ACCÈS LIBRE
01.05.2025 à 17:27
Mona Chollet
« Il faut vraiment différencier les sévices sexuels, qui sont des crimes et qui sont horriblement traumatisants, du contexte de violences [physiques] qui maintenant seraient inacceptables. […] Mais à l’époque, ça passait. » Ainsi parle Jean-Marie Berchon, maire de Lestelle-Bétharram, commune des Pyrénées-Atlantiques où se situe l’institution Notre-Dame-de-Bétharram [aujourd’hui Le Beau Rameau], dans un article publié sur le site de France 3 Nouvelle-Aquitaine le 20 février 2025. Entre les murs de ce collège-lycée catholique, de la fin des années 1950 jusqu’en 2024, des élèves ont été battus et violés ., et les alertes successives ont toutes été ignorées – y compris par François Bayrou, qui y a scolarisé plusieurs de ses six enfants, et dont la femme, Élisabeth Bayrou, y a enseigné le catéchisme. L’affaire a éclaté au grand jour en novembre 2023 et a pris une ampleur nouvelle en février 2025 (lire l’encadré page 86), quand Mediapart a publié des documents prouvant que, contrairement à ce qu’il affirmait, l’actuel premier ministre était bien au courant des violences infligées au sein de l’établissement privé. Conseiller général des Pyrénées-Atlantiques (1982–2008), président du conseil général (1992–2001), maire de Pau (depuis 2014), mais aussi ministre de l’Éducation nationale (1993–1997) : on perd le compte des fonctions au titre desquelles François Bayrou aurait pu agir.
Au sujet des coups, le « c’était une autre époque » revient régulièrement dans les commentaires. Ainsi, le 25 février 2025, dans « Télématin » (France 2), le député MoDem Marc Fesneau rappelait, pour relativiser l’inaction de François Bayrou, que les châtiments corporels dans les écoles n’avaient été formellement interdits qu’en 1991. « C’est vrai que la rumeur, il y a vingt-cinq ans, laissait entendre qu’il y avait eu des claques à l’internat. Mais des risques sexuels, je n’en avais jamais entendu parler », déclarait François Bayrou lui-même un an plus tôt au Parisien (29 mars 2024).
D’après les témoignages d’anciens élèves de Notre-Dame-de-Bétharram, les violences physiques et sexuelles perpétrées au sein de l’établissement remontent aux années 1950 et ont été principalement commises dans les années 1980 et 1990. En 1996, un parent d’élève porte une première plainte contre un surveillant pour coups et blessures. Quelques mois plus tard, un rapport d’inspection blanchit l’établissement mais l’affaire éclate à nouveau en 1998 avec une plainte qui accuse de viols le père Silviet-Carricart. L’ancien directeur de l’établissement est alors exfiltré au Vatican, à Rome, où il se suicidera un an plus tard. En octobre 2023, un groupe Facebook d’anciens élèves victimes est créé : les témoignages se multiplient.
À ce jour, sur les 200 plaintes déposées pour des violences physiques, des agressions sexuelles et des viols – seules deux ne seraient pas prescrites et près de la moitié concernent des faits à caractère sexuel –, pour lesquels 14 agresseurs présumés ont été identifiés. L’ampleur de ce scandale en fait « l’affaire de pédophilie la plus importante de France », selon Alain Esquerre, fondateur et porte-parole du collectif des victimes de Bétharram, qui, à l’heure où nous bouclons ce numéro, allait sortir un livre Le Silence de Bétharram. Le récit choc du lanceur d’alerte et ancien élève aux éditions Michel Lafon.
Cette complaisance à peine voilée trahit un secret de polichinelle : là comme ailleurs, les violences physiques et psychologiques n’étaient pas une anomalie, mais une méthode éducative. Si certains parents avaient confié leur enfant à l’institution en toute innocence, d’autres « savaient », affirmait encore le maire de Lestelle-Bétharram (site de France 3, 20 février 2025). « Ils y envoyaient leurs enfants pour ça, pour qu’ils soient bien cadrés. “Tu ne travailles pas ? Tu vas y aller.” “Tu fais la forte tête ? Là-bas, ils vont te mater.” » Ainsi, Patrice y est entré en 1986 parce que son père, militaire, était furieux qu’il redouble. Le directeur de l’époque, le père S., l’a reçu dans son bureau avec ses parents. À la fin de l’entretien, il lui a mis une énorme gifle en disant : « Ici, ça, c’est une caresse. » Ses parents n’ont pas réagi, ce qui amène Patrice à conclure qu’ils ont « signé un chèque en blanc aux curés » (site de France 3, 16 mai 2024).
« Il y a de quoi rester rêveuse en imaginant combien la société pourrait changer si on entendait enfin les enfants. »
Avec un taux de réussite au bac très élevé, l’institution avait la réputation d’un établissement « d’excellence ». Et il semble aller de soi que l’« excellence » s’obtient en terrorisant et en humiliant les élèves. « Les violences, c’est ce qui faisait l’ADN de l’établissement », a déclaré le porte-parole des victimes, Alain Esquerre. Cette éducation dite « stricte », « à la dure », impliquait de « briser l’enfant ». Françoise Gullung, professeure de mathématiques à Bétharram qui a tout tenté pour mettre fin aux violences, se souvient d’enfants « éteints, apeurés », « maintenus dans un état de soumission extrême » (Mediapart, 20 février 2025).
Dès lors, n’est-il pas un peu hypocrite de s’étonner que cette domination totale ait aussi impliqué des agressions sexuelles et des viols ? Croit-on encore que de tels délits et crimes sont exceptionnels ? Selon le rapport de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) publié en 2023, 160 000 enfants subissent des violences sexuelles chaque année ; 5,4 millions de femmes et d’hommes en ont été victimes dans leur enfance. D’après l’enquête menée par l’Inserm pour le compte de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église catholique (Ciase) et publiée en 2021, l’Église est le deuxième cadre dans lequel ces violences se produisent (la famille étant le premier, et de loin). Le nombre de victimes mineures est estimé à 330 000, et 30 % des violences commises par des clercs l’ont été dans des établissements scolaires, en particulier entre les années 1950 et 1970. Dans le sillage des révélations sur Notre-Dame-de-Bétharram, les dénonciations de violences physiques et parfois sexuelles dans d’autres institutions catholiques se sont multipliées : Notre-Dame-de-Garaison (Hautes-Pyrénées), Notre-Dame-du-Sacré-Cœur (Landes), Saint-François-Xavier (Pyrénées-Atlantiques), Saint-Pierre (Finistère), Ozanam (Nouvelle-Aquitaine) …
Éduquer les enfants en les brisant : c’est ce que la pédagogue allemande Katharina Rutschky, en 1977, a baptisé la « pédagogie noire ». La psychanalyste suisse Alice Miller a repris et développé ce concept dans son livre C’est pour ton bien , complété par plusieurs ouvrages ultérieurs . Elle se réfère en particulier à l’éducation autoritaire et répressive très répandue en Europe du Nord. Cette pédagogie s’enracine dans une vision très sombre des enfants. La tradition chrétienne en est fortement imprégnée, puisqu’elle les considère comme marqués par la tache du péché originel. Au début du XVIIe siècle, saint François de Sales, par exemple, les comparait à « des bêtes privées de raison, de discours et de jugement ». (« On nous punissait comme des bêtes sauvages », témoigne aujourd’hui un ancien élève de Notre-Dame-de-Garaison sur le groupe Facebook des victimes.) Des éducateurs chrétiens prescrivaient les coups de fouet comme une nécessité afin d’« extirper le Diable » de l’enfant.
Plusieurs anciens élèves de Bétharram racontent que lorsqu’ils ont essayé de dénoncer auprès de leurs parents les violences subies, ceux-ci les ont accusés de mentir, ou leur ont rétorqué qu’ils avaient forcément fait quelque chose pour les mériter. Mais cette défiance envers les enfants n’est pas l’apanage des milieux religieux. On la retrouve, sous une forme laïcisée, chez nombre de médecins et de psychologues spécialistes de l’éducation.
Dans un livre au titre révélateur, Qui commande ici ? (Anne Carrière, 2018), Marcel Rufo et Philippe Duverger, tous deux pédopsychiatres, décrivent de prétendus « enfants-tyrans » reçus en consultation. Parmi ces redoutables créatures : une fillette atteinte d’épilepsie ou un bébé de neuf mois qui refuse de dormir seul après avoir été opéré d’une malformation cardiaque… Leur confrère Didier Pleux décrit ses petits patients comme des monstres de machiavélisme : « Tel un dictateur qui sait préparer son coup d’État, [l’enfant] gagnera petit à petit toute une série de combats familiaux, contestera les règles, les refusera, les changera et agressera quiconque voudra rétablir l’ordre. Puis il sera seul au pouvoir et l’omnipotence virera vite au despotisme », écrit-il dans De l’enfant-roi à l’enfant-
tyran (Odile Jacob, 2020, première édition 2002).
L’éducation répressive ne concerne pas que les garçons. Internats, prisons, couvents, asiles : les jeunes filles et les jeunes femmes aussi ont leurs institutions d’enfermement, comme l’a retracé l’exposition « Mauvaises filles. Déviantes et délinquantes (XIXe-XXIe siècles) ». « Je me rappelle une sœur en particulier, qui frappait les filles sauvagement. Elle a failli en tuer une devant nous : elle lui a attrapé la tête et l’a cognée sur le lavabo jusqu’à ce qu’il y ait du sang partout », raconte Marie-Christine, placée dans un pensionnat à Orléans . Mais la particularité des établissements comme Bétharram – où le collège a été réservé aux garçons jusqu’aux années 1990, et le lycée, jusqu’aux années 2000 – est qu’il s’agit de lieux d’entre-soi masculin, où l’injonction à « s’endurcir » comporte une forte dimension viriliste.
Lire aussi notre enquête : « Maltraitance au Bon Pasteur : un silence religieux », Sarah Boucault (La Déferlante n°6, juin 2022).
En 2004, sous le titre Professeurs de désespoir (Actes Sud), l’écrivaine Nancy Huston a consacré une étude à plusieurs auteurs et philosophes nihilistes, des hommes pour la plupart : Arthur Schopenhauer, Samuel Beckett, Emil Cioran, Thomas Bernhard, Michel Houellebecq… Elle y analysait leurs traits communs : leur individualisme radical, leur misanthropie et leur dégoût, voire leur haine du féminin. Et elle notait que presque tous étaient passés par un internat où ils avaient subi la violence. On en trouve un témoignage glaçant chez Michel Houellebecq. Dans une interview accordée à Libération en 1997, l’écrivain a décrit le pensionnat de Meaux, où il a été élève de la sixième à la terminale, comme « une espèce d’enfer ». L’un des deux héros de son roman Les Particules élémentaires (Flammarion, 1998), Bruno, est également interne dans cet établissement. Il y subit des viols et des brimades effroyables de la part d’autres élèves. « Tous les dimanches soir, lorsque son père le ramenait dans sa Mercedes, Bruno commençait à trembler aux approches de Nanteuil-les-Meaux », lit-on dans le roman – une expérience également décrite par des anciens de Bétharram, qui étaient pris de vomissements ou de diarrhée à l’idée de devoir y retourner.
Alice Miller a mis en évidence le mécanisme qui permet à la violence parentale de se perpétuer d’une génération à l’autre. Non seulement les enfants supportent les maltraitances, mais elles et ils les nient, ou les justifient, tant la mise en accusation des parents est un tabou puissant. Dès lors, le seul exutoire – inconscient – aux souffrances subies, c’est de les infliger à ses propres enfants. Cela se fait souvent par réflexe : « La créativité et la vitalité d’un enfant peuvent déclencher, chez les parents ou chez d’autres adultes, la souffrance de ressentir que leur propre vitalité a été étouffée. Ils ont peur de cette douleur, aussi mettent-ils en œuvre tous les moyens possibles et imaginables pour bloquer ce déclencheur », écrit la psychanalyste dans Ta vie sauvée enfin (Flammarion, 2017).
Au sein de la bourgeoisie, cette promesse de revanche – « Supporte, et un jour tu pourras te venger » – comporte aussi une dimension de classe. Pour occuper une position dominante dans la société, pour être apte à casser les autres (épouse, enfants, employé·es, administré·es…), un garçon doit d’abord accepter d’être dominé et cassé soi-même. La fonction d’internats comme Bétharram est d’assurer ce processus. On le voit bien dans La Fabrique de violence (Agone, 2010), roman autobiographique de Jan Guillou qui se déroule dans la Suède des années 1950. Son héros est envoyé dans un internat qui accueille les fils de la haute société. Les élèves de terminale tyrannisent et martyrisent les plus jeunes, avec l’approbation du corps enseignant. Ce système est appelé « l’éducation mutuelle ». Son inéluctabilité est intégrée par de nombreux garçons de ce milieu : « Il fallait apprendre à recevoir des ordres. Sinon, comment pourrait-on en donner soi-même quand on serait en terminale, quand on serait officier de réserve ou bien chef d’entreprise ? » À Bétharram également, les élèves plus âgés, ou les anciens, participaient aux violences. Et au collège Notre-Dame-de-Garaison, une devise, reproduite sur la page Facebook du collectif de victimes, était gravée sur les tables des salles de classe : « Ici j’ai souffert, ici tu souffriras ! »
« C’était une autre époque » : vraiment ? Sur son indispensable compte Instagram, Marion Cuerq, spécialiste des droits de l’enfant, met en garde contre l’illusion selon laquelle les violences « éducatives » appartiendraient au passé. Elle rappelle que selon l’Inspection générale des affaires sociales (Igas), en France, tous les cinq jours, un·e enfant meurt sous les coups de ses parents. Et que les réseaux sociaux, Instagram et TikTok en tête, débordent de vidéos dans lesquelles des parents se filment fièrement en train de brutaliser leur progéniture. Les violences physiques ou psychologiques sont interdites au sein des familles depuis 2019 seulement. Or, d’après le dernier baromètre des violences éducatives ordinaires de la Fondation pour l’enfance (2024), 81 % des parents y ont pourtant eu recours sur au moins un·e de leurs enfants.
Cela n’empêche pas des « expert·es de l’éducation » d’affirmer que les enfants d’aujourd’hui sont trop gâté·es, que le mouvement en faveur de leurs droits est allé trop loin et que, désormais, il s’agirait de sévir un peu. C’est en particulier le cas de la psychothérapeute-star Caroline Goldman, pourfendeuse de l’éducation positive et partisane du « time out » (la mise à l’écart temporaire de l’enfant fautif) comme alternative aux violences verbales et physiques. Obsédée par l’objectif de rendre les enfants « agréables à vivre » en supprimant tout comportement qui incommode un tant soit peu l’adulte, elle conseille d’avoir recours à un « internat un peu autoritaire » pour mater les adolescent·es qui « continuent à être insolents ou à désobéir », comme elle l’écrit dans File dans ta chambre ! Offrez des limites éducatives à vos enfants (InterEditions, 2020). Le discours qu’elle tient au sujet des enfants – le mouvement en faveur de leurs droits était très bien au départ, mais maintenant il va trop loin et il s’agirait d’y mettre le holà – rappelle celui que tiennent au sujet des femmes des figures médiatiques réactionnaires telles que Caroline Fourest (Le Vertige MeToo, Grasset, 2024) et, avant elle, Élisabeth Badinter (Fausse Route, Odile Jacob, 2003). Ou comment faire passer pour une impitoyable dictature des dominé·es ce qui n’est que le premier frémissement d’une libération…
La domination des parents, écrit le sociologue Bernard Lahire dans Les Structures fondamentales des sociétés humaines (La Découverte, 2023), est le premier rapport de domination, celui dans lequel nous naissons et grandissons, et la matrice de tous les autres. C’est ce que met également en lumière le concept d’infantisme (lire l’encadré violet). Les violences subies durant l’enfance déterminent souvent – même s’il faut répéter qu’il n’existe aucune fatalité en la matière – notre personnalité future et nos relations avec les autres. Mais elles surviennent à une période de la vie où on ne nous accorde aucun crédit : à Bétharram et ailleurs, les victimes n’ont été prises au sérieux qu’une fois devenues adultes. Il y a de quoi rester rêveuse en imaginant combien la société pourrait changer si on entendait enfin les enfants. Si, pour reprendre les mots de Marion Cuerq, on parvenait à remplacer le « filtre de la méfiance » par le « filtre de la confiance » dans la façon de les aborder. •
Les violences faites aux enfants et aux adolescent·es s’inscrivent dans une domination systémique exercée par les adultes. C’est ce que des chercheur·euses et activistes s’appliquent à mettre au jour, notamment au travers du concept d’infantisme – pendant de l’adultisme, qui décrit les mêmes mécanismes mais en se focalisant sur celles et ceux qui exercent ce pouvoir, ces discriminations et dénigrements sur les plus jeunes. Dans son court essai Infantisme (Seuil, « Libelle », septembre 2023), la pédopsychiatre et sociologue Laelia Benoit le définit comme « un ensemble de préjugés systématiques, de stéréotypes, envers les enfants et les adolescent·es ». Traduit de l’anglais childism – un concept qui s’est développé aux États-Unis dans les années 2000 au sein des Childhood Studies –, l’infantisme, au même titre que le sexisme ou le racisme, permet avant tout de nommer ces oppressions pour mieux les combattre.
Si les violences (châtiments corporels, viol, inceste, harcèlement sexuel) sont les manifestations les plus évidentes de cette domination, elles ne la résument pas. Elles s’inscrivent dans un continuum de comportements et d’attitudes rabaissantes. Cela est prégnant dans l’éducation répressive, mais aussi par exemple dans les débats autour des enjeux climatiques : les préoccupations et les actions des jeunes à ce sujet sont souvent délégitimées.
En 2022, un mouvement citoyen en faveur des enfants a été créé en France sous l’impulsion de Claire Bourdille, ancienne militante au sein du collectif féministe #NousToutes. Intitulé Collectif enfantiste, il s’attache à mettre en lumière le système de domination des adultes et vise à « l’égalité de respect des droits et de dignité entre les adultes et les jeunes personnes ».
01.05.2025 à 16:59
Annick Kamgang
Dans l’histoire des colonies et des décolonisations, le Cameroun tient une place particulière. À l’issue de la Première Guerre mondiale, cette colonie allemande est partagée en deux territoires sous mandat de la Société des Nations, dont l’administration est confiée à la Grande-Bretagne et à la France. En 1946, le Cameroun passe sous tutelle de l’ONU, tout en restant gouverné par les deux puissances. Deux ans plus tard, des Camerounais·es créent un parti pour obtenir l’indépendance et la réunification du pays.
Le monde est alors en pleine guerre froide, avec un bloc de l’Est favorable aux mouvements indépendantistes africains face à un bloc de l’Ouest, dont fait partie la France, qui s’oppose brutalement à la décolonisation. Durant toute la décennie 1950, la militante Marthe Ekemeyong Moumié et son mari Félix luttent pour l’indépendance, à laquelle le Cameroun accède en 1960. Voici dix années d’une vie bouleversée par la grande histoire.
01.05.2025 à 16:51
Marion Rousset
Dès l’époque des Lumières, les combattantes pour l’égalité ont réclamé le droit à l’éducation pour les filles, mais c’est la première vague du féminisme – du xixe siècle aux années 1930 –, qui met cette revendication au centre. Dans les années 1970, les militantes de la deuxième vague, d’inspiration marxiste, portent un regard bien plus pessimiste sur l’éducation : elle est un endroit de socialisation aliénante des individus, un frein à l’émancipation collective.
Pourquoi l’éducation occupe-t-elle une place centrale dans les luttes féministes ?
La question éducative est sans doute la plus ancienne du féminisme occidental : elle est au premier plan de la lutte contre les injustices faites aux femmes, bien avant que celle-ci ne prenne le nom de féminisme. C’est le cas, par exemple, chez la philosophe Mary Wollstonecraft, dans la deuxième moitié du xviiie siècle : elle imputait déjà l’infériorité des femmes et des filles à la manière dont elles étaient élevées plutôt qu’à leur « nature ». Si on donnait la primauté à l’éducation, perçue comme un moyen d’extraire les femmes de leur condition, l’égalité avec les hommes devenait un horizon pensable, et non un combat perdu d’avance.
Mais à côté de cette explication rationnelle, on en trouve une autre, plus implicite, qui participe d’une tactique politique. En s’emparant de cette pratique, pour partie dévolue aux femmes, les premières féministes pouvaient espérer disposer d’une plus grande marge de manœuvre que dans d’autres domaines. De fait, agir sur l’éducation contrariait moins l’ordre établi que de partir frontalement à la conquête du pouvoir en demandant le droit de vote ou l’égalité salariale.
Comment le féminisme dit de la « première vague », au tournant du xxe siècle, s’empare-t-il de la question éducative ?
Les grands congrès féministes du début du xxe siècle placent un énorme espoir dans l’école. C’est l’époque de la Troisième République et de ses « pédagogues » républicains qui croient dans la démocratisation de l’éducation. Plusieurs féministes, comme Odette Laguerre, Pauline Kergomard ou Léopold Lacour, baignent dans ces discours et considèrent qu’en changeant chaque personne, on changera la société, vue comme une somme d’individus. Critiques de l’existence de programmes scolaires différents en fonction des sexes, ainsi que de la non-mixité des établissements scolaires, ces militant·es considèrent que l’enseignement proposé aux garçons est le modèle à atteindre. Le masculin comme norme – ce que la philosophe Nicole Mosconi nomme le « masculin neutre » – n’est pas remis en cause. C’est en cela qu’on peut qualifier ces féministes d’« universalistes », au sens où elles posent pour horizon de l’égalité des sexes un universel-masculin vers lequel les filles doivent tendre. Quitte à maintenir à la marge quelques spécificités dans l’éducation de ces dernières, comme des cours de couture. Elles précisent toutefois, pour calmer les inquiétudes de l’opinion, que donner la même éducation aux filles et aux garçons ne les rendra pas pour autant identiques – cet argument étant parfois utilisé à des fins stratégiques.
« À force de ne pas enseigner aux élèves comment s’occuper d’une maison, on continue de faire comme si ces tâches ne s’apprenaient pas. »
À la même époque, d’autres féministes défendent une option plus directement différentialiste : elles estiment que les femmes ont quelque chose de spécifique à apporter à la société, qui pourrait venir à manquer si elles étaient élevées sur le même modèle que les hommes. C’est pourquoi elles plaident pour des contenus d’enseignement adaptés aux filles, mais de meilleure qualité qu’auparavant. Elles sont convaincues de la nécessité d’approfondir certaines notions mathématiques, notamment, dans le cadre des cours d’économie domestique.
D’un point de vue féministe, dans quelle mesure ces deux pistes éducatives – l’une universaliste, l’autre différentialiste – sont-elles satisfaisantes ?
Aucune des deux ne l’est. Si on aligne l’éducation des filles sur celle des garçons, comme le souhaitent les universalistes, les femmes risquent de déserter leurs rôles traditionnels, et pourtant, il faut bien que quelqu’un fasse le travail essentiel qu’auparavant elles seules assumaient ! Mais à l’inverse, une éducation qui s’adresse spécifiquement aux filles tend à valider l’assignation patriarcale des femmes à des rôles sociaux et à les y enfermer encore davantage.
Une troisième voie pourtant était possible : changer l’éducation des garçons. En réalité, certaines y ont pensé, mais seulement sur un point très précis : l’éducation sexuelle. Des militantes comme Nelly Roussel, Adrienne Avril de Sainte-Croix ou Maria Vérone, au tournant du XXe siècle, répètent qu’il faut changer la façon dont les garçons et les hommes apprennent la sexualité. Ce faisant, elles s’attaquent à ce qui, dans ce combat pour l’égalité orienté vers les seules opprimées, demeure un impensé assez étrange : le rôle joué par les oppresseurs.
Il s’agit ici de valoriser le « féminin » pour les femmes… et les hommes. Cet universalisme gynocentré, qui est l’exact symétrique de l’universalisme androcentré, apparaît dans un contexte hygiéniste. On se soucie alors de l’éducation sexuelle parce que c’est un enjeu de santé publique, notamment avec la prévention des maladies vénériennes. C’est la raison pour laquelle les féministes et les médecins ont tendance à être d’accord. Aux yeux de Nelly Roussel, si les garçons et les hommes sont en position de pouvoir en ce qui concerne la sexualité, ils ne sont pas pour autant un modèle. Initiés à la débauche par leurs camarades, « ils en savent trop et ne savent rien », écrit-elle dans le journal La Fronde en 1904. De cette ignorance découle la condition misérable des femmes, considérées comme de purs objets de plaisir. Même la psychiatre féministe Madeleine Pelletier (lire la citation page 93), qui d’ordinaire valorise ce qui a trait au masculin, se montre critique sur l’éducation sexuelle dispensée aux garçons. Ces divers discours critiques ont pour objectif la moralisation de leurs comportements. On le retrouve également au sujet de la coéducation – pas encore appelée mixité – qui implique de mélanger les sexes à l’école : on pense que scolariser ensemble les filles et les garçons profitera aux premières, mais permettra aussi d’apprendre aux seconds à devenir des hommes plus doux. Ce modèle d’éducation alternatif va parfois jusqu’à viser un repartage des tâches domestiques chez de rares autrices, comme chez la doctoresse féministe Paulina Luisi ou l’institutrice socialiste Marguerite Martin.
Quel regard les féministes de la deuxième vague, dans les années 1970, portent-elles sur l’éducation ?
Elles sont bien plus pessimistes que les militantes de la génération précédente. Lesquelles ont pourtant obtenu des victoires importantes : non seulement les filles ne sont plus obligées de suivre un enseignement spécifique dévalorisé, mais les établissements mixtes sont toujours plus nombreux. Les progrès sont visibles : dans les années 1960, les filles réussissent aussi bien que les garçons à l’école, et il y a même davantage de bachelières que de bacheliers une décennie plus tard.
Alors comment en viennent-elles à un constat si négatif ?
C’est que la démocratisation scolaire n’a pas produit les effets escomptés, notamment sur le marché du travail où, à compétences égales, les femmes demeurent désavantagées. L’amélioration des contenus d’enseignement et la coéducation n’ont pas suffi à faire advenir l’égalité : les féministes déchantent. Devant certaines formes de domination qui semblent se nourrir non pas de la ségrégation entre les deux sexes mais de leur coexistence, elles vont même jusqu’à se demander si la mixité n’est pas pire que la non-mixité. Cette désillusion se nourrit aussi des critiques portées par le sociologue Pierre Bourdieu, qui, dans les années 1960–1970, analyse les fausses promesses de l’école et montre que celle-ci sert à légitimer les inégalités sociales.
Est-ce à dire, selon elles, que l’éducation devrait être un moyen de changer les règles du jeu social, et pas seulement le destin des individus ?
Oui, car pour les féministes matérialistes le changement ne peut avoir lieu qu’à l’échelle collective. Au lieu de chercher à mieux instruire les filles pour permettre à certaines de tirer leur épingle du jeu, elles veulent que les femmes se constituent en sujet politique collectif capable de modifier l’ordre social en profondeur. Il ne s’agit plus de cultiver à tout prix l’individu mais, pour utiliser un vocabulaire marxiste, de passer de la « classe en soi » à une « classe pour soi », consciente d’elle-même . Cette perspective conduit, de facto, à relativiser l’intérêt de l’éducation comme levier pour lutter efficacement contre la domination. L’accent est mis sur les groupes de parole non mixtes, où des femmes se rendent compte que leur vécu n’est pas uniquement personnel, mais bel et bien partagé collectivement. Ces relations réciproques et horizontales redéfinissent ce qui fait école. On se rend compte qu’il y a un monde entre ces partages d’expérience et ce qui se passe dans une salle de classe. Dès lors, l’enjeu n’est plus de déterminer quel contenu éducatif permettra de créer une « femme nouvelle » (pour reprendre une expression souvent usitée au début du xxe siècle), mais d’en finir avec la forme pédagogique en vigueur, descendante et autoritaire, qui fait obstacle à la construction d’un sujet collectif.
Toutefois, le féminisme matérialiste français ne se saisit pas de la sororité forgée dans les groupes de parole pour théoriser de nouvelles formes pédagogiques. Il s’en tient à une critique de l’existant, contrairement aux militantes états-uniennes : celles-ci promeuvent une pédagogie féministe inspirée des travaux du Brésilien Paulo Freire (lire l’encadré de l’article sur bell hooks), qui considérait que les apprenantes et apprenants étaient des sujets chez qui l’expérience quotidienne de l’oppression pouvait forger une « conscientisation ».
Ces pédagogies féministes sont à leur tour la cible de critiques. Lesquelles ?
Il leur est reproché de se fonder sur une opposition sommaire entre femmes opprimées et hommes oppresseurs. Cette binarité ne tient pas compte des autres formes de domination qui ne sont pas liées au genre. Autrement dit, on peut être dominée sous un angle et dominante sous un autre. De quel côté se situe une professeure d’université blanche face à un homme étudiant racisé ? Dès les années 1970, les féministes racisées alertent contre l’oubli des rapports sociaux de race qui divisent la classe des femmes . Mais c’est avec la troisième vague, à partir des années 1990, qu’on assiste à une franche critique d’un « nous » prétendument universel, qui se construit sur l’exclusion des autres. En restant aveugle aux rapports sociaux de classe et de race, le féminisme est accusé de conforter les inégalités sociales et le racisme. Cette attaque se double d’une charge contre une forme d’autorité invisible qui perdure dans les pédagogies féministes : on a beau faire circuler la parole dans sa salle de classe en disposant des chaises en cercle, l’enseignant·e conserve le pouvoir hiérarchisant de noter et de classer les étudiants et les étudiantes, ce qui conditionne leur avenir. Cela, aucune éthique individuelle ne peut le changer.
Lire aussi : Le portrait de bell hooks
En quoi la possibilité d’une éducation féministe échappant aux impasses évoquées relève-t-elle de l’utopie ?
Si les pédagogies critiques féministes ont une portée très limitée, c’est parce que le problème se situe ailleurs. Au niveau de toutes les institutions qui se partagent l’éducation – la famille d’un côté, l’école et l’université de l’autre. Pour sortir de l’impasse, il convient de questionner la séparation entre sphère privée et espace public, qui tend à occulter le travail domestique et reproductif
L’idée ne serait pas de faire de l’école une grande famille qui donnerait à entendre la voix de la mère et d’y importer des qualités dites féminines – à supposer qu’elles existent – comme la douceur, la sollicitude et la bienveillance.
Dans la foulée des travaux de la politologue états-unienne Joan Tronto, il faudrait plutôt politiser le care et refondre les structures mêmes de la société, en ménageant une place à des pratiques invisibilisées au sein des lieux d’éducation que sont l’école et l’université. On pourrait par exemple intégrer dans les programmes scolaires des compétences qui relèvent de l’économie domestique, afin que celles-ci fassent partie d’une culture partagée par les filles et les garçons.
À force de ne pas enseigner aux élèves comment s’occuper d’une maison, on continue de faire comme si ces tâches ne s’apprenaient pas. Ce qui revient à entériner le présupposé selon lequel il serait plus naturel pour les unes que pour les autres de prendre en charge ces activités liées au care.
On pourrait aussi ouvrir des crèches dans toutes les universités, afin d’arrêter d’ignorer que certaines étudiantes, pour s’occuper de leur enfant, doivent manquer des cours. Toujours à l’université, beaucoup d’enseignantes réalisent un travail non reconnu d’accompagnement des étudiant·es sur des problématiques autres que pédagogiques : pourquoi ne pas créer une fonction d’accompagnant·e qui permettrait de les rémunérer ?
Plus radical, pour finir : qu’est-ce que cela donnerait, d’abolir la famille ? Imaginer d’autres institutions éducatives montre combien les utopies sont des fictions théoriques ancrées dans le réel. Elles ouvrent la porte à un projet subversif au potentiel révolutionnaire. •
Entretien réalisé le 13 février 2025 en visioconférence.
01.05.2025 à 16:30
Lucie Inland
Le 8 octobre 2024 j’ai fêté mes 37 ans avec un minimum de travail, une longue sieste et deux bons restaurants. Ce même jour était mis en vente en France le Wegovy, un médicament amaigrissant créé en 2021 par le laboratoire danois Novo Nordisk.
Ce dernier est connu depuis 2017 pour commercialiser l’Ozempic, un médicament contre le diabète, utilisé comme coupe-faim. Amy Schumer, Kim Kardashian ou encore Elon Musk ne jurent que par ces deux médicaments qui contiennent la même molécule – le sémaglutide – pour perdre du poids rapidement.
Si vous avez lu mes précédentes chroniques, vous devinez déjà ma méfiance : pourquoi cette idée fixe de vouloir perdre du poids par tous les moyens possibles au nom de la bonne santé ?
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Le Wegovy se présente sous la forme d’une solution injectable en stylo prérempli, à raison d’une dose hebdomadaire à vie pour faire maigrir puis maintenir la perte de poids. Il est prescrit sous conditions aux personnes de moins de 65 ans présentant un indice de masse corporelle (IMC)
d’au moins 35 que le changement d’alimentation et d’hygiène de vie ne suffit pas à faire maigrir.
Les effets secondaires sont plus ou moins supportables : fatigue, troubles digestifs et thyroïdiens. Et le traitement coûte 300 euros mensuels – remboursés à 65 % par la Sécurité sociale.
La quête du médicament miracle contre la grosseur – je préfère ce mot au terme médical d’obésité – date d’il y a au moins soixante-dix ans. En 1954, la télé américaine diffuse une publicité pour le CaloMetric, un traitement « merveilleux » permettant de maigrir en « dix jours » sans restriction. Impossible de retrouver sa composition mais je mise sur des amphétamines, répandues à l’époque, dont on ignore alors la dangerosité (dépendance, troubles neuropsychologiques et cardiovasculaires).
Le succès des coupe-faim de ce genre coïncide avec la décision des compagnies d’assurances, comme la MetLife en 1959, de sanctionner financièrement sa clientèle de personnes grosses. Il devient à cette époque urgent de maigrir pour alléger ses dépenses et redorer son image sociale.
En France, dans les années qui suivent, le laboratoire Servier met au point plusieurs médicaments amaigrissants, dont le Mediator, commercialisé à partir de 1976. Ce dérivé d’amphétamines destiné initialement aux diabétiques en surpoids est utilisé comme coupe-faim et fréquemment prescrit à des personnes qui veulent maigrir. En trente-trois ans de présence sur le marché, le Mediator cause – c’est une estimation basse – entre 500 et 1 000 décès.
Il ne sera retiré de la vente qu’en 2009, grâce à l’acharnement de la pneumologue Irène Frachon – qui fut la première à lancer l’alerte en France quant à la dangerosité de son principe actif, le benfluorex. Fin 2023, après douze ans de procédures judiciaires et deux procès, le laboratoire Servier est finalement condamné à de lourdes sanctions financières pour escroquerie, tromperie aggravée, blessures involontaires et homicides. Des verdicts importants pour les 7 650 victimes, à la santé abîmée à vie, ou pour les familles des patient·es décédé·es qui s’étaient constituées parties civiles dans le procès.
Avec l’affaire du Mediator en tête, difficile donc pour moi de me réjouir de la mise sur le marché français du Wegovy. Je souhaite de tout mon cœur qu’un tel massacre n’arrive plus, mais je n’arrive pas à baisser la garde.
Dans la liste des méthodes amaigrissantes pour les personnes grosses, la chirurgie bariatrique fait figure de dernier recours. Également appelée « sleeve », elle serait née en 1954 sous le scalpel d’un groupe de chirurgiens de l’université du Minnesota. Il s’agit de réduire l’estomac – un organe vital sain –, voire de l’amputer en grande partie, ce qui est tout sauf anodin.
Aujourd’hui, selon des chiffres communiqués par le centre hospitalier de Lille, la chirurgie bariatrique présente un taux d’échec de 38 %, et ses complications sont parfois mortelles
L’obsession des médecins pour la perte de poids des personnes grosses va parfois très loin. En 2009, Nikolas Chugay, chirurgien plastique de Beverly Hills à la réputation douteuse, cousait sur la langue d’une patiente un patch abrasif rendant toute ingestion d’aliment solide extrêmement douloureuse. La méthode n’a pas été approuvée par la Food and Drug Administration aux États-Unis, ce qui ne l’a pas empêchée de connaître le succès dans des cliniques privées d’Amérique du Sud.
Huit ans plus tard, des chercheur·euses britanniques de l’université néo-zélandaise d’Otago imaginaient le Dental Slim Diet Control, un dispositif permettant d’attacher les molaires entre elles. À son sujet, Daria Marx, autrice et militante contre la grossophobie, précisait sur X, en juin 2021 : « C’est une modernisation de l’ancienne proposition qui consistait à coudre les dents. Ça existe depuis quatre-vingts ans. Problème : si tu vomis tu meurs, si tu tousses tu meurs. »
L’entreprise de déshumanisation des personnes grosses amorcée par des laboratoires ou des médecins véreux a trouvé un écho jusque dans les programmes de télévision. Dans l’émission états-unienne « The Biggest Loser » ou, en France, dans « Opération renaissance », les corps en surpoids sont mis en scène de façon irrespectueuse et infantilisante : la production de « The Biggest Loser » censure les scènes d’intimité entre les candidat·es car elle les juge gênantes et pousse les candidat·es à se mettre en danger par une pratique sportive intense et des régimes carencés.
Perdre drastiquement du poids offre-t-il une vie plus confortable ? C’est en tout cas ce que pense l’autrice états-unienne Roxane Gay, qui a elle-même expérimenté la sleeve et expliqué publiquement pourquoi, après quinze ans de « résistance », elle a finalement « capitulé ». Celle dont la prise de poids avait fait suite à un viol collectif dont elle a été victime à l’âge de 12 ans explique : « Je dis que mon but est de perdre du poids, mais en réalité j’essaie de me sentir aussi forte et puissante que quand je suis tombée amoureuse de la natation, avant d’être agressée. Le monde qui a été inhospitalier pour mon corps est soudainement en train de s’ouvrir. » Cette opération lui a notamment permis de mieux se déplacer.
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L’argument médical reste malgré tout à nuancer. Une étude publiée en novembre 2024 dans le British Journal of Sports Medicine prouve que la clé pour une meilleure santé n’est pas la seule perte de poids mais avant tout une activité physique régulière : mieux vaut être gros·se et marcher régulièrement qu’être mince et ultra sédentaire.
Je ne suis personne pour juger celles et ceux qui ont recours aux traitements miracles ou à la chirurgie, sachant dans ma chair ce qu’est vivre dans une société grossophobe. Il m’arrive même de me demander comment serait mon quotidien si je rentrais dans un petit 40. Mais je tremble de constater que des traitements anti-obésité peuvent potentiellement avoir des effets déplorables sur mon bien-être physique ou mental. Dans la célèbre série Nip/Tuck, Christian Troy, un des deux chirurgiens esthétiques ne cesse d’humilier Lola Wlodkowski, une patiente très belle et grosse qui finit par perdre du poids… à cause d’une chimiothérapie. « Ma mère sera fière de moi, ironise alors la jeune femme. Belle et pure à l’extérieur, cancéreuse et dégueulasse à l’intérieur. » •