ACCÈS LIBRE
06.05.2025 à 13:35
Lucie Geffroy
C’est une lutte dans laquelle les penseuses féministes se sont engagées très tôt, à l’image de l’écrivaine Mary Wollstonecraft (1759–1797).
Évidemment, c’est un peu plus compliqué que cela. Avant d’offrir un horizon libérateur, la relation éducative est surtout chargée de tensions : dans ce face-à-face, l’adulte et l’enfant, la ou le pédagogue et son élève, l’institution qui éduque et le groupe qui doit être éduqué ne sont pas dans un rapport d’égalité. La domination des adultes sur les enfants est un rapport de pouvoir qu’il convient de mettre en lumière : les féministes s’y attellent en donnant notamment écho au concept d’infantisme. La banalité des violences éducatives dans les établissements scolaires catholiques, mise au jour ces derniers mois, est une illustration exacerbée de ce rapport de pouvoir. Au pensionnat de Notre-Dame-de-Bétharram, depuis six décennies, le personnel encadrant violentait les élèves, avec le soutien tacite de nombreux parents. Alors qu’il était ministre de l’Éducation nationale, François Bayrou a été informé des sévices perpétrés dans l’établissement, et a longtemps cherché à en minimiser la portée. Ces révélations ont très peu fragilisé l’actuel chef du gouvernement. Penser l’éducation comme une forme plus ou moins sophistiquée de dressage ne met pas en péril une carrière politique. Au contraire.
À l’heure actuelle, cette vision autoritaire, voire autoritariste, a le vent en poupe. En France, le chef de l’État défend le retour du port de l’uniforme dans les établissements scolaires, ou décide d’investir massivement dans la mise en place du service national universel pour les jeunes, un dispositif qui tient du séjour soft en camp militaire. Ces choix politiques et leur traduction budgétaire poussent à s’interroger, quand on sait que la souffrance des personnels des écoles – en grande majorité des femmes – ne cesse de s’accroître du fait de l’insuffisance de moyens et du manque de reconnaissance.
Aux États-Unis, les attaques contre l’enseignement public se multiplient : le 20 mars dernier, le président, Donald Trump, a signé un décret visant à démanteler progressivement le ministère de l’Éducation – une loi devra toutefois être adoptée au Sénat. Rien de plus efficace, pour asseoir la violence et la domination, que de désamorcer toute pensée critique en fabriquant de l’ignorance. Ce constat n’est pas valable seulement pour les savoirs dits fondamentaux : il concerne aussi l’éducation à la sexualité, sans cesse prise pour cible par les représentant·es des forces réactionnaires.
« Rien de plus efficace, pour asseoir la violence que de fabriquer de l’ignorance. »
À partir de la rentrée prochaine, un nouveau programme d’éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle (Évars) sera enseigné aux élèves de la maternelle au lycée : il est censé rendre effectives les trois séances annuelles prévues par la loi de 2001. Il devrait amener les élèves à mieux identifier les violences sexuelles et les discriminations dont elles et ils peuvent être l’objet. L’ambition d’une telle démarche rend d’autant plus condamnable l’absence du mot transphobie dans le programme final, à l’heure où les attaques contre les personnes trans sont devenues l’un des marqueurs des partis de droite et d’extrême droite.
Plus de deux siècles après la disparition de Mary Wollstonecraft, la lutte continue : l’éducation est un enjeu éminemment politique, au cœur des guerres culturelles. Pour en faire l’horizon libérateur espéré, elle doit être l’affaire de toutes celles et ceux qui souhaitent, comme le disait la militante féministe, permettre « à l’individu d’acquérir les habitudes vertueuses qui assureront son indépendance ».
05.05.2025 à 15:50
Chrystel Oloukoi
En mars 2025, la police de l’immigration états-unienne (U.S. Immigration and Customs Enforcement, ICE) kidnappait Mahmoud Khalil, jeune diplômé palestinien de l’université Columbia à New York. Détenteur d’une carte de résident permanent, il a néanmoins été incarcéré illégalement dans un centre de détention en Louisiane, à plus de 2 000 kilomètres de son lieu de vie : un acte clair de représailles contre son soutien à la Palestine.
Mais qu’on ne s’y trompe pas : les États-Unis de Trump, où l’ICE conduit des raids sur les campus, où les financements de la recherche sont menacés, où les manifestant·es étudiant·es sont menacé·es de déportation ou de poursuites pour terrorisme… tout cela est dans la droite ligne des États-Unis démocrates de Joe Biden avant janvier 2025.
Après le mouvement Black Lives Matter de 2020, les mobilisations de soutien à la Palestine sont le mouvement social majeur de ces dernières années aux États-Unis. Elles concernent particulièrement les campus, qui n’ont pas été l’objet de mouvements de cette ampleur depuis 1968 avec la lutte contre la guerre du Vietnam. C’est un mouvement universitaire mondial, qui se déploie aussi en Europe, au Bangladesh, au Brésil, au Canada, en Égypte, en Inde, au Japon, au Liban ou en Afrique du Sud. Aux États-Unis, ces mouvements étudiants rendent visible le consensus maccarthyste tacite qui a placé sous une chape de plomb toute critique de l’État d’Israël et silencié des générations de chercheur·euses palestinien·nes depuis des décennies.
Au printemps 2024, sous l’administration démocrate de Joe Biden, les universités états-uniennes ont réprimé systématiquement les mobilisations étudiantes et rendu possible l’arrestation de plus de 3 000 manifestant·es – étudiant·es et professeur·es – sur plus de 60 campus. Un mouvement sans précédent de renoncement aux valeurs universitaires de défense de la liberté d’expression et de manifester, qui poursuit un glissement dangereux, dans la lignée de la répression du mouvement Black Lives Matter et de la mobilisation contre la construction du centre de formation policier d’Atlanta, Cop City1. Les militant·es sont menacé·es d’expulsion, et pour certain·es effectivement expulsé·es avant d’avoir pu obtenir leur diplôme. Les universités et l’État fédéral, qu’il soit républicain ou démocrate, s’unissent pour instrumentaliser la définition de l’antisémitisme et poursuivre les manifestant·es en justice pour « terrorisme domestique ».
Dans le même temps, ces universités ouvrent grand la porte au fascisme pour faire taire toute contestation du génocide en Palestine. Pendant plusieurs mois, entre la fin de 2022 et le printemps 2023, sur le campus de Harvard, où j’étais étudiant·e, mais aussi à Yale (Connecticut), des camions financés par une organisation d’extrême droite affichaient sur écran géant des photos d’élèves manifestant·es en soutien aux Palestinien·nes avec leurs informations personnelles, sous le titre « Les leaders de l’antisémitisme », en toute impunité.
La destruction des universités par les coupes budgétaires, les atteintes à la liberté d’expression et à la liberté de manifester sont un projet qui réunit démocrates et républicains. Ce qui change avec Trump n’est pas tant la nature de l’assaut, mais son intensité. Et, sans surprise, les démocrates qui lui ont pavé la route n’y opposent aucune résistance particulière. Bien plus grave, les universités à travers le pays se prêtent au jeu de l’obéissance anticipée (anticipatory compliance) en supprimant les programmes d’aide à la diversité ciblés par l’extrême droite, avant même d’y être obligées par le gouvernement fédéral. Le 31 janvier 2025, par exemple, Harvard a licencié l’équipe chargée d’identifier les descendant·es de personnes esclavagisées dans le cadre du programme sur la mémoire de l’esclavage, fondé en 2021. Cette équipe avait déjà, des mois auparavant, dénoncé les obstacles et les pressions exercées par l’administration. Comme d’autres structures pour la diversité, elle est dissoute aisément2.
Aussi terrible que puisse être la situation présente, le désespoir, ou le renoncement, n’est pas une option. De mon expérience militante en France comme aux États-Unis et au Nigeria, en faveur des sans-papiers (collectif La Chapelle en lutte), des personnes noires et des mouvements féministes (Mwasi, École noire) et contre la police et pour l’abolitionnisme pénal (Harvard Prison Divestment Campaign, EndSARS), je retiens une leçon importante : faire bouger les lignes, gagner des victoires significatives repose moins sur l’unité ou l’homogénéité idéologique que sur une lucidité sans faille sur la nature de l’ennemi combattu : le fascisme.
La résistance ne peut pas être libérale, légale, polie, disciplinée ou non violente. Au contraire, face à un ennemi acharné, violemment misogyne, raciste, homophobe, eugéniste, validiste, organisé de manière militaire, nos combats doivent être d’autant plus stratégiques, multiples, intraçables, souterrains, organisés, saboteurs, incivils, violents – si et quand il le faut –, hors la loi puisque la loi elle-même est l’instrument de régimes fascistes. Comme l’affirme Assata Shakur, militante noire américaine échappée de prison et réfugiée politique à Cuba depuis 1984, « personne n’a jamais obtenu sa liberté en faisant appel au sens moral de l’oppresseur ».