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La revue des révolutions féministes

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13.11.2025 à 16:45

Financements libyens  : une affaire d’hommes puissants

Coline Clavaud-Mégevand

Le 19 septembre 1989, une bombe explose dans un avion, le DC-10 de la compagnie UTA, entre Brazzaville (capitale de la République du Congo) et Paris, et tue les 170 passager·es et membres de l’équipage à son bord.

Dix ans plus tard, six agents des services secrets libyens, dont Abdallah Senoussi, beau-frère du dirigeant libyen Mouammar Kadhafi, ont été reconnus coupables de cet attentat et condamnés à la réclusion criminelle à perpétuité par la justice française, sans toutefois être extradés vers Paris.

En 2005, Claude Guéant, directeur de cabinet de Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, et Brice Hortefeux, ministre délégué aux Collectivités territoriales, rencontrent Abdallah Senoussi à Tripoli et auraient entamé avec lui des négociations en vue du financement, par la dictature libyenne, de la future campagne de Nicolas Sarkozy pour l’élection présidentielle française en 2007. En contrepartie, les deux lieutenants du futur candidat se seraient engagés à ce que la condamnation d’Abdallah Senoussi soit révisée. Ce « pacte corruptif » est au cœur des trois mois de procès (du 6 janvier au 10 avril 2025) qui ont débouché, le 25 septembre 2025, sur la condamnation de l’ancien président français à cinq ans de prison ferme pour association de malfaiteurs ( le procès en appel est prévu pour mars 2026). Le tribunal a également reconnu le préjudice moral infligé aux parties civiles. 

Comment êtes-vous devenue partie civile au procès de l’affaire du financement libyen de la campagne de Nicolas Sarkozy ?

Mon père, Jean-Pierre Klein, est mort, un peu avant mes 5 ans, dans ce que j’ai longtemps cru être un accident d’avion, mais qui était en réalité un attentat. En 1999, j’étais trop jeune pour assister au procès d’Abdallah Senoussi. Mais j’ai rejoint le collectif de familles de victimes monté par ma tante, Danièle Klein, et par Yohanna Brette, dont la mère, Martine Brette, était hôtesse de l’air sur le vol. C’est en janvier 2025, lors des débats qui visaient à déterminer si Nicolas Sarkozy avait bénéficié de fonds libyens pour sa campagne présidentielle et s’il existait un pacte de corruption avec le régime de Kadhafi, que j’ai pris conscience de la violence à laquelle on avait été exposé·es en tant que proches des victimes. Violence de l’intention de mort derrière l’attentat, mais aussi violence du pacte noué par Nicolas Sarkozy et ses proches collaborateurs.

Vous faites une lecture genrée du procès. Pourquoi ?

Dans ce procès, les prévenus, leurs avocats, la grande majorité des témoins sont des hommes… Même les voix les plus présentes dans les médias sont masculines. C’est quand le procès a débuté, le 6 janvier 2025, en voyant les prévenus en vrai [l’ex-président Nicolas Sarkozy et onze autres prévenus, dont les anciens ministres Brice Hortefeux et Claude Guéant], que je me suis rendu compte qu’ils étaient tous des hommes âgés, bourgeois, vivant dans les quartiers chics de l’Ouest parisien. Ils m’ont renvoyé une impression très forte d’entre-soi.

J’ai été frappée par leur manière de s’adresser au tribunal, leur aplomb, c’était très impressionnant. Jusqu’au 23 janvier [jour de la déposition des familles des victimes pendant le procès], nous n’avons entendu quasiment aucune voix féminine. Puis nous avons été neuf femmes à raconter notre histoire à la barre. Dans une tribune publiée en octobre dans Libération, ma tante et Yohanna Brette nous appellent « les filles du DC-10 ».

Notre avocate, Laure Heinich [également avocate de certaines victimes de Patrick Poivre d’Arvor], a joué un rôle dans cette prise de conscience des dynamiques de genre. Lors de sa plaidoirie, elle a parlé des proches de victimes au féminin, même s’il y a des hommes dans notre groupe. Ce choix m’a permis de mettre des mots sur ce qui était jusque-là une impression diffuse. Laure Heinich a aussi parlé de nous en tant que femmes dignes et qui ne cherchaient pas la vengeance, ainsi qu’en tant que citoyennes. Auparavant, j’avais pu me dire : « Cette affaire me dépasse », et d’un coup, grâce à ses mots d’avocate, je me suis sentie légitime. Ce procès est devenu pour moi celui d’un monde d’hommes qui se croyaient intouchables et de femmes qui ont décidé de se dresser face à eux.

« Pendant les audiences, une violence masculine sûre d’elle s’exprimait. »

Qu’avez-vous ressenti en vous adressant à la cour devant laquelle s’est tenu ce procès historique, ce fameux 23 janvier ?

La déposition que j’ai faite ce jour-là, je l’ai écrite dans ma tête les nuits qui ont précédé. Je ne dormais pas, et j’imaginais ces hommes autour d’une table, organisant l’attentat, puis d’autres hommes, dix-huit ans plus tard, négocier l’immunité du terroriste Abdallah Senoussi, en échange de versements d’argent. Quand, le lendemain, j’ai pris la parole à la barre, j’ai eu le trac, une peur presque physique, je tremblais. J’avais l’impression d’occuper une place qui n’était pas la mienne. Mais eux, alors même qu’ils étaient assis sur le banc des prévenus, ils n’avaient pas l’air mal à l’aise ! C’est en voyant ça que j’ai eu le courage de ne plus m’effacer. À 40 ans, j’ai senti que je devenais adulte.

Ce procès a donc été l’occasion d’une prise de conscience intime ?

Oui, autant que politique. Longtemps, j’ai cru que j’avais été épargnée par la violence masculine. Mais à force d’écouter ces hommes parler, j’ai revu mon enfance. Mon père, qui est mort dans un attentat. Puis mon beau-père, qui criait beaucoup, qui jetait des objets contre les murs quand il était en colère. C’est dans ce contexte que j’ai grandi. Pendant les audiences, j’ai compris que c’était la même mécanique qui s’exprimait par la voix des prévenus : une violence masculine sûre d’elle. On ne parlait pas seulement de corruption, mais de domination. Pourtant, la première fois que j’ai entendu Sarkozy à la barre lors de son premier interrogatoire le 13 janvier, j’ai presque eu pitié de lui. Il évoquait sa mère, son rêve d’enfant de devenir président… Il se racontait comme une victime, en inversant les rôles. Et puis j’ai remarqué qu’il esquivait, il tempêtait, il martelait ses éléments de langage, dans un discours parfaitement maîtrisé. J’entendais la rhétorique d’un homme puissant, qui n’a pas à se justifier. Pour autant, l’annonce du verdict n’a pas été un moment joyeux. Nous, les filles du DC-10, n’avons jamais cherché à « gagner » contre Sarkozy, Hortefeux ou Guéant, seulement à faire reconnaître la gravité des faits.

Que représente pour vous le groupe des « filles du DC-10 » ?

Sans elles, je n’aurais pas tenu lors du procès. On s’écrivait beaucoup sur notre groupe WhatsApp et on continue à le faire. Le 25 septembre, après le verdict, j’étais vidée. Ma tante m’a dit : « C’est normal. On en a plein la tête, mais on va souffler et on va repartir toutes ensemble » [le procès en appel est prévu pour mars 2026]. J’essaye de reprendre des forces, mais, ces temps-ci, ce n’est pas simple. Ce lundi [10 novembre], les parties civiles s’attendaient à ce que la demande de remise en liberté de Nicolas Sarkozy soit acceptée. On comprend et on respecte cette décision. On salue l’interdiction qui lui est faite d’entrer en contact avec Gérald Darmanin ou tout membre du cabinet du garde des Sceaux [personnes pouvant bénéficier d’informations sur la procédure]. Ce que je crains, c’est le traitement médiatique et notamment la victimisation de Sarkozy. Ça a commencé dès l’annonce de sa libération, avec Bruno Retailleau, qui a salué sur le réseau X son « courage », ou Bernard-Henri Lévy, qui a déclaré que son incarcération était « inutile » et « dégueulasse »… C’est ça qui est violent, traumatisant même. Heureusement, il y a ce point de vigilance vis-à-vis du garde des Sceaux dans l’ordonnance de libération, qui me fait dire que la justice prend en compte tous les faits et qu’elle ne lâche pas le dossier. Alors on va y retourner pour le procès en appel et on reconstituera cette petite bulle de sororité qui nous protège.

Texte intégral (1757 mots)

Le 19 septembre 1989, une bombe explose dans un avion, le DC-10 de la compagnie UTA, entre Brazzaville (capitale de la République du Congo) et Paris, et tue les 170 passager·es et membres de l’équipage à son bord.

Dix ans plus tard, six agents des services secrets libyens, dont Abdallah Senoussi, beau-frère du dirigeant libyen Mouammar Kadhafi, ont été reconnus coupables de cet attentat et condamnés à la réclusion criminelle à perpétuité par la justice française, sans toutefois être extradés vers Paris.

En 2005, Claude Guéant, directeur de cabinet de Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, et Brice Hortefeux, ministre délégué aux Collectivités territoriales, rencontrent Abdallah Senoussi à Tripoli et auraient entamé avec lui des négociations en vue du financement, par la dictature libyenne, de la future campagne de Nicolas Sarkozy pour l’élection présidentielle française en 2007. En contrepartie, les deux lieutenants du futur candidat se seraient engagés à ce que la condamnation d’Abdallah Senoussi soit révisée. Ce « pacte corruptif » est au cœur des trois mois de procès (du 6 janvier au 10 avril 2025) qui ont débouché, le 25 septembre 2025, sur la condamnation de l’ancien président français à cinq ans de prison ferme pour association de malfaiteurs ( le procès en appel est prévu pour mars 2026). Le tribunal a également reconnu le préjudice moral infligé aux parties civiles. 

Comment êtes-vous devenue partie civile au procès de l’affaire du financement libyen de la campagne de Nicolas Sarkozy ?

Mon père, Jean-Pierre Klein, est mort, un peu avant mes 5 ans, dans ce que j’ai longtemps cru être un accident d’avion, mais qui était en réalité un attentat. En 1999, j’étais trop jeune pour assister au procès d’Abdallah Senoussi. Mais j’ai rejoint le collectif de familles de victimes monté par ma tante, Danièle Klein, et par Yohanna Brette, dont la mère, Martine Brette, était hôtesse de l’air sur le vol. C’est en janvier 2025, lors des débats qui visaient à déterminer si Nicolas Sarkozy avait bénéficié de fonds libyens pour sa campagne présidentielle et s’il existait un pacte de corruption avec le régime de Kadhafi, que j’ai pris conscience de la violence à laquelle on avait été exposé·es en tant que proches des victimes. Violence de l’intention de mort derrière l’attentat, mais aussi violence du pacte noué par Nicolas Sarkozy et ses proches collaborateurs.

Vous faites une lecture genrée du procès. Pourquoi ?

Dans ce procès, les prévenus, leurs avocats, la grande majorité des témoins sont des hommes… Même les voix les plus présentes dans les médias sont masculines. C’est quand le procès a débuté, le 6 janvier 2025, en voyant les prévenus en vrai [l’ex-président Nicolas Sarkozy et onze autres prévenus, dont les anciens ministres Brice Hortefeux et Claude Guéant], que je me suis rendu compte qu’ils étaient tous des hommes âgés, bourgeois, vivant dans les quartiers chics de l’Ouest parisien. Ils m’ont renvoyé une impression très forte d’entre-soi.

J’ai été frappée par leur manière de s’adresser au tribunal, leur aplomb, c’était très impressionnant. Jusqu’au 23 janvier [jour de la déposition des familles des victimes pendant le procès], nous n’avons entendu quasiment aucune voix féminine. Puis nous avons été neuf femmes à raconter notre histoire à la barre. Dans une tribune publiée en octobre dans Libération, ma tante et Yohanna Brette nous appellent « les filles du DC-10 ».

Notre avocate, Laure Heinich [également avocate de certaines victimes de Patrick Poivre d’Arvor], a joué un rôle dans cette prise de conscience des dynamiques de genre. Lors de sa plaidoirie, elle a parlé des proches de victimes au féminin, même s’il y a des hommes dans notre groupe. Ce choix m’a permis de mettre des mots sur ce qui était jusque-là une impression diffuse. Laure Heinich a aussi parlé de nous en tant que femmes dignes et qui ne cherchaient pas la vengeance, ainsi qu’en tant que citoyennes. Auparavant, j’avais pu me dire : « Cette affaire me dépasse », et d’un coup, grâce à ses mots d’avocate, je me suis sentie légitime. Ce procès est devenu pour moi celui d’un monde d’hommes qui se croyaient intouchables et de femmes qui ont décidé de se dresser face à eux.


« Pendant les audiences, une violence masculine sûre d’elle s’exprimait. »


Qu’avez-vous ressenti en vous adressant à la cour devant laquelle s’est tenu ce procès historique, ce fameux 23 janvier ?

La déposition que j’ai faite ce jour-là, je l’ai écrite dans ma tête les nuits qui ont précédé. Je ne dormais pas, et j’imaginais ces hommes autour d’une table, organisant l’attentat, puis d’autres hommes, dix-huit ans plus tard, négocier l’immunité du terroriste Abdallah Senoussi, en échange de versements d’argent. Quand, le lendemain, j’ai pris la parole à la barre, j’ai eu le trac, une peur presque physique, je tremblais. J’avais l’impression d’occuper une place qui n’était pas la mienne. Mais eux, alors même qu’ils étaient assis sur le banc des prévenus, ils n’avaient pas l’air mal à l’aise ! C’est en voyant ça que j’ai eu le courage de ne plus m’effacer. À 40 ans, j’ai senti que je devenais adulte.

Ce procès a donc été l’occasion d’une prise de conscience intime ?

Oui, autant que politique. Longtemps, j’ai cru que j’avais été épargnée par la violence masculine. Mais à force d’écouter ces hommes parler, j’ai revu mon enfance. Mon père, qui est mort dans un attentat. Puis mon beau-père, qui criait beaucoup, qui jetait des objets contre les murs quand il était en colère. C’est dans ce contexte que j’ai grandi. Pendant les audiences, j’ai compris que c’était la même mécanique qui s’exprimait par la voix des prévenus : une violence masculine sûre d’elle. On ne parlait pas seulement de corruption, mais de domination. Pourtant, la première fois que j’ai entendu Sarkozy à la barre lors de son premier interrogatoire le 13 janvier, j’ai presque eu pitié de lui. Il évoquait sa mère, son rêve d’enfant de devenir président… Il se racontait comme une victime, en inversant les rôles. Et puis j’ai remarqué qu’il esquivait, il tempêtait, il martelait ses éléments de langage, dans un discours parfaitement maîtrisé. J’entendais la rhétorique d’un homme puissant, qui n’a pas à se justifier. Pour autant, l’annonce du verdict n’a pas été un moment joyeux. Nous, les filles du DC-10, n’avons jamais cherché à « gagner » contre Sarkozy, Hortefeux ou Guéant, seulement à faire reconnaître la gravité des faits.

Que représente pour vous le groupe des « filles du DC-10 » ?

Sans elles, je n’aurais pas tenu lors du procès. On s’écrivait beaucoup sur notre groupe WhatsApp et on continue à le faire. Le 25 septembre, après le verdict, j’étais vidée. Ma tante m’a dit : « C’est normal. On en a plein la tête, mais on va souffler et on va repartir toutes ensemble » [le procès en appel est prévu pour mars 2026]. J’essaye de reprendre des forces, mais, ces temps-ci, ce n’est pas simple. Ce lundi [10 novembre], les parties civiles s’attendaient à ce que la demande de remise en liberté de Nicolas Sarkozy soit acceptée. On comprend et on respecte cette décision. On salue l’interdiction qui lui est faite d’entrer en contact avec Gérald Darmanin ou tout membre du cabinet du garde des Sceaux [personnes pouvant bénéficier d’informations sur la procédure]. Ce que je crains, c’est le traitement médiatique et notamment la victimisation de Sarkozy. Ça a commencé dès l’annonce de sa libération, avec Bruno Retailleau, qui a salué sur le réseau X son « courage », ou Bernard-Henri Lévy, qui a déclaré que son incarcération était « inutile » et « dégueulasse »… C’est ça qui est violent, traumatisant même. Heureusement, il y a ce point de vigilance vis-à-vis du garde des Sceaux dans l’ordonnance de libération, qui me fait dire que la justice prend en compte tous les faits et qu’elle ne lâche pas le dossier. Alors on va y retourner pour le procès en appel et on reconstituera cette petite bulle de sororité qui nous protège.

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07.11.2025 à 10:08

Maternité des Lilas : retour sur une fermeture annoncée

Elsa Sabado

En cette soirée d’Halloween, les « sorcières », comme aiment à se faire appeler les soignantes de la maternité des Lilas, près de Paris, n’avaient pas le cœur à la fête. Après […]
Texte intégral (1338 mots)

En cette soirée d’Halloween, les « sorcières », comme aiment à se faire appeler les soignantes de la maternité des Lilas, près de Paris, n’avaient pas le cœur à la fête.

Après avoir laissé sortir, au milieu d’une haie d’honneur, leur dernière patiente, elles ont vu les portes de l’établissement se fermer définitivement derrière elles. Comme annoncé en juillet 2025, l’agence régionale de santé (ARS) Île-de-France ne financera plus cette maternité. Elle invoque trois raisons : une prise en charge insuffisamment sécurisée pour les patientes (qui a valu à la maternité le retrait de sa certification en janvier 2025 par la Haute Autorité de santé), une fréquentation en chute libre (1 200 naissances en 2020 contre 700 en 2024) et la menace d’une cessation de paiements. Trois difficultés dont l’ARS est pourtant en partie responsable.

Inaugurée en 1964, la maternité des Lilas pratiquait des avortements avant même leur dépénalisation et n’a jamais cessé d’offrir aux personnes enceintes le choix d’un accouchement pas ou peu médicalisé, laissant toute sa place au conjoint·e. Bien plus tard, à partir de 2019, elle a également été pionnière en France dans le suivi des grossesses d’hommes trans. Ce projet d’accompagnement, au plus près des besoins individuels, requiert des équipes étoffées, spécifiquement formées et donc des moyens financiers que la Sécurité sociale ne prend pas en charge. L’établissement ayant fait le choix de ne pas répercuter les coûts sur les usager·es, c’est l’État qui, jusqu’ici, absorbait son déficit. « C’est vraiment parce qu’elle portait un projet politique à part entière et grâce aux mobilisations [des salariées, des féministes et des syndicats] qu’elle a tenu jusqu’à aujourd’hui, analyse la sociologue Elsa Boulet. Depuis le milieu des années 1990, les plans de périnatalité incitent à concentrer les accouchements dans des structures disposant de davantage de matériel technique et de personnel – notamment des médecins anesthésistes – disponible en permanence. » (Lire notre encadré en bas de page.)

Une promesse trahie

Dans les années 2000, comme d’autres maternités, celle des Lilas est sommée de s’adapter pour assurer sa pérennité. En 2008, un projet de reconstruction et d’agrandissement visant à la rendre rentable, est adopté par la ministre de la Santé Roselyne Bachelot : le terrain est choisi et les plans validés. Mais, coup de théâtre : en 2011, Claude Évin, alors président de l’ARS, prenant pour prétexte un conflit en cours entre un anesthésiste et des sages-femmes de l’établissement, suspend brusquement le projet. Malgré une mobilisation des salarié·es et des usager·es, soutenue par de nombreuses personnalités du monde du spectacle (Catherine Ringer, Arthur H, Karin Viard), le projet de reconstruction est définitivement enterré en 2013, en dépit de la promesse de soutien faite par le candidat François Hollande pendant la campagne présidentielle.


« On a laissé pourrir le fruit afin qu’il tombe tout seul »

Marie-Laure Brival, ancienne directrice de la maternité des Lilas

La notoriété de la maternité des Lilas dissuade toutefois les autorités de santé de la fermer. Durant treize ans, l’agence régionale de santé continue d’éponger son déficit, estimé entre 3 et 5 millions d’euros selon les années. « On a laissé pourrir le fruit afin qu’il tombe tout seul », analyse son ancienne directrice, Marie-Laure Brival.

Gestion chaotique

Mais le déclin est amorcé. Plusieurs projets de fusion avec d’autres établissements hospitaliers sont imaginés, sans aboutir. Les soignantes craignent une dégradation de leurs conditions de travail avec, pour corollaire, une dénaturation de leur métier. En 2017, alors qu’un projet d’adossement à une clinique voisine est finalement sur le point de se concrétiser, l’homme d’affaires Louis Fabiano arrive à la tête de l’association gestionnaire. Le projet a déjà englouti 1 million d’euros sur le budget de la maternité, mais le nouveau président n’honore pas les rendez-vous proposés par l’ARS et laisse le plan s’enliser. Il est, en revanche, nettement plus diligent à servir ses propres intérêts. En 2022, il touche une commission de 160 000 euros sur la vente des murs de la maternité à de nouveaux propriétaires. La même année, le syndicat Sud dépose une plainte contre X pour prise illégale d’intérêt et abus de confiance.

La gouvernance chaotique de la maternité laisse, par ailleurs, s’instaurer un climat de violences au sein de l’équipe de salarié·es. En 2020, un dernier mouvement social unit les soignantes contre un médecin, devenu tout-puissant au sein de l’établissement, accusé de harcèlement moral et d’agressions sexuelles. Vingt-trois salariées portent plainte devant le Conseil de l’ordre des médecins, et sept au pénal, mais l’homme est relaxé par deux fois. Informée de ces problèmes, l’ARS Île-de-France regarde ailleurs, arguant qu’il s’agit d’un établissement privé.

Après quinze ans d’agonie liée à l’abandon des pouvoirs publics mais aussi au désengagement des réseaux féministes et syndicaux, la fermeture de la maternité des Lilas est à la fois une délivrance et un déchirement pour ses soignantes et ses usager·es. Les 80 salarié·es vont être licencié·es et les patient·es seront réparti·es au sein des hôpitaux des environs, à Montreuil (Seine-Saint-Denis) ou à Paris, où la prise en charge des accouchements est davantage médicalisée.

Au-delà de la disparition d’un accueil depuis toujours axé sur le droit des personnes à disposer de leur corps, la fermeture de la maternité des Lilas marque une défaite symbolique pour le féminisme, à l’heure où l’extrême droite, aux portes de l’exécutif, entend priver les femmes et les personnes trans de leurs droits à l’avortement et à une parentalité choisie.

La disparition des petites maternités

Quarante pour cent des maternités françaises ont fermé depuis l’an 2000. Il s’agit principalement d’établissements de niveau 1, qui n’étaient pas équipés de plateaux techniques pour prendre en charge les usager·es en cas de complications. Au nom de leur sécurité, les autorités de santé ont donc encouragé le regroupement des sages-femmes et des médecins dans des unités médicalisées, considérées comme les seules rentables depuis l’instauration de la tarification à l’acte en 2012. La fuite des soignant·es et des parturient·es vers ces maternités réputées plus sûres a fini de vider les petits établissements, entraînant la fermeture de tous ceux passant sous la barre des 300 naissances par an, seuil fatidique en dessous duquel les agences de santé ne garantissent plus la sécurité des accouchements. En mai 2025, en réponse à la hausse jugée « alarmante » de la mortalité infantile, en partie dûe à l’éloignement géographique croissant des structures de soins, l’Assemblée nationale votait un moratoire de trois ans sur la fermeture des petites maternités. Le texte, qui fait débat chez les expert·es en santé publique comme chez les élu·es, attend d’être validé par le Sénat.

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30.10.2025 à 15:37

🎃 Monstres et sorcières, allié·es féministes

La Déferlante

En plus des personnages de sorcières qui peuplent depuis quelques années les imaginaires féministes, les monstres et les vampires hantent désormais essais et fictions, comme autant de manières de questionner […]
Texte intégral (2766 mots)

En plus des personnages de sorcières qui peuplent depuis quelques années les imaginaires féministes, les monstres et les vampires hantent désormais essais et fictions, comme autant de manières de questionner les normes de genre et de révéler des chemins d’émancipation.

« Tout dans l’horreur reflète les problématiques de la marginalité, du regard qu’on porte sur l’autre », écrit ainsi l’autrice Taous Merakchi au sujet de son dernier essai, Monstrueuse (éd. la ville brûle, 2025).

📺
On regarde

Häxan

Häxan. La sorcellerie à travers les âges est un documentaire muet réalisé en 1922. Il est depuis peu visible sur les plateformes de VOD. Détonnant par sa forme comme par son propos, il raconte comment, à toutes les époques, les hommes ont utilisé la torture pour soumettre les femmes. Entremêlant méticuleusement archives et saynètes de fiction, utilisant des effets spéciaux encore confidentiels à l’époque, son réalisateur, le Danois Benjamin Christensen, reconstitue d’abord toute la violence des chasses aux sorcières du Moyen Âge. Puis, dans un audacieux glissement vers un propos qu’on est bien obligées de qualifier de « féministe », il laisse la parole à des femmes de son époque internées en hôpital psychiatrique. Elles dénoncent les traitements qui leur sont infligés, et mettent en lumière la permanence de la violence patriarcale.

🧹Häxan. La sorcellerie à travers les âges, de Benjamin Christensen, 87 minutes. Disponible sur les plateformes de VOD.

Sinners

Dans les États-Unis des années 1930 et de la prohibition, Elijah et Elias, deux frères jumeaux, reviennent s’installer dans leur ville natale du Mississippi. Ils décident d’ouvrir un club de blues réservé à la communauté noire, dans un État où la ségrégation raciale fait loi. Mais, le soir de l’ouverture, l’arrivée de trois musicien·nes – blanc·hes – perturbe les festivités, et la soirée prend une tournure surnaturelle. Véritable hommage à la culture noire des États-Unis – sa musique, ses rituels vaudous – le film explore, à travers la métaphore du vampire, les dynamiques d’oppressions qui traversent la société à l’époque. Rythmé par une bande originale empruntant au blues et au rap, Sinners prend rapidement les allures d’une comédie musicale. C’est, selon nous, un des films les plus étonnants de l’année 2025 !

🧛🏾‍♀️Sinners, de Ryan Coogler, 137 minutes. Disponible sur les plateformes de VOD.

📖
On lit

Monstrueuse

Passionnée de films d’horreur depuis l’enfance, l’autrice et podcasteuse Taous Merakchi convie ses lecteur·ices à un voyage peuplé des monstres et des loups-garous qui ont fait son éducation. Enfant solitaire puis adolescente en marge, elle a puisé dans les films de genre les matériaux pour se construire en tant qu’adulte, mère et femme dans une société misogyne : « J’ai toujours rêvé d’inverser les rôles et de devenir la menace, la silhouette inquiétante dans la ruelle sombre, le monstre du placard. Mon rêve absolu est de faire peur aux hommes, de les déranger, de les dégoûter », écrit-elle dans ce qui sonne comme un plaidoyer pour le cinéma d’épouvante.

👹 → Taous Merakchi, Monstrueuse, éd. la ville brûle, 2025.

Ancolie

Ancolie est une sorcière de 27 ans qui trompe une existence terriblement ennuyeuse en picolant dès le petit déjeuner et en couchant avec son ex toxique. Pour éviter l’excommunication du Haut Conseil des sorcières, elle se lance dans un défi « un peu hippie-neuneu » : fabriquer un sortilège d’empathie pour enrayer la montée du fascisme, la fracture sociale, les superprofits et la pollution des nappes phréatiques.

Après La vie est une corvée (Exemplaire, 2023), Ernestine (Même Pas Mal, 2024) et Peur de mourir mais flemme de vivre (Exemplaire, 2025), Salomé Lahoche ressuscite son double maléfique sous les traits d’un personnage de fiction qui nous embarque dans un univers trash et baroque, au pouvoir hautement hilarant.

🍷 → Salomé Lahoche, Ancolie, Glénat, 2025.

Le Temps des sorcières

En 1893, alors que le combat pour le droit de vote des femmes aux États-Unis fait rage, trois sœurs – Bella, Agnès et Genièvre – racontent leur lutte quotidienne contre la misogynie et la précarité sociale, dans la ville de New Salem (Massachusetts). Quelques siècles auparavant, les sorcières ont été bannies de la région, mais, à l’instar des trois narratrices, les femmes de New Salem résistent en se reconnectant aux savoirs oubliés. Mi-politique, mi-fantastique, ce roman décortique les grands enjeux sociaux, raciaux et de genre qui secouent les États-Unis à la fin du XIXe siècle. Il est aussi un magnifique hommage à la lutte politique et à la solidarité entre femmes.

🧙🏼‍♀️ → Alix E. Harrow, Le Temps des sorcières, traduit par Thibaud Eliroff, Hachette, 2022.

💻
On s’abonne

Demoiselles d’horreur

Pourquoi, au cinéma, les femmes incarnent-elles des fantômes, et les hommes des serial killers ? Pourquoi le body horror est-il féministe ? Ou encore, comment le cinéma d’horreur traite-t-il les personnages queers ? Sur sa chaîne YouTube, la journaliste Judith Beauvallet interroge les représentations véhiculées par le cinéma fantastique, un sous-genre très investi par les réalisatrices et les femmes critiques.

💡
Un glossaire pour tout comprendre

Alors que l’actualité montre à quel point la guerre culturelle qui fait rage est aussi une bataille sémantique, il nous a paru important que La Déferlante propose à ses lecteur·ices des définitions de concepts clés pour appréhender l’époque dans une perspective féministe intersectionnelle. Toutes sont en accès libre sur notre site internet, qui sera alimenté au fil des numéros pour faciliter la compréhension des concepts mobilisés dans chaque dossier.

🔏 → Retrouvez toutes nos définitions en libre accès

📍
On y sera

🐤 Grandir sans tabou à Rennes

Ven 7 novembre 2025, à 18 heures
Librairie La Nuit des temps, Rennes

Claire Marcadé Hinge et Marianne Marty-Stéphan, autrices de Grandir sans tabou, rencontreront les lecteur·ices rennais·es. La discussion sera animée par Lucie Louapre, de l’association Parents et féministes, et sera suivie d’une séance de dédicaces.

👉🏼 → Informations pratiques par ici.

🐣 Grandir sans tabou à Rennes

Ven 14 novembre 2025, à 18 h 30
Librairie Les Bien aimé·es, Nantes

Les deux autrices de Grandir sans tabou répondront aux questions des lecteur·ices nantais·es et animeront un atelier destiné aux enfants, en partenariat avec l’association DisQUtons.

👉🏼 → Informations pratiques par ici.

💥 Une expo, un débat

Mer 19 novembre 2025, à 19 heures
Galerie Kadist, Paris 18e

Christelle Murhula, journaliste indépendante et membre du comité éditorial de La Déferlante, animera un échange entre la styliste Jeanne Friot et l’autrice Kiyémis, en marge d’une exposition sur les féminismes non occidentaux. Entrée gratuite sans réservation (attention, le nombre de places est limité !).

💁🏽Informations ici

🌟 Festival Les Créatives

Jeu 20 novembre 2025, à 12 h 30
Festival Les Créatives, Genève

Marie Barbier, corédactrice en chef de La Déferlante, participera à une table ronde intitulée « Investiguer et médiatiser les violences sexistes et sexuelles » aux côtés de sa consœur de Mediapart Marine Turchi et de la comédienne Anna Mouglalis.

👉🏼 → Informations et billetterie

🩺 Soirée de lancement du numéro « Soigner »

Jeu 27 novembre 2025 à 19 heures
Maison des Métallos, Paris 11e

À l’occasion du lancement du numéro 20 de La Déferlante, « Soigner dans un monde qui va mal », une table ronde rassemblera l’autrice féministe Valérie Rey-Robert, la psychiatre Loriane Bellahssen et la psychologue Salima Boutebal. La discussion sera suivie d’un concert de Louisadonna. Comme à chaque édition, des associations seront présentes et un stand proposera les revues, livres et goodies de La Déferlante.

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29.10.2025 à 15:18

L’assassinat des sœurs Mirabal : à l’origine de la Journée contre les violences faites aux femmes

Laurène Daycard

En France, la date du 25 novembre revêt, depuis plusieurs décennies, une signification particulière pour le mouvement social. En 1995 déjà, 140 organisations – dont beaucoup d’associations féministes, mais aussi la CGT et […]
Texte intégral (4154 mots)

En France, la date du 25 novembre revêt, depuis plusieurs décennies, une signification particulière pour le mouvement social. En 1995 déjà, 140 organisations – dont beaucoup d’associations féministes, mais aussi la CGT et le Parti communiste – mobilisées pour défendre les droits reproductifs, menacés par le retour de la droite au gouvernement, faisaient défiler 40 000 personnes dans les rues de Paris.

En 2018, c’est au tour de Nous toutes de rassembler 30 000 manifestant·es dans la capitale, 100 000 l’année suivante. Un an après l’explosion médiatique de #MeToo, le collectif « est né autour de cette idée de créer une mobilisation de masse, dans la rue, sur les violences », explique Maëlle Noir, une membre du comité national. Mais elle admet : « L’origine [du 25 novembre] reste méconnue, y compris dans nos cercles militants. » En 2024, lors de la rédaction de l’appel à manifester de Nous toutes, il a été question d’évoquer l’assassinat de ces trois militantes contre la dictature dominicaine, le 25 novembre 1960, mais l’idée n’a pas été retenue, même si plusieurs posts Instagram et documents du collectif l’ont abordé à plusieurs reprises.

C’est en 1999 que le 25 novembre a été choisi par les Nations unies comme « Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes ». Mais dans la résolution 54/134, indiquant que « la violence est l’un des principaux mécanismes sociaux par lesquels les femmes sont maintenues en situation d’infériorité par rapport aux hommes », aucune mention n’est faite de l’assassinat de Patria, Minerva et María Teresa Mirabal. Alors même qu’en Amérique latine, notamment caribéenne, le jour de la mort des trois sœurs est célébré depuis deux décennies déjà, en mémoire des victimes de violences et de féminicide.

Photo d'une manifestation en commémoration de l’assassinat des sœurs Mirabal, le 25 novembre 2014 en République Dominicaine.
Marche de commémoration de l’assassinat des sœurs Mirabal, le 25 novembre 2014 à Saint-Domingue, en République dominicaine, lors de la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes.
Crédit : ERIKA SANTELICES / AFP

À Paris, la seule référence aux sœurs Mirabal se trouve dans un recoin de la place de la République-Dominicaine, dans le XVIIe arrondissement, où l’ambassade a fait apposer en 2021 une plaque de marbre à la mémoire des trois victimes de féminicide. « Mes sœurs ont fait partie de cette jeunesse qui s’est sacrifiée pour que le peuple dominicain puisse se libérer de la dictature », affirme dans ses mémoires Dedé MirabalBélgica Adela Mirabal (dite Dedé), Vivas en su jardín, Aguilar 2012 (non traduit). Le titre « Vivantes en leur jardin », fait référence au parc qui entoure la maison familiale de Salcedo, aujourd’hui transformée en musée., deuxième fille d’une sororie de quatre dont elle est l’unique survivante, et qui, comme telle a élevé ses nièces et neveux orphelin·es.

Les sœurs Mirabal ont été tuées alors qu’elles se rendaient en voiture à la prison de Puerto Plata où leurs époux étaient incarcérés pour atteinte à la sécurité de l’État. Une embuscade commanditée par Rafael Trujillo, dictateur sanguinaire arrivé au pouvoir en 1930, après avoir reçu une formation des Marines pendant l’occu­pation du pays par les États-Unis (1916–1924).

Patria, Minerva et María Teresa Mirabal, âgées respectivement de 36, 34 et 25 ans, savaient le risque qu’elles couraient en prenant la route ce jour-là, dans un pays où les opposant·es étaient souvent victimes de mystérieux accidents de voiture. Les deux plus jeunes avaient elles-mêmes été détenues quelques mois auparavant, sous le même chef d’accusation que leurs maris, et vivaient depuis assignées à résidence. La Jeep, conduite par leur chauffeur Rufino de la Cruz, est mitraillée sur le trajet retour par des agents de la police secrète du Servicio de inteligencia militar (SIM). Les passagères et le chauffeur sont battu·es à mort avant d’être précipité·es dans leur Jeep au fond d’un ravin pour maquiller le crime en accident.

La presse dominicaine, sous la coupe du régime, reprend cette version. Mais le peuple n’est pas dupe. Loin d’étouffer la contestation, l’assassinat de ces résistantes suscite une grande vague d’indignation et de colère entraînant la chute du dictateur. Trujillo, alors également dans la ligne de mire de Washington, est à son tour victime d’une embuscade mortelle six mois plus tard, le 30 mai 1961. Il faut cependant attendre la fin des années 1970 pour que la République dominicaine s’engage dans une transition vers un régime démocratique.

« Vivantes en leur jardin »

Entre 1930 et 1961, dans un pays qui comptait alors 3 millions d’habitant·es, Trujillo et son bras armé, le SIM, auraient provoqué jusqu’à 50 000 exécutions, incluant le massacre raciste de milliers de Haïtien·nes noir·es travaillant dans les plantations dominicaines. Le despote, autoproclamé « bienfaiteur de la patrie », avait érigé un véritable culte autour de sa personne, tout en accaparant une grande partie des richesses du pays. « Ce furent des années de terreur et de carnage, de trahisons, de délation et de destructions, mais ce fut aussi l’époque où l’héroïsme des gens s’est manifesté avec le plus de force », écrit encore Dedé Mirabal.

Les Mirabal sont une famille d’opposant·es politiques de haut vol, emmenée notamment par Minerva. En janvier 1959, inspirée par la chute du dictateur cubain Fulgencio Batista, elle a créé le principal réseau de résistance de gauche dominicain. C’est le point de départ du Mouvement du 14 juin – référence à la date d’une tentative avortée de débarquement révolutionnaire en juin 1959, depuis Cuba –, dont Manuel Aurelio Tavárez, l’époux de Minerva, devient président. Leur programme ? Éradiquer la tyrannie, élire une assemblée constituante, organiser des élections libres tous les quatre ans, engager une réforme agraire. Et en attendant… réunir des armes pour faire tomber le dictateur.

Durant sa clandestinité, Minerva Mirabal se fait appeler Mariposa, « papillon » en espagnol. Un clin d’œil à ceux qui volaient un peu partout dans le jardin de la maison familiale à Salcedo, dans le nord du pays, et un symbole de transformation qui devient le surnom des trois sœurs, Las Mariposas. Ce surnom renvoie aussi à la métaphore de l’effet papillon, théorisé dans les années 1970 par le météorologue étasunien Edward Lorenz, selon lequel le battement d’ailes d’un papillon au Brésil pourrait théoriquement provoquer une tornade au Texas.


« La violence est l’un des principaux mécanismes sociaux par lesquels les femmes sont maintenues en situation d’infériorité par rapport aux hommes. »

Résolution 54/134 des Nations unies, 1999

L’assassinat de trois femmes en République dominicaine peut-il pousser des centaines de milliers de femmes à travers le monde à défiler dans les rues pour dénoncer les violences de genre ? La réponse est oui. Car ce n’est pas uniquement en raison de leur engagement politique que les sœurs Mirabal ont été assassinées, mais aussi parce qu’elles étaient des femmes vivant sous un régime dictatorial d’impunité sexuelle.

L’histoire telle qu’elle est racontée par Dedé Mirabal en témoigne : le dictateur Trujillo avait, un jour de 1949, invité la famille Mirabal à une fête, avec l’intention de mettre Minerva dans son lit. Impossible de refuser l’invitation, au risque de subir des représailles. Les Mirabal viennent en nombre autour de la jeune femme dans l’espoir de servir de rempart. « Nous étions également inquiets qu’elle puisse boire dans un verre » contenant « une sorte de drogue qui faisait tomber les femmes dans [l]es bras [de Trujillo] », écrit encore Dedé. Minerva, âgée de 22 ans, est contrainte d’échanger quelques pas de danse avec le tyran.

Maintes fois répétée, l’histoire de cette rencontre se raconte désormais à la manière d’une légende nationale. Dans l’une des versions, la plus populaire, Minerva aurait giflé le dictateur. Mais, d’après Dedé, elle lui a surtout tenu tête, en lui disant qu’elle s’opposait à sa politique.

À la suite de cette soirée, Trujillo fait arrêter et emprisonner le père Mirabal, qui décédera en 1952, affaibli par sa détention. Minerva est aussi interpellée à plusieurs reprises, interrogée sur ses liens avec les dirigeants socialistes et communistes, puis assignée à résidence jusqu’à ce qu’elle puisse enfin s’inscrire à la faculté de droit, sans savoir qu’elle ne pourra jamais prêter serment.

« Une construction collective »

Pour la philosophe et sociologue française Jules Falquet, dont le travail contribue depuis plusieurs décennies à faire connaître les luttes et les penseuses d’Amérique latine, « en dehors de ce continent, les mouvements féministes n’ont pas assez fait le rapprochement entre la date du 25 novembre et l’histoire des sœurs Mirabal, encore moins avec le travail des féministes dominicaines qui ont proposé cette date ». Un constat que partage la militante dominicaine pour les droits des femmes, Sergia Galván Ortega : « Il y a une méconnaissance de notre rôle dans la commémoration de ce jour. Mais nous, les Dominicaines, n’avons pas non plus voulu nous approprier cet événement, car il s’agit d’une construction collective du mouvement féministe latino-américain. »

Des affiches de différent·es révolutionnaires martyr·es dominicain·es sont plantées dans un jardin.
Près de Salcedo en République dominicaine, la Casa Museo Hermanas Mirabal rend hommage aux révolutionnaires martyr·es dominicain·es dans le jardin de l’ancienne maison des sœurs Mirabal transformée en musée.
Crédit : PETER HOHENHAUS OF DARK-TOURISM.COM

C’est en effet lors de la première Rencontre féministe de l’Amérique latine et des Caraïbes, organisée en juillet 1981 à Bogotá (Colombie) que la date du 25 novembre a été une première fois choisie pour alerter sur les violences faites aux femmes. Près de 200 militantes venues du Mexique, de Porto Rico, d’Équateur, du Vénézuéla et de six autres pays du continent se sont réunies durant quatre jours. Quelques autres font le voyage depuis l’Europe, le Canada et les États-Unis. « Nous étions heureuses de nous rencontrer. On a discuté de la santé des femmes, de sexualité, de mortalité maternelle, d’avortement, et de très nombreux thèmes », se remémore Sergia Galván Ortega. Enseignante et activiste, elle fait alors partie de la délégation dominicaine. Composée d’une vingtaine de femmes, emmenée par la sociologue Magaly Pineda – figure incontournable du féminisme dominicain, décédée en 2016 –, elle est la délégation la plus fournie juste après la délégation colombienne. Cela a probablement pesé dans la balance quand, le dernier jour, il fut question de fixer « une journée d’actions contre la violence pour interpeller les autorités sur le sort réservé aux femmes », reconnaît-elle.

Les dates de naissance ou de mort de Flora TristanFemme de lettres franco-péruvienne, Flora Tristan (1803–1844) a subi des violences conjugales qui ont failli lui coûter la vie. Féministe et socialiste, elle a, parmi d’autres droits, milité pour celui des femmes à divorcer. sont proposées, mais c’est finalement le jour de l’assassinat des sœurs Mirabal, le 25 novembre donc, qui remporte l’adhésion. « Nous avons rappelé que leur assassinat symbolisait la violence politique, institutionnelle et sexuelle », se souvient Sergia Galván Ortega. Politique, car le meurtre a été orchestré par le dictateur. Institutionnelle, parce que Minerva Mirabal, qui était l’une des premières femmes à mener des études de droit dans son pays, avait été interdite d’exercer. Sexuelle, enfin, parce que Trujillo avait systématisé les violences sexuelles contre les femmes en kidnappant celles « qui lui plaisaient, après les avoir repérées dans des fêtes ».

Quand elles racontent cette histoire, à Bogotá en 1981, les Dominicaines font l’unanimité. À partir de là, des marches sont organisées dans plusieurs pays à cette date. À Saint-Domingue, le premier défilé a lieu le 25 novembre 1982 sur le parvis de l’université autonome et, là encore, c’est un choix symbolique. « Nous étions plusieurs centaines, de tous les secteurs, des travailleuses, des paysannes, des jeunes de classe moyenne. On a chanté des poèmes pour les sœurs Mirabal », se rappelle Sergia Galván Ortega, qui explique que l’anniversaire de la mort des sœurs Mirabal fédère aujourd’hui chaque année jusqu’à 8 000 manifestantes en République dominicaine. « Cette mobilisation a conduit à l’adoption de lois, notamment celle de 1997, la première à punir les violences intrafamiliales », précise encore l’enseignante.

Mais la mobilisation ne faiblit pas car il reste du chemin à parcourir. L’avortement reste un crime, y compris en cas de viol, ce qui fait de la République dominicaine l’un des pays les plus restrictifs en matière de droits reproductifs. Par ailleurs, selon l’ONG Human Rights Watch, les violences perpétrées à l’encontre des personnes LGBTQIA+ ne sont pas légalement reconnues comme des discriminations.

Le féminicide : une « non-idée politique »

Jules Falquet se souvient du « choc » qu’elle éprouve en atterrissant en 1989 au Mexique quand elle découvre qu’il existe, dans certains pays d’Amérique latine, des défilés féministes le 25 novembre : « C’était tellement impressionnant de voir des milliers de femmes dans les rues contre les violences, alors que ça n’existait pas en Europe. » La chercheuse effectue sur place des recherches pour son mémoire de master sur la scolarisation des femmes autochtones au Chiapas. Elle traduit notamment certains textes de l’anthropologue afro-dominicaine lesbienne Ochy Curiel qui propose une approche décoloniale du féminisme. « C’est important de souligner l’agentivité des femmes latinas en général, et dominicaines en particulier, car leur apport, pourtant conséquent, est souvent négligé », insiste-t-elle.

Dans Pax neoliberalia. Perspectives féministes sur (la réorganisation de) la violence (éditions iXe, 2016), Jules Falquet étudie aussi le concept de féminicide. Largement répandu dans la sphère hispanophone, il se diffuse en France à partir des années 2010, à la faveur de la campagne de Jean-Michel Bouvier pour que le meurtre de sa fille Cassandre et de son amie Houria Moumni, survenu à Salta (Argentine) en 2011, soit reconnu comme spécifiquement lié à leur genreLes deux touristes françaises ont été violées et tuées le 15 juillet 2011 alors qu’elles randonnaient dans le nord de l’Argentine. Un seul des trois suspects a été reconnu coupable de viol et de meurtre ; il a été condamné à trente ans en juin 2014.. En 2014, l’association Osez le féminisme demande la reconnaissance officielle de ces « meurtres misogynes », avant que le mot entre dans le Petit Robert en 2015.

L’une des particularités du triple assassinat des sœurs Mirabal, c’est qu’il s’agit d’un féminicide, perpétré à une époque où ce concept n’avait pas encore été formulé. Il est alors au stade d’une « non-idée politique », au sens où l’entend la docteure en sciences politiques Margot Giacinti dans son livre Le Commun des mortelles. Faire face au féminicide (Divergences, 2025) : « Une idée qui, quoique présente dans les théorisations (des) subalternes depuis le XIXe siècle, ne sera conceptualisée sous le terme féminicide et ne fera événement qu’à l’approche du XXIe siècle. »

Le mot « féminicide » est utilisé une première fois en public, en mars 1976 à Bruxelles, à l’occasion du Tribunal international des crimes contre les femmes, un forum féministe important de cette décennie (lire notre article dans La Déferlante n° 12). Diana Russell, l’une des organisatrices venues des États-Unis, l’utilise pour qualifier les meurtres conjugaux dans un discours précurseur, dont il ne reste aucune trace dans les archives. La vraie théorisation de ce terme date de 1992, quand paraît l’ouvrage collectif Femicide: The Politics of Woman Killing (Twayne Publishers, non traduit en français), codirigé par Diana Russell et la criminologue britannique Jill Radford.

Sa définition dépasse le cadre conjugal pour recouvrir tous les pans de la vie d’une femme. Dans un chapitre intitulé « Le terrorisme sexiste contre les femmes » rédigé avec Jane Caputi, le mot est défini en ces termes : « Le féminicide se situe à l’extrême d’un continuum de terreur antiféminine incluant une grande variété de violences sexuelles et physiques, telles que le viol, la torture, l’esclavage sexuel […] l’hétérosexualité forcée, la stérilisation forcée, la maternité forcée (en criminalisant la contraception et l’avortement), la psychochirurgie, la sous-nutrition des femmes dans certaines cultures… » 

La diffusion d’un concept

L’ouvrage de Diana Russell et Jill Radford, pierre angulaire de la lutte contre les féminicides, va voyager en Amérique latine où des chercheuses s’en emparent pour inspirer des enquêtes de terrain. Celle de Ciudad Juárez, à la frontière nord du Mexique, est probablement la plus connue, car la découverte de fosses communes dans les années 1990 et le phénomène massif des disparitions forcées de femmes ont été médiatisés par la presse internationale.

Des chercheuses, elles-mêmes médiatiques, ont aussi travaillé sur ce terrain, dont l’Argentino-Brésilienne Rita Laura Segato (lire son portrait dans le numéro 14 de La Déferlante). Dans les articles de référence, le travail de Montserrat Sagot et Ana Carcedo au Costa Rica est aussi souvent mentionnéLire à ce sujet la thèse de Mariana Rojas Mora : « “Vivas en la memoria” : tensions pour la reconnaissance et luttes pour la justice autour des fémicides au Costa Rica », université Paris Cité, 2022.. On sait moins, en revanche, que les Dominicaines ont été parmi les pionnières de la recherche sur le féminicide, avec par exemple, le travail d’enquête de Susi Pola sur les féminicides perpétrés de 2000 à 2006 en République dominicaine.


« Honorons la mémoire de celles qui, comme Patria, Minerva et María Teresa, dans leurs heures les plus difficiles, ont été des colonnes de marbre qui ont résisté. »

Minou Tavárez Mirabal, fille de Minerva Mirabal

En France, les universitaires ne s’emparent véritablement du concept qu’à partir de 2016, grâce notamment à la petite-fille d’une des trois Mariposas, Camila Minerva Rodríguez Tavárez, venue étudier dans les années 2010 à Sciences Po Paris, sur le campus de Poitiers spécialisé dans le monde latino-américain. C’est elle qui fait découvrir les détails de l’histoire de ses aïeules à ses professeur·es. Sa mère, Minou Tavárez Mirabal, est invitée à participer à un colloque en 2016. Fille de Minerva et Manolo, elle est devenue femme politique en République dominicaine et préside le conseil de direction du Fonds au profit des victimes de la Cour pénale internationale. « On connaissait l’histoire de l’assassinat des sœurs Mirabal, qui rentrait pour nous dans un cadre de violences politiques. Rencontrer sa fille nous a fait prendre conscience que c’était aussi une violence de genre », estime l’historien Frédéric Chauvaud. Sa collègue Lydie Bodiou, coorganisatrice du colloque, relève : « C’est la première fois qu’on s’emparait de ce terme et de ce concept pour en faire un objet de recherches scientifiques. »

Ce colloque a donné naissance à l’ouvrage On tue une femme. Le féminicide. Histoire et actualités (Hermann, 2019), auquel a également contribué Jules Falquet, qui sert de relais à la diffusion académique du concept de féminicide en France. Minou Tavárez Mirabal en signe l’épilogue : « Minerva Mirabal et ses sœurs ne reposent pas en paix. […] Parce que, aujourd’hui encore, les défis et les préoccupations politiques et sociales qu’elles ressentaient pour la démocratie, pour la justice, pour les droits de l’homme et ceux des femmes restent des défis pour notre société. »

Deux pancartes en hommage aux sœurs Mirabal et à la militante kurde Nagihan Akarsel lors d'une manifestation.
Le 25 novembre 2022 à Marseille, des manifestantes féministes brandissent des pancartes en hommage aux soeurs Mirabal et à la militante kurde Nagihan Akarsel.
Crédit : PHOTO12 / ALAMY / SOPA IMAGES, SOPA IMAGES LIMITED

Le 25 novembre 2024, vingt-cinq ans après que l’ONU a décrété que cette date aurait une portée internationale, Minou Tavárez Mirabal a été invitée à la tribune des Nations unies à New York pour parler du rôle politique de sa mère et de ses tantes en République dominicaine. « Honorons la mémoire de celles qui, comme Patria, Minerva et María Teresa, dans leurs heures les plus difficiles, ont été des colonnes de marbre qui ont résisté », dit-elle encore. Pour leur fille et nièce, cet héritage est un défi – conserver l’espoir, briser la peur dans ces temps obscurs – autant qu’un horizon utopique : il s’agit de se projeter « vers cet avenir meilleur que l’humanité mérite ».

Sergia Galván Ortega, qui a travaillé pour le ministère dominicain des droits des femmes, retient l’essentiel : « Je me sens fière d’avoir fait partie de cette histoire, qui prouve ce dont le mouvement féministe est capable. »

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