Aujourd’hui, dimanche 4 mai, les Roumains se rendent aux urnes pour le premier tour de la présidentielle.
L’élection se déroule dans un contexte particulier : le 24 novembre dernier, un premier tour avait déjà eu lieu, plaçant en tête Călin Georgescu, l'outsider d'extrême droite que les sondages plaçaient à 1 % dans les intentions de vote un mois plus tôt.
Si sa candidature pour le scrutin d’aujourd’hui n’a pas été validée par la Commission électorale, un autre candidat d'extrême droite, George Simion, est en tête des intentions de vote.
Le 24 novembre dernier, un premier tour de l’élection présidentielle plaçant en tête Călin Georgescu, le candidat d’extrême droite peu connu du public.
Elle s’était appuyée sur ses prérogatives constitutionnelles pour garantir l’intégrité du scrutin et avait motivé sa décision en arguant qu’elle a constaté que l’ensemble du processus électoral avait été altéré par des irrégularités et des violations des règles électorales, compromettant le caractère libre et équitable du vote. Selon les juges, la Roumanie avait fait l’objet d’une campagne agressive menée en contournant la loi électorale nationale, visant les infrastructures démocratiques et exploitant les algorithmes des réseaux sociaux.
Le 26 février, Călin Georgescu — auquel nous avons consacré une longue enquête dans la revue — est arrêté à Bucarest après plus de 47 perquisitions pour des motifs présumés de « troubles à l’ordre constitutionnel, troubles à l’ordre public, création d’une organisation à caractère fasciste, fausses déclarations concernant les sources de financement des campagnes électorales ».
Sa candidature pour le nouveau scrutin a été invalidée par la commission électorale le 9 mars, car elle aurait enfreint « les règles démocratiques d’un suffrage honnête et impartial » 1.
Sans Georgescu, le vote d’aujourd’hui se déroule à l’ombre de l’extrême droite et des ingérences de Moscou et Washington.
Selon les derniers sondages, le candidat d’extrême droite George Simion serait en tête avec environ 30 % d’intentions de vote. Il est suivi de près par deux candidats de centre droit au coude à coude : Crin Antonescu (PNL, PPE soutenu par les 3 partis au gouvernement, PSD-PNL-UDMR) avec 24,3 % et Nicusor Dan (Indépendant, ancien USR) avec 22,4 %.
Elena Lasconi (USR) — arrivée deuxième en novembre — n’obtiendrait quant à elle que 6 % des intentions de vote. Son propre parti, fondé par Nicușor Dan, lui a retiré son soutien pour se rallier à ce dernier — sans toutefois parvenir à la convaincre de se retirer de la course.
Un nouveau candidat, Victor Ponta, ancien Premier ministre socialiste (PSD, S&D) de 2012 à 2015 reconverti en candidat anti-système, se présente quant à lui comme Indépendant et est crédité d’environ 10 % des intentions de vote.
Si les sondages se confirment et que George Simion arrive en tête au premier tour, l’issue du scrutin dépendra largement de son adversaire au second tour.
Selon les dernières enquêtes d’opinion, Crin Antonescu serait alors le mieux placé pour remporter le scrutin, avec 10 points de pourcentage de plus par rapport à Simion. Il est suivi par Lasconi (+8pp), et Dan (+3pp) 2.
Avec Les enfants perdus, l’auteur de Passavant se lance dans le policier.
Dans la lignée d’une tradition « classique » dont il se revendique crânement, il s’invente un héros — comme un modèle à suivre — et signe un roman magistral, aussi captivant que métaphysique.
Entretien et enquête sur le nouveau genre de François Sureau.
Avec votre excellent Les enfants perdus vous entrez dans un genre dans lequel on ne vous attendait pas nécessairement, celui du roman policier. Pourquoi avoir fait ce choix ? Sentiez-vous le besoin d’un changement radical, tant dans la forme que sur le fond, pour dire autre chose ?
J’y ai trouvé je crois l’occasion d’une réconciliation avec mes amours de jeunesse, Holmes, Lupin, Poirot, Maigret. Cette formule est d’ailleurs imprécise. Ce n’est pas comme si j’avais cessé de les fréquenter. Ils n’ont au contraire jamais cessé de m’accompagner. Eux, d’ailleurs, et non pas l’intrigue policière prise en elle-même. Ce sont des héros que j’ai aimé suivre, plus que des intrigues que j’ai aimé résoudre. Suivre comme on peut suivre Phileas Fogg ou Montecristo. On aime Phileas Fogg parce qu’il nous apprend à voyager sans se perdre ; Montecristo, parce qu’il venge les offenses qui nous ont été faites. La question qui se pose alors c’est de savoir pourquoi j’ai voulu créer un héros pour le suivre, un héros à aimer ? Simplement parce que la vie tout entière, comme dans l’épître de Paul, m’est toujours apparue « comme en miroir, en énigme », et que j’ai plaisir à me faire aider d’un personnage de fiction pour m’en approcher. Un personnage que son talent, sa complexion, sa vocation précisément de déchiffreur d’énigmes rendent agréable à suivre. L’essentiel, ce n’est pas le crime, c’est la vérité des caractères.
Reste la question du « pourquoi maintenant ? ». Personne n’y a mieux répondu que T.S. Eliot lorsqu’il écrit : « Je sais par expérience que vers le milieu de sa vie un homme se trouve en présence de trois choix : ne plus écrire du tout, se répéter avec, peut-être, un degré toujours plus grand de virtuosité, ou, par un effort de la pensée, s’adapter à cet « âge moyen » et trouver une autre façon de travailler ». J’en suis plutôt au dernier tiers qu’au milieu, mais l’idée est la bonne. Le roman policier me fournit cette « autre façon de travailler ». Pour autant que je puisse le dire — et vous avez sûrement remarqué que les auteurs parlant de leur travail, je veux dire de la substance, pas de la méthode, sont soit niais, soit amphigouriques, si bien que je ne me livrerai pas à l’exercice — si la manière est nouvelle, le fond de l’affaire ne l’est pas. Il est toujours le même. Pour moi, c’est un peu comme trouver une voie nouvelle pour réaliser l’ascension du même massif granitique en haut duquel j’espère y voir plus clair.
Le roman policier me fournit cette « autre façon de travailler » dont parlait T.S. Eliot.
François Sureau
Avez-vous trouvé plus de liberté — ou l’inverse — dans l’écriture d’un roman policier ? Les intrigues qui s’y développent sont-elles des prétextes pour répondre à d’autres questions, peut-être plus profondes et fondamentales ?
Il y a la technique, bien sûr, et une manière d’écrire qui est différente. Commettre le crime soi-même, en esprit, puis semer les indices en remontant, comme autant de cailloux. Mais ce n’est pas important. Quant aux questions, il s’agit moins d’y répondre que de les poser. Qu’en est-il de ce mystérieux passage de la ligne qui fait tout d’un coup d’un innocent un coupable, et un coupable à jamais ? Qu’en est-il de cette vérité qui toujours se dérobe, de cette condamnation impossible à prononcer ? Vous aurez remarqué que mon héros ne juge guère. C’est la vérité qu’il cherche, et pas le châtiment.
Ici le roman policier — et c’est vrai de la plupart — transcende les conditions historiques de son apparition. Vous vous souvenez, à cet égard, du célèbre échange de Caillois et de Borges à propos de l’origine du roman policier. Dans son essai de 1941, Caillois fait dériver le roman policier d’une circonstance historique bien particulière, la création par Fouché d’un corps d’espions déguisés, présent dans toutes les classes de la société. Borges lui répond que la chronologie n’y est pas, sauf à admettre un temps de latence extrêmement long. Une ténébreuse affaire n’annonce le roman policier que de très loin, et date de 1841, l’année même du Double assassinat dans la rue Morgue, lequel ne procède, selon lui, que de la pure imagination de Poe. Quant au premier roman qu’on pourrait croire inspiré par l’organisation de la police parisienne, L’affaire Lerouge de Gaboriau, il date de 1865. Ainsi donc, écrit Borges, la « préhistoire du genre policier réside dans les habitudes mentales d’Edgar Allan Poe, son inventeur, et dans ses irrécupérables Erlebnisse, mais certes pas dans l’aversion que produisirent, vers 1799, les « agents provocateurs » de Fouché ». S’ensuit un bref contentieux littéraire, mémoire en réponse de Caillois, mémoire en réplique de Borges, publié dans Sur, dans lequel d’ailleurs Borges met, pour les condamner, Leblanc et Simenon sur le même pied que Véry et Gaboriau, et ne sauve guère, dans les lettres françaises que Le mystère de la chambre jaune, malgré son « effroyable rédaction », à cause de son « excellent argument ». Borges se trompait souvent, d’une manière à laquelle son ton de certitude donne une inimitable saveur. J’ai plaisir à l’imiter sans le savoir.
Quoi qu’il en soit, le détective, au fond, malgré quelques singularités de façade, ne semble appartenir à aucun milieu, les traversant tous. Comme le juge d’instruction, il est animé par cette indifférence méthodologique qui est la condition de l’efficacité de son art. Il peut être plus moral, comme Holmes, que religieux, comme Poirot, ou raisonnable et indifférent, comme Maigret. L’essentiel est ailleurs, dans ces mécaniques du mal qu’il met au jour, pour en faire rapport pour finir au lecteur, comme les mouches font rapport au ministre de la police.
Au total, l’amateur de romans policiers se trouve bien placé, pour finir, dans la position du juge d’instruction, qui hérite du volumineux dossier d’une enquête conclue, et, selon ses inclinations, se réjouit paradoxalement de l’ingéniosité du criminel ou s’interroge sur ses motifs, sans oublier de féliciter à part soi l’enquêteur, et de se féliciter de l’avoir choisi. S’il fallait reprendre le raisonnement de Caillois, on gagnerait à lier l’apparition du roman policier à la codification moderne de l’enquête criminelle, à partir des révolutions du XVIIIe siècle, plutôt qu’à des techniques policières qui, elles, n’ont guère changé depuis le Moyen Âge. Mais on s’en moque, après tout.
Qu’en est-il de ce mystérieux passage de la ligne qui fait tout d’un coup d’un innocent un coupable, et un coupable à jamais ?
François Sureau
Ce n’est pas à dire que ces témoins, Poirot, Holmes ou Maigret, ou même — pardonnez-moi ! — mon Thomas More soient absolument sûrs. Ils reflètent les préférences de leurs auteurs pour tel ou tel point de la pathologie sociale, leur sens du mal, leurs préjugés aussi — en quoi ils ne diffèrent pas non plus des juges, que la réalité ne tient rênes courtes qu’en apparence, puisque la langue de la justice la trahit dès lors qu’elle se propose de l’organiser, afin de permettre ce jugement qui rétablira la tranquillité de l’ordre.
On remarque d’ailleurs que les institutions sont à peu près absentes des Enfants perdus. Sans doute parce que c’est un temps de guerre, et que dans les temps de guerre les institutions sont plus ou moins dépassées. Mais on pressent autre chose…
Vous avez raison. Pour moi, le roman policier classique, celui dans la tradition duquel j’ai voulu m’inscrire, n’attend aucunement, et peut-être même au contraire, des institutions qu’elles apportent une solution au mystère du mal. Quand bien même le coupable serait-il justement condamné, il ne peut l’être entièrement par l’action des professionnels de la justice. Ce n’est pas seulement que les figures officielles soient un peu ridicules, Japp chez Christie, Lestrade ou même Gregson chez Conan Doyle, Coméliau chez Maigret. Des trois Maigret est le seul à être fonctionnaire, mais il paraît se tenir à côté du coupable, même le pire, comme ne pourront jamais l’être ni le juge ni l’avocat, figurants d’une comédie de la justice qui fait penser chez eux à la célèbre phrase : la justice est une vertu, mais juger est un péché.
Prenez le cycle holmésien. Il vaut d’être médité parce qu’il vient d’une époque où la morale chrétienne n’avait pas encore entièrement cédé devant les réquisitions judiciaires. C’est le monde de Hugo ou celui de Dickens. La justice est nécessaire, mais elle est au service de l’ordre et l’ordre est injuste. Dans Le manoir de l’abbaye, Holmes acquitte le coupable — c’est-à-dire ne le dénonce pas à la justice — parce qu’il lui trouve des excuses. À l’inverse, il corrige, dans Une affaire d’identité, un coupable avéré contre lequel la justice ne peut rien. Vous retrouvez ce trait dès le premier Maigret, signé de son pseudonyme de Georges Sim et qui s’appelle « La femme rousse ». Maigret ne possède pas encore les traits qui le rendront célèbre, le bureau du quai des Orfèvres, l’appartement du boulevard Richard Lenoir, mais sa mansuétude l’établit au-delà du jeu des institutions. Maigret y aide un soi-disant coupable à s’enfuir. Par la suite, je l’ai rappelé tout à l’heure, il distribuera des claques, et sa colère se dirigera vers les arrangeurs, les bureaucrates et les menteurs. Aussi bien sa caractéristique principale est-elle de chercher à comprendre, au moins vaguement. Au fond, il ressemble au juge de la « lettre à mon juge ». Il sait qu’avant l’acte criminel il n’y a qu’un homme comme les autres, et reste interdit, sans guère le dire, devant le pas décisif que le coupable a fait en franchissant cette ligne qui lui donnera à jamais sa physionomie de réprouvé. Il n’en va pas différemment d’Hercule Poirot, qui à plusieurs reprises se reproche de n’avoir pas su prévenir le crime, autant parce que c’est un crime en effet que parce qu’il a fait basculer le coupable dans un enfer sans recours. Aussi, dans le célèbre mort sur le Nil, conjure-t-il très tôt dans le récit la criminelle — dont il ne sait pas encore qu’elle l’est — de prendre un autre chemin, dans une scène saisissante qui se tient sur les bords d’un Nil qui ressemble au Léthé. Mon personnage principal est fait du même bois.
D’où, pour distrayant qu’il soit, le côté parfois métaphysique de votre récit ?
Pour moi, le roman policier classique se situe en définitive du côté des apophtegmes des Pères du désert, de la philosophie du grand Arsène : « Fuis et tais-toi ». Le monde est invivable, à chaque époque, rien ne peut nous délivrer du mal, et le salut est dans la fuite : pour le criminel, qui échappe à l’angoisse de la mort en la donnant. Pour le détective, qui finit dans l’exil (Poirot), dans la cocaïne (Holmes), dans la nostalgie de l’enfance (Maigret), ou le retour à la Grande Chartreuse (More). À la fin, le roman policier se concentre sur les seules conséquences du péché originel : la possibilité du meurtre et la douleur d’être désormais livré sans défense à un monde dans lequel il faut lutter pour survivre, les formes d’organisation successives qu’il peut prendre étant au fond de peu d’intérêt. Ou de désorganisation, si, comme c’est le cas pour mon livre, l’action se passe en période de guerre. En définitive, il ne s’agit que des passions au sens des moralistes…
Le roman policier classique, celui dans la tradition duquel j’ai voulu m’inscrire, n’attend aucunement des institutions qu’elles apportent une solution au mystère du mal.
François Sureau
Et aussi du passage du temps ?
Et du passage du temps. Dans les trois crimes que j’aborde dans mon livre, seul le troisième est purement un crime du présent. Les deux autres évoquent plutôt le dicton anglais : old sins cast long shadows. Pour moi, au fond, le roman policier est augustinien, en ce qu’il est pessimiste sur les institutions humaines et en tient pour l’idée qu’être plongés dans le temps est la source de malheurs et pour finir du crime. Le détective ne fait alors, en définitive, que révéler aux protagonistes, et en même temps au lecteur, la malédiction originelle. Autant qu’il le peut — avant la fin des temps — il écarte un coin du voile. Et c’est aussi la raison pour laquelle « mon » Thomas More voyage dans le temps, ce qui le rend plus averti, plus conscient, et pas seulement sur le plan technique de la connaissance des grandes affaires du passé.
On pourrait être étonné par les sortes de didascalies qui ouvrent chaque chapitre du récit. S’agit-il d’une volonté de pousser le plus loin possible la mise en scène — et par là même de chercher un certain réalisme ? Ou diriez-vous même que c’est une pièce de théâtre qui s’écrit sous nos yeux ? More dit à un moment : « […] j’ai été voir les décors. C’est important. Nous allons pouvoir écrire la pièce maintenant. » (p. 52) Pourrait-on même y voir un clin d’œil à ce que pouvait faire, par exemple, Koltès dans La Fuite à cheval très loin dans la ville avec ses didascalies dans le roman et lire Les enfants perdus comme un roman-pièce de théâtre — ou comme dans du Diderot, qui est d’ailleurs mentionné à un moment donné ? Au fond, on trouve des scènes très visuelles et le récit semble avancer en grande partie grâce aux nombreux dialogues. À ce propos, vous semblez accorder précisément une place centrale aux dialogues dans le roman — ce qui fait sens dans la mesure où généralement dans les enquêtes policières aussi bien dans les romans que dans les films ou les séries, c’est par l’échange entre l’inspecteur et ses collègues que surgit la clef de l’énigme, du crime.
Vous avez raison. Cette forme particulière, je l’ai choisie parce qu’elle efface le narrateur et montre une action qui se développe par elle-même, portée par les dialogues, comme au théâtre. Ce qui correspond à ce que je vous disais il y a un instant sur le mystère de notre condition objective de sujets plongés dans le temps. Le temps du récit peut ainsi s’accorder à ce temps existentiel qui est le nôtre, un temps qui vit indépendamment de qui prétend le raconter. Les décors, les voix, c’est ce qui compte en effet. En revanche, les éléments en tête de chapitre ressortissent surtout à l’amusement, au souvenir, au roman feuilleton. Faire un peu rêver sans donner la solution. Si j’avais pu, j’aurais introduit ces dessins à la Gustave Doré, vous savez, ceux sous lesquels on lit : « il saisit l’échelle et l’approcha de la fenêtre… p. 79 », et l’image est toujours décalée par rapport au texte qu’on lit. C’est la technique dont use Breton dans Nadja, mais avec des photographies : l’hôtel des grands hommes, la statue d’Etienne Dolet, Benjamin Péret était là. C’est cela dont je me suis souvenu, et du Tour du monde en 80 jours.
Le détective ne fait, en définitive, que révéler aux protagonistes, et en même temps au lecteur, la malédiction originelle. Autant qu’il le peut — avant la fin des temps — il écarte un coin du voile.
François Sureau
En quoi ces dialogues s’opposent notamment au silence qui entoure le premier cadavre trouvé : le terme « silence » revient plusieurs fois — et c’est même ce silence qui intrigue au départ (« Le silence, la mort, le point », p. 16 ; « Quand nous sommes arrivés, quand nous l’avons trouvé, il y avait… une sorte de silence autour de lui. », p. 17) ?
Le silence est présent comme signe de cette vérité qui se dérobe, si je puis dire. Il entoure les cadavres. J’ai toujours été frappé par ce silence qui enveloppe les morts. Mais il manifeste aussi le refus de juger du protagoniste principal, lorsqu’on dit « qu’il n’aime pas s’aventurer à ces profondeurs-là ». Il ne peut y avoir ici-bas de jugement équitable. Et c’est aussi pourquoi chacun de ces romans — le premier, et ceux qui suivront — s’achèvent par le retour de Thomas More à la Grande Chartreuse, ce lieu du « grand silence » qui préfigure, et peut-être annonce, la seule parole qui puisse être véritablement consolatrice.
More dit à un moment en parlant d’un suspect : « Il se terre quelque part en attendant de pouvoir s’enfuir à l’occasion de la cohue, quand le sort des prisonniers que nous sommes aura été réglé par ces puissances qui nous dépassent. » En racontant des intrigues de personnages dans un contexte historique très précis comme l’est Sedan en 1870, vouliez-vous raconter l’histoire à l’échelle des individus — plutôt que celle qui se joue au-dessus de leur tête ? Ces intrigues et crimes peuvent-ils aussi nous dire quelque chose sur l’histoire qui se joue ailleurs, sur Sedan, sur le roi de Prusse ?
Il peut paraître de prime abord paradoxal de s’intéresser à des crimes individuels commis entre les milliers de morts d’une guerre. More dit : « C’est une chose que j’ai souvent constatée : un petit crime caché sous les grands. C’est le lot des périodes de guerre. » S’agissait-il de rétablir une injustice en s’intéressant aux « petits » crimes ?
Oui, vous avez raison. J’ai toujours été sensible à la distance considérable qui sépare ceux qui décident des guerres de ceux qui les font. Dans le journal parisien de Jünger, on trouve le récit d’une conversation de l’auteur avec Picasso, et Jünger dit à peu près : « À nous deux, nous ferions la paix, et ce soir les peuples pourraient illuminer ». Je ne parle pas là, bien sûr, de l’option du pacifisme absolu, celle de Giono ou de Romain Rolland, à laquelle je n’adhère pas ; mais de cette sensation, que j’ai éprouvée plusieurs fois, de la Yougoslavie à l’Afghanistan, qu’il n’y a que peu de rapport sensible, existentiel, entre la réalité de la guerre et les raisons qui la justifient — ou non. Une bonne manière d’en rendre compte est de mettre en scène, si je puis dire, une mort « individuelle » au milieu des morts collectives. C’est ce que j’ai essayé de faire, en imaginant en outre une situation paradoxale où le vainqueur — ici le roi de Prusse — n’a d’autre solution que de remettre sa réputation entre les mains du vaincu — un commissaire français prisonnier de ses troupes.
Que dit le crime sur une société, sur les hommes ?
Je ne sais pas ce que dit le crime, en lui-même, mais je suis fasciné depuis longtemps par ce que dit le récit du crime, le roman qui prend le crime comme moteur du récit, ce qui est très différent. Et ce qu’il dit, le plus souvent, c’est ce mélange étonnant, ce composé chimique entre un enracinement, toujours différent, des passions, toujours les mêmes, un hasard, toujours décisif. C’est le hasard qui préside au crime, parce que nous ne sommes pas des machines ; et c’est aussi le hasard, une coïncidence, une phrase entendue, qui permet de le résoudre. Comme dans mon livre, où la nature du dernier crime est révélée par une phrase affectueuse entendue par l’enquêteur.
Pourquoi avoir choisi d’appeler votre protagoniste Thomas More ?
D’abord, c’est une simple homonymie, mais qui doit faire rêver. Ensuite, parce que j’ai toujours aimé cette figure entre deux mondes, politique détaché de la politique, martyr ironique, averti, rigoureux. Mais surtout parce que j’ai souvent pensé que l’origine de son martyre n’était pas où l’on croyait généralement. On l’a souvent décrit en zélateur de Rome, en défenseur du mariage indissociable. Je crois surtout, et cela en fait le précurseur des écrivains antitotalitaires, qu’il refusait absolument la confusion de la souveraineté politique et de la souveraineté spirituelle, que cette dernière repose ou non sur l’idée de Dieu. Aussi le détective qui porte son nom fait ce qu’il a à faire — révéler la vérité — sans usurper une place qui n’est pas la sienne — juger à la place de Dieu, ce que la plupart des juges font, sans le savoir ou en le sachant. Or, comme on dit, si la justice est une vertu, juger est un péché.
C’est le hasard qui préside au crime, parce que nous ne sommes pas des machines ; et c’est aussi le hasard, une coïncidence, une phrase entendue, qui permet de le résoudre.
François Sureau
Il y a un très beau passage sur le moment précis où un crime est commis — que la ligne est franchie et que tout bascule. « C’est l’instant qui fait le crime. L’instant qui transforme un innocent en criminel. Cet instant n’est jamais le même. C’est pourquoi chaque crime a sa couleur particulière. Je me souviens de couleurs. » (p. 46). J’aimerais vous poser la question qui ouvre ce chapitre : « Le crime a-t-il des couleurs ? »
Oui, bien sûr, comme dans le sonnet des voyelles. Je ne vous ferai pourtant pas de typologie. Elles ont en commun de ne jamais plaire, de n’être jamais agréables à l’œil. La plupart des détectives que j’aime, le mien y compris, ne les contemplent jamais sans dégoût. Un dégoût rentré chez Holmes, vague chez Maigret, presque religieux chez Poirot, rêveur chez mon Thomas More. Parce que c’est la plus grande faute, bien sûr, mais aussi parce que le crime finit par absorber son auteur, dans une sorte de possession, à la fois ontologique et sociale, qui donne l’impression d’une malédiction à laquelle on n’est pas témoin sans frissonner.
More déclare à la page 64 : « On blâme Dieu pour les crimes des hommes… et l’on se dit qu’il n’y a pas de Dieu, alors qu’on devrait plutôt voir qu’il n’y a pas d’hommes. » Cela semble pouvoir entrer en résonance avec la célèbre idée que Dostoïevski formule dans Les Frères Karamazov : si Dieu n’existe pas, tout est permis. Que se passe-t-il quand, en réalité, « il n’y a pas d’hommes » ?
Le péché originel est une sorte de mistigri. Les gouvernants blâment les gouvernés. Les peuples blâment leurs chefs. Les hommes blâment Dieu. Écrire, c’est faire un pas de côté, et en attendre un peu plus de discernement.
Samedi dernier, 25 avril, le président turc Recep Tayyip Erdoğan a ordonné l’arrestation de 52 personnes dans le cadre des opérations lancées contre la municipalité d’Istanbul, qui ont vu l'arrestation très controversée le 19 mars du maire de la ville Ekrem İmamoğlu, perçu comme la principale figure d’opposition au président turc.
Le 19 mars, la police turque avait arrêté le maire d’Istanbul Ekrem İmamoğlu, perçu comme la principale figure d’opposition, provoquant plusieurs centaines de manifestations à travers le pays. Le pouvoir turc avait durement réprimé les mouvements, réalisant plus de 1 000 arrestations en à peine cinq jours, dont neuf journalistes et un photographe de l’Agence France Presse.
Depuis l’arrestation d’İmamoğlu, Erdoğan a continué sa vaste opération de répression de l’opposition en ciblant des personnes soupçonnées « d’être membres d’une organisation créée dans le but de commettre un crime » 1.
Samedi dernier, le 26 avril, plus de 50 personnes travaillant pour la municipalité de métropole d’Istanbul ont été interpellées. Si plusieurs ont depuis été relâchées par les autorités, la police a conduit une deuxième vague d’arrestations de 18 personnes « soupçonnées de corruption » mercredi 30 avril.
Parmi ces 18 suspects, qui faisaient partie du groupe de 52 personnes placées en détention le week-end dernier, figurent le beau-frère d’Ekrem İmamoğlu, Cevat Kaya, ainsi que l’épouse d’un de ses collaborateurs.
Afin de museler l’opposition, les autorités turques ont durement réprimé les manifestations qui ont eu lieu jeudi 1er mai pour la fête du Travail, officiellement reconnue comme un jour férié par le gouvernement Erdoğan en 2009, lorsque celui-ci était Premier ministre. Plus de 50 000 policiers ont été déployés à Istanbul pour empêcher les groupes de manifestants de se former, et près de 400 personnes ont été arrêtées pour « manifestation non autorisée » 2.
Selon un récent sondage, 65 % des électeurs turcs considèrent que l’arrestation d’İmamoğlu était « injustifiée », et 61 % pensent que celui-ci a été arrêté pour qu’il ne puisse pas être élu président.
Les partis d’opposition turcs dénoncent une dérive autoritaire du pouvoir exercé par Recep Tayyip Erdoğan depuis 2014. Bien que ce dernier ne puisse pas se re-présenter lors de la prochaine élection en raison d’une limite de mandats fixée par la Constitution, certains de ses alliés ont demandé une révision constitutionnelle qui lui permettrait d’être à nouveau élu.
De nombreux observateurs avaient été surpris du timing de l’arrestation d’İmamoğlu, plus de cinq ans avant la prochaine élection présidentielle, prévue au plus tard le 7 mai 2028. Toutefois, la faible réaction internationale suscitée par l’arrestation ainsi que l’essoufflement relatif de l’opposition semblent jouer en la faveur du président turc.