LePartisan.info À propos Podcasts Fil web Écologie Blogs REVUES Médias
Souscrire à ce flux
Journal en ligne gratuit paraissant chaque lundi matin.

LUNDI SOIR LUNDI MATIN VIDÉOS AUDIOS

▸ les 10 dernières parutions

05.05.2025 à 09:42

Un préfet exemplaire, Maurice Papon

dev

Le procès Papon, histoire d'une ignominie ordinaire au service de l'Etat, par Jean-Jacques Gandini, préface de Johann Chapoutot, postface d'Arié Alimi [Bonnes feuilles]

- 5 mai / , , ,
Texte intégral (4463 mots)

En 1997, s'est déroulé devant la Cour d'Assises de Bordeaux le procès de Maurice Papon, inculpé de crime contre l'humanité pour sa participation active à l'organisation de convois qui ont envoyé à la mort, entre 1942 et 1944, 1600 personnes d'origine juive, dont 223 enfants. En tant qu'observateur de la Ligue des droits de l'homme, Jean-Jacques Gandini a suivi le procès tout au long des six mois qu'il dura. Du livre qu'il tire aujourd'hui de cette expérience, on peut retenir, entre bien d'autres, cet enseignement : Papon a vécu, et est certainement mort, en ayant gardé jusqu'au bout la conscience du devoir accompli.

Tout comme on peut présumer que près de 28 ans après le procès de Bordeaux, dans cette préfecture de Gironde dont Papon fut secrétaire général, l'actuel préfet a eu et a toujours le sentiment de ne faire que son devoir en signant une note à destination des « gestionnaires d'hébergements accueillant des demandeurs d'asile », dans laquelle il les incite à pousser au départ les déboutés de l'asile pour éviter qu'ils tentent les voies de recours légales qui leur seraient pourtant encore ouvertes. Tout comme le préfet de la Seine-Saint-Denis a-t-il eu le sentiment de ne faire que son devoir en émettant une note [1] créant un fichier spécifique pour les « étrangers en situation régulière placés en garde à vue », y compris quand la garde à vue n'aboutit à rien ou à un classement de l'affaire. On songe aussi à ces préfets qui, dans un passé récent, n'ont pas hésité à mobiliser des associations de chasseurs, que ce soit en Seine-et-Marne pour faire respecter le confinement, ou dans le Haut-Rhin , avec des « chasseurs vigilants », pour surveiller les campagnes et les forêts. Bien entendu, le racisme systémique de l'Etat français en 2025 ne saurait être mis sur le même plan que la politique pétainiste au service de l'œuvre génocidaire des nazis, tout comme ces démangeaisons de mobilisation d'hommes en arme ont des allures infiniment plus civilisées que celles des S.A. ais à chaque fois qu'on retombe sur la fameuse nécessité de « faire la différence », on retrouve aussi l'interrogation : « différence de degré ou de nature ? »

Ce que la bonne conscience paponesque devrait nous aider à interroger, c'est le rapport entre les dynamiques institutionnelles et les mécanismes psychologiques et sociaux qui font glisser dans l'ignominie avec le sentiment du devoir accompli. Comprendre pour combattre, bien sûr. Mais combattre comment ? Incitation à la dissimulation de protections légales, création d'un fichier illégal ou de milices citoyennes au statut légalement discutable… cela pose la question : devrait-on recourir à la Loi pour décider si ces hauts fonctionnaires n'ont fait que la servir ? Le procès serait-il la bonne voie ?

C'est ici que l'histoire judiciaire du procès Papon peut fournir quelques indications utiles.
SQ

Extrait de la préface de Johann Chapoutot :

« Aux historiens, le procès Papon laissa un goût de bâclé. Le défilé des témoins de moralité de l'accusé, tous anciens résistants, gaullistes aux états de service impeccables, le talent de l'avocat de Papon, Me Varaut, les enfantillages navrants du fils Klarsfeld, entré dans le prétoire et les mémoires en patins à roulettes, aboutirent à un verdict mitigé, peu lisible et peu compréhensible – dix ans de réclusion criminelle. Henry Rousso le jugea très sévèrement : « En somme, il nous a parlé du présent, pas de l'histoire », (…) Ce procès parle bien du présent en ce qu'il illustre parfaitement le propos ­qu'Hannah Arendt, en se trompant toutefois d'objet [2], avait développé à propos d'Adolf Eichmann. Si le SS-Obersturmbannführer, chef de service au RSHA, était un nazi convaincu et un antisémite rabique, nullement, donc, ce médiocre soumis dont il joua admirablement le rôle pour sauver sa peau, Papon, quant à lui, incarne cette insuffisance (d'empathie, d'intelligence, de courage…), cette criminalité par défaut, et non par excès, dont Arendt, avec Günther Anders, Hans Jonas ou Heidegger, mais aussi Adorno et Jaspers, font l'essence du mal contemporain : ce n'est ni par obsession antisémite (non, certes, qu'il aimât démesurément les Juifs et les étrangers), ni par dilection éperdue pour le Reich que Papon fut un criminel, mais parce qu'il fallait bien déférer à l'ordre du jour, aux impératifs de la carrière et aux arcanes toujours mystérieux, parfois terribles, d'une raison d'État nébuleuse. »

[Henry Rousso, grand historien de la période, refusa de venir témoigner à ce procès, et Chapoutot expose les raisons de ce refus :]

« Plus fondamentalement, il est ici question de juridiction : celle du savant, ou du scientifique, est celle de la raison, non du Code pénal, de ses catégories frustes et de sa psychologie sommaire. La justice n'est qu'une institution sociale comme une autre, l'historien l'étudie comme objet, compulse volontiers ses archives, mais n'a pas à se plier à la fiction de sa mise en scène et de ses jeux de rôle, d'autant moins si le débat est mal pensé et peu problématisé. (…) La même observation, et la même conclusion, vaut au fond pour les plateaux de télévision où il n'est pas rare, finalement, de croiser les mêmes – sophistes rompus aux effets de manche, bateleurs superficiels sans culture, narcisses sans consistance –, à telle enseigne que les propos de Rousso sur le prétoire sont peut-être bien l'équivalent de ce que Bourdieu disait à peu près au même moment sur les médias. »

Quant à nous, vulgus pecus jetés dans l'arène d'une histoire contemporaine recrue d'horreur, nous qui n'avons ni la prétention à la scientificité des universitaires, ni celle de la légitimité juridique, nous pouvons utiliser les contradictions entre ces deux pouvoirs, celui du Savoir et celui de l'Etat et, en nous appuyant sur nos propres expériences de combat sur le terrain, déconstruire le second en utilisant le premier sans s'illusionner sur ses propres limites. La confrontation à l'ignominie d'aujourd'hui, quelle que soit son échelle, sera toujours l'un des meilleurs outils pour saisir l'ignominie d'hier. Le vrai trou noir de l'histoire contemporaine, le massacre à grande échelle en cours depuis deux ans et demi à Gaza avec la complicité non pas d'un secrétaire de préfecture et de son Etat croupion, mais de la majorité des gouvernants et des Etats d'Occident, est là pour le rappeler : il n'y aurait pas de crime contre l'humanité s'il n'y avait pas de préfets ou de généraux pour les mettre en œuvre.

Extrait du chapitre « Devoir de désobéissance contre raison d'Etat »

Hannah Arendt a lumineusement démonté ces arguments de l'« obéissance » et du « moindre mal » :

La technique qui consiste à faire accepter des maux moindres sert de manière délibérée à préparer par un conditionnement les hauts responsables de l'État ainsi que l'ensemble de la population à accepter le mal en tant que tel. Nous ne citerons qu'un seul exemple parmi d'autres : l'extermination des Juifs a été précédée d'une série graduée de mesures antijuives dont chacune a été acceptée parce que le refus de coopérer n'eût fait qu'aggraver les choses jusqu'à ce qu'on soit parvenu à un stade où rien qui fût plus grave encore ne risquait plus d'arriver [3]. 

Quant à l'obéissance, « seul un enfant obéit. Si un adulte “obéit”, il cautionne en fait l'instance, l'autorité ou la loi qui réclament “obéissance”, car sans ce soutien, sans cette obéissance, l'instance en question serait totalement démunie… Par conséquent, la question posée à ceux qui ont participé et obéi à des ordres ne devrait en aucun cas être : “Pourquoi avez-vous obéi ?”, mais bien plutôt : “Pourquoi avez-vous donné votre caution ?” ». Obéir c'est donc soutenir, et face à un régime d'exclusion, démissionner c'est résister [4].

Oui, quelles que soient les circonstances, tout individu doit conserver sa capacité de choix de dire non. Conformisme et servilité anéantissent la conscience. L'obéissance passive du fonctionnaire n'est pas de mise lorsque « l'ordre donné est manifestement illégal » selon les propres termes du statut des fonctionnaires, et doit céder le pas au « devoir d'alerte [5] » : le fonctionnaire n'est pas fait pour avoir l'encéphalogramme plat, pour être un simple porteur de serviette ou un domestique. L'éthique de conviction doit primer sur l'éthique de fonctionnement.

On n'est jamais obligé de prêter la main à des crimes en servant de près quelque pouvoir que ce soit, de nier par son soutien actif ou passif des convictions fondamentales. Dans la fonction publique, on peut toujours se mettre à l'abri des compromissions au prix de quelque courage, à l'appui d'un plus clair discernement. Or, nombre de nos contemporains ne l'ont pas fait faute d'avoir identifié en temps utile, selon des critères préalablement adoptés, le seuil de l'acte déshonorant […] Nul n'était obligé à quelque rang que ce fût d'aller à l'encontre de sa conscience [6]. 

L'article 8 du statut du Tribunal militaire international de Nuremberg l'a également précisé : « Le fait que l'accusé ait agi conformément aux instructions de son gouvernement ou d'un supérieur hiérarchique ne le décharge pas de sa responsabilité. » La condamnation de Maurice Papon signe la fin de l'immunité pour cette élite techno-bureaucratique – dont il est une figure de proue – qui se pensait investie d'une mission, « agir au nom de l'État », lui assurant par là même la jouissance du privilège régalien de l'irresponsabilité. Entre 1940 et 1944 [7], le devoir de désobéissance devait primer sur la raison d'État.

Mais, au-delà de Papon, c'est vous, c'est moi, qui devons nous sentir interpellés, comme le rappelle Robert Paxton en conclusion de La France de Vichy :

Lorsqu'il a fallu choisir entre deux solutions, faire son travail, donc courir des risques moraux et abstraits, ou pratiquer la désobéissance civile, donc s'exposer à des dangers physiques immédiats, la plupart des Français ont poursuivi leur travail. L'auteur et les lecteurs de cet ouvrage, hélas, auraient peut-être été tentés d'en faire autant [8].

Il faut le dire et le redire avec force :

Aucun régime totalitaire ne peut venir et se maintenir au pouvoir sans une multitude de petites lâchetés, compromissions, ralliements, reniements, renoncements ou actes d'obéissance d'hommes et de femmes, comme vous et moi, du plus petit citoyen au plus haut fonctionnaire. Non, ce n'est pas parce qu'il y a eu Hitler ou Pétain que nous avons eu des hommes comme Papon, mais parce qu'il y a eu des milliers d'hommes comme Papon que nous avons eu Hitler et Pétain [9].

[Jean-Jacques Gandini ne pouvait pas ne pas évoquer l'autre grand crime de Papon : son pilotage du massacre d'Algériens par la police française le 17 octobre 1961. A cette occasion, il revient sur le long combat que menèrent deux « historiens militants », c'est-à-dire non consacrés par l'Université mais tout à fait pourvus des qualités de rigueur et de solidité des sources nécessaires : Maurice Rajfus et Jean-Luc Einaudi. Papon ayant intenté un procès en diffamation à ce dernier, deux archivistes, sans tenir compte des consignes officielles de réserve, vinrent témoigner du sérieux des recherches d'Einaudi. Jean-Jacques Gandini rappelle le cas de ces « petits » fonctionnaires, Brigitte Lainé et Philippe Grand, qui osèrent remettre en cause l'obéissance aveugle au règlement.]

Extrait du chapitre « L'autre face de Papon, 17 octobre 1961 : la Nuit de cristal de la police parisienne. »

Brigitte Lainé, l'anti-Papon

Les témoignages en justice de Brigitte Lainé et de Philippe Grand ont mis littéralement hors de lui François Gasnault, le directeur des archives de Paris, qui se présente comme un homme de gauche. Sur la base de deux simples « notes de service », ils sont suspendus de toutes leurs attributions et délégations, parqués dans des bureaux dépouillés de tout équipement, n'ont même pas droit à une adresse électronique professionnelle… Tout contact avec le public leur est interdit. Bref, ils se sentent « mis au rebut comme un paquet de linge sale ». Ils sont ignorés, car « ils ont touché à un tabou majeur d'une profession censée sacrifier toute conscience morale et civique à la raison d'État [10] ».

En effet, au-delà de leur directeur, ils sont mis au ban de toute la profession au nom de l'obligation de réserve et du respect du secret professionnel auquel ils opposent la déontologie archivistique : ils auraient commis une faute s'ils n'étaient pas intervenus. Le soutien va venir du côté de la société civile avec une pétition demandant justice pour les deux archivistes, lancée par François Nadiras, militant de la Ligue des droits de l'homme (LDH) – animateur de la section et du site Internet de la LDH-Toulon, particulièrement actif sur les questions de mémoire coloniale [11] –, mais l'engagement de la LDH au niveau national restera des plus discrets. Pour l'historien Fabrice Riceputi, cela s'explique du fait du « légalisme républicain » de l'organisation et de la position de sa présidente d'honneur, l'historienne Madeleine Rebérioux, pour qui « la préservation de la vie privée des personnes était une priorité absolue et l'accès aux archives aux non-historiens un danger ».

La pétition […] eut un succès relatif : en quelques mois, elle recueillit près de 1 300 signatures, dont bien peu de personnalités de premier plan […] Chez les intellectuels, aucun très “grand nom” […] Les archivistes et historiennes étrangeres furent dix fois plus nombreuxses à le faire que leurs homologues françaises [12].

Le maire RPR Jean Tiberi ayant laissé la place en 2001 au socialiste Bertrand Delanoë, ils eurent une lueur d'espoir aussitôt éteinte, car ce dernier « ne leva pas le petit doigt pour faire cesser les sanctions déguisées » et ira même jusqu'à déclarer un jour, selon Philippe Grand : « Ces deux-là, je ne veux plus en entendre parler [13] ».

Comme finalement aucune faute professionnelle n'avait pu être retenue contre eux, ils demandèrent le rétablissement de toutes leurs attributions. En vain. Philippe Grand partit à la retraite en juillet 2004, et ce n'est qu'en septembre 2005 que Brigitte Lainé fut de nouveau autorisée à publier des travaux : 6 ans de placard ! Le 14 juillet 2015, seize ans après le début de cette affaire, elle est faite chevalier de la Légion d'honneur pour avoir « servi » – sans autre précision – 42 ans aux archives, et décédera le 2 novembre 2018. « Ce sont les élèves conservateurs du patrimoine qui sauvèrent l'honneur en baptisant “Brigitte Lainé” leur promotion 2020-2021, expliquant ainsi leur choix : “Le parcours de Brigitte Lainé nous éclaire. Il propose un modèle inspirant de conscience professionnelle pour les jeunes conservateurs et conservatrices du patrimoine que nous sommes. Nous croyons aux valeurs défendues par Brigitte Lainé et souhaitons que l'acte symbolique de lui donner le nom de notre promotion continuera à porter sa mémoire tout au long de notre carrière au service du patrimoine et des citoyens à qui il appartient” [14] ».

Au service du citoyen, et non du Pouvoir comme Papon ; tout est dit.

La reconnaissance encore inachevée du 17 octobre 1961 comme « crime d'État »

Commandé par Élisabeth Guigou, garde des Sceaux, le 3 juin 1998, le Rapport Géronimi est remis au Premier ministre Lionel Jospin le 5 mai 1999 par Jean Géronimi, avocat général près la Cour de cassation, mais ne sera rendu public qu'en août. S'appuyant sur les documents judiciaires contenus dans les archives départementales de la région parisienne ainsi que sur les pièces de l'administration centrale du ministère de la Justice conservées aux archives nationales, il estime que « l'on peut évaluer à 48 le nombre de personnes tuées dans la nuit du 17 au 18 octobre », tout en soulignant les limites de son étude.

Ce même 5 mai, un communiqué des services du Premier ministre « décide de favoriser l'accès aux archives publiques ayant trait à cet événement en conformité avec les règles établies par la loi du 3 janvier 1979, la plupart de ces archives étant soumises à des délais d'accès supérieurs à trente ans. Le Premier ministre a demandé aux ministres responsables de ces archives d'accorder largement des dérogations individuelles permettant aux personnes effectuant des recherches d'y accéder. La demande de dérogation sera instruite dans un délai inférieur à trois mois. » Le lien ne peut pas ne pas être fait avec le procès Papon-Einaudi, et ce dernier va ainsi pouvoir poursuivre son travail de pionnier défricheur. On ne saura probablement jamais le nombre exact de morts cette nuit du 17 octobre, mais la communauté des historiens et des chercheurs, français et étrangers, s'accorde désormais à reconnaître la fiabilité des chiffres avancés par Jean-Luc Einaudi.

Dans les années 2000, plusieurs travaux d'historiens ayant notamment eu accès aux archives judiciaires et policières souligneront que cette période fut, pour les Algériens de France, celle d'une véritable « terreur d'État, coloniale et raciste ». Jim House et Neil MacMaster [15], dont c'est l'apport majeur dans l'historiographie du 17 octobre, ont montré que cette dernière commença à s'exercer bien avant le 17 octobre et que celui-ci ne fut pas un épisode isolé de violence incontrôlée, mais le pic le plus spectaculaire d'une répression sans limites érigée en système [16].

(…)
Ce que nous attendons aujourd'hui, c'est que soit reconnu explicitement que c'est un véritable pogrom qui s'est déroulé le 17 octobre 1961. Un crime d'État, qu'on peut aussi qualifier de crime contre l'humanité. Nous attendons également qu'il soit rappelé qu'au-dessus de Papon il y avait un ministre de l'Intérieur, Roger Frey, au-dessus de ce dernier un Premier ministre, Michel Debré, et au sommet le président de la République, Charles de Gaulle, qui devra en rendre compte devant le tribunal de l'Histoire.

Sera-ce le cas le 17 octobre 2025 ?


[1] Cf. Les Jours : « Cela pose de nombreuses questions : fichage illégal, présomption d'innocence foulée au pied, atteinte au secret judiciaire, fragilisation des titres de séjours… »

[2] . Bettina Stangneth, Eichmann vor Jerusalem. Das unbehelligte Leben eines Massenmörders, Arche, 2011.

[3] . Voir Hannah Arendt, « Responsabilité personnelle et régime dictatorial » in Penser l'événement, Belin, 1989, p. 93-105.

[4] .  C'est justement ce qu'a fait en juin 1940 celui que Papon prétend être son modèle : le général de Gaulle.

[5] .  Comme l'a qualifié le conseiller d'État Christian Vigouroux en application de la théorie dite des « baïonnettes intelligentes » (La Gazette du 16 décembre 1996, p. 6-10).

[6] .  François Bloch-Lainé, Claude Gruson, Hauts fonctionnaires sous l'Occupation, Odile Jacob, 1996.

[7] .  Aujourd'hui aussi : lorsqu'un parti politique prône et pratique ouvertement, là où il est au pouvoir, la discrimination envers une partie de la population, « pour ce qu'elle est », il est du devoir des fonctionnaires de se refuser à obéir à des directives légitimant cette discrimination.

[8] . Robert Paxton, La France de Vichy, Seuil, 1999.

[9] .  Jacques Fénimore, Le Passant ordinaire, octobre 1997.

[10] . Fabrice Riceputi (2021), Ici on noya les Algériens. La bataille de Jean-Luc Einaudi pour la reconnaissance du massacre policier et raciste du 17 octobre 1961, le passager clandestin, 2024, p. 228.

[11] . Ce site a survécu au décès de François en 2017, sous l'intitulé histoirecoloniale.net hébergé par la LDH.

[12] . Ibid., p. 241.

[13] . Ibid., p. 242.

[14] . Ibid., p. 246-247.

[15] . Jim House, Neil MacMaster (2006), Paris 1961. Les Algériens, la terreur d'État et la mémoire, Gallimard, 2021.

[16] . Fabrice Riceputi, Ici on noya les Algériens, op. cit., p. 123.

05.05.2025 à 09:42

Nos yeux explosés

dev

Images envers et contre tout Nicolas Klotz

- 5 mai / , , ,
Texte intégral (1663 mots)

Au solstice d'hiver
Les années que nous avions l'habitude de saluer
Ne passent plus
Elles s'accumulent, lourdement, chargées
Des méga-tonnes de bombes
Qui anéantissent les vies de milliers et
Milliers et milliers et milliers et…
De femmes, d'hommes, d'enfants, palestinienn.es
Massacré.es à Gaza.

Sous nos yeux.

L'humanité regarde
Elle voit tout
Sur nos écrans HD
Téléphones, ordinateurs
Réseaux sociaux, boucles WhatsApp
Elle voit tout, elle sait.

Grâce aux images
Filmées et diffusées
En direct, si directement
Si courageusement
Par les habitant.es de Gaza
Au risque de leurs vies
NOUS SOMMES LÀ POUR TOUJOURS
Résistance, résistance, résistance.

Les cœurs éclatés
Les enfants orphelins
Les jeunes gens arrachés à leurs avenirs
À leurs descendances
Les femmes réduites en cendres
Les familles démembrées
Les journalistes massacré.es
Les soignants, médecins, sauveteurs, assassiné.es
Résistance, résistance, résistance.

Bâches plastique en lambeaux
Recouvrant à peine
Les corps décapités
Les visages massacrés
Les cerveaux explosés des enfants
Anéantis dans leur sommeil
Hôpitaux carcasses fumantes
Les blessé.es opéré.es à même le sol
Combien gisent encore sous les
Tombeaux d'immeubles déchiquetés ?
Bombe après bombe après…
Résistance, résistance, résistance.

Mourir sous les bombes
AméricainesEuropéennesIsraéliennes
Par le tir d'un drone quadricoptère
Un logiciel de ciblage IA
Mourir de ses blessures
De faim
De froid
Par manque d'eau
Manque de médicaments
Par désespoir
Tout cela à la fois
Résistance, résistance, résistance.

Et nous, ici
Qui finassons
A L'INFINI sur les mots
Pour surtout ne rien dire
Rien écrire
Rien filmer
Rien hurler
Le devenir indifférent européen
En ces temps sur-infectés
Où un président US fétide interdit
L'usage de centaines de mots
Sans risquer d'être destitué
Où la Puissance brute et la Force de Mort
Excèdent le droit international
Saccagé par la Guerre de la Genèse
De Benjamin Netanyahu
Les milliardaires évangélistes antisémites US
Aux bras de Bardella Marechal Le Pen à Jérusalem
Remakes Bibliques
Propriété intellectuelle
De l'Extrême Droite israélienne
Qui ne recule devant rien
Pour mettre à mort la Palestine et Israël
Les descendants du peuple de la Terre Sainte
Et la splendeur révolue de la diaspora juive européenne.

VISAGE PALESTINIEN
CŒUR ARABE
Écrivait Jean-Luc Godard
Du temps où le cinéma
Tentait de retrouver son âme
Pour n'avoir pas filmé les chambres à gaz
Avec cette question au cœur
De son œuvre de plus de 150 films :
Comment filmer après Auschwitz ?

Nous, qui perdons les mots
À force de ne plus nommer le réel
Qui perdons les images
À force de les noyer dans leurs financements
Qui avons renoncé à croire à ce que nous voyons
Qui avons déserté l'Europe de la résistance
Qu'est-ce que notre misérable silence
Est en train de détruire ?

Des billets de 20 New Shekels
Et des cartes SIM
Tombent du ciel
Au-dessus du camp de réfugiés Alchati
Avec un numéro de téléphone :
Si vous voulez collaborer avec nous…
Clic 1 rester à Gaza et mourir tout de suite
Clic 2 accepter la déportation et mourir lentement.

Gaza, La Zone d'Intérêt
Riviera antisémite pour milliardaires américains
La bande de Gaza et ses habitant.es
Terre Sainte Déluge Métal Brûlant.

Si c'est un homme écrivait Primo Levi en 1947
La suite s'écrit 75 ans plus tard
Dans les cendres, le sang, les corps déchiquetés
De l'enfer de Gaza.

Qui mettra fin
A la Guerre de la Genèse
De Benjamin Netanyahu
Fleuve cauchemardesque de pétrole, de gaz, de cadavres
Sommes-nous encore loin d'un nouveau flash atomique ?

Nos yeux ont explosé à Gaza
Comme à Auschwitz, Hiroshima, Nagasaki
Le fantôme d'Yitzhak Rabin assassiné
Plane au-dessus des ruines calcinées
Avec Yasser Arafat et Mahmoud Darwich
Comme un mauvais sort
Lancé au visage de Benjamin Netanyahu :
Même si vous massacrez jusqu'au dernier des Palestiniens
Jamais vous ne ferez la paix avec les morts
Et ils vous hanteront
Jusqu'à ce que votre haine ait tout décimée
Autour de vous.

À combien de tonnes de bombes
Peut résister une famille ?
Un peuple ?
A partir de combien de morts
Le camp des « vainqueurs »
Explose lui aussi ?

Les images filmées et diffusée par les habitant.es de Gaza, ont en réalité, déjà vaincu Benjamin Netanyahu. Depuis le premier jour. Malgré le black-out médiatique militarisé imposé par le gouvernement d'extrême droite israélien, ces images héroïques documentent très précisément ce qu'est la destruction quasi-atomique du monde vivant dans la bande de Gaza, par cette armée massivement sur-armée, qui se vante d'être la plus « morale » du monde.

En 1945, les premières images des camps de concentration ont été filmées par l'armée US à leur libération. Une fois le cauchemar terminé.

À Gaza, nous assistons aux massacres en direct. Tout est superposé dans un même temps hyper-accéléré. Les images filmées, les éléments de langage, la censure, les intimidations, les manipulations, l'accusation lancée contre Israël par l'Afrique du Sud pour risque génocidaire, les prises de parole des juristes internationaux, les condamnations de la Cour Internationale de Justice, le travail des historiens, le déni, la négation, la propagande, les statistiques, la destruction / renouvellement des chefs religieux et militaires du Hamas, les déclarations du gouvernement Netanyahu ; la libération, le retour et la mort des otages israéliens sous les bombes israéliennes ; la libération des prisonniers otages palestiniens ; les descentes armées des colons fascistes de la Cisjordanie, les démissions, la désertion des soldats israéliens, les menaces de l'Iran, l'impossible négociation pour imposer la paix, l'élargissement des bombardements au Liban… Tout est vu, entendu, diffusé, en temps réel. Un réel massivement défiguré par le récit messianique-biblique-SF des « vainqueurs », ivres du cauchemar sanglant de Benjamin Netanyahu.

Mais les images sont là et les survivants continueront à filmer, à raconter. Avec les poètes, les écrivains, les juristes internationaux, les historiens, les chercheurs, les journalistes, les cinéastes - palestiniens, israéliens, libanais.

Combien de générations, des deux côtés, auront été sacrifiées au nom d'une guerre coloniale longue de plusieurs centaines d'années qui aurait pu ne jamais exister ?

Les Palestiniens épuisés par la destruction de leur pays et de leur peuple ; les Israéliens pris en otage par ce que leur pays, à peine né, est devenu en 70 ans.

Ne nous racontons pas d'histoires. Tout ce malheur, les millions de morts 1939-2025, victimes juives / victimes palestiniennes, ces continents d'illusions perdues, cette haine à l'état d'antiquité entretenue par les milliardaires antisémites, antimusulmans, du colonialisme génocidaire du fascisme « démocratique » des grandes puissances ; appartiennent aux vastes stocks du carburant fossile de l'impérialisme zombie, qui se partage aujourd'hui plus de 12 000 armes nucléaires et tente de survivre à sa propre démence nécro-techno-politique.

Saurons-nous en sortir collectivement, sans flash atomique ?

Nicolas Klotz

05.05.2025 à 09:33

Le « problème musulman » en France

dev

Une histoire de l'islamophobie un lundisoir avec Hamza Esmili

- 5 mai / , , , ,
Texte intégral (4307 mots)

Autrefois cantonné aux cercles les plus assumés de l'extrême droite, le « problème musulman » a doucement mais sûrement conquis l'espace politique et médiatique. D'une partie de la gauche qui veut sauver une « république » en péril au ministre de l'Intérieur qui proclame « vive le sport, à bas le voile » la question de l'islamophobie est devenue un marqueur plus déterminant que jamais en France. Si certains assument cette peur des musulmans pendant que d'autres s'indignent des discriminations qu'elle engendre, personne ne s'interroge sur la manière dont s'est construit ce « problème musulman ». C'est ce à quoi s'attèle Hamza Esmili [1], socio-anthropologue, dans La cité des musulmans, une piété indésirable (Amsterdam). Le chercheur retrace la genèse et les différentes évolutions de l'islamophobie en France, de sa variante libérale de gauche à son déploiement conservateur actuel et ouvre la question en creux de ce « problème musulman » : comment l'histoire coloniale, la désindustrialisation et l'espace ségrégé de la cité, ont produit un phénomène de réaffiliation et de regain de piété qui vient mettre en crise le rapport dominant à la communauté, à l'État et à la société globalisée. Soit « une collision historique bien réelle,
une épreuve de modernité ».

À voir lundi 5 mai à partir de 20h :

00:00 Intro
2:58 1982, les ayatollahs infiltrent les grèves ouvrières
6:13 1989, trois lycéennes voilées à Creil, le Munich de l'éducation
9:23 Le « problème musulman », collision historique et épreuve de la modernité
11:23 De l'islamophobie libérale de gauche à l'islamophobie conservatrice
15:25 La question en creux du « problème musulman » : la non-assimilation
18:09 La différence entre l'islamophobie et le racisme anti-maghrébin
20:47 De la génération perdue des enfants d'immigrés à la réaffiliation pieuse
24:20 Désindustrialisation et multiplication des mosquées
28:06 Une forme singulière de collectifs d'individus 'un à un' pieux
33:06 L'influence méconnue de la prédication des « frères de l'effort » sur l'islam de France
37:09 L'attentat géopolitique et l'attentat antisémite : distinguer politiquement les phénomènes de violence
43:52 Islamophobie des gouvernants : calcul politique cynique ou déréliction morale sincère
44:43 Le « problème musulman » permet-il de produire « du français » ?
47:56 Pourquoi l'extrême droite ne rêve pas (même au Puy du fou)

Version podcast

Pour vous y abonner, des liens vers tout un tas de plateformes plus ou moins crapuleuses (Apple Podcast, Amazon, Deezer, Spotify, Google podcast, etc.) sont accessibles par ici.


Vous aimez ou au moins lisez lundimatin et vous souhaitez pouvoir continuer ? Ca tombe bien, pour fêter nos dix années d'existence, nous lançons une grande campagne de financement. Pour nous aider et nous encourager, C'est par ici.


Voir les lundisoir précédents :

Perspectives terrestres, Scénario pour une émancipation écologiste - Alessandro Pignocchi

Gripper la machine, réparer le monde - Gabriel Hagaï

La guerre globale contre les peuples - Mathieu Rigouste

Documenter le repli islamophobe en France - Joseph Paris

Les lois et les nombres, une archéologie de la domination - Fabien Graziani

Faut-il croire à l'IA ? - Mathieu Corteel

Banditisme, sabotages et théorie révolutionnaire - Alèssi Dell'Umbria

Universités : une cocotte-minute prête à exploser ? - Bruno Andreotti, Romain Huët et l'Union Pirate

Un film, l'exil, la palestine - Un vendredisoir autour de Vers un pays inconnu de Mahdi Fleifel

Barbares nihilistes ou révolutionnaires de canapé - Chuglu ou l'art du Zbeul

Livraisons à domicile et plateformisation du travail - Stéphane Le Lay

Le droit est-il toujours bourgeois ? - Les juristes anarchistes

Cuisine et révolutions - Darna une maison des peuples et de l'exil

Faut-il voler les vieux pour vivre heureux ? - Robert Guédiguian

La constitution : histoire d'un fétiche social - Lauréline Fontaine

Le capitalisme, c'est la guerre - Nils Andersson

Lundi Bon Sang de Bonsoir Cinéma - Épisode 2 : Frédéric Neyrat

Pour un spatio-féminisme - Nephtys Zwer

Chine/États-Unis, le capitalisme contre la mondialisation - Benjamin Bürbaumer

Avec les mineurs isolés qui occupent la Gaîté lyrique

La division politique - Bernard Aspe

Syrie : la chute du régime, enfin ! Dialogue avec des (ex)exilés syriens

Mayotte ou l'impossibilité d'une île - Rémi Cramayol

Producteurs et parasites, un fascisme est déjà là - Michel Feher

Clausewitz et la guerre populaire - T. Drebent

Faut-il boyotter les livres Bolloré - Un lundisoir avec des libraires

Contre-anthropologie du monde blanc - Jean-Christophe Goddard

10 questions sur l'élection de Trump - Eugénie Mérieau, Michalis Lianos & Pablo Stefanoni

Chlordécone : Défaire l'habiter colonial, s'aimer la terre - Malcom Ferdinand

Ukraine, guerre des classes et classes en guerre - Daria Saburova

Enrique Dussel, métaphysicien de la libération - Emmanuel Lévine

Combattre la technopolice à l'ère de l'IA avec Felix Tréguer, Thomas Jusquiame & Noémie Levain (La Quadrature du Net)

Des kibboutz en Bavière avec Tsedek

Le macronisme est-il une perversion narcissique - Marc Joly

Science-fiction, politique et utopies avec Vincent Gerber

Combattantes, quand les femmes font la guerre - Camillle Boutron

Communisme et consolation - Jacques Rancière

Tabou de l'inceste et Petit Chaperon rouge - Lucile Novat

L'école contre l'enfance - Bertrand Ogilvie

Une histoire politique de l'homophobie - Mickaël Tempête

Continuum espace-temps : Le colonialisme à l'épreuve de la physique - Léopold Lambert

Que peut le cinéma au XXIe siècle - Nicolas Klotz, Marie José Mondzain & Saad Chakali
lundi bonsoir cinéma #0

« Les gardes-côtes de l'ordre racial » u le racisme ordinaire des électeurs du RN - Félicien Faury

Armer l'antifascisme, retour sur l'Espagne Révolutionnaire - Pierre Salmon

Les extraterrestres sont-ils communistes ? Wu Ming 2

De quoi l'antisémitisme n'est-il pas le nom ? Avec Ludivine Bantigny et Tsedek (Adam Mitelberg)

De la démocratie en dictature - Eugénie Mérieau

Inde : cent ans de solitude libérale fasciste - Alpa Shah
(Activez les sous-titre en français)

50 nuances de fafs, enquête sur la jeunesse identitaire avec Marylou Magal & Nicolas Massol

Tétralemme révolutionnaire et tentation fasciste avec Michalis Lianos

Fascisme et bloc bourgeois avec Stefano Palombarini

Fissurer l'empire du béton avec Nelo Magalhães

La révolte est-elle un archaïsme ? avec Frédéric Rambeau

Le bizarre et l'omineux, Un lundisoir autour de Mark Fisher

Démanteler la catastrophe : tactiques et stratégies avec les Soulèvements de la terre

Crimes, extraterrestres et écritures fauves en liberté - Phœbe Hadjimarkos Clarke

Pétaouchnock(s) : Un atlas infini des fins du monde avec Riccardo Ciavolella

Le manifeste afro-décolonial avec Norman Ajari

Faire transer l'occident avec Jean-Louis Tornatore

Dissolutions, séparatisme et notes blanches avec Pierre Douillard-Lefèvre

De ce que l'on nous vole avec Catherine Malabou

La littérature working class d'Alberto Prunetti

Illuminatis et gnostiques contre l'Empire Bolloréen avec Pacôme Thiellement

La guerre en tête, sur le front de la Syrie à l'Ukraine avec Romain Huët

Feu sur le Printemps des poètes ! (oublier Tesson) avec Charles Pennequin, Camille Escudero, Marc Perrin, Carmen Diez Salvatierra, Laurent Cauwet & Amandine André

Abrégé de littérature-molotov avec Mačko Dràgàn

Le hold-up de la FNSEA sur le mouvement agricole

De nazisme zombie avec Johann Chapoutot

Comment les agriculteurs et étudiants Sri Lankais ont renversé le pouvoir en 2022

Le retour du monde magique avec la sociologue Fanny Charrasse

Nathalie Quintane & Leslie Kaplan contre la littérature politique

Contre histoire de d'internet du XVe siècle à nos jours avec Félix Tréguer

L'hypothèse écofasciste avec Pierre Madelin

oXni - « On fera de nous des nuées... » lundisoir live

Selim Derkaoui : Boxe et lutte des classes

Josep Rafanell i Orra : Commentaires (cosmo) anarchistes

Ludivine Bantigny, Eugenia Palieraki, Boris Gobille et Laurent Jeanpierre : Une histoire globale des révolutions

Ghislain Casas : Les anges de la réalité, de la dépolitisation du monde

Silvia Lippi et Patrice Maniglier : Tout le monde peut-il être soeur ? Pour une psychanalyse féministe

Pablo Stefanoni et Marc Saint-Upéry : La rébellion est-elle passée à droite ?

Olivier Lefebvre : Sortir les ingénieurs de leur cage

Du milieu antifa biélorusse au conflit russo-ukrainien

Yves Pagès : Une histoire illustrée du tapis roulant

Alexander Bikbov et Jean-Marc Royer : Radiographie de l'État russe

Un lundisoir à Kharkiv et Kramatorsk, clarifications stratégiques et perspectives politiques

Sur le front de Bakhmout avec des partisans biélorusses, un lundisoir dans le Donbass

Mohamed Amer Meziane : Vers une anthropologie Métaphysique->https://lundi.am/Vers-une-anthropologie-Metaphysique]

Jacques Deschamps : Éloge de l'émeute

Serge Quadruppani : Une histoire personnelle de l'ultra-gauche

Pour une esthétique de la révolte, entretient avec le mouvement Black Lines

Dévoiler le pouvoir, chiffrer l'avenir - entretien avec Chelsea Manning

De gré et de force, comment l'État expulse les pauvre, un entretien avec le sociologue Camille François

Nouvelles conjurations sauvages, entretien avec Edouard Jourdain

La cartographie comme outil de luttes, entretien avec Nephtys Zwer

Pour un communisme des ténèbres - rencontre avec Annie Le Brun

Philosophie de la vie paysanne, rencontre avec Mathieu Yon

Défaire le mythe de l'entrepreneur, discussion avec Anthony Galluzzo

Parcoursup, conseils de désorientation avec avec Aïda N'Diaye, Johan Faerber et Camille

Une histoire du sabotage avec Victor Cachard

La fabrique du muscle avec Guillaume Vallet

Violences judiciaires, rencontre avec l'avocat Raphaël Kempf

L'aventure politique du livre jeunesse, entretien avec Christian Bruel

À quoi bon encore le monde ? Avec Catherine Coquio
Mohammed Kenzi, émigré de partout

Philosophie des politiques terrestres, avec Patrice Maniglier

Politique des soulèvements terrestres, un entretien avec Léna Balaud & Antoine Chopot

Laisser être et rendre puissant, un entretien avec Tristan Garcia

La séparation du monde - Mathilde Girard, Frédéric D. Oberland, lundisoir

Ethnographies des mondes à venir - Philippe Descola & Alessandro Pignocchi

Terreur et séduction - Contre-insurrection et doctrine de la « guerre révolutionnaire » Entretien avec Jérémy Rubenstein

Enjamber la peur, Chowra Makaremi sur le soulèvement iranien

La résistance contre EDF au Mexique - Contre la colonisation des terres et l'exploitation des vents, Un lundisoir avec Mario Quintero

Le pouvoir des infrastructures, comprendre la mégamachine électrique avec Fanny Lopez

Rêver quand vient la catastrophe, réponses anthropologiques aux crises systémiques. Une discussion avec Nastassja Martin

Comment les fantasmes de complots défendent le système, un entretien avec Wu Ming 1

Le pouvoir du son, entretien avec Juliette Volcler

Qu'est-ce que l'esprit de la terre ? Avec l'anthropologue Barbara Glowczewski

Retours d'Ukraine avec Romain Huët, Perrine Poupin et Nolig

Démissionner, bifurquer, déserter - Rencontre avec des ingénieurs

Anarchisme et philosophie, une discussion avec Catherine Malabou

« Je suis libre... dans le périmètre qu'on m'assigne »
Rencontre avec Kamel Daoudi, assigné à résidence depuis 14 ans

Ouvrir grandes les vannes de la psychiatrie ! Une conversation avec Martine Deyres, réalisatrice de Les Heures heureuses

La barbarie n'est jamais finie avec Louisa Yousfi

Virginia Woolf, le féminisme et la guerre avec Naomi Toth

Katchakine x lundisoir

Françafrique : l'empire qui ne veut pas mourir, avec Thomas Deltombe & Thomas Borrel

Guadeloupe : État des luttes avec Elie Domota

Ukraine, avec Anne Le Huérou, Perrine Poupin & Coline Maestracci->https://lundi.am/Ukraine]

Comment la pensée logistique gouverne le monde, avec Mathieu Quet

La psychiatrie et ses folies avec Mathieu Bellahsen

La vie en plastique, une anthropologie des déchets avec Mikaëla Le Meur

Déserter la justice

Anthropologie, littérature et bouts du monde, les états d'âme d'Éric Chauvier

La puissance du quotidien : féminisme, subsistance et « alternatives », avec Geneviève Pruvost

Afropessimisme, fin du monde et communisme noir, une discussion avec Norman Ajari

L'étrange et folle aventure de nos objets quotidiens avec Jeanne Guien, Gil Bartholeyns et Manuel Charpy

Puissance du féminisme, histoires et transmissions

Fondation Luma : l'art qui cache la forêt

De si violentes fatigues. Les devenirs politiques de l'épuisement quotidien,
un entretien avec Romain Huët

L'animal et la mort, entretien avec l'anthropologue Charles Stépanoff

Rojava : y partir, combattre, revenir. Rencontre avec un internationaliste français

Une histoire écologique et raciale de la sécularisation, entretien avec Mohamad Amer Meziane

Que faire de la police, avec Serge Quadruppani, Iréné, Pierre Douillard-Lefèvre et des membres du Collectif Matsuda

La révolution cousue main, une rencontre avec Sabrina Calvo à propos de couture, de SF, de disneyland et de son dernier et fabuleux roman Melmoth furieux

LaDettePubliqueCestMal et autres contes pour enfants, une discussion avec Sandra Lucbert.

Pandémie, société de contrôle et complotisme, une discussion avec Valérie Gérard, Gil Bartholeyns, Olivier Cheval et Arthur Messaud de La Quadrature du Net

Basculements, mondes émergents, possibles désirable, une discussion avec Jérôme Baschet.

Au cœur de l'industrie pharmaceutique, enquête et recherches avec Quentin Ravelli

Vanessa Codaccioni : La société de vigilance

Comme tout un chacune, notre rédaction passe beaucoup trop de temps à glaner des vidéos plus ou moins intelligentes sur les internets. Aussi c'est avec beaucoup d'enthousiasme que nous avons décidé de nous jeter dans cette nouvelle arène. D'exaltations de comptoirs en propos magistraux, fourbis des semaines à l'avance ou improvisés dans la joie et l'ivresse, en tête à tête ou en bande organisée, il sera facile pour ce nouveau show hebdomadaire de tenir toutes ses promesses : il en fait très peu. Sinon de vous proposer ce que nous aimerions regarder et ce qui nous semble manquer. Grâce à lundisoir, lundimatin vous suivra jusqu'au crépuscule. « Action ! », comme on dit dans le milieu.


28.04.2025 à 07:44

France

dev

je t'ai tout donné, et aujourd'hui, je ne suis rien.

- 28 avril /
Texte intégral (810 mots)

France, je t'ai tout donné, et aujourd'hui, je ne suis rien.
Même pas les moyens de me payer une chambre de bonne.
Je n'en peux plus de tes amours Tinder.
Va te faire foutre avec ton Jupiter.
Mayotte sans eau, Martinique sous chlordécone, Kanaky suffoquant sous placage ventral,
Bravo l'innovation cocorico !

Tes roublardises sont trop pour moi.
Je ne vis pas pour être ubérisée.
France « fière de Depardieu », vraiment ?
Es-tu sinistre ou est-ce encore une de tes blagues ?
Tu m'as fait militante queer-anarcho-pyromane.
Je survis à coups de pâtes Lidl, de glanages et de vols Peter Pan chez Sephora.
Il doit y avoir des moyens de résoudre ça dans le calme.
Je n'en peux plus de tes caprices d'enfant gâtée.
Chaque fois que je fais un pas en avant, tu me files une prune pour excès de vitesse.
Chaque fois que je ferme les yeux, tu inondes mes rêves de jambes épilées.
À la fête de la musique, tu m'as jetée dans la Loire, à sainte-Soline tu m'as prise en embuscade.
Depuis, j'ai démissionné de l'éducation nationale.
Vas-tu laisser Donal Trump décider de ton futur ?
Je suis obsédée par Elon Musk.
Je me connecte sur X dès que je peux.
Au réveil, dans les transports, les conseils de classe.
Les algorithmes me parlent de tatouages love is blind, de bitcoin et vidéos de chats.
Les vidéos de chats sont regardées.
Les vidéos de chattes sont regardées.
Toutes les minettes sont regardées, sauf moi.
Je ferais mieux d'évaluer mes ressources nationales.
Mes ressources nationales consistent en de délicieux croissants au beurre, quelques barrettes, Aya Nakamura parée d'or, valises LVHM, CRA cracras, HP HS, poudre de perlimpimpin.
Après avoir institutionnalisé Macdonald restaurant national, je m'attaque à l'obésity.
Il me semble de plus en plus clair que la France, it's me !
Je me fais de nouveau la conversation.
Après tout, France, c'est toi et moi qui sommes parfaites, pas le monde à venir.
Putain France,
Comment puis-je écrire un poème patriotique avec ton humour de larve ?
Bientôt le temps des cerises !
Il reste que j'admire ta télévision. Pascal Praud, Hanouna, de grands esprits libérateurs des consciences.
France #JesuisCharlie, pas de hashtag pour Luigi ?
Moi Présidente, je gracierai les arracheurs de chemises des dirigeants d'Air France.
France excrément qui sauve Benalla de la tourmente.
Si je ne craignais pas la censure, je ferais pipi sur ton hymne et ton drapeau.
Entre nous.... peut-être que c'est déjà fait, mais c'est notre petit secret ! Après maintes réflexions, mon psychiatre pense que de nous deux, c'est toi la folle.
Tu continues à t'arrimer aux croisades dans des soliloques naphtalines :
C'est de la faute aux méchants musulmans.
Aux musulmans, aux musulmans, et aux terroristes. Et aux musulmans.
La Musulmanie va nous manger tout cru. La Musulmanie folle de pouvoir. Elle veut s'accaparer nos plages et nos défilés de mode.
Elle vouloir prendre Cap d'Agde et première dame ! Elle vouloir faire de nous burkini.
Elle vouloir envoyer Femen dans désert. Elle gros émirats remplaçant choucroutes par couscous.
Ça pas bon. Hugh. Elle vouloir faire Mohamed prénom français. Elle vouloir libérer Palestine.
Ha. Elle nous vouloir avoir plusieurs femmes. Help.

Ô France,
Cher pays de mon enfance,
Ma mamounette retraitée pense que ça sert à rien d'écrire un poème, qu'ils en tous rien à foutre.
CNews a décidément bien fait son travail.

Juliette

28.04.2025 à 07:32

Feu et flammes

dev

Histoire de l'autonomie allemande

- 28 avril / , ,
Texte intégral (6437 mots)

Si le mouvement autonome italien a connu, ces dernières années, un véritable regain d'intérêt en France, permettant d'en saisir toute la richesse et la complexité, force est de constater que rien de comparable ne s'est encore produit pour le mouvement autonome allemand. Pourtant, de cette scène de squats foisonnante, de ces journées d'émeutes magnifiques, de ce mouvement antinucléaire massif et offensif, du black bloc lui-même — pratique avant tout allemande —, mais également de cette impressionnante capacité à se constituer en force matérielle, offrant un contre-monde antagoniste à la société capitaliste, il y aurait bien des choses que les francophones devraient apprendre. Grâce aux éditions La Tempête, il est enfin possible de lire — et de voir, grâce aux très nombreuses photographies contenues dans l'ouvrage — une histoire de ce mouvement explosif, écrite par un militant de la première heure.
Feu et Flamme, de Geronimo, est un livre qui ne se satisfait pas d'un discours objectif et neutre, mais analyse de l'intérieur les forces et les faiblesses de l'un des mouvements révolutionnaires les plus radicaux d'Europe. Son titre est une reprise d'un slogan utilisé dans les manifestations autonomes de l'Allemagne de l'Ouest : Du Feu, des flammes pour cramer cet État et ses prisons.

Tentatives d'organisation

À la fin de l'année 1982, le stationnement des missiles menaçant de se réaliser à l'automne 83, les camarades de Hambourg tentent de mettre en place une coordination interrégionale des groupes autonomes. Deux rencontres sont organisées à cette fin, à Hanovre en février et à Lutter en juin. Les débats qui ont lieu à Lutter tombent au moment où un affaiblissement des nouveaux mouvements sociaux (antinucléaire, anti-guerre, squats) se faisait ressentir. Les structures organisationnelles créées pour la préparation de la manifestation contre Reagan s'étaient par exemple totalement dissoutes peu après le 11 juin, avec pour conséquence un travail de solidarité et de soutien insuffisant en faveur des personnes arrêtées lors de l'action. Ce n'est qu'au prix de grands efforts qu'un minimum de soutien put être apporté aux prisonniers face aux procès qui se préparaient.

Cet état de fait s'inscrivait dans un contexte d'isolement croissant des autonomes au sein du mouvement pacifiste qui prenait de l'ampleur, rendant nécessaires une prise de position et une stratégie communes du camp autonome :

« La situation est la plupart du temps très similaire dans les différentes villes : le milieu de gauche vole en éclat, il n'y a presque plus d'assemblées unitaires ou de discussions politiques, les groupes se retrouvent lors des actions (le plus souvent des manifestations) et se perdent ensuite de vue. Nous ne faisons que réagir aux vacheries de l'État et allons d'une action à une autre, d'un sujet à l'autre… Il n'y a presque pas de liens et d'échanges entre les différents courants politiques, il n'y a pas d'analyse commune de la situation, pas de stratégie partagée à partir de laquelle choisir nos cibles et nos actions et développer des continuités… » (Vorbereitungsmaterialien)

Au sein du groupe de préparation, il fut proposé de discuter de ce que les autonomes avaient en commun, au-delà de tout débat stratégique sur les perspectives du mouvement anti-guerre. Voici ce qui fut dit :

« Aspirer à l'autonomie est avant tout lutter contre l'aliénation politique et morale de la vie et du travail – contre la fonctionnalisation des intérêts différents, contre l'intégration de la morale de nos ennemis – la tentative de se réapproprier la vie… Cette aspiration s'exprime lorsque des maisons sont squattées pour se loger dignement ou pour ne plus devoir payer des loyers exorbitants, lorsque les travailleurs se font porter pâle parce qu'ils ne supportent plus d'être surveillés au travail, lorsque les chômeurs pillent des supermarchés… Lorsqu'ils ne se contentent pas de rejoindre les revendications des syndicats pour plus d'emplois, qui ne signifient en réalité que plus d'intégration, d'oppression et d'exploitation. Partout où les gens commencent à saboter les structures de domination politique, morale et technique, un pas est fait vers une vie auto-déterminée. Notre aspiration à l'autonomie doit aller de pair avec des débats politiques ouverts à d'autres manières de penser… et des efforts permanents pour diffuser nos idées, qui sous-tendent notre vie et nos actions. »

Les débats lors de la rencontre de Lutter (du 18 au 24 juillet 1983) étaient cependant principalement marqués par les controverses sur la situation actuelle du mouvement pacifiste et les événements qui s'étaient déroulés lors d'une manifestation de groupes autonomes et anti-impérialistes à Krefeld.

La débâcle de Krefeld

Deux manifestations ont lieu à Krefeld à l'occasion de la visite du vice-président américain, George H. W. Bush. Le mouvement pacifiste appelle à un rassemblement dans un stade excentré contre le projet de déploiement de missiles de moyenne portée et auquel participent 25 000 personnes. De leur côté, les groupes autonomes mobilisent à travers toute l'Allemagne de l'Ouest sur une ligne clairement anti-impérialiste. Ils appellent à une manifestation indépendante, contre la doctrine martiale de l'OTAN, sans essayer d'intervenir dans l'organisation du rassemblement du mouvement pacifiste. La manifestation autonome devait passer à travers le centre-ville de Krefeld et se diriger vers le lieu où Bush était accueilli, mais presque immédiatement après le départ, les quelque 1 000 camarades se retrouvent bloqués par des commandos du SEK et se font attaquer. Il y eut plus de 60 blessés, dont plusieurs graves, 138 arrestations qui donnèrent lieu à plus de 50 condamnations allant d'amendes et de Strafbefehlen [1] jusqu'à des peines de prison de deux ans. La majorité du mouvement pacifiste se désolidarise de la manifestation le jour même.

La débâcle de Krefeld montre comment une offensivité politique et pratique mal préparée peut jouer en faveur du calcul étatique d'intimidation indistincte et de division politique. Les affrontements qui suivirent donnèrent des groupes autonomes l'image de victimes de la répression de l'État, mais aussi d'objet sans défense d'un « débat sur la violence » à charge au sein du mouvement pacifiste. À l'été 1983, ce « débat sur la violence » est de plus monté en épingle par des rapports officiels de différentes administrations de la sûreté d'État (Office fédéral de la police criminelle, le parquet général fédéral, l'Office fédéral de protection de la constitution, etc.), avec l'aide des médias de masse libéraux. C'est ainsi que paraît un numéro du STERN avec en couverture une main levée tenant un pavé, accompagnée du titre « Violence – non merci ! ».

Dans ce contexte des camarades d'Hambourg notent, avec autocritique, dans un article en vue de la rencontre de Lutter :

« L'objectif des groupes autonomes (l'abolition du système capitaliste, et pas uniquement du programme nucléaire) s'est souvent cristallisé dans la question des formes de résistance et a été monté en épingle à partir de la confrontation avec l'appareil policier. Surtout ces derniers temps, cette dernière est devenue le lien apparent entre des groupes très différents (squatteur.euse.s, groupes antinucléaires, groupes anti-impérialistes, etc.) et a, en plus d'avoir provoqué l'incompréhension et la méfiance de nombreux autres groupes, fait des “groupes autonomes” un concept que l'État utilise systématiquement et très consciemment afin de réduire nos positions à la question de la violence. »

Les discussions sur l'intervention dans le mouvement pacifiste voient émerger deux positions principales. La rédaction d'AUTONOMIE à Hambourg est plutôt sceptique :

« Les événements à Krefeld ont clairement montré à quel point les chances sont faibles que le mouvement pacifiste dans sa diversité soit favorable à un soutien mutuel entre différentes formes d'action et qu'il devienne un facteur déterminant contre le déploiement des missiles. »

À l'inverse, certains groupes autonomes s'expriment en faveur d'une participation aux actions d'automne, qu'ils conçoivent comme pouvant être un élément de « radicalisation » :

« Il nous semble important de combattre l'OTAN dans sa structure et ses installations militaires de toutes les manières possibles. Ce n'est qu'ainsi que les gens prendront conscience de la complexité de cet appareil de pouvoir militaire, et la résistance contre les missiles de moyenne portée peut elle aussi jouer un rôle stratégique de ce point de vue. Nous considérons notre résistance contre les trains transportant des bombes comme un pas dans cette direction. Elle offre la possibilité d'affrontements ininterrompus et concrets pour les groupes antimilitaristes… Une attitude offensive face au déploiement de missiles à l'automne ne sera in fine pas possible sans un travail antimilitariste au niveau régional et local. Les convois de matériel militaire auront leur importance dans ce contexte aussi. » (Autonome Gruppen aus Hannover in : Vorbereitungsmaterialien)

Les discussions à Lutter ne permettent pas de faire avancer l'organisation des autonomes par rapport à l'« automne des missiles ». Les autonomes avaient certes toujours réussi à s'organiser, même au-delà de l'échelle régionale, lorsqu'il s'agissait d'une action en particulier, mais les structures élaborées à cette fin se délitaient la plupart du temps rapidement après l'événement en question. Une des raisons était qu'une organisation nécessitant des rencontres fédérales régulières se retrouvait toujours confrontée au problème de la structuration hiérarchique, ce qui allait à l'encontre des principes de la plupart des autonomes. Ces tentatives devenaient par ailleurs souvent des substituts à l'absence de liens locaux et régionaux entre autonomes – ce qui compliquait le fait d'élaborer des analyses et des stratégies communes au-delà de certains événements. Après 1983, les groupes autonomes n'essayèrent plus de s'organiser au niveau fédéral – exception faite de la campagne contre le FMI.

Le contexte politique est par la suite marqué jusqu'à l'« automne des missiles » par le fait que le mouvement pacifiste – majoritairement dominé par de grandes organisations centralisées – parvient par une non-violence idéologisée à marginaliser toute dimension anti-impérialiste et révolutionnaire de la protestation. L'unique consensus portait sur des armes spécifiques et les actions visaient à exprimer auprès des dominants le souhait du maintien de la « paix », ou autrement dit du « statu quo impérialiste ». Ce faisant, les actions qui se voulaient protestataires se limitaient à des gestes symboliques de soumission à l'État et vides de sens, qui plus est prévisibles par la police. Les positions des autonomes gênaient le besoin d'harmonie du mouvement pacifiste et ces derniers devaient donc être écartés. Dans ce contexte, le mouvement pacifiste développe des formes nouvelles de collaboration avec l'État (discussions entre les flics et les « chefs du mouvement », ligne directe entre les flics et les organisateurs des manifestations), visant à contrôler les autonomes, voir à les livrer manu militari aux flics.

« Automne chaud » et café froid

Malgré toutes les contradictions, les autonomes participent massivement aux actions de blocage de Bremerhaven/Nordenham et du bâtiment des éditions Springer lors de la semaine d'actions du mouvement pacifiste, du 13 au 22 octobre 1983. Ils se reposent lors de ces deux événements sur le travail acharné des groupes antimilitaristes de la région d'Unterweser, qui s'étaient notamment réunis au sein du Komitee gegen die Bombenzüge (KGB), ainsi que sur les structures autonomes d'Hambourg.

Les forces bourgeoises et traditionnelles du mouvement pacifiste exercent cependant leur hégémonie politique tout au long des actions. Même l'approche régionale antimilitariste, contre l'infrastructure quotidienne de l'OTAN, des groupes du KGB fut intégrée par la stratégie d'alliance du mouvement pacifiste et put être rendue inopérante politiquement. Les autonomes réussissent à prendre la tête du cortège de la manifestation de Bremerhaven, mais une gestion habile de la manifestation isole le bloc autonome du reste des manifestant.e.s. Il se retrouve ainsi totalement seul, concrètement et politiquement, face à l'entrée du port qui est bloquée à la fois par les flics et des non-violent.e.s qui font un sit-in. Complètement désorienté, le bloc autonome erre pendant des heures, épuisé et fragmenté, dans la ville jusqu'à ce qu'il atteigne le soir les casernes américaines aux abords du port, dans une zone isolée, et devienne le jouet d'une police en supériorité numérique. L'ensemble de ce déroulé déprimant de la manifestation de Bremerhaven est caractéristique de l'impasse dans laquelle se trouvent les autonomes en ce qui concerne le mouvement pacifiste.

La « question de la violence », qui n'avait pas été résolue, est un point de blocage et les débats sur le fond qui avaient été évités ne peuvent plus être rattrapés. La participation des autonomes aux actions avait donc été perçue comme imposée au mouvement pacifiste, presque un putsch, ce que le déroulé de la manifestation démontre de manière on ne peut plus évidente. L'espoir nourri par de nombreux autonomes de tout de même pouvoir radicaliser le mouvement pacifiste rencontre un mur. Des autonomes de Berlin-Ouest commentent avec justesse et beaucoup de sarcasme : « Entre Brême et Bremerhaven, il y a 60 kilomètres et trois ans. »

Les craintes exprimées initialement d'un « piège de Bremerhaven » ou d'une « action de nettoyage à l'italienne » dans le cadre de l'automne des missiles ne se réalisent cependant pas non plus. L'isolement politique total des autonomes rend ce type de répression étatique superflue. Lorsque peu avant le rassemblement massif du 22 octobre à Hambourg, une manifestation de solidarité à la Hafenstraße [2] se fait attaquer par les flics et que 150 camarades se font arrêter, le mouvement pacifiste reste de marbre. La Hafenstraße n'avait rien à voir avec le désir de paix. Le mouvement exprima une dernière fois sa peur des nouveaux missiles nucléaires lors de sa semaine d'actions puis tout le monde rentra chez soi. Un mois plus tard, l'installation des missiles se fit sans résistance notable. En janvier 1984, Révolutionäre Zellen/Rota Zora constatent dans un article tonitruant intitulé « Krise – Krieg – Friedensbewegung » (Crise – Guerre – Mouvement pacifiste) :

« Les nouveaux mouvements sociaux – ça, le mouvement pacifiste l'a rendu très clair – avancent de plus en plus à contre-courant de la question des classes, parasitent toute question sociale et prennent un virage à droite. Il devient plus que douteux de se rapporter à eux comme seule référence de pratique révolutionnaire. Ce “on y va” qui donne plus d'importance à la mobilisation en tant que telle qu'à ses positions et ses objectifs, ne peut plus suffire. »

La retraite des autonomes et la fin du mouvement pacifiste

Malgré leurs expériences déprimantes lors de l'automne des missiles, les autonomes continuèrent à s'organiser encore un certain temps dans le mouvement pacifiste, mais leurs actions n'auront pas permis de radicaliser un mouvement qui touchait déjà à sa fin. À l'automne 1983, le mouvement pacifiste a déjà dépassé son apogée et ne parvient pas à se défaire de son obsession pour la « politique de paix et de désarmement » menée par l'État. Alors que sa prophétie d'une guerre imminente (« Ayez peur, la mort atomique nous menace tous ! », « Il est minuit moins cinq ! ») ne s'était pas réalisée et que la tendance mondiale était au contrôle de l'armement, ce sur quoi se fondait la légitimité de sa politique catastrophiste s'effondre. D'autre part, le déploiement sans accroc des missiles avait démontré l'inefficacité de leur stratégie légaliste. La répétition d'actions de masse aussi inefficaces que ritualisées (marche de Pâques de 84, plébiscite) n'aura pas pu stopper le processus de délitement du mouvement.

Quand bien même les actions de Hildesheim et de la région de l'Unterweser n'étaient pas vraiment des échecs, ils marquèrent la fin des actions d'ampleur des autonomes dans le domaine du pacifisme, en raison de l'absence de résonance à large échelle.

(…)

Qu'est-ce que l'autonomie ?

Dans cette petite fenêtre sur l'histoire, le terme aux multiples facettes d'« autonomie » n'occupe qu'une place périphérique. Il y a deux cents ans déjà, une poignée de penseurs des Lumières tout sauf insignifiants, parmi lesquels Kant et Hegel, s'acharnaient sur ce concept. Je ne le savais pas encore à la fin des années 80, car ma curiosité ne m'avait à l'époque (malheureusement) pas encore poussé à remonter aussi loin dans le passé. Le préciser permet du moins de souligner qu'il faudrait un jour s'intéresser sérieusement au concept d'autonomie. Il semble depuis peu avoir été réduit de manière simpliste au lieu commun d'indépendance. Or, se référer en permanence à une indépendance imaginaire, sans jamais nommer clairement de quoi ou pour quoi, est tout simplement une entreprise vide de sens, construite sur des bases bien fragiles. Il faut en effet comprendre, particulièrement aujourd'hui à l'aube du 21e siècle, que nous vivons dans un contexte où nous sommes plus que jamais dépendants les uns des autres. Ne pas inclure cet état de fait dans les réflexions sur le concept d'autonomie et à l'inverse s'adonner à un culte aveugle de l'indépendance se limite alors souvent à des pratiques d'un individualisme exacerbé, égoïste et bourgeois des plus désagréables. Ce sont précisément ces formes de circulation et de socialisation qui sont très concrètement nécessaires au système capitaliste. Pour le formuler encore plus clairement : certaines formes de circulation considérées sans recul sous le label d'une soi-disant indépendance ont toujours été subies avec beaucoup de brutalité par beaucoup de personnes évoluant dans le milieu autonome des années 80.

Peut-être faudrait-il réfléchir à la définition provocante de Bodo Schulze, selon laquelle : « l'autonomie est une chose fragile – ou plutôt : l'autonomie n'est pas une chose, mais une forme de circulation entre des individus, qui s'associent en vue de détruire l'ensemble des rapports de domination. Cette forme de circulation ne peut pas être théorisée. Les théories n'ont pas de prise sur ce type d'objets, qui ont une existence propre – qui existent en eux-mêmes. L'autonomie est un tel objet. L'autonomie a une existence en soi. Elle est seulement dans la mesure où les hommes agissent en vue de la révolution ».

D'un point de vue politico-historique, l'histoire des autonomes de RFA doit se pencher sur la position de certains camarades, selon lesquels l'autonomie serait une « exportation italienne » qui aurait en RFA et à Berlin-Ouest perdu son caractère prolétarien au profit d'une « expression petite-bourgeoise individualiste typiquement allemande ». Qu'en est-il ?

Peut-être une définition de l'autonomie de Johannes Agnoli, formulée précisément à l'intersection des expériences italienne et ouest-allemande, autour de 1975, peut-elle nous éclairer :

« L'autonomie dont je parle c'est l'autonomie de classe… à la fois en tant que mouvement de classe, le mouvement des ouvriers contre le capital, le mouvement du travailleur en tant que sujet de la production contre celui du travailleur en tant qu'objet de la mise en valeur ; et, au-delà de l'usine en tant que tendance ou mouvement des masses indépendantes contre la tentative du capital de les considérer comme des objets de la transformation de la plus-value en profit, comme des objets de consommation. Dans les deux cas, l'autonomie est la tentative… de la classe, dans la lutte pour son émancipation, de s'autonomiser du mouvement du capital, du mouvement cyclique du capital… L'autonomie de classe signifie… que le mouvement de classe en tant que mouvement d'émancipation, en tant que processus de prise de conscience, évolue de manière totalement indépendante du cycle économique… Si en RFA le soulèvement des ouvriers contre la mise en valeur est encore très en retard… dans la reproduction de l'ensemble de la société, le soulèvement en faveur de la valeur d'usage contre la valeur d'échange a plutôt pris des formes assez concrètes… L'autonomie du mouvement du capital peut s'exprimer, tel qu'en RFA, comme le refus que tout un chacun soit pris dans le processus de réalisation sur le marché… L'autonomie signifie… non un refus du principe d'organisation, mais bien un refus d'une quelconque organisation qui développe un intérêt propre qui n'est plus l'intérêt de classe… Ce que je veux dire c'est ceci : l'autonomie de classe n'est pas contre l'organisation. Ce sont bien plutôt les organisations traditionnelles qui ne sont plus en mesure de représenter les intérêts de classe. » (Langer Marsch, février 1976)

Peu importe. Lors de discussions, en particulier sur le passé, avec d'anciens camarades, ou d'autres encore actifs, il faut garder à l'esprit qu'ils ont parfois tendance à généraliser leurs expériences, qui sont parfois terminées depuis longtemps, dans tel ou tel jardin ouvrier. C'est une façon de faire : s'attribuer du moins a posteriori une grande importance. Or, ce qui réveille chez certains un souvenir agréable n'a aucune raison d'être pertinent pour d'autres personnes et encore moins dans un contexte différent. Celui qui résume donc l'histoire des autonomes d'aujourd'hui à un simple produit d'export italien, doit à juste titre accepter de se voir poser la question suivante : ces derniers n'existaient-ils pas déjà dans la société allemande des années 50 et 60, même s'ils ne s'appelaient eux-mêmes pas ainsi ? Remémorons-nous à ce titre simplement les émeutes des Halbstarken [3] dans les concerts de rock des années 50, ce qu'on appelle les Schwabinger Krawalle [4] à Munich en 1962 et les militants de la Subversive Aktion [5] du milieu des années 60. Ces cas montrent que l'esprit de l'autonomie dans ces contrées n'est pas uniquement d'origine italienne, mais en réalité bien plus ancien que ce que l'extrait historique que je vous propose laisse à penser. Cet esprit semble depuis un certain temps déjà avoir hanté les nuits des dirigeants et leur avoir provoqué des maux de tête. S'il s'agit cependant de l'influence politique réelle de la gauche radicale dans la société allemande, il semble plus pertinent de représenter l'histoire des autonomes comme résultat de conflits et d'affrontements politiques depuis 1967.

La description des autonomes des années 80 présente cependant une autre difficulté : l'utilisation indiscriminée de termes tels que « mouvement des autonomes », « radicaux de gauche », ou « puissance politique des autonomes ». Dans l'« étude » qui suit, il a ainsi été renoncé à une définition figée de l'objet mouvant que sont les « autonomes », notamment pour éviter de lui faire violence par l'usage aussi autoritaire qu'arbitraire d'un seul terme.

L'on peut tout de même dire, avec prudence, que le terme de gauche radicale est compris dans les années 60 et 70 comme ce qui se situe résolument à gauche des organisations du mouvement ouvrier classique, sans tout à fait se recouper avec les formes et les théories traditionnelles de l'anarchisme. Son sens a évolué dans les années 80 : à cette époque il décrivait plus précisément ce qui se situait à gauche du parti des Verts. Il existait dans les années 80 toutefois d'autres groupes qui se définissaient eux-mêmes comme de gauche radicale, mais qui se distinguaient volontairement des autonomes.

Ce livre n'a pas la prétention d'être une représentation exhaustive de toute l'histoire de la gauche radicale allemande. Il manque ainsi un chapitre, initialement prévu, sur l'histoire de la gauche radicale à Berlin-Ouest. Cette ville a été, avec Francfort, l'épicentre de l'agitation et de l'action de la révolte étudiante de 68. Cela est notamment perceptible à travers le foisonnement de la culture des revues – qui se poursuit depuis Linkeck, 883, Fizz, Info-Bug, Radikal jusqu'à Interim aujourd'hui. Il est encore possible de nos jours de lire avec enthousiasme certains passages du livre Die Gücklichen de P. P. Zahl, dans lesquels il décrit en détail l'organisation et le déroulé des « manifestations de lutte » massives de mai 1970 contre l'invasion des impérialistes américains au Cambodge. Ici et là, lors de manifestations, on chante encore quelques phrases percutantes de la chanson légendaire Rauch-Haus des Scherben. Et il y a aussi le Blues, le Tommy Weisbecker Haus, les procès d'Agit, la lutte pour des maisons des jeunes autogérées, la présence sur le terrain contre la destruction de logements et les loyers exorbitants et la présence sur le terrain tout court…

Le milieu de gauche radicale des années 70 et 80 n'a à aucun moment disposé d'un organe de communication commun et transversal, par exemple sous la forme d'un journal ou d'une organisation contraignante. Certains aspects d'événements offensifs-spontanéistes et anarchistes-individualistes sont ainsi difficiles à retracer chronologiquement, comme le serait l'histoire d'une organisation, et donc à retranscrire. Nombre de camarades qui prenaient part à tel ou tel conflit ou telle ou telle lutte dans les années 70 avaient mieux à faire que de s'enfermer dans un bureau pour faire un bilan bien propret de leurs efforts politiques. Et comment généraliser dans un récit le fait qu'il arrivait constamment qu'à un endroit des camarades laissent tomber la politique par frustration et qu'à un autre endroit, au même moment, d'autres camarades commençaient quelque chose de totalement nouveau ? Peut-être que cette sorte de désorganisation a justement permis une grande diversité d'initiatives et de tentatives qui n'instrumentalisaient pas la politique. Face à cela, le désir de systématiser cette histoire dans un récit historique est secondaire.

Pour des raisons de logique et de lisibilité, des idées seront développées, qui n'ont peut-être jamais existé telles quelles en pratique. Par ailleurs, la répartition en trois blocs temporels – la révolte de 68, les années 70 et les années 80 – est simplement une béquille choisie arbitrairement pour mieux identifier certains axes de développement. Dans ce contexte, on ne peut suffisamment souligner que tous les liens existent 1. « en soi », 2. sont « complexes » et 3. « contradictoires », et qu'ils sont bien entendu toujours étroitement « liés », de la même manière que toutes les frontières sont difficiles à tracer.

La rédaction de la première version de Feu et Flammes était motivée, entre autres et de manière sous-jacente, par la volonté de faire une liste des nombreuses erreurs de départ, accompagnée d'une description précise du lieu, voire même de l'heure où ces erreurs avaient été commises. Avec un recul que seul le temps permet, je dirais aujourd'hui que les dispositions petites-bourgeoises de ma conscience antiautoritaire m'ont parfois poussé à traiter le royaume de la liberté comme une petite propriété privée, faisant ainsi mien le principe douteux du droit de possession d'un territoire sans maître. Qu'on veuille bien me le pardonner, et tout particulièrement Hans Jürgen Krahl qui m'a inspiré cette réflexion. Cette nouvelle conclusion m'encourage pourtant à en appeler aux lecteur.ice.s : reconstituons aujourd'hui notre histoire, non comme anecdote ou événement particulièrement héroïque, mais en tant que processus animé et à tout point de vue surprenant, afin que demain notre intervention dans la société soit plus pertinente encore.

(...)

Appendice : « Thèses autonomes 1981 »

En 1981, à l'occasion d'une réunion dans la ville italienne de Padoue, des militants autonomes ont formulé huit thèses visant à identifier les dénominateurs communs entre les différents groupes qui commençaient à se faire appeler « autonomes ». Ces thèses n'ont jamais été vraiment formalisées, et différentes versions remaniées et actualisées ont été publiées – par exemple dans le n° 97 extra de radikal (août 1981) ou dans le livre de 1995 Der Stand der Bewegung (voir la postface) – mais les idées et les sentiments mentionnés dans le texte original restent à ce jour au cœur de l'identité autonome, bien que chacun de ces points ait été âprement débattu et parfois rejeté avec conviction par certaines branches du mouvement.

1. Nous nous battons pour nous-mêmes, d'autres se battent pour eux-mêmes, et ensemble nous devenons plus forts. Nous refusons de prendre part aux « luttes par procuration ». Nos activités s'appuient sur la participation de chacun, « la politique à la première personne ». Nous ne nous battons pas pour une idéologie, ni pour le prolétariat, ni pour « le peuple ». Nous nous battons pour une vie autodéterminée dans tous les aspects de notre existence, en gardant à l'esprit que la liberté de tous est la condition de notre propre liberté.

2. Nous ne dialoguons pas avec le pouvoir ! Nous ne faisons que formuler des revendications, auxquelles le pouvoir peut décider de répondre, ou non.

3. Nous ne nous sommes pas rencontrés sur nos lieux de travail. Le travail reste pour nous une exception. Nous nous sommes rencontrés à travers le punk, la « scène » et la sous-culture qui l'entoure.

4. Nous nous reconnaissons tous dans un « anarchisme diffus » mais nous ne sommes pas des anarchistes au sens traditionnel. Certains d'entre nous considèrent le communisme/marxisme comme une idéologie d'ordre et de domination – une idéologie qui désire l'État, tandis que nous le rejetons. D'autres ont la conviction que la véritable idée communiste a été dénaturée. Quoi qu'il en soit, le terme de « communisme » nous pose tous problème, en raison de son affiliation avec des expériences comme la RDA ou les K-Gruppen.

5. Le pouvoir pour personne ! Ni « pouvoir ouvrier », ni « pouvoir au peuple », ni « contrepouvoir », le pouvoir pour personne !

6. Sur le fond, nous n'avons rien à voir avec la « scène alternative », même si nous empruntons ses infrastructures et ses moyens techniques. Nous sommes conscients du fait que le capitalisme utilise la scène alternative au service d'un nouveau cycle de capital et de travail, comme champ d'activité pour la jeunesse au chômage, mais aussi comme champ d'expérimentation pour tenter de résoudre les difficultés économiques et de pacifier les relations sociales.

7. Nous n'avons pas tranché entre nous si nous sommes une révolte ou si nous voulons une révolution. Certains appellent de leurs vœux une « révolution permanente », mais d'autres pensent que cela reviendrait de fait à une « révolte permanente ». Ceux qui se méfient du terme de « révolution » pensent qu'il contient l'idée qu'adviendra un jour le règne de la liberté, chose à laquelle ils refusent de croire. Pour eux, la liberté ne peut exister qu'un court instant, entre le moment où le pavé quitte la main du lanceur et celui où il atteint sa cible. En tout cas, ce que nous désirons tous en priorité, c'est abolir et détruire, et non pas formuler quoi que ce soit de positif.

8. Nous n'avons pas d'organisation en tant que telle. Nos formes d'organisation sont toutes plus ou moins spontanées. Réunions d'occupation, chaînes téléphoniques, assemblées autonomes et plein de petits groupes, qui peuvent se former à court terme, le temps d'une action ou d'une manifestation, ou à plus long terme pour des projets comme radikal, Radio Utopia ou des actions plus illégales. Il n'existe aucune structure plus solide que cela, rien qui ressemble à un parti, et aucune hiérarchie. Le mouvement n'a par exemple produit aucun représentant à ce jour, comme Negri, Dutschke ou Cohn-Bendit, etc.


[1] Procédure juridique simplifiée en cas de délits de faible gravité, similaire à l'ordonnance pénale en France.

[2] La Hafenstraße est une rue de Hambourg, dans le quartier de St Pauli, qui comptait plusieurs squats qui se font perquisitionner et dont les habitants se font arrêter en 1983.

[3] Groupes de jeunes qui rappellent les « Blousons noirs » en France à la même époque. Le terme de « Halbstarke » désigne dès le début du XXe siècle la jeunesse « corrompue » issue du prolétariat.

[4] Il s'agit d'émeutes provoquées par l'intervention de la police pour disperser un concert de rue. Elles durent quatre jours et mobilisent jusqu'à 5 000 jeunes.

[5] Groupe de réflexion qui avait également l'habitude de rédiger des tracts.

28.04.2025 à 07:29

Marseille : ça passe ou ça claque ? Les parisiens dans la fuite en avant

dev

Texte intégral (2080 mots)

Dans le dernier Libé des écrivains, l'autrice Esther Teillard signait un article à propos des Parisiens qui débarquent à Marseille prennent leurs clics et une claque. Il a suscité beaucoup de critiques et un peu d'ironie. La mère d'un ami, marseillaise, y voit surtout du mauvais travail. [1]

Naissance Je suis né à Marseille en 1999. Marseille m'a toujours été présentée comme la ville miroir d'une autre ville portuaire que je n'ai jamais vue autrement qu'à travers les mots de ma mère qui y est née et y a vécu quelques années d'enfance et de guerre, par les mots de ma grand-mère qui y est née aussi et y a vécu exactement la moitié de sa vie avant d'en partir — un calcul simple qu'on peut effectuer avec exactitude maintenant qu'elle est morte et qu'on connaît son âge définitif. Donc ma mère est née de l'autre côté de la mer. Elle n'est pas née à Marseille. D'accord ? Elle est arrivée ici, enfant. Elle a grandi ici, dans le quartier de la Capelette. Elle vit rue de Lodi depuis plus de trente ans, dans le même appartement. C'est là que j'ai grandi, avec mes frères et sœurs. C'est là que je vais quand je viens à Marseille pour quelques jours. Parce que je suis parti, maintenant. Mais j'ai grandi là. École maternelle Delphes. École primaire Lodi. Collège et lycée dans le privé à Castellane. Voilà d'où je viens. Voilà d'où j'écris, du coup. Pour que ce soit bien clair. Et j'ai vu les parisiens arriver, à la fin des années 2010. J'ai vu les commerces fermer. J'ai inspecté les travaux pas finis. Les nouveaux restaurants qui ouvraient. Les quartiers de la ville qui étaient en chantier et ceux qui ne l'étaient pas. Les immeubles. Je suis repassé rue d'Aubagne et j'ai pleuré à chaque fois pour les huit. Les huit qui sont morts dans les effondrements, aux numéros 63 et 65. J'ai vu la place se faire renommer « Place du 5 novembre 2018 ». J'ai pleuré encore. Je suis parti de Marseille. D'accord ? J'en pouvais plus, de vivre ici. J'en ai voulu à ceux qui venaient ici et qui parvenaient à y être heureux. Je me suis demandé pourquoi eux ils y parvenaient et pas moi. C'est pas juste parce que je suis né ici. Ça devait être autre chose. Forcément. J'ai dit à ma mère que cette ville était impossible pour moi. La ville qui l'avait accueillie enfant : impossible pour moi. Elle ne s'est pas vraiment énervée. Elle a dit : regarde, c'est ici qu'on vit. C'est ici qu'on vit tous. On est tous arrivés ici, arrachés, et c'est ici qu'on s'est enracinés de nouveau. Les départs ne sont pas des trahisons. On essaie de les comprendre. Qu'est-ce que cette ville t'a fait subir pour que tu la détestes autant ? Je ne pouvais pas savoir. On ne sait jamais qui se sent chez soi et pourquoi. Et comment. Je suis bien placée pour le savoir. Je crois que nous, on se sent à la maison ici. On n'a rien qui pourrait nous empêcher d'aller ailleurs, pourtant. Nos tombes ? Nues. En défaut de paiement. Ou de l'autre côté. Dispersées. Nos tombes sont dans nos mémoires, tu sais ça. On leur aménage des stèles, comme ça, dans nos têtes. On est propriétaires de rien ici. Mais on reste quand même. C'est comme ça.

Fuite en arrière Bon. J'ai vu des gens aller et venir. Je le réécris : j'ai vu les parisiens arriver à Marseille à la fin des années 2010. Essayer de changer certains quartiers. Avoir des exigences envers la ville. Oui, je les vois repartir depuis quelques mois. Je partage le constat d'Esther Teillard dans son dernier article pour Libération, article très critiqué — à raison. Je partage le constat de départ uniquement ; pas le reste. Faire appel à une psychologue ? Alors que la situation est sociologique ; forcément sociologique. Ce phénomène de redépart ne me fait pas ricaner. Bien sûr, je me moque d'eux. Bien sûr. Comment ne pas trouver ça ridicule. Vous croyiez qu'on pouvait vivre ici comme ailleurs ? Vraiment ? (Rires). Mais, vous allez repartir, comme ça ? Vous avez fait fermer des rues entières pour ouvrir vos restaurants vos terrasses et maintenant vous repartez, mécontents ? Alors que le texte d'Esther Teillard rend légitime l'installation d'un couple de parisiens à Marseille, je dis : de quel droit ? Vous êtes venus chercher ici quelque chose qui n'existe pas. On refuserait à ce couple les toilettes d'un café parce qu'ils n'ont pas l'accent marseillais. Ouin, ouin. Vous expérimentez pour la première fois et dernière fois de votre vie ce que vivent vraiment les personnes racisées dans la moitié des arrondissements de la capitale dans la moitié du territoire français. Vous expérimentez pour la première et dernière fois ce que vivent vraiment les personnes trans devant toutes les toilettes-frontières. Le soupçon. Le rejet. Alors que j'écris ces lignes, je repense à ce couple de parisiens qui a ouvert l'antenne d'une grande chaîne de pizzeria à Notre-Dame-du-Mont ; l'occasion de privatiser l'étage pour en faire un bar à cocktails sur invitation qui fonctionne uniquement par réseautage. Qui exclut qui ? Qui soupçonne qui ? Vraiment ? Je repense à cette presse de quartier rue de Lodi qui a fermé et été replacée par un restaurant à vingt euros le plat. Qui exclut qui ? Vous pensez que les marseillais détestent les parisiens mais vous n'avez rien compris. D'opposer les uns et les autres sans, de ne dire que ça, de ne pas dire les dynamiques de pouvoir et les verticalités — c'est l'inverse d'écrire. En fait, je crois qu'on s'en fout un peu, des parisiens. Les marseillais détestent les bourges venus d'ailleurs venus ici imposer leurs vies et leurs prix. C'est tout. Les marseillais détestent leurs dirigeants politiques qui ont détruit la ville pendant plus de trente ans — corruption, malversation, commerce de la mort, etc. C'est surtout ça, en fait. Les marseillais détestent la police quand elle tue l'un des siens. Les marseillais détestent le CRA illégal d'Arenc ils détestent le CRA légal du Canet. Et Marseille n'est pas hostile. Marseille n'est pas crade. D'ailleurs, Marseille ne supporte pas qu'on porte une quelconque forme de discours sur elle et ses habitants. Marseille : elle fait ce qu'elle veut.

Clac clac clac Le bruit des claques. Vraiment, je n'aurais pas pensé… Quand je pense à Marseille et aux claques je pense à Speedy Gonzales — je veux parler d'une juge dans un Centre de Rétention Administratif. Je veux parler du CRA du Canet. Je pense aux audiences bien bien bien aux pendus qui s'entassent et l'encombrent de dossiers à fermer vite vite vite avec ses escarpins des corps à enjamber clac clac clac. D'accord ? Clac ? Je pense que les chiffres ne s'inventent pas mais que certains s'arrangent. Certains fabriquent — faussaires. Certains chiffres peuvent être différents selon : chef du CRA, ou service médical. La pendaison du jeune homme de 22 ans un premier décembre tout le monde est d'accord. Chiffres ? Sur une année, le service médical compte : 42 tentatives de suicide. Le service médical tient le registre il compte : 14 pendaisons, 13 ingestions diverses (pile, shampoing, briquet), 15 automutilations. C'est bon, c'est noté. On en fait quoi du registre ? Rangé. Rangé dans le casier. 42 tentatives. La même année le chef du centre conte : 17 tentatives. 17 tentatives ? Le chef du centre est un conteur public, conteur étatique. Le récit est fait, il est rangé, rangé dans le casier, puis publié, récit-rapport, publié pour le ministère des contes ; la belle histoire — rat-comptée. Quand je pense aux claques je pense aux effondrements de la rue d'Aubagne et je pense à des noms. Je pense à Xavier Cachard. Élu de droite, vice-président du conseil régional. Propriétaire d'un appartement indigne au 65 rue d'Aubagne qu'il louait en toute connaissance de cause. Jusqu'à l'effondrement. Je pense à Julien Ruas, un autre nom. Ancien adjoint au maire Jean-Claude Gaudin, délégué à la prévention et à la gestion des risques. Il a délibérément ignoré les signalements concernant l'insalubrité des immeubles effondrés. Aujourd'hui, en avril 2025, il est toujours élu municipal. Et parce qu'il bénéficie de la protection des fonctionnaires, ses avocats ont été payés à hauteur de plusieurs centaines de milliers d'euros par la Ville de Marseille lors de son procès pour homicide involontaire et mise en danger de la vie d'autrui. Je pense : aux claques perdues.

Ma mère parle Coucou mounette ! Je prépare un article sur Marseille en réponse à l'article nul de Libé. Quand t'as le temps, tu veux bien m'écrire quelque chose ? Par exemple, répondre à la question : pourquoi l'article d'Esther Teillard t'a mise en colère ? Tu peux me faire un message vocal, aussi, si t'as la flemme d'écrire. Bisous. Ma mère répond : OK. Le lendemain, je reçois un message vocal de deux minutes. « Alors, déjà, c'est pas un article. C'est du mauvais travail. Elle a pris une petite anecdote sur une ville pour en faire une généralité, sur une ville qui a 2600 ans, qui a toujours accueilli des étrangers. Plus ou moins bien, d'ailleurs. Elle a mal accueilli les italiens, mal accueilli les arméniens, mal accueilli les pieds-noirs… Tout compte fait, des années ou des décennies plus tard, ils y sont encore, non ? Elle continue à accueillir et à s'enrichir des gens qui arrivent. Bon, ben, on pourrait faire des tas d'anecdotes sur des tas de villes. J'ai été mal accueillie à Lyon, je me suis ennuyée à Pau, je pourrais dire que Bordeaux est une ville bourgeoise qui aime pas les homos. C'est débile. C'est du mauvais travail, et je crois qu'il faut même pas y répondre. Parce que c'est pas à la hauteur. Écrire cette espèce de punition : vous voyez, vous les avez mal traités, ils repartent. C'est nul. Et ça sera bien les seuls à repartir ! Parce qu'il faut les moyens de repartir d'une ville qui vous accueille mal, quand même. Bon. Tous ces gens qui constituent Marseille, mes anciens collègues fonctionnaires qui viennent de Bretagne, de Nancy, de toutes les régions, de Corrèze, de Pologne ou du Maroc… plus ou moins, ils y restent. Pas tous… Cet article, on s'en fiche, en fait. Voilà. Il faut ignorer. Il faut dire : faites du vrai travail. D'autant plus quand vous écrivez et publiez un article sur une ville. Faites du travail profond, d'observation. Là, c'est inintéressant. C'est : ni fait, ni à faire. »

Baptiste Thery-Guilbert


[1] Certaines parties de ce texte sont des réécritures de certains passages de Lésions, publié aux éditions blast (2023), ou de Mémoires aimantées, une nouvelle qu'on pourra lire dans le prochain numéro deTrou noirconsacré à Marseille (parution en mai 2025).

28.04.2025 à 07:28

L'impasse au départ, l'aporie pour passer - et penser

dev

(le cinéma pour descendre, creuser un peu et faire le mur) Saad Chakali & Alexia Roux

- 28 avril / , ,
Texte intégral (8664 mots)

Partir de l'impasse, c'est tout ce qui nous oblige, nous y sommes forcé-e-s. Comment s'en sortir sans sortir, voilà encore dire ce qui nous arrive. Au départ de l'impasse, il n'y a pas seulement un état de fait, l'impossibilité de passer, de frayer un passage, de se faire les passagers du monde en dépit des forces qui conspirent à le clôturer en le rendant inhabitable. Il y a encore une impossibilité posée en condition de toutes les possibilités – de passer, de penser. Pas un seul passeur, ainsi en cinéma, qui n'ait pour départ le devoir d'endurer l'impasse avec le courage d'en dire la vérité – contre le principe de non-contradiction, l'aporie échapperait ainsi aux oppositions logiques au nom de l'irréductibilité sauvage des antinomies. Si tant de films passent, le cinéma demeure en aidant les regards à faire le mur de l'écran.

« (Dead end !) Why we should be on dead end street ?
(Dead end !) People are living on dead end street
(Dead end !) I'm gonna die on dead end street »
(The Kinks, « Dead End Street », 1966)

« Le secret de Polichinelle est que, dans la comédie de la vie,
il n'y a pas de secret, mais seulement, à tout instant, une échappée »
(Giorgio Agamben, Polichinelleou Divertissement pour les jeunes gens en quatre scènes, éd. Macula, 2017, p. 92).

1a) L'impasse dit ce qui ne passe pas, la voie bloquée par son impraticabilité, l'absence d'issue, le cul-de-sac – dead-end. Aucune possibilité de faire un pas – de plus, même de côté. Pas, dont l'impasse est une dérivation sémantique, est un mot équivoque qui se retourne sur lui-même comme une maladie auto-immune puisque le même mot confond le dépôt d'un pied devant l'autre afin de marcher avec l'adverbe de la négation : « Je ne marche même pas d'un pas » disait-on déjà il y a mille ans. L'impasse dit ainsi l'impossibilité même qu'il y ait un pas. L'impasse l'est d'aucun pas.

L'impasse appartient de plein droit au vocabulaire de la psychanalyse. Jacques Lacan reconnaissait ainsi au geste inaugural de la méta-psychologie inventée par Sigmund Freud le miracle d'avoir trouvé, dans l'impasse d'une situation psychique, la force subjective d'une intervention. L'impasse caractérise alors la possibilité d'un départ en dépit de ce qui le contrarie et le symptôme en représente en psychanalyse le point de capiton, le réel qui fait la souffrance du sujet sans possibilité d'en crever l'abcès, même par fixation. Les passages à l'acte valent à ce titre autant d'impasses quand le symptôme demande moins à être résorbé qu'à être entendu comme le réel du sujet. Trouver une voie à ce réel est l'objet de l'analyse en affrontant toutes les résistances au frayage de cet accès.

Deux résistances ont été identifiées par la psychanalyse quand l'accès au symptôme est impossible à trouver : l'acting-out et le passage à l'acte. Dans un premier cas, le recours ostentatoire et compulsif à l'activisme travestit l'impasse en « l'un passe », un simulacre hystérique de sortie reconduisant en réalité au cul-de-sac du symptôme ; pour le second, la sortie de scène est avérée, par exemple dans la mort que l'on ose provoquer, à l'encontre de l'autre ou en se la donnant à soi.

L'accès au réel du symptôme qui fait l'impasse du sujet peut également conduire à l'impasse de l'analyste quand sa quête de symboles fait écran à la parole de l'analysant. La figure du mythologue doit alors céder le pas à celle de l'enquêteur. C'est l'invention lacanienne de la « passe » qui, à partir d'un fragment d'Héraclite sur la foudre, invite un analyste en formation à justifier auprès de deux psychanalystes, les « passeurs », des raisons de son engagement dans la psychanalyse [1].

L'impasse concerne par conséquent autant l'analysant que l'analyste, elle se situe des deux côtés de la cure psychanalytique. Si la passe a été sanctionnée par l'échec de son institutionnalisation, elle a trouvé à rebondir ailleurs. L'échec est à ce à partir de quoi fonder la relance inventive des tentatives. À l'instar du communisme selon Slavoj Žižek en lui associant un mot de Cap au pire de Samuel Beckett : « Essayer encore. Rater encore. Rater mieux » [2]. L'impasse est donc au départ de la psychanalyse, comme l'aporie qui en est le parfait synonyme l'est aussi pour la philosophie.

1b) L'impasse d'un certain cinéma, ainsi celui d'action spectaculaire, emblématique de l'industrie hollywoodienne, montre toute son impuissance symptomatique à construire les scènes de l'être-en-commun où le partage d'un silence ou l'égalité d'une écoute feraient droit au désir de ne pas s'en laisser compter par les blocages du passage et de l'accès. L'hégémonie dépensière de l'acting-out, de la performance narcissique des acteurs à l'usage inflationniste des effets spéciaux en passant par la virtuosité technique en signe ostentatoire de qualité (le recours actuel au plan-séquence, biaisé par les trucages invisibles du numérique), est l'attestation incessante de la reconduction du symptôme.

1c) Revient alors en mémoire un film de Brian de Palma sorti en 1993. Son titre original : Carlito's Way. Son titre français : L'Impasse. On notera déjà ce petit fait linguistique remarquable que le passage du titre original anglais au titre français induit un renversement si fort de sens : la voie de Carlito, le protagoniste joué par Al Pacino en double mélancolique du Tony Montana de Scarface (1983) puisqu'il a renoncé à l'acting-out sous cocaïne, y est devenue en effet une impasse. Et celle-ci est magnifique puisque, de la voie à l'impasse, il y a bien un passage que le film saurait formaliser.

La fiction s'y joue en effet selon deux modalités, narrative (c'est une boucle fermée) et filmique (la boucle est au contraire ouverte). Sur le versant de la narration, le récit commence par la fin : Carlito Brigante, l'ancien gangster d'origine portoricaine revenu dans le barrio de sa jeunesse, est abattu par l'un de ses rivaux mimétiques, un double parodiant sa jeunesse, au moment où il retrouve sur le quai de la gare de New York la femme qu'il aime et avec qui il veut s'enfuir. Toute l'histoire remonte à l'enchaînement des circonstances qui aboutiront à cette conclusion fatale qui se boucle sur l'introduction du film, toutes deux étant en noir et blanc. Sur le versant de la puissance émotionnelle que le film de Brian de Palma saura déployer, c'est toute autre chose qui est ressentie, la croyance que le héros va s'en sortir malgré tout, même s'il ne s'en sort pas. La narration clôt, circonscrit, elle referme ce qu'elle a programmé d'ouvrir, quand la croyance dont le cinéma est capable tient de la déclosion ; le désir que le héros s'en tire, plus fort que le savoir de son échec toujours déjà avéré.

La voie de Carlito est une impasse (il est abattu d'emblée) et c'est pourtant depuis elle qu'il y a, mieux que le cul-de-sac d'une narration circulaire, l'accès à la possibilité d'une passe, le frayage non d'une sortie mais de son désir malgré tout, en dépit du savoir des causalités et des conséquences qui s'en déduisent. Le premier plan du film de Brian De Palma est, en gros plan et en noir et blanc, la balle tirée du canon d'un pistolet muni d'un silencieux et qui troue une écharpe. On y reconnaîtrait le principe même de la projection du film, le paradigme du tout premier film muet projeté si l'on veut le voir ainsi, que nous sommes en train de regarder : on sait que le film, une fois lancé, projeté sur l'écran pareil à un linceul, une écharpe géante, va finir et comment il va finir ; il n'en demeure pas moins que l'on désire croire qu'une autre issue est encore possible. La balle tirée trace le cercle de la mort, mais le trou n'empêche pas pour autant la trouée de la croyance sur l'écharpe du savoir. « Autrement dit, la certitude sur laquelle se fonde une action n'est pas affaire de savoir, mais affaire de croyance : (…) l'acte vrai vient combler les lacunes de notre savoir » [3].

Carlito's Way / L'impasse vérifierait ainsi ce que Jean-Louis Comolli disait déjà du pacte du spectateur avec la fiction, au cinéma mais pas exclusivement, en s'appuyant sur la fameuse formule d'Octave Mannoni au sujet du déni : « Je sais bien, mais quand même ». Le déni est un mécanisme de défense inconscient face à la réalité dont la mise en acte est la dénégation. Le déni (de réalité) n'est pas fautif quand il est assumé ; le semblant n'est pas l'illusion. Le savoir n'empêche pas la croyance, ce sont deux régimes de pensée spécifiques. Il y a ce que je sais (bien) et il y a ce que je crois (quand même) et la croyance est la possibilité d'une alternative aux faits que ne résorbe pas leur savoir qui voudrait clôturer le champ des potentialités [4]. On le dira donc ainsi : je sais bien que le film de Brian De Palma n'est qu'une fiction, et que celle-ci commence et finit par l'assassinat de son protagoniste ; pourtant j'y crois comme s'il en allait de ma vie, comme si sa vie à lui en allait de la mienne. Je sais bien que l'impasse s'impose à Carlito mais, quand même, je crois en sa sortie. Par surcroît, l'écran sur lequel est projeté le film est un mur invitant à sortir de la salle quand il est fini.

Carlito Brigante est un danseur de sa propre solitude, un mage noir et blanc traversé par les puissances fluctuantes du mana [5]. Il est un passeur, ce mot de passe emblématique pour le critique Serge Daney, et dont l'origine revient à Jean-Louis Comolli au sujet du jazzman Eric Dolphy.

1d) Une autre formulation, issue de L'Esthétique de la résistance de Peter Weiss, ce grand triptyque romanesque écrit entre 1971 et 1981 et consacré au mouvement ouvrier allemand, de l'insurrection spartakiste écrasé par la république de Weimar en 1918 à la défaite du nazisme en 1945, et que cite Jean-Luc Godard dans Le Livre d'image (2018), le répète encore sur le versant de l'espérance : « Même si rien ne devait être comme nous l'avions espéré, ça ne changerait rien à nos espérances ».

Si le réel est littéralement l'impossible en tant qu'il s'oppose au possible, l'impasse est toutefois la condition paradoxale de toutes les possibilités, possibilités de croire et d'espérer, possibilités de désirer autre chose que ce qu'il y aurait sans reste, non sa négation. L'impasse n'est pas le contraire de la passe, mais son transcendantal. De la même façon que l'impensable n'est pas le contraire de la pensée, mais la condition même de possibilité pour penser, que l'indécidable est la condition de possibilité de toute décision, et que l'impardonnable l'est encore pour la possibilité de pardonner.

2a) Si l'impasse est au départ de la psychanalyse, dont l'invention est contemporaine du cinéma, l'aporie qui en est le synonyme est au départ de la philosophie, dont l'invention est contemporaine de la démocratie. L'impasse peut effectivement servir de mur à la projection cinématographique, tandis que l'aporie est la vérité refoulée de la démocratie, qui ne nomme pas à l'origine un régime parlementaire et représentatif, mais un principe de gouvernement où le pouvoir qui n'appartient à personne peut aller et revenir également à n'importe qui. La démocratie est ainsi le pouvoir des sans-pouvoirs, Jacques Rancière y a souvent insisté. La « haine de la démocratie », qui est selon lui une réaction de l'oligarchie libérale à l'exigence d'égalité [6], n'est peut-être pas sans lien avec la haine du cinéma dont l'esthétique, égalitaire et démocratique, est ce que l'industrie veut contenir au nom de la reconduction des hiérarchies, acteurs et figurants, fiction et documentaire [7].

L'aporie dit à sa racine, autrement dit radicalement, la privation (a-), l'empêchement pourtant posé en nécessité dans le passage du gué (poros). Dans le Banquet de Platon, la naissance d'Éros eut lieu le jour où Pénia, déesse de la pauvreté dont le nom a donné celui de peine, se coucha près de Poros ivre, dieu des expédients et des passages (son nom a donné tous les dérivés de porte et de par) [8].

2b) Érotique est l'indigent réfractaire, le pauvre qui, malgré les contrôles policiers, arrive à passer, le paria extravagant qui sait vagabonder dans l'ivresse des expédients lui offrant de franchir le gué. Érotique est le va-nu-pied disposé à être un affranchi, Charlot en figure l'emblème immortel. L'ange nécessaire a le courage des impasses quand il faut sacrifier le vagabond puisque sa moustache lui a été volée par le dictateur ; il l'est aussi des apories quand, pour lui, rire et pleurer coïncident. Érotique-aporétique est le cinéma aux semelles de vent, celui des Ariel qui ont tiré des frontières le fil tramant leurs rhapsodies, de Jocelyne Saab à Franssou Prenant en passant par Narimane Mari.

2c) L'aporie : si Jacques Derrida s'y est frotté avec beaucoup de zèle et autant d'ardeur, c'est qu'elle est au cœur non seulement de la philosophie, mais de la déconstruction de ses présupposés métaphysiques à laquelle il aura consacré sa vie. En juillet 1992, le philosophe prononce une conférence lors de la décade de Cerisy-la-Salle qui lui est dédiée, qu'il publie en 1993 et reprend en 1996 pour les éditions Galilée sous le titre Apories – Mourir, s'attendre aux 'limites de la vérité' [9].

Si l'aporie est au départ de la philosophie, c'est pour la contrarier, la faire achopper sur ses bases et interroger ses fondements en sondant l'impensé de ses soubassements. La contradiction insoluble que l'aporie indique n'y a pas seulement valeur d'exception à la règle ; plus que cela, elle nomme la butée des binarités, le blocage des partitions catégoriques, un défi aux distinctions comme aux oppositions logiques. Une promesse aux limites de la responsabilité de la tenir est un devoir sans être un commandement. Le dehors du déjà pensé, dans la promesse héroïque de l'incalculable.

Chez Jacques Derrida, l'aporie qualifie l'expérience de l'impossible ; ainsi, la justice qui est infinie en excédant les règles finie du droit ; ainsi, l'hospitalité qui est irréductible aux politiques d'accueil des étrangers ; ainsi, le pardon qui a l'impardonnable pour impossible condition ; ainsi la mort qui est toujours celle de l'autre puisqu'il est impossible de dire « je suis mort » tout en l'étant. Les apories ont à voir ainsi avec les antinomies de la langue puisqu'il y a plus d'une langue. Les apories sont des inconditionnalités qui, en tant que telles, posent des conditions de possibilités ; souveraines, elles n'en appellent néanmoins à aucun souverain, ni à aucune forme de souveraineté. Si elles ont lien au neutre qui signifie à la lettre ni l'un-e, ni l'autre, elles n'ont rien à voir avec toute idée de neutralité. Elles engagent à endurer une époque qui s'y voue quand la règle est à l'état d'exception.

Parmi les apories, on retiendra khôra, ce mot grec ancien qui résiste à sa conceptualisation comme à toutes les interprétations ; ses traductions sont nombreuses (le territoire rural de la polis au-delà ou en deçà de l'opposition ville-campagne, la région ou le lieu, la mère ou la nourrice), sans être jamais définitives. Un lieu d'avant tout lieu qui échappe à la distinction du mythos et du logos, en deçà de la dette et de l'échange. Khôra est instable, invite aux antinomies et oblige aux dissymétries. Inconcevable, son secret est impénétrable. Khôra est le lieu hors lieu, sans essence et insituable, de tout site, celui par où commence la dissémination, qui est sans fin et que guette la déconstruction.

L'aporie est l'impasse en condition même de toute passe, l'impossible en condition même du possible. L'aporie en paradigme de tout transcendantal serait comme un archi-transcendantal.

Pour le Platon du Timée, Socrate en occupe la place qui est celle des sans-lieux. Le geste philosophique inaugural est sans lieu propre, atopique ; c'est pourquoi, dirait Frédéric Neyrat, nous sommes des aliens dont la condition d'existence est terrestre autant qu'elle est, contre tout géocentrisme, extraterritorialité [10]. Charlot encore, burlesque cosmique et socratique, le paria qui ne craint pas de perdre sa place puisqu'aucune ne lui revient de droit. Pour Aristote, khôra est le diaphane à partir de quoi l'idée accède au visible ; l'héritage grec du christianisme en a tiré un emblème de son iconographie, la Vierge Marie, le réceptacle abritant le verbe sans que ne le brise l'idée de Dieu dont il est le relais. Khôra est le ventre fécond donnant chair à l'image, son hymen impossible à déchirer. Marie José Mondzain en poursuit l'idée en lui trouvant un mot de passe, la zone (zonè dit en grec la ceinture, puis la périphérie). Elle célèbre ainsi le fond d'indétermination et de liberté des puissances imaginales et des opérations créatrices qui s'en déduisent, capables de faire des rapports à partir d'une absence de rapport préalable – ce qui s'appelle en cinéma le montage [11].

2d) Khôra est l'écran blanc de cinéma, fondu dans le miroir noir de nos petits écrans domestiques. Khôra en possibilité de toute image s'est vu donner au cinéma les images qui, jamais, n'en épuisent l'idée : la pellicule qui flambe chez Ingmar Bergman, Jerzy Skolimowski et Monte Hellman, la planète molle et océanique de Solaris (1972) d'Andreï Tarkovski, les rideaux de David Lynch, l'écran noir chez Marguerite Duras et Jean-Luc Godard, chez Jean-Marie Straub et Danièle Huillet.

Tous les cinéastes qui comptent, au-delà toute comptabilité, sont des zonards comme le dirait encore Marie José Mondzain, des passeurs de frontières, des passagers clandestins aux manières traversières, des transbordeurs, des frayeurs de passages depuis l'impasse qui peut effrayer. On insistera ici sur la spécificité du dispositif de la salle dans l'expérience cinématographique. D'abord, on y descend souvent en rejouant les catabases mythiques, Gilgamesh et Orphée, Hercule et Ulysse, Dante et Virgile, ces descentes dans les limbes des périphéries du genre examinées aussi par Patrice Rollet [12] ; avant l'anabase platonicienne, la descente souterraine toujours suivie d'une remontée vers le soleil. Ensuite, la projection a également besoin d'un mur nécessaire à y apposer son écran.

La descente dans le souterrain, comme dans La Jetée (1962) de Chris. Marker où le héros qui voyage à travers le temps à la poursuite d'une image d'enfance qui le hante se cache dans les souterrains du palais de Chaillot, alors le refuge de la Cinémathèque française ; le mur que l'on construit moins qu'on le fait, comme dans Le Trou (1960) de Jacques Becker où le travail bruyant des détenus désirant s'évader est le bruit même de leur idée, le boucan du plan qu'ils auront pensé.

D'autres catabases auront trouvé leur lieu dans les chambres, ces variations de l'originelle camera obscura où l'on s'y confine pour y soigner sa convalescence, leur dedans qui est un dehors plus vaste que tout extérieur, chez Chantal Akerman et Jean Eustache, Nicolas Klotz et ÉlisabethPerceval.

2e) L'impasse est une descente (dans le souterrain et ses murs recouverts de velours – le velvet underground des salles de cinéma) et la catabase, avant d'en appeler à une anabase, oblige au mur qu'il faut faire et il faut se le faire pour passer comme Alice de l'autre côté. Giorgio Agamben en a fourbi la formule dans l'amitié de Polichinelle puisqu'à ses côtés, la vie apparaît comme une comédie plus digne que toute tragédie. Son secret ? Il n'y pas de secret mais, à tout instant, l'échappée d'un rire en guise de pas de côté : « Dans la vie des hommes – tel est son enseignement – la seule chose importante est de trouver une sortie. Vers où ? Vers l'origine. Parce que l'origine est toujours au milieu, elle ne se donne que comme interruption. Et l'interruption est échappatoire » [13].

Le pas de côté est la parabase qui, même sur place, toujours engage à la parallaxe, à tous les écarts parallactiques qui déplacent les regards en creusant depuis le réel l'ouvert d'autres perspectives [14].

La sortie par le milieu qui est une interruption, l'accès qui est une échappée depuis l'origine. La formule de Polichinelle se ramasse selon GiorgioAgamben encore ainsi : « Ubi fracassorium, ibi fuggitorium – là où il y a une catastrophe, il y a une échappatoire » [15]. C'est le faux-raccord qui brise le continuum spatio-temporel en ouvrant à la dimension de l'esprit, dans Gertrud (1965) de Carl T. Dreyer, Procès de Jeanne d'Arc (1961) et Mouchette (1967) de Robert Bresson, Val Abraham (1993) de Manoel de Oliveira. Tous adeptes du « style transcendantal » pour reprendre le terme de Paul Schrader, soucieux d'offrir à leurs héroïnes respectives la possibilité d'une échappée par le milieu – la collure entre les plans dont l'image a tant fasciné Sylvie Pierre et Jacques Rivette.

C'est, ailleurs et dans le registre du comique burlesque, le sifflet de Harpo Marx qui prolonge la langue inconnue et inouïe de Polichinelle ou bien encore les révolutions de Claude Melki dans L'Acrobate (1976) de Jean-Daniel Pollet dont les tangos renouent avec les rotations cosmiques.

2f) L'impasse, si elle est formellement le contraire du passage, est au départ de toute passe, l'impossible en condition du possible. L'aporie qui en est le synonyme est la pierre d'achoppement par où la philosophie s'échappe d'elle-même en recommençant par le milieu, le skandalon originaire des antinomies insolubles et des dissymétries qui font sauter le bouchon du principe de non-contradiction et des logiques binaires et dualistes. La pensée y engage toute sa puissance dialectique en ressaisissant que la relève des contradictions n'est pas le trois de synthèse sous lequel se subsument les oppositions, mais la relève de ce qui échappe à l'épreuve nécessaire de l'antagonisme. La fuite vers le dehors où l'appel du neutre, qui n'est pas la neutralité reconduisant à l'impasse du consensus (le « en même temps » macronien), est l'invocation d'un reste inassimilable.

De deux choses, pas l'une ; ni l'une, ni l'autre, au contraire : voilà tout ce que l'on aura appris des penseurs et passeurs de la dialectique quand elle se voit retournée sur et contre elle-même, les essais de Jean-Luc Godard, Harun Farocki et Walter Benjamin. Au milieu, on trouvera la sémantique générale d'Alfred Korzybski qui aura pris acte des acquis de la théorie de la relativité et de la mécanique quantique pour parer aux confusions de la représentation et de la réalité, consécutives à l'hégémonie du principe de non-contradiction hérité de la pensée d'Aristote : « La carte n'est pas le territoire ». On sait l'influence que la sémantique générale a exercée sur des écrivains tels A. E. van Vogt et William Burroughs, et les penseurs Gaston Bachelard, Gregory Bateson et Henri Laborit [16].

La dialectique dans sa dimension la plus critique, il faudrait en retrouver la puissance fragmentaire et foudroyante chez les présocratiques ; ainsi, Héraclite, qui est un penseur de l'être, à la fois mouvant (c'est un devenir), relatif (c'est un assemblage discutable d'éléments disparates et hétérogènes) et contradictoire (il ne coïncide jamais avec lui-même). Quand Aristote pose que A = A, soit dit qu'il est non-A, Héraclite pensait plus d'un siècle avant ce dernier que A = A + non-A [17].

On trouvera enfin à l'extérieur du monde occidental des modes de pensée avoisinants ; ainsi, le tétralemme des philosophies orientales, indienne, chinoise et japonaise. Le tétralemme pose quatre possibilités pour une seule proposition, au-delà des oppositions binaires et des dilemmes solubles dans la pensée aristotélicienne (A ne peut être en effet identique à lui-même tout en étant différent de lui-même). Avec le tétralemme, chaque lemme (ou proposition intermédiaire) ayant une valeur de vérité entre un prédicat et un sujet s'agence avec les autres pour composer un carré des possibilités en dépassant l'opposition binaire et aristotélicienne des affirmations et des négations. Dans cette perspective, une chose peut être ou vraie ou fausse, à la fois vraie et fausse, et ni vraie ni fausse.

2g) Qu'une chose ne soit pas identique à elle-même, la Jungle de Calais l'a prouvé dans les films que Sylvain George et Élisabeth Perceval et Nicolas Klotz lui ont consacré. Le bidonville peuplé d'apatrides qui fuient les guerres de l'impérialisme fossile [18], et ceinturé par un maillage étatique serré de dispositifs de contrôle et de sécurité a aussi été le site d'une utopie oblique, la construction inachevée (parce qu'elle aura été pour cette raison même bazardée) d'un être-en-commun en devenir, une communauté de destin pour parias nomades en restes vivants d'entre les états-nations.

La Jungle aura été tout cela à la fois, une aporie du droit, ainsi qu'une impasse pour les exilé-e-s cherchant refuge en Europe, mais également un sas de passage et un lieu hors lieu – topos outopos. Une « troisième aire » d'après Giorgio Agamben, inspiré ici par Donald W. Winnicott : ni la scène hallucinée des fantasmes, ni l'espace indifférent des objets, mais une zone intermédiaire (Marie José Mondzain, encore), un « lieu épiphanique » au principe d'une « topologie de l'irréel » en vertu de quoi ce qui est réel perd de sa réalité, tandis que l'irréel est en voie de se réaliser [19]. Ainsi, l'utopie concrète d'une communauté sans programme, surgissante et insurgée, ses restes vivants d'entre les nations bricolant depuis leurs ruines de nouveaux modes d'habitabilité, des formes neuves de vie.

Si les cinéastes sont des penseurs au sens où ils sont des transbordeurs, des passeurs, c'est en topographes de l'irréel, à la lisière de la fiction et du documentaire comme Lav Diaz, Ghassan Salhab et Tariq Teguia. Comme Christophe Clavert qui emprunte La Route de Cayenne pour voir ce qui résonne entre le maintenant et l'autrefois, Mehdi Benallal qui soupèse entre les vies de peu et les statues reléguées du passé le poids de consistance subtile du communisme, et Ian Menoyot qui descend dans les catacombes de Bruxelles pour y retrouver la Senne, le fleuve enfoui et refoulé.

3) Une dernière formule pour la route et la suite du monde qui, on le sait bien, s'apparente à la seule persécution forcenée, mais quand même, on y croit et si nos espérances seront encore déçues, la déception ne les changera en rien, donnée par Ghérasim Luca : comment s'en sortir sans sortir.

L'écrivain d'origine roumaine a été un génial praticien de la poésie sonore, un frayeur sauvage entre les langues (il parlait le roumain, le yiddish, l'allemand et le français). Ghérasim Luca a été un bégayeur extraordinaire du français selon Gilles Deleuze, qui n'était pas sa langue de naissance, mais une langue d'adoption qu'il a déterritorialisée au nom d'une étrangeté que le national lui fait oublier. Comme Joseph Conrad avec l'anglais, Franz Kafka avec l'allemand et Samuel Beckett, déjà, avec le français. Son récital poétique filmé en 1988 par Raoul Sangla pour FR3 et la SEPT est un événement audiovisuel, comme l'ont été autrement les pièces écrites pour la télévision par Samuel Beckett entre 1975 et 1982, Quad, Trio du Fantôme, ... que nuages... et Nacht und Träume [20].

Comment s'en sortir sans sortir : par l'écriture qui oralise et les consonances qui crépitent par dérivation sémantique ; par le jeu des répétitions qui tiennent à la fois de la transe et du babil ; par un ésotérisme kabbalistique qui est une érotique aporétique du verbe. Avant de se jeter dans la Seine quasiment un quart de siècle après Paul Celan, son aîné gémellaire, Ghérasim Luca ouvre aux grandes respirations qui ont longtemps conjuré ses tentatives de suicide, fourbissant dans l'impasse du conformisme littéraire d'explosives apories. Son anarchisme poétique est un cri vital, celui par où le monde finit et par où il recommence, et par quoi le vieillard que la mort hantait se refait nouveau-né dans la langue de l'autre. On s'en souvient, ses proférations sorcellaires nous avaient redonné à souffler à l'époque où la pandémie de Covid-19 nous obligeait à tenir bon dans le confinement.

Comment s'en sortir sans sortir ? Comme les quatre figures de Quad occupent le carré de la scène en séries de pas qui épuisent le possible sans en épuiser le désir, même quand on est fatigué, même quand l'épuisement est là. Comme Ghérasim Luca, héros-limite d'une poétique des limites de la langue par où le dehors est cosmique. En partant de l'impasse pour arriver à l'aporie, à l'impossible qui n'est pas l'anéantissement du possible, mais au contraire : la condition même des possibilités.

Depuis l'épuisement, quoi ? le désir de persévérer, comment autrement vivrait-on, on ne le pourrait.

« Une prison c'est l'être lui-même cloîtré derrière sa clef et son cercle, et comme une louve au rire acre mais fier, l'ouvrir s'aime mieux à l'écart, c'est mieux écarter la rupture entre le cri sacré du moi et les griffes de l'autre, c'est à dire un moi, un moyen de sacrifier la créature à quelque chose d'autre, massacrer le créateur dans sa créature, et avec les os de l'écho du chaos et dans une sorte de coma de combat entre l'homme et l'atome, la tomate, l'automate, recréer le créé et être ainsi par rapt, par rapport à lui, la parade d'un para-être qui surgit et s'insurge à l'intérieur de soi-même comme le coma, comme une comète en coma dans le ventre de la terre. »

(Ghérasim Luca, « La Voie lactée », Héros-limite, éd. José Corti, 1995)

Saad Chakali & Alexia Roux


[1] ) Jacques Lacan, intervention au congrès de la grande Motte, juin 1975, Lettres de l'École n° 15, [p. 185. Dans un article intitulé « Impasses du destin », Claude Brabant y fait référence en rappelant le fragment d'Héraclite qui a inspiré à Lacan l'idée de la passe : « Les choses qui sont là, la foudre les conduit toutes. », en précisant ceci : « Ni l'éclair ni le tonnerre, mais la foudre : ce qui tombe et qui frappe, entre sonore et visible – ni l'un ni l'autre, mais dans leur faille, leur interstice (…) » (La clinique lacanienne, « Les impasses de la cure », 2012/1, n°21, pp. 13-18).

[2] ) Samuel Beckett, Cap au pire, éd. Minuit, 1982, p. 8 ; Slavoj Žižek, Après la tragédie, la farce ! ou Comment l'histoire se répète, éd. Flammarion-coll. « Champs essais », 2011 (2009 pour l'édition originale), p. 195.

[3] ) Slavoj Žižek, Après la farce, ibid., p. 234.

[4] ) Jean-Louis Comolli, Corps et cadre. Cinéma, éthique, politique éd. Verdier, 2012, pp. 91-100.

[5] ) Jean-François Buiré, De Palma Mana Cinéma, Les Éditions Pot D'Colle, 2024.

[6] ) Jacques Rancière, La haine de la démocratie, éd. La Fabrique, 2005.

[7] ) Georges Didi-Huberman, Peuples exposés, peuples figurants. L'Œil de l'histoire, 4, éd. Minuit-coll. « Paradoxe », 2012 ; Jean-Louis Comolli, Cinéma contre spectacle, éd. Verdier, 2009 ; Cinéma, numérique, survie, éd. ENS, 2019.

[8] ) Platon, Le Banquet, 201d-203e.

[9] ) Jacques Derrida, Apories – Mourir, s'attendre aux 'limites de la vérité', éd. Galilée, 1996.

[10] ) Frédéric Neyrat, La condition planétaire, éd. Les Liens qui Libèrent, 2025.

[11] ) Marie José Mondzain, L'image, une affaire de zone, éd. D-Fiction-coll. « Frontières », 2014 (e-book).

[12] ) Patrice Rollet, Descentes aux limbes. Confins du cinéma, éd. P.O.L.-coll. « Trafic », 2019.

[13] ) Giorgio Agamben, Polichinelle ou Divertissement pour les jeunes gens en quatre scène, éd. Macula, 2017, p. 34.

[14] ) Slavoj Žižek, La Parallaxe, éd. Fayard-coll. « Ouvertures », 2006.

[15] ) Giorgio Agamben, op. cit.

[16] ) Alfred Korzybski, Une carte n'est pas le territoire. Prolégomènes aux systèmes non-aristotéliciens et à la Sémantique générale, éditions de L'Éclat-coll. « poche », 2015 (1997 pour la première édition française).

[17] ) Marc Froment-Meurice, Héraclite L'Obscur. Fragments du même, éd. Galilée, 2020.

[18] ) Andreas Malm, Pour la Palestine comme pour la Terre. Les ravages de l'impérialisme fossile, éd. La Fabrique, 2025.

[19] ) Giorgio Agamben, Stanze. Parole et fantasme dans la culture occidentale, éd. Payot & Rivages, 1994, p. 103.

[20] ) Ghérasim Luca, Comment s'en sortir sans sortir, éd. José Corti, 2008 ; Samuel Beckett, Quad et autres pièces pour la télévision suivi de L'Épuisé par Gilles Deleuze, éd. Minuit, 1992.

10 / 10
  GÉNÉRALISTES
Ballast
Fakir
Interstices
Lava
La revue des médias
Le Grand Continent
Le Monde Diplo
Le Nouvel Obs
Lundi Matin
Mouais
Multitudes
Politis
Regards
Smolny
Socialter
The Conversation
UPMagazine
Usbek & Rica
Le Zéphyr
 
  CULTURE / IDÉES 1/2
Accattone
Contretemps
A Contretemps
Alter-éditions
CQFD
Comptoir (Le)
Déferlante (La)
Esprit
Frustration
 
  IDÉES 2/2
L'Intimiste
Jef Klak
Lignes de Crêtes
NonFiction
Nouveaux Cahiers du Socialisme
Période
Philo Mag
Terrestres
Vie des Idées
Villa Albertine
 
  THINK-TANKS
Fondation Copernic
Institut La Boétie
Institut Rousseau
 
  TECH
Dans les algorithmes
Framablog
Goodtech.info
Quadrature du Net
 
  INTERNATIONAL
Alencontre
Alterinfos
CETRI
ESSF
Inprecor
Journal des Alternatives
Guitinews
 
  MULTILINGUES
Kedistan
Quatrième Internationale
Viewpoint Magazine
+972 mag
 
  PODCASTS
Arrêt sur Images
Le Diplo
LSD
Thinkerview
 
   Fiabilité faible
Contre-Attaque
Issues
Korii
Positivr
Regain
Slate
Ulyces
🌓