie des Idées
Villa Albertine
 
  THINK-TANKS
Fondation Copernic
Institut La Boétie
Institut Rousseau
 
  TECH
Dans les algorithmes
Framablog
Goodtech.info
Quadrature du Net
 
  INTERNATIONAL
Alencontre
Alterinfos
CETRI
ESSF
Inprecor
Journal des Alternatives
Guitinews
 
  MULTILINGUES
Kedistan
Quatrième Internationale
Viewpoint Magazine
+972 mag
 
  PODCASTS
Arrêt sur Images
Le Diplo
LSD
Thinkerview
 
   Fiabilité faible
Contre-Attaque
Issues
Korii
Positivr
Regain
Slate
Ulyces
🌓