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01.05.2025 à 17:59

Donna Gottschalk ou les politiques de l’amitié

Hélène Giannecchini

Baby Dykes, E. 9th Street, New York, 1969. Donna et ses amies ne se photographient jamais dehors, ce serait trop dangereux d’avoir l’air si ouvertement lesbiennes dans les rues de New York. Alors elles se retrouvent dans le petit appartement de la photographe, à Manhattan, et elles improvisent une séance de pose. Elles sont des « bébés gouines », comme l’indique Donna elle-même dans le titre de sa photo, et elles décident ensemble de cette image, qui est aussi une affirmation de leur identité.
Texte intégral (2029 mots)

Pendant des années, la photographe Donna Gottschalk n’a montré son travail à personne. Elle refusait d’exposer ses portraits au jugement ou à la moquerie du public. Ce désir de protection était d’autant plus fort qu’elle a photographié les gens qu’elle aimait profondément. Née en 1949 dans l’un des quartiers les plus pauvres de Manhattan, elle a consacré son œuvre à documenter la vie quotidienne de « celles et ceux que personne ne regarde et que tout le monde oublie », comme elle me l’a dit la première fois que je l’ai rencontrée. Sur ses photographies, on voit sa mère coiffer ses clientes dans son petit salon de beauté, son père poser dans l’hôtel social où il habite, ses amies traîner sur les toits de New York, sa meilleure amie s’habiller le matin…

En juin 1969, quand le soulèvement de Stonewall1 éclate dans West Village à New York, Donna a 20 ans et étudie la photographie non loin de là, à Cooper Union. Cela fait plusieurs années déjà qu’elle fréquente les bars lesbiens de Manhattan. Elle connaît l’importance et l’ambivalence de ces lieux de nuit où l’on risque à tout moment de se faire embarquer par la police – l’homosexualité est encore interdite aux États-Unis. Aucun appareil photographique n’est toléré dans ces endroits. Donna demande donc à ses amies de poser à la sortie de secours de son appartement, ou profite d’une discussion animée pour saisir l’intimité et la complicité qui les lient.

L’amitié a une place fondamentale dans la vie et l’œuvre de Donna Gottschalk, elle lui permet de se créer une famille, choisie, qui protège de la violence sexiste et homophobe du monde, de trouver des semblables et de rêver sa vie avec elles. Donna raconte souvent que ses amies étaient son « trésor ». C’est parce qu’elle aimait tellement les regarder qu’elle est devenue photographe. Elle a photographié plusieurs mêmes personnes pendant trente ou quarante ans. On voit ses amies vieillir devant son objectif. Ces clichés sont bouleversants parce qu’ils révèlent à la fois l’importance de leur lien, mais aussi la violence que subissent les corps queers et pauvres aux États-Unis.

Il est rare de voir de telles images, représentant des personnes lesbiennes, gays et trans. D’ordinaire, les vies queers sont captées par deux iconographies majoritaires : celle de la lutte ou celle de la fête. Si ces images sont importantes, elles ont aussi tendance à réduire ces personnes à leur identité de genre ou sexuelle ; à leur enlever la possibilité du quotidien, de l’ennui, de l’attente. Les images de Donna relèvent d’une certaine vacance, d’une suspension des assignations. Elles sont une émanation de ce que les Anglais appellent « kinship » et qu’il est difficile de traduire en français. Le terme désigne la multitude de nos liens et, selon la chercheuse Elizabeth Freeman, « un espace radical et ouvert d’expérimentation des relations ». 

Marlene and Lynn, E. 9th Street, New York, 1970.
Marlene and Lynn, E. 9th Street, New York, 1970. COURTESY GALERIE MARCELLE ALIX
Billie and Sorel, Mission district, 
San Francisco, 1972.
Billie and Sorel, Mission district, San Francisco, 1972. COURTESY GALERIE MARCELLE ALIX
Au début des années 1970, Donna part pour San Francisco, sur la Côte ouest.
La Californie apparaît comme la promesse d’une vie meilleure, loin de la violence de New York.
Là-bas, elle continue à brosser le portrait de la jeunesse homosexuelle et révolutionnaire qui l’entoure.

Marlene, E. 9th street, New York, 1968.
Marlene, E. 9th street, New York, 1968. COURTESY GALERIE MARCELLE ALIX
Marlene Elling était la meilleure amie de Donna. En 1968, elle quitte San Diego, sa ville natale de la Côte ouest, et traverse les États-Unis, jusqu’à New York. Elle a l’espoir d’y trouver des gens qui lui ressemblent et de pouvoir vivre librement son homosexualité. Comme elle n’a aucun endroit où dormir, Donna l’héberge dans son studio.

Selfportrait during a Gay Liberation Front’s meeting, New York, 1970.
Selfportrait during a Gay Liberation Front’s meeting, New York, 1970. COURTESY GALERIE MARCELLE ALIX

Gay Liberation Front’s meeting, New York, 1970.
Gay Liberation Front’s meeting, New York, 1970. COURTESY GALERIE MARCELLE ALIX.
Dès 1970, Donna Gottschalk rejoint le Gay Liberation Front, un groupe militant pour la libération homosexuelle fondé à New York en 1969, dans les semaines qui ont suivi les émeutes de Stonewall.

Women Press Collectiv, Oakland, Californie, 1974.
Women Press Collectiv, Oakland, Californie, 1974.
Sur cette photographie sont réunies, de gauche à droite, les poétesses, artistes et activistes Anita Taylor Onang, Wendy Cadden, Martha Shelley, Judy Grahn, Felicia Daywoman et Willyce Kim, qui ont participé aux Women Press Collectiv d’Oakland. Entre 1969 et 1977, cette maison d’édition et imprimerie a publié des textes féministes et révolutionnaires, comme Edward the Dyke and other poems (1971), de Judy Grahn.

Sleepers, Revolutionary Women’s conference, Limerick, Pensylvannia, 1970.
Sleepers, Revolutionary Women’s conference, Limerick, Pensylvannia, 1970.
En octobre 1970, Donna se rend à un week-end féministe en Pennsylvanie et réalise des photographies qui seront ensuite publiées dans Come Out !, journal du Gay Liberation Front. Elle ne photographie jamais le cœur de l’action, mais plutôt ce qui l’entoure : l’organisation de la vie quotidienne, l’attente, le sommeil.

Marlene Elling, E. 9th Street, New York, 1969.
Marlene Elling, E. 9th Street, New York, 1969. COURTESY GALERIE MARCELLE ALIX

Lesbian Unite, Revolutionary Women’s conference, Limerick, Pensylvannia, 1970.
Lesbian Unite, Revolutionary Women’s conference, Limerick, Pensylvannia, 1970. COURTESY GALERIE MARCELLE ALIX

Chris during transition, New York, 1970.
Chris during transition, New York, 1970. COURTESY GALERIE MARCELLE ALIX
Chris a été le colocataire de Donna pendant quelques mois. Il travaillait au 82 Club, un bar emblématique de la communauté LGBTQIA+, dans East Village. Donna l’a photographié à plusieurs reprises, documentant ainsi les premiers mois de sa transition.

Radicalesbians Week-end, 1970.
Radicalesbians Week-end, 1970. COURTESY GALERIE MARCELLE ALIX
En 1970, les Radicalesbians, la branche lesbienne du Gay Liberation Front, se rassemble pendant un week-end pour organiser des groupes de paroles et écrire leur texte manifeste : « The Women-identified-Women ».

Exposition

Du 20 juin au 16 novembre 2025
Donna Gottschalk et Hélène Giannecchini, Nous autres
Le BAL, Paris.

Livres à paraitre

  • Donna Gottschalk et Hélène Giannecchini, Nous autres, Atelier EXB/Le BAL, juin 2025.
  • Collectif, Le mouvement féministe est un complot lesbien, Rotolux Press, mai 2025.

Tous les photos : courtesy Galerie Marcelle Alix.

  1. Les soulèvements de Stonewall marquent l’émergence du mouvement pour les droits des personnes LGBTQIA+ aux États-Unis. ↩

01.05.2025 à 17:38

Peut-on encore lutter en ligne ?

Coline Clavaud-Mégevand

Devenu pour la seconde fois président des États-Unis le 20 janvier 2025, Donald Trump a eu l’agréable surprise de voir se rallier à lui les grands noms de la Silicon Valley, […]
Texte intégral (4657 mots)

Devenu pour la seconde fois président des États-Unis le 20 janvier 2025, Donald Trump a eu l’agréable surprise de voir se rallier à lui les grands noms de la Silicon Valley, parmi lesquels Elon Musk, dirigeant de X (anciennement Twitter), ou Mark Zuckerberg, à la tête de Meta (qui rassemble Facebook, Instagram, WhatsApp…).

Le premier est l’un des acteurs les plus impliqués dans la mise en place du projet fasciste porté par la Maison Blanche ; le second prend sa part dans la révolution conservatrice en cours : il a par exemple annoncé l’assouplissement des règles de modération qui limitaient les contenus haineux sur ses réseaux sociaux, ou encore la suspension du programme Diversité, égalité et inclusion (DEI), qui fixait des objectifs de justice sociale au sein du groupe Meta.

Certes, sur les réseaux sociaux, les femmes, les personnes racisées et LGBTQIA+ ont toujours été exposées à des formes de cyberviolences bien spécifiques. Mais ces espaces numériques ont aussi permis l’émergence de mobilisations, tels le mouvement Black Lives Matter, en 2013, qui mettait en lumière les violences policières racistes, ou encore MeToo, en 2017, qui, avec la reprise d’un mot d’ordre lancé dès 2006 par la militante africaine-états-unienne Tarana Burke, est devenu une vague mondiale de dénonciation des violences sexuelles et sexistes. Pour enrayer le backlash réactionnaire, est-il possible de continuer à militer en utilisant ces réseaux sociaux ?

Maud Royer est cofondatrice de l’association féministe et de lutte contre la transphobie Toutes des femmes, créée en 2020. Responsable des outils numériques des campagnes de Jean-Luc Mélenchon en 2017 et en 2022, elle est l’autrice de l’essai Le Lobby transphobe (Textuels, 2024).

Elle est membre du comité éditorial de La Déferlante.

Irène Despontin Lefèvre est maîtresse de conférences à l’université Paris 8–Vincennes–Saint-Denis, en sciences de l’information et de la communication, et chercheuse au Centre d’études sur les médias, les technologies et l’internationalisation (Cémti).

Elle travaille sur les usages des réseaux sociaux, les mobilisations féministes
et le féminisme de hashtag (#MeToo, #NousToutes…).

Elvire Duvelle-Charles est réalisatrice et autrice. Ancienne activiste
des Femen, elle cocrée en 2017 Clit Révolution, un compte Instagram consacré à la sexualité, avec la journaliste Sarah Constantin.

Elle est l’autrice de l’essai Féminisme et réseaux sociaux. Une histoire d’amour et de haine (Hors d’atteinte, 2022).

Après l’élection de Donald Trump, les dirigeants des plateformes ont ouvertement dévoilé leur allégeance aux mouvements d’extrême droite. Comment avez-vous vécu ce basculement ?

ELVIRE DUVELLE-CHARLES Je n’ai pas été surprise. On sait depuis longtemps que les plateformes instrumentalisent les algorithmes à des fins politiques et favorisent les discours masculinistes, réactionnaires… Les déclarations d’Elon Musk et de Mark Zuckerberg ne sont que la confirmation d’un mouvement de fond qu’on observe depuis dix ans.

IRÈNE DESPONTIN LEFÊVRE Je partage ce constat : les groupes réactionnaires étaient déjà présents, structurés et formés à la prise de parole en ligne. Ce qui a changé, c’est qu’ils occupent aujourd’hui une place plus importante dans
l’espace numérique. Cette hypervisibilité résulte d’un alignement entre leur discours et les décisions des propriétaires des plateformes. Ce n’est pas juste une question d’algorithmes, c’est un choix politique assumé.

MAUD ROYER Pendant longtemps, on a considéré l’espace numérique comme un contre-pouvoir, un lieu où s’exprimaient les voix progressistes et dominées. Cette époque est révolue. Ce qui est nouveau, c’est qu’Elon Musk accepte de sacrifier la rentabilité de sa plateform pour défendre une idéologie. Mark Zuckerberg, de son côté, est plus opportuniste : il ajuste Meta en fonction du climat politique pour préserver la stabilité de son entreprise.


« Pendant longtemps, on a considéré l’espace numérique comme un contre-pouvoir, un lieu où s’exprimaient les voix progressistes et dominées. Cette époque est révolue. »

Maud Royer

En réaction à ces prises de parole, de nombreux·ses militant·es et médias ont annoncé se retirer de ces plateformes. Selon vous, faut-il les quitter ou, au contraire, les investir comme des territoires à défendre ?

IRÈNE DESPONTIN LEFÊVRE On a débattu avec mes collègues chercheur·euses de l’intérêt d’investir d’autres plateformes, comme Bluesky. Mais quitter X n’est pas aussi simple qu’il y paraît : cela soulève des enjeux de visibilité, d’accès à l’information et de diffusion des idées. Cela pose aussi la question de l’impact réel d’un départ : est-ce qu’on arrête de donner du pouvoir à l’extrême droite ou est-ce qu’on lui laisse simplement le champ libre ?

ELVIRE DUVELLE-CHARLES Je vois un intérêt au départ. Les réseaux fonctionnent grâce aux contenus que nous y publions. Si une masse critique d’utilisateur·ices quitte X ou Instagram, ces réseaux perdent de leur intérêt. Le problème, c’est que trop de médias et de collectifs féministes en dépendent. On doit se demander comment organiser un militantisme qui ne dépende pas des algorithmes. Personnellement, j’ai orienté une partie de ma communauté vers une newsletter. Je publie quand je veux, sans penser à faire plaisir à l’algorithme et je ne dépends pas d’une plateforme qui monétise mes données.

MAUD ROYER On l’oublie, mais, historiquement, la diffusion des idées a toujours reposé sur des médias indépendants. Au xxe siècle, les partis politiques utilisaient le journal papier comme outil militant. L’Humanité en 1920 ou un compte Instagram politique aujourd’hui, c’est le même principe : informer, mobiliser, créer du débat. La grande différence, c’est qu’un journal repose sur un collectif pour être produit et diffusé, alors que les réseaux sociaux individualisent la parole. L’autre problème, c’est que le mouvement féministe en France mobilise en ligne pour le 8‑Mars ou le 25-Novembre, mais qu’il manque d’organisations solides pour structurer les luttes, contrairement aux syndicats, qui rassemblent des centaines de milliers d’adhérent·es. Cette fragilité doit nous pousser à nous interroger : comment créer des structures capables de porter nos idées indépendamment et durablement ?


« On doit se demande comment organiser un militantisme qui ne dépend pas d’entreprises privées. »

Elvire Duvelle-Charles

Au-delà des difficultés rencontrées par le mouvement féministe, la relation entre la gauche française et le numérique semble parfois compliquée. Maud Royer, quel regard portez-vous là-dessus ?

MAUD ROYER La gauche dans sa forme radicale a compris très tôt l’importance du numérique. La France insoumise a toujours été très présente sur les réseaux sociaux : Jean-Luc Mélenchon [son fondateur] a été l’un des premiers hommes politiques à investir YouTube et Facebook, et il reste l’un des plus suivis. Son usage du numérique a permis de créer un lien direct avec les citoyen·nes et d’installer une culture de mobilisation en ligne. Cette stratégie s’inscrit dans un mouvement plus large qui a traversé la gauche radicale des années 2010 : en Espagne, par exemple, Podemos a adopté une approche similaire. Ces mouvements ont compris que les réseaux sociaux étaient des outils centraux pour structurer les mobilisations populaires et remporter des batailles politiques. La gauche traditionnelle, en revanche, a mis plus de temps, à l’exception notable de Ségolène Royal avec Désirs d’avenir.
Investir efficacement le Web n’est pas tant une question de volonté que de capacité à répondre à une logique économique : les réseaux sociaux sont en effet devenus des espaces monétisés et concurrentiels. Aujourd’hui, la droite semble avoir pris l’avantage, car elle dispose de moyens financiers plus importants pour les exploiter. Aux États-Unis, par exemple, les campagnes politiques en ligne reprennent les techniques du marketing digital utilisées par les entreprises, auxquelles les conservateur·ices peuvent allouer davantage de ressources.
En France, les régulations sur la publicité politique rendent la situation différente, mais l’enjeu économique reste déterminant.

Comment archiver les féministes ?

À l’occasion du rachat de Twitter (rebaptisé X) par Elon Musk en avril 2022, puis de son ralliement à Donald Trump, élu en novembre 2024, de nombreux·ses chercheur·euses, militant·es et médias (dont La Déferlante) ont quitté le réseau, parfois en supprimant leur compte et, avec, de précieuses données. De quoi poser la question de la mémoire des luttes sociales en ligne, et « particulièrement du féminisme, qui a toujours rencontré des difficultés de conservation et de visibilité de ses archives », rappelle Irène Despontin Lefèvre. « Les réseaux sociaux servent à organiser des mobilisations, à annoncer des manifestations, à soutenir les victimes et à produire des récits de lutte à travers des hashtags féministes. Comment conserver ces traces pour qu’elles deviennent des archives exploitables à l’avenir ? », s’interroge-t-elle.

« Certains mouvements ont été construits exclusivement sur les réseaux sociaux, par des activistes parfois anonymes et peu présentes dans l’espace physique des manifestations », ajoute Elvire Duvelle-Charles, pour qui seule « une stratégie consciente et proactive » de conservation peut éviter les pertes. Dans le cadre de leur travail de recherche, toutes deux ont eu recours aux captures d’écran de stories Instagram, un format par définition éphémère puisque visible pendant seulement 24 heures.

L’enjeu est mémoriel, mais il s’agit aussi de consolider les acquis et d’« éviter qu’on réinvente la roue », insiste Maud Royer, qui invite les féministes à maintenir une production écrite hors des réseaux pour empêcher sa disparition : c’est ce que propose également la chercheuse Bibia Pavard, spécialisée en histoire des femmes et du genre. La chercheuse exhorte même les féministes à imprimer leurs productions en ligne. Reste que le caractère éphémère d’une publication « peut être un avantage pour les personnes qui souhaitent investir un espace militant sans subir le poids d’un archivage immuable », note Elvire Duvelle-Charles. Notamment pour les personnes trans, qui peuvent voir leur identité ou leurs prises de parole pré-transition exposées contre leur gré, ou encore les personnes racisées, dont des posts très anciens sont régulièrement exhumés par l’extrême droite afin de les disqualifier.

Irène Despontin Lefèvre, vous qualifiez le féminisme contemporain de « technophile ». Quelles sont les limites de cette tendance ?

IRÈNE DESPONTIN LEFÊVRE J’ai particulièrement travaillé sur les pratiques de Nous toutes et sur sa vision enthousiaste du numérique, présenté comme un moyen accessible à toutes de mener la révolution féministe, avec des slogans du type « Si vous savez utiliser WhatsApp, vous pouvez changer le monde ». Mais, en pratique, cette vision rencontre plusieurs limites. Par exemple, dans des réunions collectives, certaines militantes ont de fait été exclues des décisions, votées en ligne et en direct, car elles n’avaient pas de smartphone. Il existe aussi une hiérarchisation de la parole dans le collectif : celles qui ont les compétences numériques se retrouvent en position de pouvoir, tandis que les autres sont mises à l’écart. Ces phénomènes montrent une contradiction entre l’idéalisme des discours inclusifs et la réalité d’un militantisme qui, même pratiqué en ligne, n’est pas exempt d’inégalités matérielles et sociales.

ELVIRE DUVELLE-CHARLES Les réseaux sociaux ont tout de même permis à des communautés marginalisées de s’organiser – je pense aux afro-féministes – et à des gens de sortir de l’isolement : les habitant·es des zones rurales, les personnes en situation de handicap… Mais en effet, l’outil seul ne suffit pas. Il faut articuler le travail en ligne avec d’autres formes de militantisme.

MAUD ROYER Dans les années 2010, on croyait pouvoir changer le monde en appuyant sur un bouton. C’est de moins en moins vrai aujourd’hui, même si les réseaux restent de puissants outils d’auto-organisation. Par ailleurs, la question de l’accessibilité dans le monde militant n’a pas attendu Internet pour se poser. Avant, on s’organisait avec des mails ou par téléphone et, encore aujourd’hui, certain·es n’ont ni l’un ni l’autre. Alors il faut toquer aux portes. C’est crucial de ne pas abandonner ces anciens moyens d’organisation sous prétexte de modernité.

Dans les années 2010, MeToo a marqué un tournant dans les luttes en ligne. Comment évaluez-vous l’impact politique de ce mouvement ? Est-il plus qu’une série de témoignages ?

ELVIRE DUVELLE-CHARLES Cette critique ne me semble pas fondée. Le but premier de ce mouvement était de rendre visibles les violences et d’offrir un espace aux victimes pour témoigner. MeToo a permis une réappropriation du récit et une prise de conscience collective de l’ampleur du problème. Certes, il ne s’agit pas d’un projet politique structuré, mais son impact réside dans sa capacité à exposer la réalité de façon frappante.

IRÈNE DESPONTIN LEFÊVRE Les déclinaisons sectorielles comme MeTooThéâtre, MeTooMédia, MeTooSport… ont entraîné une fragmentation du mouvement. Ça a parfois individualisé les cas et créé des « affaires » autour de figures précises, plutôt que de mettre en évidence des structures oppressives globales. Les médias ont contribué à cette personnalisation du problème, au détriment d’une réflexion plus globale sur les causes systémiques. De plus, le rôle des féministes qui ont travaillé sur ces questions pendant des décennies a souvent été occulté, tout comme celui de militantes noires comme Tarana Burke. Cette invisibilisation est révélatrice des dynamiques de pouvoir qui s’exercent même au sein des luttes féministes.

MAUD ROYER Le changement politique prend plusieurs formes, dont le changement législatif. Mais il ne peut se produire que si les rapports de force idéologiques évoluent dans la société. MeToo a contribué à cette évolution en modifiant la perception des violences sexuelles et en imposant un discours féministe plus audible. Mais tant que la droite est au pouvoir, on ne peut pas espérer de grandes avancées législatives en faveur des femmes. La véritable transformation réside donc ailleurs : dans l’éducation, la normalisation de certaines prises de parole, la création d’un cadre social où les victimes osent parler et où les agresseurs sont identifiés comme tels… Malgré la contre-offensive actuelle, le renouveau du féminisme de ces dix dernières années marquera le xxie siècle. Un des effets visibles est l’évolution des comportements électoraux : dans plusieurs démocraties libérales, les femmes deviennent de plus en plus progressistes dans leur vote, tandis que les hommes tendent à se radicaliser dans l’autre sens. Ce n’est pas un changement spectaculaire et immédiat, mais c’est une évolution profonde, qui ne disparaîtra pas du jour au lendemain.

Ces dernières années, sur des plateformes telles que TikTok, Instagram ou Twitch, la pédagogie féministe a pris l’aspect de formats très pop culture, volontiers ludiques. Selon vous, faut-il y voir un risque de dépolitisation ?

ELVIRE DUVELLE-CHARLES Je ne pense pas qu’il faille considérer cela comme un danger, mais comme une normalisation et une démocratisation des idées féministes. Ces comptes rendent accessibles des concepts et permettent à des personnes qui ne se considèrent pas comme féministes de finalement s’identifier comme telles. Pour moi, ce n’est pas un glissement vers un féminisme dépolitisé, mais plutôt une expansion.

IRÈNE DESPONTIN LEFÊVRE Une question reste nécessaire : quel type de féminisme devient audible en ligne ? C’est un féminisme qui ne fait pas peur aux hommes, qui peut être utilisé par les journalistes, mais qui perd parfois en radicalité. De plus, des questions comme l’inclusivité et l’intersectionnalité ne sont pas toujours abordées de manière approfondie. Le défi est de ne pas simplifier les revendications au point de rendre le féminisme moins puissant, et de ne pas exclure certaines voix, notamment critiques.

MAUD ROYER L’évolution du féminisme en ligne reste intéressante. Prenons l’exemple de la prise en compte des femmes trans dans le décompte des féminicides, que certaines féministes refusaient. La question a été tranchée rapidement grâce à la pression des réseaux sociaux. Sans cela, cette rapide évolution n’aurait pas été possible. C’est un bon exemple de l’influence des plateformes numériques dans les débats internes du féminisme.


« Le défi est de ne pas simplifier les revendications au point de rendre le féminisme moins puissant, et de ne pas exclure certaines voix, notamment critiques.»

Irène Despontin Lefèvre

Parfois, ces débats sont houleux. Comment instaurer une culture du dialogue en ligne ?

ELVIRE DUVELLE-CHARLES C’est un sujet crucial ! Le revers du féminisme en ligne, c’est l’augmentation des violences internes au mouvement. Les attaques entre militantes sont parfois plus douloureuses que celles des ennemis extérieurs… Dans le contexte des réseaux qui encouragent le clash et le dogpiling , il n’est pas facile de trouver des solutions concrètes. La communication privée plutôt que l’interpellation de l’autre, la prise en compte de son intention et le refus des jugements rapides peuvent être des pistes.

IRÈNE DESPONTIN LEFÊVRE Il existe une forme de performativité militante sur les réseaux : certaines personnes essaient de montrer qu’elles sont plus militantes que d’autres en les attaquant. Ce phénomène empêche le dialogue. Pour avancer, il faut aussi accepter que les débats, même s’ils sont conflictuels, sont constructifs.

MAUD ROYER Le problème est qu’un débat nécessite des échanges entre individu·es sur un pied d’égalité, ce qui est loin d’être le cas lorsque l’on s’adresse à un·e influenceur·euse ou à une personnalité publique. Des espaces comme les revues militantes ou les universités d’été sont à mon avis beaucoup plus efficaces pour débattre. Par ailleurs, il faut rappeler que la violence n’est pas forcément synonyme de domination. Ce n’est pas parce qu’un propos est abrupt qu’il n’est pas légitime, et on doit faire attention au tone policing.

Elvire Duvelle-Charles et Maud Royer, comment votre identité – de femme racisée pour l’une, de femme trans pour l’autre –, conditionne-t-elle vos pratiques et votre visibilité dans le monde virtuel ?

ELVIRE DUVELLE-CHARLES Être visible en ligne signifie souvent être ciblée, caricaturée et faire l’objet de fantasmes. Pour les femmes trans ou racisées, le soupçon d’agressivité est constant : il suffit d’un échange un peu vif pour qu’on nous accuse d’être menaçantes, là où d’autres seraient simplement considérées comme affirmées.

À cette perception biaisée s’ajoute l’hypersexualisation, la fétichisation… Malgré ces obstacles, l’accès à une communauté, même virtuelle, est essentiel pour tenir face aux attaques.

Mon exposition précoce à des menaces extrêmes a influencé ma manière de gérer les violences en ligne. Avant même de m’engager en tant que militante individuelle, j’avais déjà été confrontée à des attaques d’une intensité rare avec le mouvement Femen, jusqu’à figurer sur une liste de personnes à abattre. Ça m’a contrainte à développer des stratégies d’autoprotection très tôt. La mise en place de barrières numériques a été essentielle : bloquer en prévention des comptes liés à l’extrême droite, restreindre l’accès aux commentaires sur mes publications, éviter de lire les réactions sous les vidéos où j’apparais, protéger de façon très stricte ma vie privée… Ces réflexes, je les ai construits grâce aux expériences partagées par d’autres militantes, comme la journaliste Lauren Bastide ou la militante Caroline De Haas, qui m’ont transmis des protocoles précis pour gérer les vagues de harcèlement, anticiper les attaques et minimiser leur impact.

MAUD ROYER De mon côté, mon rapport aux réseaux sociaux a été profondément marqué par ma transition. J’ai choisi de disparaître temporairement d’Internet à ce moment-là, car je savais que mon passé serait minutieusement fouillé et utilisé contre moi. Les archives numériques sont à double tranchant pour les personnes trans : elles permettent de documenter une trajectoire, mais elles sont aussi un outil de harcèlement pour l’extrême droite. Cette menace constante a façonné mon approche des réseaux sociaux. J’ai adopté une posture défensive, quasi paranoïaque : je publie peu et, quand je le fais, je pèse chaque mot pour éviter que mes propos soient détournés ou utilisés contre moi plus tard. C’est une charge mentale supplémentaire qui limite ma spontanéité et ma liberté d’expression. Mais sans les échanges en ligne, l’association que je préside aujourd’hui n’existerait pas. Il y a cinq ans, de simples discussions en messages privés entre quelques femmes trans ont abouti à la création d’une organisation forte de plusieurs dizaines d’adhérentes… Ça ne compense pas les violences, mais ça donne un sens à mon engagement et me rappelle pourquoi il est important de rester visibles malgré les risques. •

3 ressources pour aller plus loin

La Silicon Valley, ce vieux monde

Chercheuse en civilisation américaine, ancienne collaboratrice d’Amazon, Marion Olharan Lagan revient dans son essai Patriartech. Les nouvelles technologies au service du vieux monde, sur les inégalités de genre dans le secteur numérique. En analysant l’invisibilisation constante des travailleuses au fil du temps ainsi que les phénomènes de captation des capitaux financiers et symboliques par quelques barons à la culture masculiniste, elle met en lumière le paradoxe d’un milieu où le culte de l’innovation sert le maintien d’une culture patriarcale et blanche.

Patriartech. Les nouvelles technologies au service du vieux monde, de Marion Olharan Lagan, Hors d’atteinte, 2024, 19 €

Comment la gauche a perdu Internet ?

Internet, c’est de droite ou de gauche ? Dans son podcast Le code a changé, Xavier de La Porte pose la question à trois intellectuel·les. La sociologue Jen Schradie explique comment l’architecture informationnelle des réseaux sociaux favorise la rhétorique réactionnaire. L’économiste Yanis Varoufakis dresse quant à lui un parallèle entre les seigneurs du Moyen Âge et les grands de la tech qui privatisent l’espace public. Enfin, l’essayiste Naomi Klein s’imagine un troublant double numérique : une autrice avec qui on la confondrait, passée du camp démocrate à l’extrême droite complotiste.

→ « Comment la gauche a perdu Internet en trois étapes », de Xavier de La Porte, France Inter

L’agenda des Big Tech en 1 h 30

Sur sa chaîne YouTube InPower Podcast, l’influenceuse et animatrice Louise Aubery, alias My Better Self, reçoit Asma Mhalla, politologue et autrice de l’essai Technopolitique. Comment la technologie fait de nous des soldats (Seuil, 2024). Celle-ci mêle sociologie, géopolitique et économie pour mieux appréhender l’influence croissante des Big Tech (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft), et pour décoder leur projet de contrôle de nos démocraties.

→ « Pourquoi la technologie nous menace ? Analyse avec la docteure en sciences politiques Asma Mhalla », à voir sur la chaîne YouTube InPower Podcast

Entretien réalisé le 18 février 2025 en visioconférence. Cet article a été édité par Diane Sultani Milelli.

01.05.2025 à 17:27

Bétharram ou la « pédagogie noire »

Mona Chollet

« Il faut vraiment différencier les sévices sexuels, qui sont des crimes et qui sont horriblement traumatisants, du contexte de violences [physiques] qui maintenant seraient inacceptables. […] Mais à l’époque, […]
Texte intégral (3324 mots)

« Il faut vraiment différencier les sévices sexuels, qui sont des crimes et qui sont horriblement traumatisants, du contexte de violences [physiques] qui maintenant seraient inacceptables. […] Mais à l’époque, ça passait. » Ainsi parle Jean-Marie Berchon, maire de Lestelle-Bétharram, commune des Pyrénées-Atlantiques où se situe l’institution Notre-Dame-de-Bétharram [aujourd’hui Le Beau Rameau], dans un article publié sur le site de France 3 Nouvelle-Aquitaine le 20 février 2025. Entre les murs de ce collège-lycée catholique, de la fin des années 1950 jusqu’en 2024, des élèves ont été battus et violés ., et les alertes successives ont toutes été ignorées – y compris par François Bayrou, qui y a scolarisé plusieurs de ses six enfants, et dont la femme, Élisabeth Bayrou, y a enseigné le catéchisme. L’affaire a éclaté au grand jour en novembre 2023 et a pris une ampleur nouvelle en février 2025 (lire l’encadré page 86), quand Mediapart a publié des documents prouvant que, contrairement à ce qu’il affirmait, l’actuel premier ministre était bien au courant des violences infligées au sein de l’établissement privé. Conseiller général des Pyrénées-Atlantiques (1982–2008), président du conseil général (1992–2001), maire de Pau (depuis 2014), mais aussi ministre de l’Éducation nationale (1993–1997) : on perd le compte des fonctions au titre desquelles François Bayrou aurait pu agir.

Au sujet des coups, le « c’était une autre époque » revient régulièrement dans les commentaires. Ainsi, le 25 février 2025, dans « Télématin » (France 2), le député MoDem Marc Fesneau rappelait, pour relativiser l’inaction de François Bayrou, que les châtiments corporels dans les écoles n’avaient été formellement interdits qu’en 1991. « C’est vrai que la rumeur, il y a vingt-cinq ans, laissait entendre qu’il y avait eu des claques à l’internat. Mais des risques sexuels, je n’en avais jamais entendu parler », déclarait François Bayrou lui-même un an plus tôt au Parisien (29 mars 2024).

Affaire Bétharram : des décennies de terreur

D’après les témoignages d’anciens élèves de Notre-Dame-de-Bétharram, les violences physiques et sexuelles perpétrées au sein de l’établissement remontent aux années 1950 et ont été principalement commises dans les années 1980 et 1990. En 1996, un parent d’élève porte une première plainte contre un surveillant pour coups et blessures. Quelques mois plus tard, un rapport d’inspection blanchit l’établissement mais l’affaire éclate à nouveau en 1998 avec une plainte qui accuse de viols le père Silviet-Carricart. L’ancien directeur de l’établissement est alors exfiltré au Vatican, à Rome, où il se suicidera un an plus tard. En octobre 2023, un groupe Facebook d’anciens élèves victimes est créé : les témoignages se multiplient.
À ce jour, sur les 200 plaintes déposées pour des violences physiques, des agressions sexuelles et des viols – seules deux ne seraient pas prescrites et près de la moitié concernent des faits à caractère sexuel –, pour lesquels 14 agresseurs présumés ont été identifiés. L’ampleur de ce scandale en fait « l’affaire de pédophilie la plus importante de France », selon Alain Esquerre, fondateur et porte-parole du collectif des victimes de Bétharram, qui, à l’heure où nous bouclons ce numéro, allait sortir un livre Le Silence de Bétharram. Le récit choc du lanceur d’alerte et ancien élève aux éditions Michel Lafon.

Cette complaisance à peine voilée trahit un secret de polichinelle : là comme ailleurs, les violences physiques et psychologiques n’étaient pas une anomalie, mais une méthode éducative. Si certains parents avaient confié leur enfant à l’institution en toute innocence, d’autres « savaient », affirmait encore le maire de Lestelle-Bétharram (site de France 3, 20 février 2025). « Ils y envoyaient leurs enfants pour ça, pour qu’ils soient bien cadrés. “Tu ne travailles pas ? Tu vas y aller.” “Tu fais la forte tête ? Là-bas, ils vont te mater.” » Ainsi, Patrice y est entré en 1986 parce que son père, militaire, était furieux qu’il redouble. Le directeur de l’époque, le père S., l’a reçu dans son bureau avec ses parents. À la fin de l’entretien, il lui a mis une énorme gifle en disant : « Ici, ça, c’est une caresse. » Ses parents n’ont pas réagi, ce qui amène Patrice à conclure qu’ils ont « signé un chèque en blanc aux curés » (site de France 3, 16 mai 2024).


« Il y a de quoi rester rêveuse en imaginant combien la société pourrait changer si on entendait enfin les enfants. »

Mona Chollet

Avec un taux de réussite au bac très élevé, l’institution avait la réputation d’un établissement « d’excellence ». Et il semble aller de soi que l’« excellence » s’obtient en terrorisant et en humiliant les élèves. « Les violences, c’est ce qui faisait l’ADN de l’établissement », a déclaré le porte-parole des victimes, Alain Esquerre. Cette éducation dite « stricte », « à la dure », impliquait de « briser l’enfant ». Françoise Gullung, professeure de mathématiques à Bétharram qui a tout tenté pour mettre fin aux violences, se souvient d’enfants « éteints, apeurés », « maintenus dans un état de soumission extrême » (Mediapart, 20 février 2025).

Dès lors, n’est-il pas un peu hypocrite de s’étonner que cette domination totale ait aussi impliqué des agressions sexuelles et des viols ? Croit-on encore que de tels délits et crimes sont exceptionnels ? Selon le rapport de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) publié en 2023, 160 000 enfants subissent des violences sexuelles chaque année ; 5,4 millions de femmes et d’hommes en ont été victimes dans leur enfance. D’après l’enquête menée par l’Inserm pour le compte de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église catholique (Ciase) et publiée en 2021, l’Église est le deuxième cadre dans lequel ces violences se produisent (la famille étant le premier, et de loin). Le nombre de victimes mineures est estimé à 330 000, et 30 % des violences commises par des clercs l’ont été dans des établissements scolaires, en particulier entre les années 1950 et 1970. Dans le sillage des révélations sur Notre-Dame-de-Bétharram, les dénonciations de violences physiques et parfois sexuelles dans d’autres institutions catholiques se sont multipliées : Notre-Dame-de-Garaison (Hautes-Pyrénées), Notre-Dame-du-Sacré-Cœur (Landes), Saint-François-Xavier (Pyrénées-Atlantiques), Saint-Pierre (Finistère), Ozanam (Nouvelle-Aquitaine) …

Éduquer les enfants en les brisant : c’est ce que la pédagogue allemande Katharina Rutschky, en 1977, a baptisé la « pédagogie noire ». La psychanalyste suisse Alice Miller a repris et développé ce concept dans son livre C’est pour ton bien , complété par plusieurs ouvrages ultérieurs . Elle se réfère en particulier à l’éducation autoritaire et répressive très répandue en Europe du Nord. Cette pédagogie s’enracine dans une vision très sombre des enfants. La tradition chrétienne en est fortement imprégnée, puisqu’elle les considère comme marqués par la tache du péché originel. Au début du XVIIe siècle, saint François de Sales, par exemple, les comparait à « des bêtes privées de raison, de discours et de jugement ». (« On nous punissait comme des bêtes sauvages », témoigne aujourd’hui un ancien élève de Notre-Dame-de-Garaison sur le groupe Facebook des victimes.) Des éducateurs chrétiens prescrivaient les coups de fouet comme une nécessité afin d’« extirper le Diable » de l’enfant.

Plusieurs anciens élèves de Bétharram racontent que lorsqu’ils ont essayé de dénoncer auprès de leurs parents les violences subies, ceux-ci les ont accusés de mentir, ou leur ont rétorqué qu’ils avaient forcément fait quelque chose pour les mériter. Mais cette défiance envers les enfants n’est pas l’apanage des milieux religieux. On la retrouve, sous une forme laïcisée, chez nombre de médecins et de psychologues spécialistes de l’éducation.

Dans un livre au titre révélateur, Qui commande ici ? (Anne Carrière, 2018), Marcel Rufo et Philippe Duverger, tous deux pédopsychiatres, décrivent de prétendus « enfants-tyrans » reçus en consultation. Parmi ces redoutables créatures : une fillette atteinte d’épilepsie ou un bébé de neuf mois qui refuse de dormir seul après avoir été opéré d’une malformation cardiaque… Leur confrère Didier Pleux décrit ses petits patients comme des monstres de machiavélisme : « Tel un dictateur qui sait préparer son coup d’État, [l’enfant] gagnera petit à petit toute une série de combats familiaux, contestera les règles, les refusera, les changera et agressera quiconque voudra rétablir l’ordre. Puis il sera seul au pouvoir et l’omnipotence virera vite au despotisme », écrit-il dans De l’enfant-roi à l’enfant-
tyran
(Odile Jacob, 2020, première édition 2002).

L’éducation répressive ne concerne pas que les garçons. Internats, prisons, couvents, asiles : les jeunes filles et les jeunes femmes aussi ont leurs institutions d’enfermement, comme l’a retracé l’exposition « Mauvaises filles. Déviantes et délinquantes (XIXe-XXIe siècles) ». « Je me rappelle une sœur en particulier, qui frappait les filles sauvagement. Elle a failli en tuer une devant nous : elle lui a attrapé la tête et l’a cognée sur le lavabo jusqu’à ce qu’il y ait du sang partout », raconte Marie-Christine, placée dans un pensionnat à Orléans . Mais la particularité des établissements comme Bétharram – où le collège a été réservé aux garçons jusqu’aux années 1990, et le lycée, jusqu’aux années 2000 – est qu’il s’agit de lieux d’entre-soi masculin, où l’injonction à « s’endurcir » comporte une forte dimension viriliste.

Lire aussi notre enquête : « Maltraitance au Bon Pasteur : un silence religieux », Sarah Boucault (La Déferlante n°6, juin 2022).

En 2004, sous le titre Professeurs de désespoir (Actes Sud), l’écrivaine Nancy Huston a consacré une étude à plusieurs auteurs et philosophes nihilistes, des hommes pour la plupart : Arthur Schopenhauer, Samuel Beckett, Emil Cioran, Thomas Bernhard, Michel Houellebecq… Elle y analysait leurs traits communs : leur individualisme radical, leur misanthropie et leur dégoût, voire leur haine du féminin. Et elle notait que presque tous étaient passés par un internat où ils avaient subi la violence. On en trouve un témoignage glaçant chez Michel Houellebecq. Dans une interview accordée à Libération en 1997, l’écrivain a décrit le pensionnat de Meaux, où il a été élève de la sixième à la terminale, comme « une espèce d’enfer ». L’un des deux héros de son roman Les Particules élémentaires (Flammarion, 1998), Bruno, est également interne dans cet établissement. Il y subit des viols et des brimades effroyables de la part d’autres élèves. « Tous les dimanches soir, lorsque son père le ramenait dans sa Mercedes, Bruno commençait à trembler aux approches de Nanteuil-les-Meaux », lit-on dans le roman – une expérience également décrite par des anciens de Bétharram, qui étaient pris de vomissements ou de diarrhée à l’idée de devoir y retourner.

Reproduire les violences « éducatives »

Alice Miller a mis en évidence le mécanisme qui permet à la violence parentale de se perpétuer d’une génération à l’autre. Non seulement les enfants supportent les maltraitances, mais elles et ils les nient, ou les justifient, tant la mise en accusation des parents est un tabou puissant. Dès lors, le seul exutoire – inconscient – aux souffrances subies, c’est de les infliger à ses propres enfants. Cela se fait souvent par réflexe : « La créativité et la vitalité d’un enfant peuvent déclencher, chez les parents ou chez d’autres adultes, la souffrance de ressentir que leur propre vitalité a été étouffée. Ils ont peur de cette douleur, aussi mettent-ils en œuvre tous les moyens possibles et imaginables pour bloquer ce déclencheur », écrit la psychanalyste dans Ta vie sauvée enfin (Flammarion, 2017).

Au sein de la bourgeoisie, cette promesse de revanche – « Supporte, et un jour tu pourras te venger » – comporte aussi une dimension de classe. Pour occuper une position dominante dans la société, pour être apte à casser les autres (épouse, enfants, employé·es, administré·es…), un garçon doit d’abord accepter d’être dominé et cassé soi-même. La fonction d’internats comme Bétharram est d’assurer ce processus. On le voit bien dans La Fabrique de violence (Agone, 2010), roman autobiographique de Jan Guillou qui se déroule dans la Suède des années 1950. Son héros est envoyé dans un internat qui accueille les fils de la haute société. Les élèves de terminale tyrannisent et martyrisent les plus jeunes, avec l’approbation du corps enseignant. Ce système est appelé « l’éducation mutuelle ». Son inéluctabilité est intégrée par de nombreux garçons de ce milieu : « Il fallait apprendre à recevoir des ordres. Sinon, comment pourrait-on en donner soi-même quand on serait en terminale, quand on serait officier de réserve ou bien chef d’entreprise ? » À Bétharram également, les élèves plus âgés, ou les anciens, participaient aux violences. Et au collège Notre-Dame-de-Garaison, une devise, reproduite sur la page Facebook du collectif de victimes, était gravée sur les tables des salles de classe : « Ici j’ai souffert, ici tu souffriras ! »

La première des dominations

« C’était une autre époque » : vraiment ? Sur son indispensable compte Instagram, Marion Cuerq, spécialiste des droits de l’enfant, met en garde contre l’illusion selon laquelle les violences « éducatives » appartiendraient au passé. Elle rappelle que selon l’Inspection générale des affaires sociales (Igas), en France, tous les cinq jours, un·e enfant meurt sous les coups de ses parents. Et que les réseaux sociaux, Instagram et TikTok en tête, débordent de vidéos dans lesquelles des parents se filment fièrement en train de brutaliser leur progéniture. Les violences physiques ou psychologiques sont interdites au sein des familles depuis 2019 seulement. Or, d’après le dernier baromètre des violences éducatives ordinaires de la Fondation pour l’enfance (2024), 81 % des parents y ont pourtant eu recours sur au moins un·e de leurs enfants.

Cela n’empêche pas des « expert·es de l’éducation » d’affirmer que les enfants d’aujourd’hui sont trop gâté·es, que le mouvement en faveur de leurs droits est allé trop loin et que, désormais, il s’agirait de sévir un peu. C’est en particulier le cas de la psychothérapeute-star Caroline Goldman, pourfendeuse de l’éducation positive et partisane du « time out » (la mise à l’écart temporaire de l’enfant fautif) comme alternative aux violences verbales et physiques. Obsédée par l’objectif de rendre les enfants « agréables à vivre » en supprimant tout comportement qui incommode un tant soit peu l’adulte, elle conseille d’avoir recours à un « internat un peu autoritaire » pour mater les adolescent·es qui « continuent à être insolents ou à désobéir », comme elle l’écrit dans File dans ta chambre ! Offrez des limites éducatives à vos enfants (InterEditions, 2020). Le discours qu’elle tient au sujet des enfants – le mouvement en faveur de leurs droits était très bien au départ, mais maintenant il va trop loin et il s’agirait d’y mettre le holà – rappelle celui que tiennent au sujet des femmes des figures médiatiques réactionnaires telles que Caroline Fourest (Le Vertige MeToo, Grasset, 2024) et, avant elle, Élisabeth Badinter (Fausse Route, Odile Jacob, 2003). Ou comment faire passer pour une impitoyable dictature des dominé·es ce qui n’est que le premier frémissement d’une libération…

La domination des parents, écrit le sociologue Bernard Lahire dans Les Structures fondamentales des sociétés humaines (La Découverte, 2023), est le premier rapport de domination, celui dans lequel nous naissons et grandissons, et la matrice de tous les autres. C’est ce que met également en lumière le concept d’infantisme (lire l’encadré violet). Les violences subies durant l’enfance déterminent souvent – même s’il faut répéter qu’il n’existe aucune fatalité en la matière – notre personnalité future et nos relations avec les autres. Mais elles surviennent à une période de la vie où on ne nous accorde aucun crédit : à Bétharram et ailleurs, les victimes n’ont été prises au sérieux qu’une fois devenues adultes. Il y a de quoi rester rêveuse en imaginant combien la société pourrait changer si on entendait enfin les enfants. Si, pour reprendre les mots de Marion Cuerq, on parvenait à remplacer le « filtre de la méfiance » par le « filtre de la confiance » dans la façon de les aborder. •

Infantisme : nommer les discriminations à l’encontre des enfants

Les violences faites aux enfants et aux adolescent·es s’inscrivent dans une domination systémique exercée par les adultes. C’est ce que des chercheur·euses et activistes s’appliquent à mettre au jour, notamment au travers du concept d’infantisme – pendant de l’adultisme, qui décrit les mêmes mécanismes mais en se focalisant sur celles et ceux qui exercent ce pouvoir, ces discriminations et dénigrements sur les plus jeunes. Dans son court essai Infantisme (Seuil, « Libelle », septembre 2023), la pédopsychiatre et sociologue Laelia Benoit le définit comme « un ensemble de préjugés systématiques, de stéréotypes, envers les enfants et les adolescent·es ». Traduit de l’anglais childism – un concept qui s’est développé aux États-Unis dans les années 2000 au sein des Childhood Studies –, l’infantisme, au même titre que le sexisme ou le racisme, permet avant tout de nommer ces oppressions pour mieux les combattre.

Si les violences (châtiments corporels, viol, inceste, harcèlement sexuel) sont les manifestations les plus évidentes de cette domination, elles ne la résument pas. Elles s’inscrivent dans un continuum de comportements et d’attitudes rabaissantes. Cela est prégnant dans l’éducation répressive, mais aussi par exemple dans les débats autour des enjeux climatiques : les préoccupations et les actions des jeunes à ce sujet sont souvent délégitimées.

En 2022, un mouvement citoyen en faveur des enfants a été créé en France sous l’impulsion de Claire Bourdille, ancienne militante au sein du collectif féministe #NousToutes. Intitulé Collectif enfantiste, il s’attache à mettre en lumière le système de domination des adultes et vise à « l’égalité de respect des droits et de dignité entre les adultes et les jeunes personnes ».

01.05.2025 à 16:59

Cameroun 1960 : Marthe Moumié raconte

Annick Kamgang

Dans l’histoire des colonies et des décolonisations, le Cameroun tient une place particulière. À l’issue de la Première Guerre mondiale, cette colonie allemande est partagée en deux territoires sous mandat […]
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Dans l’histoire des colonies et des décolonisations, le Cameroun tient une place particulière. À l’issue de la Première Guerre mondiale, cette colonie allemande est partagée en deux territoires sous mandat de la Société des Nations, dont l’administration est confiée à la Grande-Bretagne et à la France. En 1946, le Cameroun passe sous tutelle de l’ONU, tout en restant gouverné par les deux puissances. Deux ans plus tard, des Camerounais·es créent un parti pour obtenir l’indépendance et la réunification du pays.

Le monde est alors en pleine guerre froide, avec un bloc de l’Est favorable aux mouvements indépendantistes africains face à un bloc de l’Ouest, dont fait partie la France, qui s’oppose brutalement à la décolonisation. Durant toute la décennie 1950, la militante Marthe Ekemeyong Moumié et son mari Félix luttent pour l’indépendance, à laquelle le Cameroun accède en 1960. Voici dix années d’une vie bouleversée par la grande histoire.

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