ACCÈS LIBRE
31.07.2025 à 17:32
La Déferlante
Ancolie est une sorcière de 27 ans qui trompe une existence terriblement ennuyeuse en picolant dès le petit déjeuner, en couchant avec Loïc – son ex toxique – et en écumant les bars. Mais, à l’approche du Congrès annuel des sorcières, elle apprend que son mode de vie scandalise le Haut Conseil. Pour éviter l’excommunication, elle se lance dans un défi « un peu hippie-neuneu » : fabriquer un sortilège d’empathie pour enrayer la montée du fascisme, la fracture sociale, les super profits et la pollution des nappes phréatiques.
Après La vie est une corvée (Exemplaire, 2023), Ernestine (Même pas mal, 2024) et Peur de mourir mais flemme de vivre (Exemplaire, 2025), le quatrième album de bande dessinée de Salomé Lahoche ressuscite son double maléfique sous les traits, cette fois-ci, d’un personnage de fiction. Elle nous embarque dans un univers trash et baroque au pouvoir hautement hilarant.
→ Salomé Lahoche, Ancolie, Glénat, 2025. 23 euros.
« Ma mère s’appelle Blanche. Elle a 58 ans […] Elle aime la nature, lire, accrocher des citations dans ses WC. […] Elle continue de désinfecter les toilettes derrière elle… » Ainsi commence Blanche, le poignant récit graphique de Maëlle Reat. L’autrice raconte sa mère, séropositive depuis l’âge de 20 ans. Construite comme un entretien entre mère et fille, la bande dessinée déroule les fragments d’une existence traversée par la drogue, la stigmatisation, la peur, le secret, mais aussi par l’amour, la maternité, l’humour, les liens familiaux et le soutien d’associations comme AIDES. Avec finesse, Maëlle Reat lie l’histoire individuelle de Blanche à celle, plus collective, des porteurs et porteuses du VIH en France des années 1980 jusqu’à aujourd’hui.
→ Maëlle Reat, Blanche, Glénat, 2025. 26 euros.
Quand Antonia Crane pousse, pour la première fois, la porte d’un strip-club californien à la fin de son adolescence, elle n’a pas spécialement envie d’y travailler, s’entend bien avec sa mère et ne crève pas de faim. Jeune étudiante, elle a quitté le foyer familial fragilisé par la dépendance de son frère à l’héroïne et un beau-père autoritaire et lesbophobe. Mais elle doit payer son loyer. Dans un style cru mais jamais voyeur, l’autrice – qui a participé à la création du premier syndicat de stripteaseuses aux États-Unis en 1996 – raconte la travailleuse du sexe lesbienne toxicomane qu’elle a été. Sans l’idéaliser, elle présente le travail du sexe comme un terrain paradoxal de reprise de pouvoir sur sa vie et sur son corps, donnant à voir une sororité des marges rarement mise en lumière. Partageant son parcours sur des chemins de traverse jalonnés d’émotions et riches d’aspérités, elle dresse aussi, en creux, le triste portrait d’une classe moyenne blanche états-unienne fracassée par son absence d’avenir.
→ Antonia Crane, Consumée, traduction de Michael Belano, éditions 10/18, 2023. 8,90 euros.
Sociologue peinant à « fréquenter facilement un monde » et ses institutions de pouvoir « telles que l’hétérosexualité, la famille et l’université », Fatma Çıngı Kocadost nous embarque dans une exploration féministe de l’hétérosexualité observée depuis les quartiers populaires où évoluent les jeunes femmes d’origine maghrébine. Accessible, riche, incarné et tendre, cet essai vient rappeler l’urgence d’un débat dans le mouvement féministe : ses impasses libérales, les contradictions du présent, mais aussi les possibilités collectives qui affleurent dès qu’on l’envisage comme une lutte pour l’émancipation de toutes et tous.
→ Fatma Çıngı Kocadost, La promesse qu’on nous a faite, éditions de l’EHESS, 2025, 288 pages. 15 euros.
Dans le dernier épisode en date de sa série audio, Vivons heureux avant la fin du monde, Delphine Saltel s’intéresse à la figure repoussoir du beauf, récemment explorée par Rose Lamy, dans son essai Ascendant beauf (Le seuil, 2025). Tricotant la parole de l’autrice féministe avec celle du sociologue Félicien Faury, auteur d’une enquête sur l’électorat d’extrême droite, et de la réalisatrice Delphine Dhilly, née dans une famille d’éleveurs de porcs dans l’est de la France, elle interroge les mécanismes du mépris de classe. Comme toujours, dans ses documentaires audio, Delphine Saltel, fille de médecin parisien, admet volontiers ses propres préjugés. Elle en fait le matériau premier d’une réflexion lucide et enthousiaste à laquelle on prend part avec beaucoup de plaisir.
→ Delphine Saltel, « Chacun son beauf : à quoi sert le mépris de classe ? », Arte Radio, 3 juillet 2025.
Lucy (Dakota Johnson) est une entremetteuse professionnelle qui évolue au sein des beautiful people new-yorkais·es dans le but de réaliser le match parfait. Pour elle comme pour ses client⋅es fortuné⋅es, un mariage réussi repose sur la rencontre, non pas de deux personnes qui tombent amoureuses, mais de patrimoines génétiques (grande taille pour les hommes, minceur pour les femmes) et financiers qui, mis en commun, assureront sur le long terme, la prospérité et le rayonnement social du couple. Évidemment, les certitudes de Lucy vacillent lorsqu’au cours d’une même soirée, elle rencontre le très smart et fortuné Harry (Pedro Pascal) et recroise John (Chris Evans) son amour de jeunesse fauché comme les blés. Sous l’apparence d’une comédie romantique un peu idiote, le film est en réalité une critique féroce de ce que le capitalisme fait au couple, doublé d’une satire grinçante de la masculinité dominante.
→ Celine Song, Materialists, 2025. En salle actuellement.
Des années 1970 aux années 2000, la Française Marie-Laure de Decker était l’une des rares femmes photojournalistes à travailler sur les terrains de guerre. Au Tchad, au Vietnam, au Yémen, en Palestine, elle a photographié les « à‑côtés » de la guerre : les soldats au repos, la prostitution à l’arrière des lignes de front. Engagée en faveur des mouvements sociaux et de libération, elle photographie également des militantes féministes dans les années 1970 ou encore l’écrivaine Annie Ernaux. Mais, au sein de la rétrospective que lui consacre la Maison européenne de la photo, le plus saisissant sont ses autoportraits, réalisés tout au long de sa carrière. De ses débuts dans des chambres d’hôtel à l’étranger, jusqu’aux dernières années de sa vie, en passant par ses grossesses et l’arrivée de ses enfants, elle documente à travers le miroir, sa condition de femme photographe.
→ Marie-Laure de Decker, exposition « L’image comme engagement », à la Maison européenne de la photographie (Paris), jusqu’au 28 septembre 2025.
29.07.2025 à 16:16
Pauline Ferrari
L e 8 juillet 2024, au lendemain du second tour des élections législatives, l’influenceur Thibaud Delapart, dit « Tibo InShape », prend la parole sur X, après qu’un bon nombre d’internautes lui ont reproché de ne pas s’être prononcé sur la situation politique : « La seule chose qui m’importe le plus, c’est vous motiver à pratiquer une activité physique. […] J’estime que je n’ai pas à influencer le vote de qui que ce soit », se justifie-t-il dans une courte vidéo.
Tibo InShape n’est pas un influenceur fitness comme les autres. Il dispense des conseils en musculation, mais donne aussi dans la vidéo d’actualité et de témoignage, comme lorsqu’il interviewe des personnes trans, des victimes de dérives sectaires ou encore des personnes en situation de handicap. Ce qui donne à ses contenus un caractère informatif. « Les gens sont en demande d’une information dans un format différent, divertissant, dans une authenticité construite et avec des intérêts alignés sur les leurs », analyse Anaëlle Gonzalez, doctorante en sciences de la communication à l’université de Louvain (Belgique). Une authenticité mise en scène, et dans laquelle Thibaud Delapart excelle. À travers ses vidéos pleines de motivation et d’humour – parfois lourd –, il met en avant ses sujets de prédilection, et transmet ainsi un ensemble de valeurs et une vision du monde qui lui sont propres.
Cette image est le fruit d’un storytelling que Tibo InShape a lui-même construit. Alors qu’il a 17 ans, le jeune Toulousain est agressé dans la rue par un groupe de jeunes hommes, aussitôt interpellés et condamnés par la justice. Traumatisé, il se jure de se donner les capacités de se défendre et se met à la musculation. « Ce n’est pas un héritier, il s’est construit seul selon l’idéal individualiste propre aux sociétés démocratiques », détaille Guillaume Vallet, économiste et sociologue, auteur de La Fabrique du muscle (L’échappée, 2022). Thibaud Delapart poste sa première vidéo en 2013, quatre ans après son agression, pour partager sa routine sportive avec ses amis. Thibaud Delapart devient Tibo InShape.
Pendant plus de dix ans, il poste très régulièrement, et commence à fédérer une communauté : la TeamShape. Il impose sa marque de fabrique : un grand « DAMN ! » en début de vidéo et des boîtes d’œufs vides en arrière-plan, qui évoquent la consommation de protéines nécessaire à son régime sportif. Sans oublier les traits d’humour sexistes : il appelle les femmes « les petites » ou parle de leurs « meules » (les seins, en argot), expressions qu’il finira par faire disparaître de son langage. Au fil des années, il diversifie ses contenus. La prise de risque est très relative : « Avec une communauté fidèle, on peut prendre des libertés sans craindre de perdre des abonné·es », note Stéphanie Lukasik, maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université d’Aix-Marseille et experte au Conseil de l’Europe sur la responsabilisation des créateur·ices de contenus.
D’abord simple passionné de muscu, le vidéaste se mue en bâtisseur d’empire. Il développe un business parallèle : vente de produits dérivés, de compléments alimentaires, d’applications de coaching ou de conseils personnalisés. Selon Guillaume Vallet, l’entrepreneur sportif présente un modèle de réussite : « Le muscle est fonctionnel, la masse musculaire est forte et mobile », le corps est une valeur marchande essentielle pour construire le prototype du self-made-man influenceur. En clair, Tibo InShape incarne un super-héros des temps modernes, ce qui se ressent dans sa routine : régime alimentaire contrôlé, pas d’alcool ni de drogues, plus de jeux vidéo ni de porno ; travail le week-end et très peu de vacances, comme il l’explique dans un portrait de Libération
Si le grand public connaît Tibo InShape, c’est avant tout parce qu’il est à l’origine de nombreuses polémiques, qu’il semble accumuler comme une collection de badges de l’ancien scout qu’il a été. En 2018, c’est sa vidéo au camp d’Auschwitz-Birkenau qui est vivement critiquée, en particulier pour son ton enjoué. En 2019, des messages racistes et homophobes, qu’il a publiés entre 2009 et 2013, refont surface. « Un Noir réélu [Barack Obama], le mariage des homosexuels adopté. Ce sera pas une journée facile », pouvait-on lire sur Facebook. Après avoir donné plusieurs versions pour justifier ces messages, il s’est finalement expliqué en 2022 dans une vidéo
À chaque polémique, Tibo InShape s’excuse, et jure de faire mieux. Au fil du temps, l’influenceur est devenu expert dans la provocation pour gagner de l’attention. Mais après dix ans sur Internet, il reconnaît lui-même auprès de Libération que, « au final, dire une dinguerie et s’excuser, ça fonctionne sur l’audience, mais ça a ses limites ». Limites en ce qui concerne l’éthique, ou l’impact marketing ? L’entrepreneur ne précise pas.
Éduqué dans une famille conservatrice et catholique, Tibo InShape estime, dans une interview vidéo accordée au Crayon
Il est d’ailleurs apprécié dans un camp politique s’étendant des macronistes à l’extrême droite, en passant par Les Républicains. Pendant la campagne des législatives de 2024, il est cité par Jordan Bardella, candidat du Rassemblement national, qui veut répondre à Squeezie, youtubeur fameux ayant ouvertement pris position contre l’extrême droite. Au début de 2025, il est retweeté par Laurent Wauquiez. Car Tibo InShape incarne l’ordre, une vision laborieuse du corps, le déploiement d’une virilité orientée vers l’action et le combat. Rythmés par des ruptures joviales qui créent la connivence, ses contenus valorisent le travail, la famille, la patrie. « Ce symbole de force et de puissance, de codes attendus de la virilité… Cela peut attirer des jeunes hommes », abonde l’économiste Guillaume Vallet. Cependant, Anaëlle Gonzalez, qui étudie l’impact politique et moral des influenceur·euses sur les adolescent·es, nuance : « Les contenus médiatiques peuvent avoir une influence sur les audiences, mais elle est souvent limitée et temporaire. » Les études sur le sujet suggèrent qu’il faut un grand nombre de variables extérieures aux contenus en ligne – comme la famille, les pair·es, le statut socio-économique – pour construire son opinion politique. À défaut d’avoir une incidence directe sur le vote de ses abonné·es, les vidéos de Tibo InShape participent à la création d’un monde dans lequel les garçons doivent apprendre à se battre pour défendre leur patrie et leur drapeau – emblème qu’il affiche fièrement sur le mur du fond de sa salle de sport.
Ses vidéos participent à la création d’un monde où les garçons doivent apprendre à se battre pour défendre leur drapeau et leur patrie.
Depuis quelques mois, Tibo InShape assure avoir changé. Au début de 2025, il présente ses vœux à ses abonné·es en parlant politique
Tibo InShape veut redorer son image auprès d’une certaine partie de la jeunesse, plus progressiste et diversifiée. Alors que les débats sur le port du voile dans le sport font rage dans les médias, il tweete le 25 mars 2025 : « Pour moi, le sport doit rester un moment de liberté qui nous rassemble. Chacun doit pouvoir pratiquer une activité sportive avec la tenue de son choix : croix, kippa ou voile. C’est un choix que chacun doit faire et on ne devrait pas lui imposer ni lui interdire. » Avec son image lissée, il a même fait partie des quelques personnes issues de la « société civile » qui ont pu poser une question à Emmanuel Macron, lors d’une émission télévisée spéciale le 13 mai 2025. La sienne portait sur la lutte contre l’obésité infantile à travers la promotion du sport à l’école, une cause a priori tout à fait consensuelle, d’autant que Tibo InShape avait pris soin d’évacuer toute lecture sociale ou politique d’un tel sujet.
Être le premier youtubeur de France implique en effet une forme de prudence dans l’expression, dès lors qu’on quitte le domaine du sport ou des aliments protéinés. Stratégies
Ce bric-à-brac idéologique est-il la manifestation d’une forme de cynisme intéressé, ou la marque d’une authenticité construite de toutes pièces ? Tibo InShape fait son marché en suivant l’air du temps, agrémentant son virilisme patriote de quelques prises de position gentiment libérales, histoire de ne froisser personne. Preuve qu’on peut avoir le muscle saillant et l’échine politique bien souple. •
29.07.2025 à 16:13
Lisa Mandel
– Salut Lisa, c’est La Déferlante !
– Ha salut, ça geitz ?
– Ben ouais on a un numéro spécial sur l’information et on voulais proposer une BD de six pages.
– Et vous avez pensé à moi ? Trop sympa !
– Bah en réalité, on avait proposé à Salomé Lahoche mais elle peut pas
– [Too much information]
Ah ouais ok haha
– On te propose une CARTE BLANCHE
– Ah, cool !
– Il faut fuste que ça parle de « comment dessiner dans un monde médiatique saturé par la surinformation et la désinformation »
– okééééé
– et ce que ça implique le fait d’être une autrice « OUT »
29.07.2025 à 16:05
Aline Bovard Rudaz
Depuis ses débuts, au milieu du XIXe siècle, la photographie permet aux photoreporteur·ices de documenter, témoigner et rendre compte du réel. Aujourd’hui, à l’ère de l’intelligence artificielle et du flot incessant d’images, notre confiance vis-à-vis des photos s’érode. Submergé·es par ce flux, nous sommes moins facilement ému·es et plus méfiant·es. Pourtant, l’image conserve un rôle essentiel dans le champ de l’information, particulièrement en ce qui concerne les sujets encore peu visibilisés.
Désormais, des contre-récits sont diffusés par des artistes photographes. En s’écartant des codes classiques de l’information, elles et ils proposent une approche plus sensible du réel. Ces artistes ne capturent pas des faits bruts, saisis sur le vif, mais construisent soigneusement une information visuelle, nourrie de vécus partagés, de récits personnels ou minoritaires, et de subjectivités longtemps écartées.
La photographie, ainsi mise au service d’une narration collective, devient un vecteur de visibilité, une pratique de collaboration et de soin, permettant de faire exister ce qui jusqu’alors avait été occulté.
L’œuvre de l’artiste pluridisciplinaire catalane Laia Abril (ci-dessous) illustre bien cette démarche. Depuis 2015, elle s’attelle à écrire visuellement l’histoire de la misogynie, en explorant les mécanismes d’oppression des femmes à travers le monde et l’histoire. Son travail, divisé en plusieurs chapitres conçus comme des enquêtes au long cours, mêle photographies, textes, archives, sons et installations. Dans ses livres et ses expositions, l’artiste rassemble ses recherches pour souligner et dénoncer ce qui caractérise la misogynie dans sa globalité.
Laia Abril est loin d’être la seule photographe à porter ce type de récits à travers une démarche artistique singulière. Le portfolio que nous vous présentons explore ces nouvelles formes de diffusion de l’information à travers six projets photographiques contemporains qui ne se contentent pas de montrer, mais cherchent à faire ressentir. L’image devient un vecteur d’empathie et de lien.
Les artistes ici réuni·es adoptent des démarches variées – autoportraits, mises en scène, prises de vue en studio, images documentaires – et imaginent aussi des modes de diffusion spécifiques, par des dispositifs d’exposition ou sur Internet. Bien que très différents les uns des autres, ces projets ont un point commun : un regard concerné, collaboratif, éthique, assumant la part politique et relationnelle de toute prise de vue. Car, aujourd’hui, transmettre une information, c’est aussi interroger comment, avec qui, par qui et à qui elle est transmise.
Dans sa série « Made of Smokeless Fire », Camille Farrah Lenain explore les identités queers au sein de la culture musulmane, en France. Partant de l’histoire de son oncle, gay, qui a grandi dans un foyer musulman, elle met en lumière d’autres récits de personnes à l’intersection des discriminations liées à l’orientation sexuelle, à l’identité de genre et au racisme. En photographiant celles et ceux qui portent ces identités plurielles, Camille Farrah Lenain donne à voir des personnes largement sous-représentées.
Dans cette série, Camille Gharbi aborde le thème de la soumission chimique : droguer une personne – une femme dans l’immense majorité des cas – à son insu ou sous la menace pour l’agresser sexuellement. Un délit difficilement démontrable. Chaque image illustre un cas réel en France, révélant l’agresseur et la substance utilisée. L’esthétique, épurée et quasi clinique, contraste avec la gravité du sujet. À rebours de l’image choc, l’artiste crée une distance qui favorise la réflexion et propose une prise de conscience par le sensible.
En 2010, la photographe états-unienne Haley Morris-Cafiero réalise avec « Wait Watchers » (un jeu de mots avec le programme d’amaigrissement Weight Watchers), une série photo conçue comme une expérience sociale : elle documente les regards des passants sur sa corpulence, inversant les rôles entre observée et observateur·ices. Face aux nombreux commentaires haineux, en ligne, que suscitent les images, l’artiste répond avec « The Bully Pulpit », un projet d’autoportraits où elle se met en scène et tourne en dérision ses détracteur·ices en utilisant le même média : Internet. Elle sensibilise ainsi l’audience au cyberharcèlement, tout en créant un espace où
les anonymes malveillant·es se retrouvent, symboliquement, face à leur propre reflet.
Loin du sensationnalisme médiatique habituel sur ce sujet, Julie Balagué entreprend de mettre en image le déni de grossesse dans « Anatomie de l’invisible ». En collaboration avec les femmes concernées, la photographe mêle images et textes pour restituer leur vécu intime. Son approche se distingue par une scénographie conçue pour servir le propos :
les images ne se lisent entièrement qu’à partir d’un point de vue précis, conceptualisant formellement l’aspect caché du déni de grossesse, avant que les femmes elles-mêmes n’en prennent conscience. Les visiteur·ices expérimentent ainsi, comme elles, une découverte.
« Anatomie de l’invisible » sera présentée pour la première fois en exposition publique du 3 novembre au 12 décembre 2025, à Paris, dans le cadre du festival Photo Days.
Nanténé Traoé
Tu vas pas muter
Nanténé Traoré s’intéresse au geste d’injection hormonale dans les parcours de transition des personnes trans. Dans « Tu vas pas muter », l’artiste invite à regarder autrement cet acte a priori médical, en en restituant les dimensions communautaires, de soin et de célébration. Loin de se résumer à l’acte de la piqûre, ces réunions sont des moments de partage, de transmission et de soutien. À travers des images empreintes de douceur, l’artiste met en lumière l’intimité de ces instants, tout en rassurant et en diffusant des savoirs autour de cette pratique essentielle dans la compréhension des transidentités.
Textes : Aline Bovard Rudaz
Conception : Ingrid Milhaud à partir d’une sélection réalisée avec Valérie Dereux et Louise Quignon.
29.07.2025 à 15:17
Cécile Alva
29.07.2025 à 14:48
Rozenn Le Carboulec
Et une de plus ! En 2025, il semble que pas une semaine ne s’écoule sans qu’une journaliste lance son infolettre. Au mois de mai, ma consœur Renée Greusard annonçait sur Instagram son départ du Nouvel Obs. « Évidemment que je vais lancer une newsletter, suivez-moi sur Substack même si je n’y comprends rien pour l’instant », concluait son post.
Substack, une des applications les plus en vogue du moment, permet à la fois d’envoyer et de recevoir des infolettres (gratuites ou payantes pour les abonné·es) d’une part et de publier des posts quotidiens, des podcasts ou des vidéos, comme sur n’importe quel réseau social. L’entreprise états-unienne a dépassé les cinq millions d’abonnements payants et compte « des dizaines de millions d’abonnés actifs » dans le monde, selon Farrah Storr, responsable des partenariats pour l’Europe, qui ajoute que la plateforme enregistre « une croissance continue […], y compris en France ».
En septembre 2024, je lançais moi-même ma newsletter, Gendercover, sur cette plateforme, qui se targue d’attirer « de nombreuses écrivaines féministes qui ont choisi Substack parce qu’elle leur donne la liberté de publier selon leurs propres conditions ».
La preuve : tout comme l’ancienne journaliste de Marie Claire Mélody Thomas, la journaliste et essayiste féministe Lauren Bastide a directement été démarchée par la plateforme, où elle a lancé La Douceur en juillet 2024, en parallèle de son podcast Folie douce.
Est-ce à dire que Substack, Kessel ou Patreon seraient désormais le lieu où s’expriment les journalistes féministes ? Ces applications semblent en tout cas proposer un nouvel espace de liberté.
Pourtant, comme les podcasts, qui, au moment de leur essor, existaient déjà depuis des années – Arte Radio a par exemple été fondée en 2002 –, ce média n’a rien de nouveau. « En 2015, les newsletters les plus populaires étaient autant lues que des magazines comme Biba, donc en nombre de lecteur·ices, c’était comparable à la presse féminine », décrit Aurélie Olivesi, maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication. Elle compare les infolettres à des éditoriaux plus radicaux ou à des fanzines, et voit également « une grande porosité avec le podcast », qui, lui aussi, valorise « le point de vue situé » et la mise en avant de personnes et de sujets peu visibles dans les médias traditionnels. « À l’époque, il y avait un manque d’offre éditoriale féministe », témoigne ma consœur Clémentine Gallot, qui lançait avec Mélanie Wanga, dès 2017, la newsletter Quoi de meuf – avant que celle-ci, forte de plus de 50 000 abonné·es, ne devienne un podcast, déprogrammé par Nouvelles écoutes en 2022. Même constat pour la journaliste Mélody Thomas, qui créait avec Jennifer Padjemi en 2018 What’s good, une infolettre inclusive sous l’angle de la pop culture : « On était sur la première vague de résurgence des newsletters féministes. Pour nous, c’était l’occasion de parler de sujets qu’on ne voyait pas dans la presse française. »
Lire aussi : Podcast : celles qui murmurent à l’oreille des féministes
Face à un marché de newsletters sur le féminisme qu’elle estime « saturé », Clémentine Gallot a fait un pas de côté en choisissant cette fois-ci, avec Pauline Verduzier, de lancer Quoi de mum ? – clin d’œil à son précédent podcast – une infolettre sur la parentalité. Elle vante la liberté permise par ce format : « On s’est souvent fait retoquer des sujets en tant que pigistes, et là on peut faire ce qu’on veut, parler à la première personne, faire des reportages… On redevient maîtresses de nos angles et de nos sujets. » C’est précisément ce qui m’a motivée à lancer Gendercover, dans la foulée de la parution de mon livre, Les Humilié·es, pour continuer à analyser les discours contre l’égalité en matière de genre.
Lauren Bastide a lancé Folie douce sur Kessel, en parallèle du podcast du même nom, « pour pouvoir proposer des contenus sur la santé mentale », sur une « temporalité ralentie », explique-t-elle. C’est aussi l’envie de « pouvoir travailler sur un temps long » qui a motivé Mélody Thomas pour le lancement de La Perce-Oreille sur Substack en mars 2025. Et comme elle gagne aujourd’hui sa vie sans dépendre de la pige, la journaliste de mode a fait le choix de ne pas rendre payante sa newsletter. « J’avais besoin d’un espace de réflexion dégagé des questions pécuniaires, pour ne pas en faire un énième travail, et de renouer avec l’idée d’écriture comme plaisir », confie-t-elle.
« On s’est souvent fait retoquer des sujets en tant que pigistes, et là on peut faire ce qu’on veut. On redevient maîtresses de nos angles et de nos sujets. »
Pauline Verduzier, journaliste
De mon côté, j’ai également décidé de laisser ma newsletter gratuite pour l’instant. La raison est que je n’ai pas du tout assez de temps à y consacrer. Justement parce que je dois gagner ma vie à côté, et que je ne peux pas me permettre de tout lâcher dans l’espoir que, un jour, à force de persévérance et de publications de qualité, celles-ci finissent par m’assurer une rémunération suffisante.
Face à la prolifération des offres, Clémentine Gallot et Pauline Verduzier ont préféré aller chercher l’argent du côté de la publicité et des partenariats plutôt que du côté des abonnements. Le but ? « Que ce soit un complément de revenu sur lequel on ait la main », explique Clémentine Gallot. Précurseuse avec le lancement en 2021 de Plan cash, devenu un média « qui parle d’argent aux femmes, sans tabou », Léa Lejeune a tout de suite opté pour la publicité. « On est sur un créneau très spécifique, donc ce n’était pas très dur de trouver un nouvel annonceur à partir du moment où on avait passé 5 000 abonnées », raconte-t-elle. Aujourd’hui, ces seuls encarts permettent à Plan cash, plus de 33 000 abonné·es, d’engranger entre 4 000 et 6 000 euros net de chiffre d’affaires par mois.
Lauren Bastide, pour qui la newsletter est « forcément un à‑côté de quelque chose », trouve à l’inverse plutôt « vertueux et sain » d’être dans une sorte de démarche de vente directe de productrice aux lecteur·ices : « J’y vois la possibilité d’avoir un revenu supplémentaire pour être moins dépendante des annonceurs de mon podcast, des maisons d’édition ou des médias ».
Pour Lauren Bastide comme pour d’autres, le fait de proposer un contenu payant permet aussi de filtrer à l’entrée : « Il y a, avec la newsletter, une espèce de communauté de valeurs et d’identité avec mes abonné·es, qui en fait un espace extrêmement safe. Je me sens cent fois plus en sécurité quand j’envoie un article via ma newsletter que quand je poste un truc sur Instagram par exemple. » À l’image de la sociologue, autrice et militante franco-israélienne Illana Weizman, qui a créé Impudique sur Kessel : « J’avais de plus en plus de mal à écrire et à être exposée. J’avais subi de grosses vagues de haine en ligne. Alors j’ai cherché un endroit refuge, qu’incarne aujourd’hui ma newsletter. Elle est payante, ce qui est aussi une espèce de gage. C’est comme si j’étais derrière une muraille. »
C’est la même envie de sécurité qui a motivé Taous Merakchi lorsqu’elle a lancé La Newsletter de l’horreur sur Patreon en 2019. Elle avait envie « d’un retour au blog », sans les risques de cyberharcèlement – dont elle a été victime. « J’avais besoin de deux choses, décrit-elle : un soutien financier et une barrière protectrice ; je ne voulais plus faire les choses publiquement. » Grâce à ses 920 abonné·es, elle gagne désormais entre 1 600 et 1 700 euros net mensuels. « J’espérais que ça puisse arriver, mais de là à ce que ça paie mon loyer, ça a changé ma vie… C’est grâce à ça que je peux vivre de ma plume », se réjouit-elle. Ce qui, à ses yeux, « aurait été impossible en s’en tenant aux médias traditionnels ».
Parmi les journalistes ayant récemment créé leur newsletter, plusieurs travaillaient dans de grands médias. « Si l’écosystème des médias allait mieux, on ne serait pas tous·tes en train de faire des newsletters », avance Clémentine Gallot, qui a subi la liquidation judiciaire du magazine féministe Causette en 2024.
Dans un contexte de crise de la presse, mais aussi de concentration et d’extrême-droitisation des médias, aux États-Unis comme en France, l’espace indépendant offert par la plateforme Substack n’est toutefois pas un eldorado, comme l’explique la chercheuse Marion Olharan Lagan, autrice de Patriartech. Les nouvelles technologies au service du vieux monde (Hors d’atteinte, 2024) et de la lettre Word Economy, elle-même hébergée sur Substack. « La plateforme se prévaut d’être un complément à l’industrie des médias, alors que la manière dont ses dirigeants opèrent montre qu’ils veulent la remplacer, ce qui est à mon sens très négatif », s’inquiète-t-elle.
L’entreprise ne s’en cache d’ailleurs pas. « Nous mettons en place un modèle économique et une infrastructure qui permettent aux auteurs et aux créateurs [sic] de bâtir leurs propres empires médiatiques indépendants », prétend la responsable des partenariats européens, Farrah Storr. Au risque d’y sacrifier quelques valeurs, met en garde Marion Olharan Lagan : « Les fondateurs de Substack appréhendent la liberté d’expression à la Zuckerberg [le patron de Meta], c’est-à-dire que tout le monde fait ce qu’il veut, y compris les néonazis. »
Avec la commission non négligeable de 10 % qu’elle se verse, la plateforme était en 2023 au cœur des critiques pour avoir tiré profit de contenus suprémacistes blancs et antisémites. En janvier 2025, Chris Best, un des fondateurs, se fendait d’un billet décrivant le créateur de Facebook et Elon Musk comme de fervents défenseurs de la liberté d’expression. Le trio, masculin, à l’origine de Substack a pour l’instant refusé de la revendre au patron de Tesla, mais… les abonnements à l’application ne financeraient-ils pas finalement en partie un énième boys’ club ? « Qui apparaît beaucoup sur les plateformes dominantes en France (Substack, Kessel et Patreon) ? Des hommes blancs et privilégiés », abonde Marion Olharan Lagan. Au moment de la rédaction de cet article, l’onglet News de l’application Substack faisait en effet apparaître très peu de femmes, encore moins racisées, parmi ses « top best-sellers », essentiellement en provenance des États-Unis.
Le système de recommandations proposé par Substack, et la présence des revues de presse dans les infolettres permettent la « construction d’une culture féministe en réseau », comme l’a nommée la chercheuse Aurélie Olivesi. Une « circulation des savoirs » que Lauren Bastide trouve « finalement très féministe ». À condition de « faire l’effort de nous trouver les unes les autres et de sortir de nos bulles respectives », met toutefois en garde Mélody Thomas. Celle-ci invite à orienter nos algorithmes pour mettre en avant davantage de personnes racisées : « Ce n’est pas que ce contenu n’existe pas, mais c’est qu’il est invisibilisé par notre propre consommation de l’information. »
En attendant de, peut-être, un jour, trouver un espace d’information plus vertueux, qui ne devienne pas un énième modèle d’exploitation des autrices les plus précaires, de nombreuses journalistes féministes incitent leurs consœurs à se lancer. Et bien qu’elle soit méfiante, Marion Olharan Lagan n’est pas en reste : « Je pense que l’idée est d’être un peu mercenaire. C’est-à-dire venir sur Substack, récupérer le plus d’abonné·es possible, pour ensuite partir et être indépendante. » •