Dans la deuxième administration Trump, on est frappé par le rôle que jouent la techno-droite dans l’entourage du président et dans sa coalition. Comment expliquez-vous cet alignement ?

Ces deux groupes partagent des intérêts communs dans plusieurs domaines.

Tout d’abord, la Tech Right se rattache à une vision spécifique de la politique technologique. Leur ligne de pensée remonte à des auteurs comme William Rees-Mogg et James Dale Davidson, qui ont publié en 1997 The Sovereign Individual, inspiré de notions issues de la science-fiction — notamment de Snow Crash (1992) de Neal Stephenson, et d’autres dystopies futuristes. En substance, ils suggèrent qu’il serait incroyable de vivre dans un monde où nous n’aurions plus à nous soucier du gouvernement.

Aujourd’hui, cette vision est clairement l’une de celles qui animent Peter Thiel. On la retrouve également chez Balaji Srinivasan, auteur d’un livre intitulé The Network State (2022), qui suggère que nous pourrions assister à un effondrement des gouvernements et des monnaies, et à leur remplacement par un système politique beaucoup moins traditionnel, organisé autour des entreprises technologiques. Dans ce nouvel ordre mondial, les créateurs de nouvelles technologies seraient traités comme les rois-dieux de ces micro-communautés. Les gens pourraient passer d’une communauté à l’autre, selon la logique de l’Exit d’Albert Hirschman.

Cette vision libertarienne et d’extrême droite a toujours été assez importante pour la communauté de la Silicon Valley — mais elle était jusqu’à récemment restée relativement marginale.

Deuxièmement, le rapprochement entre le mouvement MAGA et la Tech Right s’explique par un ensemble de tensions politiques beaucoup plus immédiates, parfois simplement dues au sentiment, chez certains tenants de la droite de la Silicon Valley, de ne pas avoir été suffisamment reconnus par l’administration Biden. Les deux groupes ont ainsi des ennemis communs, et beaucoup de membres de la Tech Right s’opposent farouchement à certaines des mesures que l’administration Biden a participé à mettre en œuvre.

Par exemple, Elon Musk n’avait pas été invité au Electric Vehicles Summit en 2021, où les participants étaient félicités pour la conception de véhicules électriques. Marc Andreessen et Ben Horowitz s’étaient aussi plaints de ne pas avoir eu un accès direct aux décideurs politiques — ils avaient été éconduits par des fonctionnaires de second rang au lieu de pouvoir s’entretenir avec Biden lui-même ou d’autres personnes proches du pouvoir. Les élites de la Silicon Valley ont eu le sentiment de ne pas bénéficier du respect qu’elles estiment mériter.

Un troisième élément permet d’expliquer la dynamique à laquelle on assiste : il existe au sein de la Silicon Valley une hostilité extrême envers les syndicats, qui touche aussi bien les patrons d’extrême droite que des Démocrates modérés.

Les recherches de Neil Malhotra, David Broockman et Gregory Ferenstein 1 suggèrent qu’à bien des égards, les fondateurs et les financeurs de la Silicon Valley sont plus à gauche qu’on ne le pense sur plusieurs questions sociales — notamment les questions de répartition, comme le revenu de base ou la redistribution des richesses — mais ils sont violemment hostiles à quiconque tente de leur dire comment mener leurs affaires. Cela ressort par exemple très clairement dans l’interview qu’a donné Marc Andreessen à Ross Douthat pour le New York Times en janvier dernier 2.

Sous l’administration Biden, les élites de la Silicon Valley ont eu le sentiment de ne pas bénéficier du respect qu’elles estiment mériter.

Henry Farrell

Certes, l’opposition au « woke » tient une part importante dans les nouvelles façons de penser. Mais ce n’est pas parce que les gens s’opposent aux modes de vie individuels, aux personnes qui changent de sexe ou à tout autre sujet de ce genre : par principe, de nombreuses personnes de la Silicon Valley ont tendance à être radicalement libertaires en ce qui concerne les modes de vie. En revanche, ils s’opposent à la possibilité que d’autres personnes puissent leur dire ce qu’ils ont le droit ou non de faire pour gérer les espaces de travail de leurs entreprises.

Ces trois formes d’opposition contribuent à expliquer le rapprochement entre les Big Tech et Trump.

Ils sont donc motivés par des raisons idéologiques ?

Oui — mais pas seulement. Il faut aller au-delà de l’idéologie.

Le véritable ciment actuel repose, d’une part, sur la peur — c’est un élément essentiel. Il est très clair que l’administration Trump, par rapport aux administrations précédentes, est beaucoup plus disposée à intervenir en faveur de ses amis du moment et contre ses ennemis.

D’autre part, il existe entre les deux groupes un sentiment d’intérêt partagé. Par exemple, à l’occasion de la visite du président américain dans le Golfe il y a quelques semaines, on a pu voir tous les PDG de la Silicon Valley suivre Donald Trump comme des petits canetons suivent leur mère, cherchant à savoir où ils allaient et ce qu’ils allaient faire ensuite. Un petit caneton grincheux, Elon Musk, ne faisait pas partie de ce premier entourage, et paraissait extrêmement contrarié parce que c’est Sam Altman qui semblait recevoir toute l’attention…

La combinaison des intérêts personnels est probablement plus importante que l’idéologie, avec le désir d’être intégré à tout accord potentiel mais aussi la crainte d’être exclu si vous ne faites pas partie du groupe central.

Vous avez évoqué le fantasme des « rois-dieux » de la Silicon Valley et le désir d’être respecté. Cela me fait penser à vos écrits sur le canon de la Silicon Valley : certains fondateurs ont une vision très spécifique de l’histoire, des « grands hommes » et de leur propre place dans l’histoire.

Quand je disais que les patrons de la Silicon Valley ressentent un « manque de respect », je pense que c’est aussi lié à des transformations plus générales dans le discours ambiant. 

Pendant un certain nombre d’années, les PDG et les investisseurs en capital-risque de la Silicon Valley ont été traités avec une grande admiration par la presse américaine — c’était le cas jusqu’en 2015-2016 environ. S’ils voulaient s’exprimer sur n’importe quel sujet, leurs déclarations grandiloquentes étaient traitées avec la plus grande déférence. Ils avaient des entourages, des gardes rapprochées — on les traitait presque comme des chefs d’État. Pour beaucoup, Mark Zuckerberg et d’autres personnes étaient considérés comme des figures historiques mondiales.

Ces élites se sentent au moins obligées de faire semblant de lire — et certains d’entre eux lisent réellement.

Henry Farrell

Sans surprise, cela a participé à transformer la perception qu’avaient les représentants de la Silicon Valley de leur rôle historique dans le monde. En ce sens, j’ai été particulièrement marqué par l’essai de Marc Andreessen publié en 2011, intitulé « Why Software is Eating the World ? » 3, qui suggère plus ou moins que lui et ses collègues vont entièrement révolutionner notre façon de faire les choses. Ils pourraient remplacer les industries sclérosées et moribondes, les cartels protecteurs, par une nouvelle vision fondée sur la cruauté, les logiciels et l’efficacité — et cela serait absolument génial.

Cette façon de penser infuse chez certaines personnes de la Silicon Valley, qui commencent à lire des ouvrages très intéressants. À tel point que, lorsqu’on discute aujourd’hui avec des gens de la Silicon Valley, on a l’impression qu’ils lisent beaucoup — ou, ce qui revient presque au même, qu’ils font semblant de lire beaucoup — car être lettré ferait partie de leur culture. 

La situation est très différente de celle d’il y a quinze ans, quand mon ami Aaron Swartz était encore en vie et se plaignait souvent du manque de curiosité intellectuelle des gens de la Silicon Valley. Aujourd’hui, ces élites se sentent au moins obligées de faire semblant de lire — et certains d’entre eux lisent réellement. Par exemple, Patrick Collison 4 est selon moi quelqu’un qui lit vraiment et qui explore le monde des idées de manière assez intéressante, bien que je ne sois personnellement pas d’accord avec bon nombre de ses arguments ou de ses opinions politiques actuelles.

Je pense que les dirigeants de la Silicon Valley lisent parce qu’ils recherchent des modèles pour agir dans le monde en tant que « grands hommes ». Si vous regardez cette « liste de lecture » de la Silicon Valley — que Collison a publiée sur X en réponse à une conversation, en précisant qu’il ne s’agissait pas nécessairement de livres qu’il recommanderait, mais de livres qui, selon lui, faisaient partie du « canon de la Silicon Valley » 5 —, vous constaterez qu’elle comprend une forte proportion de livres consacrés à des fondateurs d’entreprises technologiques, mais aussi plusieurs biographies intéressantes d’autres personnalités pouvant être vues comme des « grands hommes ». Au lieu de Louis Napoléon, on trouve ainsi le célèbre livre de Robert Caro, The Power Broker, consacré à Robert Moses, qui le dépeint comme un personnage quelque peu ambigu. Moses est celui qui a vraiment fait de New York ce qu’elle est aujourd’hui, qui s’est frayé un chemin à travers de nombreux obstacles pour faire avancer les choses qui devaient être faites, mais qui, d’un autre côté, a aussi écrasé un grand nombre d’oppositions locales. Ses actions étaient clairement guidées par une bonne dose d’intérêt personnel et d’ego.

Nous vivons aujourd’hui dans un monde où les gens de la Silicon Valley ont vraiment commencé à croire à l’idée qu’ils sont des hommes exceptionnels.

Cela ne veut pas dire qu’ils seraient des hommes parfaits, mais qu’ils seraient dotés de grandes qualités — et en miroir, de tout aussi grands défauts. Les fondateurs de la Silicon Valley seraient ainsi des colosses de l’histoire mondiale, occupant le devant de la scène et remodelant le monde à leur image. Les émotions appropriées à leur égard pourraient être la terreur, la crainte, l’adoration, la haine, mais en aucun cas le mépris. L’un des problèmes majeurs de la Silicon Valley aujourd’hui est de ne pas être prise suffisamment au sérieux.

Les gens de la Silicon Valley ont vraiment commencé à croire à l’idée qu’ils sont des hommes exceptionnels.

Henry Farrell

Je me demande ce qu’il va advenir de tout cela après l’expérience ratée d’Elon Musk et du DOGE.

Il s’agissait en effet d’une véritable politique de « grands hommes », au sens le plus fondamental du terme : l’idée que l’on pouvait pénétrer au cœur du gouvernement fédéral et que, grâce à des mesures dures et impitoyables, un petit groupe de personnes dévouées pouvait en éliminer les inefficacités et le transformer en quelques mois. Le projet s’est bien sûr soldé par un échec cuisant et lamentable, qui aura, selon moi, des répercussions intéressantes dans la Silicon Valley.

Pensez-vous que le départ d’Elon Musk peut marquer la fin de l’influence des accélérationnistes technologiques et des efforts du DOGE ?

On peut considérer que l’expérience du DOGE poursuivait dans le même temps deux ou trois objectifs différents.

Tout d’abord, l’objectif officiel du DOGE était d’améliorer l’efficacité du gouvernement fédéral — et il y avait probablement quelques personnes rattachées au DOGE pour qui c’était effectivement l’objectif principal.

Un deuxième objectif était d’éliminer efficacement une grande partie du gouvernement fédéral. Bien sûr, les actions du DOGE ont plus généralement visé les parties du gouvernement fédéral qui étaient identifiées comme « de gauche », plutôt que ses parties plus conservatrices. Il a eu beaucoup plus de mal à s’introduire au sein de l’armée américaine qu’il a pu le faire par exemple pour l’USAID, l’Institut américain pour la paix, ou d’autres organismes similaires — sans parler du département de la Sécurité intérieure, réputé pour son inefficacité et sa lourdeur bureaucratique.

Enfin, on pourrait faire valoir qu’une part importante des efforts associés au DOGE impliquait directement Elon Musk, qui cherchait à placer ses propres collaborateurs à des postes de pouvoir. Il y a eu de nombreuses disputes entre Elon Musk, Scott Bessent et d’autres pour savoir qui devait occuper tel ou tel poste.

Je pense que le premier objectif, concernant la recherche d’efficacité, n’a jamais vraiment été lancé de façon sérieuse — peut-être que cela pourrait être le cas sous un autre gouvernement, républicain ou démocrate. Dans ce contexte, je pense qu’il s’agissait plutôt d’une justification idéologique.

Le deuxième objectif, consistant à détruire de larges pans du gouvernement américain, va selon moi se poursuivre après Elon Musk, car il ne concerne pas seulement DOGE. Il est également porté par les personnes associées au Projet 2025 par exemple.

Le dernier objectif consistait pour Musk à installer ses propres collaborateurs au sein du gouvernement — il a désormais peu de chances d’aboutir. Beaucoup de gens vont probablement changer de voie — ou alors on leur demandera de signer un serment d’allégeance différent de celui qu’ils avaient signé lorsqu’ils ont rejoint le projet. Le DOGE va continuer d’exister d’une manière ou d’une autre, mais il sera davantage axé sur les objectifs d’autres personnes que sur ceux d’Elon Musk.

De même, les interactions entre Trump et d’autres acteurs de la Silicon Valley vont se poursuivre, notamment grâce à certaines personnalités du monde des cryptomonnaies — comme David Sachs, le « tsar » de l’IA et de la crypto. Ces personnes continueront à s’activer et à jouer leur rôle de médiateurs, avec J. D. Vance comme interlocuteur clef entre la droite de la Silicon Valley et l’administration actuelle.

Le DOGE va continuer d’exister d’une manière ou d’une autre, mais il sera davantage axé sur les objectifs d’autres personnes que sur ceux d’Elon Musk.

Henry Farrell

En fin de compte, à la fois la techno-droite et l’administration Trump considèrent qu’ils peuvent développer des opportunités ensemble. J’estime donc que cette dynamique va se poursuivre, mais qu’elle ne sera pas centrée sur un seul individu comme Elon Musk.

Au contraire, cela ressemblera beaucoup plus à un monde dans lequel Trump se sent à l’aise, où divers courtisans aux désirs et ambitions différents se disputent ses faveurs. Un modèle semblable à la cour de Louis XIV, où le Baron-de-je-ne-sais-quoi demande à Trump « Pouvez-vous trouver une place pour mon idiot de neveu dans le gouvernement ? », et où Trump lui répond : « Je m’en occupe ». De nombreux barons se disputeraient l’attention, face à Trump et quelques personnes de son entourage qui distribueraient des faveurs et monteraient les gens les uns contre les autres.

Pour comprendre vraiment l’administration Trump, il faut lire le cardinal de Retz. Leurs équivalents modernes n’ont pas de titres nobiliaires — peut-être qu’ils aimeraient bien — mais ils sont engagés dans les mêmes intrigues sordides basées sur l’avancement personnel, le sexe et la rivalité. Toutes ces choses font partie de l’administration Trump, ce qui n’était pas le cas dans l’administration Biden, ayant bien sûr ses propres rivalités mais qui s’inscrivaient sur un plan beaucoup plus technocratique.

La techno-droite continuera donc d’exercer une influence au sein de l’administration Trump. Quel pourra être son impact sur le gouvernement américain et sur les politiques de l’administration en matière de technologie ?

Des changements importants sont en cours en termes de politiques technologiques. La situation est très différente de celle de l’administration Biden, qui se focalisait avant tout sur les enjeux de sécurité liés à l’IA. 

Certains, comme Alondra Nelson, s’inquiétaient des conséquences de l’IA pour la société et des bouleversements radicaux qu’elle pourrait entraîner. D’autres étaient davantage axés sur la sécurité nationale. En somme, ils s’inquiétaient, d’une part, de ce à quoi ressemblerait l’IA après l’intelligence artificielle générale (AGI) et des risques que cela impliquerait, et, d’autre part, de s’assurer que si l’AGI voyait le jour, elle serait dominée par les États-Unis plutôt que par la Chine.

Nous sommes à présent dans un monde différent. 

Il est très difficile de savoir ce que pense exactement l’administration Trump au sujet de l’IA et de l’AGI. Aucun document vraiment complet et explicite n’a été publié à ce sujet mais leur vision semble beaucoup moins cohérente que celle de l’administration Biden — qu’on l’apprécie ou non — et relève davantage d’une convergence entre les intérêts de certaines entreprises puissantes et l’intérêt national des États-Unis, qui est défini de manière assez extensible.

Les accords conclus dans le Golfe il y a quelques semaines — ou l’apparent accord conclu entre les États-Unis et la Chine dont nous ne connaissons pas les détails — suggèrent une approche beaucoup plus flexible de l’IA. Les États-Unis veulent toujours être le pays qui domine réellement le débat et le discours sur l’IA, mais ils veulent aussi tirer pleinement parti des opportunités de conclure des deals dans ce domaine, qui consolideront non seulement la puissance américaine, mais aussi le pouvoir de certaines personnes au sein de l’administration et de certains intérêts commerciaux qui leur sont étroitement liés.

Il faudra rester attentif à ce qu’il se passe au cours des prochaines années, mais je pense que la question de la sécurité de l’IA ne suscitera pas beaucoup d’intérêt — c’est même tout à fait clair. Tout sera fait pour laisser libre cours à l’IA. Il y aura sûrement une volonté de conclure des accords bilatéraux avec certains pays, afin de leur donner accès à l’IA en échange de concessions — que ce soit des concessions envers la politique de sécurité nationale américaine, mais aussi envers des entreprises américaines bien connectées. Tout au long de ce processus, nous assisterons à un opportunisme permanent qui remplacera la planification et la stratégie. Je pense que nous entrons dans un monde de « deal-making », de transactions, plutôt que dans un monde où les États-Unis tenteront de mettre en œuvre une vision globale comme ils avaient pu le faire par le passé.

Pour comprendre vraiment l’administration Trump, il faut lire le cardinal de Retz.

Henry Farrell

Cela va de pair avec une série de questions qui sont cruciales pour l’Europe également, autour de l’économie des plateformes.

Il est clair depuis quelques semaines que les États-Unis considèrent la gouvernance des plateformes comme un levier qu’ils peuvent utiliser pour tenter de remodeler des entités telles que l’Union européenne, où le Digital Service Act et d’autres mesures similaires visent à empêcher l’extrême droite et les différentes formes de désinformation qui lui sont associées de s’ancrer dans le discours public. J.D. Vance et le département d’État sous Marco Rubio indiquent clairement qu’ils sont prêts à « punir » l’Europe si elle cherche à remodeler l’économie des plateformes de façon à protéger la démocratie en Europe.

L’administration américaine a pris pour cible les universités, la National Science Foundation : cela n’est-il pas paradoxal compte tenu de l’influence des oligarques de la tech ? N’est-ce pas une menace majeure pour la Silicon Valley et son écosystème ?

En effet — et c’est une tension intéressante qui pourrait s’accentuer avec le temps.

Il est très clair que non seulement les personnes qui se situent à gauche du spectre politique dans la Silicon Valley — comme le fondateur de LinkedIn Reid Hoffman — mais aussi d’autres personnes moins à gauche, sont extrêmement mécontentes de la volonté, voire de l’enthousiasme de l’administration Trump à se désengager des investissements dans la science fondamentale. Cela contrarie beaucoup de gens au sein de la Silicon Valley.

Cela dit, si l’on a pû entendre quelques protestations, y compris de la part d’Elon Musk, on n’a pas assisté à la naissance d’une résistance organisée ni d’une vraie volonté de prendre position sur cette question. Cela ressemble peut-être à ce qui se passe dans de nombreux autres secteurs du monde des affaires : d’un côté, on craint d’être pris pour cible et puni si l’on critique trop fortement le pouvoir en place ; de l’autre, on estime qu’il existe des opportunités à saisir à court terme et que, même si les perspectives à long terme semblent mauvaises, il faut présenter des résultats trimestriels satisfaisants, qui seront bien moins bons si l’on ne participe pas à ces grands projets conclus au Qatar, en Arabie saoudite ou ailleurs, contrairement à ses concurrents.

Beaucoup de gens dans la Silicon Valley, qui ne sont pas stupides, comprennent que ces politiques sont fondamentalement négatives pour les États-Unis. Mais il n’y a pas encore d’opposition cohérente, ni de volonté d’aller plus loin que de simplement se plaindre à la marge. Il n’y a pas de véritable effort pour essayer d’aller de l’avant. Au lieu de cela, ils s’intéressent à d’autres choses, comme de faire adopter le plus rapidement possible le GENIUS Act, ce projet de loi sur la cryptomonnaie.

Nous avons beaucoup parlé des accélérationnistes tech, mais la coalition Trump comprend d’autres factions. Quelle serait sa typologie ?

Cela dépend de la profondeur avec laquelle on veut pousser l’analyse, car il existe bien sûr de nombreuses factions différentes, et les relations entre elles ne sont pas particulièrement cohérentes ou visibles.

Dans un certain sens, elles ont moins d’intérêt à être cohérentes ou visibles, car l’idéologie passe au second plan dans l’administration actuelle. Dans les administrations précédentes, il était peut-être préférable de s’attacher à une faction idéologique particulière afin d’accéder au pouvoir. Dans cette administration, il est plus pertinent de s’attacher à un groupe d’intérêt particulier, ou à un ensemble d’intérêts compatibles, afin d’accéder au pouvoir.

Pour véritablement comprendre l’administration Trump, il faut lire l’autobiographie du cardinal de Retz.

Henry Farrell

Les idéologies sont importantes pour comprendre ce que les gens veulent obtenir, ou pour savoir qui est à l’aise pour travailler avec qui sur le long terme. Or aujourd’hui, d’après ce que l’on voit de l’extérieur — car je suis bien sûr complètement en dehors de ces débats —, l’administration se préoccupe d’abord de répondre à cette question : faites-vous partie du bon ensemble d’intérêts ? La question qui vient ensuite étant : avez-vous la bonne idéologie ?

Si l’on regarde les idéologies, on constate clairement des divisions.

Il y a les chrétiens traditionnalistes, avec peut-être quelques différences entre les fondamentalistes protestants et les catholiques, mais ils ont aujourd’hui aussi beaucoup d’intérêts communs. 

Il y a un ensemble de nationalistes convaincus, qui constituent sans doute une faction plus importante, représentés par les idées de Yoram Hazony ou d’autres qui plaident pour un retour à l’État-nation souverain.

On peut également s’intéresser à un groupe plus restreint, mais selon moi très influent : « l’accélération des Lumières noires ». Des personnes sont vraiment engagées dans une refonte fondamentale du monde autour des principes de l’IA et d’autres éléments, qu’ils considèrent totalement incompatibles avec la poursuite de la démocratie.

Il existe un groupe favorable à la politique industrielle, qui rassemble des membres de l’American Compass et d’autres personnes intéressées par ces enjeux, dont quelques sénateurs américains comme Josh Hawley.

Tous ces différents groupes idéologiques s’agitent autour de Trump. 

Beaucoup dans son administration voient en lui une sorte de messie idiot qui, même s’il ne comprend pas les détails des politiques ou des positions, pourrait être un personnage providentiel d’une manière ou d’une autre. Mais tous, bien sûr, sont constamment nerveux : ils savent que la politique de Trump dépendra probablement de la dernière personne à qui il aura parlé.

Je ne m’attarderai même pas sur les divisions économiques. Il existe clairement un groupe plus traditionnel de Wall Street, centré autour de Scott Bessent. Il y a Howard Lutnick, qui reflète également un groupe particulier d’intérêts financiers, mais qui est beaucoup plus enthousiaste à l’égard des cryptomonnaies.

Je n’ai vu personne essayer de dresser une cartographie idéologique des différentes factions mais je pense que ce serait un diagramme incroyablement compliqué.

Tentons un exercice de simplification : quels sont les principaux éléments qui unissent tous ces groupes ? À l’inverse, quels sont les principaux points de tension que vous observez ?

Le principal élément qui les unit est, premièrement, leur inimitié commune envers la coalition démocrate. Ils ne savent peut-être pas exactement qui ils aiment, mais ils savent très bien qui ils détestent.

Deuxièmement, ils sont unis par un intérêt matériel substantiel. Dans chaque groupe, dans chaque parti politique, c’est toujours un élément très important qui explique beaucoup de choses pouvant sembler absurdes sur le plan idéologique.

Enfin, comme je le disais, ils ont la conviction qu’avec Donald Trump, il y a peut-être une opportunité de vraiment transformer les choses et que c’est un moment où beaucoup d’idées reçues sur le fonctionnement de la politique américaine sont en train d’être démolies. Donald Trump ne se considère pas comme particulièrement limité par les contraintes habituelles : pour certains, il peut représenter l’occasion — une occasion unique — de mettre en œuvre leur propre vision à une échelle qui n’aurait jamais été possible auparavant.

Selon moi, il s’agit des trois principaux éléments qui rassemblent les gens des différentes factions autour de Trump.

Cela dit, il existe des tensions. 

Pour en voir la preuve, on peut  au discours prononcé il y a quelques mois par J.D. Vance lors de l’American Dynamism Summit, intégralement traduit par Le Grand Continent. J.D. Vance entame son discours en disant : « Un journaliste a suggéré que mon discours soulignait la tension entre — je cite — les techno-optimistes et la droite populiste de la coalition du président Trump. », avant d’affirmer que cette tension « repose sur une prémisse erronée » et est « un peu exagérée ». On a pourtant l’impression que ces tensions existent : s’il n’y en avait aucune, J. D. Vance ne ressentirait pas le besoin de les mentionner ou d’essayer de les apaiser.

Si l’on regarde les mesures prises par l’administration Trump, on a presque l’impression qu’elle a lu votre livre sur l’arsenalisation de l’interdépendance 6 : il y a une sorte d’instrumentalisation du gouvernement américain contre les cabinets d’avocats, les universités, les migrants. Que pensez-vous qu’ils cherchent à obtenir en utilisant le pouvoir et les finances du gouvernement contre ces segments de la société américaine ?

Ils cherchent à détruire toute opposition. 

Encore une fois, les opinions varient entre les personnes, mais je pense que leur monde idéal ressemble à celui de la Hongrie de Viktor Orbán.

C’est un monde dans lequel il existe encore des institutions démocratiques nominales, mais dans lequel l’opposition se retrouve sur un terrain où il lui est fondamentalement impossible de l’emporter.

C’est très clair quant aux universités. Des personnes comme Chris Rufo, qui est très influent au sein de l’administration Trump, ont correctement identifié les universités comme une source majeure d’opposition et de désaccord avec bon nombre des valeurs que les membres de l’administration Trump souhaitent instaurer. Ils ont alors cherché à s’attaquer à différentes universités.

Le monde idéal de l’administration Trump ressemble à la Hongrie d’Orbán.

Henry Farrell

Au départ, leur approche consistait à s’attaquer à une université après l’autre. Ils ont d’abord visé Columbia puis Harvard — l’université la plus grande et la plus puissante. Ils pensaient qu’en s’attaquant à Harvard, tout le monde se rangerait peut-être derrière cette université, mais cela n’a pas été le cas. En fait, Harvard aurait été tout à fait disposée à conclure un deal avec l’administration Trump, mais elle s’est rendu compte, grâce à une gestion interne peu habile de la communication au sein de l’équipe Trump, qu’une telle possibilité n’était en fait pas vraiment sur la table — c’est-à-dire que si elle faisait des concessions, cela deviendrait un moyen de demander toujours plus jusqu’à ce qu’elle se retrouve dans une position impossible.

Cela pourrait changer : Harvard a toujours intérêt à conclure un accord afin de ne pas être attaquée sur plusieurs fronts. L’une des grandes faiblesses du système américain est le pouvoir du gouvernement de cibler les acteurs de la société civile par des enquêtes répétées. Si les tribunaux vous innocentent sur un point, une autre enquête, sur une version légèrement différente de la même accusation, peut être ouverte. En réalité, il existe une volonté claire d’utiliser les rouages de l’administration américaine comme une arme contre les personnes et les institutions qui pourraient être perçues comme s’y opposant.

Cela confère une grande puissance à l’équipe Trump, car il est très facile de lancer des enquêtes, de refuser des fonds. En revanche, pour tenter de riposter, il faut intenter des poursuites judiciaires, ce qui prend du temps, et la situation devient plus compliquée. En outre, essayer de faire cela si l’autre partie est convaincue qu’il n’y a aucun intérêt à céder et à coopérer incite cette dernière à tenir bon aussi longtemps que possible.

D’un côté, l’utilisation de l’arme juridique a de graves conséquences. De l’autre, c’est une arme très puissante adoptée par des acteurs faibles. La raison pour laquelle ils agissent ainsi est que de nombreux responsables de l’administration Trump ne veulent pas conclure d’accord. Le seul accord plausible qu’ils sont prêts à accepter est la domination totale — et plus cela devient clair pour les autres acteurs, moins ceux-ci seront disposés à l’accepter.

Cela est particulièrement visible dans le cas des cabinets d’avocats. 

Un cabinet d’avocats, qui s’est effondré très rapidement, a décidé que ses intérêts seraient mieux servis en concluant un accord avec l’administration Trump, puis quelques autres ont suivi dans les semaines suivantes. Il est alors devenu évident que les cabinets d’avocats qui avaient accepté allaient se retrouver contraints de faire toutes sortes de choses qu’ils n’avaient pas envisagées dans l’accord, et qu’ils ne seraient plus des agents autonomes. Aujourd’hui, d’autres cabinets d’avocats, dont certains ont été directement visés, ripostent devant les tribunaux. Les cabinets qui ont cédé tôt sont considérablement affaiblis, car ils commencent à perdre des associés et des clients.

D’une certaine manière, l’administration Trump opte pour des mesures fortes parce qu’elle estime que sa victoire doit être totale. 

Cela signifie que l’autre camp, qui pourra peut-être se coordonner à plus long terme, a de très fortes raisons de résister, de riposter et de faire tout ce qui est en son pouvoir pour conserver son autonomie. Dans la mesure où l’administration parvient à conclure des accords avec des institutions individuelles pour briser la coalition adverse, elle pourrait l’emporter.

L’administration Trump opte pour des mesures fortes parce qu’elle estime que sa victoire doit être totale.

Henry Farrell

Pensez-vous qu’il existe des moyens pour les Démocrates, les États, les universités, voire certaines entreprises et citoyens américains de se protéger contre l’arsenalisation du budget fédéral et d’autres pouvoirs fédéraux par l’administration Trump ?

Oui, c’est possible.

Les États-Unis sont un système politique extrêmement complexe, où beaucoup de choses se passent au niveau des États fédérés.

Les universités menacées sont celles qui dépendent fortement des financements fédéraux — c’est le moyen le plus immédiat et le plus évident d’exercer une pression. L’administration Trump a également cherché à exercer d’autres formes de pression, et a de fait utilisé l’interdépendance comme une arme au sens classique du terme. Certains responsables de l’administration Trump ont ainsi demandé à l’OFAC, l’Office de contrôle des actifs étrangers, d’enquêter sur Harvard pour avoir enfreint la loi en organisant des événements auxquels auraient participé des acteurs chinois visés par certaines sanctions.

Il existe de nombreux aspects, notamment les dépenses en matière de recherche, pour lesquels le gouvernement fédéral est l’acteur le plus important. Dans ce contexte, les institutions soumises aux pressions sont susceptibles d’être fortement menacées. Mais sur d’autres aspects, la situation est plus incertaine. 

L’administration Trump a par exemple déclaré à l’organisme d’accréditation compétent — qui est une autorité privée — que Columbia devrait perdre son accréditation en tant qu’université. Dans la mesure où le système d’accréditation reste assez décentralisé, il n’est pas certain que cette décision sera mise en œuvre.

D’autre part, il y existe divers pans de l’économie, centrés sur les 50 États et réglementés par ceux-ci, dans lesquels il sera plus difficile pour l’administration Trump d’intervenir.

Enfin, on sait que les éléments du système éducatif américain les plus performants et les plus dynamiques sont par définition plus susceptibles d’intervenir au niveau national plutôt qu’au niveau des États ou au niveau local. Il sera donc beaucoup plus facile de cibler les grands acteurs, du moins au début, mais avec le problème inverse que ces grands acteurs ont également tendance à disposer de nombreuses ressources — notamment financières, mais aussi sociales — car ils sont profondément ancrés dans les réseaux du pouvoir américain, ce qui leur donne les moyens de riposter.

La Trump Organization a une longue histoire de projets douteux, le dernier en date étant le meme coin. Est-ce là une grande partie de l’attrait de Trump ? Les États-Unis sont-ils en train de devenir une économie frauduleuse ?

Il y a clairement un immense énorme enthousiasme de la part de l’administration Trump pour tirer profit de la « scam economy » (économie frauduleuse) — mais celle-ci ne se limite pas à Donald Trump.

Le GENIUS Act, censé fournir plus de moyens pour les stablecoins, a reçu beaucoup de soutien de la part des Démocrates au Sénat : une grande partie du système financier a déjà adhéré à ce projet.

Plus encore, beaucoup de gens y adhèrent dans la mesure où les États-Unis offrent beaucoup moins de possibilités de mobilité économique qu’auparavant.

Autrefois, il était beaucoup plus facile pour les personnes issues de la classe ouvrière ou de la classe moyenne inférieure de réussir si elles travaillaient dur. Cela est devenu de plus en plus difficile : on assiste à une segmentation de l’économie américaine entre les professionnels de la classe moyenne supérieure — qui ont une vie assez agréable, même si elle n’est plus aussi bonne qu’avant et qui ont beaucoup d’opportunités — et les personnes issues de la classe ouvrière ou de la classe moyenne, qui n’ont pas les mêmes chances ni les mêmes opportunités et vivent dans un véritable chaos.

Il y a moins de contacts sociaux qu’auparavant entre les différentes classes sociales aux États-Unis. 

L’un des rares moments où cela existe encore, c’est quand on prend un Uber ou un Lyft. On monte dans la voiture et on discute avec le chauffeur, ou on écoute les émissions de radio qu’il diffuse. Presque invariablement, ces émissions comportent énormément de publicités pour des opportunités financières douteuses, des cabinets d’avocats louches, disant : « Vous avez des problèmes avec le fisc, je peux vous sortir de là ».

Il y a moins de contacts sociaux qu’auparavant entre les différentes classes sociales aux États-Unis. 

Henry Farrell

Il existe toute une économie de l’arnaque et de l’escroquerie profondément intégrée aux États-Unis.

D’un côté, c’est le résultat de l’action de personnes spécifiques, dont certaines sont très bien connectées politiquement, qui profitent directement de ces escroqueries. Mais c’est aussi le résultat indirect de la manière dont les classes moyennes supérieures — des gens comme moi — ont réussi à occuper les niches qui leur permettront, à eux et à leurs enfants, de réussir. 

Par conséquent, à part avoir de la chance, il y n’y a pas beaucoup de moyens pour les autres de s’en sortir. S’ils font un investissement totalement aléatoire et risqué dans une cryptomonnaie, ils ont certes 95 % de chances de perdre leur argent, mais 5 % de chances de gagner gros.

Une blague populaire américaine permet à mon avis d’expliquer assez bien ce phénomène. C’est l’histoire du joueur de poker à qui on demande : « Tu joues à ce jeu ? Tu ne sais pas que le croupier a été acheté ? ». Le type hausse les épaules et répond : « C’est peut-être vrai — mais c’est le seul jeu en ville ». Je pense que ce problème du « seul jeu en ville » (only game in town) est un aspect important de l’économie politique américaine qui explique en partie pourquoi les Démocrates ont du mal à faire passer leur message.

Les Démocrates s’adressent de plus en plus aux personnes qui occupent déjà une position assez confortable dans la société. Il leur est donc difficile de s’attaquer réellement au problème à la racine. Cela impliquerait non seulement de lutter contre les escroqueries, mais aussi d’ouvrir un espace plus large d’opportunités afin que les gens ne se sentent pas attirés par l’économie de l’arnaque.

Sources
  1. Predispositions and the Political Behavior of American Economic Elites : Evidence from Technology Entrepreneurs, American Journal of Political Science, 63(1), 212-233, 2019.
  2. How Democrats Drove Silicon Valley Into Trump’s Arms », The New York Times, 17 janvier 2025.
  3. Why Software Is Eating the World », Andreessen Horowitz, 20 août 2011.
  4. Patrick Collison on X, 19 août 2024.
  5. The Uses and Abuses of Weaponized Interdependence, Brookings Institution Press, 2021.