28.04.2025 à 07:44
dev
France, je t'ai tout donné, et aujourd'hui, je ne suis rien.
Même pas les moyens de me payer une chambre de bonne.
Je n'en peux plus de tes amours Tinder.
Va te faire foutre avec ton Jupiter.
Mayotte sans eau, Martinique sous chlordécone, Kanaky suffoquant sous placage ventral,
Bravo l'innovation cocorico !
Tes roublardises sont trop pour moi.
Je ne vis pas pour être ubérisée.
France « fière de Depardieu », vraiment ?
Es-tu sinistre ou est-ce encore une de tes blagues ?
Tu m'as fait militante queer-anarcho-pyromane.
Je survis à coups de pâtes Lidl, de glanages et de vols Peter Pan chez Sephora.
Il doit y avoir des moyens de résoudre ça dans le calme.
Je n'en peux plus de tes caprices d'enfant gâtée.
Chaque fois que je fais un pas en avant, tu me files une prune pour excès de vitesse.
Chaque fois que je ferme les yeux, tu inondes mes rêves de jambes épilées.
À la fête de la musique, tu m'as jetée dans la Loire, à sainte-Soline tu m'as prise en embuscade.
Depuis, j'ai démissionné de l'éducation nationale.
Vas-tu laisser Donal Trump décider de ton futur ?
Je suis obsédée par Elon Musk.
Je me connecte sur X dès que je peux.
Au réveil, dans les transports, les conseils de classe.
Les algorithmes me parlent de tatouages love is blind, de bitcoin et vidéos de chats.
Les vidéos de chats sont regardées.
Les vidéos de chattes sont regardées.
Toutes les minettes sont regardées, sauf moi.
Je ferais mieux d'évaluer mes ressources nationales.
Mes ressources nationales consistent en de délicieux croissants au beurre, quelques barrettes, Aya Nakamura parée d'or, valises LVHM, CRA cracras, HP HS, poudre de perlimpimpin.
Après avoir institutionnalisé Macdonald restaurant national, je m'attaque à l'obésity.
Il me semble de plus en plus clair que la France, it's me !
Je me fais de nouveau la conversation.
Après tout, France, c'est toi et moi qui sommes parfaites, pas le monde à venir.
Putain France,
Comment puis-je écrire un poème patriotique avec ton humour de larve ?
Bientôt le temps des cerises !
Il reste que j'admire ta télévision. Pascal Praud, Hanouna, de grands esprits libérateurs des consciences.
France #JesuisCharlie, pas de hashtag pour Luigi ?
Moi Présidente, je gracierai les arracheurs de chemises des dirigeants d'Air France.
France excrément qui sauve Benalla de la tourmente.
Si je ne craignais pas la censure, je ferais pipi sur ton hymne et ton drapeau.
Entre nous.... peut-être que c'est déjà fait, mais c'est notre petit secret !
Après maintes réflexions, mon psychiatre pense que de nous deux, c'est toi la folle.
Tu continues à t'arrimer aux croisades dans des soliloques naphtalines :
C'est de la faute aux méchants musulmans.
Aux musulmans, aux musulmans, et aux terroristes. Et aux musulmans.
La Musulmanie va nous manger tout cru. La Musulmanie folle de pouvoir. Elle veut s'accaparer nos plages et nos défilés de mode.
Elle vouloir prendre Cap d'Agde et première dame ! Elle vouloir faire de nous burkini.
Elle vouloir envoyer Femen dans désert. Elle gros émirats remplaçant choucroutes par couscous.
Ça pas bon. Hugh. Elle vouloir faire Mohamed prénom français. Elle vouloir libérer Palestine.
Ha. Elle nous vouloir avoir plusieurs femmes. Help.
Ô France,
Cher pays de mon enfance,
Ma mamounette retraitée pense que ça sert à rien d'écrire un poème, qu'ils en tous rien à foutre.
CNews a décidément bien fait son travail.
Juliette
28.04.2025 à 07:32
dev
Si le mouvement autonome italien a connu, ces dernières années, un véritable regain d'intérêt en France, permettant d'en saisir toute la richesse et la complexité, force est de constater que rien de comparable ne s'est encore produit pour le mouvement autonome allemand. Pourtant, de cette scène de squats foisonnante, de ces journées d'émeutes magnifiques, de ce mouvement antinucléaire massif et offensif, du black bloc lui-même — pratique avant tout allemande —, mais également de cette impressionnante capacité à se constituer en force matérielle, offrant un contre-monde antagoniste à la société capitaliste, il y aurait bien des choses que les francophones devraient apprendre. Grâce aux éditions La Tempête, il est enfin possible de lire — et de voir, grâce aux très nombreuses photographies contenues dans l'ouvrage — une histoire de ce mouvement explosif, écrite par un militant de la première heure.
Feu et Flamme, de Geronimo, est un livre qui ne se satisfait pas d'un discours objectif et neutre, mais analyse de l'intérieur les forces et les faiblesses de l'un des mouvements révolutionnaires les plus radicaux d'Europe. Son titre est une reprise d'un slogan utilisé dans les manifestations autonomes de l'Allemagne de l'Ouest : Du Feu, des flammes pour cramer cet État et ses prisons.
À la fin de l'année 1982, le stationnement des missiles menaçant de se réaliser à l'automne 83, les camarades de Hambourg tentent de mettre en place une coordination interrégionale des groupes autonomes. Deux rencontres sont organisées à cette fin, à Hanovre en février et à Lutter en juin. Les débats qui ont lieu à Lutter tombent au moment où un affaiblissement des nouveaux mouvements sociaux (antinucléaire, anti-guerre, squats) se faisait ressentir. Les structures organisationnelles créées pour la préparation de la manifestation contre Reagan s'étaient par exemple totalement dissoutes peu après le 11 juin, avec pour conséquence un travail de solidarité et de soutien insuffisant en faveur des personnes arrêtées lors de l'action. Ce n'est qu'au prix de grands efforts qu'un minimum de soutien put être apporté aux prisonniers face aux procès qui se préparaient.
Cet état de fait s'inscrivait dans un contexte d'isolement croissant des autonomes au sein du mouvement pacifiste qui prenait de l'ampleur, rendant nécessaires une prise de position et une stratégie communes du camp autonome :
« La situation est la plupart du temps très similaire dans les différentes villes : le milieu de gauche vole en éclat, il n'y a presque plus d'assemblées unitaires ou de discussions politiques, les groupes se retrouvent lors des actions (le plus souvent des manifestations) et se perdent ensuite de vue. Nous ne faisons que réagir aux vacheries de l'État et allons d'une action à une autre, d'un sujet à l'autre… Il n'y a presque pas de liens et d'échanges entre les différents courants politiques, il n'y a pas d'analyse commune de la situation, pas de stratégie partagée à partir de laquelle choisir nos cibles et nos actions et développer des continuités… » (Vorbereitungsmaterialien)
Au sein du groupe de préparation, il fut proposé de discuter de ce que les autonomes avaient en commun, au-delà de tout débat stratégique sur les perspectives du mouvement anti-guerre. Voici ce qui fut dit :
« Aspirer à l'autonomie est avant tout lutter contre l'aliénation politique et morale de la vie et du travail – contre la fonctionnalisation des intérêts différents, contre l'intégration de la morale de nos ennemis – la tentative de se réapproprier la vie… Cette aspiration s'exprime lorsque des maisons sont squattées pour se loger dignement ou pour ne plus devoir payer des loyers exorbitants, lorsque les travailleurs se font porter pâle parce qu'ils ne supportent plus d'être surveillés au travail, lorsque les chômeurs pillent des supermarchés… Lorsqu'ils ne se contentent pas de rejoindre les revendications des syndicats pour plus d'emplois, qui ne signifient en réalité que plus d'intégration, d'oppression et d'exploitation. Partout où les gens commencent à saboter les structures de domination politique, morale et technique, un pas est fait vers une vie auto-déterminée. Notre aspiration à l'autonomie doit aller de pair avec des débats politiques ouverts à d'autres manières de penser… et des efforts permanents pour diffuser nos idées, qui sous-tendent notre vie et nos actions. »
Les débats lors de la rencontre de Lutter (du 18 au 24 juillet 1983) étaient cependant principalement marqués par les controverses sur la situation actuelle du mouvement pacifiste et les événements qui s'étaient déroulés lors d'une manifestation de groupes autonomes et anti-impérialistes à Krefeld.
Deux manifestations ont lieu à Krefeld à l'occasion de la visite du vice-président américain, George H. W. Bush. Le mouvement pacifiste appelle à un rassemblement dans un stade excentré contre le projet de déploiement de missiles de moyenne portée et auquel participent 25 000 personnes. De leur côté, les groupes autonomes mobilisent à travers toute l'Allemagne de l'Ouest sur une ligne clairement anti-impérialiste. Ils appellent à une manifestation indépendante, contre la doctrine martiale de l'OTAN, sans essayer d'intervenir dans l'organisation du rassemblement du mouvement pacifiste. La manifestation autonome devait passer à travers le centre-ville de Krefeld et se diriger vers le lieu où Bush était accueilli, mais presque immédiatement après le départ, les quelque 1 000 camarades se retrouvent bloqués par des commandos du SEK et se font attaquer. Il y eut plus de 60 blessés, dont plusieurs graves, 138 arrestations qui donnèrent lieu à plus de 50 condamnations allant d'amendes et de Strafbefehlen [1] jusqu'à des peines de prison de deux ans. La majorité du mouvement pacifiste se désolidarise de la manifestation le jour même.
La débâcle de Krefeld montre comment une offensivité politique et pratique mal préparée peut jouer en faveur du calcul étatique d'intimidation indistincte et de division politique. Les affrontements qui suivirent donnèrent des groupes autonomes l'image de victimes de la répression de l'État, mais aussi d'objet sans défense d'un « débat sur la violence » à charge au sein du mouvement pacifiste. À l'été 1983, ce « débat sur la violence » est de plus monté en épingle par des rapports officiels de différentes administrations de la sûreté d'État (Office fédéral de la police criminelle, le parquet général fédéral, l'Office fédéral de protection de la constitution, etc.), avec l'aide des médias de masse libéraux. C'est ainsi que paraît un numéro du STERN avec en couverture une main levée tenant un pavé, accompagnée du titre « Violence – non merci ! ».
Dans ce contexte des camarades d'Hambourg notent, avec autocritique, dans un article en vue de la rencontre de Lutter :
« L'objectif des groupes autonomes (l'abolition du système capitaliste, et pas uniquement du programme nucléaire) s'est souvent cristallisé dans la question des formes de résistance et a été monté en épingle à partir de la confrontation avec l'appareil policier. Surtout ces derniers temps, cette dernière est devenue le lien apparent entre des groupes très différents (squatteur.euse.s, groupes antinucléaires, groupes anti-impérialistes, etc.) et a, en plus d'avoir provoqué l'incompréhension et la méfiance de nombreux autres groupes, fait des “groupes autonomes” un concept que l'État utilise systématiquement et très consciemment afin de réduire nos positions à la question de la violence. »
Les discussions sur l'intervention dans le mouvement pacifiste voient émerger deux positions principales. La rédaction d'AUTONOMIE à Hambourg est plutôt sceptique :
« Les événements à Krefeld ont clairement montré à quel point les chances sont faibles que le mouvement pacifiste dans sa diversité soit favorable à un soutien mutuel entre différentes formes d'action et qu'il devienne un facteur déterminant contre le déploiement des missiles. »
À l'inverse, certains groupes autonomes s'expriment en faveur d'une participation aux actions d'automne, qu'ils conçoivent comme pouvant être un élément de « radicalisation » :
« Il nous semble important de combattre l'OTAN dans sa structure et ses installations militaires de toutes les manières possibles. Ce n'est qu'ainsi que les gens prendront conscience de la complexité de cet appareil de pouvoir militaire, et la résistance contre les missiles de moyenne portée peut elle aussi jouer un rôle stratégique de ce point de vue. Nous considérons notre résistance contre les trains transportant des bombes comme un pas dans cette direction. Elle offre la possibilité d'affrontements ininterrompus et concrets pour les groupes antimilitaristes… Une attitude offensive face au déploiement de missiles à l'automne ne sera in fine pas possible sans un travail antimilitariste au niveau régional et local. Les convois de matériel militaire auront leur importance dans ce contexte aussi. » (Autonome Gruppen aus Hannover in : Vorbereitungsmaterialien)
Les discussions à Lutter ne permettent pas de faire avancer l'organisation des autonomes par rapport à l'« automne des missiles ». Les autonomes avaient certes toujours réussi à s'organiser, même au-delà de l'échelle régionale, lorsqu'il s'agissait d'une action en particulier, mais les structures élaborées à cette fin se délitaient la plupart du temps rapidement après l'événement en question. Une des raisons était qu'une organisation nécessitant des rencontres fédérales régulières se retrouvait toujours confrontée au problème de la structuration hiérarchique, ce qui allait à l'encontre des principes de la plupart des autonomes. Ces tentatives devenaient par ailleurs souvent des substituts à l'absence de liens locaux et régionaux entre autonomes – ce qui compliquait le fait d'élaborer des analyses et des stratégies communes au-delà de certains événements. Après 1983, les groupes autonomes n'essayèrent plus de s'organiser au niveau fédéral – exception faite de la campagne contre le FMI.
Le contexte politique est par la suite marqué jusqu'à l'« automne des missiles » par le fait que le mouvement pacifiste – majoritairement dominé par de grandes organisations centralisées – parvient par une non-violence idéologisée à marginaliser toute dimension anti-impérialiste et révolutionnaire de la protestation. L'unique consensus portait sur des armes spécifiques et les actions visaient à exprimer auprès des dominants le souhait du maintien de la « paix », ou autrement dit du « statu quo impérialiste ». Ce faisant, les actions qui se voulaient protestataires se limitaient à des gestes symboliques de soumission à l'État et vides de sens, qui plus est prévisibles par la police. Les positions des autonomes gênaient le besoin d'harmonie du mouvement pacifiste et ces derniers devaient donc être écartés. Dans ce contexte, le mouvement pacifiste développe des formes nouvelles de collaboration avec l'État (discussions entre les flics et les « chefs du mouvement », ligne directe entre les flics et les organisateurs des manifestations), visant à contrôler les autonomes, voir à les livrer manu militari aux flics.
Malgré toutes les contradictions, les autonomes participent massivement aux actions de blocage de Bremerhaven/Nordenham et du bâtiment des éditions Springer lors de la semaine d'actions du mouvement pacifiste, du 13 au 22 octobre 1983. Ils se reposent lors de ces deux événements sur le travail acharné des groupes antimilitaristes de la région d'Unterweser, qui s'étaient notamment réunis au sein du Komitee gegen die Bombenzüge (KGB), ainsi que sur les structures autonomes d'Hambourg.
Les forces bourgeoises et traditionnelles du mouvement pacifiste exercent cependant leur hégémonie politique tout au long des actions. Même l'approche régionale antimilitariste, contre l'infrastructure quotidienne de l'OTAN, des groupes du KGB fut intégrée par la stratégie d'alliance du mouvement pacifiste et put être rendue inopérante politiquement. Les autonomes réussissent à prendre la tête du cortège de la manifestation de Bremerhaven, mais une gestion habile de la manifestation isole le bloc autonome du reste des manifestant.e.s. Il se retrouve ainsi totalement seul, concrètement et politiquement, face à l'entrée du port qui est bloquée à la fois par les flics et des non-violent.e.s qui font un sit-in. Complètement désorienté, le bloc autonome erre pendant des heures, épuisé et fragmenté, dans la ville jusqu'à ce qu'il atteigne le soir les casernes américaines aux abords du port, dans une zone isolée, et devienne le jouet d'une police en supériorité numérique. L'ensemble de ce déroulé déprimant de la manifestation de Bremerhaven est caractéristique de l'impasse dans laquelle se trouvent les autonomes en ce qui concerne le mouvement pacifiste.
La « question de la violence », qui n'avait pas été résolue, est un point de blocage et les débats sur le fond qui avaient été évités ne peuvent plus être rattrapés. La participation des autonomes aux actions avait donc été perçue comme imposée au mouvement pacifiste, presque un putsch, ce que le déroulé de la manifestation démontre de manière on ne peut plus évidente. L'espoir nourri par de nombreux autonomes de tout de même pouvoir radicaliser le mouvement pacifiste rencontre un mur. Des autonomes de Berlin-Ouest commentent avec justesse et beaucoup de sarcasme : « Entre Brême et Bremerhaven, il y a 60 kilomètres et trois ans. »
Les craintes exprimées initialement d'un « piège de Bremerhaven » ou d'une « action de nettoyage à l'italienne » dans le cadre de l'automne des missiles ne se réalisent cependant pas non plus. L'isolement politique total des autonomes rend ce type de répression étatique superflue. Lorsque peu avant le rassemblement massif du 22 octobre à Hambourg, une manifestation de solidarité à la Hafenstraße [2] se fait attaquer par les flics et que 150 camarades se font arrêter, le mouvement pacifiste reste de marbre. La Hafenstraße n'avait rien à voir avec le désir de paix. Le mouvement exprima une dernière fois sa peur des nouveaux missiles nucléaires lors de sa semaine d'actions puis tout le monde rentra chez soi. Un mois plus tard, l'installation des missiles se fit sans résistance notable. En janvier 1984, Révolutionäre Zellen/Rota Zora constatent dans un article tonitruant intitulé « Krise – Krieg – Friedensbewegung » (Crise – Guerre – Mouvement pacifiste) :
« Les nouveaux mouvements sociaux – ça, le mouvement pacifiste l'a rendu très clair – avancent de plus en plus à contre-courant de la question des classes, parasitent toute question sociale et prennent un virage à droite. Il devient plus que douteux de se rapporter à eux comme seule référence de pratique révolutionnaire. Ce “on y va” qui donne plus d'importance à la mobilisation en tant que telle qu'à ses positions et ses objectifs, ne peut plus suffire. »
Malgré leurs expériences déprimantes lors de l'automne des missiles, les autonomes continuèrent à s'organiser encore un certain temps dans le mouvement pacifiste, mais leurs actions n'auront pas permis de radicaliser un mouvement qui touchait déjà à sa fin. À l'automne 1983, le mouvement pacifiste a déjà dépassé son apogée et ne parvient pas à se défaire de son obsession pour la « politique de paix et de désarmement » menée par l'État. Alors que sa prophétie d'une guerre imminente (« Ayez peur, la mort atomique nous menace tous ! », « Il est minuit moins cinq ! ») ne s'était pas réalisée et que la tendance mondiale était au contrôle de l'armement, ce sur quoi se fondait la légitimité de sa politique catastrophiste s'effondre. D'autre part, le déploiement sans accroc des missiles avait démontré l'inefficacité de leur stratégie légaliste. La répétition d'actions de masse aussi inefficaces que ritualisées (marche de Pâques de 84, plébiscite) n'aura pas pu stopper le processus de délitement du mouvement.
Quand bien même les actions de Hildesheim et de la région de l'Unterweser n'étaient pas vraiment des échecs, ils marquèrent la fin des actions d'ampleur des autonomes dans le domaine du pacifisme, en raison de l'absence de résonance à large échelle.
(…)
Dans cette petite fenêtre sur l'histoire, le terme aux multiples facettes d'« autonomie » n'occupe qu'une place périphérique. Il y a deux cents ans déjà, une poignée de penseurs des Lumières tout sauf insignifiants, parmi lesquels Kant et Hegel, s'acharnaient sur ce concept. Je ne le savais pas encore à la fin des années 80, car ma curiosité ne m'avait à l'époque (malheureusement) pas encore poussé à remonter aussi loin dans le passé. Le préciser permet du moins de souligner qu'il faudrait un jour s'intéresser sérieusement au concept d'autonomie. Il semble depuis peu avoir été réduit de manière simpliste au lieu commun d'indépendance. Or, se référer en permanence à une indépendance imaginaire, sans jamais nommer clairement de quoi ou pour quoi, est tout simplement une entreprise vide de sens, construite sur des bases bien fragiles. Il faut en effet comprendre, particulièrement aujourd'hui à l'aube du 21e siècle, que nous vivons dans un contexte où nous sommes plus que jamais dépendants les uns des autres. Ne pas inclure cet état de fait dans les réflexions sur le concept d'autonomie et à l'inverse s'adonner à un culte aveugle de l'indépendance se limite alors souvent à des pratiques d'un individualisme exacerbé, égoïste et bourgeois des plus désagréables. Ce sont précisément ces formes de circulation et de socialisation qui sont très concrètement nécessaires au système capitaliste. Pour le formuler encore plus clairement : certaines formes de circulation considérées sans recul sous le label d'une soi-disant indépendance ont toujours été subies avec beaucoup de brutalité par beaucoup de personnes évoluant dans le milieu autonome des années 80.
Peut-être faudrait-il réfléchir à la définition provocante de Bodo Schulze, selon laquelle : « l'autonomie est une chose fragile – ou plutôt : l'autonomie n'est pas une chose, mais une forme de circulation entre des individus, qui s'associent en vue de détruire l'ensemble des rapports de domination. Cette forme de circulation ne peut pas être théorisée. Les théories n'ont pas de prise sur ce type d'objets, qui ont une existence propre – qui existent en eux-mêmes. L'autonomie est un tel objet. L'autonomie a une existence en soi. Elle est seulement dans la mesure où les hommes agissent en vue de la révolution ».
D'un point de vue politico-historique, l'histoire des autonomes de RFA doit se pencher sur la position de certains camarades, selon lesquels l'autonomie serait une « exportation italienne » qui aurait en RFA et à Berlin-Ouest perdu son caractère prolétarien au profit d'une « expression petite-bourgeoise individualiste typiquement allemande ». Qu'en est-il ?
Peut-être une définition de l'autonomie de Johannes Agnoli, formulée précisément à l'intersection des expériences italienne et ouest-allemande, autour de 1975, peut-elle nous éclairer :
« L'autonomie dont je parle c'est l'autonomie de classe… à la fois en tant que mouvement de classe, le mouvement des ouvriers contre le capital, le mouvement du travailleur en tant que sujet de la production contre celui du travailleur en tant qu'objet de la mise en valeur ; et, au-delà de l'usine en tant que tendance ou mouvement des masses indépendantes contre la tentative du capital de les considérer comme des objets de la transformation de la plus-value en profit, comme des objets de consommation. Dans les deux cas, l'autonomie est la tentative… de la classe, dans la lutte pour son émancipation, de s'autonomiser du mouvement du capital, du mouvement cyclique du capital… L'autonomie de classe signifie… que le mouvement de classe en tant que mouvement d'émancipation, en tant que processus de prise de conscience, évolue de manière totalement indépendante du cycle économique… Si en RFA le soulèvement des ouvriers contre la mise en valeur est encore très en retard… dans la reproduction de l'ensemble de la société, le soulèvement en faveur de la valeur d'usage contre la valeur d'échange a plutôt pris des formes assez concrètes… L'autonomie du mouvement du capital peut s'exprimer, tel qu'en RFA, comme le refus que tout un chacun soit pris dans le processus de réalisation sur le marché… L'autonomie signifie… non un refus du principe d'organisation, mais bien un refus d'une quelconque organisation qui développe un intérêt propre qui n'est plus l'intérêt de classe… Ce que je veux dire c'est ceci : l'autonomie de classe n'est pas contre l'organisation. Ce sont bien plutôt les organisations traditionnelles qui ne sont plus en mesure de représenter les intérêts de classe. » (Langer Marsch, février 1976)
Peu importe. Lors de discussions, en particulier sur le passé, avec d'anciens camarades, ou d'autres encore actifs, il faut garder à l'esprit qu'ils ont parfois tendance à généraliser leurs expériences, qui sont parfois terminées depuis longtemps, dans tel ou tel jardin ouvrier. C'est une façon de faire : s'attribuer du moins a posteriori une grande importance. Or, ce qui réveille chez certains un souvenir agréable n'a aucune raison d'être pertinent pour d'autres personnes et encore moins dans un contexte différent. Celui qui résume donc l'histoire des autonomes d'aujourd'hui à un simple produit d'export italien, doit à juste titre accepter de se voir poser la question suivante : ces derniers n'existaient-ils pas déjà dans la société allemande des années 50 et 60, même s'ils ne s'appelaient eux-mêmes pas ainsi ? Remémorons-nous à ce titre simplement les émeutes des Halbstarken [3] dans les concerts de rock des années 50, ce qu'on appelle les Schwabinger Krawalle [4] à Munich en 1962 et les militants de la Subversive Aktion [5] du milieu des années 60. Ces cas montrent que l'esprit de l'autonomie dans ces contrées n'est pas uniquement d'origine italienne, mais en réalité bien plus ancien que ce que l'extrait historique que je vous propose laisse à penser. Cet esprit semble depuis un certain temps déjà avoir hanté les nuits des dirigeants et leur avoir provoqué des maux de tête. S'il s'agit cependant de l'influence politique réelle de la gauche radicale dans la société allemande, il semble plus pertinent de représenter l'histoire des autonomes comme résultat de conflits et d'affrontements politiques depuis 1967.
La description des autonomes des années 80 présente cependant une autre difficulté : l'utilisation indiscriminée de termes tels que « mouvement des autonomes », « radicaux de gauche », ou « puissance politique des autonomes ». Dans l'« étude » qui suit, il a ainsi été renoncé à une définition figée de l'objet mouvant que sont les « autonomes », notamment pour éviter de lui faire violence par l'usage aussi autoritaire qu'arbitraire d'un seul terme.
L'on peut tout de même dire, avec prudence, que le terme de gauche radicale est compris dans les années 60 et 70 comme ce qui se situe résolument à gauche des organisations du mouvement ouvrier classique, sans tout à fait se recouper avec les formes et les théories traditionnelles de l'anarchisme. Son sens a évolué dans les années 80 : à cette époque il décrivait plus précisément ce qui se situait à gauche du parti des Verts. Il existait dans les années 80 toutefois d'autres groupes qui se définissaient eux-mêmes comme de gauche radicale, mais qui se distinguaient volontairement des autonomes.
Ce livre n'a pas la prétention d'être une représentation exhaustive de toute l'histoire de la gauche radicale allemande. Il manque ainsi un chapitre, initialement prévu, sur l'histoire de la gauche radicale à Berlin-Ouest. Cette ville a été, avec Francfort, l'épicentre de l'agitation et de l'action de la révolte étudiante de 68. Cela est notamment perceptible à travers le foisonnement de la culture des revues – qui se poursuit depuis Linkeck, 883, Fizz, Info-Bug, Radikal jusqu'à Interim aujourd'hui. Il est encore possible de nos jours de lire avec enthousiasme certains passages du livre Die Gücklichen de P. P. Zahl, dans lesquels il décrit en détail l'organisation et le déroulé des « manifestations de lutte » massives de mai 1970 contre l'invasion des impérialistes américains au Cambodge. Ici et là, lors de manifestations, on chante encore quelques phrases percutantes de la chanson légendaire Rauch-Haus des Scherben. Et il y a aussi le Blues, le Tommy Weisbecker Haus, les procès d'Agit, la lutte pour des maisons des jeunes autogérées, la présence sur le terrain contre la destruction de logements et les loyers exorbitants et la présence sur le terrain tout court…
Le milieu de gauche radicale des années 70 et 80 n'a à aucun moment disposé d'un organe de communication commun et transversal, par exemple sous la forme d'un journal ou d'une organisation contraignante. Certains aspects d'événements offensifs-spontanéistes et anarchistes-individualistes sont ainsi difficiles à retracer chronologiquement, comme le serait l'histoire d'une organisation, et donc à retranscrire. Nombre de camarades qui prenaient part à tel ou tel conflit ou telle ou telle lutte dans les années 70 avaient mieux à faire que de s'enfermer dans un bureau pour faire un bilan bien propret de leurs efforts politiques. Et comment généraliser dans un récit le fait qu'il arrivait constamment qu'à un endroit des camarades laissent tomber la politique par frustration et qu'à un autre endroit, au même moment, d'autres camarades commençaient quelque chose de totalement nouveau ? Peut-être que cette sorte de désorganisation a justement permis une grande diversité d'initiatives et de tentatives qui n'instrumentalisaient pas la politique. Face à cela, le désir de systématiser cette histoire dans un récit historique est secondaire.
Pour des raisons de logique et de lisibilité, des idées seront développées, qui n'ont peut-être jamais existé telles quelles en pratique. Par ailleurs, la répartition en trois blocs temporels – la révolte de 68, les années 70 et les années 80 – est simplement une béquille choisie arbitrairement pour mieux identifier certains axes de développement. Dans ce contexte, on ne peut suffisamment souligner que tous les liens existent 1. « en soi », 2. sont « complexes » et 3. « contradictoires », et qu'ils sont bien entendu toujours étroitement « liés », de la même manière que toutes les frontières sont difficiles à tracer.
La rédaction de la première version de Feu et Flammes était motivée, entre autres et de manière sous-jacente, par la volonté de faire une liste des nombreuses erreurs de départ, accompagnée d'une description précise du lieu, voire même de l'heure où ces erreurs avaient été commises. Avec un recul que seul le temps permet, je dirais aujourd'hui que les dispositions petites-bourgeoises de ma conscience antiautoritaire m'ont parfois poussé à traiter le royaume de la liberté comme une petite propriété privée, faisant ainsi mien le principe douteux du droit de possession d'un territoire sans maître. Qu'on veuille bien me le pardonner, et tout particulièrement Hans Jürgen Krahl qui m'a inspiré cette réflexion. Cette nouvelle conclusion m'encourage pourtant à en appeler aux lecteur.ice.s : reconstituons aujourd'hui notre histoire, non comme anecdote ou événement particulièrement héroïque, mais en tant que processus animé et à tout point de vue surprenant, afin que demain notre intervention dans la société soit plus pertinente encore.
(...)
En 1981, à l'occasion d'une réunion dans la ville italienne de Padoue, des militants autonomes ont formulé huit thèses visant à identifier les dénominateurs communs entre les différents groupes qui commençaient à se faire appeler « autonomes ». Ces thèses n'ont jamais été vraiment formalisées, et différentes versions remaniées et actualisées ont été publiées – par exemple dans le n° 97 extra de radikal (août 1981) ou dans le livre de 1995 Der Stand der Bewegung (voir la postface) – mais les idées et les sentiments mentionnés dans le texte original restent à ce jour au cœur de l'identité autonome, bien que chacun de ces points ait été âprement débattu et parfois rejeté avec conviction par certaines branches du mouvement.
1. Nous nous battons pour nous-mêmes, d'autres se battent pour eux-mêmes, et ensemble nous devenons plus forts. Nous refusons de prendre part aux « luttes par procuration ». Nos activités s'appuient sur la participation de chacun, « la politique à la première personne ». Nous ne nous battons pas pour une idéologie, ni pour le prolétariat, ni pour « le peuple ». Nous nous battons pour une vie autodéterminée dans tous les aspects de notre existence, en gardant à l'esprit que la liberté de tous est la condition de notre propre liberté.
2. Nous ne dialoguons pas avec le pouvoir ! Nous ne faisons que formuler des revendications, auxquelles le pouvoir peut décider de répondre, ou non.
3. Nous ne nous sommes pas rencontrés sur nos lieux de travail. Le travail reste pour nous une exception. Nous nous sommes rencontrés à travers le punk, la « scène » et la sous-culture qui l'entoure.
4. Nous nous reconnaissons tous dans un « anarchisme diffus » mais nous ne sommes pas des anarchistes au sens traditionnel. Certains d'entre nous considèrent le communisme/marxisme comme une idéologie d'ordre et de domination – une idéologie qui désire l'État, tandis que nous le rejetons. D'autres ont la conviction que la véritable idée communiste a été dénaturée. Quoi qu'il en soit, le terme de « communisme » nous pose tous problème, en raison de son affiliation avec des expériences comme la RDA ou les K-Gruppen.
5. Le pouvoir pour personne ! Ni « pouvoir ouvrier », ni « pouvoir au peuple », ni « contrepouvoir », le pouvoir pour personne !
6. Sur le fond, nous n'avons rien à voir avec la « scène alternative », même si nous empruntons ses infrastructures et ses moyens techniques. Nous sommes conscients du fait que le capitalisme utilise la scène alternative au service d'un nouveau cycle de capital et de travail, comme champ d'activité pour la jeunesse au chômage, mais aussi comme champ d'expérimentation pour tenter de résoudre les difficultés économiques et de pacifier les relations sociales.
7. Nous n'avons pas tranché entre nous si nous sommes une révolte ou si nous voulons une révolution. Certains appellent de leurs vœux une « révolution permanente », mais d'autres pensent que cela reviendrait de fait à une « révolte permanente ». Ceux qui se méfient du terme de « révolution » pensent qu'il contient l'idée qu'adviendra un jour le règne de la liberté, chose à laquelle ils refusent de croire. Pour eux, la liberté ne peut exister qu'un court instant, entre le moment où le pavé quitte la main du lanceur et celui où il atteint sa cible. En tout cas, ce que nous désirons tous en priorité, c'est abolir et détruire, et non pas formuler quoi que ce soit de positif.
8. Nous n'avons pas d'organisation en tant que telle. Nos formes d'organisation sont toutes plus ou moins spontanées. Réunions d'occupation, chaînes téléphoniques, assemblées autonomes et plein de petits groupes, qui peuvent se former à court terme, le temps d'une action ou d'une manifestation, ou à plus long terme pour des projets comme radikal, Radio Utopia ou des actions plus illégales. Il n'existe aucune structure plus solide que cela, rien qui ressemble à un parti, et aucune hiérarchie. Le mouvement n'a par exemple produit aucun représentant à ce jour, comme Negri, Dutschke ou Cohn-Bendit, etc.
[1] Procédure juridique simplifiée en cas de délits de faible gravité, similaire à l'ordonnance pénale en France.
[2] La Hafenstraße est une rue de Hambourg, dans le quartier de St Pauli, qui comptait plusieurs squats qui se font perquisitionner et dont les habitants se font arrêter en 1983.
[3] Groupes de jeunes qui rappellent les « Blousons noirs » en France à la même époque. Le terme de « Halbstarke » désigne dès le début du XXe siècle la jeunesse « corrompue » issue du prolétariat.
[4] Il s'agit d'émeutes provoquées par l'intervention de la police pour disperser un concert de rue. Elles durent quatre jours et mobilisent jusqu'à 5 000 jeunes.
[5] Groupe de réflexion qui avait également l'habitude de rédiger des tracts.
28.04.2025 à 07:29
dev
Dans le dernier Libé des écrivains, l'autrice Esther Teillard signait un article à propos des Parisiens qui débarquent à Marseille prennent leurs clics et une claque. Il a suscité beaucoup de critiques et un peu d'ironie. La mère d'un ami, marseillaise, y voit surtout du mauvais travail. [1]
Naissance
Je suis né à Marseille en 1999. Marseille m'a toujours été présentée comme la ville miroir d'une autre ville portuaire que je n'ai jamais vue autrement qu'à travers les mots de ma mère qui y est née et y a vécu quelques années d'enfance et de guerre, par les mots de ma grand-mère qui y est née aussi et y a vécu exactement la moitié de sa vie avant d'en partir — un calcul simple qu'on peut effectuer avec exactitude maintenant qu'elle est morte et qu'on connaît son âge définitif. Donc ma mère est née de l'autre côté de la mer. Elle n'est pas née à Marseille. D'accord ? Elle est arrivée ici, enfant. Elle a grandi ici, dans le quartier de la Capelette. Elle vit rue de Lodi depuis plus de trente ans, dans le même appartement. C'est là que j'ai grandi, avec mes frères et sœurs. C'est là que je vais quand je viens à Marseille pour quelques jours. Parce que je suis parti, maintenant. Mais j'ai grandi là. École maternelle Delphes. École primaire Lodi. Collège et lycée dans le privé à Castellane. Voilà d'où je viens. Voilà d'où j'écris, du coup. Pour que ce soit bien clair. Et j'ai vu les parisiens arriver, à la fin des années 2010. J'ai vu les commerces fermer. J'ai inspecté les travaux pas finis. Les nouveaux restaurants qui ouvraient. Les quartiers de la ville qui étaient en chantier et ceux qui ne l'étaient pas. Les immeubles. Je suis repassé rue d'Aubagne et j'ai pleuré à chaque fois pour les huit. Les huit qui sont morts dans les effondrements, aux numéros 63 et 65. J'ai vu la place se faire renommer « Place du 5 novembre 2018 ». J'ai pleuré encore. Je suis parti de Marseille. D'accord ? J'en pouvais plus, de vivre ici. J'en ai voulu à ceux qui venaient ici et qui parvenaient à y être heureux. Je me suis demandé pourquoi eux ils y parvenaient et pas moi. C'est pas juste parce que je suis né ici. Ça devait être autre chose. Forcément. J'ai dit à ma mère que cette ville était impossible pour moi. La ville qui l'avait accueillie enfant : impossible pour moi. Elle ne s'est pas vraiment énervée. Elle a dit : regarde, c'est ici qu'on vit. C'est ici qu'on vit tous. On est tous arrivés ici, arrachés, et c'est ici qu'on s'est enracinés de nouveau. Les départs ne sont pas des trahisons. On essaie de les comprendre. Qu'est-ce que cette ville t'a fait subir pour que tu la détestes autant ? Je ne pouvais pas savoir. On ne sait jamais qui se sent chez soi et pourquoi. Et comment. Je suis bien placée pour le savoir. Je crois que nous, on se sent à la maison ici. On n'a rien qui pourrait nous empêcher d'aller ailleurs, pourtant. Nos tombes ? Nues. En défaut de paiement. Ou de l'autre côté. Dispersées. Nos tombes sont dans nos mémoires, tu sais ça. On leur aménage des stèles, comme ça, dans nos têtes. On est propriétaires de rien ici. Mais on reste quand même. C'est comme ça.Fuite en arrière
Bon. J'ai vu des gens aller et venir. Je le réécris : j'ai vu les parisiens arriver à Marseille à la fin des années 2010. Essayer de changer certains quartiers. Avoir des exigences envers la ville. Oui, je les vois repartir depuis quelques mois. Je partage le constat d'Esther Teillard dans son dernier article pour Libération, article très critiqué — à raison. Je partage le constat de départ uniquement ; pas le reste. Faire appel à une psychologue ? Alors que la situation est sociologique ; forcément sociologique. Ce phénomène de redépart ne me fait pas ricaner. Bien sûr, je me moque d'eux. Bien sûr. Comment ne pas trouver ça ridicule. Vous croyiez qu'on pouvait vivre ici comme ailleurs ? Vraiment ? (Rires). Mais, vous allez repartir, comme ça ? Vous avez fait fermer des rues entières pour ouvrir vos restaurants vos terrasses et maintenant vous repartez, mécontents ? Alors que le texte d'Esther Teillard rend légitime l'installation d'un couple de parisiens à Marseille, je dis : de quel droit ? Vous êtes venus chercher ici quelque chose qui n'existe pas. On refuserait à ce couple les toilettes d'un café parce qu'ils n'ont pas l'accent marseillais. Ouin, ouin. Vous expérimentez pour la première fois et dernière fois de votre vie ce que vivent vraiment les personnes racisées dans la moitié des arrondissements de la capitale dans la moitié du territoire français. Vous expérimentez pour la première et dernière fois ce que vivent vraiment les personnes trans devant toutes les toilettes-frontières. Le soupçon. Le rejet. Alors que j'écris ces lignes, je repense à ce couple de parisiens qui a ouvert l'antenne d'une grande chaîne de pizzeria à Notre-Dame-du-Mont ; l'occasion de privatiser l'étage pour en faire un bar à cocktails sur invitation qui fonctionne uniquement par réseautage. Qui exclut qui ? Qui soupçonne qui ? Vraiment ? Je repense à cette presse de quartier rue de Lodi qui a fermé et été replacée par un restaurant à vingt euros le plat. Qui exclut qui ? Vous pensez que les marseillais détestent les parisiens mais vous n'avez rien compris. D'opposer les uns et les autres sans, de ne dire que ça, de ne pas dire les dynamiques de pouvoir et les verticalités — c'est l'inverse d'écrire. En fait, je crois qu'on s'en fout un peu, des parisiens. Les marseillais détestent les bourges venus d'ailleurs venus ici imposer leurs vies et leurs prix. C'est tout. Les marseillais détestent leurs dirigeants politiques qui ont détruit la ville pendant plus de trente ans — corruption, malversation, commerce de la mort, etc. C'est surtout ça, en fait. Les marseillais détestent la police quand elle tue l'un des siens. Les marseillais détestent le CRA illégal d'Arenc ils détestent le CRA légal du Canet. Et Marseille n'est pas hostile. Marseille n'est pas crade. D'ailleurs, Marseille ne supporte pas qu'on porte une quelconque forme de discours sur elle et ses habitants. Marseille : elle fait ce qu'elle veut.Clac clac clac Speedy Gonzales — je veux parler d'une juge dans un Centre de Rétention Administratif. Je veux parler du CRA du Canet. Je pense aux audiences bien bien bien aux pendus qui s'entassent et l'encombrent de dossiers à fermer vite vite vite avec ses escarpins des corps à enjamber clac clac clac. D'accord ? Clac ? Je pense que les chiffres ne s'inventent pas mais que certains s'arrangent. Certains fabriquent — faussaires. Certains chiffres peuvent être différents selon : chef du CRA, ou service médical. La pendaison du jeune homme de 22 ans un premier décembre tout le monde est d'accord. Chiffres ? Sur une année, le service médical compte : 42 tentatives de suicide. Le service médical tient le registre il compte : 14 pendaisons, 13 ingestions diverses (pile, shampoing, briquet), 15 automutilations. C'est bon, c'est noté. On en fait quoi du registre ? Rangé. Rangé dans le casier. 42 tentatives. La même année le chef du centre conte : 17 tentatives. 17 tentatives ? Le chef du centre est un conteur public, conteur étatique. Le récit est fait, il est rangé, rangé dans le casier, puis publié, récit-rapport, publié pour le ministère des contes ; la belle histoire — rat-comptée. Quand je pense aux claques je pense aux effondrements de la rue d'Aubagne et je pense à des noms. Je pense à Xavier Cachard. Élu de droite, vice-président du conseil régional. Propriétaire d'un appartement indigne au 65 rue d'Aubagne qu'il louait en toute connaissance de cause. Jusqu'à l'effondrement. Je pense à Julien Ruas, un autre nom. Ancien adjoint au maire Jean-Claude Gaudin, délégué à la prévention et à la gestion des risques. Il a délibérément ignoré les signalements concernant l'insalubrité des immeubles effondrés. Aujourd'hui, en avril 2025, il est toujours élu municipal. Et parce qu'il bénéficie de la protection des fonctionnaires, ses avocats ont été payés à hauteur de plusieurs centaines de milliers d'euros par la Ville de Marseille lors de son procès pour homicide involontaire et mise en danger de la vie d'autrui. Je pense : aux claques perdues.
Le bruit des claques. Vraiment, je n'aurais pas pensé… Quand je pense à Marseille et aux claques je pense àMa mère parle
Coucou mounette ! Je prépare un article sur Marseille en réponse à l'article nul de Libé. Quand t'as le temps, tu veux bien m'écrire quelque chose ? Par exemple, répondre à la question : pourquoi l'article d'Esther Teillard t'a mise en colère ? Tu peux me faire un message vocal, aussi, si t'as la flemme d'écrire. Bisous. Ma mère répond : OK. Le lendemain, je reçois un message vocal de deux minutes. « Alors, déjà, c'est pas un article. C'est du mauvais travail. Elle a pris une petite anecdote sur une ville pour en faire une généralité, sur une ville qui a 2600 ans, qui a toujours accueilli des étrangers. Plus ou moins bien, d'ailleurs. Elle a mal accueilli les italiens, mal accueilli les arméniens, mal accueilli les pieds-noirs… Tout compte fait, des années ou des décennies plus tard, ils y sont encore, non ? Elle continue à accueillir et à s'enrichir des gens qui arrivent. Bon, ben, on pourrait faire des tas d'anecdotes sur des tas de villes. J'ai été mal accueillie à Lyon, je me suis ennuyée à Pau, je pourrais dire que Bordeaux est une ville bourgeoise qui aime pas les homos. C'est débile. C'est du mauvais travail, et je crois qu'il faut même pas y répondre. Parce que c'est pas à la hauteur. Écrire cette espèce de punition : vous voyez, vous les avez mal traités, ils repartent. C'est nul. Et ça sera bien les seuls à repartir ! Parce qu'il faut les moyens de repartir d'une ville qui vous accueille mal, quand même. Bon. Tous ces gens qui constituent Marseille, mes anciens collègues fonctionnaires qui viennent de Bretagne, de Nancy, de toutes les régions, de Corrèze, de Pologne ou du Maroc… plus ou moins, ils y restent. Pas tous… Cet article, on s'en fiche, en fait. Voilà. Il faut ignorer. Il faut dire : faites du vrai travail. D'autant plus quand vous écrivez et publiez un article sur une ville. Faites du travail profond, d'observation. Là, c'est inintéressant. C'est : ni fait, ni à faire. »Baptiste Thery-Guilbert
[1] Certaines parties de ce texte sont des réécritures de certains passages de Lésions, publié aux éditions blast (2023), ou de Mémoires aimantées, une nouvelle qu'on pourra lire dans le prochain numéro deTrou noirconsacré à Marseille (parution en mai 2025).
28.04.2025 à 07:28
dev
(le cinéma pour descendre, creuser un peu et faire le mur) Saad Chakali & Alexia Roux
- 28 avril / Avec une grosse photo en haut, 4, LittératurePartir de l'impasse, c'est tout ce qui nous oblige, nous y sommes forcé-e-s. Comment s'en sortir sans sortir, voilà encore dire ce qui nous arrive. Au départ de l'impasse, il n'y a pas seulement un état de fait, l'impossibilité de passer, de frayer un passage, de se faire les passagers du monde en dépit des forces qui conspirent à le clôturer en le rendant inhabitable. Il y a encore une impossibilité posée en condition de toutes les possibilités – de passer, de penser. Pas un seul passeur, ainsi en cinéma, qui n'ait pour départ le devoir d'endurer l'impasse avec le courage d'en dire la vérité – contre le principe de non-contradiction, l'aporie échapperait ainsi aux oppositions logiques au nom de l'irréductibilité sauvage des antinomies. Si tant de films passent, le cinéma demeure en aidant les regards à faire le mur de l'écran.
« (Dead end !) Why we should be on dead end street ?
(Dead end !) People are living on dead end street
(Dead end !) I'm gonna die on dead end street »
(The Kinks, « Dead End Street », 1966)
« Le secret de Polichinelle est que, dans la comédie de la vie,
il n'y a pas de secret, mais seulement, à tout instant, une échappée »
(Giorgio Agamben, Polichinelleou Divertissement pour les jeunes gens en quatre scènes, éd. Macula, 2017, p. 92).
1a) L'impasse dit ce qui ne passe pas, la voie bloquée par son impraticabilité, l'absence d'issue, le cul-de-sac – dead-end. Aucune possibilité de faire un pas – de plus, même de côté. Pas, dont l'impasse est une dérivation sémantique, est un mot équivoque qui se retourne sur lui-même comme une maladie auto-immune puisque le même mot confond le dépôt d'un pied devant l'autre afin de marcher avec l'adverbe de la négation : « Je ne marche même pas d'un pas » disait-on déjà il y a mille ans. L'impasse dit ainsi l'impossibilité même qu'il y ait un pas. L'impasse l'est d'aucun pas.
L'impasse appartient de plein droit au vocabulaire de la psychanalyse. Jacques Lacan reconnaissait ainsi au geste inaugural de la méta-psychologie inventée par Sigmund Freud le miracle d'avoir trouvé, dans l'impasse d'une situation psychique, la force subjective d'une intervention. L'impasse caractérise alors la possibilité d'un départ en dépit de ce qui le contrarie et le symptôme en représente en psychanalyse le point de capiton, le réel qui fait la souffrance du sujet sans possibilité d'en crever l'abcès, même par fixation. Les passages à l'acte valent à ce titre autant d'impasses quand le symptôme demande moins à être résorbé qu'à être entendu comme le réel du sujet. Trouver une voie à ce réel est l'objet de l'analyse en affrontant toutes les résistances au frayage de cet accès.
Deux résistances ont été identifiées par la psychanalyse quand l'accès au symptôme est impossible à trouver : l'acting-out et le passage à l'acte. Dans un premier cas, le recours ostentatoire et compulsif à l'activisme travestit l'impasse en « l'un passe », un simulacre hystérique de sortie reconduisant en réalité au cul-de-sac du symptôme ; pour le second, la sortie de scène est avérée, par exemple dans la mort que l'on ose provoquer, à l'encontre de l'autre ou en se la donnant à soi.
L'accès au réel du symptôme qui fait l'impasse du sujet peut également conduire à l'impasse de l'analyste quand sa quête de symboles fait écran à la parole de l'analysant. La figure du mythologue doit alors céder le pas à celle de l'enquêteur. C'est l'invention lacanienne de la « passe » qui, à partir d'un fragment d'Héraclite sur la foudre, invite un analyste en formation à justifier auprès de deux psychanalystes, les « passeurs », des raisons de son engagement dans la psychanalyse [1].
L'impasse concerne par conséquent autant l'analysant que l'analyste, elle se situe des deux côtés de la cure psychanalytique. Si la passe a été sanctionnée par l'échec de son institutionnalisation, elle a trouvé à rebondir ailleurs. L'échec est à ce à partir de quoi fonder la relance inventive des tentatives. À l'instar du communisme selon Slavoj Žižek en lui associant un mot de Cap au pire de Samuel Beckett : « Essayer encore. Rater encore. Rater mieux » [2]. L'impasse est donc au départ de la psychanalyse, comme l'aporie qui en est le parfait synonyme l'est aussi pour la philosophie.
1b) L'impasse d'un certain cinéma, ainsi celui d'action spectaculaire, emblématique de l'industrie hollywoodienne, montre toute son impuissance symptomatique à construire les scènes de l'être-en-commun où le partage d'un silence ou l'égalité d'une écoute feraient droit au désir de ne pas s'en laisser compter par les blocages du passage et de l'accès. L'hégémonie dépensière de l'acting-out, de la performance narcissique des acteurs à l'usage inflationniste des effets spéciaux en passant par la virtuosité technique en signe ostentatoire de qualité (le recours actuel au plan-séquence, biaisé par les trucages invisibles du numérique), est l'attestation incessante de la reconduction du symptôme.
1c) Revient alors en mémoire un film de Brian de Palma sorti en 1993. Son titre original : Carlito's Way. Son titre français : L'Impasse. On notera déjà ce petit fait linguistique remarquable que le passage du titre original anglais au titre français induit un renversement si fort de sens : la voie de Carlito, le protagoniste joué par Al Pacino en double mélancolique du Tony Montana de Scarface (1983) puisqu'il a renoncé à l'acting-out sous cocaïne, y est devenue en effet une impasse. Et celle-ci est magnifique puisque, de la voie à l'impasse, il y a bien un passage que le film saurait formaliser.
La fiction s'y joue en effet selon deux modalités, narrative (c'est une boucle fermée) et filmique (la boucle est au contraire ouverte). Sur le versant de la narration, le récit commence par la fin : Carlito Brigante, l'ancien gangster d'origine portoricaine revenu dans le barrio de sa jeunesse, est abattu par l'un de ses rivaux mimétiques, un double parodiant sa jeunesse, au moment où il retrouve sur le quai de la gare de New York la femme qu'il aime et avec qui il veut s'enfuir. Toute l'histoire remonte à l'enchaînement des circonstances qui aboutiront à cette conclusion fatale qui se boucle sur l'introduction du film, toutes deux étant en noir et blanc. Sur le versant de la puissance émotionnelle que le film de Brian de Palma saura déployer, c'est toute autre chose qui est ressentie, la croyance que le héros va s'en sortir malgré tout, même s'il ne s'en sort pas. La narration clôt, circonscrit, elle referme ce qu'elle a programmé d'ouvrir, quand la croyance dont le cinéma est capable tient de la déclosion ; le désir que le héros s'en tire, plus fort que le savoir de son échec toujours déjà avéré.
La voie de Carlito est une impasse (il est abattu d'emblée) et c'est pourtant depuis elle qu'il y a, mieux que le cul-de-sac d'une narration circulaire, l'accès à la possibilité d'une passe, le frayage non d'une sortie mais de son désir malgré tout, en dépit du savoir des causalités et des conséquences qui s'en déduisent. Le premier plan du film de Brian De Palma est, en gros plan et en noir et blanc, la balle tirée du canon d'un pistolet muni d'un silencieux et qui troue une écharpe. On y reconnaîtrait le principe même de la projection du film, le paradigme du tout premier film muet projeté si l'on veut le voir ainsi, que nous sommes en train de regarder : on sait que le film, une fois lancé, projeté sur l'écran pareil à un linceul, une écharpe géante, va finir et comment il va finir ; il n'en demeure pas moins que l'on désire croire qu'une autre issue est encore possible. La balle tirée trace le cercle de la mort, mais le trou n'empêche pas pour autant la trouée de la croyance sur l'écharpe du savoir. « Autrement dit, la certitude sur laquelle se fonde une action n'est pas affaire de savoir, mais affaire de croyance : (…) l'acte vrai vient combler les lacunes de notre savoir » [3].
Carlito's Way / L'impasse vérifierait ainsi ce que Jean-Louis Comolli disait déjà du pacte du spectateur avec la fiction, au cinéma mais pas exclusivement, en s'appuyant sur la fameuse formule d'Octave Mannoni au sujet du déni : « Je sais bien, mais quand même ». Le déni est un mécanisme de défense inconscient face à la réalité dont la mise en acte est la dénégation. Le déni (de réalité) n'est pas fautif quand il est assumé ; le semblant n'est pas l'illusion. Le savoir n'empêche pas la croyance, ce sont deux régimes de pensée spécifiques. Il y a ce que je sais (bien) et il y a ce que je crois (quand même) et la croyance est la possibilité d'une alternative aux faits que ne résorbe pas leur savoir qui voudrait clôturer le champ des potentialités [4]. On le dira donc ainsi : je sais bien que le film de Brian De Palma n'est qu'une fiction, et que celle-ci commence et finit par l'assassinat de son protagoniste ; pourtant j'y crois comme s'il en allait de ma vie, comme si sa vie à lui en allait de la mienne. Je sais bien que l'impasse s'impose à Carlito mais, quand même, je crois en sa sortie. Par surcroît, l'écran sur lequel est projeté le film est un mur invitant à sortir de la salle quand il est fini.
Carlito Brigante est un danseur de sa propre solitude, un mage noir et blanc traversé par les puissances fluctuantes du mana [5]. Il est un passeur, ce mot de passe emblématique pour le critique Serge Daney, et dont l'origine revient à Jean-Louis Comolli au sujet du jazzman Eric Dolphy.
1d) Une autre formulation, issue de L'Esthétique de la résistance de Peter Weiss, ce grand triptyque romanesque écrit entre 1971 et 1981 et consacré au mouvement ouvrier allemand, de l'insurrection spartakiste écrasé par la république de Weimar en 1918 à la défaite du nazisme en 1945, et que cite Jean-Luc Godard dans Le Livre d'image (2018), le répète encore sur le versant de l'espérance : « Même si rien ne devait être comme nous l'avions espéré, ça ne changerait rien à nos espérances ».
Si le réel est littéralement l'impossible en tant qu'il s'oppose au possible, l'impasse est toutefois la condition paradoxale de toutes les possibilités, possibilités de croire et d'espérer, possibilités de désirer autre chose que ce qu'il y aurait sans reste, non sa négation. L'impasse n'est pas le contraire de la passe, mais son transcendantal. De la même façon que l'impensable n'est pas le contraire de la pensée, mais la condition même de possibilité pour penser, que l'indécidable est la condition de possibilité de toute décision, et que l'impardonnable l'est encore pour la possibilité de pardonner.
2a) Si l'impasse est au départ de la psychanalyse, dont l'invention est contemporaine du cinéma, l'aporie qui en est le synonyme est au départ de la philosophie, dont l'invention est contemporaine de la démocratie. L'impasse peut effectivement servir de mur à la projection cinématographique, tandis que l'aporie est la vérité refoulée de la démocratie, qui ne nomme pas à l'origine un régime parlementaire et représentatif, mais un principe de gouvernement où le pouvoir qui n'appartient à personne peut aller et revenir également à n'importe qui. La démocratie est ainsi le pouvoir des sans-pouvoirs, Jacques Rancière y a souvent insisté. La « haine de la démocratie », qui est selon lui une réaction de l'oligarchie libérale à l'exigence d'égalité [6], n'est peut-être pas sans lien avec la haine du cinéma dont l'esthétique, égalitaire et démocratique, est ce que l'industrie veut contenir au nom de la reconduction des hiérarchies, acteurs et figurants, fiction et documentaire [7].
L'aporie dit à sa racine, autrement dit radicalement, la privation (a-), l'empêchement pourtant posé en nécessité dans le passage du gué (poros). Dans le Banquet de Platon, la naissance d'Éros eut lieu le jour où Pénia, déesse de la pauvreté dont le nom a donné celui de peine, se coucha près de Poros ivre, dieu des expédients et des passages (son nom a donné tous les dérivés de porte et de par) [8].
2b) Érotique est l'indigent réfractaire, le pauvre qui, malgré les contrôles policiers, arrive à passer, le paria extravagant qui sait vagabonder dans l'ivresse des expédients lui offrant de franchir le gué. Érotique est le va-nu-pied disposé à être un affranchi, Charlot en figure l'emblème immortel. L'ange nécessaire a le courage des impasses quand il faut sacrifier le vagabond puisque sa moustache lui a été volée par le dictateur ; il l'est aussi des apories quand, pour lui, rire et pleurer coïncident. Érotique-aporétique est le cinéma aux semelles de vent, celui des Ariel qui ont tiré des frontières le fil tramant leurs rhapsodies, de Jocelyne Saab à Franssou Prenant en passant par Narimane Mari.
2c) L'aporie : si Jacques Derrida s'y est frotté avec beaucoup de zèle et autant d'ardeur, c'est qu'elle est au cœur non seulement de la philosophie, mais de la déconstruction de ses présupposés métaphysiques à laquelle il aura consacré sa vie. En juillet 1992, le philosophe prononce une conférence lors de la décade de Cerisy-la-Salle qui lui est dédiée, qu'il publie en 1993 et reprend en 1996 pour les éditions Galilée sous le titre Apories – Mourir, s'attendre aux 'limites de la vérité' [9].
Si l'aporie est au départ de la philosophie, c'est pour la contrarier, la faire achopper sur ses bases et interroger ses fondements en sondant l'impensé de ses soubassements. La contradiction insoluble que l'aporie indique n'y a pas seulement valeur d'exception à la règle ; plus que cela, elle nomme la butée des binarités, le blocage des partitions catégoriques, un défi aux distinctions comme aux oppositions logiques. Une promesse aux limites de la responsabilité de la tenir est un devoir sans être un commandement. Le dehors du déjà pensé, dans la promesse héroïque de l'incalculable.
Chez Jacques Derrida, l'aporie qualifie l'expérience de l'impossible ; ainsi, la justice qui est infinie en excédant les règles finie du droit ; ainsi, l'hospitalité qui est irréductible aux politiques d'accueil des étrangers ; ainsi, le pardon qui a l'impardonnable pour impossible condition ; ainsi la mort qui est toujours celle de l'autre puisqu'il est impossible de dire « je suis mort » tout en l'étant. Les apories ont à voir ainsi avec les antinomies de la langue puisqu'il y a plus d'une langue. Les apories sont des inconditionnalités qui, en tant que telles, posent des conditions de possibilités ; souveraines, elles n'en appellent néanmoins à aucun souverain, ni à aucune forme de souveraineté. Si elles ont lien au neutre qui signifie à la lettre ni l'un-e, ni l'autre, elles n'ont rien à voir avec toute idée de neutralité. Elles engagent à endurer une époque qui s'y voue quand la règle est à l'état d'exception.
Parmi les apories, on retiendra khôra, ce mot grec ancien qui résiste à sa conceptualisation comme à toutes les interprétations ; ses traductions sont nombreuses (le territoire rural de la polis au-delà ou en deçà de l'opposition ville-campagne, la région ou le lieu, la mère ou la nourrice), sans être jamais définitives. Un lieu d'avant tout lieu qui échappe à la distinction du mythos et du logos, en deçà de la dette et de l'échange. Khôra est instable, invite aux antinomies et oblige aux dissymétries. Inconcevable, son secret est impénétrable. Khôra est le lieu hors lieu, sans essence et insituable, de tout site, celui par où commence la dissémination, qui est sans fin et que guette la déconstruction.
L'aporie est l'impasse en condition même de toute passe, l'impossible en condition même du possible. L'aporie en paradigme de tout transcendantal serait comme un archi-transcendantal.
Pour le Platon du Timée, Socrate en occupe la place qui est celle des sans-lieux. Le geste philosophique inaugural est sans lieu propre, atopique ; c'est pourquoi, dirait Frédéric Neyrat, nous sommes des aliens dont la condition d'existence est terrestre autant qu'elle est, contre tout géocentrisme, extraterritorialité [10]. Charlot encore, burlesque cosmique et socratique, le paria qui ne craint pas de perdre sa place puisqu'aucune ne lui revient de droit. Pour Aristote, khôra est le diaphane à partir de quoi l'idée accède au visible ; l'héritage grec du christianisme en a tiré un emblème de son iconographie, la Vierge Marie, le réceptacle abritant le verbe sans que ne le brise l'idée de Dieu dont il est le relais. Khôra est le ventre fécond donnant chair à l'image, son hymen impossible à déchirer. Marie José Mondzain en poursuit l'idée en lui trouvant un mot de passe, la zone (zonè dit en grec la ceinture, puis la périphérie). Elle célèbre ainsi le fond d'indétermination et de liberté des puissances imaginales et des opérations créatrices qui s'en déduisent, capables de faire des rapports à partir d'une absence de rapport préalable – ce qui s'appelle en cinéma le montage [11].
2d) Khôra est l'écran blanc de cinéma, fondu dans le miroir noir de nos petits écrans domestiques. Khôra en possibilité de toute image s'est vu donner au cinéma les images qui, jamais, n'en épuisent l'idée : la pellicule qui flambe chez Ingmar Bergman, Jerzy Skolimowski et Monte Hellman, la planète molle et océanique de Solaris (1972) d'Andreï Tarkovski, les rideaux de David Lynch, l'écran noir chez Marguerite Duras et Jean-Luc Godard, chez Jean-Marie Straub et Danièle Huillet.
Tous les cinéastes qui comptent, au-delà toute comptabilité, sont des zonards comme le dirait encore Marie José Mondzain, des passeurs de frontières, des passagers clandestins aux manières traversières, des transbordeurs, des frayeurs de passages depuis l'impasse qui peut effrayer. On insistera ici sur la spécificité du dispositif de la salle dans l'expérience cinématographique. D'abord, on y descend souvent en rejouant les catabases mythiques, Gilgamesh et Orphée, Hercule et Ulysse, Dante et Virgile, ces descentes dans les limbes des périphéries du genre examinées aussi par Patrice Rollet [12] ; avant l'anabase platonicienne, la descente souterraine toujours suivie d'une remontée vers le soleil. Ensuite, la projection a également besoin d'un mur nécessaire à y apposer son écran.
La descente dans le souterrain, comme dans La Jetée (1962) de Chris. Marker où le héros qui voyage à travers le temps à la poursuite d'une image d'enfance qui le hante se cache dans les souterrains du palais de Chaillot, alors le refuge de la Cinémathèque française ; le mur que l'on construit moins qu'on le fait, comme dans Le Trou (1960) de Jacques Becker où le travail bruyant des détenus désirant s'évader est le bruit même de leur idée, le boucan du plan qu'ils auront pensé.
D'autres catabases auront trouvé leur lieu dans les chambres, ces variations de l'originelle camera obscura où l'on s'y confine pour y soigner sa convalescence, leur dedans qui est un dehors plus vaste que tout extérieur, chez Chantal Akerman et Jean Eustache, Nicolas Klotz et ÉlisabethPerceval.
2e) L'impasse est une descente (dans le souterrain et ses murs recouverts de velours – le velvet underground des salles de cinéma) et la catabase, avant d'en appeler à une anabase, oblige au mur qu'il faut faire et il faut se le faire pour passer comme Alice de l'autre côté. Giorgio Agamben en a fourbi la formule dans l'amitié de Polichinelle puisqu'à ses côtés, la vie apparaît comme une comédie plus digne que toute tragédie. Son secret ? Il n'y pas de secret mais, à tout instant, l'échappée d'un rire en guise de pas de côté : « Dans la vie des hommes – tel est son enseignement – la seule chose importante est de trouver une sortie. Vers où ? Vers l'origine. Parce que l'origine est toujours au milieu, elle ne se donne que comme interruption. Et l'interruption est échappatoire » [13].
Le pas de côté est la parabase qui, même sur place, toujours engage à la parallaxe, à tous les écarts parallactiques qui déplacent les regards en creusant depuis le réel l'ouvert d'autres perspectives [14].
La sortie par le milieu qui est une interruption, l'accès qui est une échappée depuis l'origine. La formule de Polichinelle se ramasse selon GiorgioAgamben encore ainsi : « Ubi fracassorium, ibi fuggitorium – là où il y a une catastrophe, il y a une échappatoire » [15]. C'est le faux-raccord qui brise le continuum spatio-temporel en ouvrant à la dimension de l'esprit, dans Gertrud (1965) de Carl T. Dreyer, Procès de Jeanne d'Arc (1961) et Mouchette (1967) de Robert Bresson, Val Abraham (1993) de Manoel de Oliveira. Tous adeptes du « style transcendantal » pour reprendre le terme de Paul Schrader, soucieux d'offrir à leurs héroïnes respectives la possibilité d'une échappée par le milieu – la collure entre les plans dont l'image a tant fasciné Sylvie Pierre et Jacques Rivette.
C'est, ailleurs et dans le registre du comique burlesque, le sifflet de Harpo Marx qui prolonge la langue inconnue et inouïe de Polichinelle ou bien encore les révolutions de Claude Melki dans L'Acrobate (1976) de Jean-Daniel Pollet dont les tangos renouent avec les rotations cosmiques.
2f) L'impasse, si elle est formellement le contraire du passage, est au départ de toute passe, l'impossible en condition du possible. L'aporie qui en est le synonyme est la pierre d'achoppement par où la philosophie s'échappe d'elle-même en recommençant par le milieu, le skandalon originaire des antinomies insolubles et des dissymétries qui font sauter le bouchon du principe de non-contradiction et des logiques binaires et dualistes. La pensée y engage toute sa puissance dialectique en ressaisissant que la relève des contradictions n'est pas le trois de synthèse sous lequel se subsument les oppositions, mais la relève de ce qui échappe à l'épreuve nécessaire de l'antagonisme. La fuite vers le dehors où l'appel du neutre, qui n'est pas la neutralité reconduisant à l'impasse du consensus (le « en même temps » macronien), est l'invocation d'un reste inassimilable.
De deux choses, pas l'une ; ni l'une, ni l'autre, au contraire : voilà tout ce que l'on aura appris des penseurs et passeurs de la dialectique quand elle se voit retournée sur et contre elle-même, les essais de Jean-Luc Godard, Harun Farocki et Walter Benjamin. Au milieu, on trouvera la sémantique générale d'Alfred Korzybski qui aura pris acte des acquis de la théorie de la relativité et de la mécanique quantique pour parer aux confusions de la représentation et de la réalité, consécutives à l'hégémonie du principe de non-contradiction hérité de la pensée d'Aristote : « La carte n'est pas le territoire ». On sait l'influence que la sémantique générale a exercée sur des écrivains tels A. E. van Vogt et William Burroughs, et les penseurs Gaston Bachelard, Gregory Bateson et Henri Laborit [16].
La dialectique dans sa dimension la plus critique, il faudrait en retrouver la puissance fragmentaire et foudroyante chez les présocratiques ; ainsi, Héraclite, qui est un penseur de l'être, à la fois mouvant (c'est un devenir), relatif (c'est un assemblage discutable d'éléments disparates et hétérogènes) et contradictoire (il ne coïncide jamais avec lui-même). Quand Aristote pose que A = A, soit dit qu'il est non-A, Héraclite pensait plus d'un siècle avant ce dernier que A = A + non-A [17].
On trouvera enfin à l'extérieur du monde occidental des modes de pensée avoisinants ; ainsi, le tétralemme des philosophies orientales, indienne, chinoise et japonaise. Le tétralemme pose quatre possibilités pour une seule proposition, au-delà des oppositions binaires et des dilemmes solubles dans la pensée aristotélicienne (A ne peut être en effet identique à lui-même tout en étant différent de lui-même). Avec le tétralemme, chaque lemme (ou proposition intermédiaire) ayant une valeur de vérité entre un prédicat et un sujet s'agence avec les autres pour composer un carré des possibilités en dépassant l'opposition binaire et aristotélicienne des affirmations et des négations. Dans cette perspective, une chose peut être ou vraie ou fausse, à la fois vraie et fausse, et ni vraie ni fausse.
2g) Qu'une chose ne soit pas identique à elle-même, la Jungle de Calais l'a prouvé dans les films que Sylvain George et Élisabeth Perceval et Nicolas Klotz lui ont consacré. Le bidonville peuplé d'apatrides qui fuient les guerres de l'impérialisme fossile [18], et ceinturé par un maillage étatique serré de dispositifs de contrôle et de sécurité a aussi été le site d'une utopie oblique, la construction inachevée (parce qu'elle aura été pour cette raison même bazardée) d'un être-en-commun en devenir, une communauté de destin pour parias nomades en restes vivants d'entre les états-nations.
La Jungle aura été tout cela à la fois, une aporie du droit, ainsi qu'une impasse pour les exilé-e-s cherchant refuge en Europe, mais également un sas de passage et un lieu hors lieu – topos outopos. Une « troisième aire » d'après Giorgio Agamben, inspiré ici par Donald W. Winnicott : ni la scène hallucinée des fantasmes, ni l'espace indifférent des objets, mais une zone intermédiaire (Marie José Mondzain, encore), un « lieu épiphanique » au principe d'une « topologie de l'irréel » en vertu de quoi ce qui est réel perd de sa réalité, tandis que l'irréel est en voie de se réaliser [19]. Ainsi, l'utopie concrète d'une communauté sans programme, surgissante et insurgée, ses restes vivants d'entre les nations bricolant depuis leurs ruines de nouveaux modes d'habitabilité, des formes neuves de vie.
Si les cinéastes sont des penseurs au sens où ils sont des transbordeurs, des passeurs, c'est en topographes de l'irréel, à la lisière de la fiction et du documentaire comme Lav Diaz, Ghassan Salhab et Tariq Teguia. Comme Christophe Clavert qui emprunte La Route de Cayenne pour voir ce qui résonne entre le maintenant et l'autrefois, Mehdi Benallal qui soupèse entre les vies de peu et les statues reléguées du passé le poids de consistance subtile du communisme, et Ian Menoyot qui descend dans les catacombes de Bruxelles pour y retrouver la Senne, le fleuve enfoui et refoulé.
3) Une dernière formule pour la route et la suite du monde qui, on le sait bien, s'apparente à la seule persécution forcenée, mais quand même, on y croit et si nos espérances seront encore déçues, la déception ne les changera en rien, donnée par Ghérasim Luca : comment s'en sortir sans sortir.
L'écrivain d'origine roumaine a été un génial praticien de la poésie sonore, un frayeur sauvage entre les langues (il parlait le roumain, le yiddish, l'allemand et le français). Ghérasim Luca a été un bégayeur extraordinaire du français selon Gilles Deleuze, qui n'était pas sa langue de naissance, mais une langue d'adoption qu'il a déterritorialisée au nom d'une étrangeté que le national lui fait oublier. Comme Joseph Conrad avec l'anglais, Franz Kafka avec l'allemand et Samuel Beckett, déjà, avec le français. Son récital poétique filmé en 1988 par Raoul Sangla pour FR3 et la SEPT est un événement audiovisuel, comme l'ont été autrement les pièces écrites pour la télévision par Samuel Beckett entre 1975 et 1982, Quad, Trio du Fantôme, ... que nuages... et Nacht und Träume [20].
Comment s'en sortir sans sortir : par l'écriture qui oralise et les consonances qui crépitent par dérivation sémantique ; par le jeu des répétitions qui tiennent à la fois de la transe et du babil ; par un ésotérisme kabbalistique qui est une érotique aporétique du verbe. Avant de se jeter dans la Seine quasiment un quart de siècle après Paul Celan, son aîné gémellaire, Ghérasim Luca ouvre aux grandes respirations qui ont longtemps conjuré ses tentatives de suicide, fourbissant dans l'impasse du conformisme littéraire d'explosives apories. Son anarchisme poétique est un cri vital, celui par où le monde finit et par où il recommence, et par quoi le vieillard que la mort hantait se refait nouveau-né dans la langue de l'autre. On s'en souvient, ses proférations sorcellaires nous avaient redonné à souffler à l'époque où la pandémie de Covid-19 nous obligeait à tenir bon dans le confinement.
Comment s'en sortir sans sortir ? Comme les quatre figures de Quad occupent le carré de la scène en séries de pas qui épuisent le possible sans en épuiser le désir, même quand on est fatigué, même quand l'épuisement est là. Comme Ghérasim Luca, héros-limite d'une poétique des limites de la langue par où le dehors est cosmique. En partant de l'impasse pour arriver à l'aporie, à l'impossible qui n'est pas l'anéantissement du possible, mais au contraire : la condition même des possibilités.
Depuis l'épuisement, quoi ? le désir de persévérer, comment autrement vivrait-on, on ne le pourrait.
« Une prison c'est l'être lui-même cloîtré derrière sa clef et son cercle, et comme une louve au rire acre mais fier, l'ouvrir s'aime mieux à l'écart, c'est mieux écarter la rupture entre le cri sacré du moi et les griffes de l'autre, c'est à dire un moi, un moyen de sacrifier la créature à quelque chose d'autre, massacrer le créateur dans sa créature, et avec les os de l'écho du chaos et dans une sorte de coma de combat entre l'homme et l'atome, la tomate, l'automate, recréer le créé et être ainsi par rapt, par rapport à lui, la parade d'un para-être qui surgit et s'insurge à l'intérieur de soi-même comme le coma, comme une comète en coma dans le ventre de la terre. »
(Ghérasim Luca, « La Voie lactée », Héros-limite, éd. José Corti, 1995)
Saad Chakali & Alexia Roux
[1] ) Jacques Lacan, intervention au congrès de la grande Motte, juin 1975, Lettres de l'École n° 15, [p. 185. Dans un article intitulé « Impasses du destin », Claude Brabant y fait référence en rappelant le fragment d'Héraclite qui a inspiré à Lacan l'idée de la passe : « Les choses qui sont là, la foudre les conduit toutes. », en précisant ceci : « Ni l'éclair ni le tonnerre, mais la foudre : ce qui tombe et qui frappe, entre sonore et visible – ni l'un ni l'autre, mais dans leur faille, leur interstice (…) » (La clinique lacanienne, « Les impasses de la cure », 2012/1, n°21, pp. 13-18).
[2] ) Samuel Beckett, Cap au pire, éd. Minuit, 1982, p. 8 ; Slavoj Žižek, Après la tragédie, la farce ! ou Comment l'histoire se répète, éd. Flammarion-coll. « Champs essais », 2011 (2009 pour l'édition originale), p. 195.
[3] ) Slavoj Žižek, Après la farce, ibid., p. 234.
[4] ) Jean-Louis Comolli, Corps et cadre. Cinéma, éthique, politique éd. Verdier, 2012, pp. 91-100.
[5] ) Jean-François Buiré, De Palma Mana Cinéma, Les Éditions Pot D'Colle, 2024.
[6] ) Jacques Rancière, La haine de la démocratie, éd. La Fabrique, 2005.
[7] ) Georges Didi-Huberman, Peuples exposés, peuples figurants. L'Œil de l'histoire, 4, éd. Minuit-coll. « Paradoxe », 2012 ; Jean-Louis Comolli, Cinéma contre spectacle, éd. Verdier, 2009 ; Cinéma, numérique, survie, éd. ENS, 2019.
[8] ) Platon, Le Banquet, 201d-203e.
[9] ) Jacques Derrida, Apories – Mourir, s'attendre aux 'limites de la vérité', éd. Galilée, 1996.
[10] ) Frédéric Neyrat, La condition planétaire, éd. Les Liens qui Libèrent, 2025.
[11] ) Marie José Mondzain, L'image, une affaire de zone, éd. D-Fiction-coll. « Frontières », 2014 (e-book).
[12] ) Patrice Rollet, Descentes aux limbes. Confins du cinéma, éd. P.O.L.-coll. « Trafic », 2019.
[13] ) Giorgio Agamben, Polichinelle ou Divertissement pour les jeunes gens en quatre scène, éd. Macula, 2017, p. 34.
[14] ) Slavoj Žižek, La Parallaxe, éd. Fayard-coll. « Ouvertures », 2006.
[15] ) Giorgio Agamben, op. cit.
[16] ) Alfred Korzybski, Une carte n'est pas le territoire. Prolégomènes aux systèmes non-aristotéliciens et à la Sémantique générale, éditions de L'Éclat-coll. « poche », 2015 (1997 pour la première édition française).
[17] ) Marc Froment-Meurice, Héraclite L'Obscur. Fragments du même, éd. Galilée, 2020.
[18] ) Andreas Malm, Pour la Palestine comme pour la Terre. Les ravages de l'impérialisme fossile, éd. La Fabrique, 2025.
[19] ) Giorgio Agamben, Stanze. Parole et fantasme dans la culture occidentale, éd. Payot & Rivages, 1994, p. 103.
[20] ) Ghérasim Luca, Comment s'en sortir sans sortir, éd. José Corti, 2008 ; Samuel Beckett, Quad et autres pièces pour la télévision suivi de L'Épuisé par Gilles Deleuze, éd. Minuit, 1992.
28.04.2025 à 07:27
dev
Nous sommes maintenant si bien entrelacés et serrés les uns aux autres dans notre fosse que le mouvement nous est presque devenu impossible.
De la fosse on devrait entendre sortir un son constant de râle et de plainte, composé des milliers de râles et de plaintes solitaires qui émanent des corps enchevêtrés les uns dans les autres. Mais l'air y est si rare que le son, aussitôt émis, se trouve étouffé par la fosse, et que tout ce qui, de ce brouet, parvient à l'extérieur se réduit à un faible murmure auquel il faut tendre l'oreille.
Il n'y a pas si longtemps nous bougions encore allègrement. Il nous était même possible, du moins était-ce possible aux plus vivaces d'entre nous, de nous déplacer individuellement dans la fosse sur des distances relativement longues.
Je pouvais, je ne dis certes pas nager, cela ne rendrait pas la nature hybride, à la fois charnelle et osseuse de l'élément dans lequel nous sommes immergés, mais je pouvais tout de même avancer. En me servant de mes pieds et mains comme de palmes griffues, je m'agrippais aux autres corps et me propulsais de l'un à l'autre. Je devais adopter un mouvement ondulatoire continu de mes vertèbres, de ma nuque, de mes épaules et de mes hanches pour serpenter entre eux. J'enfonçais mes coudes d'une cage thoracique à l'autre, je m'agrippais parfois au velours déchiré d'un reste de vêtement, parfois à une chaussure, parfois à un visage, et je sentais alors la peau partir sous mes ongles.
J'avais sûrement dû m'excuser au début, comme cela est naturel à un individu qui, ayant été élevé dans un espace social de densité normale, doit soudain traverser un couloir rempli de monde.
Mais aujourd'hui j'ai oublié ces manières. La foule a ceci de nécessaire et d'irrépressible que, quand après un certain temps d'immersion elle devient votre condition, le sentiment de l'individualité d'autrui finit rapidement par y être absorbé. Vous n'avez plus affaire qu'à des reliefs, à des formes portées sur des vagues.
Aujourd'hui quand je sens les os craquer hors de moi sous la pression de mes membres, quand on entend claquer ou rompre un organe dans un ventre, quand mon oreille se colle à une bouche tordue de douleur, tous ces sons me sont aussi familiers que ceux du battement cardiaque de sa mère pour le fœtus flottant dans son amnios. Ils me bercent, me rassurent, me confirment l'efficacité de mon effort.
En avançant, on a le sentiment de passer entre les mailles d'un gigantesque filet de jambes, de bras, de doigts et de troncs humains. J'ai exploré ainsi une bonne partie de la fosse, sans cependant jamais parvenir à atteindre aucune de ses parois. Je butai à chaque fois sur un nouveau corps avant d'y arriver, sur un nœud de corps dont la trop grande intrication, malgré mes efforts et mon habileté à me faufiler, m'interdisait tout progrès.
Mais de tels déplacements de vaste amplitude ne sont plus possibles aujourd'hui. Soit qu'ils soient tombés par erreur, soit qu'on les ait fait basculer à dessein, par vengeance ou par châtiment, de nouveaux arrivants sont venus nous rejoindre dans la fosse en un nombre bien supérieur à ses capacités physiques déjà poussées à leur limite.
Certains, tout en haut, ont bien dû protester contre cette irrationnalité, par principe. Mais les contrôleurs de la fosse semblent ne rien entendre à la logique la plus élémentaire. Et fatalement la fosse a fait son travail. Les corps se sont répartis comme des billes dans un sac, ils ont remué et se sont tassés. On dit qu'il n'y a pas plus de place, mais que voulez-vous, on en trouve toujours. C'est physique.
Certains, par un réflexe vital, ont dû se concentrer au maximum en eux-mêmes, comme des boules, en se roulant et en enfonçant leurs membres dans leur sternum.
D'autres, au contraire, ont dû se distendre et s'élonger le plus possible, jusqu'à devenir des sortes de guimauves humaines enroulées en caducée sur leur colonne.
Et la densité, déjà extraordinaire, s'est encore accrue, limitant nos mouvements individuels au minimum, c'est-à-dire à ces lamentables frémissements sur place dont nous sommes tous animés.
Il serait facile de se plaindre, tant est grande l'apparence, l'évidence même de notre torture. Nous trouverions sans difficulté des gens du dehors, s'il en reste, pour nous prendre en pitié. Mais ce serait très injuste envers notre condition. Il est vain de nier que la torture s'accompagne, du moins s'accompagnait-elle au début et s'accompagna-t-elle-même fort longtemps de muettes délices dont il serait difficile de donner une idée.
Quelle liberté, au début, que de s'amouracher d'épaules vagabondes, qui passent comme des antilopes sauvages, de tutoyer des aines et des genoux. Quelle griserie que de ne plus avoir à appréhender des corps entiers. Le corps, il faut le sentir en morceaux.
Dans notre condition, les défenses de la volonté ont vite baissé. En temps normal, vous gardez toujours la main sur votre corps, vous le conduisez comme une communiante dans la nef d'une église, comme un chien chez le vétérinaire.
Mais il nous a fallu abandonner ces vieux réflexes de petites personnes bourgeoises et jalouses. Soit que les vêtements aient été peu à peu réduits en haillons par nos incessants frottements, soit que plusieurs d'entre nous aient été préalablement dénudés par les contrôleurs, de manière protocolaire, avant leur chute forcée dans la fosse, le fait est que notre contact contraint n'a pas pu préserver l'ancienne pudeur.
Au début on souffre bien de sa conscience, on voudrait se retenir soi-même du mal qu'on cause involontairement aux vies qu'on mutile, aux beautés qu'on éborgne de l'orteil. On se tourmente d'une intrusion fatale par les muqueuses intestines d'autrui, mais on ne peut que serrer le poing. Puis on s'habitue, que voulez-vous.
Quand il n'y a plus personne pour se plaindre de ce que vous faites à son sacrum ou à ses lombes, ma foi, les choses changent vite. Les organes se sont émancipés. Les relations se sont multipliées à une vitesse excessive, bien supérieure aux capacités de résistance de notre vieille conscience.
Et réciproquement, avec quelle facilité, au bout d'un certain temps d'immersion, on devient indifférent au sort de ce qu'on appelait autrefois son intimité, d'autant plus qu'il faudrait pouvoir protéger simultanément ce qui arrive aux quatre coins de son anatomie écartelée. Des vulves chaudes s'ouvrent comme des oursins aux clavicules et aux moignons. Nos bouches se sont habituées à ne pas résister.
Vous pouvez garder des cuisses moites enroulées à votre cou plusieurs jours et errer avec elles au cœur de la fosse avant qu'elles ne se détachent sous l'effet d'un nouveau courant de chair, d'une lame de fond qui vous les arrache à jamais.
Vous pouvez être déchiré entre votre bouche et votre bas-ventre, tous deux pris dans deux blocs, deux amas de corps aux pressions et aux vitesses tout à fait différentes. Il y a maintenant entre les organes d'un même corps une indépendance presque totale. La bouche vit sa vie, et vous pouvez penser à autre chose.
Je ne sais combien nous sommes dans la fosse, mais on peut raisonnablement conjecturer que chaque occupant y a déjà été en contact au moins une fois avec tous les autres, je veux dire : avec au moins une partie de chacun des autres occupants.
Cela pourrait se calculer.
Avec l'accroissement de la densité de population, le mouvement, sans cesser d'être possible, s'est cependant extraordinairement ralenti, et il est lui-même devenu un mouvement global, comme la rotation d'une matière presque uniforme sur elle-même, ou plutôt une rotation de plusieurs vagues de rotations contraires. Il suffit d'un seul mouvement de jambe à une extrémité de la fosse, pour que l'énergie transmise par contiguïté, de corps en corps comme une onde dans une mélasse hypersensible, soit ainsi amplifiée, décuplée, et que cette impulsion ait des conséquences incompréhensibles dans toute la fosse.
À partir d'un certain seuil de densité, le couple est apparu comme une unité plus fondamentale et plus précieuse que l'individu.
Certains ont essayé de rester accouplés, noués dans les bras les uns des autres, emboîtés en petites cuillères, roulés en une boule compacte à quatre bras et quatre jambes, comme des scarabées carapacés. Mais les impitoyables rotations ont finalement eu raison de leurs forces, et les couples ont tous été séparés, sans pouvoir hurler leur douleur.
D'autres couples se reforment aussitôt au hasard des déplacements, par l'heureuse conformation de certaines de leurs parties, mais ils ne durent jamais longtemps. On attrape une main au passage que l'on serre presque par réflexe, comme un bébé serre le doigt qui se glisse dans sa main. Telle ossature aiguë se loge dans les chairs molles. On s'accroche malgré soi à une prise, on glisse, on dérape. Des seins inégaux reçoivent votre nuque. Vous vous arrimez dans des hanches disloquées, et l'idylle dure quelques minutes ou quelques semaines, sans, le plus souvent, que vous n'ayez jamais connaissance du visage de votre providentielle et éphémère moitié.
Des épididymes se déroulent en serpentins, en guirlandes autour des poignets cassés. Des cols en feu zèbrent notre nuit perpétuelle comme des météores.
Moi-même je me souviens mal de Kristell. Je peine à redessiner dans ma mémoire les contours exacts de sa silhouette. Peut-être nous sommes-nous recroisés depuis notre séparation, c'est même statistiquement le plus probable étant donné le nombre élevé de mes contacts par jour. Peut-être même ai-je été réaccouplé à sa gorge ou à sa cheville. (J'ai une prédilection pour les gorges et les chevilles.) Peut-être l'ai-je connue à nouveau et je ne l'aurais pas reconnue.
Au début je l'ai cherchée. Mes explorations étaient tendues vers cet unique objectif. Je ne pouvais l'appeler, tant le son dans la fosse est étouffé par la chair qui l'emplit. Je me suis épuisé à arpenter l'espace au lieu de m'y laisser porter. Poussé par le sentiment encore vif de mon ancienne identité, je ne me souciais pas des autres occupants, des milliers de lambeaux vivants auxquels s'appuyait pourtant mon effort mesquin. Mais j'ai fini par perdre ce désir.
J'ai cessé d'éprouver le manque comme une perte. Je ne lutte plus contre le mouvement interne de notre grand corps collectif. Aujourd'hui je ne saurais trop quoi faire de l'ancienne Kristell toute entière si nous étions remis face à face, si ses parties éparses se recomposaient sous l'autorité de sa bouche et se remettaient à parler de concert avec elle.
D'aucuns pourraient avancer l'idée que nous expérimentons dans notre fosse un nouveau stade plus économique ou plus avancé de l'humanité, mais pensez que c'est bien malgré nous. Pour ma part je ne pense pas en des termes si abstraits. Je n'ai pas ce luxe. Je suis plus bassement matérialiste.
Je me dis qu'un processus, il faut seulement l'épouser. Il faut le mener jusqu'à son épuisement. Certains attendent peut-être l'immobilité totale de notre grand corps comme une délivrance, l'attendent religieusement comme un accomplissement. Ils espèrent que toutes nos souffrances passées et présentes se trouvent en quelque sorte justifiées par l'état final d'immobilité auquel nous semblons fatalement voués, à plus ou moins longue échéance.
À ce moment, qui sait ce qui arrivera. Les contrôleurs ne pourront plus appliquer leur programme mécaniquement, comme ils l'ont fait jusqu'à présent avec une rigueur imperturbable. Il faudra bien prendre une décision.
Mais je n'ai pas cette foi. Pour moi, le processus se suffit à lui-même. Je vois l'immobilité comme une phase transitoire du processus, plutôt que comme son terme. On n'en finit jamais, n'est-ce pas. J'ai arrêté de chercher les limites de la fosse. Elle est devenue notre peau.
Je sens que je peux encore me simplifier. Mes muscles se sont déjà détachés de mes os. Mes nerfs sont au-dehors. Je peux encore continuer.
Mon seul et constant travail consiste désormais à abandonner tout ce qui me reste de cette orgueilleuse volonté dont je souffre encore plus que des maux physiques. Et ainsi dois-je tourner, toujours davantage, selon l'extrême lenteur de notre condition. Je dois tourner sans répit dans la fosse comme dans un kaléidoscope de chair palpitante.
Frédéric Bisson
28.04.2025 à 07:26
dev
Scénario pour une émancipation écologiste Un lundisoir avec Alessandro Pignocchi
- 28 avril / Avec une grosse photo en haut, lundisoir, Positions, 4Si vous ne savez pas que les mésanges conspirent secrètement pour abolir le capitalisme et qu'il est possible d'entrer dans la tête de Bruno Retailleau grâce à un rituel animiste douloureux, c'est que vous n'avez jamais lu les excellentes et hilarantes bandes-dessinées d'Alessandro Pignocchi. Après La recomposition des mondes et Ethnographies des mondes à venir avec Philippe Descola [1], l'ancien chercheur en sciences cognitives revient avec un projet peut-être encore plus ambitieux. Avec Perspectives terrestres, Scénario pour une émancipation écologiste, Alessandro Pignocchi propose une hypothèse politique hybride qui ne se satisfait ni d'une pureté révolutionnaire dépendante du « grand soir », ni des illusions réformistes auxquelles plus personne ne croit de toute façon. Il s'agirait de renouer avec les milieux de vie, de territorialiser les forces politiques et de nouer les alliances qui permettent à la fois prendre au sérieux la question de la subsistance et celle du démantèlement de ce qui détruit la vie, la planète et tout le reste. Il s'agirait en somme d'accueillir le devenir émeutier de Marine Tondelier et d'accepter que Jean-Luc Mélenchon puisse au moins diriger un potager. Programme vaste et audacieux qui vient nourrir les questionnements politico-stratégiques.
00:00 Présentation
2:20 Lutter par et depuis les affects : diffuser les possibilités de joie et d'intensité de vie
7:36 Reprendre prise sur le monde depuis nos attachements aux territoires, aux milieux de vie et au vivant non-humain
10:25 L'attitude objectivante VS l'attitude subjectivante
17:23 De l'impossibilité de connaître 51 vaches ou comment l'élevage intensif modifie substantiellement le rapport au non-humain
21:35 La pensée du vivant : programme révolutionnaire ou anesthésiant pour bourgeoisie déprimée
29:41 Renverser les coordonnées de la valorisation économique de soi
35:42 Entre le réformisme social-démocrate et le mythe du grand soir : le gradualisme et l'oscillation saisonnière
41:47 Archipels, désertion et autonomie : luxe communale ou alternative pour privilégiés ?
47:36 Face à l'effondrement de l'hypothèse sociale-démocrate : fascisme ou prises de terres
51:14 Territorialiser les forces politiques
55:52 Engager la conflictualité, organiser le démantèlement
1:01:22 Se débarrasser de Retailleau dans un rituel animiste
1:08:07 Réactiver la joie de la grève ouvrière, réactualiser le lieu de la conflictualité politique
Pour vous y abonner, des liens vers tout un tas de plateformes plus ou moins crapuleuses (Apple Podcast, Amazon, Deezer, Spotify, Google podcast, etc.) sont accessibles par ici.
Vous aimez ou au moins lisez lundimatin et vous souhaitez pouvoir continuer ? Ca tombe bien, pour fêter nos dix années d'existence, nous lançons une grande campagne de financement. Pour nous aider et nous encourager, C'est par ici.
Gripper la machine, réparer le monde - Gabriel Hagaï
La guerre globale contre les peuples - Mathieu Rigouste
Documenter le repli islamophobe en France - Joseph Paris
Les lois et les nombres, une archéologie de la domination - Fabien Graziani
Faut-il croire à l'IA ? - Mathieu Corteel
Banditisme, sabotages et théorie révolutionnaire - Alèssi Dell'Umbria
Universités : une cocotte-minute prête à exploser ? - Bruno Andreotti, Romain Huët et l'Union Pirate
Un film, l'exil, la palestine - Un vendredisoir autour de Vers un pays inconnu de Mahdi Fleifel
Barbares nihilistes ou révolutionnaires de canapé - Chuglu ou l'art du Zbeul
Livraisons à domicile et plateformisation du travail - Stéphane Le Lay
Le droit est-il toujours bourgeois ? - Les juristes anarchistes
Cuisine et révolutions - Darna une maison des peuples et de l'exil
Faut-il voler les vieux pour vivre heureux ? - Robert Guédiguian
La constitution : histoire d'un fétiche social - Lauréline Fontaine
Le capitalisme, c'est la guerre - Nils Andersson
Lundi Bon Sang de Bonsoir Cinéma - Épisode 2 : Frédéric Neyrat
Pour un spatio-féminisme - Nephtys Zwer
Chine/États-Unis, le capitalisme contre la mondialisation - Benjamin Bürbaumer
Avec les mineurs isolés qui occupent la Gaîté lyrique
La division politique - Bernard Aspe
Syrie : la chute du régime, enfin ! Dialogue avec des (ex)exilés syriens
Mayotte ou l'impossibilité d'une île - Rémi Cramayol
Producteurs et parasites, un fascisme est déjà là - Michel Feher
Clausewitz et la guerre populaire - T. Drebent
Faut-il boyotter les livres Bolloré - Un lundisoir avec des libraires
Contre-anthropologie du monde blanc - Jean-Christophe Goddard
10 questions sur l'élection de Trump - Eugénie Mérieau, Michalis Lianos & Pablo Stefanoni
Chlordécone : Défaire l'habiter colonial, s'aimer la terre - Malcom Ferdinand
Ukraine, guerre des classes et classes en guerre - Daria Saburova
Enrique Dussel, métaphysicien de la libération - Emmanuel Lévine
Des kibboutz en Bavière avec Tsedek
Le macronisme est-il une perversion narcissique - Marc Joly
Science-fiction, politique et utopies avec Vincent Gerber
Combattantes, quand les femmes font la guerre - Camillle Boutron
Communisme et consolation - Jacques Rancière
Tabou de l'inceste et Petit Chaperon rouge - Lucile Novat
L'école contre l'enfance - Bertrand Ogilvie
Une histoire politique de l'homophobie - Mickaël Tempête
Continuum espace-temps : Le colonialisme à l'épreuve de la physique - Léopold Lambert
« Les gardes-côtes de l'ordre racial » u le racisme ordinaire des électeurs du RN - Félicien Faury
Armer l'antifascisme, retour sur l'Espagne Révolutionnaire - Pierre Salmon
Les extraterrestres sont-ils communistes ? Wu Ming 2
De quoi l'antisémitisme n'est-il pas le nom ? Avec Ludivine Bantigny et Tsedek (Adam Mitelberg)
De la démocratie en dictature - Eugénie Mérieau
Inde : cent ans de solitude libérale fasciste - Alpa Shah
(Activez les sous-titre en français)
50 nuances de fafs, enquête sur la jeunesse identitaire avec Marylou Magal & Nicolas Massol
Tétralemme révolutionnaire et tentation fasciste avec Michalis Lianos
Fascisme et bloc bourgeois avec Stefano Palombarini
Fissurer l'empire du béton avec Nelo Magalhães
La révolte est-elle un archaïsme ? avec Frédéric Rambeau
Le bizarre et l'omineux, Un lundisoir autour de Mark Fisher
Démanteler la catastrophe : tactiques et stratégies avec les Soulèvements de la terre
Crimes, extraterrestres et écritures fauves en liberté - Phœbe Hadjimarkos Clarke
Pétaouchnock(s) : Un atlas infini des fins du monde avec Riccardo Ciavolella
Le manifeste afro-décolonial avec Norman Ajari
Faire transer l'occident avec Jean-Louis Tornatore
Dissolutions, séparatisme et notes blanches avec Pierre Douillard-Lefèvre
De ce que l'on nous vole avec Catherine Malabou
La littérature working class d'Alberto Prunetti
Illuminatis et gnostiques contre l'Empire Bolloréen avec Pacôme Thiellement
La guerre en tête, sur le front de la Syrie à l'Ukraine avec Romain Huët
Abrégé de littérature-molotov avec Mačko Dràgàn
Le hold-up de la FNSEA sur le mouvement agricole
De nazisme zombie avec Johann Chapoutot
Comment les agriculteurs et étudiants Sri Lankais ont renversé le pouvoir en 2022
Le retour du monde magique avec la sociologue Fanny Charrasse
Nathalie Quintane & Leslie Kaplan contre la littérature politique
Contre histoire de d'internet du XVe siècle à nos jours avec Félix Tréguer
L'hypothèse écofasciste avec Pierre Madelin
oXni - « On fera de nous des nuées... » lundisoir live
Selim Derkaoui : Boxe et lutte des classes
Josep Rafanell i Orra : Commentaires (cosmo) anarchistes
Ludivine Bantigny, Eugenia Palieraki, Boris Gobille et Laurent Jeanpierre : Une histoire globale des révolutions
Ghislain Casas : Les anges de la réalité, de la dépolitisation du monde
Silvia Lippi et Patrice Maniglier : Tout le monde peut-il être soeur ? Pour une psychanalyse féministe
Pablo Stefanoni et Marc Saint-Upéry : La rébellion est-elle passée à droite ?
Olivier Lefebvre : Sortir les ingénieurs de leur cage
Du milieu antifa biélorusse au conflit russo-ukrainien
Yves Pagès : Une histoire illustrée du tapis roulant
Alexander Bikbov et Jean-Marc Royer : Radiographie de l'État russe
Un lundisoir à Kharkiv et Kramatorsk, clarifications stratégiques et perspectives politiques
Sur le front de Bakhmout avec des partisans biélorusses, un lundisoir dans le Donbass
Mohamed Amer Meziane : Vers une anthropologie Métaphysique->https://lundi.am/Vers-une-anthropologie-Metaphysique]
Jacques Deschamps : Éloge de l'émeute
Serge Quadruppani : Une histoire personnelle de l'ultra-gauche
Pour une esthétique de la révolte, entretient avec le mouvement Black Lines
Dévoiler le pouvoir, chiffrer l'avenir - entretien avec Chelsea Manning
Nouvelles conjurations sauvages, entretien avec Edouard Jourdain
La cartographie comme outil de luttes, entretien avec Nephtys Zwer
Pour un communisme des ténèbres - rencontre avec Annie Le Brun
Philosophie de la vie paysanne, rencontre avec Mathieu Yon
Défaire le mythe de l'entrepreneur, discussion avec Anthony Galluzzo
Parcoursup, conseils de désorientation avec avec Aïda N'Diaye, Johan Faerber et Camille
Une histoire du sabotage avec Victor Cachard
La fabrique du muscle avec Guillaume Vallet
Violences judiciaires, rencontre avec l'avocat Raphaël Kempf
L'aventure politique du livre jeunesse, entretien avec Christian Bruel
À quoi bon encore le monde ? Avec Catherine Coquio
Mohammed Kenzi, émigré de partout
Philosophie des politiques terrestres, avec Patrice Maniglier
Politique des soulèvements terrestres, un entretien avec Léna Balaud & Antoine Chopot
Laisser être et rendre puissant, un entretien avec Tristan Garcia
La séparation du monde - Mathilde Girard, Frédéric D. Oberland, lundisoir
Ethnographies des mondes à venir - Philippe Descola & Alessandro Pignocchi
Enjamber la peur, Chowra Makaremi sur le soulèvement iranien
Le pouvoir des infrastructures, comprendre la mégamachine électrique avec Fanny Lopez
Comment les fantasmes de complots défendent le système, un entretien avec Wu Ming 1
Le pouvoir du son, entretien avec Juliette Volcler
Qu'est-ce que l'esprit de la terre ? Avec l'anthropologue Barbara Glowczewski
Retours d'Ukraine avec Romain Huët, Perrine Poupin et Nolig
Démissionner, bifurquer, déserter - Rencontre avec des ingénieurs
Anarchisme et philosophie, une discussion avec Catherine Malabou
La barbarie n'est jamais finie avec Louisa Yousfi
Virginia Woolf, le féminisme et la guerre avec Naomi Toth
Françafrique : l'empire qui ne veut pas mourir, avec Thomas Deltombe & Thomas Borrel
Guadeloupe : État des luttes avec Elie Domota
Ukraine, avec Anne Le Huérou, Perrine Poupin & Coline Maestracci->https://lundi.am/Ukraine]
Comment la pensée logistique gouverne le monde, avec Mathieu Quet
La psychiatrie et ses folies avec Mathieu Bellahsen
La vie en plastique, une anthropologie des déchets avec Mikaëla Le Meur
Anthropologie, littérature et bouts du monde, les états d'âme d'Éric Chauvier
La puissance du quotidien : féminisme, subsistance et « alternatives », avec Geneviève Pruvost
Afropessimisme, fin du monde et communisme noir, une discussion avec Norman Ajari
Puissance du féminisme, histoires et transmissions
Fondation Luma : l'art qui cache la forêt
L'animal et la mort, entretien avec l'anthropologue Charles Stépanoff
Rojava : y partir, combattre, revenir. Rencontre avec un internationaliste français
Une histoire écologique et raciale de la sécularisation, entretien avec Mohamad Amer Meziane
LaDettePubliqueCestMal et autres contes pour enfants, une discussion avec Sandra Lucbert.
Basculements, mondes émergents, possibles désirable, une discussion avec Jérôme Baschet.
Au cœur de l'industrie pharmaceutique, enquête et recherches avec Quentin Ravelli
Vanessa Codaccioni : La société de vigilance
Comme tout un chacune, notre rédaction passe beaucoup trop de temps à glaner des vidéos plus ou moins intelligentes sur les internets. Aussi c'est avec beaucoup d'enthousiasme que nous avons décidé de nous jeter dans cette nouvelle arène. D'exaltations de comptoirs en propos magistraux, fourbis des semaines à l'avance ou improvisés dans la joie et l'ivresse, en tête à tête ou en bande organisée, il sera facile pour ce nouveau show hebdomadaire de tenir toutes ses promesses : il en fait très peu. Sinon de vous proposer ce que nous aimerions regarder et ce qui nous semble manquer. Grâce à lundisoir, lundimatin vous suivra jusqu'au crépuscule. « Action ! », comme on dit dans le milieu.
[1] voir notre entretien https://lundi.am/Ethnographies-des-mondes-a-venir
21.04.2025 à 16:09
dev
Alors que nous terminions l'édition de cette semaine, nous avons appris le décès de Jacques Camatte, figure incontournable de la pensée révolutionnaire des années 60 et 70. Certains de ses textes, parus dans la revue Invariance qu'il dirigeait, ont eu une influence majeure sur certains d'entre nous, comme sur tant d'autres. Ses apports à l'analyse des évolutions du capitalisme et donc à la théorie révolutionnaire ont été précieux et décisifs. Au mitan des années 2000, nous avions eu la joie d'aller le rencontrer chez lui, au détour d'un voyage et au milieu de nulle part. Nous nous attendions à rencontrer une légende, à nos yeux en tous cas, et nous l'imaginions ressembler à un vieux sage probablement fatigué par l'âge. Nous nous retrouvâmes face à lui, pieds et torse nus sous le cagnard, les abdos en tablettes de chocolat et tous les muscles des bras saillants. Il était en train de creuser seul, à la pelle, une réserve d'eau de la taille d'un piscine olympique. Il se montra d'une gentillesse, d'une curiosité et d'un générosité immenses. Nous repartîmes avec sous le bras, tous les numéros d'Invariance qu'il nous manquait, non sans l'avoir dépanné en trifouillant le code html de son site internet. En attendant que nous ou d'autres rédigent un hommage théorique qui permette de saisir l'importance de sa pensée, nous publions cette semaine Contre la domestication, paru en 1973 dans le 3e numéro d'Invariance. C'était il y a 52 ans, qu'il soit encore si actuel en dit long sur son degré d'actualité à l'époque.
Jamais la société capitaliste n'a connu une période aussi critique que celle que nous vivons. Tous les éléments de la crise classique existent à l'état permanent, sauf une diminution de la production qui n'affecte que certains pays et de façon limitée. On assiste à une décomposition des rapports sociaux et de la conscience traditionnelle. Chaque institution pour survivre récupère le mouvement qui la conteste (l'Église catholique ne compte plus le nombre de ses aggiornamenti) ; la violence et la torture qui devraient soulever tous les hommes, les mobiliser, sont florissantes et à l'état endémique à l'échelle mondiale ; vis-à-vis de la torture pratiquée actuellement la « barbarie » nazie apparaît comme une production artisanale, archaïque. Tous les éléments sont réunis pour qu'il y ait une révolution. Qu'est-ce qui inhibe les hommes, les empêche d'utiliser toutes ces crises pour transformer les troubles dus à la nouvelle mutation du capital, en catastrophe pour celui-ci ?
La domestication qui s'est réalisée quand le capital s'est constitué en communauté matérielle a recomposé l'homme que, au début de son procès, il avait détruit-parcellisé. Il l'a recomposée à son image en tant qu'être capitalisé, ce qui est le complément de son procès d'anthropomorphose. Un autre phénomène intimement lié au précédent vient accentuer la passivité des hommes : l'échappement du capital. Il y a perte de contrôle des phénomènes économiques et ceux qui sont placés pour avoir une influence sur eux se rendent compte qu'ils sont impuissants, qu'ils sont complètement débordés. Á l'échelle mondiale cela se traduit par une crise monétaire [1], la surpopulation, la pollution, l'épuisement des ressources naturelles. Ces deux phénomènes expliquent que ceux qui professent la révolution et qui croient pouvoir intervenir pour l'impulser ou accélérer son cours, récitent en fait des rôles du siècle passé ; la révolution leur échappe. Quand il y a une secousse, elle se fait en-dehors d'eux. Ils doivent alors courir après la « révolution » afin d'être reconnus.
Les êtres humains sont, au sens strict, dépassés par le mouvement du capital sur lequel ils n'ont depuis longtemps, aucune prise. D'où pour certains la seule solution est la fuite dans le passé avec la recherche mystique (cf. la vogue du zen, du yoga, du tantrisme, etc., aux E.-U.) et celle des vieux mythes, le rejet de la science despotique qui régit en fait la totalité de la vie, et de la technique ; le tout souvent combiné à la pratique de la drogue qui donne l'illusion d'une accession rapide à un monde différent de celui d'horreur où nous vivons (pire que le monde sans cœur dont parlait Marx danshttp://www.revueinvariance.net/droi...La critique à la philosophie de droit de Hegel). Pour d'autres, la solution ne peut être apportée que par la science et la technique. Ainsi beaucoup d'adeptes du mouvement de libération de la femme voient leur émancipation dans la parthénogenèse ou dans la fabrication des bébés en éprouvettes [2] ; d'autres pensent pouvoir combattre la violence en mettant au point des remèdes contre l'agressivité, etc. D'une façon générale, pour ces personnes, chaque problème connaîtra sa solution scientifique. Elles sont donc passives ; l'homme à leurs yeux devient un simple objet manipulable. Elles sont inaptes à créer de nouveaux rapports interhumains (et là elles se rencontrent avec les adversaires de la science), et ne se rendent pas compte qu'une solution scientifique est une solution capitaliste, car elle élimine l'homme et permet un contrôle absolu sur la société.
Ainsi ceux qui veulent faire quelque chose se rendent compte qu'ils n'ont aucune prise solide sur la réalité. Lorsqu'ils essaient de masquer ce fait, leur impuissance transparaît encore plus clairement. Les autres, la « majorité silencieuse », sont pénétrés de l'inutilité de l'action car ils n'ont aucune perspectives. Leur silence n'est pas acceptation pure et simple, mais plutôt incapacité d'intervention. La preuve en est que lorsqu'ils sont mobilisés, ils ne le sont pas pour quelque chose, mais contre quelque chose. C'est la passivité négative.
Il est important de noter que les deux groupes ne peuvent être catalogués les uns à droite, les autres à gauche. La vieille dichotomie politique ne peut plus opérer ici. C'est un élément de confusion important car, auparavant, ceux qui se réclamaient de la science étaient gens de gauche, alors que, maintenant, elle est condamnée par la nouvelle gauche, aux E.-U. par exemple. La dichotomie persiste en ce qui concerne les vieux regroupements, les rackets du passé (partis de gauche et droite) mais, ici, elle est vraiment superfétatoire ; tous d'une façon ou d'une autre défendent nettement le capital ; les plus actifs étant les divers partis communistes parce qu'ils le défendent dans sa structure actuelle scientifique, rationnelle.
Tous tant qu'ils sont opèrent dans un même mouvement qui est celui de la destruction de l'espèce humaine. En effet, la réduire à un certain nombre de conduites passées ou la soumettre à un mécanisme technologique, cela aboutit au même résultat. Cette dualité participant d'un même devenir et le fondant, apparaît à partir du moment où le MPC commence à dominer réellement le procès de production et qu'il devient une force au sein de la société (début du XX° siècle). Aux apologètes du capital s'oppose Carlyle par exemple [3]. Marx est un dépassement : il affirme la nécessité » du développement des forces productives (donc de la science et de la technique) et dénonce leur effet immédiat négatif sur les hommes ; pour lui, cela conduira à une contradiction telle que le développement des forces productives ne sera possible qu'avec la destruction du MPC. Alors les hommes les dirigeront : il n'y aura plus d'aliénation. Mais ceci présupposait que le capitalisme ne pourrait pas vraiment s'autonomiser, qu'il ne pourrait pas échapper aux contraintes de sa base sociale-économique sur laquelle il s'est édifié : la loi de la valeur, l'échange capital-force de travail, l'équivalent général rigoureux, etc.
Or, le capital s'est autonomisé par rapport à sa base qu'il a tout simplement intériorisée, et, à partir de là, il a effectué un échappement. D'où son développement impétueux depuis plusieurs années qui fait courir de graves menaces à l'humanité et à la nature entière. Même les tenants du discours euphorique et somnifère ne peuvent pas les ignorer. Dans une certaine mesure ils sont obligés de se mettre sur le terrain de ceux qui tiennent le discours apocalyptique. L'apocalypse est à la mode parce que notre monde est à sa fin. Un monde où l'homme, tout dégradé, infirme qu'il fût, était encore une norme, un référentiel. Après la mort de dieu, celle de l'homme est proclamée. L'un et l'autre laissent la place à la déesse-servante du capital : la science qui se présent à l'heure actuelle comme étant recherche de mécanisme adaptatifs (accommodation, intégration) des êtres humains et de la nature au MPC. Il est évident que les êtres les moins détruits, avant tout les jeunes, n e puissent pas accepter une telle adaptation-domestication ; d'où leur refus du système.
Le procès de domestication s'est parfois accompli de façon violente (accumulation primitive) mais le plus souvent de façon insidieuse parce que les révolutionnaires acceptaient les mêmes éléments que le capital, le développement des forces productives, et exaltaient la même divinité, la science. Ainsi la domestication et la conscience répressive nous avaient plus ou moins fossilisés dans une attitude centenaire, figé nos gestes, stéréotypé nos pensées. On formait une armée de statues de sel tournées vers le passé, même quand on croyait lorgner l'avenir. Mais la vie a fait irruption et a relancé le mouvement, le devenir au communisme. En effet il n'y a pas eu production d'une nouvelle théorie ni de nouveaux modes d'action. L'important fut ce qui était visé, le point sur lequel porta la contestation revendicative. Il ne s'agissait pas de politique, d'idéologie ni de science, même sociale puisqu'elle fut récusée en totalité ; une exigence vitale s'est affirmée à la fois contre cette société et en dehors d'elle : en finir avec la passivité imposée par le capital, retrouver la communication entre les êtres, atteindre une créativité libérée, une imagination sans frein au sein d'un devenir humain.
Á partir de mai-juin 1968 tout a changé et tout change. C'est pourquoi il n'est pas possible de comprendre l'insurrection lycéenne et son devenir possible sans faire référence à ce mouvement.
Nous avons caractérisé mai-juin 68 comme manifestant l'émergence de la révolution et nous avons affirmé qu'à partir de lui commençait un nouveau cycle révolutionnaire. Cependant nous l'avons fait en nous fondant sur un schéma classiste [4]. Ainsi nous affirmâmes que le mouvement de mai aurait pour résultat de ramener le prolétariat sur sa base de classe. De plus nous trouvions dans les événements de l'époque confirmation du déroulement de la révolution selon Marx. D'abord interviennent les classes, les couches sociales les plus proches de la communauté en place, les plus liées objectivement à l'État, puis les classes opprimées qui résolvent radicalement les contradictions que les autres couches sociales tentèrent de réformer. Le déroulement de la révolution anglaise comme celui de la révolution française furent le substrat de la réflexion de Marx. Au cours de cette dernière, il y eut dans un premier temps intervention des nobles (la fameuse révolution nobiliaire d'avant 1789) qui entraîna-facilita la lutte des bourgeois, en même temps qu'elle provoqua le despotisme éclairé, puis ce furent les couches bourgeoises moins liées à l'État, formant une espèce d'intelligentsia comme le remarqua Kautsky. Mais la faillite de la réforme, la cassure au sein du système puis la chute de la royauté propulsèrent les paysans et les bras-nus (la quart-état, le futur prolétariat) : ce sont eux qui opérèrent enfin la discontinuité et créèrent l'impossibilité de tout retour en arrière ; sans eux la révolution eut été, en tant que changement de mode de production, beaucoup plus longue. En Russie on a eu un déroulement similaire. Ainsi on peut dire que ceux qui sont les plus opprimés et ont objectivement le plus intérêt à se révolter - formant pour certains la vraie classe révolutionnaire – ne peuvent en fait se mettre en mouvement qu'à partir du moment où la faille s'est produite au sein de la société, où l'État à été considérablement affaibli. Á partir de ce moment une perspective peut se faire jour, ne serait-ce qu'au travers de la constatation que la vie ne peut plus se dérouler comme avant. Alors il faut bien entreprendre quelque chose. Ce déroulement est un des éléments qui contribue à donner à toute révolution un caractère non strictement classiste. Pour la révolution communiste ceci sera plus accentué parce qu'elle ne sera pas l'œuvre d'une classe, mais de l'humanité se soulevant contre le capital.
Au sein de ce qu'à un moment donné nous avons nommé classe universelle et que nous pouvons tout simplement désigner par humanité (aujourd'hui ensemble des esclaves au capital), les couches sociales les plus proches du capital (ce que nous définîmes nouvelles classes moyennes et les étudiants) se sont rebellés contre le système. Elles se perçurent en tant que couches distinctes dans la mesure où elles se proclamèrent détonateurs d'un phénomène qui devait révolutionner, impulser le prolétariat. La révolution réapparut donc en se travestissant de vieux habits, engoncée dans de vieux schémas.
Toutefois l'analyse classiste que nous fîmes ne faisait qu'interpréter un phénomène réel ; d'où aussi la possibilité pour les acteurs essentiels de mai de se percevoir selon les antiques schémas. En effet ce furent – et cela se vérifie toujours plus – les hommes et les femmes qui sont amenés à remplir les fonctions les plus strictement liées au procès de vie du capital et, surtout, qui doivent le justifier et maintenir sa représentation [5] qui se sont rebellés ; mais cette révolte est absolument récupérable tant qu'elle se meut dans la vieille ornière de la lutte des classes : vouloir régénérer le prolétariat qui doit accomplir sa mission.
C'est là que se dévoile l'impasse. Le rôle du prolétariat était de détruire le MPC afin de libérer les forces productives emprisonnées dans celui-ci ; le communisme ne pouvant commencer qu'à partir de cet acte. Or, loin de les inhiber, le capital les exalte, car elles ne sont pas pour l'homme mais pour lui. Alors le prolétariat est superflu. L'inversion indiquée plus haut – rendue possible grâce au développement de la science – est corrélative à la domestication des hommes, c'est-à-dire à leur acceptation du devenir du capital, théorisé par le marxisme lui-même défenseur acharné de l'accroissement des forces productives. Au cours de ce devenir le prolétariat en tant que producteur de plus-value fut nié par la généralisation du salariat et la destruction de toute distinction possible entre travail productif et improductif. A partir de ce moment, ce qui était désigné, exalté comme prolétariat devenait le plus sûr soutien du MPC. Que veut ce prolétariat et que veulent ceux qui parlent en son nom ou se contentent de le vénérer ? Le plein emploi, l'autogestion, c'est-à-dire la pérennité du MPC grâce à son humanisation. Pour eux tous, le procès de production étant rationalité en acte, il suffirait de le faire fonctionner pour les hommes. Or, cette rationalité, c'est le capital.
La mythologie du prolétariat explique ce que nous avons appelé le populisme de Mai qui est plutôt le prolétarisme de Mai ; aller au prolétariat, réveiller ses vertus combatives, lui rappeler ses capacités d'abnégation ; alors il fuira ses mauvais chefs pour suivre les prolétaristes sur le chemin de la révolution.
Avec Mai 68 commence le temps du mépris et de la méprise. On se méprise parce qu'on n'est pas « prolo » et l'on méprise l'autre pour la même raison, tandis que chacun se méprend sur le prolétariat considéré comme la classe toujours potentiellement révolutionnaire. Ce n'est qu'une autre façon d'exprimer l'impasse où se trouve le mouvement de contestation de la société en place. Mais elle ne s'est pas dévoilée clairement et subitement car la phase d'enthousiasme qui suivit Mai accorda une certaine vie au mouvement contestataire lui permettant de laisser entre parenthèses les questions essentielles. De plus, le choc de mai avait fait revivre, reémerger des courants du mouvement ouvrier qui avaient été ensevelis dans l'oubli, sous le mépris des partis en place : le mouvement des conseils avec toutes ses variantes, le KAPD, ou des individualités comme Lukacs, Korsch, etc. Cette résurrection du passé était indice à la fois de l'impossibilité de prise directe sur la réalité et de l'incapacité de celle-ci à engendrer d'autres formes de lutte, d'autres approches théoriques. Refaire en pensée un chemin parcouru est encore une forme de révolte, car c'est ne pas accepter le diktat du simple devenu. Elle peut être le point de départ de la recherche du moment où l'errance de l'humanité s'est produite ; première tentative pour lever la fatalité qui l'a projetée hors de sa voie humaine, dans l'enfer productiviste.
Impasse est une image insuffisante, c'est-à-dire qu'elle n'englobe pas en elle tous les éléments du devenir qu'on veut y projeter. En fait c'est au bout de l'impasse, devant le mur que se trouvent les différents groupes de ce vaste courant ; ce mur c'est le prolétariat, sa représentation [6]. Les militants passent d'un groupe à l'autre en même temps qu'ils « changent » d'idéologie, en emportant chaque fois dans leurs bagages la même dose d'intransigeance et de sectarisme. Certains accomplissent de très amples trajectoires. Ils vont du léninisme au situationnisme pour revenir à un néo-bolchevisme en passant par le conseillisme. Tous butent contre ce mur et sont renvoyés plus ou moins loin dans le temps. Il est la limite d'un ensemble pratico-théorique au sein duquel une combinatoire est possible ; ainsi en Allemagne on a même des trotskystes anti-autoritaires, des trotskystes korschistes, etc.
Au sein de ces groupes comme chez certaines individualités il n'y a pas que des aspects négatifs car un certain nombre de choses ont été comprises mais cela est gâté par un esprit bricoleur complément spirituel de la combinatoire groupusculaire…
Il est évident, comme les articles précédents le signalent, qu'il est impossible de lever le verrou que constitue cette représentation du prolétariat sans remettre en cause la conception marxienne du développement des forces productives, de la loi de la valeur, etc. Toutefois c'est le fétiche prolétarien qui, par suite de ses implications pratico-éthiques, est l'élément qui pèse le plus sur la conscience des révolutionnaires. S'attaquer au fétiche, le reconnaître en tant que tel, c'est faire écrouler tout l'édifice théorico-idéologique. Quel désarroi ! D'autant plus qu'il y a un non-dit : la nécessité de se rattacher à un groupe, de s'identifier à lui pour se sécuriser, pour avoir force d'affronter l'ennemi. Ce n'est pas seulement la peur d'être seul qui se manifeste ici – donc aussi la compréhension corrélative de l'union nécessaire pour constituer la force d'abattre le MPC – mais c'est aussi la peur de l'individualité [7], l'incapacité à affronter de façon « autonome » les questions fondamentales de notre époque. C'est une autre manifestation de la domestication des êtres humains qui souffrent du mal de dépendance.
Á partir de là, le mouvement lycéen (Printemps 1973) révèle son importance : il porte au premier plan ce qui, en Mai 68, avait à peine été ébauché, la critique de la conscience répressive. C'est une figure de la conscience qui est née avec le marxisme en tant que concrétisation de la solution du devenir de l'espèce humaine : la révolution prolétarienne doit se produire quand le développement des forces productives le consentira. C'est une conscience légiférante et répressive qui opère pour nier les soulèvements des hommes qui sont taxés de prématurés, de petits-bourgeois, de mouvements d'irresponsables, etc. C'est la conscience au sein de la réification car elle ne peut être qu'organisée ; partis, syndicats, groupuscules sont ses incarnations. Chacun d'eux organise la répression contre ceux qui ne sont pas organisés ou qui ne le sont pas selon ses lois propres. La différence entre ces organisations se mesure dans le quantum de répression qu'elles sont aptes à exercer.
La critique s'attaque au mythe du prolétariat non pas directement, en mettent ce dernier en cause, mais en l'ignorant, et par dérision. A partir du moment où les jeunes ne sont pas tombés dans le piège et ne sont pas allés chercher les organisations ouvrières pour faire le front uni à la Mai 68, les politiciens de tous ordres cherchèrent à les y précipiter. Le PCF, le PS, le PSU, la CGT, la CFDT, etc., sont vite allés auprès des lycéens afin de les 'chapeauter'. Ceux-ci, il est vrai, désertèrent souvent les manifestations unitaires et l'on a pu voir la mascarade politique s'étaler indécente : les vieux routiers de la politique et les vieilles pimbêches racornies du PCF et de la CGT – découvrant 5 ans après Mai 68, l'importance politique de la jeunesse – défiler en revendiquant le sursis pour tous, sous l'œil goguenard de lycéens. La jeunesse s'était-elle trompé de corps ?
On a eu dérision aussi lorsqu'au cours de ces événements les politiciens de divers bords affirmèrent à nouveau la primauté du prolétariat et déclarèrent que le moment révolutionnaire essentiel était la grève des O.S., car ils ne peuvent concevoir la révolution que vêtue de bleu de chauffe. Or les O.S. ne posaient rien qui menaça le système capitaliste. Le MPC a accepté depuis longtemps des augmentations de salaires, et en ce qui concerne les conditions de travail, il est apte à les améliorer. La nécessité d'abolir le travail à la chaîne est reconnue aussi dans certains milieux patronaux.
Le mouvement lycéen a ridiculisé les institutions et les hommes qui les défendent. Le prix de la récupération fut le ridicule qu'exhibèrent, à leur corps défendant, tous ceux qui voulaient se mettre à la portée de 'nos braves petits jeunes'. Ceux qui voulurent au contraire contrer d'entrée le mouvement et n'y parvinrent pas, étalèrent leur ridicule en manifestant leur dépit. Ainsi les hommes du gouvernement se lamentèrent : on a tout de même fait des députés, un parlement ; c'est avec ça qu'on doit résoudre les questions en suspens… Les jeunes se sont conduits comme si cela n'existait pas. Á nouveau, comme en Mai 68, s'est révélé l'incommunication, l'insaisissable [8]. « Nous ne sommes pas fermés aux arguments, mais actuellement, je ne vois pas ce que l'on souhaite » (Fontanet). Belle illusion que de croire que les jeunes veulent dialoguer avec eux, leur opposer des arguments. Il y a soulèvement de la vie [9], recherche d'un autre mode de vie. Le dialogue ne peut être qu'entre les ébauches de réalisation et non entre l'ordre social et ceux qui se soulèvent. S'il y a encore possibilité de dialogue, cela est dû aux balbutiements du mouvement.
Ce qui est fondamental, comme nous le fîmes remarquer déjà en Mai 68, c'est un phénomène profond : « l'inadéquation de la vie humaine à l'aube de son développement avec la société capitaliste » qui est la mort organisée sous les apparences de la vie. Il ne s'agit plus de la mort en tant que moment au-delà de la vie mais de la mort dans la vie, de la mort comme substance de la vie ; l'homme est mort et n'est que rite du capital. Les jeunes ont encore la force de refuser la mort. Ils se rebellent contre la domestication ; ils sont exigence de vie. Il est évident que, pour tous ceux qui ont la bouche pleine de terre et les yeux remplis de fantômes, cette exigence apparaisse irrationnelle ou tout au plus comme celle d'un paradis par définition inaccessible.
La jeunesse est un mal pour le capital parce qu'elle est ce qui n'est pas encore domestiqué. Les lycéens ont manifesté autant contre le service militaire, l'armée, que contre l'école, l'université, et la famille. L'école c'est l'organisation de la passivité de l'être, même lorsqu'on y pratique des méthodes actives, émancipatrices. Libérer l'école serait libérer l'oppression. Au nom de l'histoire, de la science, de la philosophie, l'individu est canalisé dans un couloir de passivité, un monde hérissé de murs ; la connaissance, la théorie constituent autant de barrières infranchissables qui empêchent de voir les autres, de dialoguer avec eux ; le discours doit emprunter certains canaux et c'est tout. Au bout du couloir, il aboutit dans l'usine à domestication : l'armée. Elle l'organise dans une volonté de tuer l'autre ; ce qui structure la dichotomie tracée dans son esprit par la morale laïque : la patrie et les autres, toutes ennemies potentielles. On l'éduque, on le dresse à savoir justifier l'injustifiable : tuer des hommes et des femmes.
Nous ne nions pas qu'un phénomène réformiste s'est manifesté aussi au cours de ces agitations d'avant Pâques. C'est sur celui-ci que peut immédiatement se greffer la récupération, mais ce n'est pas lui qui nous intéresse parce qu'il ne nous renseigne en rien sur le mouvement réel de lutte de l'espèce contre le capital. Comme en Mai 68 ce mouvement superficiel, qui ne peut d'ailleurs parvenir à la surface que poussé par une agitation plus radicale, permettra de mieux structurer le despotisme du capital, de réaliser sa « modernisation ».
L'université, l'école sont des structures trop rigides pour le procès global du capital ; il en est de même de l'armée. Au sujet de cette dernière il faut noter la supercherie qui consiste à opposer armée nationale à armée de métier, et dévoiler le chantage stupide : si l'on supprime le service militaire on aura une armée de métier, une armée prétorienne, alors gare au fascisme ! En fait le système actuel combine les deux : il y a une armée de métier qui éduque, dresse le contingent, l'armée nationale. D'autre part, qu'a donné l'armée nationale tant vantée par Jaurès [10] ? L'union sacrée de 1914, c'est-à-dire le carnage sacré que l'on vénère encore.
La rapide caducité du savoir, le développement des mass-média ont détruit l'école. L'instituteur, le professeur sont, pour le capital, des êtres inutiles. Il tend à les éliminer (enseignement programmé et distribué par des machines) de même qu'il tend à éliminer la bureaucratie, élément inhibiteur de la transmission de l'information, fondement même de la mobilité du capital. La méprise joue ici en ce sens que beaucoup de ceux qui posent la nécessité de la vie sont prêts à accepter des solutions qui éliminent la vie humaine puisqu'elles consisteraient à confier l'enseignement à des machines. En règle générale ceux qui veulent la modernisation proclament leur propre condamnation en tant qu'être ayant une certaine fonction dans cette société ; ils revendiquent leur dépouillement. Même ceux qui prônent le retour à l'autoritarisme rigide d'avant Mai 68 subiront le même sort parce que pour faire triompher leur revendication ils ne peuvent s‘appuyer que sur le capital qui profite donc aussi bien de la gauche que de la droite !
Le despotisme du capital créé de nouveaux modes d'être pour les choses qu'il impose aux êtres humains. Les caractéristiques en sont : la mobilité, l'éphémère, la diversité, tout au moins apparente, l'insignifiance. Ils entrent obligatoirement en opposition avec les vieux comportements, les vieilles attitudes et formes de pensée. Les choses sont les vrais sujets qui imposent aux hommes leur rythme de vie, leur sens limité a leur seule existence, etc. Mais les objets, les choses sont eux-mêmes mûs par le mouvement du capital. Cette nouvelle oppression peut provoquer le déclenchement d'un mouvement insurrectionnel contre ce dernier. Cependant le capital peut à son tour profiter de cette subversion pour se consolider, comme cela se produisit au cours des premières années de ce siècle. La révolte du prolétariat limitée sur le terrain de l'usine, sur le plan de la production, fut un élément favorable au capital pour réaliser sa domination réelle : élimination des couches inutiles à son procès, triomphe du plein emploi, abandon des schémas libéraux, etc.
Nous ne voulons pas dire par là que la révolution doit naître directement de ce heurt, ni que ce sont les hommes et les femmes les plus conservateurs qui en seront les auteurs, nous voulons souligner un fait important : le capital doit dominer tous les êtres humains et, pour ce faire, il ne peut plus s'appuyer uniquement sur les vieilles couches sociales qui sont à leur tour menacées. Borkenau avait déjà compris l'essence de ce phénomène :
« L'écart démesuré par rapport aux révolutions précédentes, traduit un fait nouveau. Jusqu'à ces dernières années, la contre-révolution s'appuyait généralement sur les forces réactionnaires, techniquement et intellectuellement inférieures aux forces de la révolution. La situation a changé avec l'avènement du fascisme. Désormais, toute révolution devra très probablement affronter l'attaque de l'appareil le plus moderne, le plus efficace, le plus impitoyable jamais existé. Cela signifie la fin de l'âge où les révolutions évoluaient librement selon leurs propres lois. » [11]
On ne doit pas oublier qu'en bouleversant constamment le mode de vie, le capital est lui-même révolution. Ce qui amène à reposer la nature de celle-ci, à se rendre compte que le capital peut prendre les forces, pour bouleverser l'ordre établi dans les insurrections dirigées contre la société qu'il domine [12]. Plus que jamais la vision, la compréhension est nécessaire ; toute révolte parcellaire est impulsion pour le mouvement du capital. Or l'incapacité à penser théoriquement, à affronter la réalité dans son devenir historique est le résultat du procès de domestication des hommes ; comme l'impuissance à enraciner cette pensée théorique dans le devenir matériel de notre planète et de notre espèce est due à la coupure sens-cerveau, à la vieille division travail manuel, travail intellectuel (celle-ci est surmontée pour le capital dans le mécanisme automatisé).
La révolution n'est plus strictement synonyme de destruction de l'ancien, de ce qui est conservateur car, ceci, le capital l'a accompli. La révolution apparaît comme un retour à quelque chose (une révolution dans le sens mathématique du terme), à la communauté ; non à une forme de communauté particulière ayant déjà existé. La révolution se manifestera par destruction de ce qui est le plus moderne, le plus progressiste puisque la science est capital. Ce sera en même temps réappropriation de tout ce qui a pu être manifestation, tendance à l'affirmation d'un être humain. Il n'y a pas besoin de ressusciter un discours manichéen pour saisir cette tendance. Ce fut celle qui fit obstacle au mouvement d'autonomisation de la valeur. S'il y a, avec le triomphe du communisme, création de l'humanité, il fallait bien pour que cette création soit possible, que le désir en pointât au cours de siècles. Toutefois ici encore rien n'est facile, ni évident, ni à l'abri du doute. On peut douter de ce qui est humain après le colonialisme, le nazisme puis à nouveau le colonialisme cherchant à se maintenir en dépit de la révolte des pays opprimés (les massacres et les tortures commis par les Anglais au Kenya, les Français en Algérie, les Etasuniens au Vietnam, pour donner quelques exemples saillants) ainsi qu'en présence de la violence bestiale, endémique qui sévit quotidiennement. Est-ce que l'humanité n'est pas trop dévoyée, enfoncée dans son errance « maléfique » pour pouvoir se sauver ?
Le mouvement des lycéens manifeste le caractère de la révolution communiste : la révolution a un titre humain. En effet, il a abordé – peut-être pas dans toute son ampleur – la question de la violence : refus de l'armée, refus du service militaire, refus du droit à tuer pour tous. Les groupuscules de gauche et d'extrême gauche, en dehors des anarchistes, prônent la nécessité d'apprendre à tuer car ils pensent pouvoir « retourner » la mort contre le capital. Or – ceci vise surtout les extrémistes – ils ne se rendent pas compte qu'ils posent d'entrée la nécessité de détruire des être humains pour accomplir la révolution. Comment exalter une révolution en la mettant au bout d'un fusil ? Accepter l'armée pour une raison quelconque c'est renforcer à tous les niveaux, la structure oppressive ; c'est en particulier se mettre à nouveau sous le despotisme de la conscience répressive. Selon elle il faut refouler le non-désir de tuer parce que, plus tard, ce sera nécessaire (certains exaltent même cette nécessité). La conscience m'impose d'être inhumain sous prétexte qu'au jour décrété par une destinée théorique je pourrai enfin me métamorphoser en humain.
« Leur souci [aux différents courants de gauche et d'extrême gauche, N.d.r.] à ce sujet reste d'éviter que ne se produise une convergence entre la volonté 'bourgeoise' de supprimer le service militaire et le pacifisme libertaire à base d'objection de conscience toujours plus ou moins latent chez les jeunes » (T. Pfister, in Le Monde du 11. 03. 73)
La violence est une donnée de fait de la société actuelle, il s'agit de la détruire. La révolution est un déchaînement de violence, il s'agit de dominer cette dernière et non de la laisser agir aveuglément ni surtout, de l'exalter et d'accroître son champ d'action. Ces affirmations pour justes qu'elles soient, sont insuffisantes dans la mesure où elles ne précisent pas la nature de la violence qui est fondamentalement déterminée par son objet. La violence qu'on doit prôner, exalter, c'est celle dirigée contre le système capitaliste et non contre les hommes. Mais il est vrai : celui-ci est représenté par des hommes ; donc la violence l'atteint souvent à travers eux. C'est là que se pose la question de sa limitation sinon on demeure sur le plan du capital. Le despotisme de ce dernier généralise la violence contre les hommes ; il ne peut dominer qu'en opposant les êtres humains entre eux et, pour cela, il les investit de rôles divers. D'autre part, lors de conflits, chacun des deux camps présente l'autre comme étant formé d'être non-humains (c'est ainsi que les étasuniens procédèrent encore vis-à-vis des vietnamiens). On peut détruire les hommes que si, au préalable, on les dépouille de leur humanité. Accepter de procéder de la même façon lors de la lutte révolutionnaire, n'est-ce pas simplement copier les méthodes capitalistes et donc contribuer à la destruction des hommes ? Or que font les gauchistes lorsqu'ils théorisent la destruction de la classe dominante (et pas simplement la destruction de ce qui est le support de celle-ci) ou la destruction des flics (le seul bon flic, c'est le flic mort !) ? S'il est vrai qu'on puisse faire l'assimilation CRS=SS au niveau du slogan, car celui-ci traduit bien la réalité des deux rôles, cela ne suffit pas à justifier une destruction. Car 1° cela empêche toute possibilité de miner le corps de police. Les policiers se sentant réduits à un stade infra-humain se révoltent, en quelque sorte, contre les jeunes pour affirmer une humanité qu'on leur dénie, car ce n'est pas en tant que machines à tuer, à réprimer qu'ils se posent alors… 2° tout CRS, tout flic est tout de même un homme. C'est un homme qui a un rôle bien défini comme nous tous. Il est dangereux de déléguer toute l'inhumanité à une fraction du corpus social et toute l'humanité à une autre. Il n'est pas question, à partir de là, de prêcher la non-violence [13] mais de définir rigoureusement quelle est la violence qu'on doit exercer, quelle est la finalité de celle-ci. Pour cela il faut encore préciser : 1° il ne faut pas accepter les masques, les rôles qui nous sont imposés par le capital ; 2° on doit rejeter la théorie postulant que ceux qui défendent le capital doivent purement et simplement être détruits ; 3° on doit refuser de les excuser sous prétexte qu'ils ne seraient pas libres ; que c'est le système qui produit les flics comme il produit les révolutionnaires. L'acceptation de cette dernière proposition conduit soit à la non-violence, soit à réduire les êtres humains à des automates et donc à justifier toute violence exercée contre eux. Il faut au contraire les affronter en tant qu'êtres humains. Si, d'entrée, on leur nie toute possibilité d'humanité comment pourra-t-on la faire apparaître ensuite ? En réalité la plupart pensent à la solution radicale : supprimer les autres, ce qui est encore une méthode de société de classe. Même sur ce plan la révolution s'affirme selon son être : une révolution à un titre humain. Lors de l'affrontement – car il est inévitable – avec les différents individus soutenant le MPC, il s'agit de ne pas réduire l'adversaire à un stade « bestial » ou mécanique, mais de le poser dans son humanité, celle qu'il croit posséder et celle que, potentiellement il peut retrouver. Le combat concerne alors aussi le domaine spirituel, conscientiel. Il faut prouver la mystification de la représentation du capital, mettre ces êtres en contradiction, leur donner le doute.
C'est dans cette perspective qu'il faut traiter du terrorisme. Sa nocivité a été dénoncée mais c'est insuffisant. Accepter le terrorisme c'est capituler devant la puissance du capital ; car il n'est pas que destruction des hommes. Il fait appel à la mort pour susciter une rébellion hypothétique. On peut l'enregistrer en tant que tel, sans approbation ni condamnation mais on ne peut pas le proposer comme mode d'action. Le terrorisme implique le « mur » est perçu en tant qu'obstacle infranchissable, indestructible. Il est aveu de la défaite. Tous les exemples récents le prouvent à suffisance.
Si on reconnaît la domination écrasante du capital on doit reconnaître qu'elle opère sur tous. On ne peut pas désigner comme élus certains groupements qui ne seraient pas marqués par son despotisme. La lutte révolutionnaire, lutte à un titre humain doit reconnaître chez l'autre aussi l'humain possible. La violence doit s'exercer sur soi-même –rejeter la domestication du capital, les explications sécurisantes et valorisantes – comme hors de soi dans le conflit avec les rackettistes groupusculaires, les « capitalistes », les policiers divers, etc.
Ceci ne prend tout son sens que si, simultanément, il y a un refus des anciennes méthodes de lutte. L'importance du mouvement lycéen est d'avoir fait ressortir – comme le fit, dans une moins grande mesure, le mouvement de Mai 68 – que persister à utiliser les méthodes habituelles conduisait inévitablement à la défaite. Depuis cette époque on a compris que les manifestations-promenades, spectacles ou fêtes, ne débouchaient sur rien. Agiter des banderoles, coller des affiches, distribuer des tracts, se heurter à la police, relève d'un rituel dans lequel cette dernière joue le rôle de l'éternel vainqueur. Il est donc important de critiquer à fond les méthodes de lutte pour déblayer un obstacle empêchant la création de nouveaux modes de combat. A cette fin il faut également refuser le vieux terrain de lutte : soit le lieu de travail, soit la rue. Tant que la révolution ne se porte pas sur son terrain mais demeure sur celui du capital, il n'y a pas de dépassement notable, de bond qualitatif révolutionnaire. Or, c'est de cela qu'il s'agit maintenant sinon la révolution va stagner, s'enliser ; la régression nous guettera pour des années. Pour déserter les vieux centres de lutte du capital, il faut simultanément tendre à la création de nouveaux modes de vie. A quoi sert d'occuper les usines (celles d'automobiles par exemple alors qu'il faut en supprimer la production) ? Occuper pour gérer ! Ainsi tous les prisonniers du système s'empareraient de leurs prisons pour pouvoir mieux gérer leur détention. Une forme sociale nouvelle ne se fonde pas sur l'ancienne ; rares sont les civilisations superposées. La bourgeoisie put triompher parce qu'elle livra bataille sur son terrain, les villes. Ceci est encore plus valable pour le communisme qui n'est pas nue nouvelle société, ni un nouveau mode de production. Aujourd'hui ce n'est ni dans les villes, ni dans les campagnes [14] que l'humanité peut livrer le combat contre le capital, mais en dehors ; d'où la nécessité qu'apparaissent des formes communistes qui seront les vraies antagoniques du capital et des points de ralliement des forces révolutionnaires. Avec Mai 68 les exigences de la révolution sont apparues. Le capital a dû les prendre en considération. De ce fait la contre-révolution s'est vue contrainte de se remodeler car elle ne peut être que par rapport à la révolution. Elle essaie justement de limiter le développement de son adversaire, mais elle ne parvient pas parce qu'il se manifeste réellement c'est-à-dire qu'il est irrationnel. L'irrationalité est le caractère fondamental de la révolution. Tout ce qui est rationnel pour l'ordre établi est englobable, récupérable. Toutefois la révolution peut être enrayée si elle demeure sur le terrain de son adversaire ; elle est encore enchaînée. Elle ne peut détruire ses liens et prendre son essor irrépressible qu'en conquérant le terrain de son effectuation.
Le but de la révolution c'est de parvenir à la communauté humaine. Déjà dans son mouvement le but doit se manifester ; il n'est pas possible d'utiliser les moyens de la société de classe, inhumains, pour parvenir au but indiqué. Ainsi c'est une absurdité de vouloir pénétrer les institutions en place pour les faire fonctionner au service du mouvement révolutionnaire. Opérer ainsi c'est demeurer dans la mystification en tant que procès historique ayant son parachèvement dans le capital. Il faut faire apparaître la mystification qui consiste à présenter l'homme comme inessentiel, non déterminant, inutile. Dans le système capitaliste, en effet, l'homme devient superflu, mais il est clair que l'homme en tant qu'invariant depuis son surgissement n'a pas encore été détruit, sinon il n'y aurait même pas l'idée d'une révolte et, du moment que la domestication n'enserre pas la jeunesse, tout est possible. Voilà pourquoi la lutte doit tendre chaque fois à faire ressurgir l'élément humain persistant en chaque être, ce qui implique de ne pas tomber dans le piège de présenter les hommes uniquement sous leur apparence-enveloppe réifiée. Car même dans le cas où l'individu a atteint un degré de réification considérable, le rendant automate organique du capital, il y a la possibilité encore de faire éclater toute cette construction. Ici, c'est le vieux conseil de Marx qu'on doit suivre : il faut non seulement rendre la chaîne visible mais honteuse. Chaque être doit être mis en crise. Dans le heurt avec la police, il faut tendre non seulement à éliminer une force de répression faisant obstacle au mouvement du communisme, mais tendre à faire éclater le système, en provoquant au sein des policiers la résurgence de l'humain.
Ce résultat ne peut pas être atteint à l'aide des vieilles méthodes d'affrontement direct mais de nouvelles comme celle qui consiste à ridiculiser les institutions [15] ce qui revient à les prendre au piège de leur propre existence.
Théoriser, généraliser une telle méthode serait absurde. Un fait est certain c'est qu'elle a pu être efficace et peut l'être encore, mais il faudra en trouver une foule d'autres. Le point essentiel est celui-ci : comprendre qu'il faut changer de terrain de lutte et de moyen ; d'ailleurs cette nécessité a été comprise de façon limitée et parfois négative : les gens qui abandonnent tout et s'en vont sur les routes expriment leur volonté de sortir du cercle vicieux des luttes actuelles.
Les gauchistes en restent au fameux cycle provocation-répression-subversion qui devrait, à un moment donné, engendrer la révolution. Or, une telle position est irrecevable car elle conduit à sacrifier des hommes et des femmes afin de pouvoir en mettre d'autres en mouvement. La révolution communiste ne réclame pas des martyrs car elle n'a pas besoin de réclame. Le martyr devient appât qui doit allécher. Que vaut une révolution qui prend la mort pour appât. La mort devenant un élément essentiel du procès constitutif de la conscience qui est, décidément, difficilement transmissible. Le passage de l'extérieur vers l'intérieur est trop laborieux, heureusement les expédients, les raccourcis sont là. Il y a toujours quelqu'un qui meurt à point nommé (quitte à faciliter son trépas) et l'on va agitant ce cadavre afin d'attirer les mouches révolutionnaires.
La révolution communiste est le triomphe de la vie. Elle ne peut en aucune façon glorifier la mort ou prétendre l'exploiter, ce qui est se mettre encore plus sur le terrain de la société de classe. Aux morts au service du capital, certains opposent ou substituent ceux qui sont tombés pour la révolution : même carnaval de la charogne !
L'erreur profonde dérive du fait que la révolution n'est jamais présentée comme un phénomène nécessaire qui a l'ampleur d'un phénomène naturel ; il semble que, toujours, la révolution dépende strictement d'un groupe quelconque artificier des explosions de conscience. Or, à l'heure actuelle, nous sommes placés devant l'alternative suivante : ou il y a révolution effective (passage de la formation des révolutionnaires à la destruction du MPC) ou il y a destruction, sous une forme ou une autre, de l'espèce humaine. Il ne peut pas en être autrement. Dès qu'elle sera enclenchée, il ne sera pas question de justifier quoi que ce soit, mais d'être assez puissant pour éviter les excès. Or ceci ne peut se faire que si les hommes et les femmes tendent individuellement, avant l'explosion révolutionnaire, à être autonomes, à ne plus dépendre d'un chef et donc soient à même de dominer leur propre révolte. Il est bien évident que ceci ne peut être qu'un phénomène tendanciel. Cependant le seul moyen pour qu'il y ait une chance de réalisation c'est d'en finir avec le discours cannibale qui présente la révolution comme un règlement de comptes, comme une extermination physique d'une classe ou d'un groupe d'hommes. Si vraiment le communisme est une nécessité pour l'espèce, il n'a pas besoin de telles pratiques pour s'imposer.
En général la plupart des révolutionnaires doutent de la venue de la révolution ; pour s'en convaincre ils la justifient ; ce qui permet de conjurer l'attente mais masque aussi la plupart du temps la non-reconnaissance de la manifestation de celle-ci. Pour exorciser le doute ils se réfugient dans la violence verbale (encore un substitut) et dans le prosélytisme acharné, obstiné ; ce qui entretient le procès de justification : dès que quelques recrues ont été faites, on a la preuve que la situation est favorable donc on doit encore plus s'agiter et ainsi de suite… S'agiter, c'est révolutionner, c'est exporter la conscience. Ils n'arrivent pas à comprendre que le jour où il y révolution, c'est que justement il n'y a plus personne pour défendre l'ordre ancien. La révolution triomphe parce qu'elle n'a plus d'adversaires. Ensuite c'est différent et c'est là qu'à nouveau se pose le problème de la violence. La nécessité du communisme est une nécessité pour tous les hommes. Le moment où la révolution explosera sera celui où cette exigence leur apparaîtra plus ou moins confusément. Ce qui ne veut pas dire que, du jour au lendemain, ils se seront débarrassés du vieux fatras de la société antérieure. Nous voulons dire par là que ceux qui auront fait la révolution seront aussi bien des hommes de gauche que des hommes de droite et que de ce fait une fois les éléments superstructuraux du MPC détruits, le procès de production global enrayé, mais les présuppositions du capital encore intactes, les vieux comportements, les vieux schémas, etc., tendront à réapparaître tant il est vrai que chaque fois que l'humanité aborde un nouveau moment, une création, elle le fait en se drapant dans le passé, en le réactualisant. Certes, la révolution communiste ne se développera comme les révolutions antérieures mais si ce phénomène aura moins d'ampleur, il n'en constituera pas moins une composante du mouvement post-révolutionnaire. Celui-ci tendra à consolider, raffermir la communauté humaine (à lui donner d'autres dimensions) qui se sera déjà manifestée au cours de la révolution. C'est à ce moment-là que les vieux schémas institutionnels peuvent réapparaître (lors de difficultés) et que même des éléments voulant réaffirmer sous forme déguisée leurs privilèges, tenteront de faire prévaloir des solutions les favorisant. D'autres voudront relancer l'autogestion ; ils n'auront pas encore compris que le communisme n'est pas un mode de production, mais un nouveau mode d'être.
C'est à ce moment-là que la vieille méthode rackettiste qui procède par étiquetage devra être pour toujours éliminée. Il faudra comprendre que le nouveau peut se faire jour sous le voile du passé. Ne considérer que les apparences passéistes c'est se méprendre totalement. Il ne s'agit pas de concevoir le moment post-révolutionnaire comme l'apothéose de la réconciliation immédiate, et que tout le passé oppresseur s'abolira comme par miracle. Il y aura une lutte effective pour que le nouveau mode d'être des hommes se généralise. C'est la modalité de la lutte qui est en cause ici. Tout esprit sectaire, inquisiteur est agent létal de la révolution ; à plus forte raison il ne sera pas que question de recourir à la dictature classique, car on recomposerait un mode d'être des sociétés de classe. Il ne peut y avoir de dépassement de ce moment d'ajustement qu'au travers d'une manifestation libératrice des différents êtres humains. C'est la pression communiste, c'est-à-dire la pression de l'immense majorité des être humains créant la communauté humaine qui permettra, aidera à lever les obstacles ; grâce à une affirmation de la vie où « si tu supposes l'homme en tant qu'homme et son rapport au monde comme un rapport humain, tu ne peux échanger que l'amour contre l'amour, la confiance contre la confiance » (Marx). Le cas de heurts violents ne pourra qu'être exceptionnel.
Penser qu'il faille une dictature c'est penser que la société humaine ne sera jamais mûre pour passer au communisme. Ce qui est long, douloureux, difficile, c'est d'arriver à ce point singulier où se dévoile la mystification, c'est-à-dire la compréhension de l'errance de l'humanité, le fait qu'elle s'est engagée dans une voie qui est celle de sa destruction et que ceci est dû en grande partie au fait qu'elle a confié sa destinée à ce monstrueux système automatisé, le capital, la prothèse comme le nomment G. Cesarano et G. Collu [16]. Alors, les hommes et les femmes se rendront compte qu'ils sont les éléments déterminants, qu'ils ne doivent pas abdiquer leur pouvoir à la machine, aliéner ainsi tout leur être, croyant, par là, atteindre le bonheur.
Á partir du moment où ce point est atteint, c'est fini. Il sera impossible de faire retour en arrière. Toute la représentation du capital s'effondrera comme château de cartes. L'homme n'ayant plus le capital dans la tête pourra se retrouver et retrouver ses semblables ; dès lors la création d'une communauté humaine ne peut plus être enrayée.
L'idéologie, la science, l'art, etc., au travers de toutes les institutions, les organisations, essayent de faire accepter de façon absolue que l'homme est inessentiel, qu'il ne peut rien faire (non pas tel homme particulier, de telle époque, mais l'homme en tant qu'invariant) que si nous sommes parvenus au stade actuel c'est parce qu'il ne pouvait pas en être autrement, à partir du moment où nous avons accepté d'utiliser et de développer la technique. Il y a une fatalité liée à la technique. Si l'homme n'accepte pas cette dernière, il ne peut pas progresser. Donc, on ne peut que remédier à certains maux, mais non échapper à l'engrenage qui est cette société elle-même. Ce qui est déterminant dans la prise au piège, l'immobilisation des hommes, c'est la représentation du capital, qui consiste en ceci : se représenter un procès social rationnel comme étant celui du capital, ce qui implique que le système ne peut plus être perçu comme oppressif ; d'où pour expliquer les aspects négatifs, il est fait appel à des phénomènes désignés comme extra-capitalistes [17].
L'essentiel est donc de briser un comportement lequel permet le parasitage du cerveau humain par la représentation du capital. Il faut détruire le comportement de domestique dont le maître est le capital. Cela est d'autant plus urgent que de nos jours la vieille dialectique du maître et de l'esclave tend à s'abolir par suite de l'inessentialité de l'esclave : l'homme.
La lutte contre la domestication doit être comprise à l'échelle mondiale. Là aussi des forces importantes se sont levées ; ainsi tous ceux qui mettent en cause le schéma unilinéaire de l'évolution humaine, qui contestent que le MPC ait pu être un progrès pour tous les pays, démythifient la rationalité à priori, universelle, du système capitaliste.
Les pays qui aux yeux des prophètes de la croissance, du décollage économique sont arriérés, ou en voie de développement, sont en réalité des pays où le MPC ne réussit pas s'implanter. En Asie, en Amérique du Sud comme en Afrique, des millions d'hommes ne parviennent pas à être pliés au despotisme du capital. Leur résistance est le plus souvent négative, en ce sens qu'ils sont incapables de poser une autre communauté. Elle est cependant essentielle pour maintenir, à l'échelle mondiale, un pôle de contestation humaine que la révolution communiste seule peut transformer en mouvement de constitution d'une nouvelle communauté ; de plus, lors de l'éclatement de la révolution, ce pôle aura une influence déterminante dans l'œuvre de destruction du capital.
Dans les pays arriérés la jeunesse s'est soulevée (à Ceylan, à Madagascar 1972, mais aussi de façon moins puissante au Sénégal, en Tunisie, au Zaïre, etc.), sous des mots d'ordre différents, pointent les mêmes exigences qu'en occident. Ainsi, depuis plus de 10 ans, l'insurrection de la jeunesse affirme son caractère fondamental : l'antidomestication. Sans vouloir faire le prophète il est important de tenter de lui discerner une perspective. En Mai 68, nous rappelâmes la prévision de A. Bordiga au sujet d'une reprise du mouvement révolutionnaire aux alentours de 1968 et la révolution pour la période 1975-1980. Nous maintenons cette dernière 'prophétie'. Les récents événements politico-sociaux, économiques confirment cette prévision et divers auteurs en arrivent à la même conclusion. Le MPC se trouve devant une crise qui le secoue de fond en comble. Ce n'est pas la crise style 1929 bien que certains éléments de cette dernière puissent s'y retrouver ; c'est une crise de transformation profonde : il faut que le capital se restructure pour pouvoir enrayer les conséquences destructrices de son procès de production global. Tout le débat sur la croissance l'a bien mis en évidence, mais les protagonistes croient pouvoir endiguer le mouvement du capital et affirment qu'il faut ralentir le temps, décélérer… C'est pourquoi le seul moyen pour le capital de ne plus être confronté à l'opposition des hommes est d'accéder à une domination absolue sur eux. C'est contre une telle domination qui se profile nettement à l'horizon de nos vies que se lève le vaste mouvement de la jeunesse que divers adultes commencent à comprendre, soutenir.
Presque partout on a assisté à cette montée révolutionnaire sauf dans un immense pays, l'URSS, qui pourrait jouer un rôle inhibiteur tel que la révolution serait enrayée pour longtemps, infirmant notre prévision, le transformant en un vœu pieux. Or, les événements de Tchécoslovaquie, de Pologne, le renforcement constant du despotisme en république soviétique indiquent, négativement, que la subversion n'est pas absente là-bas ; même si nous n'en avons que de faibles échos. Il fallut réprimer d'autant plus violemment qu'il fallait empêcher la généralisation d'un soulèvement. D'autre part le mouvement de déstalinisation joue – en tenant compte des différences historiques considérables – le même rôle que la révolte des nobles en 1825, relayée par celle de l'intelligentsia puis par le mouvement populiste au sens large. Nous pensons de ce fait qu'à l'heure actuelle existe une subversion qui va bien au-delà de l'opposition démocratique de l'académicien Zakharov. On doit tenir compte, en outre, de certaines constantes historiques. C'est en France et en Russie que nous avons eu généralisation de phénomènes révolutionnaires nés dans d'autres pays ; c'est là qu'ils acquirent leur plus grande radicalité. La révolution française généralisa la révolution bourgeoise à la zone européenne ; la révolution russe généralisa la révolution double au sein de laquelle triompha finalement la révolution capitaliste uniquement. La révolte étudiante n'est pas née en France, c'est pourtant là qu'elle fut capable d'ébranler la société capitaliste qui en subit encore les conséquences. En URSS on ne peut pas avoir un ébranlement révolutionnaire tant que les conséquences de la révolution de 1917 ne sont pas épuisées : la série des révolutions anticoloniales ; maintenant que la plus importante de celles-ci, la révolution chinoise, a accompli son cycle, on va voir s'ouvrir en URSS le nouveau cycle révolutionnaire.
Il y eut un décalage historique important entre révolution française et révolution russe, il en est de même en ce qui concerne le surgissement du nouveau cycle révolutionnaire. Á notre époque le despotisme du capital est plus puissant que ne le fut celui du tsar, et, de plus, la sainte alliance URSS-USA se révèle plus efficace que celle du siècle dernier entre l'Angleterre et la Russie. Le phénomène peut être retardé mais non aboli ; nous pouvons prévoir qu'en URSS la dimension 'communautaire' de la révolution sera plus nette qu'en occident, la faisant progresser à pas de géant.
Dans une période de contre-révolution totale, Bordiga ne put résister à l'effet dissolvant de celle-ci que parce qu'il avait une vision de la révolution à venir et surtout parce qu'il déplaçait le point de réflexion concernant la lutte : non plus uniquement se pencher sur le passé – simple poids mort en ces périodes là – ni sur le présent dominé par l'ordre établi, mais sur le futur. Il affirma : « Nous sommes les seuls à établir notre action sur le futur ».
Dès 1952, il avait écrit : « Nous sommes plus forts dans la science du futur que dans celle du passé présent » (Explorateurs de l'avenir, in Battaglia Comunista, n°6).
De s'être branché ainsi sur le futur lui permit de percevoir le mouvement révolutionnaire actuel (non dans ses caractéristiques propres). Depuis cette époque, l'industrie du futur est née et a pris une vaste ampleur. Le capital pénètre dans ce nouveau domaine et se met à l'exploiter, provoquant une nouvelle expropriation des hommes et renforçant leur domestication. Cette emprise sur le futur distingue le MPC des autres modes de production. Dès le début, pour le capital, le rapport au passé et au présent se révèle moins important que le rapport au futur. En effet le seul échange vivifiant pour lui, c'est celui avec la force de travail ; la plus-value créée, capital potentiel, ne peut devenir capital effectif qu'en s'échangeant contre le travail futur. C'est-à-dire qu'au moment présent où la plus-value est engendrée celle-ci n'a de réalité que si dans un futur qui peut n'être qu'hypothétique et qui n'est pas obligatoirement proche, il y a manifestation d'une force de travail. Si ce futur n'est pas le présent (désormais passé) s'abolit : dévalorisation par perte total de substance. Il est donc clair que d'entrée le capital doit dominer le futur pour qu'il y ait assurance d'accomplissement de son procès de production. Le système du crédit lui permet de réaliser cette conquête. Dès lors le capital s'est bien approprié le temps qu'il modèle a son image, le temps quantitatif [18]. Toutefois au travers de l'échange avec le travail futur c'était la plus-value présente qui était réalisée, valorisée, avec le développement de l'industrie du futur, il y a capitalisation de ce dernier. Celle-ci réclame une programmation du temps qui s'exprime de façon scientifique dans la futurologie. Désormais le capital produit le temps [19]. Où les hommes peuvent-ils dorénavant placer leurs utopies et leurs uchronies ?
Aux époques antérieures les sociétés en place dominaient le présent et, dans une moins grande mesure, le passé, le mouvement révolutionnaire avait pour lui le futur. Les révolutions bourgeoises et les révolutions prolétariennes devaient assurer le progrès qui n'est que par existence d'un futur valorisé par rapport à un présent et un passé à abolir. Dans les deux cas, d'une façon plus ou moins accentuée, le passé était empire des ténèbres, le futur celui des lumières. Le capital a conquis le futur. Il ne craint plus les utopies, il tend même à les produire. Le futur est rentable. Produire un futur c'est conditionner les hommes, dès maintenant, en fonction d'une certaine production, c'est la programmation absolue. L'homme carcasse du temps (Marx) est exclu du temps. La domination du passé, du présent et du futur avec exclusion de l'homme permet la représentation structurale où tout n'est que combinatoire de rapports sociaux, de forces productives ou de mythèmes, etc. La structure en se parachevant élimine l'histoire. Or, l'histoire c'est ce que les hommes ont fait.
On conçoit à partir de là que la révolution communiste doit non seulement poser un autre temps mais surtout l'unir à un nouvel espace. Tous deux seront créés simultanément par suite d'un nouveau rapport des êtres humains à la nature : la réconciliation. Nous l'avons dit, tout ce qui est parcellaire est pâture de la contre-révolution. Ce n'est pas la simple totalité que l'on doit revendiquer mais l'union de ce qui a été séparé, médiatisé par l'être futur, individualité et Gemeinwesen. Cet être futur existe déjà en tant qu'exigence totale et c'est celle-ci qui exprime le mieux le caractère révolutionnaire du mouvement du Mai 68 et du mouvement des lycéens du printemps 73.
La lutte révolutionnaire est lutte contre la domination qui se manifeste dans tous les lieux, les temps, comme dans les divers aspects de la vie. Depuis 5 ans, la contestation envahit tous les domaines de la vie du capital. Maintenant la révolution peut poser son vrai terrain de lutte dont le centre est partout, la surface nulle part [20] tant sa tâche est infinie : détruire la domestication posant la manifestation infinie de l'être humain à venir. Nul optimisme ne nous chuchote que dans 5 ans commencera la révolution effective : la destruction du MPC !
Jacques CAMATTE
Mai 1973
[1] Ce qu'on appelle crise monétaire ne concerne pas simplement l'établissement d'un nouveau prix de l'or, le rôle de ce dernier, l'instauration d'un nouvel équivalent général (un nouveau système étalon), la mise au point de parités « valables » entre les monnaies nationales, l'intégration des économies de l'Est dans le marché monétaire (capital en tant que totalité, Marx) mais il s'agit du rôle du capital sous sa forme argent ; plus précisément du dépassement de la forme argent elle-même, de même qu'il y eut un dépassement de la forme marchandise.
[2] La présupposition d'une telle revendication absurde est une illusion scientifique : la prétendue infériorité biologique de la femme. De là comme une injonction : la science a mis en évidence une tare, à elle de la lever. En fait s'il n'y a plus besoin d'hommes (parthénogenèse) puis s'il n'y a plus besoin de femmes (cultures d'embryon dans des flacons et même culture d'ovaires) on ne peut poser la question : y a-t-il encore besoin de l'espèce humaine, n'est-elle pas superflue ? Ces gens-là croient tout résoudre par la mutilation. Pourquoi ne pas proposer de supprimer la douleur en supprimant les organes des sens ? Rendre l'humanité superflue c'est ce à quoi tendent tous ceux qui veulent résoudre les questions sociales, humaines, par la science et la technologie.
Il est évident qu'on ne saurait réduire le mouvement féministe à l'aspect indiqué ci-dessus. On reviendra ultérieurement sur l'importance considérable qu'il a eu dans la lutte contre le capital. C'est dans la critique de la société capitaliste ainsi que du mouvement révolutionnaire traditionnel, qu'il a apporté des éléments remarquables.
[3] La lutte des hommes contre le capital n'a été vue qu'au travers d'un prisme étroitement classiste. Seuls ceux qui se réclamaient activement du prolétariat pouvaient être reconnus comme adversaires réels du capital, les autres n'étaient que des romantiques, des petits-bourgeois, etc. Même en raisonnant en termes classistes, c'est limiter une classe que de la borner dans des limites purement classistes surtout lorsqu'elle a pour mission de détruire les classes. C'est l'empêcher de poser son procès d'autodestruction que de lui interdire de prendre en considération le discours tragique de certains hommes qui se dressèrent contre le capital sans même percevoir ni individualiser leur ennemi (exemple : Bergson). A l'heure actuelle où cette problématique classiste a perdu toute base solide, il est bon de tenir compte du contenu de la pensée et des mouvements de droite. La droite étant ce mouvement d'opposition au capital voulant restaurer un moment bien déterminé du passé. Ainsi le courant de l'Action française puis de la Nouvelle Action française, revendique, afin d'éliminer les conflits de classe, l'hyperindividualisme capitaliste, la spéculation, etc., une communauté qui ne peut être garantie, selon eux, que par la monarchie (cf. en particulier Le capitalisme in Les dossiers de l'Action française).
Il semblerait que tout courant se heurtant au capital soit obligé de poser une donnée humaine, pas n'importe laquelle, une donnée profondément invariante où les hommes peuvent se retrouver. C'est la communauté que les nazis, eux aussi, voulurent, avec la Volksgemeinschaft, instaurer-restaurer (cf. également leur idéologie de l'Urmensch, homme originel). Beaucoup se sont mépris, à notre avis, sur ce phénomène et n'y ont vu qu'une affirmation totalitaire, démoniaque. Or, les nazis reprenaient là une vieille revendication théorisée d'ailleurs par les sociologues allemands comme Tönnies, M. Weber. L'école de Francfort et tout particulièrement Adorno, en revanche, a sombré dans le pire démocratisme par incapacité à comprendre le phénomène et ne pu se rendre compte que la grandeur de Marx fut de poser la nécessité de reformer la communauté et d'avoir reconnu que c'est un mouvement total de l'espèce qui tend à cette reformation.
Les problèmes sont là pour tous, dans leur prégnance et dans l'urgence de leur solution. De divers horizons politiques, les hommes tendent à les résoudre. Ce ne sont pas ces problèmes qui déterminent le caractère révolutionnaire ou contre-révolutionnaire mais leur solution, qu'elle soit effective ou non. Là encore se manifeste un avatar de la pensée rackettiste : il y aurait des chasses gardées théoriques pour les bandes de droite comme pour les bandes de gauche ; entrer dans l'une ou dans l'autre des zones réservées entraîne automatiquement l'attribution de l'étiquette. Donc réification, l'objet est déterminant, le sujet est passif.
[4] Cf. le tract diffusé en Mai 1968 et publié dans le n°3 d'Invariance, série 1 : Á propos de la Semaine rouge : L'être humain est la véritable communauté (Gemeinwesen) de l'homme ; et l'article Mai-Juin 1968 : Théorie et action, in Invariance, série 1, n°4, 1968
[5] Nous voulons parler de techniciens, de savants, d'hommes politiques ou économiques comme les membres du Club de Rome, S. Manholt, R. Dumont, H. Laborit, etc.
[6] L'homme n'est pas constamment immergé dans la nature, l'existence n'est pas toujours unie à l'essence, l'être à la conscience, etc. De la séparation, naît la représentation. Á partir du moment où le temps est pensé dans son irréversibilité, que donc le sujet passé est séparé du sujet présent, la mémoire est déterminante ; la représentation intervient. Traiter de cette dernière conduirait donc à réexaminer la philosophie et la science, ce qu'il faudra bien entreprendre un jour. Pour le moment nous voudrions indiquer au lecteur qui peut être amené à faire des rapprochements avec des affirmations similaires (en effet d'autres avant se sont préoccupés de l'importance de la représentation dans les conduites sociales : Cardan et l'imagination, les situationnistes et le spectacle ; sur le plan du savoir, Foucault a analysé l'importance de la représentation au XVI° siècle ; nous l'avons-nous même affrontée lors de l'étude de la mystification démocratique) que nous employons ce mot dans le sens où, à la suite de Marx (Vorstellung), nous l'avons utilisée pour indiquer, par exemple, que la valeur doit être représentée dans un prix. Dans Á propos du Capitalhttp://www.revueinvariance.net/capi...(Invariance, série II, n°1) nous avons très brièvement indiqué que le capital parvenait à âtre représentation qui s'autonomisait. Dès lors il ne peut exister vraiment que s'il est reconnu par tous. Voilà pourquoi les hommes doivent intérioriser la représentation du capital.
La question de la représentation est très importante. A partir du moment où il n'y a plus union immédiate homme-nature (si tant est qu'elle n'ait jamais existé) la représentation est nécessaire. Elle est appropriation du réel et moyen de communication entre les être humains. En ce sens, elle ne peut pas être abolie ; l'être humain ne pouvant pas exister en une unité indifférenciée avec la nature. C'est son autonomisation – autre mode d'affirmation de l'aliénation – qu'il faut enrayer.
[7] Ceci a été mis en évidence par N. Brown dans Eros et Thanatos. La peur de l'individualité est insuffisante pour expliquer le phénomène profond qui pousse les être humains à se couler dans un moule, à s'identifier à un être-type, à se noyer dans un groupe. L'homme a peur de lui-même, car il ne se connaît pas. Il lui faut donc un énorme effort pour pouvoir conjurer les 'excès' qui peuvent perturber l'ordre social et le sien propre. Il semblerait que les organisations sociales soient trop fragiles pour pouvoir accepter le libre développement des potentialités humaines. Avec le MPC tout est possible en tant qu'élément de capitalisation mais ce n'est chaque fois qu'un possible permis ; cela veut dire que l'individu a une modalité d'être normale ou anormale ; la totalité n'est que dans le discours du capital, inaccessible et pervertie.
Cette peur transparaît nettement dans la plupart des utopies où triomphe le despotisme de la rationalité égalitaire.
[8] Cf. l'article de P. Drouin, in Le Monde du 27.03.73, et aussi le livre de R. Tourneux, Le mois de mai du général, qui essaie de glorifier l'action de De Gaulle, mais qui n'aboutit qu'à mettre en évidence à quel point le grand homme fut dépassé par les événements et ne comprit pas ce qui se passait.
[9] Cf. l'article de P. Viansson-Ponté, in Le monde du 31.12.72. En 1964, P. Cardan avait compris l'importance exceptionnelle de l'insurrection de la jeunesse mais il la perçut comme extérieure, comme quelque chose qu'il fallait savoir utiliser, ce qui était le tribut idéologique payé à la vieille conception de la conscience venant de l'extérieur.
« Le mouvement révolutionnaire pourra donner un sens positif à l'immense révolte de la jeunesse contemporaine et en faire le ferment de la transformation sociale s'il sait trouver le langage vrai et neuf qu'elle cherche, et lui montrer une activité de lutte contre le monde qu'elle refuse » (Socialisme ou Barbarie, n°35, p. 35)
[10] Cf. L'armée nouvelle. La lecture de ce livre montre à quel point le « fascisme » n'avait pas besoin d'inventer une théorie car elle avait été produite par la social-démocratie internationale. Jaurès voulait réconcilier l'armée et la nation (que voulut et réalisa Hitler ?). Ceci fut accompli et, en 1914, les braves français partirent gaiement pour le carnage. Quelle différence entre le culte jauressien de la patrie : « Elle tient par ses racines au fond même de la vie humaine et, si l'on peut dire, à la physiologie de l'homme » (éd. 10/18, p. 268), et l'exaltation de l'heimat, du sol, chez les nazis ?
Vers la même époque, outre-Rhin, Bebel tint à peu près le même discours.
[11] Cité par Chomsky, in L'Amérique et les nouveaux mandarins, éd. du Seuil, p. 196
[12] Le MPA connut lui aussi plusieurs mouvements insurrectionnels de grande amplitude qui le régénérèrent. Certaines révoltes furent même, d'après divers historiens, suscitées par l'Etat lui-même ; la grande révolution culturelle maoïste ne serait qu'une réédition de celles-ci. Ces faits confirment notre thèse maintes fois avancée sur la convergence entre MPC et MPA.
[13] Celle-ci d'ailleurs n'est qu'une violence larvée, hypocrite ; une manifestation de l'incapacité à être.
[14] Il est clair que la vieille opposition ville/campagne n'existe plus. Le capital urbanise la planète, c'est la minéralisation de la nature. Nous assistons à de nouveaux conflits entre les centres urbains et les zones campagnardes où persistent encore quelques paysans. Les centres urbains réclament de plus en plus d'eau ce qui conduit à la construction de nombreux barrages à des distances atteignant cent et parfois même 200 kilomètres. Cela provoque la destruction de bonnes terres de culture, de chasse ou de pêche mais contribue aussi à priver d'eau les paysans car toutes les sources sont captées pour alimenter un barrage ou un canal. Ce conflit peut affecter une même personne, telle celle qui réside en vielle et possède une résidence secondaire « à la campagne ». On voit par là qu'on est bien au-delà de la question paysanne traditionnelle ; il s'agit du rapport global des hommes à la nature et de la remise en cause de leur mode d'être actuel.
[15] Comme l'on fait des psychiatres étasuniens qui se sont fait volontairement internés dans des cliniques psychiatriques montrant par là qu'il n'y avait aucun savoir apte à définir la folie. Ajoutons que la folie actuelle est une production nécessaire au capital.
[16] Cf. Apocalypse et révolution, éd. Dedalo, 1973. Ce livre se présente comme « un manifeste de la révolution biologique ».Il est d'une grande richesse de contenu qu'on ne peut résumer ici. Les auteurs traitent eux aussi de la question de la représentation et de la symbolique dans les rapports sociaux (cf. note 6). Voici deux passages qui éclairent quelque peu leur position :
« Les commentateurs progressistes du rapport du MIT et des propositions de Mansholt ont tort quand ils affirment que le capital ne peut subsister sans accroître continuellement la production de marchandises, substrat de sa valorisation, s'ils entendent par marchandises uniquement les « choses ». Peu importe la nature de la marchandise, si elle est « chose » plutôt que « personne ». Pour que le capital puisse continuer à s'accroître en tant que tel, il suffit qu'au sein de la circulation subsiste un moment où une marchandise quelconque assume la tâche de s'échanger contre A pour s'échanger ensuite avec A'.Ceci est, en théorie, parfaitement possible, pourvu que le capital constant, au lieu d'être investi en majorité dans les implantations aptes à produire exclusivement des objets, le soit dans les implantations aptes à produire des « personnes sociales » (services sociaux et « services personnels ») » (p. 82)
« La cohérence suprême du fictif c'est celle de se montrer, enfin, en tant que représentation parfaite et donc en tant qu'organisation d'apparences parfaitement irréelles ; celle de s'achever dans sa séparation définitive du concret, dans sa propre disparition sensible (le fictif est l'essence de toute religion). Mais c'est seulement en se manifestant comme subjectivité consubstantielle au mouvement organique naturant, à sa capacité globale en procès que l'espèce pourra s'émanciper définitivement de la prothèse, se libérer du fictif et des religions. La révolution biologique consiste dans l'inversion définitive du rapport qui a vu tout au long de la préhistoire [Toute la période précédant la révolution communiste], la corporéité de l'espèce assujettie à la domination de la machine sociale ; dans l'affranchissement de la subjectivité organique ; dans la « domestication » irréversible de la machine, en tous ses modes possibles d'apparition. » (p. 135)
[17] Voici un exemple remarquable : « En conclusion, constatons que le financement de la croissance n'est presque pas assuré par les mécanismes propres au système capitaliste. Ils impliqueraient, en effet, que des particuliers acceptent de s'endetter pour emprunter des liquidités qu'ils engageraient en placements non liquides auprès de telle ou telle entreprise dont ils parieraient la croissance. L'argent frais pénètrerait ainsi dans l'économie par la Bourse. Et les entreprises ainsi financées par la Bourse, n'auraient pas besoin de s'autofinancer. En l'absence d'inflation, le montant de l'endettement des particuliers serait égal au montant des liquidités nécessaires à la croissance et pas plus.
En fait pour financer la croissance, le système capitaliste implique l'existence de parieurs prêts à perdre en nominal le montant de leur mise, s'ils se sont trompés sur la croissance escomptée de telle ou telle entreprise. Le montant de ces paris étant insuffisant, les entreprises doivent s'endetter directement auprès des institutions financières. Ce mécanisme existe en système non capitaliste…
En définitive, avec l'existence du taux d'intérêt, prix de l'argent non prêté (en cas de placement en liquidités) ou prêté pratiquement sans risque de perte en nominal (obligations), le système capitaliste ne finance que très partiellement la croissance, et engendre une inflation cumulative » (J. Fau, « Analyse de l'inflation », in Le Monde, 05.12.1972).
[18] Ce qui caractérise le capital ce n'est pas tellement l'affirmation quantitative et la négation du qualitatif, mais c'est une contradiction fondamentale entre les deux, dans laquelle le pôle quantitatif tend à fonder toute qualité.
Il ne s'agit pas de vouloir la qualité en niant la quantité, comme on ne revendique pas la valeur d'usage en niant la valeur d'échange. Il faut une mutation totale qui permette d'abolir toute logique de la domination. Car qualité et quantité sont intimement liées à la mesure et le tout à la valeur. La mesure est opérante au niveau de la valeur d'usage comme à celui de la valeur d'échange. Dans le premier cas elle est en liaison directe avec une domination des hommes : les valeurs d'usage mesurent la position sociale, le poids d'oppression d'un individu particulier. Il y a un despotisme de la valeur d'usage comme il y en a un de la valeur d'échange et maintenant du capital. Dans ses notes au livre de James Mill, Marx dénonce l'utilitarisme, philosophie qui réduit l'homme à son usage mais où l'échange tend à s'autonomiser.
[19] Sternberg a remarquablement exprimé cela dans Futur sans avenir.
[20] elle est la définition de l'infini donnée par Blanqui (qui modifie quelque peu la fameuse phrase de Pascal). Cf. L'éternité par les astres, éd. La tête de Feuille, p. 119.
21.04.2025 à 15:17
dev
L'empire philanthropique du milliardaire Pierre-Édouard Stérin
- 21 avril / Avec une grosse photo en haut, Terreur, 2Le Fond du Bien Commun, la Nuit du Bien Commun, la Maison du Bien Commun, le Podcast du Bien Commun, lebiencommun.info, le voyage du Bien Commun, les apéros du Bien Commun... Quelle grande galaxie que l'empire philanthropique du milliardaire Pierre-Édouard Stérin !
La SCAS (Section Carrément Anti-Stérin), nous a transmis ce second volet d'une enquête sur les activités bienfaitrices du magnat de l'extrême droite. Le patron des Smartbox et exilé fiscal en Belgique est généreux : près de 1 milliard pour le « bien commun », mais le bien commun de qui ?
On peut s'interroger sur les intentions de cette galaxie, alors que leur patron est tout engagé dans la fascisation des libéraux, la libertarianisation des fascistes et la bataille culturelle qui doit mener l'union des extrêmes droites au pouvoir, comme aux État-Unis [1]. Pour cela, il porte le projet Périclès (Patriotes, Enracinés, Résistants, Identitaires, Chrétiens, Libéraux, Européens et Souverainistes) pour faire gagner les extrêmes droites dans les urnes et dans les têtes, et que les structures de la galaxie Bien Commun sont accusées de servir.
Pourtant, toutes ces structures se défendent de leur implication dans le projet politique du « Saint Patron des réac's ». Même si la démonstration n'est plus à faire, faisons-la quand même, et intéressons nous tout particulièrement aux fréquentations douteuses de la Maison du Bien Commun.
La Maison du Bien commun, c'est 450 m2 « de lieu de vie, de travail, et de réseau », dans le 7e arrondissement de Paris, au 13 rue Duroc. Le lieu doit permettre aux « entrepreneurs, dirigeants, salariés d'entreprises, responsables associatifs et indépendants de se rassembler, s'inspirer, se former, s'entraider et agir ensemble au service d'un monde plus juste, plus durable et plus humain » [2], le tout dans une ambiance « comme à la maison » ! Et elle prévoit de s'installer aussi à Nantes, à Bordeaux et à Lyon cette année.
Le projet est dirigée par Sixtine Pégat. C'est un carrefour de la galaxie « bienfaisante » de Stérin, puisqu'elle a été créé par 4 structures de la galaxie : Obole, qui a « conceptualisé et apporté son expertise pour lancer le projet » [3], la Nuit du Bien Commun « qui apporte son réseau d'associations et de philanthropes », les entrepreneurs et dirigeants chrétiens, « qui contribuent au rayonnement de la maison », et le Fond du Bien Commun, « qui soutien financièrement le projet ».
L'espace sert aussi de coworking pour 40 « entrepreneurs sociaux », qu'ils et elles appellent les « colocs » : parmi eux, un certains nombres nous sont familiers... Comme Espérance Banlieue, Excellence Ruralité [4],ou encore Marthe et Marie, les uns accusés de violences et de racisme dans leurs écoles hors contrat, les autres de dissuader le recours à l'avortement.
D'autres « colocs » sont moins connus – mais pas moins intéressant - comme « La France en partage », une association « de transmission et de défense de l'héritage culturel français », qui lutte contre le « wokisme », le « racisme anti-blanc » à l'école, pour la France chrétienne et le droit de dire « Joyeux Noël » à la RATP. Ça ressemble bien aux idées de Stérin ... Leur présidente, Carine Chaix, est d'ailleurs l'une des avocates moteur du collectif Justitia, l'outil de « guerilla juridique » du projet Périclès de Stérin.
Le lieu accueille aussi de nombreux évènements : des ateliers pour « répondre aux besoins opérationnels des assos », mais aussi des rencontres et conférences, les « rendez-vous de la Maison du Bien Commun », dont les invité.e.s et thèmes abordés laissent apparaître plus clairement les intentions politiques du lieu :
Parmi les structures accueillies par les généreux entrepreneurs sociaux de la Maison du Bien Commun, on en retrouve aussi certaines qui assument pleinement leur xénophobie et leur racisme. C'est le cas du « nid », l'incubateur [5] de l'institut Iliade, un cercle de réflexion français d'extrême droite identitaire, fondé en 2014, et qui se donne pour mission de défendre la « race blanche ».
L'institut s'est créé suite au suicide de Dominique Venner devant Notre Dame de Paris pour « alerter sur le péril du grand remplacement », une théorie complotiste, raciste et antisémite, qui s'inquiète du « grand remplacement de la population de la France et de l'Europe » par « l'immigration afro-maghrébine », le tout orchestré par les juifs et juives. Rien que ça. L'institut Iliade se donne pour mission de former idéologiquement les nouvelles générations d'activistes, et, selon les mots de la conseillère régionale Isabelle Surply, fournir aux militants des « cartouches pour le combat culturel ». L'institut Iliade est plus généralement « un mouvement qui forme de jeunes suprémacistes blancs, des héritiers de Génération identitaire [notamment l'Alvarium à Angers, dissout en 2021] aux intégristes d'Academia Christiana » [6]
Pas étonnant donc, que l'incubateur de l'institut Iliade, « le nid », qui organise de « grandes soirées des entreprises enracinées » à la Maison du Bien Commun soit dirigé par Lucas Chancerelle, ancien de VIA [7], du RN, ainsi qu'ancien responsable de Génération Z Bretagne et actuellement trésorier de Canto et chroniqueur à TVLibertés.
On est bien loin du « Bien Commun » pour « un monde plus juste, plus durable et plus humain »...
Le rôle que jouent les satellites du « Bien Commun » dans le projet politique de Stérin ne sont par ailleurs plus à prouver :
Le calendrier du caricatural business plan politique Périclès, dévoilé dans l'Humanité en juillet parle d'une période « d'incubation de Périclès dans le Fond du Bien Commun », mais veulent « se protéger sur plan légal et réputationnel ». Porosité qui demeure puisque c'est d'après le plan « en lien avec le Fond du Bien Commun » et « en s'appuyant sur ses réseaux » que « la réserve » de 1000 technocrates « alignés » et « convaincus » aptes à exercer le pouvoir après la victoire des droites extrêmes se construit [8]. Comment ne pas reconnaître ici la stratégie de la Nuit du Bien Commun, qui revendique « réduire le dernier kilomètre » [9] en tissant des réseaux locaux de petites et grandes bourgeoisies locales, et ainsi faire émerger des profils et soutiens pour les municipales à venir.
D'après Le Monde, Périclès est d'ailleurs une mission parmi d'autres confiées au Fond du Bien Commun, qui se charge du recrutement notamment. Alors qui le fond a-t-il recruté pour diriger et porter le projet de faire gagner l'extrême droite ? D'après les profils Linkedin, à la direction de Périclès, on retrouve le directeur du fond, qui s'est auto-recruté : Alban du Rostu ; La responsable des « affaires institutionnelles » du fond est devenue responsable aux relations publiques chez Périclès (Marguerite Frison-Roche) ; Thibault Combournac est responsable stratégie pour le fond et devient alors... Responsable stratégie pour Périclès ; ou encore Philippe de Gestas, qui, s'il n'affiche pas d'expérience professionnelle au fond du bien commun, n'hésite pas à afficher son activité pour Périclès au coté du devenu dogwhistle « #BienCommun ».
Pour ajouter à la longues liste des preuves - non exhaustives - que la galaxie du « bien commun » (le fond, les nuits, la maison et tout le reste), ajoutons la bourde d'Arnaud Montebourg, le « pote de gauche » que Stérin respecte tellement et avec qui il fait du business sur le nucléaire (via la société Alfeor), qui ne semble lui, pas avoir de doute sur le rôle de la galaxie Bien Commun dans le projet politique de Stérin. Il confie à l'Humanité : « je me tiens à bonne et parfaite distance des activités du Fond du Bien Commun qui finance les activités sociétales conformes aux convictions personnelles et intimes de Pierre Édouard Stérin ».
On pourrait également parler des missions transversales d'évangélisation qu'exercent toutes les structures de la galaxie Bien Commun, et ses pratiques pour pousser une frange intégriste dans la bataille politique qui se joue dans l'Église, dont l'appropriation du « bien commun » est l'un des symptômes.
Les preuves sont tellement nombreuses et l'évidence tellement grande que leur stratégie de déni semble complètement hors sol : Stérin veut construire un État dans l'État, et au nom du « Bien Commun », il asphyxie d'une main le monde associatif (en faisant du lobbying pour le désengagement de l'État), et joue de l'autre de sa galaxie « Bien Commun », arrosée de son argent, pour prendre la main sur les associations en difficultés. Cette stratégie lui permet de prendre petit à petit le contrôle de pans entiers de la société pour diffuser ces idées réactionnaires à tous les niveaux. Comment ne pas y voir un projet politique ?
Nous le voyons et ne laisserons pas faire. C'est pour cette raison que nous appelons à se mobiliser partout où des « Nuits du Bien Commun » ont lieu, dans une quinzaine de villes en France, en Belgique et en Suisse. Ils rêvent de politique libertarienne à la Musk, nous ne les laisserons pas prendre le contrôle sur nos vies, mobilisons nous contre Stérin, sa galaxie, son projet, et organisons-nous pour que les Nuits du Bien Commun n'ai pas lieu !
La SCAS - Section Carrément Anti-Stérin
Dates des Nuits du Bien Commun :
Tours : Mar. 6 mai 2025, à l'Opéra de Tours
Lyon : 19 mai 2025, Centre des Congrès de Lyon
Bruxelles : 4 juin 2025, au Théâtre des Galeries
Nantes : Jeu. 5 juin 2025, lieu non précisé
Rouen : Mer. 11 juin 2025 au Kindarena
Toulouse : 18 juin 2025, au Centre des Congrès Pierre Baudis
Annecy : 24 juin 2025, à l'Impérial Palace
Marseille : Septembre 2025 (date et lieu à venir)
Angers : 1er octobre 2025, au Centre des Congrès
Genève : Mer. 8 octobre 2025, au Bâtiment des Forces Motrices
Rennes : Novembre 2025 (date et lieu à venir)Dijon : Mar. 2 décembre 2025, au Palais des Congrès
Bordeaux : Prochaine date à venir
Lille : Prochaine date à venir
Paris : Prochaine date à venir
Vendée / Puy du Fou : Prochaine date à venir
[1] Comment ne pas faire le parallèle avec le « project 2025 », qui a porté Trump au pouvoir...
[2] Propos extraits d'une vidéo de présentation de la MdBC sur leur chaine Youtube.
[3] Dont le siège social, 5 rue des Cadeniers, à Nantes, a accueilli les premières démarches de la Maison du Bien Commun.
[4] On pourrait ajouter à ce niveau l'implication de la fondation pour l'École, à l'initiative de ces structure, et dont le fondateur, Lionel Devic, avocat au cabinet DelSol, est aussi secrétaire du fond de dotation de la Nuit du Bien Commun.
[5] C'est à dire une structure qui accompagne des entreprises - enracinées comme ils disent – ou associations pour leur création ou développement.
[6] Libération, 15/09/24 : « Iliade, un « institut » de formation au service des thèses racistes désormais représenté à l'Assemblée »
[7] Le parti fondé par Christine Boutin en 2001.
[8] « Les documents qui prouvent qu'Alban du Rostu est bien l'un des artisans du projet Périclès de Pierre-Édouard Stérin », L'Humanité, 1/12/24
[9] Propos extrait du podcast « génération bien commun » par Thomas Tixier
21.04.2025 à 14:13
dev
Lecture partisane des événements du printemps jusqu'à l'automne 2024 à Tiohtià:ke- Montréal
- 21 avril / Avec une grosse photo en haut, Mouvement, 2Ce texte cherche à faire le point sur la séquence politique qui va du campement McGill du 27 avril 2024 jusqu'à la grève étudiante des 21 et 22 novembre dernier contre le sommet de l'OTAN. Nous souhaitons faire apparaître ici un certain nombre de remarques et de leçons que les événements des derniers mois peuvent nous révéler.
Le souci des conditions de possibilité d'une situation conflictuelle et de son passage à une situation insurrectionnelle est au coeur des questionnements de ce texte. Tout au long de la dernière année, on a cherché à comprendre ce qui s'était joué dans le mouvement de solidarité avec la Palestine à Montréal s'étendant du printemps à l'été et jusqu'au mois de novembre 2024. Il s'agit pour nous voir les ouvertures et les limites d'un tel débordement.
Ce texte s'adresse à celles et ceux qui se sentent interpellés par les expérimentations politiques qui prirent place. Ce texte s'adresse à ceux et celles qui souhaitent prendre la situation politique conflictuelle - insurrectionnelle et révolutionnaire - à bras le corps. Que les choses aient été difficiles, décevantes, fâchantes et blessantes n'est pour nous qu'une évidence de tout moment politique insolite. Ces difficultés ne sont pas une fin, mais un point de départ.
La dernière année en a été une surprenante. Beaucoup de personnes ont vécu les moments politiques et existentiels les plus prenants et chavirants de leur vie.
C'est aussi à ces personnes que s'adresse ce texte.
« Pour la première fois, les ouvriers se sont sentis chez eux dans ces usines où jusque-là tout leur rappelait tout le temps qu'ils étaient chez autrui. Oui, à chaque instant de la journée de travail quelque petit détail douloureux vient rappeler à l'ouvrier sur sa machine qu'il n'est pas chez lui. Ces hommes, ces femmes, qui tous les jours de leur vie ont appartenu à l'usine, pendant quelques jours l'usine leur a appartenu. Et c'est là la tragédie d'une telle existence : pour qu'ils se sentent chez eux à l'usine, il faut que l'usine s'arrête. Maintenant que de nouveau les machines tournent, ils se retrouvent sous la même contrainte. Mais du moins, cette tragédie, ils peuvent en prendre conscience. Ils ont senti une fois ce qu'une usine devrait être. Pour la première fois de leur vie, la vue de l'usine, des ateliers, des machines a été une joie. »
- Grèves et joie pure, Simone Weil
Les mots de Weil nous semblent loin. Entre les quatre murs de l'Université, les machines sont imperceptibles. Pourtant, l'usine éclaire l'amphithéâtre. L'évidence d'être autrui - partout. La catastrophe intime de ça.
Que tout nous apparaisse impossible, inadéquat, futile, épuisant, titanesque, c'est bien ça qui montre l'évidente gravité du travail à faire. Dans le creux de la vague politique, le spectre de la défaite nous hante encore.
Nous sommes quelques un-es qui partageons l'affect sensible du désastre, quelques un-es à vouloir s'organiser. Le monde d'il y a quelques années déjà semble bien loin. Tout s'accélère et l'empire vient et se ressert sur la carcasse de l'histoire. Nous sommes une poignée et nous ne nous satisfaisons pas des petites victoires que certains proclament. Certains semblent fatigués de la dernière séquence politique et prennent ces victoires comme un baume. Alors si lesdites victoires se vivent - réifiées peut-être, mais qu'elles se vivent tout de même - alors soit ; prenons-les au sérieux, chérissons-les. Attardons-nous aux angles qu'elles suggèrent.
Depuis la fin de la séquence 2005-2008-2012-2015 au Québec, on voit la mort à grande fête puis à petit feu de quelque chose comme une force étudiante. Puis, en soubresaut - la grève des stages, Non à la COP15, le sommet de l'OTAN - quelque chose comme une combativité qui resurgit par brefs instants. Mais l'aura n'est plus vraiment. C'est-à-dire que chaque tentative apparait comme moment politique éphémère. C'est que son caractère éphémère est sa maladie et non sa direction, c'est sa limite interne. La ponctualité des dernières grèves n'est pas une décision, mais une fatalité. Et on dirait qu'il y a quelque chose d'inauthentique dans ces moments, véritablement, au sens où le geste de faire-grève n'apparaît pas comme moment de rage et de déroute. Le temps de la grève devrait être celui où le temps vide et homogène du quotidien se suspend, se fissure puis se rompt et ouvre sur de nouvelles rencontres, de nouveaux usages, des imprévus. Mais les dernières grèves ponctuelles apparaissent plutôt comme la préparation d'un exercice fade et bien connu. Certain-es ont évalué la grève étudiante contre l'OTAN comme un succès, et ce, dû au degré de combativité de sa manifestation nocturne du 22 novembre 2024. Il s'agit selon nous d'une erreur de lecture. La grève aura servi de prétexte, certes, mais son sous-texte est ailleurs.
Ce soir-là, on se rappelle, quelques centaines d'étudiant-es et de militant-es propalestiniens ont défilé brièvement dans le centre-ville jusqu'au palais des congrès. Lors d'une escarmouche,des groupes autonomes ont repoussé une ligne de flics jusque dans une ruelle, les ont aspergés de peinture et ont balancé des feux d'artifice. Quelques moments plus tard, des poubelles et des voitures brûlaient, les vitres du palais explosaient soudainement sous les pavés et les marteaux. La foule fut rapidement dispersée. Le reste du traitement policier et médiatique de l'événement a pris des dimensions énormes, la farce était consacrée. Il aura fallu le chef de la police du SPVM pour rappeler aux politiciens qu'il ne s'agissait pas d'actes antisémites, mais bien de gestes politiques par des groupuscules connus des services. Aucune arrestation à ce jour ; pas si connus que ça finalement. Cela dit, cette manif n'est pas à l'image de ce qui aura été une grève de deux jours somme toute décevante. Se réjouir du bref surgissement émeutier, certes et avec grande joie, mais aussi soumettre à la critique l'exercice réel de cette grève.
Ce qui aura été frappant de cette grève, c'est le peu de personnes qu'elle aura mobilisé au sein de l'UQÀM, où une zone de grève avait été improvisée dans l'agora. Quelques activités, des tracts, des bannières, des lectures, du café. C'était pas mal ça. Une petite manif interne d'une demi-heure. À Concordia, on a vu une manif plus pimentée ; la foule a envahi les couloirs - sous l'initiative d'une constellation de groupes autonomes - et a défilé sur plusieurs étages, laissant derrière elle une trainée de tags et des caméras brisées devant les yeux ahuris des gardiens de sécurité. À l'entrée du bureau de l'administration, moment d'hésitation et de confusion. À ce moment-là, il y avait quelque chose comme l'harmonie entre la rage et la joie. Des initiatives semblaient prêtes à surgir, hors de toutes attentes, assez imprévisibles. Nous disons que c'est ce que doit produire la grève. Le jeu entre ce qui est attendu et ce qui ne l'est pas, un rebrassage des cartes en bonne et due forme. Mais tout ça fut rapidement avorté. Trente minutes plus tard, tout était terminé.
Le deuxième jour de la grève, on a vu un peu plus de monde à la zone de grève, principalement parce que les étudiant-es des Cégeps en grève ont convergé vers l'agora de l'UQAM. À quelques instants du début de la manif' de soir : ateliers sécurité en manif', distribution de matériel défensif et autres trucs, formation d'équipes - l'agora était pleine et elle n'avait pas été aussi belle depuis longtemps. Sûrement certain-es ont trouvé du réconfort ou une réelle satisfaction dans l'exercice de débrayage des 21 et 22 novembre derniers. On avoue que nous aussi, un peu quand même. Pourtant, ce qui s'est passé nous semble surtout éclairer ce qui aurait pu arriver.
F# A# ∞ de Godspeed You Black Emperor !« […] Tandis que la première forme d'arrêt du travail (la grève politique revendicatrice) est une violence, car elle ne provoque qu'une modification extérieure des conditions de travail, la seconde en tant que moyen pur est sans violence. Car elle ne se déclenche pas avec l'arrière-pensée de reprendre l'activité après des concessions superficielles et une modification quelconque des conditions de travail, mais avec la résolution de ne reprendre qu'un travail entièrement changé, non imposé par l'État ; bouleversement que cette sorte de grève provoque moins qu'elle ne le réalise. »
- Critique de la violence, Walter Benjamin
Dans Critique de la violence, Benjamin s'intéresse à deux formes-grèves distinctes. D'un côté, la grève politique apparaît comme un exercice de revendication où les prolétaires posent le débrayage comme geste de médiation en vue de l'atteinte d'un objectif salarial ou autre. De l'autre côté, il y a ce que Benjamin appelle « grève générale prolétarienne ». Nous l'entendrons comme grève humaine, grève sociale. La grève sociale, c'est la grève qui suspend la temporalité réelle des activités productives du travail et des activités quotidiennes normales sous le mode de production capitaliste. Le temps du travail est délivré de sa charge dépossédante et aliénante ; la temporalité changée, l'espace devient habitable et les relations aussi. La grève sociale réalise plus qu'elle ne provoque, voilà ce que disait Benjamin. Mais les grèves ponctuelles étudiantes ne réussissent pas - ou plus - à suspendre le cours normal des choses du quotidien. Rien de gênant ou de dérangeant à la vue de quelques divans, de quelques slogans et de bannières.
Revoir alors la liste courte des objectifs possibles d'une grève : faire pression et se lier/changer la vie réelle/le rapport à l'infrastructure/réappropriation des usages des espaces, libérer du temps, etc. Dans l'optique où l'on admet que la grève des 21-22 novembre n'a pas réussi à faire pression (puisqu'évidemment il s'agissait d'un contre-sommet, personne n'a réussi à destituer ou à désarmer l'OTAN), on se serait attendu à ce que la zone de grève soit bien plus populeuse, que les gens profitent de la ponctualité comme d'une force (il est bien plus facile d'exploser le quotidien une seule journée que 6 mois durant) et de ce qu'elle pourrait ouvrir (beaucoup plus de légèreté qu'une interminable Grève Générale Illimitée) pour s'approprier massivement les couloirs et les salles de l'université. On aurait voulu qu'il y ait des mots d'ordre associatifs et autonomes, que les gens prennent des initiatives, aient un peu de créativité, repeignent des sections complètes, qu'il y ait des cantines, des partys, qu'il y ai des espaces pour se rejoindre réellement. Visiblement, la force organisatrice nous manque pour réussir quelque chose comme ça.
Pourtant, une réappropriation d'espaces et de temps, c'est bien ce que les campements propalestiniens ont exercé, à leur manière, quelques mois plutôt. Les campements constituaient un melting pot entre les étudiant-es tendance radlib', des personnes de la communauté musulmane de tous horizons, des insurectionnalistes, la gauche radicale étudiante, des visages connus du communautaire et une poignée d'autonomes. Mais le débordement par le nombre aura été la plus grande absente. Les manifestations organisées sur des bases autonomes n'auront que rarement atteint le millier de personnes. Ceci dit, les campements propalestiniens devraient tout de même nous éclairer sur une série de choses. Notre lecture ici, c'est que c'est bien les campements pro-palestiniens du printemps et de l'été 2024 - et non la mobilisation pour la grève du 21-22 novembre - qui ont permis de voir surgir une scène comme la manif à saveur offensive du 22 novembre au soir. Notre constat, c'est qu'aucun groupe, composition de groupes ou organisation n'était à même de faire résonner les événements du 22 novembre au soir au-delà du fantasme et du bavardage.
Ici il nous faut faire un rappel qui nous apparaît nécessaire : ce que nous voulons, c'est bel et bien la chute effective de l'État en tant qu'il est l'outil de reproduction national du mode de production capitaliste. Nous voulons abattre le quotidien du mode de production dans ce qu'il a d'aliénant et de réellement dépossédant. Construire des communautés autonomes et désarmer les institutions, les bras armés, les industries destructrices, ses chemins logistiques,etc. Participer à l'élaboration de nouveaux communs, de zones libérées de l'impératif marchand. Ce que nous voulons en ce sens, c'est bien gagner. Mais gagner n'a jamais été notre fort. Nous sommes héritier-es d'une histoire de défaites, de désastres, de déceptions. Certain-es semblent même avoir oublié que c'est bel et bien ce qu'on veut, que c'est bel et bien une guerre qui est en cours et que cette guerre, chaque jour, se perd. Pour gagner dans l'asymétrie évidente il nous faudra comprendre. Comprendre et toucher nos contemporains. Rester dans notre coin et nous satisfaire d'une radicalité morale ne nous intéresse pas. Résonner, contaminer ; par grands cris quand il faut pour se faire entendre et par complots à voix basse pour s'installer et temporiser. Mais se répandre, oui, aussi loin que possible. Dans l'éventail des réalités politiques et organisationnelles que pose une telle problématique surgit la question dite de la composition.
Parenthèse sur la composition
Le terme de composition a été bien en vogue depuis Les Soulèvements de la Terre et la très impressionnante et macabre émeute de Sainte-Soline. Dans les derniers mois au Québec, on l'a vu utilisé pour proposer une manière stratégique de se saisir du politique, de ses binarités et de ses tendances, et éventuellement de chercher à les dépasser. Nous proposons plutôt ici la lecture du concept de composition non comme la proposition stratégique d'un problème, mais comme forme de surgissement réel, comme réalité actuelle de tout mouvement social/politique contemporain. Comprendre le politique comme situation réelle et non comme situation idéale, chercher à prendre la réalité politique à bras le corps c'est, dans le constat de la composition, organiser les contrepoints des forces en présence. La séquence des campements propalestiniens du printemps et de l'été 2024 a quelque peu réussi à poser cette grammaire du politique d'une autre manière que celle dont on avait l'habitude au sens où elle a forcé un certain nombre de groupes et de tendances à travailler ensemble.
Parenthèse sur la barricade :
Les campements ont mis au goût du jour ce qu'on évoquera ici comme la théorie de la barricade. Nous disons que ce que la barricade fait réellement ne se résume pas à la prise d'un territoire ni à sa défense. Évidemment, la barricade est libération d'un lieu, redéfinition de ses usages, démantèlement effectif du paysage. Mais la barricade fait aussi surgir la position. Elle force non seulement les gens à concevoir son existence comme réelle - chose que les discours ou les appels à la lutte peinent évidemment souvent à faire - tout en polarisant et en forcant le positionnement. En ce sens, la barricade, lorsqu'elle émerge à la vue, fait aussi surgir le sentiment de devoir choisir un bord. On est derrière ou devant la barricade et cela veut dire beaucoup. Ça ne veut pas dire que tout le monde d'un côté s'entend sur tout, mais qu'ils ont une certaine compréhension commune d'un certain sensible. Être d'un côté de la barricade c'est aussi donc refuser ce que l'autre côté pose comme réalité. Dans un monde où toucher et affecter constitue une difficulté réelle, ce n'est pas rien.
Parenthèse sur la densification :
On note aussi que les campements ont réussi à créer un mode d'entrée en relation inouï dans le paysage de la militance classique de Montréal. Dans l'élan d'un mouvement international, des étudiant-es de McGill, des militants de Palestinian Youth Movement, Montreal 4 Palestine, pas mal de monde de la communauté musulmane, des étudiant-es juif-ves et un certain nombre de folks in black se sont saisis du McGill Lower Field et l'on fait leur. On pourra se demander si la durée (74 jours ?!) n'aura pas montré l'inefficacité de la tactique en lien avec les revendications. La grève ou l'action ponctuelle et éphémère n'ont effectivement que très peu d'impact sur la transformation d'une situation politique institutionnelle donnée. Mais ce n'est pas celle qui nous intéresse ici. Ce qu'on a vu par contre c'est que l'exercice a permis une densification particulière des liens politiques et sensibles entre des gens de tous horizons. La densification était spatiale et temporelle ; en quelques jours des inconnu-es devenaient des camarades, puis des ami-es ; des gens se radicalisaient expressément ; dans le quotidien, on prenait en charge les tâches pénibles, on se préparait ensemble à répondre intelligemment aux éventuels raids policiers ; tout ça créait de nouvelles confiances, mais aussi de nouvelles craintes, de nouveaux doutes, de nouvelles réalités de luttes. La densification opérée par les campements aura été sa force et sa limite. Le constat général partagé à leur suite est l'épuisement des forces en puissance, notamment dans la reproduction matérielle quotidienne de la vie du camp.
Ceci dit, la densification aura aussi permis de voir surgir de nouvelles alliances, de nouvelles formes conflictuelles qui s'accordaient sur l'envie d'en découdre avec la police et les infrastructures urbaines et universitaires. On a vu une contamination surprenante des tactiques de rues, offensives et défensives. Successivement, quatre moments clefs (qui ne représentent pas exhaustivement les moments conflictuels) : i) le cas de l'escarmouche policière nocturne à l'Université Populaire Al-Aqsa et de la baston concomitante ii) l'occupation de l'administration et la manif' orageuse du 6 juin à McGill iii) la colère du démantèlement d'Al-Soumoud et la vengeance sur le bâtiment de l'administration de McGill, et iv) la manif' du 7 octobre 2024 à Concordia devant la confusion policière. Chacun de ces moments ont montré comment, dans un instant de colère pouvait se réaligner des forces qui semblaient impossibles à conjuguer. C'est un travail de récurrence - à la fois concerté et organique - qui a permis la normalisation et la multiplication d'une tactique comme le Grey Bloc dans les manifestations d'été et d'automne. Dans la contingence du printemps et de l'été où, d'un côté, les relations de confiance et les savoirs tactiques s'échangeaient dans les camps et, de l'autre, où se multipliait les manifestations à potentiel de débordement, on a vu une gradation confrontationnelle qui faisait rupture avec les manifestations pacifiantes de l'automne 2023 et de l'hiver 2024. Cette séquence-là est intéressante dans ce qu'elle ouvre comme questions : c'est à se demander comment on aurait pu faire mieux et plus tôt dans le mouvement, à se demander si par exemple on aurait pas dû jouer un rôle dès le départ dans les grandes manifestations pour offrir une présence rejoignable pour ceux et celles qui se reconnaissaient dans la rage, la colère et l'envie de bricoler une réelle force de débordement. C'est aussi à se demander de quelle manière on aurait pu canaliser les forces en présence
au-delà de ce qui s'est passé. Dans l'optique de l'éventualité où on aurait pu réussir à rencontrer et à se lier avec plus de personnes, la question persiste à savoir où et comment on aurait pu emmener le débordement sans qu'il ne soit qu'une redite vouée à s'essoufler.
La séquence des camps et des manifs semble s'être épuisée vers la fin de l'été. Nous comprenons cet épuisement en tant qu'incapacité à se lier de manière suffisamment vaste aux étudiant-es, incapacité à déborder des campus, incapacité à créer des moments de rencontre qui ne soient pas des redites du milieu soi-disant révolutionnaire, incapacité à intervenir de façon satisfaisante dans les espaces politiques déjà déployés, incapacité à contaminer et à résonner en dehors d'un groupe assez restreint de personnes déjà convaincues. Cet épuisement nous apparaît aussi comme une réelle fatigue. On l'a dit, le quotidien des camps nécessitait un effort logistique et matériel constant, effort qui minait de l'intérieur les énergies à réfléchir et faire autre chose. Dans le cadre du mouvement propalestinien, cet épuisement avait quelque chose de tragique, mêlé à une impuissance insupportable. Devant ces conclusions, il nous faut inévitablement nous poser les questions suivantes : comment dépasser la stagnation dans les séquences politiques conflictuelles ? Comment éviter de s'isoler dans la radicalité tout en la conservant ? Comment être rejoignable ?
Si débordement il y a eu l'année dernière - et c'est bien ce que nous pensons - ce débordément a fini par s'écouler dans les tranchées d'un manque certain. Ce manque, nous pensons que c'est précisément celui de l'organisation. Une situation conflictuelle ou insurrectionnelle se concrétise dans une articulation entre plusieurs choses. Nous n'en nommerons que deux. D'une part une telle situation peut surgir comme d'elle-même au sens où le débordément donne l'impression qu'il n'est ni anticipé ni proprement organisé. C'est ce qui semble s'être produit avec le mouvement pro-palestinien à Montréal en tant que c'est une accumulation de petits événements (et sa résonance à l'international) qui poussera à l'émergence des camps et des manifs combatives. C'est aussi sous cette forme que surgissent des moments émeutiers comme celui du 31 mai 2020 à Montréal suite à la mort de George Floyd. C'est aussi, dans une certaine mesure, ce qu'il s'est passé avec Gilets Jaunes. Nous dirons de cette forme qu'elle est spontanée. De l'autre, il y a les mouvements qui sont organisés et stratégisés d'avance. Ici on peut penser évidemment à la grève étudiante de 2012 et à celle de 2015. Ces mouvements s'organisent à partir de structures organisationelles locales, régionales et nationales. L'ASSÉ (Association pour une solidarité syndicale étudiante) était l'élément structuré du mouvement étudiant combatif qui permettait l'élaboration de camps de formation, de campagnes de mobilisation, de couverture médiatique et d'organisation de manifestations relativement populeuses partout au Québec (surtout à Montréal). C'était à la fois un véhicule pour la mobilisation étudiante et quelque chose comme un front démocratique qui était rejoignable sur une base quasi permanente. Le succès relatif (dans le nombre et le caractère généralisé du conflit social) des mouvements de 2012 et 2015 ne sont évidemment pas dû au simple travail de l'ASSÉ et de ses différents comités. Plutôt,c'est le débordement de ces structures de manière autonome et massive qui permit de voir se dessiner des situations conflictuelles intéressantes. Il ne s'agit pas ici de regretter la mort de l'ASSÉ ou encore de souhaiter la construction de structures qui lui seraient absolument homologues, mais de voir ce que l'organisation sur une base formelle permet d'accomplir comme travail. Ce type de structure est évidemment insuffisant et bourré de limites, mais il permet tout de même d'élargir de manière sensible les potentialités de mobilisation. C'est aussi à partir de et à côté de ce type de structures que l'efficacité des groupes autonomes et des groupes affinitaires sont au sommet de leur efficacité. Ceci dit, ne soyons pas fantasques quant au caractère révolutionnaire de telles structures. Il n'y a de réellement révolutionnaire que ce qui abat le cour réel du quotidien sous le mode de production capitaliste.
Les mois qui viennent sont incertains : l'ombre d'un appauvrissement général, la montée du fascisme, la déchéance de l'économie des marchés globaux, de l'état d'exception continuel face à une gestion vampirique et sale de la question du logement, des mises à pied de masse, de l'inflation qui explose et les projets extractivistes qui se redoublent de partout. Les questions posées plus haut sont à prendre au sérieux pour espérer pouvoir être à la hauteur de la situation.
Si, coincé-es dans le ventre de la machine qui saigne à mort, il y a une politique révolutionnaire possible, elle doit nécessairement se poser sur le temps long. Il nous faut élaborer davantage d'infrastructures et des pratiques d'organisation qui nous permettent collectivement d'être rejoignables par d'autres.
Il y a ce qui surgit. Mais ce qui surgit happe. On l'a vu, l'insurrection a porté et portera le signe du signifiant le plus fort. Ne pas vouloir jouer le jeu de l'hégémonie - jeu qui est trahison de soi et des autres, inévitablement - c'est effectivement refuser de la revendiquer par et pour un programme. Il nous faut cependant y accrocher des usages, des éthiques, des formes. Y accrocher ces gestes, les incarner et ainsi changer son cours. Lorsque l'État ou le capital trébuche, il faut quelqu'un ou quelque chose pour le faire tomber. Nous ne pouvons pas compter sur un corps qui surgirait, spontané, et porterait un coup fatal. L'occasion est trop grosse et le risque est trop grand. Ce qu'il nous faut, c'est un corps qui serait à même d'élucider et de stratégiser cette chute. De la même manière, nous voulons un corps qui soit capable de construire rapidement, de lier, d'écrire, de partager, de diffuser et d'organiser. Nous ne faisons pas l'erreur de croire que c'est ce corps qui a créé ou qui créera expressément l'insurrection : la recette exacte pour celle-ci nous reste inconnue. Nous reconnaissons le rôle du corps révolutionnaire à créer du mouvement, mais pas à créer le mouvement. Le Groupe révolutionnaire Charlatan [1] l'a dit et nous partageons le constat : le rôle de la minorité c'est bien de forcer la prise de position.
Nous posons aussi qu'un corps révolutionnaire ne doit pas avoir pour objet une tendance politique historique. Nous avons vu dans les dernières années comment celles-ci ne nous permettent que très peu de nous comprendre, encore moins de nous donner les moyens de nos ambitions ou de tracer nos lignes de convergences et nos réelles lignes de fractures. Il n'y a rien de révolutionnaire dans le fait de revendiquer un anarchisme ou un communisme quelconque. Tout de révolutionnaire à travailler à le faire advenir.
D'un autre côté, à aucun moment il ne s'agit de nier ou de camoufler une radicalité. Seulement, la question révolutionnaire doit cesser d'être reléguée constamment en termes de binarités historiques. Ces binarités doivent être ramenées les deux pieds sur terre comme disait l'autre. Le réformiste ou le citoyen, à un moment donné, penche dans l'action insurrectionnelle : il est traversé par la situation. Nous sommes de ceux qui préfèrent réfléchir en termes de situations, de stratégies, d'éthiques et d'usages plutôt qu'en termes d'identité politique ou de principes moraux.
Aussi, le corps révolutionnaire ne doit pas avoir pour objet le sujet. La bande, le groupe, l'organisation : aucun n'est à l'image de ce que devrait être un corps révolutionnaire. Il ne doit pas y avoir la revendication ou quelconque processus de reconnaissance à faire partie du corps révolutionnaire, seulement la réalité matérielle/existentielle de participer à sa construction. Nous comprenons la nécessité historique de certains groupes et leur rôle clef dans l'échafaudage infrastructurel réel ; d'un autre côté nous comprenons aussi leur insuffisance dans la construction de positions révolutionnaires communes fortes.
Une position révolutionnaire consiste non en une force de proposition charismatique et publicisable, mais en l'élaboration d'une ouverture, d'une faille dans le quotidien qui soit réactualisable par d'autres et pour d'autres, donc autrement. Une position révolutionnaire doit pouvoir être rejoignable, mais être rejoignable ne doit pas être son sacrifice. On nous a dit que ce qui permet de résonner, d'entrer en résonance avec d'autres avait comme condition de possibilité d'être authentique dans le geste. Nous abondons en ce sens. On nous a dit que créer des relations en s'éloignant de l'affirmation identitaire de tendances politiques était inauthentique et malhonnête. Le mot de l'identité dirait donc la chose et la performerait du même coup. Se dire insurrectionnaliste c'est du même coup faire l'insurrection… Tout ça n'a aucun sens. Les pasteurs nous sermonnent parce qu'il faudrait qu'être 'anarchiste' ou 'révolutionnaire' soit le préfixe de notre existence politique. Nous dirons simplement ici que se dire révolutionnaire ou anarchiste n'a que très peu de sens en tant que tel, que c'est le geste et l'articulation du geste à la situation qui donne le sens et la force à ces termes. Nous rétorquons aussi qu'il y a de l'authenticité à vouloir être entendu et compris, et qu'il faut stratégiser les manières de l'être. Nous disons que tout le monde n'est pas à même de comprendre ce que tentent de signifier 50 personnes vêtues de noir isolées face à une armée de flics. Nous disons que ça, ça ne résonne pas, ou en tout cas ça ne se résonne pas souvent. Ou peut-être que ça résonne, comme crier dans une boîte vide, comme l'écho de sa propre voix. Et nous ne tenons pas spécialement à nous casser mutuellement les oreilles. Nous voulons cependant parler assez fort pour être entendus et compris. Nous ne voulons ni crier dans le vide ni chuchoter entre nous. Nous allons dans le sens de cette phrase qui dit nous ne pouvons pas forcer tout le monde à parler notre langue ; nous voulons devenir polyglottes.
On dira finalement qu'être rejoignable c'est toucher au coeur de ce qui est partageable dans la catastrophe sensible et intime du monde. Si la position révolutionnaire peut apparaître comme une sécession avec le quotidien de l'économie et de la politique (en tant qu'elle est sortie de la torpeur, de l'incapacité, de la confusion, de l'angoisse, en tant qu'elle cherche à élaborer des modes de vie néfaste au mode de production capitaliste), elle ne doit pas tenir à tout prix à se poser comme sécession face aux 'individus' du corps social.
Être à même de formuler des positions révolutionnaires ou insurrectionnelles communes qui soient rejoignables nécessite un certain niveau de formalisation. Ainsi, notre conclusion à dépasser l'opposition entre mouvement et organisation nous apparaît davantage comme une nécessité que comme un souhait. Elle nous apparaît comme seule façon de dépasser l'entre-nous du « milieu militant » et de tenter notre chance.
On l'a dit, donc : un des rôles du corps révolutionnaire, c'est d'élaborer des positions révolutionnaires. Mais le corps révolutionnaire doit également se méfier de sa propre corporéité.
Le corps révolutionnaire n'est pas la somme des identités qui le composent, contrairement à la bande ou au 'groupe'. Sa fonction historique ne doit pas être récupérable parce qu'elle doit consister à abattre le quotidien dans le mode de production capitaliste. Elle doit avoir la joie destructrice de la bande, mais sans sa grégarité, sans ses caractères, ses chefs et ses égos. Le corps révolutionnaire ne doit trouver son sens que dans ce qu'il réalise effectivement. Par peur de se nécroser ou de se cristalliser en groupuscules ou en groupes, il doit s'obséder à ces questions : analyses des lignes de forces et de faiblesses, suivre l'évolution de séquences conflictuelles, distribuer des tâches en vue d'une situation à venir, élaborer théoriquement et de manière critique ce qui est fait, faire des suivis stratégiques et tactiques des séquences passées, cartographier et élaborer les infrastructures dont nous avons besoin et l'entretien desdites infrastructures, intervenir politiquement en temps juste pour stopper le spectacle,etc. Le corps révolutionnaire doit fluctuer en intensité selon la densité du conflit social, mais il doit tout à la fois se prémunir contre l'urgence activiste et être une force tranquille dans le creux de la vague. Il doit se constituer comme l'interface de ceux et celles pour qui la révolution se fait dans le monde, à bras le corps, jusque dans le temps mort des séquences politiques. Le corps révolutionnaire ne doit pas revendiquer le corps social - en partie ou en totalité -, mais ses positions doivent chercher à l'ouvrir, l'expliciter, le polariser et à transformer les processus réels de production et de reproduction du quotidien et de son esthétique.Et donc le corps révolutionnaire ne nie pas les forces déjà présentes dans les milieux révolutionnaires, mais les dépasse. Il le dépasse parce qu'il se saisit de puissances qui existent en son sein, mais plutôt que de les revendiquer ou de les reproduire, il les articule stratégiquement et les ouvre sur l'extérieur.
Ce qui devrait apparaître essentiel dans les mois qui viennent, c'est de réussir à créer un espace relativement formalisé où les différentes forces organisantes du corps révolutionnaire à construire peuvent s'entendre sur un certain nombre de priorités réelles, se distribuer des tâches en vue de la construction et de la consolidation d'une situation conflictuelle à venir, identifier les manques infrastructurels et réfléchir à comment les combler. Apprendre de la dernière année, finalement, des bons coups et des échecs, et parce que l'époque l'exige, faire mieux.
-HN
21.04.2025 à 14:10
dev
Il y a les avions de chasse, les chars d'assaut, les drones et sous leurs bombes, les corps des civils congolais, ukrainiens, soudanais, russes ou palestiniens.
Il y a le réarmement de l'Europe, les subventions publiques et les profits des marchands d'armes. Il y a dans nos régions les usines de la mort qui fabriquent capteurs et micro-puces qu'on embarque dans des armes produites au nom de la sécurité globale. Celle qui écrase aussi bien les résistances populaires à l'autre bout de la planète que dans les rues de nos villes.
Mayday interroge le soit-disant retour de la guerre avec le CRAAM, Stopmicro, des trekkers, le Postillon, un enfant, le collectif guerre à la guerre et bien d'autres.
Toutes les émissions de Mayday s'écoutent le mercredi à 18h sur les ondes de radio canut et se réécoutent ici, sur le site de la radio ou sur les applis de podcast : https://audioblog.arteradio.com/blog/98875/mayday