01.07.2025 à 15:51
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Après l'agression de l'Iran, penser la fascisation mortifère du monde
- 30 juin / Avec une grosse photo en haut, Positions, 2« Le fascisme, c'est la guerre ! » titrait un article de l'historien Michel Winock, paru dans L'Histoire en 1999. Reprise d'un célèbre discours du député communiste Maurice Thorez [1], cette affirmation n'a jamais perdu sa justesse.
Pour Michel Winock, le fascisme est avant tout une exaltation de la guerre, une primauté accordée à la force brute : « Le fascisme, écrivait Alain, est un autre nom du militarisme. » « Disons même, poursuit l'historien, un militarisme enthousiaste, produisant une attitude d'« obéissance joyeuse », selon le mot de Hitler. Une des meilleures façons d'unifier la nation est de la plonger dans l'état de guerre, ou un simili état de guerre. La volonté nationale est alors tendue par un danger commun, la discipline s'impose. »
Dans la nuit du jeudi 12 au vendredi 13 juin, quelques minutes après minuit (l'heure des criminels), un État occidental doté d'une des armées les plus avancées du monde, allié aux États les plus puissants de la planète – États-Unis, France, Allemagne... – a agressé par surprise un pays militairement affaibli et isolé sur la scène internationale, l'Iran.
Non signataire du Traité de non-prolifération (TNP), et à ce titre, refusant toute visite d'inspecteurs de l'AIEA sur son territoire, l'État agresseur en question est également le seul du Moyen-Orient doté – illégalement – de l'arme atomique, au contraire de l'Iran, qui ne possède ni n'a jamais possédé aucun arsenal nucléaire.
Le premier jour de l'attaque, l'État d'Israël (puisque c'est de lui qu'il s'agit) a bombardé des sites nucléaires et militaires en Iran, et assassiné, la plupart chez eux, dans leur maison (et non dans des bunkers sécurisés), des chefs militaires et des scientifiques impliqués dans le programme nucléaire iranien, ainsi que leur famille. Quelque 200 avions de chasse israéliens – des F15, F16 et F35 américains, qui supposent une information préalable des États-Unis – ont servi à l'opération. Celle-ci a fait une centaine de morts, parmi lesquels des civils, dont une vingtaine d'enfants, et plusieurs centaines de blessés. Dommages collatéraux.
Pour les dirigeants israéliens, il s'agit de décapiter « la tête de la pieuvre iranienne », « la tête du serpent iranien ». Déshumanisation (in)digne d'autres lieux et d'autre temps, propagée par les médias et infusant la société israélienne tout entière, elle fait suite à la déshumanisation de la population palestinienne. Car il faut prendre la propagande occidentale au mot : Israël est bien une démocratie, le peuple est au pouvoir à travers la personne de son Premier ministre, Netanyahou. De Yaïr Lapid à Yaïr Golan, tous les politiques ont apporté leur soutien à l'agression contre l'Iran.
Le réalisateur Eyal Sivan rapporte ces propos entendus sur la chaine 12 de la télévision israélienne : « Nous avons ouvert une autoroute dans le ciel de Téhéran, et les Iraniens voient maintenant les avions de chasse juifs voler au-dessus d'eux. » « Juifs », et non « israéliens ». Auparavant, le ministre de la Défense, Israël Katz, avait qualifié l'attaque sur l'Iran de « moment décisif dans l'histoire de l'Etat d'Israël et du peuple juif », judaïsant une nouvelle fois l'agression israélienne en faisant porter au « peuple juif » dans son ensemble la responsabilité de cette opération. Comment ne pas y voir une stratégie délibérée ? Pas de quoi résorber l'antisémitisme dans le monde.
Tout sauf anodin, le nom de code de l'agression israélienne renforce l'ancrage dans l'histoire juive. L'opération « Lion dressé » (Am Kalavi מבצע עָם כְּלָבִיא) fait référence à un verset du 2e oracle de Balaam, contenu dans le Livre des Nombres de la Bible : « Voici un peuple [d'Israël] qui se lève comme un fauve, qui se dresse comme un lion. Il ne se couche pas avant d'avoir dévoré sa proie et bu le sang de ses victimes [2] ». L'après-midi précédant les frappes contre l'Iran, le Premier ministre israélien est même allé jusqu'à se faire filmer et prendre en photo en train de déposer ce verset manuscrit au Mur des Lamentations.
Symbolique millénariste doublée d'une affirmation pathologique de puissance et de désir morbide, voilà où en est Israël.
Les relents de guerre sainte, messianiques et racistes, n'ont pas dissuadé le gouvernement et la plupart des médias français de soutenir l'agression israélienne. Bien au contraire.
En France, Emmanuel Macron a osé déclarer : « Israël a le droit, comme chaque peuple, à sa défense », tandis qu'un communiqué du ministère des Affaires étrangères insistait : « Nous réaffirmons le droit d'Israël à se défendre contre toute attaque ». Les Iraniens ne sont pas un peuple qui compte pour Emmanuel Macron, qui a appelé l'Iran « à la retenue ».
Cette agression caractérisée d'un pays fort contre un pays faible, sans mandat de l'ONU, illicite selon le droit international qui ne reconnait pas les guerres préventives, a pourtant suscité des appels à la « désescalade » ou des condamnations de la plupart des pays du monde. Le Grand Continent a cartographié ces réactions. En Europe, les quatre soutiens officiels de l'État agresseur – le Royaume-Uni, l'Allemagne, la Tchéquie et la France – sont bien seuls. Peu de pays de l'OTAN ont cautionné l'agression d'Israël, à l'inverse de ce que préfère affirmer Libération, ce journal pro-israélien détenu de fait par Altice et donc Patrick Drahi, et dont le directeur de rédaction, ancien d'Haaretz, fut officier dans l'unité 8200 de l'armée israélienne.
Depuis le 13 juin, la plupart des médias français, audiovisuels et papier, reprennent le narratif d'Israël en citant généreusement ses responsables, au premier chef le ministre de la Défense Israël Katz. Ils se focalisent sur les raisons supposées de l'offensive, à savoir le programme nucléaire iranien, et reprennent les termes de « frappes » et d'« opération » (Le Parisien, Le Figaro, terme renouvelé le 23 juin pour l'attaque des États-Unis...) et qualifient l'attaque d'« offensive », de « campagne » (Le Figaro) ou encore de « pari » (Le Figaro, La Croix...). Le terme d'« agression » est évidemment banni. Les médias ne soulignent quasiment jamais l'illicéité de l'offensive « préventive » israélienne : côté audiovisuel, seule France 24 trouble parfois cet unanimisme, à travers les voix d'invités comme Kevan Gafaïti ou d'Azadeh Kian.
Seuls les médias financièrement indépendants (Médiapart, Blast...) condamnent explicitement l'agression israélienne. Côté presse papier, L'Humanité est complétement isolée.
Le parti-pris en faveur d'Israël des médias français détenus par l'État et les milliardaires s'inscrit dans le cadre d'une offensive plus générale visant à (ré)écrire le récit d'un Occident en forteresse assiégée faisant face à une alliance de pays voués à son annihilation. Ce récit vise principalement l'Iran, la Russie, la Chine, et relève principalement du fantasme, ce que prouvent les réactions très mesurées de ces deux derniers pays à la détresse du régime iranien. Teinté d'accents complotistes, des documentaires comme « Russie, Chine, Iran : la revanche des empires » diffusé sur la chaine franco-allemande Arte, sont symptomatiques de ce récit préparant l'opinion publique à la nécessité d'une guerre préventive.
Exacerbant la menace d'une coalition d'ennemis de l'Occident, ce récit opère une inversion de la réalité : le retour des « empires » n'est pas celui des ex-puissances coloniales françaises et anglaises, qui se sont partagées le monde pendant plusieurs siècles, pas plus que la puissance impérialiste américaine, au faîte de sa force, mais d'anciens « empires » affaiblis ayant eu à subir nombre d'interventions colonialistes et impérialistes européennes et américaines.
Ce narratif rappelle celui utilisé contre l'Irak. Présenté comme disposant de la « 4e armée du monde » pendant la guerre du Golfe, il s'agissait alors de brandir une menace surdimensionnée pour mieux justifier la coalition – réelle, celle-ci – emmenée par les États-Unis.
Le succès opérationnel de l'attaque israélienne, magnifié par des médias fascinés par la technologie militaire et déshumanisant les civils, prouve en creux l'inanité des accusations concernant la menace « existentielle » que faisait peser le régime iranien sur Israël. La défense anti-aérienne a été incapable de stopper l'aviation israélienne, pas plus qu'elle n'avait été capable d'empêcher l'assassinat d'Ismaïl Haniyeh à Téhéran en juillet 2024. Et pour cause : contrairement au narratif des médias et gouvernements occidentaux unis dans la fabrication d'une peur irrationnelle de l'Iran – une « Iranophobie », selon l'historien israélien Haggai Ram, la réalité est toute autre. L'Iran est affaibli par des décennies de sanctions américaines sur lesquelles se sont alignées les sanctions européennes. Depuis plusieurs années, l'Iran, ne consacre « que » 2% de son PIB au budget militaire, soit environ deux fois moins qu'Israël qui dépense entre 4 et 8% de son PIB à la défense, soit autour de 50 milliards de dollars par an. C'est deux fois moins en dollars pour l'Iran. Israël dispose du soutien technologique et opérationnel américain, et surtout, avec un arsenal de 90 ogives nucléaires au minimum (et peut-être plus de 300), c'est le seul État nucléarisé du Moyen-Orient, quand l'Iran peine à enrichir son uranium à 60%...
Le 3 mars 2015, l'ancien secrétaire d'État américain Colin Powell – resté célèbre pour avoir brandi à l'ONU les fameuses « preuves » de la détention par l'Irak d'armes de destruction massive, ce qui s'avèrera une escroquerie fumeuse – écrit dans un mail ayant fuité : « N'importe comment, les Iraniens ne pourraient pas utiliser [la bombe] même s'ils arrivaient à l'obtenir. Parce que les gars à Téhéran savent qu'Israël a 200 bombes, toutes tournées vers Téhéran, et que nous en avons des milliers. Comme dit Akmdinjad [sic., pour Ahmadinejad : Colin Powell est incapable d'écrire son nom correctement], que ferions-nous d'une bombe, à part l'astiquer ? » (Anyway, Iranians can't use one if they finally make one. The boys in Tehran know Israel has 200, all targeted Tehran, and we have thousands. As Akmdinjad (sp) “What would we do with one, polish it ?”)
La même année, en signant l'accord de Vienne après trois ans de négociations, l'Iran renonce à son programme d'enrichissement d'uranium en échange de la levée des sanctions internationales. Donald Trump fait tout voler en éclats en se retirant unilatéralement de l'accord en 2018. Depuis mars 2025, cependant, Iran et États-Unis avaient repris les négociations à travers cinq cycles débutés en avril. Le 6e cycle devait avoir lieu ce dimanche 15 juin.
Le soutien de la France à Israël arrive dans un contexte que tout le monde connait, même si certains sionistes français font preuve de négationnisme : depuis plus d'un an et demi Israël exerce son « droit à se défendre » en détruisant systématiquement toute possibilité de vie dans la bande de Gaza, et menace les Palestiniens de l'enclave et de Cisjordanie d'un nettoyage ethnique. En janvier 2024, la Cour Internationale de Justice a rendu une décision appelant Israël à empêcher d'éventuels actes de « génocide » et à « prendre des mesures immédiates » pour permettre la fourniture « de l'aide humanitaire à la population civile de Gaza ». Aucun pays, et surtout pas les plus puissants, n'a contraint Israël à respecter cette décision, qui poursuit de plus belle la destruction de Gaza et utilise la famine comme arme de guerre.
Benyamin Netanyahou, qu'Emmanuel Macron a appelé au lendemain des premiers bombardements (« Allo, mon bibi ? »), est sous mandat d'arrêt de la Cour Pénale Internationale pour crimes de guerre et crimes contre l'Humanité, tout comme l'ex- ministre de la défense Yoav Gallant. Israël poursuit une colonisation illégale et meurtrière dans les territoires occupés palestiniens et bombarde ses pays voisins, la Syrie et le Liban.
La situation actuelle n'est pas le fruit du hasard, mais d'une mentalité israélienne bien installée : « Les Israéliens aiment les guerres, surtout lorsqu'elles commencent. Il n'y a pas encore eu de guerre à laquelle Israël – tout le pays – n'ait pas adhéré dès le début ; il n'y a pas encore eu de guerre – à l'exception de la guerre du Yom Kippour en 1973 – qui n'ait pas conduit tout le pays à s'émerveiller, dès le début, des capacités militaires et du renseignement exceptionnels d'Israël » rappelle Gideon Levy dans un article d'Haaretz repris par Mediapart.
Ce constat amer fait écho à des propos de Mussolini cités par Michel Winock : « Toute l'atmosphère qui entoure la vie du peuple italien [dans l'Italie fasciste] a un caractère militaire, doit avoir et aura un caractère toujours plus militaire : le peuple est fier de se savoir mobilisé en permanence pour les œuvres de la paix et pour celles de la guerre. » Changez « italien » par « israélien » et cette phrase garde toute sa véracité.
En Israël, l'armée est au cœur de la société qui cultive un sentiment d'état de guerre perpétuel. Le culte de la force militaire (« la paix par la force », dit Netanyahou) est constitutif du sentiment national israélien : la création de l'État hébreu doit beaucoup à la Haganah, l'organisation paramilitaire chargée jusqu'à 1949 de vider les villages palestiniens de leurs habitants, puis de défendre l'État juif nouvellement créé contre les armées arabes.
Plus encore, le sionisme doit beaucoup à sa dimension russe, rappelle Yakov Rabkin, pour qui « la légitimité répandue du recours à la force distingue les juifs de Russie de ceux d'autres pays où la résistance armée contre les non-juifs n'est ni nécessaire ni concevable. On peut même voir des traces de l'influence culturelle russe dans l'histoire toute récente : les héros militaires d'Israël, Moshé Dayan, Ezer Weizmann, Itzhak Rabin, Rehavam Zeevi, Raphaël Eitan et Ariel Sharon [3], sont tous descendants de juifs de Russie, dont la propension à recourir à la force ne se compare qu'à leur éloignement de la tradition juive. »
Yakov Rabkin, juif religieux opposé au sionisme et professeur émérite au département d'Histoire de l'Université de Montréal, rappelle que « plusieurs fondateurs des unités armées juives, tant en Russie qu'en Palestine, reconnaissent l'importance du recours à la force comme un moyen d'arracher le juif à son passé judaïque [4]. »
C'est le cas par exemple de Menahem Begin, né à Brest-Litovsk et, à partir de 1943, dirigeant de l'Irgoun, une milice paramilitaire d'extrême-droite pratiquant assassinats et attentats terroristes, comme celui de l'hôtel King David. Après avoir rendu les armes, Begin fonde et dirige le parti « Liberté » (Herout), à l'origine du Likoud, l'actuel parti de Netanyahou. En décembre 1948, dans une lettre adressée au New York Times, Hanna Arendt, Albert Einstein, et plusieurs personnalités juives de premier plan protestent contre la venue aux États-Unis de Menahem Begin, dirigeant, écrivent-ils, d'un « parti politique [le Herout] dont l'organisation, les méthodes, la philosophie politique et l'appel social [social appeal] sont très proches de ceux des partis nazi et fasciste ». Ils concluent leur lettre par cette exhortation : « ne pas soutenir cette dernière manifestation du fascisme. » Ils ne furent pas entendus.
Une trentaine d'années plus tard, un avertissement plus acerbe encore retentit. Il ne vient pas de l'extérieur d'Israël, fut-ce de personnalités juives, mais d'une des personnalités israéliennes les plus en vues et les plus reconnues : en 1982, lors de la guerre contre le Liban, le théologien et scientifique Yeshayahou Leibovitz, récipiendaire du « prix Israël » et surnommé « la conscience d'Israël » avertissait : l'occupation illégale des territoires palestiniens, par un usage exacerbé de la force, de la violence, et la légitimation de la torture, transforme les Israéliens en « judéo-nazis ».
Les mots étaient forts, ils furent souvent répétés. Ils sont toujours d'actualité.
Donald Trump partage cette fascination pour les armes et pour la force, dans une sorte de virilisme infantile et mégalomane. Dans ces tweets simplistes dont lui seul détient le secret, il aime à partager sa conception du monde : « Les États-Unis fabriquent les équipements militaires les meilleurs et les plus meurtriers au monde, DE TOUTE PART, et Israël en possède beaucoup, et il y en aura encore plus à l'avenir – et ils savent comment s'en servir. » (Truthsocial)
Tout en gardant les structures formelles d'un État démocratique, plus encore qu'aux États-Unis, la société israélienne est, de fait, devenue une société fasciste. Et peut-être plus que ça.
Dans L'État d'Israël contre les Juifs, publié en 2020, Sylvain Cypel décrit très clairement le paysage politique israélien, entre « brutalisation de la société », « triomphe de l'ethnocratie », volonté d'un « espace vital » pour le peuple juif à travers le « Grand Israël », quête d'un « gène juif », et extrême-droitisation du personnel politique.
Plus encore, c'est le culte de la force brutale, et aujourd'hui de la mort, qui traverse la population juive israélienne (et pas seulement ses dirigeants), qui démontre la pertinence de l'avertissement de Leibovitz. Plus des deux tiers des juifs religieux israéliens seraient en faveur d'exterminer la population palestinienne d'une ville conquise et plus de la moitié soutiennent un nouveau nettoyage ethnique. Ce n'est pas rien. Et pas nouveau.
L'instrumentalisation de la mémoire du génocide des juifs est à questionner, tant elle crée une mémoire traumatique insensibilisant à la souffrance des autres. Le réalisateur israélien Yoav Shamir donne à voir cette insensibilité dans le film Defamation (2009), comme il montrait la déshumanisation des Palestiniens chez les jeunes soldats israéliens dans Checkpoint (2003). Mais c'est dans un article d'une extraordinaire actualité et acuité paru sous la plume de Boas Avron, publié une première fois en anglais en 1980 en Israël, puis republié en 1982 dans la Revue d'Études palestiniennes, que le problème de l'instrumentalisation du « massacre des juifs européens » est le plus formidablement soulevé. Vingt ans avant L'industrie de l'Holocauste de Norman Finkelstein.
Le journaliste, essayiste, et intellectuel Boas Evron débute le texte « Les interprétations de l'“Holocauste” : Un danger pour le peuple juif » par cette phrase lapidaire : « Deux grands malheurs se sont abattus sur le peuple juif au cours de ce siècle : l'Holocauste, et les leçons qu'on en a tirées. »
Antisioniste, Boas Evron conteste l'usage que font Israël et les sionistes de la mémoire de l'Holocauste, nom qu'il réfute. Pour lui, cette utilisation met en danger les juifs sur le long terme, bien qu'elle serve Israël sur le court terme : « La “monopolisation par les Juifs”, si l'on ose dire, du phénomène nazi — faire des Juifs, pratiquement, les seules victimes des nazis — est une interprétation néfaste à plusieurs points de vue. Tout d'abord, comme je l'ai dit, cela revient à exclure les Juifs de l'ensemble de la race humaine, comme s'ils étaient différents par nature. Cela provoque une réaction paranoïaque chez certains Juifs qui en retirent l'idée que l'humanité et ses lois ne les concernent pas. Ce qui pourrait amener ceux-ci, s'ils détenaient le pouvoir, à traiter les non-Juifs comme des sous-hommes, imitant en cela le racisme nazi. »
Mal interprétés et mal lus, ces propos pourraient nourrir l'antisémitisme, ce qui n'est évidemment pas l'intention de l'auteur. Au contraire, à l'instar de la démonstration de Sylvain Cypel, Boas Evron entend montrer que la dérive d'Israël comme Impossible État normal (titre du dernier ouvrage de Denis Charbit, sioniste invétéré) en empêchant toute histoire rationnelle (vs mémoire émotionnelle) des massacres perpétrés par les nazis, met en danger les juifs du monde entier. La suite de son propos est à citer longuement, tant son actualité est cuisante :
« Le type de relations avec l'Allemagne [après le procès d'Eichmann] devint le modèle des relations d'Israël avec la plupart des Etats de l'Occident chrétien, à commencer par les Etats-Unis : des relations qui ne se fondent pas sur une objective communauté d'intérêts, mais sur le sentiment général de culpabilité (justifié) qu'éprouvent les dirigeants et l'intelligentsia du monde chrétien envers le peuple juif.
Et les conséquences sont les suivantes :
- Le régime de faveur accordé à Israël, c'est-à-dire l'appui inconditionnel dans les domaines, politique et économique, a placé le pays dans une sorte de serre politico-économique, si bien qu'il se trouve en quelque sorte coupé de la réalité internationale dans ces deux domaines. Depuis sa fondation, Israël n'a jamais eu à affronter véritablement les forces en présence dans le monde, il n'a pas eu à en tenir compte.
- En conséquence, Israël a créé des systèmes, politique et économique, étrangers à la réalité internationale, et qui s'en éloignent de plus en plus, puisque cette réalité elle-même est mouvante. D'où une distorsion des systèmes israéliens, qui prennent un caractère pathologique et rendent Israël de plus en plus dépendant de l'aide extérieure. Or, les amis d'Israël trouvent de plus en plus de difficulté à soutenir ce pays, à mesure qu'il s'éloigne de la réalité.
- Le résultat le plus paradoxal est celui qui concerne le sionisme. Le sionisme visait à faire du peuple juif un peuple comme les autres, une nation parmi les nations indépendantes, avec les mêmes droits politiques, dans le cadre du système politico-économique international. Or, Israël n'a pas pu devenir une nation comme les autres, précisément à cause de cette barrière de protection créée par l'aide extérieure, à cause de l'utilisation du sentiment de culpabilité des autres nations. En fait, les traits dus à la diaspora s'en sont trouvés accentués. [...] Par contre, Israël s'est donné le statut d'éternel mendiant, à la charge du monde entier ; il ne se suffit pas à lui-même, ni de par son poids politique, ni de par sa puissance économique et militaire (cette puissance militaire provient de l'aide extérieure) ; sur l'échiquier mondial, l'État d'Israël vit sur son capital de “six millions de victimes”, il vit de nos haillons, de nos blessures, de nos souffrances, il vit du passé, non pas du présent et de l'avenir.
- Autre aspect de ce chantage : cette perpétuelle référence à l'Holocauste, à l'antisémitisme, à l'ancestrale haine des Juifs, a créé chez les Israéliens et leurs dirigeants une sorte de confusion morale, une double série de valeurs. Puisqu'on nous a appris que “le monde” nous a toujours haïs et persécutés, nous ne sommes pas tenus d'avoir envers lui des scrupules, cependant que nous exigeons d'être traités, non pas sur la base de la “politique concrète”, mais en fonction de la mauvaise conscience du monde à notre égard. »
Troublant.
La séquence actuelle, qui va de la destruction totale de Gaza aux agressions continues contre les voisins d'Israël, et maintenant l'Iran, est révélatrice d'un axe colonialiste et fasciste construit entre Israël et les États-Unis, autour duquel gravitent la France, l'Allemagne, et le Royaume-Uni. Les médias, en particulier en France, contribuent à ce processus de fascisation des esprits, dans une sorte de récidive (pour reprendre l'expression de Michaël Fœssel) des années 1930.
Si nous voulons mettre fin à cette fascisation mortifère du monde occidental – puisqu'il faut d'abord balayer devant sa porte – il est temps de combattre le système médiatique tel qu'il existe aujourd'hui. Il importe de soutenir et financer les médias indépendants des forces capitalistes et étatiques qui n'ont d'intérêts que dans les guerres et la suprématie d'un monde sur un autre.
Il faut imaginer, construire et fédérer les forces politiques qui renverseront les forces actuelles assises sur un dévoiement de la démocratie exacerbant la bêtise, l'ignorance, et la haine. Seules les forces politiques utilisant les mots justes, reposant sur des valeurs justes, doivent avoir notre assentiment, sans aveuglement. Il est temps de construire des forces locales, régionales, nationales, mondiales, puissantes.
Il est enfin temps de remettre en question l'existence de l'État d'Israël tel qu'il existe aujourd'hui. La création de l'État juif d'Israël est une faute éthique et politique, produit d'une Europe impérialiste, raciste, colonialiste, et coupable du pire. Il est temps de réparer cette faute qui continue de détruire le monde. Le génocide à Gaza ainsi que les projets de nettoyage ethnique doivent être suivis de conséquences : les juifs israéliens ne peuvent impunément penser et agir en nazis d'avant la Solution finale.
Il ne s'agit aucunement de supprimer l'État d'Israël, mais bien de démanteler ses institutions afin de créer un État d'Israël-Palestine multiethnique, laïc et démocratique. Les principes de mise en œuvre sont simples : Les Israéliens rêvent d'un Grand Israël ? Soit, que le territoire de l'Israël actuel (dont les frontières ne sont de toute manière pas définies) s'agrandisse. Mais il se nommera alors État d'Israël-Palestine, et recouvrira le territoire israélien actuel ainsi que les territoires palestiniens. Populations juives comme arabes resteront sur ce territoire rêvé par les sionistes, et le droit au retour des populations palestiniennes chassées par la Nakba et leurs descendants, aujourd'hui disséminées dans les pays limitrophes, sera consacré. Plus aucun Palestinien ne doit vivre dans un « camp » ; les résolutions 194 et 3236 votées à l'ONU en 1948 et 1974 doivent être appliquées.
Les populations juives présentes ne partiront pas, sauf volonté de leur part. La cohabitation entre juifs israéliens et arabes est possible : l'Europe post-1945 le prouve. Des juifs ont bien continué à vivre en Europe après la seconde Guerre mondiale, malgré l'horreur dont se sont rendues coupables les populations de ce continent.
Qui peut croire à la possibilité de la solution à deux États ? Il n'y a plus de place pour un territoire palestinien si Israël prétend rester uniquement juif. Et qui peut croire qu'Israël acceptera un État arabe de plus dans son voisinage ?
« Un Etat commun entre le Jourdain et la mer », comme le propose le réalisateur israélien Eyal Sivan, est possible, c'est même la seule solution. Cette solution peut (doit ?) venir des Israéliens eux-mêmes, et nous avons le devoir de les aider, pour leur propre survie. « La réunification de la Palestine en un État unitaire pour tous ses habitants, anciens et nouveaux, est la seule voie réaliste, humaine, et durable pour sortir du marais. C'est aussi la seule voie pour la communauté juive israélienne de survivre au Moyen-Orient », affirme Ghada Karmi, dans les dernières pages, prophétiques, de « Israël-Palestine, la solution : un État » (La Fabrique, 2022).
Il y a plus d'un siècle, en mars 1919, une trentaine d'éminents juifs américains s'adressait à Woodrow Wilson, président des États-Unis. Ils terminaient leur lettre, publiée dans le New York Times, par ces mots :
« S'agissant de l'avenir de la Palestine, nous avons le fervent espoir que ce qui était autrefois une « terre promise » pour les Juifs puisse devenir une « terre de promesse » pour toutes les races et tous les croyants, sous la sauvegarde de la Société des Nations qui, comme on l'espère, sera l'un des fruits de la Conférence de la paix dont le monde attend les délibérations si anxieusement et si plein d'espoir. Nous demandons que la Palestine soit constituée en un État libre et indépendant, gouverné sous une forme démocratique, sans distinction de croyance, de race ou d'origine ethnique, et avec un régime à même de protéger le pays contre toute oppression. Nous ne souhaitons pas voir la Palestine, ni maintenant ni à quelque moment que ce soit dans le futur, constitué en État juif. »
Ce sont aux populations de se battre aujourd'hui pour cette cause, commune, juste et légitime.
La paix par la paix.
Grenoble, juin 2025
Yves Russel
[1] Maurice Thorez affirme une première fois « Le fascisme, c'est aussi la guerre », en forme d'aphorisme, à la Chambre des députés, le 15 juin 1934, quatre mois après la manifestation d'extrême-droite du 6 février 1934. Mais c'est le discours du 17 avril 1936, diffusé à la radio, qui rend la phrase célèbre : « Le fascisme c'est aussi à l'extérieur, une politique d'aventure et de provocations. Le fascisme, c'est la guerre. Nul honnête homme n'en peut douter. Après l'agression de Mussolini contre le peuple d'Abyssinie, après l'invasion par les militaristes japonais de la Chine du Nord, c'est Hitler qui fait peser une lourde menace sur le monde angoissé. » Dans ce discours dit « de la main tendue » (aux ouvriers catholiques, notamment), le Parti communiste appelle à s'unir contre le fascisme et faire « payer les riches ». Autre point commun avec les enjeux de notre époque, le Parti socialiste considéré comme « le principal soutien social de la bourgeoisie ».
[2] Traduction de la TOB, 1997, p. 321.
[3] Quoique leur statut de héros militaire soit quelque peu discutable, il faut rappeler les origines de Benyamin Netanyahou, descendant de Russes polonais et lituaniens, et Yoav Gallant, descendant d'immigrés polonais.
[4] Yakov Rabkin, Comprendre l'État d'Israël, Écosociété, 2014, p. 115-116. Sur la dimension russe du sionisme, et notamment son rapport à la violence, voir les pages 109-118.
01.07.2025 à 15:46
dev
Notes pour un néonihilisme politique depuis la campagne Stop Arming Israël
- 30 juin / Mouvement, 4, Avec une grosse photo en hautNous avons reçu ce brillant texte depuis le mouvement Stop Arming Israël en Belgique. Il propose de penser stratégiquement et politiquement depuis les campagnes de soutien à Gaza, soit, pour reprendre Adorno, depuis et par-delà Gaza.
« Lorsque Moïse décrit le pays où coulent le lait et le miel, il décrit le paradis. Cet attachement à l'image la plus ancienne du bonheur est l'utopie juive. Qu'importe si la vie de nomade représentait effectivement le bonheur. Probablement pas. Mais plus le monde de la sédentarité en tant que monde du travail reproduisait l'oppression, plus l'état ancien ne pouvait apparaître que comme un bonheur qu'il ne fallait pas autoriser, auquel il fallait interdire de penser. Cet interdit est à l'origine de l'antisémitisme, les expulsions des juifs sont des tentatives visant soit à achever l'expulsion du paradis, soit à l'imiter. »
Adorno
Ce n'est plus le sentiment d'urgence qui anime notre révolte, c'est celui d'une rage qui sait qu'il est trop tard. Pas trop tard pour sauver encore des vies : pour ça il n'est jamais trop tard, pour ça nous nous battrons toujours. Mais nous savons désormais qu'il est trop tard pour empêcher la pire des catastrophes d'advenir : un peuple est à l'instant même en proie à un processus génocidaire qui s'assume comme tel au vu et au su de toustes, un peuple voit sa terre chérie être ravagée pendant que des milliardaires projettent à même les décombres leurs rêves d'avenir délirants, et une internationale fasciste qui hésitent plus ou moins (selon ses foyers) à s'autoproclamer comme telle soutient ce processus et cherche à y accommoder ses populations à coups répétés de matraquage propagandiste et de répression féroce proprement dystopiques quoique réels (ces deux termes ayant désormais bel et bien scellé leur union dans notre présent : notre réalité est dystopique).
Au confluent de l'impérialisme et du racisme les plus sanglants : la Palestine. Que celle-ci suscite aujourd'hui un écho aussi retentissant de par le monde n'est probablement pas seulement dû aux images insoutenables de la violence génocidaire, ou au cri désespéré de parents palestiniens qui ne comprennent le sort qui leur est méthodiquement fait, c'est aussi le signe que quelque chose là-bas se « joue » et qui relève d'un destin qui ne concerne pas le seul peuple palestinien. Il ne s'agit pas dans ce qui suit de reléguer au second plan le peuple palestinien, sa lutte, ses souffrances, mais de déterminer ce qui ici – disons l'Europe, l'Occident, l'Empire – peut encore faire signe et sens pour toustes celleux qui ne pourront jamais supporter la soufffrance des palestinien.ne.s (d'autant moins que cette souffrance annonce peut-être la mise en oeuvre d'une nouvelle machine de guerre islamophobe), pour toustes celleux qui reconnaissent la lutte (armée) du peuple palestinien mais aussi que cette lutte (complexe) n'est pas la leur, pour toustes celleux qui ne se résoudront jamais au destin que l'Empire occidental veut imprimer au monde.
C'est donc pendant (car le pire est en cours) mais aussi après (car le pire est advenu) Gaza qu'il nous faut nous situer, situer toute réflexion quant à une éthique possible, quant à une pratique politique possible pour notre présent. À l'instar d'Adorno, et de son fameux « nach Auschwitz » – que l'on traduit souvent par « après Auschwitz », qu'il faudrait bien plus justement traduire par « depuis Auschwitz », car quand l'horreur advient et fait césure dans l'histoire elle persiste en-deça de la césure et par-delà la césure non seulement comme mise en échec de toute croyance encore possible en ce monde mais aussi comme répétition possible (à l'avenir) de ce que l'on avait cru impossible jusqu'à l'horreur advenue. C'est aussi pourquoi le même penseur disait que le legs moral d'Hitler à l'humanité était un impératif catégorique nouveau : penser et agir en sorte que jamais Auschwitz ne se répète, que jamais un autre génocide ne vienne attester l'infamie de la race humaine occidentale. S'étonnera-t-on que les plus sourds à cet impératif soient ceux qui ont figé la mémoire d'Auschwitz, en ont fait leur apanage pour mieux s'en servir comme d'un collier d'immunité justifiant toutes les horreurs (ou du moins les horreurs islamophobes, quoiqu'on sache aujourd'hui que le gouvernement Netanyhou n'a pas hésité à abattre des juifves, des humanitaires, et n'a cure des otages du Hamas) ? Adorno, ce « demi-juif » [1] comme l'a nommé avec une normativité et un mépris effarants – quasi policiers – Hanna Arendt, n'aurait pas survécu en constatant le soutien frénétique de l'Allemagne (jusque dans des sphères répertoriées à gauche) à un gouvernement génocidaire. S'étonnera-t-on qu'un gouvernement d'extrême-droite ait conduit l'État né des cendres de la Shoah à perpétrer un génocide avec l'appui de certains de ceux qu'on nomma un jour Alliés ? Pour ne pas s'en étonner, c'est « nach di Nakba », « depuis la Nakba », qu'il faut commencer à réfléchir : la Nakba, la catastrophe qui est venue actualiser avec force une dynamique coloniale déjà présente sur le sol palestinien depuis bien avant 1948, une catastrophe continuée depuis lors (en-deça, par-delà la césure) dans l'horreur (colonisation, apartheid, massacres) et venue se répéter plus vigoureusement encore depuis le 7 octobre (génocide à plein régime). La fondation d'Israël en Palestine ne relève pas de la terre promise d'un peuple génocidé par une machine de guerre occidentale, ne relève pas de la terre promise par l'Occident bienveillant à un peuple persécuté (à en vomir) et aux rescapés de la Shoah. Cette fondation c'est le dernier râle nauséabond de la Shoah, un dernier souffle vicieux de l'entreprise nazi – comme un dernier mauvais tour joué au monde, un mauvais sort jeté au monde pour qu'on ne sorte jamais de l'horreur – qui n'aura de cesse de gagner en force et en amplitude, de gonfler les voiles de la catastrophe. Et aujourd'hui de s'amonceler sans cesse ruines sur ruines en Palestine, jusqu'à ce que toute ruine soit rasée pour que pousse une babylone démentielle sous l'impulsion de Jérusalem, une Jérusalem déjà babylonisée (la désormais tristement fameuse vidéo, faite par IA et relayée par Trump, de ce que sera Gaza une fois débarrassée des palestinien.ne.s et de sa culture, dit bien quelque chose d'Israël aujourd'hui dans ses rapports avec le plus haïssables des impérialismes, celui des USA).
Netanyahou, sa cour, ses soutiens ne sont pas des descendant.e.s des victimes et des rescapé.e.s de la Shoah, une généalogie réellement historique les rattache aux nazis. Ramener le judaïsme au camp ou à la terre étatique (établie, de fait, sur la terre des autres qu'on installera à leur tour dans des camps), c'est au fond donner une solution finale à ce qui, en tant que fait non seulement religieux mais aussi, en-deça, anthropologique, historique – et culturel ! – avait trouvé dans les motifs du départ et de la traversée un régime de production de sens inouï [2]. Mais concentrer, chez nous en Occident, toute l'attention critique sur Israël, quand bien même serait-ce pour indiquer des partenariats entre nos institutions et Israël, c'est verser dans une facilité où, à nouveau, les juïfs ont bon dos. C'est surtout ne pas comprendre qu'Israël est un rouage de l'Empire, son relai oriental principal, mais aussi un terrain d'expérimentation sans précédent pour les technologies innovantes de pouvoir répréssif. Lors d'une des grandes actions de désarmement écologique qui ont eu lieu en Belgique cette année, un policier bonhome et fanfaron s'est ainsi aventuré à expliquer à des activistes que sa formation de policier mobilisait notamment des pogrammes de l'armée Israël, dont un programme psychologique pour lire les humains comme des bêtes.
Au fond, quelle ligne devrait aujourd'hui prendre notre lutte pour la Palestine, « depuis Gaza » mais ici, loin de Gaza ? On ne peut prétendre répondre à une question pareille. Mais quelques remarques, depuis les luttes (les observations qui s'y font, les perspectives qui s'en dégagent, etc.), ne sont jamais superflues pour encourager et faire écho aux percées les plus intéressantes des derniers mois, pour aussi se détourner de ce qui aujourd'hui n'est pas à la hauteur de ce « depuis Gaza » qui nous oblige. Deux remarques seulement, à propos de deux chants qui ont été entendu à l'impressionnante action de blocage et de désarmement Stop Arming Israel ayant eu lieu la semaine dernière en Belgique, mais qu'on entend bien souvent ailleurs aussi.
« Nous sommes tous / Des palestiniens ». Qu'est-ce que nous disent ces paroles, dès lors qu'elles sont chantées par des millions de personnes non-palestinien.nes (et c'est probablement d'abord de celles-ci qu'il sera question ici bas) ?
1. D'abord, que nous ne sommes pas tous des palestiniens, sinon nous n'aurions pas besoin de le chanter : certaines personnes ont d'ailleurs à ce point en horreur, consciemment ou inconsciemment, les palestinien.ne.s (comme figure exemplaire des arabes auxquels on les renvoie d'ailleurs pour mieux diluer leur identité singulière, pour mieux en faire l'objet d'une haine raciale), que les palestinien.ne.s aujourd'hui sont génocidés avec le soutien des puissances occidentales et dans l'indifférence d'une partie de la population peu soucieuse du sort des palestinien.ne.s. Bien des personnes ne chantent pas et il nous faut alors chanter fort contre ces personnes qui déshumanisent une part de la population, se déshumanisant du même coup, car c'est du côté des palestinien.ne.s que nous sommes, en lutte avec elleux contre l'Empire. Chanter ça c'est tracer deux camps : celui des agents de l'anéantissement et des indifférents qui s'en accommodent ; celui de celles et ceux qui sont des palestinien.ne.s, c'est-à-dire qui sont prêt.e.s à prendre des risques pour l'être et pour que la Palestine soit.
2. Que certaines personnes non-palestinien.ne.s compatissent avec les palestinien.ne.s (c'est le gros de notre chœur chantant), que certaines personnes non-palestinien.ne.s sympathisent avec la lutte (armée) du peuple palestinien contre son oppresseur (et déjà ici, notre chœur perd des voix). Le chœur chantant est donc lui-même divisé : tout qui s'y trouve n'est pas forcément sympathisant de la lutte du peuple palestinien, ni n'est forcément en lutte contre l'Empire ici. Ainsi dans le chœur peuvent notamment se trouver : des consciences morales sans activité politique aucune (humanisme dépolitisé), des consciences morales qui ont une activité politique moraliste (politique humaniste), des consciences politiques en lutte et en quête d'une certaine morale dans/par leur lutte (politique éthique). C'est un peu schématique, tant pis.
Ce chant dénote donc notamment un humanisme avec tout ce que l'humanisme comporte de limite : au nom de l'humanisme, jamais rien de politique ne s'opère. La « politique » de l'humanisme, c'est en dernier ressort l'humanitaire et puisque ce dernier a désormais été privatisé, au point qu'on parle aujourd'hui d'aide inhumanitaire, l'humanisme devenu inhumain renvoie mieux que jamais, en négatif donc, à ce qu'il a toujours été : nécessaire pour sauver des vies dont l'ordre social avait déjà fait des formes de mort ; indigent d'un point de vue politique. L'autre versant de cet humanisme, c'est le droit. Nous aurons ainsi vu, tout au long du processus génocidaire, « l'arme » du droit être brandie comme l'instrument privilégié de la lutte :
L'humanisme, même politique, n'a qu'une fonction : éviter la politique, éviter l'antagonisme politique qui veut lutter au-delà du droit international dont, du reste, n'ont que foutre nos ennemis, depuis bien longtemps déjà. Car tout le problème est là : nos ennemis ne s'embarrassent pas du droit international, ils n'en usent que quand ça leur chante. À nous aussi d'en user de la sorte et de ne pas en faire le lieu référentiel de notre lutte. Sauf si l'on veut faire métier de cette indignation perpétuelle face à la violation du droit international, une indignation qui n'a d'ailleurs jamais entravé radicalement le cours de la violation. Un crime de génocide, on le prévient toujours trop tard.
Renouer avec la politique, voilà notre tâche. À l'heure où il est trop tard – pour la Palestine, pour le Congo, pour bien d'autres. Deux questions indémêlables se posent alors : Que veut dire ici politique ? Comment renouer avec la politique « à l'occasion » terrible d'un génocide qui a lieu à des miliers de kilomètres ?
C'est un autre chant qui nous donne l'indice de la politique qui (nous re)vient : « From the river to the sea, Palestine will be free ». À première oreille, c'est bien d'une libération nationale qu'il s'agit, l'énoncé balaie un espace territorial qui va de la mer au Jourdain : la terre des palestinien.ne.s. Mais il faut savoir l'entendre autrement et retrousser l'énoncé : l'espace territorial que balaie l'énoncé est alors autre, il part de la mer et du fleuve pour rayonner et se répandre de par le monde. La libération ne se fera qu'à ce prix là, car c'est bien un ordre néocolonial qui frappe la Palestine aujourd'hui comme son épicentre, et sans le soutien proactif de l'Empire occidental, et sans l'inféodation d'une grande bourgeoisie arabe à celui-ci, Israël ne pourrait pas déchainer sa violence avec une telle force : il n'y aura donc de Palestine libre qu'à nous-mêmes nous faire les agents de la destruction d'un ordre colonial, et nous ne serons jamais libres en Occident tant que la Palestine ne le sera pas. La Libération ne peut pas être uniquement nationale. Il ne s'agit évidemment pas de se poser ici en sauveur de la Palestine, car le sauvetage ne peut-être que double : c'est tout autant la Palestine qui peut nous sauver. D'où le pitoyable moralisme d'une gauche occidentale qui voudrait s'en tenir au strict BDS sans enclencher une lutte de libération sur son propre territoire. C'est bien cela que doivent par exemple assumer les étudiant.e.s : leurs universités n'ont pas moins les mains sanglantes que les universités israéliennes, elles ont juste pour elle d'être installées en Occident, c'est-à-dire dans l'imaginaire collectif : à distance des massacres, à distance pour quelques temps encore de la guerre, avec tout ce que cela leur confère d'humanisme de façade, mais leurs programmes de recherches sont de plus en plus orientés vers la guerre, leurs partenariats de recherche, pour peu qu'on y fouille, sont abjectes, et les finalités sociales de la recherche sont pour une bonne part proprement délirantes : bref l'Université n'est pas aujourd'hui abjecte parce qu'elle est en lien avec Israël, mais parce que le régime de savoir dont elle est productrice est proprement destructeur (de certaines partie du monde, exemplairement la Palestine, mais du monde en général puisqu'elle ne fait qu'alimenter le désastre écologique même quand elle fait voeu d'être actrice de cette nouvelle idéologie néocolonialibérale qu'est la transition écologique). Dès lors, il ne s'agit pas d'abord de passer les partenariats au crible pour repérer leur abjection (bien qu'il faille le faire aussi), de créer des commissions qui professionnaliseront cette évaluation, il s'agit de mener une guérilla au sein de nos institutions universitaires, une campagne de harcèlement des agents de l'ordre universitaire, de faire de l'espace universitaire le lieu d'une libération, c'est-à-dire aussi d'une réappropriation créatrice. Les sciences appliquées, les hautes écoles commerciales, la position même de recteurice, mais aussi les injonctions à la compétitivité/rentabilité au sein de l'Université, doivent être la cible de cette guérilla dont les formes sont à inventer. Étudiant.e.s, encore un effort pour être décoloniaux et anti-impérialistes.
De plus, ce qu'il faut probablement assumer aujourd'hui, à contre-courant des flottes et des marches qui prennent la direction de Gaza (sans jamais prendre les armes), c'est que la libération difficile de la Palestine et l'inopérativité du droit international témoignent de la difficulté que nous avons à nous libérer nous-mêmes, ici, de l'Empire et de son droit international. C'est pour cette raison que sont nées des campagnes comme celle de Stop Arming Israël, des campagnes qui montent en intensité au fil des mois, qui visent non seulement à faire en pratique ce que nos États se sont résolus à ne pas faire : un embargo sur les armes à destination d'Israël, en l'occurrence un embargo populaire (qui a par exemple réuni plusieurs centaines de personne à Bruxelles en Belgique la semaine dernière, pour un blocage déterminé d'une entreprise d'armement, où la police aura arrêté des centaines de personnes) [3], mais aussi à s'en prendre directement aux machines de guerre que deviennent nos États en ce moment (comme plusieurs autres centaines de personnes réunies à Tournai en Belgique la semaine dernière également, pour un désarmement tout aussi déterminé d'une autre entreprise d'armement qui a chiffré les dégats à hauteur d'un million d'euros, un désarmement à la suite duquel la police s'est lancée dans une chasse à l'activiste dans les bois pendant plusieurs heures sous le vrombissement menaçant d'un hélico) [4]. Ces actions viennent doubler ou multiplier le BDS auquel quelques politiques humanistes voudraient cantonner la lutte pour la Palestine. BDS : believe, destroy, strike. Believe : par la lutte, réactiver la confiance malgré ce « nach Gaza » terrible, car ce n'est que depuis une prise de parti et une action résolue que se devine, se goûte déjà et peut s'arracher cet autre monde auquel croire malgré tout. Destroy : lutter ce n'est pas s'en remettre à un ordre injuste en essayant de l'accomoder à la marge, ou en s'illusionant sur notre capacité à subvertir les institutions de l'injustice et de l'horreur, c'est assumer qu'il y a un monde ennemi, fait d'agents, d'infrastructures, d'institutions, et que c'est bien ce monde ennemi qu'il faut abattre, car il ne laissera jamais de répit aux autres mondes que l'on cherche à construire. Strike : frapper et mettre en grève le monde, c'est-à-dire s'organiser patiemment, même si la rage nous habite, pour ensemble désactiver le monde de l'ennemi, zone après zone, million après million, et s'il devait en aller d'une insurrection révolutionnaire... Un peu comme le disait un manifeste anti-impérialiste récent : l'espoir, le courage, l'insurrection [5].
À défaut de prendre les armes, nous faisons donc le choix de tout faire pour désarmer les entreprises qui alimentent ces machines de mort nommée Israël, nommée USA, nommée nazisme « juif », nommée fascisme démocratique de l'Occident. Guerre à la guerre, pour notre libération Insh Allah. Car nous sommes toustes des palestinien.ne.s, de la Mer au Jourdain, en passant par le monde.
[1] Par retournement du stigmate, on revendiquerait volontiers la nomination « demi-juif » pour toustes les juifves qui s'abstiennent de définir le degré de pureté de l'identité juive et s'opposent à tout ce qui définit ce degré et discrimine à l'aune de ce degré. Adorno, qui n'avait pas d'égal pour traquer les potentiels fascistes et nazis là où on ne les soupçonnerait pas d'emblée, est à cet égard un exemplaire demi-juif. Du reste, il se présenta un jour à son ami Alban Berg comme étant « juif à 100% ou à 50% », ce qui fait certes signe vers son ascendance parentale mixte, mais ce qui définit aussi un rapport au monde méfiant vis-à-vis de toute authenticité revendiquée.
[2] Ce qui n'est pas forcément contradictoire avec l'idée de Terre à venir ou de Terre promise, pour autant que même cette terre soit aussi et encore l'espace d'une extra-territorialité, un espace qui, pour répondre à l'idée d'une réconciliation non-faussée, doit faire droit à l'expérience de l'autre comme une nécessité sans quoi l'identité se refuse aux affects transformateurs et étouffe en la réduisant au néant la dimension utopique – révolutionnaire disent certain.e.s – du judaïsme. C'est ce critère notamment qui permet aujourd'hui de condamner avec force Netanyhou et son régime, de relire de façon critique cette guerre de cent ans, mais aussi de réfléchir un peu plus pragmatiquement à une solution – Inch Allah – à un État. Bien que tout.e demi juifve ne puisse probablement que voir d'un oeil soupçonneux l'équivalence entre la Terre promise et un pays unique, un seul État.
[3] https://bruxellesdevie.com/2025/06/24/palestine-plus-dun-millier-de-militant es-bloquent-et-sabotent-des-entreprises-qui-livrent-des-armes-a-israel/
[4] https://bruxellesdevie.com/2025/06/26/stop-arming-israel-immersion-dans-laction-de-desarmement-contre-elbit-oip-a-tournai/
[5] Les Peuples veulent, Révolutions de notre temps Manifeste internationaliste : « Bien que tout ait été fait pour en minimiser l'importance, pour lui couper les lignes de communication, pour en brouiller le sens, le pouvoir des peuples en révolte a été contagieux. L'espoir, le courage et l'insurrection ont traversé les corps, les territoires et toutes les frontières ».
01.07.2025 à 15:08
dev
Quel mouvement révolutionnaire en France ?
- 30 juin / Avec une grosse photo en haut, Positions, Mouvement, 4Voici le premier volet d'un texte qui tente de déplier une question importante : pourquoi et comment la gauche, c'est-à-dire la gauche institutionnelle, est redevenue une hypothèse crédible pour nombre de personnes ayant quelques aspirations supérieures à celle d'un réaménagement plus gentillet du capitalisme ? Question qu'il s'agit aussi pour l'auteur, de renverser : où est passée la puissance destituante et révolutionnaire qui explosait régulièrement dans les rues jusqu'en 2016 ? Rêve-t-elle désormais NFP ? [1]
« Notre marche est longue et elle laisse des traces, même si ça ne se voit pas pour l'instant ou si on ignore et méprise notre chemin. »
Sous-commandant Marcos
Depuis quelques semaines, la parution de l'ouvrage La Meute, suscite une polémique médiatique autour de la France Insoumise, son caractère autoritaire, la place du grand chef Mélenchon, une (im)possible union des gauches, etc. Rien de très surprenant du côté des élites et de leurs médias : toutes les occasions sont bonnes pour taper sur leur « ennemi numéro 1 » du moment.
Du côté de la gauche cependant, quelques débats plus intéressants ont émergé de tout cela : quel lien y a-t-il entre les formes d'organisations et les stratégies politiques, quels moyens conditionnent quelles fins, comment se nouent ou se dénouent les relations entre efficacité et autoritarisme, [2] etc.
Malheureusement, dans tous ces débats, une fois n'est pas coutume, une part considérable du camp de l'émancipation est, comme souvent, invisibilisée : les partisan.es de la révolution, que l'on pourrait définir pour l'instant sommairement comme ceux et celles qui se posent la question de la révolution, en pensée comme en acte [3]. Les Gilets jaunes, les autonomes, les révolté.es de Nahel, les anarchistes, les féministes, les antiracistes, les syndicalistes, les queer révolutionnaires… Ces personnes qui font et ont fait vivre la lutte révolutionnaire sur le terrain depuis des années sont presque toutes absent.es (sans surprise) du commentariat politique de gauche comme de droite. Mais plus surprenant, ils.elles sont silencieux.ses. Au sujet de “La Meute”, de la France insoumise, du retour de la gauche, des suites à donner à nos révoltes, etc. Et ce, depuis quelques années maintenant.
Un silence qui se démarque de ce qui a eu lieu durant la dernière décennie. En effet depuis le début des années 2000 nous avions vu l'émergence d'une nouvelle génération qui avait, dans de nombreux pays, ciblé les organisations traditionnelles de “la gauche” au même titre que d'autres institutions conservatrices. Le rejet et même la colère formulés en mots comme en actes contre cette gauche auparavant hégémonique au sein du camp de l'émancipation, était souvent expliquée par le fait qu'elle ait perdu toute capacité de subversion [4] ou qu'elle soit intégrée et domestiquée à l'ordre politique dominant. Syndicats, partis, associations, leaders politiques, tout le monde en avait pris pour son grade.
Aujourd'hui, bien au contraire, et en France en particulier, le centre de l'attention semble être peu à peu revenu vers la gauche traditionnelle, et essentiellement celle qui se présente comme “radicale”, en la personne de Mélenchon et de la France Insoumise. Ce changement qui s'est opéré dans les dernières années a même abouti à un ralliement d'un nombre non négligeable d'ancien.nes autonomes [5]. Un fait inimaginable il y a encore quelques années car cette tendance libertaire avait, sûrement le plus explicitement, fait de la “mort de la gauche” [6] un objectif politique assumé. Si tous les prétextes sont bons pour les médias et la gauche libérale pour affaiblir depuis sa droite le parti de Mélenchon, au contraire chez les partisans de la révolution peu de voix s'élèvent pour questionner ce ralliement sans condition.
Mais alors comment expliquer ce changement d'atmosphère ? Sentiment d'urgence de la montée du fascisme ? Chocs causés par les défaites des révoltes ? Dégénérescence ou, au contraire, maturité du milieu libertaire ? Nous essayerons dans cette série de trois textes de réfléchir aux causes et conséquences de ce retour en grâce de la gauche traditionnelle au sein même des milieux révolutionnaires.
Nous reviendrons dans un premier volet sur le mouvement libertaire de la dernière décennie en France (1/3), puis nous tenterons de comprendre les raisons profondes du retour de la gauche, notamment autoritaire en réponse à la crise de la pensée libertaire et ce à travers la contre-révolution (2/3) et enfin, en partant des forces existantes, nous réfléchirons à une relation possible, depuis le bas, avec la France insoumise et aux pistes pour voir notre mouvement tel qu'il pourrait devenir : un mouvement révolutionnaire (3/3).
Dans cette première partie nous reviendrons sur le caractère libertaire du cycle de révoltes que nous avons vécu. Et, dans le cas de la France, nous essaierons de penser la trajectoire de la tendance appelée autonomie. De son ascension à son déclin.
La dernière décennie a été marquée par une vague de révoltes et révolutions aux quatre coins de la planète ; tellement nombreuses et massives (numériquement les plus importantes de l'histoire en un temps si court) que nous pourrions parler d'une ère d'insurrections [7]. Si chaque contexte est bien sûr spécifique, on a pu reconnaître de nombreuses caractéristiques communes entre ces mouvements. L'une d'entre elle sur laquelle nous aimerions nous attarder ici fut l'importance des pratiques, idées et militant.es libertaires [8].
Même quand ces dernier.ères ne furent pas directement à la tête ou à l'initiative des révoltes comme au Brésil, en Tunisie, en Grèce, en Espagne, au sein des différents Occupy ou plus récemment en Indonésie, c'était l'atmosphère même des révoltes qui s'apparentait à la pensée libertaire ou anarchiste : Affrontements de rue (souvent sous la forme Black Bloc) et illégalisme assumé, pratique de l'occupation territoriale (immeubles, places, quartiers, villes), place de l'auto-organisation, de la spontanéité, du groupe affinitaire comme unité principale d'organisation, manifestations non déclarées, refus des chefs et de la représentation, refus de l'autoritarisme et pratique de l'horizontalité, refus de hiérarchiser les luttes, place de l'humour et de l'art sauvage, désir d'un changement immédiat et non pas remis à demain et bien sûr méfiance voir hostilité vis-à-vis des institutions de gauche traditionnelle, etc. Tout un tas de caractéristiques que nous avons pu retrouver aux quatre coins de la planète comme à Hong Kong (2019), en Birmanie (2020), en Syrie (2011), en Biélorussie (2020) ou au Soudan (2018) pour ne citer que quelques exemples. Dans plusieurs de ces mouvements, la faiblesse, le rejet ou même l'absence de la gauche et des formes contraignantes et/ou folklorique de ses organisations traditionnelles a permis le déploiement d'une politique de la quotidienneté partiellement émancipée et donc enfin capable de réinventer des formes d'organisations, des idées ; et surtout de redevenir une menace.
En regardant en arrière et au-delà de la France, on voit qu'effectivement, sans pour autant que les gens se revendiquent tous.tes autonomes ou anarchistes, portent des drapeaux noirs ou du adidas, quelque chose dans le sens commun du mouvement réel [9] était bel et bien libertaire. Insistons que ces idées et surtout ces pratiques, ont largement débordé les milieux anarchisants traditionnels et sont apparues au sein du mouvement réel non-partisan [10] dans toutes ses franges en révoltes [11]. Mais aussi chez d'autres milieux ou mouvements politiques : mouvement féministe et queer, mouvement écologiste, alter-mondialiste, mouvement kurde, etc. : tous se sont trouvés irrigués par un ruissellement libertaire. Il n'est pas anodin que le PKK et les Zapatistes, deux des dernières organisations révolutionnaires de masses de notre époque, toutes deux issues à l'origine du marxisme-léninisme, se soient convertis idéologiquement à la pensée libertaire.
Dépassant très largement les petits groupes ou expériences anarchistes préexistantes, dans les soulèvements les plus avancés, ce fond de l'air a pris une forme populaire et de masse touchant du bout du doigt ce que nous pensons être l'horizon libertaire par excellence : l'émergence de pouvoirs populaires. C'est-à-dire l'institution d'espaces d'auto-gouvernement (Communes, caracoles, conseils territoriaux, assemblées populaires, etc.) où les gens ont pris le pouvoir sur leur quotidien et leur territoire sans qu'aucun parti ou gouvernement ne leur dicte quoi faire et où ils exercent sans attendre leur capacité à se gouverner eux-mêmes et à prendre en main (au moins partiellement) leur vie quotidienne et la reproduction de celle-ci.
C'est ce qui est arrivé de façon encore embryonnaire et parfois balbutiante sur les places de Tunis, New York, Maidan, Tahrir, etc. ; sur les ronds-points de Gilets jaunes, dans les assemblées territoriales et féministes en Amérique latine, ou bien encore en Syrie, à l'échelle de villes entières, à travers les conseils locaux de la révolution dans les territoires où le régime d'Assad était parti.
Et enfin, sûrement dans sa forme la plus poussée, au Soudan sous la forme de comités de résistances organisés par quartiers entiers capables d'organiser la révolution et même d'essayer d'en dessiner les suites à travers l'écriture collective d'une « charte révolutionnaire pour l'autorité du peuple » [12]. Ce qui n'était alors qu'un horizon lointain et souvent fantasmé pour tant de libertaires sous le nom de Commune [13], avait subitement pris forme dans plusieurs révolutions de notre époque (souvent sans qu'ils s'en aperçoivent) et à une échelle rarement égalée.
Néanmoins, incapables de peser durablement sur les suites des soulèvements et touchant leurs propres limites, dans la grande majorité des cas, ces formes nouvelles et territoriales de pouvoir locaux furent balayées par la contre-insurrection, ou progressivement mises au second plan par les récupérations de gauche [14] comme de droite [15], ou tout simplement par l'épuisement.
Révoltes libertaires et apparition de pouvoirs populaires naissants, tout ça est loin d'être unique dans l'histoire. De nombreuses périodes historiques ont connu ce type d'explosions destituantes où le mouvement réel déborde des digues construites non seulement par le pouvoir établi, mais aussi par sa prétendue opposition : les années 60-70 n'étant qu'une des périodes les plus connues avec ce rejet radical de la gauche stalinienne et soviétique de la part d'une grande partie de la jeunesse et du mouvement ouvrier.
La dernière décennie fut un retour de ce que Charles Reeve nomme socialisme sauvage [16], Jean Tible Politique Sauvage [17] ou même Pacôme Thiellement les sans-roi [18]. Ces formes d'expression de la révolte qui tentent de faire vivre la révolution ici et maintenant, qui refusent la médiation d'institutions même de gauche, et qui émergent pour s'opposer à l'autoritarisme, au conservatisme du système, mais aussi à son ennemi historique au sein de son propre camp : le socialisme des chefs. Cette mouvance qui considère que le mouvement réel doit être dirigé par une avant-garde éclairée (les chefs) pour arriver à ses fins.
Les raisons de ce retour du mouvement libertaire sont nombreuses [19] et si nous ne les approfondirons pas dans ce texte, on peut tout de même citer une des hypothèses que nous retenons : plusieurs des pays où les révoltes ont éclaté ont déjà connu de près ou déjà vécu “la gauche” (socialiste, communiste, démocrate) au pouvoir et celle-ci est souvent assimilée, soit à un cauchemar autoritaire dans sa version radicale (Syrie, Biélorussie, Ukraine, Hong Kong, Libye, Kazakhstan), soit à une succession de trahisons et de compromissions avec le pouvoir capitaliste pour sa version libérale (Partis “socialistes” en France, Espagne, Grèce, etc. ; Convencion au Chili ; Démocrates aux USA, etc.).
Ainsi, une fois terminée l'éphémère période de “la fin de l'histoire”, censée symboliser la victoire définitive du libéralisme et du capitalisme contre le communisme (mais qui n'a finalement duré, au mieux, qu'entre la chute du mur de 1989 et l'insurrection zapatiste de 1994) et au moment de se révolter à nouveau contre l'ordre injuste et invivable de l'Empire, les peuples se sont plutôt tournés vers les rares référents disponibles pouvant incarner la résistance et qui n'avaient pas été totalement discrédités : la pensée et surtout la pratique libertaire ou anarchisante d'une part. Mais aussi l'islamisme, beaucoup plus structuré idéologiquement, organisationnellement et avec des propositions quant à l'après de la révolte.
L'attitude de la grande majorité de la gauche mondiale face à ce cycle de révoltes confirma d'ailleurs en grande partie la défiance initiale. Quand les révoltes n'utilisaient pas suffisamment les référents de gauche (drapeau rouge, chansons traditionnelles, mots d'ordre classiques), celle-ci a adopté une attitude indifférente (Soudan et Myanamar : sûrement aussi par racisme) ou méprisante (contre les Gilets jaunes à l'étranger et en France même), voire carrément contre-révolutionnaire quand ces mêmes révoltes contredisaient leurs dogmes géopolitiques ou politiques. Soutenant parfois explicitement ou implicitement la contre-révolution dans le cas de Hong Kong (2019), de l'Iran (2019,2022), de la Syrie (2011), du Liban (2019) ou de l'Ukraine (2014) [20]. Dans d'autres cas, comme au Chili (2019), en Espagne (2011) ou en Grèce (2011), une gauche se présentant comme radicale, nouvelle et en rupture avec la gauche libérale, a été bien moins chahutée dans les révoltes et est même parvenue à se présenter comme une continuation des mobilisations lui permettant de se faire une place au pouvoir. Suscitant par conséquent un intérêt bien plus important de la part de la gauche internationale. Pourtant, là-bas aussi ces nouveaux.lles élu.es ont bien vite ressemblé aux politiciens qu'ils prétendaient combattre. Incapables de briser voire même d'infléchir le statu quo.
Mais revenons au cas français. Depuis le début du siècle, la France a été le théâtre comme au Chili, au Soudan ou en Iran et dans tant d'autres pays, d'une montée en puissance progressive du mouvement réel. 2005 : révolte des banlieues pour Zyed et Bouna, 2006 : mouvement contre le CPE ; 2008-2018 : lutte contre l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes et mouvement des ZAD ; 2016 : mouvement contre la loi travail ; 2016 (mort d'Adama Traoré) ; 2017 (viol de Théo) et mouvement contre les violences policières ; 2017 : mouvement #MeToo ; 2017 : collages contre les féminicides et bien d'autres encore. Pendant une grosse dizaine d'années, se sont succédé une série de mouvements de contestation de plus en plus inventifs et subversifs contre l'ordre établi.
Comme ailleurs, cette série de mouvements a vu arriver la contagion des idées et pratiques libertaires. Et un mouvement en particulier a, à plusieurs reprises, défrayé la chronique : le mouvement autonome.
L'autonomie, comme mouvement politique, se laisse (volontairement) difficilement définir. On utilise le terme ici pour désigner ce courant politique (dont la filiation historique vient directement du mouvement autonome italien des années 70 [21]) se caractérisant par une série de principes, pratiques et codes : anti-étatisme et anticapitalisme, rupture avec les partis et les syndicats (décrits comme des institutions compromises avec le système), illégalisme, squat, vol et auto-réduction [22], le refus de séparer la politique et la vie, la pratique de l'émeute, le refus de l'idéologie (en théorie) et de l'autoritarisme. Et bien sûr une croyance en la révolution comme nécessaire rupture qui doit s'incarner aussi ici et maintenant et non pas une fois que « les conditions objectives » sont réunies comme le disaient de nombreuses organisations socialistes au XXe siècle.
Au-delà d'une histoire et d'une esthétique propre, les racines philosophiques et politiques de l'autonomie s'entrecoupent avec l'anarchisme et certains communismes hétérodoxes. Il existe bien sûr plusieurs tendances au sein de l'autonomie. Les deux branches principales partent généralement de ce que les Italien.nes nommaient l'autonomie ouvrière, marxiste, opéraiste et l'autre l'autonomie diffuse, plus proche de l'anarchisme, de l'insurrectionalisme, du post-modernisme ou du situationnisme. En France, ces deux tendances (et surtout la seconde) ont été incarnées notamment dans les ZAD, le cortège de tête, les textes du Comité Invisible, l'expérience des réseaux mutu, la profusion de cantines populaires, de communautés politiques, de groupes affinitaires, etc.
Le courant de l'autonomie qui a eu l'impact et la renommée nationale, voire internationale la plus importante fut nommé par ses détracteurs « Appellisme » en référence à l'écriture et à la publication du texte fondateur de cette tendance : Appel [23], écrit en 2003. Si cette tendance trouve son origine théorique dans la revue Tiqqun parue en 1999, elle s'est essentiellement faite connaître à travers trois livres signés Comité Invisible et « l'affaire de Tarnac ». Elle fut longtemps l'une des tendances les plus organisée et la plus large [24] de l'autonomie. Si les « appellistes » eux-mêmes se refusent à toute catégorisation et raillent l'idée même que quelque chose comme l'appellisme puisse exister, on peut néanmoins tenter de décrire de façon forcément incomplète [25] les objectifs originaux proposés par les textes de référence :
1 : Tenter de réarticuler construction et destruction au sein du mouvement autonome.
2 : Remettre au goût du jour la stratégie à une époque où elle était souvent absente de certaines idéologies anti-autoritaires.
3 : Réapprendre à penser le temps long de la construction révolutionnaire sans retomber dans une acception classique et rigide du parti.
“Détruire la gauche' était alors un corollaire de tout cela, pour que ces perspectives puissent s'imposer il fallait en finir définitivement avec l'éternel retour de la gauche comme unique débouché des mouvements de révolte [26]. D'où résultait une stratégie qui mêlait interventions de rue confrontationnelles, construction d'agents d'énonciation stratégiques (d'abord sous différents noms dans différentes situations, puis à plus grande échelle avec le Comité Invisible), perturbations des moments de recomposition de la gauche, et établissement d'une série de lieux et de moyens matériels liés entre eux par cette perspective stratégique.
Pour y parvenir, la recherche de nouvelles formes d'organisation était centrale et ce, notamment à travers une espèce de parti conspiratif peu formalisé et non public. Ce dernier fût composé de plusieurs collectifs politiques de vie présents dans une quarantaine de villes en France et dans le monde. Participant à la plupart des soubresauts de l'époque depuis les mouvements sociaux en France jusqu'aux révoltes en Grèce, aux USA et même dans les pays arabes, cette expérience, clivante [27] et motrice à la fois pour l'ensemble de l'autonomie, s'est terminée en tant que force organisée, en 2018 du fait de contradictions internes exacerbées par des désaccords stratégiques au sujet des suites à donner à la victoire de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, de l'irruption du féminisme et de l'intersectionnalité au sein d'une autonomie qui les avait largement écarté, et enfin en raison d'une division entre des partisan.tes d'une hypothèse territoriale de long terme et d'autres d'une forme métropolitaine offensive insaisissable donc peu ancrée.
Malgré la fin de cette expérience, une large partie de leurs idées (à travers le site lundimatin, le media Contre-Attaque, les éditions la Tempête, par exemple) ainsi que l'infrastructure matérielle construite au fil des années (lieux, réseaux, militant.es en France et ailleurs) existe encore et on retrouve quelques ancien.nes membres de cette “camaraderie” dans bon nombre d'espaces politiques qui cherchent difficilement à dépasser les limites rencontrées par le mouvement révolutionnaire (Soulèvements de la Terre, Syndicat de la Montagne limousine, etc.).
L'autonomie dans toutes ses composantes, pris part activement aux différentes luttes entre 2005 et 2018. Le grand public la connaît surtout en raison des actes offensifs du black bloc ou alors des “antifa”, et même si les affrontements physiques avec la police et la casse en manifestation était une part importante, voire constitutive, du mouvement autonome, ils n'étaient que la part la plus visible et bankable médiatiquement d'un mouvement large aux pratiques diverses. L'élargissement et les rencontres avaient souvent lieu à l'occasion de mouvement traditionnels lancés par la gauche [28] (CPE 2005 ; mouvement pour les retraites 2010-2011 ; loi travail 2016 ; mouvement d'occupations d'université 2018) et ce sont avant tout les pratiques, la subversion de la politique traditionnelle (notamment de gauche) ainsi que la radicalité des militants autonomes qui séduisirent certaines parties de la société, en premier lieu une jeunesse de classe moyenne de plus en plus précarisée des grandes villes aux perspectives peu réjouissantes ainsi qu'une classe moyenne ou populaire plus âgée, politisée à gauche mais dégoûtée par le gouvernement Hollande et ses énièmes compromissions.
Durant toutes ces années de montée en puissance du mouvement réel, nous avons vu la gauche syndicale et électorale, auparavant hégémonique au sein du champ de la contestation, se réduire jusqu'à être dépassée par des militant.es ou des révoltés sans affiliations. Une multitude de petits groupes, politiques, d'ami.es, de lycéen.nes, de collègues, de syndicalistes en rupture avec leurs directions firent grossir peu à peu ce qui n'était auparavant qu'un milieu réduit comptant seulement quelques milliers de personnes. Et c'est à l'occasion de la loi travail que militant.es autonomes (notamment sa frange appelliste) et leurs idées furent le plus visibles et audibles au sein de la contestation générale. Les murs étaient tapissés de slogans autonomes [29], les assemblées de facs tenues habituellement par la gauche traditionnelle (UNEF, NPA) étaient rendues impossibles par leurs perturbations, les blocages étaient lancés ou massivement rejoints par eux.elles, les rues, les manifestations sauvages, la rencontre entre libertaires divers durant Nuit debout, etc. Et bien entendu émergea la forme la plus symbolique de ces années d'autonomie : le cortège de tête.
Refusant de continuer à défiler en ordre rangé derrière les syndicats et les partis, des militant.es autonomes et des lycéen.nes insubordonnés prirent la tête des cortèges durant le mouvement contre la loi travail, non sans heurts violents avec les services d'ordre des syndicats, puis avec la police. Mais après quelques manifestations, les syndicats décidèrent finalement d'abandonner la tête et nous avons pu assister dans plusieurs villes en France à des manifestations où une tête de cortège festive, offensive et sans drapeaux de parti ou syndicat (autonome dans son sens premier donc) était plus de deux ou trois fois plus importante que la partie syndicale [30]. Chacun de ces mouvements sociaux, la loi travail en particulier, vit fleurir dans son sillage une multitude de petits mouvements de contestations plus ou moins localisés, de grèves sauvages, la profusion de centaines de micro-groupes, d'occupations d'universités ou de maisons vides, la création d'auto-médias, de cantines, etc.
Selon nous, si l'autonomie a été forte pendant cette décennie et a tant grossi, ce n'est pas parce qu'elle aurait « recruté » de nouveaux membres, été très forte en propagande, doté de grands moyens ou d'une stratégie particulièrement élaborée. C'est avant tout qu'elle comprenait et qu'elle partageait les affects destituant de son époque : ce refus de la politique politicienne, gauche comprise. Qu'elle partageait ce désir de faire plutôt que de discourir. Ce désir de rupture avec le statut quo : de renversement des régimes, des petits-rois, des politiciens, des institutions. Et qu'elle était capable de transformer en pratique des idées et des tendances à agir qui étaient déjà présentes dans la société.
Raison aussi de son succès sur le plan culturel selon nous : les franges les plus organisées eurent une influence réelle sur les mots d'ordre et sur ces mouvements, mais n'essayèrent jamais d'en prendre la direction ni de s'en faire les représentants. Par refus de l'avant-gardisme ou alors par compréhension que cela était impossible étant donné le niveau de défiance envers toute forme de leadership au sein de tous ces mouvements. On pourrait résumer en disant que le mouvement autonome parvint partiellement au moins, à fusionner avec le mouvement réel et à bel et bien devenir l'eau plutôt que le poisson dans l'eau [31]. Nous donnant un indice furtif de ce à quoi pourrait ressembler un mouvement révolutionnaire.
Malheureusement, à l'époque comme aujourd'hui, bien peu de militants autonomes (nous y compris) saisirent entièrement la place que nos idées prenaient au sein du mouvement réel et comme dans d'autres pays (le Brésil étant l'exemple le plus parlant tant les libertaires furent à l'origine de la révolte de 2013) ils.elles furent incapables de confirmer l'essai pour devenir réellement menaçant pour les élites. C'est-à-dire non pas épisodiquement, mais sur la durée.
Inattendus pour beaucoup, le prolongement et l'approfondissement de ces mouvements et donc la menace réelle vinrent de territoires inattendus. Et l'arrivée de ce qu'attendait depuis toujours l'autonomie : une insurrection populaire, signifia aussi la fin de l'autonomie telle que nous l'avions connue.
Le mouvement des Gilets jaunes fut à la foi la confirmation de l'approche et des pratiques de l'autonomie : manifestations non déclarées, offensivité, sortie des formes traditionnelles de la contestation, occupations territoriales, construction de cabanes, refus de représentation, de la droite comme de la gauche, désir affirmé de révolution. Un mouvement autonome massif et sans A majuscule (car non rattaché à l'idéologie et à la tradition de l'Autonomie) ; mais paradoxalement ce fut aussi le moment où l'on vit le passage des autonomes à l'arrière-garde du mouvement réel. Dans le sens où ils tentèrent de suivre et comprendre la révolte plutôt qu'ils ne la menèrent culturellement et pratiquement.
Très peu présents sur les ronds-points, dans le leadership du mouvement, dans les propositions des suites (comme le RIC), ils furent dans un premier temps et comme la majorité de la gauche, essentiellement dans une position critique [32]. Et si de part et d'autre, une partie d'entre eux participèrent activement au mouvement de diverses manières (Maison des Peuples de Saint Nazaire, groupe de Rungis, cabane de Montreuil ou de Commercy, éclosion du média Cerveaux-non-disponibles, journal Jaune à Toulouse, caravane GJ sur la montagne Limousine, pour n'en citer qu'une partie) la grande majorité des autonomes ne participèrent qu'au moment de manifestations et adoptèrent une attitude proche de celle qu'ils reprochaient historiquement aux milant.es gauchistes : surplombants, perturbés par le contact avec le populaire et l'impur, figé.es dans leurs propres pratiques, critiquant l'émergence du nouveau, utilisant un vocabulaire peu compréhensible et idéologique, etc. Si les appellistes adhérèrent peut-être plus rapidement au mouvement dès ses débuts [33], même ceux et celles qui étaient censé.es être le mieux préparés à l'insurrection étant donné qu'ils l'avaient annoncée [34], eurent une influence quasi nulle dans celle-ci une fois venue. Le hasard faisant que la force qu'ils avaient construite les années passées n'existait alors plus en tant que telle depuis peu. Minée par les divisions internes, ils restèrent incapables de proposer une approche coordonnée et impactante de l'événement.
Et si, passés les débuts du mouvement, des tentatives comme deux événements importants sur lesquels on ne reviendra pas en détail ici, à savoir la tentative de l'assemblée des assemblées [35] ainsi que la manifestation sur les Champs Élysées du 16 mars 2019, ont été proposé par l'autonomie, celle-ci n'a pas été capable de rencontrer réellement le mouvement. C'est-à-dire d'être bouleversée et par conséquent transformée par l'événement. Seul moyen de, à son tour, transformer la révolte. Après une décennie de montée en puissance, les autonomes se sont à l'époque retrouvé.es démunies, voire sidérés face à l'irruption bien réelle d'un mouvement insurrectionnel. Comme si, avant de l'avoir vécu, personne n'y croyait vraiment.
Ce rendez-vous manqué et l'impact qu'il a eu sur le mouvement libertaire nous pousse à penser que, plus que le Covid, qui est souvent cité pour l'expliquer, ce sont les Gilets jaunes qui sont la cause principale du déclin de la frange organisée du mouvement réel qui leur préexistait. Dans toute sa diversité. Comment continuer après cela ? Comment recommencer les manifestations ? Comment comprendre cette faiblesse et ce retard ? Quelles limites le mouvement avait-il réellement ? Ce n'est pas un hasard si le cortège de tête ne reviendra plus après cette date ou alors sous une forme ritualisée, inoffensive et sans joie.
Si un sentiment d'occasion ratée persiste depuis ce jour, il ne faut pas être trop dur avec nous-mêmes : les moments de révolte d'une telle ampleur sont souvent surprenants et souvent des occasions de bouleversement (a posteriori) et donc de recomposition des milieux révolutionnaires (68 en fut un qui aboutit à l'autonomie en Italie, le printemps des peuples de 1848 à l'émergence d'un mouvement ouvrier organisé, etc.). La théorie y est souvent fracturée par le réel. On attendait une révolte des quartiers populaires ou une insurrection anticapitaliste et c'est finalement une jacquerie populaire qui a lieu. On souhaitait une grève écologiste de masse et c'est finalement un mouvement contre une taxe dite écolo. On pensait que ça serait le peuple de gauche se soulevant contre le capitalisme, mais le peuple de gauche était absent et à la place c'est un “peuple” ni de gauche ni de droite mais pourtant bel et bien révolutionnaire qui s'est soulevé pour tenter d'attaquer le “système”.
Si peu d'ouvrages, articles ou discussions publiques pertinents ont vu le jour depuis l'intérieur du mouvement pour illustrer ces débats, cela n'a pas empêché de nombreuses discussions internes et de tentatives d'avoir lieu. On a ainsi vu quelques expériences balbutiantes émerger dans les années qui ont suivies mais sans grand succès (Akira ou Acta par exemple), limitées par de trop nombreuses contradictions internes et une réflexion théorique et stratégique encore non-aboutie.
Mais avec le temps, la réflexion stratégique a semblé ralentir et dans les dernières années c'est plutôt un affaiblissement, voire une dispersion de l'autonomie à laquelle on a assisté. Le manque d'espace commun dans lequel se retrouver et imaginer la suite, a poussé une partie des autonomes à se rabattre sur ce qu'ils connaissaient le mieux ou ce qui faisait le plus de sens dans la période selon eux.elles : l'écologie pour certain.es, la construction territoriale pour d'autres, le féminisme ou encore l'internationalisme. Mettant de côté parfois ce qui faisait la force de l'autonomie : un mouvement transversal et révolutionnaire (qui s'attaque à tous les aspects de la vie et du pouvoir), mais approfondissant parfois certains des autres aspects de la lutte auparavant dilués dans cette vocation de l'autonomie d'attaquer le pouvoir sur tous les fronts.
Aujourd'hui, à l'exception notable des Soulèvements de la Terre, mais qui s'éloignent progressivement de cette tradition et sur lesquels nous reviendrons plus en détail dans les deux prochains textes, l'autonomie est devenue presque inexistante en tant que force cohérente et reste marquée par son manque de perspectives, de vision stratégique et surtout d'inventivité. Cette dernière étant sans doute la qualité principale qui lui avait permis d'ouvrir une brèche dans la monotonie gauchiste lors de la décennie précédente.
Au-delà des militant.es autonomes s'identifiant comme tels, la plus grande part des gens qui avaient pris part à tout ça, s'étaient retrouvés de près ou de loin dans ce puissant mouvement libertaire et qui parfois, avaient cru la révolution possible, sont repartis à leur vie, rattrapés par la fatigue, les galères de la vie quotidienne, dégoûtés souvent du résultat et à nouveau isolé.es, déprimé.es sombrant souvent dans le cynisme et l'impuissance face à un monde de plus en plus violent. Continuant à débattre au bar ou à la machine à café, à aller épisodiquement manifester (pas pour tout le monde), mais presque de manière automatique, sans y mettre le cœur. Et à raison : comment croire dans une manifestation syndicale ou dans un black bloc antifa quand on a connu les Gilets jaunes ?
Si, en plus des Gilets jaunes, le Covid contribua sans doute à affaiblir le mouvement de contestation, ce dernier repris vite de l'ampleur et les rues furent de nouveau envahies avec le mouvement contre la réforme des retraites de 2022 où plusieurs millions de gens manifestèrent pendant plusieurs mois. Pourtant ce mouvement fut représentatif du repli de l'autonomie mais aussi du début du retour en force de la gauche traditionnelle. Ce mouvement fut massif (et notamment dans les petites et moyenne villes, conséquence à retardement des Gilets jaunes) mais les syndicats restèrent entièrement décideurs et dictèrent à nouveau la marche à suivre. En miroir des mouvements précédents, les pratiques d'auto-organisation et l'inventivité furent quasi-absentes. “L'autonomie qui manque” entendait-on à l'époque.
Mais si ce mouvement fut la démonstration de la faiblesse du mouvement libertaire, le mouvement réel quant à lui ne se fit pas beaucoup attendre pour insister à nouveau sur les fissures et les contradictions de la société aussi bien que de la gauche. Peut être inspiré par les Gilets jaunes, une fois passé ce mouvement relativement classique et finalement inoffensif, les années qui ont suivies ont vues plusieurs segments de la population se révolter à leur tour contre l'État Français. La révolte pour Nahel en juin 2023 tout d'abord : plus grande révolte des quartiers populaires de l'histoire de France de par son intensité (près d'un millier de bâtiments publics, banques et supermarchés brûlés en seulement quelques nuits [36]) ; insurrection en Kanaky en 2024 ; révolte des agriculteur.rices 2024, mouvement en Martinique. Si chacun.e de ces mouvements comprenait son lot de limites [37] et surtout fut incapable ne serait-ce que d'esquisser un rapprochement entre les uns et les autres, cela reste une succession de cinq révoltes (d'éclatements populaires qui sortent totalement des formes encadrées, traditionnelles et légales de la contestation) qui ont frappé la France entre 2018 et 2025. Montrant les contradictions de plus en plus fortes de la société française, faisant certainement de la France, aux côtés des États-Unis, un des pays occidentaux au plus haut potentiel insurrectionnel.
Malgré une époque clairement marquée par la pensée, la pratique et le mouvement libertaire, cette période a aussi démontré les limites et impasses du mouvement : difficultés à composer avec ce qui n'est pas “pur”, c'est-à-dire qui ne partage pas les mêmes codes, les mêmes mots, le même drapeau ; à connecter les révolté.es entre eux.elles ; dispersion et manque de capacité de coordination et de mutualisation ; absence de plan d'intervention conséquent ; naïveté quant aux intentions et capacités d'interventions d'autres forces partisanes ; faiblesse de sa stratégie de long terme pendant le mouvement ET hors mouvement.
En suivant David Graeber, on pourrait dire que le mouvement libertaire en France comme ailleurs a été pris par le choc de sa propre victoire culturelle. Un mouvement pensé comme a-hégémonique était devenu hégémonique au sein du camp de l'émancipation. Ne sachant que faire de cette force, comme tant de fois dans l'histoire, les libertaires ont laissé le pouvoir à ceux qui n'en sont pas encombrés (extrême droite ou gauche “radicale”) et se sont repliés dans des territoires plus familiers, plus simples (petits collectifs, associations, luttes ou communautés locales, etc.).
Pour ce qui est de l'autonomie en particulier, la révolte des Gilets jaunes et celles qui l'ont suivie, plutôt que d'être des moments de confirmation, ont agi comme un révélateur des dérives possibles de cette tendance quand elle s'enferme sur elle-même : idéologique ou identitaire, extrêmement blanche et élitiste, centrée sur la France, voire sa propre localité, ne parvenant pas à dialoguer avec le populaire ou l'autre quel qu'il soit (étranger, issu de l'immigration, du monde rural, etc.) Des dérives qui ont, à bien des moments, réduit le mouvement autonome à un simple “milieu” parmi d'autres. Donc inoffensif et fait de normes et règles non écrites et, au final, conservatrices.
De manière générale, toutes ces limites mettent en lumière une crise de la stratégie et de la pratique libertaire. Cette crise ne se limite d'ailleurs ni à la France ni aux libertaires. Elle touche l'ensemble des révoltes des dernières années, sans perspectives de changements profonds ou d'alternatives. Dernière démonstration que l'époque était libertaire. Sa crise a entraîné celle de l'ensemble du mouvement de luttes né de nos révoltes.
Ce ne sont finalement pas les défaites apparentes successives qui nous donnent le plus un sentiment d'échec. Les révolutions les plus puissantes sont toujours bâties dans les brèches ouvertes par des tentatives passées et sur les leçons qu'elles délivrent aux révolté.es. Notamment sur les impasses rencontrées. « Les révolutions profondes sont rendues possibles par des séquences de soulèvements qui rencontrent et dépassent leurs limites, à la recherche de cette rupture par insistance. » [38] La Commune de Paris s'est appuyée sur la défaite de 1848, la révolution russe de 1917 sur celle de 1905 où sont inventés les soviets, la révolution soudanaise de 2019 sur les mouvements étudiants de 2013 où les comités de résistances y avaient déjà été esquissés ,etc. Aucune de ces révolutions n'était aboutie ou totalement victorieuse mais chacune, prise successivement, fut plus profonde que la précédente.
Ce que l'on regrette le plus, c'est l'incapacité (pour l'instant) du mouvement libertaire de faire de ces révoltes successives une étape, un palier sur lequel bâtir. Bâtir un mouvement capable de se maintenir aussi bien dans les victoires que dans les défaites. Un mouvement libertaire capable à nouveau et plus largement encore de faire fusion avec le mouvement réel en révolte successive afin de donner naissance à véritable mouvement révolutionnaire. C'est-à-dire une force, une écologie dirait Rodrigo Nunes [39], consciente d'elle-même et composée de multitudes d'organisations, groupes, médias, bandes, quartiers, etc. unis (mais pas uniformes) derrière un cap commun : une rupture révolutionnaire et la construction d'un monde égalitaire.
Malheureusement ce n'est actuellement pas le chemin que sont en train de prendre les libertaires dispersés par les défaites. Et profitant du découragement et de l'impuissance, c'est un retour discret mais déterminé qui a commencé : celui de la gauche. Chantant ce vieux refrain bien connu, qui, en faisant mine de célébrer le retour du mouvement réel nous commande en réalité de le raccompagner dans le « droit chemin » et nous dit à toutes : « Cette nouvelle politique est fantastique, mais elle semble avoir atteint ses limites ; nous avons besoin... de l'ancienne politique » [40].
Dans le prochain épisode nous tenterons de comprendre : Qu'entend-on par contre-révolution ? Quels sont ses outils ? Qui profite de nos défaites ? Comment la gauche est-elle revenue en force ?
Lucas Amilcar
lucas_amilcar at riseup.net
[1] NDLR : Nous avons hésité à publier ce texte. Parfois, ce sont les points d'énonciation les plus proches qui nous agacent le plus. Ici, certaines catégories politiques convoquées pour analyser l'évolution des tendances révolutionnaires hexagonales nous semblent peu opérantes. S'il y a bien eu de microscopiques milieux autonomes dans quelques grandes villes de France dans les années 80, il n'y a jamais eu de mouvement autonome au sens historique du terme, voir La Horde d'Or de Moroni et Balestrini, ou Autonomie ! de Marcello Tari à ce propos. Quant à la tarte à la crème de « l'appellisme » qui a longtemps nourrit les rapports de police autant que le ressentiment militant, il faudra prendre un jour le temps d'en tirer les quelques enseignements qui nous prémunissent autant de la mythification que de la mystification et du ridicule. Cela dit, ce texte de Lucas Amilcar a le grand mérite d'ouvrir des questions importantes et ambitieuses, d'où sa publication malgré les incompréhensions.
[2] Ces deux bons papiers par exemples : -https://www.mediapart.fr/journal/politique/180525/apres-la-meute-quelle-strategie-pour-la-france-insoumise
[3] Une conception qui n'exclue donc pas a priori les militant.es de la FI qui se définissent comme une des composantes d'une “révolution citoyenne” au long cours. Nous y reviendrons dans le 3e volet de ce texte
[4] Abandon de la perspective révolutionnaire d'une large partie du syndicalisme en occident et de transformation en outil de cogestion du capitalisme ; liens historiques entre démocraties parlementaires et autoritarisme ; compromissions innombrables des partis socialistes avec le capitalisme ; obsession pour le recrutement, slogan sans vie et sans actes etc.
[5] Partisans de l'autonomie, ce courant politique révolutionnaire qui fait de l'autonomie au capitalisme, à l'État mais aussi aux partis et aux syndicats un objectif.
[6] Nous y reviendrons mais cela entendait que la gauche était souvent considérée par l'autonomie comme un obstacle sur le chemin de la révolution. Rappelant cette phrase de Dionys Mascolo : “Le contraire d'être de gauche, ce n'est pas être de droite, c'est être révolutionnaire.”
[7] Constat que l'on retrouve par exemple dans les livres Révolutions de notre temps, If we burn de Vincent Bevins et Pour une politique sauvage de Jean Tible.
[8] Ici entendu au sens de ceux et celles qui considèrent que la révolution comme la société doit être organisée par en bas et non pas par en haut ; qui refusent de confier son pouvoir entre les mains d'un gouvernement, un chef, un mari, un patron ou un état et enfin qui défendent que la liberté ne va pas sans l'égalité.
[9] Terme que nous utilisons ici en reprenant les mots de Marx pour définir toutes les personnes qui se soulèvent pour abolir l'état actuel des choses.
[10] Non affiliés à une idéologie ou à une tendance politique définies.
[11] Sans pour autant qu'il y ait systématiquement de conversion idéologique aux tendances libertaires bien entendu.
[12] Au sujet de l'impressionnante expérience révolutionnaire soudanaise nous recommandons de lire le très bon média Sudfa-media et par exemple mais aussi d'aller à la rencontre et d'écouter les révolutionnaires soudanai.ses en exil, très nombreux.ses en France.
[13] Pensons aux Commune de Oaxaca en 2006, de Oakland en 2011, ou à Nuit Debout en France qui toutes utilisèrent cet imaginaire
[14] Syriza en Grèce, Podemos en Espagne, Boric au Chili
[15] Militaire en Egypte, technocrates au Sri Lanka, Islamistes en Tunisie, fascistes au Brésil etc.
[16] Le Socialisme sauvage. Essai sur l'auto-organisation et la démocratie directe dans les luttes de 1789 à nos jours. Charles Reeve, éditions l'Échapée.
[17] voir Politique sauvage, Jean Tible, Éditions Terres de Feu.
[18] Voir la formidable exégèse de l'histoire de France de Pacôme Thiellement “L'empire n'a jamais pris fin” - Blast
[19] Hybridation entre pratiques anarchisantes d'activistes des sud et des nord pendant le mouvement anti-globalisation ; traumatisme des dérives des organisations classiques de gauche du XXe siècle ; importance d'internet qui permet de se passer de certaines capacités des organisations classiques ; incapacité des forces politiques d'assurer leur rôle de médiation face à une offensive brutale du capital, etc.
[20] L'obsession d'avoir raison, plutôt que la reformulation théorique face au réel, a parfois des conséquences dramatiques.
[21] Sur l'autonomie italienne on conseille l'excellent La horde d'or, Italie 1968-1977. La grande vague révolutionnaire et créative, politique et existentielle Éditions de l'Éclat, Autonomie ![ de Marcello Tari, éditions La Fabrique ou encore Années de rêves et de plomb d'Alessandro Stella, éditions Agone.
[22] L'autoréduction est une pratique politique anticapitaliste qui consiste à imposer, de manière collective et militante, la baisse du prix d'un produit ou d'un service, voire sa gratuité.
[23] Qu'il faut lire : https://libcom.org/library/appel
[24] Le nombre réel de ce parti sans carte ni adhérent.e sera toujours difficile à quantifier mais on pourrait l'estimer à plusieurs centaines, voire jusqu'à peut-être un millier.
[25] D'autant plus que nous n'avons connu ce mouvement de près qu'à partir de 2016 et jamais depuis l'intérieur.
[26] Expression régulièrement utilisée par la gauche pour dire que toute révolte doit trouver un 'débouché' institutionnel, le plus souvent par un vote à gauche, ou une reprise en politique parlementaire des revendications du mouvement.
[27] Contre-coup des fantasmes positifs comme négatifs provoqué par une tendance qui a maintenu, jusqu'à aujourd'hui, une grande part d'opacité sur ses formes d'organisations et ses paris stratégiques, l'appellisme fut souvent critiqué par une bonne partie de l'autonomie. Et l'anathème “appelliste” utilisé pour disqualifier tout ce qui s'apparente de près ou de loin à de l'autoritarisme ou du « stratégisme » au sein de l'autonomie est encore utilisé aujourd'hui.
[28] Une des nombreuses contradictions de l'autonomie qui, si elle critiquait avec virulence les syndicats et la gauche, dépendait presque exclusivement de ses appels pour se mettre en branle et toucher de nouvelles personnes.
[29] Lire https://paris-luttes.info/hier-il-n-y-avait-plus-de-place-6149?lang=fr par exemple
[30] Pour l'évolution du Black bloc au cortège de tête, voir https://taranis.news/2023/03/black-bloc-le-cote-obscur-de-la-force/
[31] L'Insurrection qui vient, la fabrique
[32] Pour la critique de la critique voir : https://paris-luttes.info/la-revolution-pour-ou-contre-11165
[33] Par exemple : https://lundi.am/Les-amours-jaunes
[34] Notamment bien sûr dans L'insurrection qui vient mais aussi dans Premières mesures révolutionnaires aux côté d'Eric Hazan.
[35] Très prometteuse mais vite délaissé par beaucoup de ronds-points Gilets jaunes et envahies par des militant.es de gauche qui n'avaient rejoint que tardivement et sans être transformé, le mouvement.
[36] https://es.crimethinc.com/2023/08/09/lapprentissage-des-flammes-quelques-enseignements-depuis-les-revoltes-en-france-1 ou https://lundi.am/Il-n-y-a-plus-rien-a-piller
[37] Notamment la révolte des agriculteurs totalement encadré par la FNSEA quasi-immédiatement
[38] Révolutions de notre temps - Manifeste internationaliste des Peuples Veulent
[39] Neither vertical nor horizontal - Rodrigo Nunes
[40] Jasper Bernes et Joshua Clover cité dans Neither Vertical nor Horizontal
30.06.2025 à 21:38
dev
Ni l'État génocidaire d'Israël, ni la dictature de la République islamique, vive les luttes populaires [Collectif ROJA]
- 30 juin / Avec une grosse photo en haut, 2, InternationalRoja est un collectif féministe et internationaliste basé à Paris, composé de membres issu
es des géographies d'Iran, d'Afghanistan (communauté hazara) et du Kurdistan. Fondé en septembre 2022, suite au féminicide d'État de Jina (Mahsa) Amini par la République islamique, et au cœur du soulèvement national « Jin, Jiyan, Azadî / Femme, Vie, Liberté », il nous a transmis cette prise de parole et de position à la suite de la "guerre de 12 jours" opposant le régime israélien au régime iranien.Au lendemain de l'agression militaire israélienne de 12 jours contre l'Iran, menée avec le soutien armé des États-Unis, dont les principales victimes furent des civils – qu'ils soient iranien
ne s ou israélien ne s – n'ayant pas choisi cette guerre, nous continuons à croire que la seule issue pour déjouer la logique meurtrière d'États dont la survie repose sur le maintien du spectre de la guerre, est de faire entendre, haut et fort, notre cri : entre deux régimes guerriers, patriarcaux et coloniaux, nous ne prenons pas partie. Ce refus n'est pas un repli ou une neutralité. Il constitue, au contraire, le point de départ de notre lutte. Une lutte qui chérit la vie et qui rejette la logique meurtrière des guerres.La guerre asymétrique entre Israël et la République islamique – qui, rappelons-le, n'a ni commencé le 13 juin ni prend fin avec un message de Trump sur son réseau social – est avant tout une guerre contre les populations. C'est une attaque contre tout ce qui garantit la survie et la reproduction de la vie quotidienne sur ce territoire : infrastructures, réseaux et systèmes sur lesquels repose la vie des habitants. Elle vise directement ce que nous avons construit à travers le mouvement « Zan, Zendegi, Azadi » (« Femme, Vie, Liberté ») et tout ce que ce slogan, incarne : un combat féministe, anti-impérialiste et égalitaire, né de la résistance populaire kurde qui a résonné à travers tout l'Iran.
« Femme, vie, liberté contre la guerre » n'est pas qu'un slogan, mais une ligne de démarcation claire avec des tendances dont les contradictions apparaissent aujourd'hui plus crûment que jamais : d'un côté, les opportunistes qui ont soutenu les sanctions américaines et les ingérences occidentales depuis des années, banalisant le génocide à Gaza, tout comme les guerres impérialistes occidentales, ceux qui se sont réjoui de l'agression israélienne espérant qu'elle apporte enfin une « libération ».
De l'autre, les campistes qui assimilent toute opposition à l'Occident à une « résistance », ainsi que ceux qui, au nom de « l'urgence » ou du « bien du peuple » passent sous silence les crimes de la République islamique tant à l'intérieur du pays que dans la région, ainsi que son instrumentalisation du discours anti-impérialiste toutes comme son instrumentalisation de la cause palestinienne. Brouillant la frontière entre résistance populaire et pouvoir d'État, depuis 7 octobre, ils se sont rangés derrière tout ce qui s'oppose aux plans du fameux « nouvel ordre au Moyen‑Orient », négligeant les luttes des femmes et des personnes queers, des minorités et des démunis, comme si elles étaient secondaires.
Or, ces ennemis sont le miroir parfait l'un de l'autre dans leur barbarie. Israël conduit les enfants de Gazas à l'abattoir en brandissant le drapeau arc-en-ciel ; la République islamique d'Iran a non seulement massacré les manifestants en Iran mais a noyé aussi dans le sang la révolution populaire syrienne, sous le masque de l'anti-impérialisme. Le premier commet un génocide à l'encontre des Palestinien.nes ; l'autre soumet et opprime les peuples non perses à l'intérieur de ses frontières.
Netanyahu usurpe le slogan « Femme, vie, liberté » pour tenter de légitimer son expansionnisme militaire et colonial et le faire passer comme « intervention libératrice ». Khamenei mobilisait toutes ses forces pour étendre un « empire chiite » régional, au nom de la lutte contre Daech et de la « défense de la Palestine ».
Ces deux régimes capitalistes n'occupent certes pas la même position dans l'ordre mondial. Le rôle de la République islamique dans cette guerre ainsi que sa puissance militaro-logistique n'atteint certainement pas celui d'Israël, et le régime iranien ne bénéficie pas des soutiens impérialistes occidentaux. Cette asymétrie ne l'empêche pourtant pas d'infliger violences, injustices et souffrances, comme le fait le sionisme fasciste. Toute relativisation des crimes de la République islamique, ne peut être que fallacieuse. Outres les politiques oppressives à l'intérieur de ses frontières, elle s'est embourbée dans un projet nucléaire au coût exorbitant.
Nous n'avons pas à choisir entre un régime sioniste génocidaire et le régime islamiste oppressif. Nous traçons une troisième voie, celle dessinée par les multiples formes de luttes populaires du Moyen-Orient, par une solidarité et un internationalisme par en bas.
Pour construire un front solide contre le génocide israélien et arracher le discours anti-impérialiste des mains de la République islamique, il faut nous démarquer clairement de ces deux impasses et de réaffirmer le lien ndissoluble entre toutes les luttes populaires au Moyen-Orient et au-delà., en nous opposant à la fois au colonialisme impérialiste et à la colonisation interne d'État.
En solidarité avec les destins liés des peuples du Moyen-Orient — de Kaboul à Téhéran, du Kurdistan à la Palestine, d'Ahvaz à Tabriz, du Baloutchistan à la Syrie et au Liban —, nous nous adressons aux opprimé
es et aux démuni es d'Iran et de la région, à la diaspora, ainsi qu'aux camarades à travers le monde, partagent nos idéaux et notre espoir.Le nettoyage ethnique et la volonté génocidaire de l'État criminel israélien ne datent ni d'hier, ni de cette année, ni même de ce siècle. Mais la faille géopolitique ouverte dans la région depuis le 7 octobre, ne laissant derrière elle que sang et ruines, engloutit désormais également la République islamique et les peuples d'Iran, à une vitesse vertigineuse et avec une intensité saisissante. L'horizon est si obscur qu'il nous bouleverse profondément, toutes et tous.
Durant ces douze jours sombres, l'armée israélienne a bombardé des milliers de sites à travers l'Iran y compris les zones résidentielles où habitent les généraux des Gardiens de la révolution. Si les frappes ont visé les installations nucléaires, les bases militaires, les centres gouvernementaux et la radiotélévision d'État, elles ont touché aussi les raffineries, les dépôts de pétrole et les infrastructures vitales, et tout ce qui garantit les moyens de subsistance de la population et la reproduction de la vie quotidienne sur ce territoire.
Contrairement à ce qu'affirment les propagandistes qui parlent de « liberté » livrée par les bombes, nous avons été témoins de massacres aveugles de civils, dont un grand nombre d'enfants. Selon l'ONG Hrana [1], 1054 personnes ont été tuées, des milliers blessés. Sans oublier les 28 Israélien nes tué es par les missiles iraniens, parmi lesquels quatre femmes d'une même famille.
Dans cette situation critique, la République islamique a non seulement abandonné une population terrifiée sans la moindre assistance — incapable de fournir les services les plus élémentaires, tels qu'une information publique claire et efficace, des abris d'urgence, ou des systèmes d'alerte — mais elle a également instauré une atmosphère ultra-sécuritaire : déploiement massif des forces anti-émeutes dans les rues, multiplication des checkpoints, et intensification de la répression.
La militarisation du pays en temps de guerre, qui témoigne de l'incapacité du régime à garantir une vie sécurisée, ne nous surprend pas. Mais les appels à « pendre chaque traître à chaque arbre » sont la conséquence logique d'un ordre fondé — à son niveau le plus profond — sur la répression, la peine de mort, les arrestations, et la militarisation de l'espace social à l'intérieur (en particulier dans les régions périphériques, comme Kurdistan et Baloutchistan), et sur l'expansionnisme militaire à l'extérieur.
Les conséquences désastreuses de cette guerre ne s'arrêtent pas avec le cessez-le-feu. La République islamique en profite pour se venger contre la société iranienne : elle a déjà lancé une véritable chasse aux « espions », et sa machine à exécuter s'est déjà remise en marche. Depuis le 12 juin, au moins six personnes, dont trois kurdes, ont été exécutées dans des procès expéditifs pour prétendu espionnage au profit du Mossad. D'autres prisonnier
es, notamment des militant es kurdes, sont aujourd'hui menacé es d'une exécution imminente. Dans la paranoïa généralisée du régime, toute voix dissidente peut désormais être accusée de « sionisme » ou d'être « agent de l'étranger ». À cette atmosphère de terreur s'ajoutent l'aggravation de la crise économique, la perte massive d'emplois et une inflation galopante.La « guerre contre le terrorisme » — ce projet impérialiste initié au tournant du XXIᵉ siècle dans le sang de l'Afghanistan et de l'Irak — a laissé un héritage sanglant aujourd'hui transmis à Israël : une attaque « préventive » pour contenir le danger supposé de l'arme nucléaire iranienne. Une fois encore, le même récit familier est ressassé par les grands médias monopolistiques : Israël ne frappe que des « cibles militaires », avec des « missiles de précision » et des « drones intelligents », dans le but d'apporter liberté et démocratie au peuple iranien.
Mais ce récit ne dit rien de Parnia Abbasi, poétesse de 24 ans tuée à Sattar Khan. Il ne mentionne pas Mohammad-Ali Amini, jeune pratiquant de taekwondo, ni Parsa Mansour, membre de l'équipe nationale iranienne de padel. Il ne laisse entendre aucune voix de Fatemeh Mirheyder, Niloufar Ghalehvand, Mehdi Pouladvand ou Najmeh Shams. Aucun
e d'entre eux elles n'était une « cible militaire » ni une « menace nucléaire » — seulement des corps déchiquetés en silence par les missiles israéliens, ignorés par les médias internationaux. Voilà la pointe de l'iceberg de cette « liberté » qu'Israël, avec le blanc-seing de l'Occident, construit sur des ruines et des cadavres.Les forces réactionnaires — dont le projet de « renversement » du régime ne vise qu'un changement cosmétique et autoritaire depuis le sommet, sans transformation démocratique réelle ni bouleversement des rapports sociaux — ont salué avec empressement leur éternel sauveur : Israël. Les monarchistes ont réduit les victimes des bombardements à de simples chiffres, déclarant, avec un cynisme brut et un langage comptable : « La République islamique exécute des milliers de personnes chaque année ; donc, le massacre de quelques dizaines ou centaines de personnes par Israël est le prix à payer pour se débarrasser de ce régime. » C'est cette même logique déshumanisante, quantitative et mathématique, que les États-Unis ont invoquée pour larguer la bombe atomique sur Hiroshima et Nagasaki : si la guerre continue, il y aura plus de morts, donc mieux vaut tout raser.
Le massacre de civils lors des récentes attaques israéliennes, la sur-sécurisation extrême de l'espace public en Iran, et la destruction des infrastructures sociales ne sont ni des erreurs accidentelles, ni de simples « dommages collatéraux ». Ils font partie intégrante de la logique même de la guerre — surtout quand cette guerre est menée par un régime comme Israël. L'argument courant selon lequel les civils ou les infrastructures civiles seraient utilisés comme « boucliers humains » — utilisé naguère pour justifier la destruction de Gaza, et aujourd'hui pour les frappes contre la prison de Dizel-Abad ou l'hôpital Farabi à Kermanshah — n'est qu'un artifice destiné à brouiller la logique destructrice de la guerre et à inverser les rôles et les responsabilités.
Il n'existe pas de « bonne frappe » ni de « bombardement juste ». L'histoire sanglante de l'Irak, de l'Afghanistan et de la Libye — cette même Libye que Netanyahu cite explicitement comme modèle souhaité d'un accord avec le régime iranien — en est une preuve accablante.
Il est aujourd'hui aussi essentiel de rappeler le chemin qui mena de la guerre Iran-Irak — glorifiée par la propagande du régime comme une « bénédiction » — à l'été 1988, marqué par le massacre de milliers de prisonnier
ères politiques, dont de nombreux ses militant es de gauche ayant lutté contre le régime du Shah, que de se remémorer les dynamiques impérialistes qui ont conduit à la « libyanisation » de la Libye.L'histoire des « interventions humanitaires » impérialistes en Irak et en Afghanistan, sous prétexte d'armes de destruction massive ou de « crimes contre l'humanité », doit être relue à la lumière de l'histoire parallèle qui, depuis avant 1979 jusqu'à aujourd'hui, a constamment privilégié la lutte contre l'impérialisme au détriment d'autres combats de libération.
Dans le même temps, les leçons du colonialisme de peuplement israélien — de la catastrophe de la Nakba en 1948 à la trahison de Nasser et du panarabisme envers la cause palestinienne en 1967 — doivent être invoquées depuis les terres du Turkménistan iranien et du Kurdistan.
Cela fait maintenant plus d'une décennie que la peur d'une « syrianisation » a été utilisée comme arme rhétorique pour délégitimer les luttes populaires autonomes. Les idéologues de « l'îlot de stabilité » et leurs complices intermittents ont appelé le peuple aux urnes, tandis qu'ils légitimaient la participation sanglante des forces de Qods à la « syrianisation » de la Syrie, en la présentant comme une stratégie de dissuasion destinée à éviter que l'Iran ne subisse le même sort.
Il y a environ 45 ans, au début de la guerre Iran-Irak, certains groupes dits « progressistes », en considérant ce conflit comme un événement « patriotique », sont tombés dans le piège du nationalisme iranien. Le résultat n'a été autre que le renforcement du pouvoir monopolistique des forces islamistes. Certains d'entre eux sont restés silencieux face à l'instrumentalisation de l'étiquette « anti-impérialiste » pour imposer le voile obligatoire aux femmes ou lancer des opérations militaires contre le Kurdistan ; d'autres, même s'ils ont élevé la voix, n'ont pas réussi à mobiliser l'opinion publique contre l'assimilation de l'ennemi intérieur à l'ennemi extérieur, ni à dénoncer la normalisation d'une hiérarchie de pouvoir centrée sur l'homme/persan/chiite.
Précisément à ce moment où « l'urgence de la situation » tend à faire croire que « maintenant » est un instant d'exception, détaché de toute histoire ou continuité, il n'y a rien de plus vital que de convoquer la mémoire plurielle et complexe de notre histoire. C'est uniquement à travers cette mémoire — et depuis le regard des peuples opprimés — que nous pouvons dire « non » simultanément à l'impérialisme, à la militarisation sécuritaire et à la rationalité campiste. Cette mémoire multiple, qui insiste à la fois sur les solidarités et les différences de Kaboul à Gaza, requiert une ouverture radicale qui n'a qu'un seul nom : l'internationalisme.
Au moment où tant l'État israélien que la République islamique cherchent à imposer un récit triomphal de cette guerre, notre tâche est de déconstruire leurs discours glorifiant la résistance et les prétendus succès militaires. Notre terrain d'action ne réside ni dans l'alignement derrière des États ni dans l'illusion d'un salut venu d'en haut, mais dans le soin mutuel, l'entraide, et la construction de réseaux de soutien, de savoirs et de solidarité — des personnes âgées aux enfants, des exclu
es aux personnes en situation de handicap. C'est cette force de vie, de résistance et de création que nous avons vue se déployer avec éclat lors du soulèvement « Jin, Jiyan, Azadî », où la solidarité entre opprimé es a incarné une force de vie et de création.La résignation fataliste, la soumission à un feu qui semble tomber du ciel, ou la représentation d'un horizon apocalyptique où tout serait déjà fini, sont autant de formes de reproduction de la logique de mort. Au moment où, par les négociations (directes ou indirectes, explicite ou cachées), la République islamique essaie de reconsolider son pouvoir au prix de quelques concessions tout en resserrant l'étau sur la société iranienne, nous misons sur la puissance des peuples — de Téhéran à Gaza — qu'aucun État ne peut égaler ou anticiper. C'est là la voie d'une émancipation capable de renverser les discours guerriers dominants et de démentir tous les pronostics.
« Femme, Vie, Liberté ».
Berxwedan jiyan e
La résistance, c'est la vie ; Vivre, c'est résister
Liberté pour la Palestine.
Roja
Le 25 juin 2025
Roja est un collectif féministe et internationaliste indépendant basé à Paris, composé de membres issu
es des géographies d'Iran, d'Afghanistan (communauté hazara) et du Kurdistan. Le collectif Roja a été fondé en septembre 2022, suite au féminicide d'État de Jina (Mahsa) Amini par la République islamique, et au cœur du soulèvement national « Jin, Jiyan, Azadî / Femme, Vie, Liberté ». Tout en centrant son action sur les luttes politiques et sociales en Iran et au Moyen-Orient, Roja est également engagé dans les combats locaux et internationalistes en France, notamment dans les actions de solidarité avec la Palestine. (Le mot « Roja » signifie « rouge » en espagnol ; en kurde, « roj » signifie « lumière » ou « jour » ; et en mazandarani, « roja » désigne « l'étoile du matin ».)30.06.2025 à 17:15
dev
Épisode 5 : depuis Jean-Marie Straub et Danièle Huillet
- 30 juin / Avec une grosse photo en haut, 2Ce 5e épisode de lundi bon sang de bonsoir cinéma est consacré à l'oeuvre de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet. Pour en discuter, nous retrouvons Saad Chakali, Nicolas Klotz, Sol Suffern-Quirno et Rudolf Di Stefano. En attendant, ou pas, que la vidéo soit mise en ligne, vous pouvez lire cet excellent article de Saad Chakali et Alexia Roux paru ce lundi : Parce que les yeux ne veulent pas en tout temps se fermer et visionner Nos yeux se sont ouverts de Sol Suffern-Quirno & Rudolf Di Stefano disponible juste en dessous.
Nos yeux ce sont ouverts Sol Suffern-Quirno & Rudolf Di Stefano
Épisode 4 : Cannes, la critique, la Palestine (avec Victor Morozov)
Épisode 3 : Jean-Luc Godard
Épisode 2 : Frédéric Neyrat
Épisode 1 : Ghassan Salhab
Que peut le cinéma au XXIe siècle ? - Nicolas Klotz, Marie José Mondzain & Saad Chakali
Vous aimez ou au moins lisez lundimatin et vous souhaitez pouvoir continuer ? Ca tombe bien, pour fêter nos dix années d'existence, nous lançons une grande campagne de financement. Pour nous aider et nous encourager, C'est par ici.
30.06.2025 à 17:12
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Un lundisoir avec Amzat Boukari-Yabara, Valentine Robert Gilabert & Théo Pall
- 30 juin / Avec une grosse photo en haut, 2, MouvementDéborder Bolloré, Faire face au libéralisme autoritaire dans le monde du livre, c'est un recueil de 18 articles co-édité par plus d'une centaine d'éditeurs indépendants qui souhaitaient prendre part à la campagne nationale contre le milliardaire le plus détesté des français (et des autres). Pour discuter du livre, du projet et de son contenu, on accueille Théo Pall des éditions Burn Août, Valentine Robert Gilabert qui a travaillé sur l'offensive de Bolloré sur le monde de l'édition depuis quelques années et Amzat Boukari-Yabara, historien qui travaille de longue date sur la Françafrique [1]
Canicule oblige, nous avons un peu de retard, l'entretien sera publié mercredi.
Pour vous y abonner, des liens vers tout un tas de plateformes plus ou moins crapuleuses (Apple Podcast, Amazon, Deezer, Spotify, Google podcast, etc.) sont accessibles par ici.
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Planifications fugitives et alternatives au capitalisme logistique - Stefano Harney
(Si vous ne comprenez pas l'anglais, vous pouvez activer les sous-titres)
De quoi Javier Milei est-il le nom ? Maud Chirio, David Copello, Christophe Giudicelli et Jérémy Rubenstein
Construire un antimilitarisme de masse ? Déborah Brosteaux et des membres de la coalition Guerre à la Guerre
Indéfendables ? À propos de la vague d'attaques contre le système pénitentiaire signée DDPF
Un lundisoir avec Anne Coppel, Alessandro Stella et Fabrice Olivert
Pour une politique sauvage - Jean Tible
Le « problème musulman » en France - Hamza Esmili
Perspectives terrestres, Scénario pour une émancipation écologiste - Alessandro Pignocchi
Gripper la machine, réparer le monde - Gabriel Hagaï
La guerre globale contre les peuples - Mathieu Rigouste
Documenter le repli islamophobe en France - Joseph Paris
Les lois et les nombres, une archéologie de la domination - Fabien Graziani
Faut-il croire à l'IA ? - Mathieu Corteel
Banditisme, sabotages et théorie révolutionnaire - Alèssi Dell'Umbria
Universités : une cocotte-minute prête à exploser ? - Bruno Andreotti, Romain Huët et l'Union Pirate
Un film, l'exil, la palestine - Un vendredisoir autour de Vers un pays inconnu de Mahdi Fleifel
Barbares nihilistes ou révolutionnaires de canapé - Chuglu ou l'art du Zbeul
Livraisons à domicile et plateformisation du travail - Stéphane Le Lay
Le droit est-il toujours bourgeois ? - Les juristes anarchistes
Cuisine et révolutions - Darna une maison des peuples et de l'exil
Faut-il voler les vieux pour vivre heureux ? - Robert Guédiguian
La constitution : histoire d'un fétiche social - Lauréline Fontaine
Le capitalisme, c'est la guerre - Nils Andersson
Lundi Bon Sang de Bonsoir Cinéma - Épisode 2 : Frédéric Neyrat
Pour un spatio-féminisme - Nephtys Zwer
Chine/États-Unis, le capitalisme contre la mondialisation - Benjamin Bürbaumer
Avec les mineurs isolés qui occupent la Gaîté lyrique
La division politique - Bernard Aspe
Syrie : la chute du régime, enfin ! Dialogue avec des (ex)exilés syriens
Mayotte ou l'impossibilité d'une île - Rémi Cramayol
Producteurs et parasites, un fascisme est déjà là - Michel Feher
Clausewitz et la guerre populaire - T. Drebent
Faut-il boyotter les livres Bolloré - Un lundisoir avec des libraires
Contre-anthropologie du monde blanc - Jean-Christophe Goddard
10 questions sur l'élection de Trump - Eugénie Mérieau, Michalis Lianos & Pablo Stefanoni
Chlordécone : Défaire l'habiter colonial, s'aimer la terre - Malcom Ferdinand
Ukraine, guerre des classes et classes en guerre - Daria Saburova
Enrique Dussel, métaphysicien de la libération - Emmanuel Lévine
Des kibboutz en Bavière avec Tsedek
Le macronisme est-il une perversion narcissique - Marc Joly
Science-fiction, politique et utopies avec Vincent Gerber
Combattantes, quand les femmes font la guerre - Camillle Boutron
Communisme et consolation - Jacques Rancière
Tabou de l'inceste et Petit Chaperon rouge - Lucile Novat
L'école contre l'enfance - Bertrand Ogilvie
Une histoire politique de l'homophobie - Mickaël Tempête
Continuum espace-temps : Le colonialisme à l'épreuve de la physique - Léopold Lambert
« Les gardes-côtes de l'ordre racial » u le racisme ordinaire des électeurs du RN - Félicien Faury
Armer l'antifascisme, retour sur l'Espagne Révolutionnaire - Pierre Salmon
Les extraterrestres sont-ils communistes ? Wu Ming 2
De quoi l'antisémitisme n'est-il pas le nom ? Avec Ludivine Bantigny et Tsedek (Adam Mitelberg)
De la démocratie en dictature - Eugénie Mérieau
Inde : cent ans de solitude libérale fasciste - Alpa Shah
(Activez les sous-titre en français)
50 nuances de fafs, enquête sur la jeunesse identitaire avec Marylou Magal & Nicolas Massol
Tétralemme révolutionnaire et tentation fasciste avec Michalis Lianos
Fascisme et bloc bourgeois avec Stefano Palombarini
Fissurer l'empire du béton avec Nelo Magalhães
La révolte est-elle un archaïsme ? avec Frédéric Rambeau
Le bizarre et l'omineux, Un lundisoir autour de Mark Fisher
Démanteler la catastrophe : tactiques et stratégies avec les Soulèvements de la terre
Crimes, extraterrestres et écritures fauves en liberté - Phœbe Hadjimarkos Clarke
Pétaouchnock(s) : Un atlas infini des fins du monde avec Riccardo Ciavolella
Le manifeste afro-décolonial avec Norman Ajari
Faire transer l'occident avec Jean-Louis Tornatore
Dissolutions, séparatisme et notes blanches avec Pierre Douillard-Lefèvre
De ce que l'on nous vole avec Catherine Malabou
La littérature working class d'Alberto Prunetti
Illuminatis et gnostiques contre l'Empire Bolloréen avec Pacôme Thiellement
La guerre en tête, sur le front de la Syrie à l'Ukraine avec Romain Huët
Abrégé de littérature-molotov avec Mačko Dràgàn
Le hold-up de la FNSEA sur le mouvement agricole
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Comment les agriculteurs et étudiants Sri Lankais ont renversé le pouvoir en 2022
Le retour du monde magique avec la sociologue Fanny Charrasse
Nathalie Quintane & Leslie Kaplan contre la littérature politique
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Au cœur de l'industrie pharmaceutique, enquête et recherches avec Quentin Ravelli
Vanessa Codaccioni : La société de vigilance
Comme tout un chacune, notre rédaction passe beaucoup trop de temps à glaner des vidéos plus ou moins intelligentes sur les internets. Aussi c'est avec beaucoup d'enthousiasme que nous avons décidé de nous jeter dans cette nouvelle arène. D'exaltations de comptoirs en propos magistraux, fourbis des semaines à l'avance ou improvisés dans la joie et l'ivresse, en tête à tête ou en bande organisée, il sera facile pour ce nouveau show hebdomadaire de tenir toutes ses promesses : il en fait très peu. Sinon de vous proposer ce que nous aimerions regarder et ce qui nous semble manquer. Grâce à lundisoir, lundimatin vous suivra jusqu'au crépuscule. « Action ! », comme on dit dans le milieu.
[1] Voir notre entretien avec Thomas Deltombe & Thomas Borrel avec lesquels il a co-dirigé l'ouvrage de référence : L'Empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de la Françafrique.
30.06.2025 à 16:12
dev
parce que les yeux ne veulent pas en tout temps se fermer Saad Chakali & Alexia Roux
- 30 juin / Littérature, Avec une grosse photo en haut, 2Le caractère destructeur du cinéma de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet ! Comprenons-en le sens depuis l'insufflation d'un texte de Walter Benjamin de 1931, qui s'intitule justement ainsi. Un mot d'ordre, faire de la place ; une seule activité, déblayer. Aucune haine, seulement un grand besoin d'air vif et d'espace à libérer. Leurs films sont si jeunes et si enjoués, ne craignent aucun malentendu, sont la fiabilité même, ont la tradition pour sol en étant celle des opprimé-e-s, qui savent ouvrir les yeux pour les fermer à l'oppression. La jeunesse d'un tel cinéma, moderne et primitif, donc barbare, remonte à loin, le cinéma muet et l'antiquité même, jusqu'aux montagnes qui sont des souvenirs de soleil. Ils déblaient en traçant des sentiers quand tout semble mal tourner, non pour la passion triste des ruines, mais pour l'amour des chemins qui les traversent.
« Nous sommes convaincu qu'une grande révélation
ne peut sortir que de l'insistance obstinée sur une même difficulté. »
(Cesare Pavese, Dialogues avec Leucò, 1947)
« Originé dans l'événement d'une rencontre (ce "soudain" sur lequel déjà Platon insiste avec force), l'amour trame l'expérience infinie, ou inachevable,
de ce qui de ce Deux constitue déjà un excès irrémédiable à la loi de l'Un »
(Alain Badiou, Manifeste pour la philosophie, 1989)
1) Deux faits, intimes et historiques, tous politiques : Jean-Marie Straub naît à Metz en 1933, rencontre en 1954 Danièle Huillet qui avec lui dit non à l'enseignement de cinéma prodigué par l'IDHEC, rompt et s'exile en 1958 en disant non à la guerre d'Algérie, est condamné par contumace à un an de prison, la peine pour insoumission étant levée en 1971. Deux histoires de colonisation, asymétriques : l'une s'est imposée à lui (sans remonter à plus loin, la Moselle était française jusqu'en 1870, germanique entre 1871 et 1918, française jusqu'en 1940 et son annexion par l'Allemagne nazie, re-francisée en 1945) ; l'autre à laquelle il s'est d'emblée opposé (en soutenant par son exil la cause de l'indépendantisme algérien). Le non au cinéma académique, qui est le oui d'amoureux d'un autre cinéma, contraire, diagonalise ces histoires, de culture (et de colonialisme) et de migration (entre les langues). La première langue des films de Straub-Huillet est l'allemand ; s'ensuit l'italien, le français n'arrivant paradoxalement qu'à Rome avec Othon d'après Corneille en 1969 et il faudra encore attendre le court Toute révolution est un coup de dés d'après Mallarmé pour que soit tourné leur premier film en France, en 1977. Les premières coupures, partition belliqueuse des nations et pluralité conflictuelle des langues, en inaugurent d'autres, entre les plaques tectoniques de l'image et du son, en dépit de l'unité matérielle des prises d'écoute et de vue. En 2006, le décès de Danièle Huillet, autre rupture irrémédiable, signe pour Jean-Marie Straub, son inconsolable, l'abandon de la pellicule (les trois derniers courts, préparés ensemble depuis l'usage du support analogique, sont Itinéraire de Jean Bricard et, d'après Pavese, Le Genou d'Artémide et Le stregue, femmes entre elles, sortis en 2008), suivi par le passage définitif au numérique, amorcé avec Europa 2005 – 27 octobre (2006), avec un total de dix-huit films réalisés jusqu'à la mort de Jean-Marie Straub en 2022.
2) La résistance n'est pas pour eux seulement une métaphore, mais d'abord une pratique concrète. On y éprouve l'affûtage de tous les antagonismes au principe des meilleures dialectiques et leurs silex s'étoilent en étincelles : entre les matériaux (les lieux et les textes), entre les époques (l'autrefois des œuvres ré-citées et le maintenant des prises tournées), entre le vivant qui passe dans les images, librement, mouvant et multiple, et la rigoureuse immobilité de l'idée qu'attestent le découpage filmique et les cadres, entre le silence profond de la terre et la voix qui ne s'élève qu'en passant sous elle (afin de voir le peuple qui manque, ce désert, selon Gilles Deleuze, en l'espèce inspiré ici par Paul Klee), entre ce geste radical et singulier de cinéma et l'industrie à laquelle tourne le dos ce dernier, entre leurs films mêmes et les spectateurs et spectatrices qui doivent beaucoup désapprendre afin de pouvoir libérer leur curiosité et, ainsi, reverdir leur sensibilité. Une définition théorique : il n'y a de forme que par la confrontation de la matière et de l'idée, qui est leur dialectisation même. S'ensuivent des inventions : les textes moins adaptés qu'adoptés en ayant leur traduction propre, leur rythmicité accordée au travail de récitation ou de lecture, et des sous-titres qui en répondent, pour des films qui peuvent avoir plusieurs versions, non seulement linguistiques, pour ce qui s'agit seulement des commentaires en voix off, mais encore avec le découpage rigoureusement identique sauf les prises, différentes (toujours, la dialectique du réel et de l'idée). Ainsi, et autres, existent quatre versions de La Mort d'Empédocle et de Noir péché, trois de Sicilia !, deux d'Antigone et d'Une visite au Louvre. On n'avait encore jamais entendu la musique dite savante pareillement : en son direct (Bach) et en plein air (Schönberg dans les Abruzzes), en plan-séquence pour le premier ; pour le second, dans le morcellement filmique de son unité musicale et sa reconstitution par le montage, toujours respectueuse de la prise directe, d'abord des voix seules (Moïse et Aaron) puis avec les instruments (en studio pour Du jour au lendemain). Une contradiction fertile : le cinéma le plus moderne est celui qui se montre fidèle à l'art des grands anciens, Griffith et Stroheim, Ford et Renoir, Lang et Dreyer. Une conséquence pratique : leurs films auront été peu vus, mais qui les aura vraiment regardés toujours vaillamment les défendra. Et si cette moindre invisibilité est un cri de rage contre l'inégalité qu'imposent les lois du marché, c'est aussi un appel révolutionnaire à s'en émanciper, en imaginant d'autres manières de montrer les films et, sans passeports, de les faire circuler. Les films de Straub-Huillet sont à la fois, et radicalement, barbares et cultivés : à la racine, les plans montrent aux paysages, qu'ils prolongent autrement que des pages d'écriture, qu'ils sont des porteurs de paix pour autant qu'ils sont les gardiens des morts et des luttes oubliées que les monuments d'État trahissent ; à la racine, ils sont l'étrangeté que nation et culture asphyxient par consensus ou idéologie, moins distanciation, traduction fautive du maître Brecht, qu'estrangement, dé-familiarisation. L'antagonisme aiguillonne ainsi leur matérialisme que l'on dira aléatoire (au sens d'Althusser relisant Lucrèce, soit ouvert à l'événement et l'imprédictible), leur communisme éternel (selon Alain Badiou, disciple d'Althusser et penseur contemporain de l'événement).
3) Comme la question juive est un versant de la montagne dont l'autre est une question arabe pour Jean-Luc Godard, leur grand ami, la triade des films « juifs » de Straub et Huillet, Einleitung. Introduction à la « Musique d'accompagnement pour une scène de film » d'Arnold Schönberg (1972), Moïse et Aaron (1974) et Fortini/Cani (1976) ont pour articulations des figures arabes : le double panoramique égyptien en 16 mm. dans la plaine fertile du Louxor pour Moïse et Aaron, le peuple palestinien de Fortini/Cani et la seconde partie, égyptienne là encore, de Trop tôt/Trop tard (1981). Chacals et Arabes (2011) d'après Franz Kafka réitère encore que questions arabe et juive sont les deux faces indissociables d'une même pièce, jusqu'au couteau qui, censé les séparer, ensemble les anéantira. Leur cinéma qui dit oui, d'une puissance affirmative sans égal, est celui d'un non primordial. Le non est premier, celui d'un refus catégorique des compromissions, trahisons, résignations ; il est autant la condition de possibilité du oui, de toutes les affirmations. L'affirmation est la clameur des titres exclamatifs : Lothringen ! (1994), Sicilia ! (1998), La Guerre d'Algérie ! (2014). Le non à la guerre d'Algérie est déjà celui qu'Antigone profère contre Créon, l'héroïne tragique de Sophocle-Hölderlin-Brecht, en ayant alors pour contexte de son adoption en cinéma (plutôt qu'adaptation, on y insiste) les bombes US qui tombent sur l'Irak en 1990, ce non qui retentit encore dans La Guerre d'Algérie ! (2014). Et, ailleurs, dans le coup de feu de la grand-mère Fähmel de Non réconciliés (1965) d'après Heinrich Böll, dans En rachâchant (1982) d'après Marguerite Duras et son enfant Ernesto refusant de retourner à l'école, dans le poing final et fermé du Retour du fils prodigue – Humiliés (2002) d'après Elio Vittorini. Notons que le non est plus souvent féminin que masculin, ceux d'Othon et Lothringen ! Revenons au plan égyptien de la sortie d'usines de Trop tôt/Trop Tard, vrai-faux remake de la vue première des frères Lumière puisque le point de vue adopté n'est ici en rien patronal : comment ne pas y voir, après coup, l'imprévisible même, les ferments virtuels ou moléculaires de l'événement du soulèvement populaire de la place Tahrir de 2010-2011 ?
4) Straub-Huillet ont des artistes de prédilection et d'amitié auxquels ils ont dédié des constellations ou bien consacré des conversations en archipel : des écrivains comme Corneille et Brecht, Kafka et Hölderlin, Bernanos et Barrès, Pavese et Vittorini (Malraux n'arrivera que tardivement pour Straub seul et Bernanos est un amour de jeunesse retrouvé avec la vieillesse pour un diptyque, Dialogues d'ombres en 2013 et l'ultime La France contre les robots en 2020). On doit également compter sur un peintre comme Cézanne, des musiciens tels Bach et Schönberg et les cinéastes précédemment cités. Ouvrons ici une parenthèse : tourné en vidéo pour la Rai 3 sur invitation d'Enrico Ghezzi en 1985, Proposta in quattro parti cite dans son premier mouvement l'intégralité de A Corner in Wheat de David W. Griffith, un film de 1909 ; Cézanne en 1989 cite un extrait de Madame Bovary de Jean Renoir, réalisé en 1934, et L'Aquarium et la Nation en 2015, un autre de La Marseillaise du même Renoir, tourné pour la CGT en 1938. Leur atelier de cinéma décape les oripeaux d'une asphyxiante culture au nom de la pierre de taille des œuvres, textes, peintures et musiques, restituées contre toute fausse familiarité et dans leur matérialité même, entière (ou lacunaire quand les œuvres sont inachevées, œuvres de Brecht et Kafka, Hölderlin et Schönberg). Les commanditaires y perdent alors leur latin en refusant l'objet commandé, comme cela a été le cas avec Cézanne dédaigné par le musée d'Orsay. La prédilection dit sinon l'amour des textes que labourent les lectures et les traductions, les récitations et les relectures, et qui sont d'abord des rencontres. Le sens s'y sédimente, émancipé de la culture bourgeoise, en diagonalisant l'Histoire. Restituer, c'est restaurer mais la restauration s'y entend à l'opposé radical de son acception bourgeoise. La restauration est une justice pour l'environnement terrestre saccagé par le capital, et pour celui de l'art par la culture mercantile. De toutes parts, Venise prend l'eau et il faut le souffle d'un Éole pour s'extirper de son agonie. Ainsi que l'aurait dit Félix Guattari, leur cinéma tient d'une écologie intégrale, à la fois environnementale, sociale et mentale – le vert de la terre jusque dans les têtes. Eux-mêmes l'ont répété : leur refus de tout anthropocentrisme les a conduit à respecter chaque centimètre carré de l'image, les gens autant que l'air et le ciel. Leur cinéma ? Une région du vivant, une nouvelle ère géologique. Une cosmologie, même, quand leurs films montrent ce qui arrive au monde quand le cosmos se rappelle à lui, de la nuit étoilée de Moïse et Aaron, aux montagnes en souvenirs de soleil de Cézanne et du diptyque hölderlinien La Mort d'Empédocle / Noir pêché entre 1986 et 1988.
5) Il faut du deux pour ouvrir au trois : pas le chiffre du tiers en juge de paix, mais le nombre avérant qu'il y a du conflit (les chocs du champ-contrechamp) comme de l'utopie (le dehors du hors-champ). Diviser pour décomposer, détailler pour recomposer, déposer la bourgeoisie pour en extraire le compost, l'alluvion de ses quelques ruines réfractaires. Un couple (le premier du cinéma ?) pour un cinéma bipolaire, une machine pour l'œil (et un seul axe pour chaque prise de vue) et une autre pour l'oreille (avec l'enregistrement en son direct), avec également plusieurs versions d'un même film combinant le respect du découpage et le réel irréductible des prises, toujours différentes. En effet, il faut deux yeux pour faire un regard et deux oreilles pour faire une écoute. Alors s'ils sont quatre fois deux, imaginez. Alors on entend, on voit. On comprend, on se fait voyant en s'ouvrant à l'inouï : l'Allemagne qui n'a rompu avec le nazisme que formellement (le double coup de tonnerre inaugural, Machorka-Muff et Non réconciliés d'après Heinrich Böll en 1962-1965) ; la musique de Bach emplie de travail autant que de la terre de ses enfants morts et des révoltes écrasées des paysans insurgés (Chronique d'Anna Magdalena Bach, 1967) ; la rumeur populaire de Mai 68 perçue sur les hauteurs du mont Palatin par un pouvoir d'État dont le goût des affaires remonte à l'antiquité romaine (Othon), ; la religion sacrificielle du capital et ses idolâtres fascistes dans De la nuée à la résistance (1979) ; la mémoire vive de la crypte communarde contre le caveau programmé de la gauche qu'est le Programme commun (Toute révolution est un coup de dés) ; la terre que le progrès a depuis longtemps blessée dans La Mort d'Empédocle ; les vestiges du divin dans la vie humble des humains pour Ces rencontres avec eux 1947-2005 (2006) ; les chiens du Sinaï qui continuent de mordre et aboyer, plus fort que jamais depuis Fortini/Cani, auxquels on opposera la mort du loup dans De la nuée à la résistance, qui meurt en dieu des forêts. Et les montagnes de feu qui élèvent comme chez Kenji Mizoguchi, de la Sainte-Victoire de Cézanne à l'Etna d'Empédocle. Ce sont deux stèles à distance, dalles, jumelles, lointaines et volcaniques, d'un mausolée pour les enfants morts, ceux de Bach et tous les autres, victimes de violences politiques et policières, harcelés pour judéité et antifascisme (Non réconciliés), brûlés vifs dans un transformateur en chaise électrique (Europa 2005 – 27 octobre) ou bien encore éborgné (Joachim Gatti, 2009).
6) Le dur désir de durer, à seule fin que dure le doux : dans le cinéma de Straub-Huillet, les durées s'offrent aux longues impatiences, dont parlait Paul Claudel au sujet du génie. Ainsi, les marches endurantes et vives d'Othon, cette comédie du pouvoir très hawksienne dans la vitesse comme dans le ton (et les rapports entre les sexes), et puis dans De la nuée à la résistance, dans Un héritier (2010), dans La France contre les robots. Ainsi, les courses du Fiancé, la Comédienne et le Maquereau (1968) et Amerika-Rapports de classes (1984), la première, digne d'un film noir antiraciste des années 50 et la seconde, tout à fait chaplinesque. Ainsi, les travellings en voiture de Leçons d'histoire et Trop tôt/Trop tard qui réinventent ceux de Roberto Rossellini en rivalisant, à l'époque, avec les road-movies du Nouvel Hollywood et leurs suiveurs européens, évidemment Wim Wenders. Ailleurs, ce sont les immobilités de pierre, dans le maintien des droitures et la tenue des dignités, notamment lorsque des innocents sont l'objet ciblé de procès iniques en étant biaisés : Bach raconté jusque dans le détail des rivalités professionnelles et des notes de frais par sa compagne Anna Magdalena, Karl dans Amerika/Rapports de classes, l'héroïne éponyme d'Antigone et les inventeurs d'un communisme autogestionnaire auxquels des partisans opposent le pragmatisme social d'une fin de partie fatale d'Ouvriers, paysans (2000), jusqu'au poing serré au milieu des fourmis à la fin du Retour du fils prodigue – Humiliés. Le motif du procès revient souvent, celui du fils à la mère dans Sicilia ! d'après Elio Vittorini, encore dans le premier épisode de Kommunisten (2014) d'après Le Temps du mépris d'André Malraux, chaque fois dans la hantise du procès des sorcières de Dies Irae (1943) de Carl T. Dreyer. Sinon, le pouvoir exagère, ses représentants sont hystériques, dans Othon, Antigone et Amerika. Ailleurs, peuvent s'épanouir la douceur, l'amour scellé dans le visage juvénile de Danièle Huillet dans Non réconciliés, le chien aboyant au loin dans Cézanne, le poisson en train de griller dans Sicilia !, une main qui se pose sur une joue dans Kommunisten. Entre le dur et le doux, il y a encore toutes les gammes du rire, sardonique dans Othon ou vivifiant dans Sicilia ! Et la joyeuse tonitruance de critiquer l'existant (avec Cézanne dans Une visite au Louvre en 2003 qui, peut-être, est le film le plus enthousiaste qui soit à défendre la critique des œuvres d'art, jusque dans la véhémence pourvu qu'elle soit vive, généreuse et créatrice).
7) Quelques avant-dernières choses, vues et entendues chez Straub-Huillet, et promises à durer des millions d'années. Le coup de feu final de Non réconciliés. La course d'un descendant d'esclave en fuite dans Le Fiancé, la Comédienne et le Maquereau. Le long travelling en voiture à Rome dans Leçons d'histoire. La dédicace à Holger Meins au début de Moïse et Aaron, son plan de nuit étoilée que l'on ne peut voir qu'au cinéma, et les serpents dans ce dernier film comme dans une version d'Antigone. La mort du loup dans De la nuée à la résistance. Le panoramique autour de la colonne de Juillet qui la dévisse dans le sens inverse des aiguilles du capitalisme au départ de Trop tôt/Trop tard. La course chaplinesque d'Amerika/Rapports de classes et son récit d'une mère abîmée par la division du travail salarié. Le graffiti ouvrant Du jour au lendemain demandant « Où gît votre sourire enfoui ? » et, à la fin, le garçon demandant à ses parents ce que signifie « être moderne ». Le rémouleur affûtant les vieux couteaux de la révolution concluant Sicilia ! Les communistes autogestionnaires en procès dans Ouvriers, paysans et l'emploi exceptionnel du zoom seulement prescrit par l'espace où les acteurs sont filmés. La voix cinglante de Julie Koltaï lisant les propos de Cézanne dans Une visite au Louvre. L'actrice jouant Déméter et supportant le soleil dans la forêt de Ces rencontres avec eux 1947-2005. Circé qui pense à Ulysse et Orphée assumant la mort d'Eurydice dans L'Inconsolable et Le streghe. L'œil arraché du fils d'Armand Gatti dans Joachim Gatti à partir duquel voir, même mutilé, le paradis d'O somma luce, celui que chante dans la langue de Dante Giorgio Passerone, le cul posé sur le soc qui fend le sol de la culture en lui rappelant qu'elle est d'abord agriculture. La paire de ciseaux rayant le parquet de Chacals et Arabes. Les plans d'eaux qui sont des paysages de guerre et de résistance d'Itinéraire de Jean Bricard et Gens du lac. Les deux marches au bord du Léman composant La France contre les robots et assurées par le fidèle allié Christophe Clavert. Évoquons le retour par trois fois, vraiment risqué et dialectiquement de haute volée, à Maurice Barrès, l'écrivain français paradoxalement le plus lu et relu dans les films de Straub-Huillet avec Corneille (Othon et deux fragments, à nouveau Othon et Horace, dans Corneille-Brecht en 2009). La triade Lothringen !, Un héritier et À propos de Venise sauve du nationalisme de l'écrivain la langue de résistance universelle de la terre, ses vivants et leurs morts, qui serait aujourd'hui de Palestine. Enfin, il y a l'Ernesto de Marguerite Duras qu, en rachâchant, refuse de retourner à l'école pour y apprendre des choses qu'il ne sait pas. Lui aussi dit non, telle la Colette Baudoche de Lothringen !, elle, contre une Europe truquée par l'union franco-allemande. Il nous faut donc rachâcher, encore et toujours. Ernesto sait très bien, lui, qu'il apprendra comme nous, nous avons appris, et avons tant encore à apprendre à l'enseigne de la contre-école du cinéma de Straub-Huillet : I-NÉ-VI-TA-BLE-MENT.
8) Une sidération dans la constellation : du coup de feu inaugural de la grand-mère de Non réconciliés à l'adresse fraternelle écrite au début de Moïse et Aaron, brûle la mèche d'une histoire de l'Allemagne reliant les générations du non, les premières que l'on stigmatise de folles en les renvoyant à l'asile, les dernières que l'on punit de la prison où l'on maquille des suicides. L'Allemagne a choisi : depuis un siècle, elle dit oui à tous les génocides, Héréros et Namas dans l'actuelle Namibie en 1904, les Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, les Palestiniens aujourd'hui. Peut-être qu'un jour, et contrairement à elle, nous nous permettrons de choisir, comme Rome dans la seconde partie du titre original d'Othon. En passant, « straub » signifie en vieil allemand brut, débraillé ; le verbe « sich sträuben », se dresser, hérisser. Demeure – douloureuse mais nécessaire vérité – la citation de Sainte Jeanne des Abattoirs de Brecht en second titre de Non réconciliés : Seule la violence aide, là où la violence règne. La violence n'y est pas une ni la même, mais se divise : à la violence mythique instituant le droit pour conserver l'existant, Walter Benjamin opposait la violence divine, qui est révolutionnaire et interruptrice en destituant le droit autant que la logique jésuitique des moyens et des fins, au nom des vivants. L'autre violence, qui aide contre celle dont la volonté est un règne, la contre-violence qui n'imite pas celle qui l'entrave mais la contredit dans la guise du désœuvrement, revient à qui dit non à ce qui nie la vie, à qui ouvre les yeux en fermant ceux de l'oppression. Le cinéma de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet.
« Comme je rirai gaîment, / Quand tout sera sens dessus-dessous »
(Jean-Sébastien Bach, Zerreißet, zersprenget, zertrümmert die Gruft
[Rompez, pulvérisez, fracassez la caverne], cantate BWV 205, 1725)
« La joie de la destruction est en même temps joie créatrice »
(Mikhaïl Bakounine, La Réaction allemande, 1842)
Saad Chakali & Alexia Roux
30.06.2025 à 15:27
dev
Retour gonzo sur une manifestation contre la répression des free party à Nantes
- 30 juin / Avec une grosse photo en haut, Mouvement, 4Samedi 12 avril, plus de 2000 « teufeurs » et 20 chars se sont retrouvés dans les rues de Nantes pour protester et dans contre la répression galopante des free party. Un participant nous a transmis ce récit gonzo, « sale, halluciné, lucide et déglingué ».
Je pensais couvrir une manifestation à Nantes, un samedi après-midi, sous un temps bipolaire, contre la répression des free-party. Mauvais jugement, j'ai fini en pleine psychose éthylique à danser timidement avec mes clopes comme seule arme.
Nous sommes descendus du train vers 10h du matin. Ce jour-là, il faisait moche. Nous avions faim d'informations conséquentes — et surtout de philosophies technoïdes. Epitha et moi sommes musiciens. On cuisine de l'expérimentation musicale. Il était évident qu'on connaissait bien le terrain : une manif contre la répression que subit la culture tekno. Un 12 avril, en plein centre-ville de Nantes. Un entre-deux se dessinait : angoisse ou paix, pour celles et ceux qui vivent au rythme d'un son que l'État aimerait voir réduit au silence.
L'air était lourd. La ville puait la résignation sous les tags et les bâtiments vieillots. Mais l'ambiance au top — des visages fermés, d'autres curieux. Terrain de jeu.
Nous étions équipés d'un micro branché non-stop et d'un appareil photo. On devait d'abord passer chez Epitha, vers la rue Maréchal Joffre. Un fond d'angoisse me collait : et si Nantes nous recevait comme des bêtes endormies ? Je voulais boire. Mauvaise idée. La chaleur suffocante du train m'avait assez desséché.
— « Nantes nous accueille joyeusement, mais les gens sont-ils prêts pour le cortège technoïde ? Allons au Mojo avant ! »
— « T'es sûr de toi ? » demandait Epitha.
Pas sûr. Mais besoin. L'alcool est. L'anxiété s'échappe. Illusoire, mais bref soulagement.
Le Mojo : Le genre de bar où tu veux t'effondrer doucement après une rupture mal digérée. Boire jusqu'à ne plus sentir la suite.
— « Arna, faut qu'on bouge. Maintenant ! »
La voix d'Epitha me tirait du fond. Je m'enfonçais dans des pensées absurdes ; les sbires de Macron vont-ils nous coffrer ? Une milice fasciste va-t-elle nous crucifier, nus, sur un pont au-dessus de la Loire ? Des ninjas de jardin anti-tekno vont-ils insulter nos mères à coups de sarcloirs ?
Je me sentais attaqué, même par les passants. Mon crâne captait tout, comme une antenne. Les sons, les gens, trop forts. Et pourtant, la gare n'était pas blindée. Je viens de loin — d'une ville qui n'est pas juste une ville. Un endroit où les silences pèsent plus que les slogans. Ce jour-là, j'ai cru ressentir les mêmes ondes qu'à La Roche-sur-Yon, près de chez notre acolyte. Je me demande encore ce que Luc Bouard a pensé de la free-party du 1er mai 2023. Celle qui a fait trembler la Vendée sage. Est-ce qu'il a entendu les basses depuis son bureau, ou juste les plaintes de ses administrés ?
Il restait dix heures avant la nuit. Dix heures à tenir. Dix ans à espérer la paix.
À 11h55, je titubais chez Blarg. Un vieil ami. Spirituel de tawa, grande carrure, cheveux frisés, quelques cicatrices sur les joues, comme si la vie l'avait tagué en douce. Blarg, c'est le genre de mec qui te cale un perfect sur Tekken sans hausser un sourcil, puis a cette manière de parler de tout — comme s'il savait que le monde entier est une vanne mal comprise. Un trio bancal et insaisissable : moi, prêt à craquer ; Epitha, assistante sordide, calme glacial, obsédée par l'idée d'arracher la vérité aux tripes de l'État ; Blarg, érudit mystique, cynique, toujours ailleurs.
Ma veste jurait avec l'endroit. Ce n'était pas un appart, pas un squat non plus ; un QG de complotiste et de yamakasi sous 2-CB, le genre d'havre pour génie involontaire. Cole MacGrath sous acide. Les murs vibraient d'affiches d'événements, de teintes néo-psyché. 2025. Douce époque multiculturelle. Un décor que seul l'inconscient comprend.
J'étais transparent. Blarg, lucidement défoncé. Et nous étions là. Quelques mois sans se voir.
— « Comment va ? »
— « Encore d'attaque, Arna ? Bonne idée de ramener une PS2 au tekos, la brancher sur leurs alim' et se faire une partie ? »
— « Pourquoi pas. Et finir par se la faire confisquer. Une play paumée dans un comico, le son bloqué sur un jeu rayé. Sale idée, mec. »
— « Ouais, sûrement. On n'y fumera ni hash ni macronisme. Sobrement alcooliques. Le son transcendant. Tu feras ton reportage. Mais fumons avant ! »
Deux spliffs pour deux cerveaux en veille.
Une fois dehors, le décor était flou. Les commerces vibraient de noms absurdes : « Chauffe-Marcel », « Monkey Poulet ». Peut-être qu'on échangeait de la viande artificielle dans ces endroits. Je ne souhaitais rien savoir. Mais on devait comprendre pourquoi on était là. Plus de marche arrière. Présents, pour de bon. On devait se rendre au lieu de départ.
— « Je pense que j'ai le syndrome de Diogène. Je me sens nu. Dieu nous regarde même si le ciel est couvert. »
— « T'en as bu combien ? » demandait Epitha.
Arna et ses arnaques :
— « J'ai bu le temps. Assez pour qu'il soit tiède sous l'ère Macron. »
J'avais dans la main une canette vidée de tout espoir. Je la tenais comme un culte, ni malsain, ni prêcheur. Une preuve de vulnérabilité. Une putain de relique du capitalisme et de ses mondes.
18 rue Olivettes : quartier désossé de la ville, planqué entre deux faux murs et trois fausses promesses. Cette rue ruisselait de graffitis. Trop de blazes pour les compter, trop de tags pour les comprendre. Certains parlaient de justice, d'autres d'ego. Tout se mélangeait dans une cacophonie visuelle qui hurlait : on existe. Mais personne ne regardait vraiment.
On aurait dit que la ville elle-même avait été giflée par les réformes, et qu'elle s'était laissée faire. Une métropole qui joue encore à la start-up de province, avec ses fresques 'culturelles' sponsorisées par la région, pendant qu'on rince des substances douteuses dans les chiottes sans lumière d'un de ces temples techno Nantais pour gormiti accro à la crypto. On était là. Dans cette rue humide, coincée entre le souvenir d'une teuf et l'ombre d'un contrôle d'identité.
Quand tu veux faire passer un message, tu sais que ton look parle avant toi — et que t'as pas le droit à l'erreur. C'est pas superficiel quand tu choisis de te mettre à dos les codes établis. C'est pas un jeu, c'est une prise de position. Un putain de drapeau sur ton torse. Spécialement en France...
Et dans le miroir sale des vitrines, je voyais bien que j'étais devenu autre chose — ni neutre, ni rationnel. Un déserteur du bon goût. Un mec en vrille. Une réponse visuelle à une époque trop propre, ou sale. Un refus textile de la norme. J'étais prêt à me faire recaler par les deux camps : les policiers, comme les militants. Mon style n'était pas un uniforme. Et dans les regards, je lisais déjà les verdicts silencieux : “t'es pas des nôtres”. Parfait. C'était exactement le but.
Sur la route, je me sentais comme un puzzle dont les pièces se sont échappées. Une version de moi-même qui ne savait plus vraiment où elle allait. L'alcool ? Peut-être. La peur de couvrir une manif qui semblait bien plus grande que moi ? Certainement. J'étais un putain d'imposteur dans ce cirque de folie, un grain de sable qui se bat pour survivre dans un océan de mensonges. Normalité ? C'était juste un foutu mirage, un rêve de détraqué dans un monde qui part en vrille à toute vitesse. Qui, en toute conscience, rêve d'être normal dans un monde devenu fou, flou, et sauvagement fourbe ?
13h45. On était près d'un dôme, quelque part devant une salle de sport — un paradoxe pour un fumeur quotidien de se retrouver là, au bord du ridicule, en train de se dire que l'air frais sentait presque le renouveau, malgré la grisaille ambiante.
Je me souviens avoir balancé quelque chose du genre :
— « Y'a qui comme YouTuber mainstream venant de Nantes ? »
Une question absurde, mais qui semblait avoir tout son sens à ce moment précis.
Epitha a éclaté de rire. Puis Blarg, toujours prêt à jouer le rôle du sage désabusé, répondit comme si de rien n'était :
— « M. Sommet, je crois. Il y en a plein, ces putains de mecs avec leurs 'contenus'. C'est comme si chaque face qu'ils filment devenait une performance, une putain de scène sociale qu'on préfère ignorer. Et ces lunettes, bordel, ces lunettes ! Ça fait comme si leur visage était devenu un produit. T'as vu ? C'est pas juste un regard. C'est un masque, une image qui crie 'je suis bien dans ma case', et qui te dit 'regarde, je fais partie du club, et toi, t'es juste un spectateur dans ce cirque'. »
Putain, cette phrase m'a fait éclater la tête. C'était comme s'il avait ouvert un trou béant dans le monde — un monde où les gens n'étaient plus que des marionnettes, des acteurs dans un film sponsorisé par la fausseté elle-même. Des badges, des déclarations silencieuses : je suis là, je suis bien, je suis cool.. Tout ça, dans un monde où, au fond, personne n'est vraiment ce qu'il prétend être.
Et ces gens, ces putains de clones, ils n'ont aucune idée de ce qu'ils perdent. Ou peut-être qu'ils s'en foutent. Parce qu'en réalité, leur monde est peut-être plus facile à vivre quand tout est fade. Mais on voyait bien qu'en dessous, c'était juste un putain de gouffre. Un gouffre où l'on déverse des vies surproduites, des rêves de pacotille. Et pendant qu'on les regarde, eux, ils se regardent dans le miroir de leurs écrans, en espérant que ça suffira à leur donner un peu de sens dans ce merdier.
Mais tout ça, c'est une illusion. Une vaste blague.
La norme n'est rien d'autre qu'un fardeau porté par ceux qui ont oublié de rêver.
L'angoisse des basses fréquences résonnait au loin comme une alarme de fin du monde qu'on aurait mise en boucle pour s'amuser.
— « C'est bon, on y arrive », dis-je, la voix un peu tremblante, un peu trop enthousiaste.
Un semblant d'excitation, gras et nerveux, venait tapisser notre petit comité d'électrons désorientés. Direction : 11 allée Baco. Sous le passage. Là où les murs transpirent la condensation et la vapeur de pisse.
Une idée tordue m'est montée comme une remontée d'acide : envie de foutre le bordel, mais avec style.
Envie de virer un DJ comme on déloge un ministre de l'intérieur en le recouvrant de boue. M'emparer des platines et faire vibrer cette armada de ma propre folie rythmique. Lancer une révolte sonore à coups de kicks distordus et de sirènes industrielles, pendant que Blarg s'improvise chef de la sécu, levant les bras comme Moïse dans la fosse. Je voyais déjà mes mains trembler sur les faders, injecter mes délires dans les enceintes.
Pas un flic. Pas un milicien. Pire : un régisseur de la Piratek. Un de ces types qui confondent responsabilité civile et fantasmes d'autorité. Un vestige bureaucratique planqué sous un hoodie noir, les yeux injectés de sang.
Il me fout une droite. Une vraie patate. Sèche. Professionnelle.
J'y voyais déjà les titres :
“Un fou s'empare du son, la foule hurle, le set devient insurrectionnel.”
“Un individu tente de détourner le son, déclenche une émeute dans la fosse.”
“Un DJ sauvage, une foule en transe, un cortège transformé en champ de bataille électro.”
De quoi faire une belle page d'accueil chez Le Figaro, ou un entrefilet pour le journalisme 'objectif' — si quelqu'un là-bas se souvenait que la tekno, c'est pas juste un bruit de machine à laver pour jeunes en crise de manque.
Mais il n'y aura pas de titre. Pas de fait-divers. Pas de justice. Juste mon sub-conscient et l'écho d'un fantasme brisé, et la basse qui continue comme si de rien n'était.
Pas dans une clairière mystique ou un entrepôt désaffecté — non. Là, en plein béton. À découvert. Comme un animal sauvage qui décide de hurler au milieu du centre-ville. Je marchais vite. Trop vite. Comme si mes jambes fuyaient une idée que mon cerveau n'avait pas encore formulée. Ou peut-être que je poursuivais un mirage du rêve technoïde, nous tous en tant que stroboscope plantés entre deux coups de basses.
Mes pieds battaient le bitume à 150 BPM. Je n'étais pas un passant. J'étais un putain de métronome anxieux. Toujours ce pincement au fond de la poitrine, cette alarme intérieure : “Pas le bon jour, pas la bonne fréquence !”
Mais si, justement. C'était exactement le bon jour. Parce qu'ils étaient là, eux. Tous les autres. Les désaxés. Les éveillés. Les déglingués joyeux.
Ça affluait autour des caissons comme une vague humaine venue faire péter la digue. Le premier sound-system qu'on voyait était planté comme une tour païenne, exhibant une préstation d'entrée — audacieuse, solide, magnifique. Un mur fait pour renverser la normalité. Et les slogans, bon sang... Collés, tagués, hurlés à travers les pancartes :
“Moins de keufs, plus de teufs.”
“Marre de l'oppression ! Je retourne devant les caissons !”
Boum. Voilà. Le ton était donné. La rue n'appartenait plus à l'ordre. Elle appartenait à la cadence teknoïde !
Am I A Freak - Arobass.
Retrofix Nine EP - Robbert Latumahina.
Frissons. Fracas. Fractures du réel.
Bancal, rampant, lumineux aussi. Qui peut savoir ? Peut-être qu'un jour, les technocrates pomperont nos fluides pour huiler leurs machines à soumettre. Contre nous. Les paumés. Les dérangés. Les renégats du monde moderne.
Notre musique est faite de ferraille, de bois, de câbles, de générateurs. Les politiques, eux, sacrifient la chair et l'argent. Et qui, franchement, pourrait revendiquer la tekno ? Quel parti oserait ? Aucun. Pas même pour la récup
Puis... d'un coup, je me souvenais d'une teuf en particulier. Mai ou juin 2023. Un festival Multison. Près d'Angers, un champ perdu, encerclé par des grillages qui voulaient retenir plus que la foule. Le soleil tapait sans pitié, une chaleur suffocante qui te faisait douter de ta propre humanité. Un lieu où l'on ne te laissait pas rentrer sans une envie de danser, une porte d'entrée frôlant la frontière de la légalité, mais peu importe, tu voulais juste faire partie du bazard.
On était arrivé par les bois avec Blarg, comme des commandos en manque, boostés aux amphés et aux 4 temps. Quand on a vu les grillages se dresser, c'était comme un mirage. Une entrée boueuse, pleine de promesses et de pièges. Chaque pas te rappelait que t'étais pas censé être là, mais t'y étais quand même. On avançait à travers cette masse humaine, des corps, des âmes, tout ce que tu pouvais imaginer qui bougeait en rythme, mais à côté des gendarmes, ça prenait une autre dimension.
On a installé la tente entre deux bagnoles dont les coffres servaient de bars improvisés. Le sol était moins spongieux ici. Blarg jetait des regards méfiants, genre stratège parano en territoire mouvant. La tribe vrillait le cerveau, une boucle de kicks poisseux te martelait l'échine. Deux chiens dormaient sous une table pliante. Rien ne bougeait. Sauf le son. Un mec en slip et bottes de sécurité faisait tourner un tacos maison, des meufs torse nus passaient avec des guirlandes LED autour du cou, peintes jusqu'aux clavicules de symboles géométriques. Rien d'érotique, rien de provoc — juste la liberté à l'état cru. Des gens vivants dans un monde trop frustrant.
Je suis un humain faible. Porte-cigarette en ligne de mire ; enchaînant joyeusement les munitions. Avec bière à volonté et mal de crâne stérilisant, tout près des chiottes, installées à l'arrache. Et alors là, putain, les chiottes. Une ligne de cabines plastiques, une dizaines, malmenées par les flux humains. À 17h c'était déjà une zone sinistrée. À 19h, c'était un de ces villages locaux en période de gastro. J'ai vu un mec sortir, le regard flou, le souffle court. Il s'est approché du grillage, a enlevé son t-shirt détrempé de sueur et s'est essuyé le visage, puis les bras, puis le ventre, comme pour effacer toutes les couches du monde extérieur. Il l'a noué autour d'un piquet planté dans la boue, façon drapeau improvisé.
— « Voilà. Ça, c'est notre étendard. Une teuf c'est pas propre. C'est véritable. Notre musique n'est certainement pas de la merde ! »
Et il s'est éloigné en titubant, torse nu, tatouages en vrac, les épaules fières comme s'il venait de libérer un territoire. Une meuf gueulait parce qu'elle avait perdu quelque chose dans une boue suspecte. Un autre pissait à travers le grillage avec le regard vide de ceux qui ont accepté leur sort.
21h30. Atomisé par le soleil en personne, calciné de l'intérieur - et pourtant il se couchait. Impossible de construire une phrase. Même le mot “pensée” me semblait déjà trop élaboré. J'étais trahi par une idée toute bête : c'est vivable. Quelle connerie. Le son, lui, n'avait rien à foutre de ces raisonnements. Il cognait. Il sculptait. Il percutait.
Dans certains cultes, le son est une arme, un démon, une vibration interdite. Dans d'autres, une bénédiction, une porte vers un monde sans dette. Mais ce soir-là, ce n'était ni l'un ni l'autre. C'était au-delà. J'étais imprégné d'un truc inconnu de tout folklore. Quelque chose de primitif et technologique à la fois. Je n'étais plus un être humain. J'étais juste une marionnette vibrante accrochée à des fils invisibles tirés par un DJ, qu'on ne verrait peut-être jamais. Mon corps battait le tempo à ma place. Mon cerveau faisait abstraction. Ou l'inverse..
On tenait, quelque part dans cette transe collective. Une marée d'actifs, de tazés, de buveurs synchronisés, d'expérimentateurs corporels. La nuit tombait, mais la teuf continuait de monter. On disait que les éoliennes renvoyaient le son à 100 kilomètres à la ronde. Pas étonnant que les flics soient à l'affût. Faut bien poser une ligne de défense autour d'un séisme. Ce n'était pas un simple spot de musique. C'était un territoire dissident. Un cratère sonore. Maudit par la République, béni par les kicks distordus.
Et là-dedans : une dizaine de sound-systems. Dubstep, Jungle, Trance, Hardcore, Tribe, Acid, Gabber… C'était pas un festival, c'était une cathédrale polyphonique sans curé. Des façades entières montées à l'arrache, clignotantes, parfois penchées, tenues par des sangles, des barres de fer, et de l'espoir. Des lumières dégueulées dans la nuit. Une ambiance cyberhippy, la danse comme seule prière. Avec rythme d'activiste de paix dans un monde qui cogne à coups de matraque
Et nous ? On était là, au centre du cratère. Blarg titubait entre les tentes avec un grand sourire idiot, moi, j'observais quelque chose d'intéressant. Beaucoup de gens, beaucoup de flics, beaucoup d'individus étrangers au mouvement ; quelques retraités ; des habitants des villages alentours ; des familles avec des gamins pas plus âgés que dix ans à vue d'œil. - Bordel ! C'était quoi ce bazar, j'aurais tout vu, mais est-ce qu'ils ont tout entendu ? Les DJ les plus doués n'étaient pas ceux qui levaient les bras, c'étaient ceux qui faisaient glisser la réalité. Transition après transition, ils t'amenaient ailleurs, sans GPS.
Sommes-nous en train de devenir ces murs de son — pas des faiseurs de musique, mais les prisonniers de ses fréquences ? Peut-être. Le beat cognait plus fort que les arguments, plus fort que les sourires, plus fort que le monde. Des idées s'entrechoquaient dans le noir — chacun venait avec ses raisons, ses blessures, ses putains de fantômes. J'étais là. Et le son, lui, me parlait. Plus que ces agresseurs, plus que ces gueules tendues. Les autres. Les Retailleau. Qui nous observait comme un flic planqué derrière une vitre sans tain — trop propre, trop crispé, trop loin du chaos. Il matait cette meute de bizarres, ces silhouettes en transe, comme on observe une espèce en voie de disparition qu'on préférerait voir crever.
Charognards, nous ? Non. Nécromanciens du beat. On déterre les rêves morts pour les faire vibrer encore. Je me souviens m'être traîné jusqu'au stand des fresques et teintures psychédélique : 40 à 120 balles la pièce. Bordel. Même la transe a un prix, maintenant ? Le capitalisme, lui, ne prend pas d'ecsta — il te la vend en NFT, ce genre de choses. Peut-être que le covid a tout bousillé. Ou peut-être qu'on voulait juste continuer à rêver, même si ça coûte un peu plus cher qu'avant.
Alors j'ai payé 50 balles pour une fresque. Ils prenaient la carte. “Terra Incognita” - ouais. Pourquoi pas ? À la fin, c'était peut-être juste ça : une question d'adaptation. Survivre en couleur, avec compromis, en nuance.
Retour à la manif : la foule était cadencée. On allait balancer la marche brutale en pleine face des civils tranquilles, les cisailler de décibels et de colère sourde.
Et puis y'avait ce connard. Chemise blanche, airpods, mâchoire serrée. Une gueule de cadre en semi-burnout persuadé d'être dans un clip. Il fendait la masse sans un regard, sans un putain d'état d'âme. Il nous méprisait, sûr. Le genre de type qui te frôle comme une voiture sans clignotant - tu sais qu'il va te foutre dans le décor s'il en a l'occasion. J'ai senti l'hostilité comme un frisson dans l'échine. Merde, encore un ennemi. Moi qui voulais juste vivre. C'est ça l'arnaque moderne : t'aimes la vie et pourtant tu dois te défendre comme si t'étais en guerre.
Peu m'importe aujourd'hui l'avis de ces silhouettes croisées à contre-sens. Ils sont ce qu'ils sont — produits dérivés de leurs histoires, de leurs peurs, de leurs choix que je ne capterai jamais. Et le peu de lucidité que j'ai arraché de mon expérience me souffle : lâche prise. Délaisse la fourberie qu'ils balancent comme des cendres sociales. Ne cherche pas la cohérence. T'es une anomalie fonctionnelle. Une classe à part. Alors.. Il était temps de se ravitailler.
— « Allons au supermarché. J'veux une Heineken au p'tit format… et un sandwich cool. »
Blarg approuva d'un hochement de tête. Epitha aussi. La quête du caisson passait par un détour logistique. Le carburant avant la cadence. Devant le commerce, un homme mendiait, assis dans un repli d'ombre.
— « Bonjour monsieur, vous fumez ? J'ai pas de monnaie, mais tenez, cigarette moderne. »
Il accepta avec un sourire franc, ce genre de chaleur qui n'existe plus en carte bancaire. D'ailleurs, c'est souvent les pauvres qui donnent aux pauvres. Règle universelle de la misère solidaire.
À l'intérieur, escalator ou escaliers ? J'ai choisi les marches. Faudrait pas trop que je pourrisse ma condition physique déjà flinguée. Des teufeurs partout. Même dans les rayons. En quête de calories rapides, les yeux encore dans la basse fréquence. Familiers. En transit. Je vagabondais dans les allées, cherchant ces foutues canettes petit format — rien que des 50 cl à portée de main. Piège standard. J'ai fini par me tourner vers deux femmes, sans doute du cortège elles aussi.
— « Où sont les 25 centilitres ? Si les keufs me voient avec un gros format, ça va jacter. »
— « Là-bas, viens, suis-moi. »
Elle m'entraîna entre deux gondoles, presque en riant. Elle a balancé un commentaire que j'ai oublié aussi vite qu'il est arrivé, mais son ton disait tout : bienveillance urbaine et clin d'œil de complicité.
— « Ooooh... Excellent, merci bien. L'heure d'aller encaisser maintenant. Faut qu'on retourne devant le caisson ! » Lançais-je
Mais là : file d'enfer. Pas juste nous, non. Toute une meute d'imprévisibles venus improviser leurs emplettes. Rien anticipé. Tout sur place. Une marée de retardataires affamés, dans un ballet absurde de paniers trop pleins et de plans flous. Alors on a patienté. Animé les caissiers malgré eux. Comme si, même là, en file d'attente, on continuait la fête — version low tempo, version chariot. Une micro-teuf d'achats sous néons. Et moi, canette à la main, l'œil sur le chrono invisible, prêt à retourner là où les kicks t'électrocutent le thorax. À la sortie, je me suis surpris à prendre l'escalator, mais la chaîne qui était à mes chaussures s'est prise dans le mécanisme, putain ! J'ai perdu une partie de moi dans cette ville. J'ai ri, et nous avions, en à peine une minute, rejoint le cortège qui était maintenant à Commerce. Oui ! Nous étions véritablement exposables ! Blarg se déshabillait à moitié, suffoqué par ses fringues trempées, comme si la chaleur urbaine avait décidé de le crucifier. Epitha mitraillait la ville, l'œil collé à l'objectif, le doigt chirurgical. Moi ? J'allumais une cigarette cynique, persuadé de fumer le capitalisme à chaque taffe.
À la sortie d'un pont, quelque part entre un rond-point fatigué et un pan de béton anonyme, le cortège avait tout bloqué. Circulation gelée, veines de la ville bouchées par la transe collective. Les kicks s'empilaient comme des coups de massue, les uns sur les autres — chaos rythmique. Les klaxons hurlaient, colère de civils en costume. C'était marrant, ou navrant.
Un conducteur a vrillé. Cris, klaxon, bras en vrac. Mais pas de débordement. Juste la panique de quelqu'un qui voit son monde stoppé net par une foule qui danse. Nous, on avançait vers le miroir d'eau. Et là, la foule prenait forme. Des gens de tout, de rien. Des âmes traînées par les basses. Des corps rassemblés non par opinion, mais par nécessité. Et dans ce bordel sacré : une cohérence. Un peuple sans costume, sans leader, sans objectif. Mais avec du son.
Au miroir d'eau, tous les sounds se sont arrêtés net. Une voiture de flics avec quelques agents, était à l'arrêt de tram. Et quelques minutes plus tard, une autre garde du même acabit fermait notre cortège — rue de Strasbourg.
— « On est encerclés ! » que je hurle, hilare, le cœur en surtension.
— « T'inquiète gros, c'est rien de plus que la sécurité municipale. Rien de politique pour eux. », balance Blarg.
Il avait raison. Mais tort. Nous méprisent-ils ? Ce ne serait peut-être pas étonnant, en fin de compte. Ils n'étaient qu'un élément du décor à ce moment précis, comme dans un vieux jeu de PS2 : figés mais armés.
Les caméras nous traquaient mieux que n'importe quel keuf, de toute manière. Les sons s'éparpillaient en ligne sur la pelouse, comme des totems sonores posés à intervalles rituels. La teuf commençait véritablement, pensais-je.
Il restait deux ou trois heures avant la fin. Et à partir de ce moment précis, tout s'est brouillé. Après cette pensée, l'alcool et la nicotine m'ont filé une de ces migraines que seule une drogue dangereuse aurait pu calmer. Alors j'ai fini par demander l'appareil photo à Epitha, pris quelques clichés, noté des bribes absurdes, rechargé le micro qui s'était vidé de toute batterie.
Blarg causait avec une vieille connaissance. Une silhouette familière, sortie d'un souvenir tremblotant : Astra. Une femme absorbée par ses pendentifs et talismans extravagants, avec de jolis piercings au nez. Elle ressemblait à un autel ambulant.
— « Eh !!! Mais c'est… Astra ?! Ça roule ? »
— « Ouais, et toi ? Excellente teuf ! »
— « Tu n'étais pas à celle de Rennes ? »
— « Non… Mais tu vois là il y a la véri... »
Et là, j'ai décroché. Complètement zappé de ce qu'elle disait. Mon attention, pathétiquement ravagée par six années de scroll compulsif, s'est fixée ailleurs. Sur les pancartes. Des messages simples, tracés à la va-vite, parfois au marqueur, parfois à la bombe. Des cris en carton, mais vrais. Ça disait des choses comme :
— « Face à la répression, on baisse pas le caleçon ! »
— « Une culture ne s'abolit pas ! »
— « Free-party is not a crime »
— « Pas de dialogue ? Pas de pépit ! »
Et au même moment, un type brandissait un drapeau de la Palestine.
C'était totalement légitime. Une culture comme la nôtre, qui vit en marge, qui gueule contre l'État et le béton, ne peut pas fermer sa gueule. Pas maintenant. Pas devant ça. Les bombes tombent pendant que nos subs grondent. Des enfants crèvent, pendant qu'on tourne en rond, pétés, sous les strobos. Un peuple entier réduit à des ruines, pendant qu'on danse dans les failles de notre propre effondrement. C'est pas une coïncidence. C'est le même système. Même violence. Même logique. Faute de pouvoir, on fait du bruit. Faute de pouvoir, on se tient debout — ou au moins, on ne se couche pas. Vingt-et-un siècles à prétendre qu'on a progressé, et toujours les mêmes salauds aux commandes. Des réprimés qui dansent pendant que d'autres tombent. Et putain, on le sait. On danse, ou on hurle ? On hurle en dansant.
Les gens devenaient de plus en plus fêtards. Beaucoup, beaucoup trop fêtards. Mais rien de cynique — l'ambiance était sage dû au fait que les flics n'étaient pas nombreux, en comparaison des précédentes 'manifesteve'. Rien que les caméras pour signaler la présence de l'État. Les bricards ? Ils devaient faire la tasse. En civil. Peut-être déjà ailleurs. Peut-être juste en veille.
Mais je n'en avais plus rien à foutre à 17H. Je me suis retrouvé à rejoindre un ami. Asca. Un p'tit jeune tranquille. Un esprit-libre en train de fumer la meilleur came du Pays de la Loire. Assis sur l'herbe, son esprit n'était plus libre au moment où il me parla du sang d'enfants de pays en guerre, extrait pour nourrir les machines politiciennes.
Je ne savais pas s'il délirait, s'il inventait, s'il canalisait un trauma collectif par des récits d'horreur. Mais ça résonnait. Même si je savais que c'était probablement faux. Même si… Je m'en foutais. Ces histoires étaient stimulantes, mais j'étais dans une période de procrastination spirituel. Les délires des autres me fascinaient, mais je me défonçais mieux avec les miens. Alors, je voulais aller voir d'autres personnes. Alors je me suis sauvé après avoir pris mes notes. J'ai choisi de nager dans cette vague de personnes qui étaient de la même veine que moi. Ou du moins, de la même mer.
Toujours le canon à cigarette chargé, je l'allumai et je me retrouvais avec deux, puis, cinq autres inconnus qui venaient dans la simple optique (avec politesse et tendresse) : « Est-ce que tu aurais une cigarette ? » Mais bien sûr que j'en avais ! Ma sacoche, suspendue à mon bras gauche, contenait des livres, une base centrale pour charger tout type d'appareils électroniques, de l'alcool et trois paquets de cigarettes légales : de quoi foutre le feu au cas où ça partirait en émeute.
Mais subitement, après les demandes chaleureuses de don, j'ai vu deux types qui se tapaient dessus. Je m'approchais, curieux, comme un dresseur de coqs. Au début, je pensais à un règlement de comptes, mais non : eux aussi pratiquaient l'art. Malheureusement, l'une de leurs amies insistait du regard… Pour une cigarette, évidemment. Toujours avec la joie d'un magnat philanthrope qui distribue ses largesses, j'ai proposé un échange en guise de réponse :
— « Ils se battent pour jouer ? »
— « Ouais, ils font ça pour s'entraîner », s'exclama-t-elle.
Je continuais à assister à la scène jusqu'au moment où ils ont failli percuter un véhicule du cortège. Ils se sont arrêtés, essoufflés mais ravis. L'un des types m'a checké en guise de remerciement. J'ai apprécié le geste et je me suis tiré.
La foule était diversifiée, joviale, détendue. Plein d'acidheads, de tribeux, de constructeurs d'utopie.
Nous, les néo-hippies, les teufeurs, les nomades modernes.
Pourquoi n'y a-t-il aucun forum pour nous ? Pas pour la culture de la drogue — comme on nous associe, avec mépris — mais pour la culture teknoïde, pour ceux qui vivent et pensent autrement, qui bricolent des mondes parallèles entre deux kicks, et toujours personne pour nous écouter autrement qu'en fliquant nos décibels.
On était tous là, à brandir nos idées comme des pancartes, même quand on n'en avait pas. Les corps parlaient mieux que les slogans. Les yeux suffisaient. Un hochement de tête, un sourire, un mouvement d'épaule au rythme d'un son trop sale pour la radio. C'était pas de la contestation. C'était une présence. Une occupation de l'air. Une affirmation sans explication. La vraie question aurait dû être : comment on contre ce monde-là ?
Mais à quoi bon se perdre dans la stratégie quand déjà, on existe à contre-courant ? Faut d'abord qu'ils nous entendent.
Pas avec des discours, non — avec la vibration du sol, avec les basses dans le bide, avec les regards en travers du leur. Une manif où les gens dansent, c'est une manif où les flics flippent.
French Kiss - Lil Louis.
Scarlet Entreprise - Esoteric.
Bunker 026 - I-F
Montée longue. Ça tournait. Ça montait sans prévenir.
Trente minutes. Une heure. Je voulais que ça dure, que ça ne retombe jamais. Comme une vérité douce qui t'explose au visage. J'ai commencé à chercher la suite. Une teuf quelque part, une suite logique, une aberration collective. J'ai erré. J'ai frôlé les murs. Les gens. J'ai cherché du sens dans les tags et les fumées. Mais rien.
Fallait que je retrouve Blarg. Il savait. Il sentait les teufs comme d'autres flairent les deals. Je l'ai retrouvé dans un passage un peu trop calme, juste à l'extérieur.
Il était là avec Asca. Deux figures absurdes, posées au bord du réel, à fumer du hash comme si rien n'existait autour. Asca m'a vu arriver avec mes yeux hagards, tout en roulant un spliff public.
— « Les gars, vous êtes couillus. Les réfractaires et les flics nous encerclent. »
— « T'inquiète, gars. Ils s'en foutent. Et nous aussi. »
Ça sonnait juste. Même pour les flics en civil. Une vérité en mode bâclée, mais étanche à l'angoisse. Un refus tranquille. Pas bravache, pas théorique. Juste... vivant. Ils incarnaient ce que je cherchais depuis des heures : une fréquence invisible, une pulsation de confiance qui vibrait plus fort que la peur, le truc que l'État ne comprend pas.
La philosophie teknoïde, c'est pas une doctrine. C'est une manière de survivre sans devenir un chien atteint de la rage, de danser, sans demander pardon. Pas de leader. Pas de chef. Pas de stratégie. Mais de la musique. De la veille. De la tendresse. De l'autonomie, même bourrés, même cramés. Tu perds ta clope, quelqu'un t'en redonne une. Tu t'effondres, quelqu'un te relève. T'as rien prévu, y'a une soupe. Tu pètes un câble, y'a une main sur ton épaule. C'est ça, le manifeste. Pas écrit. Mais vécu. À coups de kicks, de regards, et de joints roulés à la va-comme-j'te-fume.
Le son affluait, j'avais décidé de retourner sous le passage de l'allée 11 Baco - faute d'endroit où pisser. En marchant, j'ai croisé une voiture de condés en civil qui faisait la chandelle. Un type aux lunettes d'aviateur teintées de noir — aucune hostilité apparente, probablement du jugement. Je les regardais en essayant de me donner l'air d'un intellectuel, mais ma démarche me trahissait. Peu importe, je voulais pisser avec pudeur et respect, en espérant éviter d'être pris en flag…
De retour au Miroir d'eau : la pluie tombée subtilement, petite averse. Je rejoignait notre clique ; Epitha, Blarg, Asca et deux-trois autres personnes dont j'ignorais le vécu. Le son s'est coupé net, sans que j'y fasse attention. Blarg et Asca parlait d'une firme de CBD.
— « Ils sont partout, Espagnol, France. Ils sont passés légal, tu peux y acheter du CBD, des gummies.. » lancait Asca.
— « C'est des tarés, ils ont un problème : imagine t'es là, tu te lance dans le shit et ensuite dans le CBD.. » répondait Blarg.
Et d'un coup. Des militants gueulaient dans les haut-parleurs accrochés à l'un des murs.
— « OHHH !!!! ON SE LAISSERA PAS FAIRE !!!! »
Bordel, ça nous a tous surpris. Je m'infiltrais dans la foule, rassemblée en demi-cercle, 180° autour de la scène. Trois personnes étaient posées sur le sound, haut de deux mètres.
Une femme prit le micro :
« ...Nous pensons que chacun à le droit de modifier sa conscience, mais qu'il est nécessaire qu'il puisse le faire en toute confiance. Aujourd'hui, les policiers prennent un temps plus radical pour la criminilisation. Notamment avec la loi narcotrafique. Puis rentre en contradiction net, avec les prises de position derrière. La dépénilasation a déjà fait ses preuves. Prenons l'exemple du Portugal, qui a instauré cette politique... En 2025, plusieurs éléments ont eu lieu, nombres d'entre eux ont connus une répression, autant physique que financière. Ne diminuent pas, mais s'intansifient en bile des mandats. Pourtant la free-party est un mouvement qui revendique des valeurs : Comme l'autogestion, le partage, la solidarité - (Et la liberté criait quelqu'un)... »
Suite à ce discours explosif, les gens gueulaient. Hurlaient. Huaient.
Des types balançaient des mortiers, des fumigènes. Et le son reprit.
Du Hip-Hop des années 90.
— « Pourquoi du rap ? On avait le même combat, mais plus maintenant. Contradictoire un peu. » s'exclamait quelqu'un.
— « C'est pas contradictoire ! » répondait un inconnu.
— « Non, comme la personne a expliqué la chose, il le donne à ceux qui veulent parler… dans le public », disait quelqu'un d'autre.
— « Putain, c'est dur à suivre… eh. » disais-je, éclatant de rire. « Ouais, y'a pas des toilettes publiques dans le coin ? »
— « Là, y'a un buisson. »
— « Non, je pisse pas en public… EH Y'A PAS UN BBOY PRÊT À DANSER ?! » lançais-je.
J'étais hilare, ivre. Authentiquement défoncé. Je voyais bien que le monde semblait l'être aussi. Il y avait un type, au loin, qui observait la scène avec curiosité. Il m'a fait un commentaire sur mon appareil photo quand je l'ai approché, m'expliquant qu'il était photographe professionnel, mais qu'il avait arrêté pour des raisons personnelles. Il appréciait l'événement en lui-même, y trouvait une puissance. Je voyais bien que lui aussi, dans l'âme, était une sorte de kick distordu et aigu, accompagné de leads entrecoupés en contretemps qui filtraient l'environnement.
C'était l'apogée. Le son devenait de plus en plus nerveux, l'alcool me rendait de plus en plus crasseux. Je voulais du whisky, ou un truc capable d'éliminer toute bactérie d'organique. Mais le son me contrôlait assez pour que ma danse devienne mécanique. Alors je m'approchais des sounds, à la recherche du meilleur set. Au final, je les vagabondais. Je ne sais plus ce qui se passait à ce moment précis. Le son et la tease m'avaient eu, tué, annihilé pour une raison quelconque. Je me souviens simplement du fait que je dansais timidement, avec mes clopes comme seule arme, jusqu'à l'épuisement.
Epitha m'avait retrouvé à prendre des photos, au sol — du ciel, des visages, et tout ce merdier. Blarg s'était volatilisé. Pschitt.. Évaporé comme un sale esprit après un pic de psilocybine. Alors on a rejoint un groupe qu'Epitha connaissait, pendant que la teuf urbaine s'éteignait en douceur.
Il y avait un monde fou. Et le fait qu'on voyait si peu de keufs dans les parages me faisait hésiter : soit ils nous laissaient faire, conscients de notre masse, soit y avait une couille. Un piège. Peut-être que le préfet avait lâché ses chiens fous, postés en embuscade dans le château, planqués derrière les miradors avec boucliers, gazeuses et LBD chargés.
Alors comme les autres, on est allé se poser. Pelouse. Transes retombées. Silhouettes éparpillées comme des souvenirs flous. Je me rappelle avoir balbutié :
— « Le truc… faut que je boive de l'eau, mais… j'sais pas… argh… Le soleil tape… Les lunettes de soleil… Putain, j'arrive pas à sortir de ce mal de crâne… Comme une… destination manquante… »
C'était clair : je devenais psychotique, ou un truc du genre. Un craquement lent et lumineux dans les nerfs. Je voulais réunir du monde. Qu'on cherche une teuf. Un after. Une suite. Une réponse au chaos. Une extension du trip. Des vérités modernes.
Un type m'a sorti ça, comme une flèche sortie d'un nuage :
— « Ta chemise est incroyable, mec. Je m'habillais grave comme as' à l'époque », me disait-il. Il s'appelait Christophe André, sculpteur-graffeur. Souriant, les yeux calmes mais allumés.
— « T'as quel âge ? », je lui demande.
— « 24 », me répondait-il.
— « Tu vois, je suis dans la pensée psychédélique. Et c'est une philosophie »
— « Ouais, c'est plus qu'une simple prise de substance », j'ajoutait.
— « Une pensée influencée par des écrivains, des anthropologues… comme Carlos Castaneda, par exemple. Et je vais te dire un truc : tout le monde est sous peyotl. La maman, le papa, le bébé… Pensée très intéressante », enchaînait Christophe.
— « Ouais, ça renvoie sur la vie et la mort », je balançais, un peu dans le vague.
— « Je suis aux Beaux-Arts de Nantes, je travaille sur ça : la pensée psychédélique, et la question de la vie et de la mort. De la réincarnation »
— « Je trouve que c'est plus flagrant ces sujets, aujourd'hui, dans notre époque. »
Et là. Un éclair dans le ciel, pourquoi, comment ? La déontologie journalistique n'avait plus lieu d'être :
— « Ouais, on cherche à nous distraire plutôt que nous restreindre. Actuellement, on va nous distraire sous forme de répressions. À partir de formes, d'avertissements, de messages… En nous distrayant de la vérité. Parce que la vérité est morte, avec le journalisme, malheureusement. Le journalisme mainstream a tué le journalisme indépendant. Le journalisme réel. »
Je lâche, comme un contrepoids :
— « Le nouveau journalisme. »
Et là, il me balance ça, comme un mantra vrillé :
— « Le nouveau journalisme, c'est le journalisme citoyen. Une perspective. Une seule. Alors qu'on vit dans une multitude de perspectives. Avec cette idée de multivers, là. Des idées qu'on nous a inculquées, qu'on nous a endoctrinés. Au final, dans cette pensée multiple, on ne pense plus ; on s'éparpille. À vouloir penser d'une manière — comme celle d'un teufeur, d'un idiot d'extrême-droite : c'est devenu une rébellion par rapport à un système qui veut que tu ne penses pas ! Ce que le peuple en sait, c'est le contrôle. Diviser pour mieux régner, et conquérir. »
PUTAIN. Woaw.
Simple pour les branleurs. Génial pour les curieux. Écrasant pour les autres. Ce type avait les mots justes. Les phrases exactes. Les contours nets de cette fissure mentale que je traînais depuis des années. Des trucs que j'avais jamais su formuler. Et là, ça résonnait. Fort. Comme si ce Christophe braquait un mégaphone en plein cœur de mon inconscient en bordel. Merde. Il m'avait scié net.
On a donc gardé contact. Rendez-vous fixé au Chat Noir. Alors je me suis levé, secoué, et je suis parti à la pêche aux infos, ma veste comme armure de fortune.
J'ai interrogé des punks — rien. Des passants qui n'avaient rien à voir avec tout ça — paumés. Des orgas — muets ou méfiants. Rien à tirer. Déçu, ouais. Mais pas abattu. J'ai continué, j'ai demandé à tous les groupes qui squattaient la pelouse. Finalement, j'ai chopé une adresse à une heure de bagnole, un after dans un appart déjà saturé, et une invitation au 'Férailleur'. Trop d'infos. Mon cerveau ne suivait plus. Court-circuit.
Suis-je fait pour le journalisme ? Faut-il persévérer ? L'État veut-il un ennemi dépravé, un raté vibrant ? Franchement… j'en avais rien à foutre. Toujours cette même 5e République. Toujours les mêmes apparences, les hypocrites, les corrompus, les vendus..
Mais à l'échelle humaine, microscopique, même, peut-être qu'il reste une chance. Une porte entrouverte. Parce qu'on était là. Oui, là, en petits groupes éparpillés. De pensées, de pulsions, de talents. Rassemblés autour d'une seule et même évidence : l'ouverture d'esprit, le pacifisme universel.
Nous, les néo-hippies.
Les renégats.
Les électrons libres.
Les tekos.
Les dépravés.
Les vivants.
Christophe André et son groupe s'étaient évaporés dans la foule après un adieu discret. Il ne restait qu'Epitha, moi, et son amie Lola. 8.6 à la main, douce odeur de parfum citadin. Elles se connaissaient depuis quelques années — en teuf, ou quelque chose du genre. Le genre timide, mais sociable. Une présence chaleureuse. Solaire.
Elle voulait aller au carnaval du soir, qui devait se dérouler dans quelques heures, avec une fête foraine, à ce qu'on disait. Alors on s'est mis en route, direction le Chat Noir — un drôle de bar où j'avais déjà eu de drôles de rencontres… et de sales embrouilles.
Une fois sur place, on a commandé des pintes, des cocktails et un peu d'eau pour faire semblant… Puis d'autres pintes, quand tout le reste fut vidé. Mais dans le bar, c'était de la house qui passait. Une house molle, un peu fade. Et moi, j'étais là, sonné, le crâne vrillé par les acouphènes que seul un pur sound tekno peut déclencher.
— « Y'a une table de libre ! » lançai-je, après avoir poireauté une vingtaine de minutes à scruter les tables bondées.
Des gens figés comme des pubs vivantes. Des caricatures de mannequins pour marques faussement luxueuses. Une esthétique bien propre, bien lisse. Sans tripes. La culture du vide. La publicité : cet art du capitalisme qui peint le néant avec du gloss. Ici, les corps consomment. Ils ne vibrent plus.
On a posé tout le matos. Puis on a commencé à débattre d'un sujet étrange : on aurait tous un sosie, quelque part. Moi, j'étais ailleurs. Trop concentré à observer les visages autour, les gestes, les fragments de discussions que le vent traînait jusqu'à notre table. J'ai aperçu un skater avec qui j'avais fait connaissance autrefois. Je lui ai adressé un signe. Il m'a snobé. Comme si je lui faisais honte devant son crew. Ça m'a déçu. À ce rythme, je devrais peut-être me coller une photo de Macron sur le torse, histoire d'assumer pleinement mon statut de gêneur public.
À table, Lola proposait d'aller au carnaval. On hésitait. Avec Epitha, on savait, sans se le dire, qu'on rêvait d'un autre carnaval, plus sale, plus vrai, plus tribal. Un second carnaval tekno. On était toujours en pleine recherche technoïde.
Une heure plus tard, Lola devait partir. Alors on a repris les téléphones, relancé les contacts. En quête d'infos. En quête d'une suite. 21h10 : Blarg, et sa compagne débarquent. En fait, il était allé chez elle — ses appels manqués m'ont sauté à la gueule plus tard, comme si mon téléphone avait une meilleure notion du temps que moi. Christophe André nous a rejoints aussi, quelques minutes après. Puis d'autres têtes croisées à la manif. On a fini par jacasser sur le maestro qu'on avait subi plus tôt — ce régisseur planqué dans l'ombre du son, le genre de type qui croit qu'un bouton donne du pouvoir, ce qui est vrai, à notre époque.
J'étais de plus en plus hilare, de plus en plus ivre. Avec Blarg, on complotait pour trouver de la tise et une teuf. Mais on a fini par se rabattre sur Le Férailleur. Pas par choix. Certainement pas pour moi. Blarg était avec son amour d'une vie, et leur nuit n'était pas prévue pour se finir sur du hardcore dans une ZAD. Ils ne voulaient plus quitter la ville. Ils étaient déjà dans une autre vibration, plus douce, plus refermée. J'étais à cran. L'idée d'un club ou d'un bar me tordait l'estomac. Ce genre d'endroit où tout devient expérience sociale : sourire en vitrine, regards calibrés, ambiance figée. Une expo de névroses ordinaires sans stroboscope. On m'a demandé ce que je faisais dans la vie. J'ai répondu en montrant mon index, panari en pleine floraison :
— « Je fais la vaisselle pour les riches, je devrais soigner ça. »
Rires. Ça parlait de vidéos IA, de mèmes, de filtres, de trends.
— « T'es un boomer, en fait », m'a balancé Kadesl, gentiment. Parce que je prononçais mal ces références fast-food. Parce que je ne parlais pas leur dialecte d'algorithmes. J'étais en terrain inconnu, mais intéressant. Sorte de microcosme parallèle. Et moi, je flottai dans ce décor, comme un intrus curieux.
Je me suis levé, il fallait que je bouge, que je trouve un dealer. J'avais besoin de cette impulsion. Cette étincelle chimique. Mais quel malheur quand j'ai appris que mon contact fétiche n'avait plus rien pour moi...
— « Oté, marmaille ! Je contacte Asca. », me disait Blarg, pour me sortir la tête du brouillard.
— « Soit on va à la soirée, soit on va à la teuf », que je répondais, convaincu qu'il restait un morceau de nuit à dévorer.
Mais on a fini par conclure qu'on n'avait rien. Aucun plan solide. Aucun moyen de s'y rendre. Même la Gloria, au Macadam, semblait hors d'atteinte. Je savais que j'allais finir en enfer, couronné maître du chaos, non par bravoure mais par absence de solution viable.
Je reviens des chiottes, vaseux, l'esprit en rade. Mon verre trône encore là, mi-plein, flaque de souvenirs. Je tends la main — et Christophe André l'a déjà vidé. C'est à ce moment précis que je sens la bête en moi se redresser, cette créature souterraine qui ne supporte pas qu'on touche à ses reliques, sans demandes.
— « J'ai eu ce flash : prendre le verre et le projeter en pleine gueule, comme un prêtre jette l'eau bénite sur un possédé. », que je balance.
Pas de colère. Pas de haine. Juste la violence d'un cerveau dissocié, trop plein d'absurde pour continuer à simuler la civilité. Une gifle au simulacre. J'ai pas levé la main. Mais j'ai levé la voix intérieure. Et c'était pire. Tout me dégoûtait. Ma phrase est tombée comme un mégot dans un verre de bière tiède. Et j'ai su que le reste de la nuit allait s'écrire à la hache. Et puis j'ai regardé les autres rire. Des animaux de zoo, dopés aux punchlines molles. Et j'ai compris que je venais de me tirer une balle dans le respect mutuel. Avec l'élégance d'un putois sous acide. J'ai senti que j'étais devenu un animal socialement inapte, coincé entre deux dimensions : celle du bar, feutrée, avec ses discussions de surface — et celle, souterraine, de la rave fantôme que je traquais depuis des heures. Alors j'ai détourné les yeux. Il fallait que je survive à cette soirée sans fracas. En sacrifiant peut-être une partie de moi dans l'opération
Base Support - R-Zac 23.
Alors on a parlé politique. Vie privée. Sport. Des conneries pour rester en flottaison, pour ne pas sombrer dans l'abîme qu'on sentait poindre au bord de chaque phrase. Et moi, toujours plus imbibé, j'ai fini par cracher mon mépris des snobbers, des poseurs, des imposteurs — tous ces égotripés qui vendent leur vide comme de l'art vivant.
— « Ils s'en battent les couilles des autres. »
— « Peut-être qu'ils ont trop de choses dans la tête », a soufflé C. André. Fatigué, sans rancune.
— « Ouais, tranquille… sois pas négatif, Arna. Sois positif, merde. Laisse couler. Les gens sont bons. Il fait gris, ouais, mais les gens… »
J'ai tourné la tête, les yeux injectés de sang, la voix rocailleuse, comme un vieux moteur qui cale, et j'ai balancé, venin dégoulinant :
— « T'es le ver sous la pomme, l'illusion dorée d'un capitalisme déguisé en cool-kid bohème. Tu pues la compromission et le mensonge, et j'ai pas envie de partager ta merde. »
Elle m'a regardé droit dans l'âme, blessure contenue mais dignité intacte, comme un phare dans la nuit toxique.
— « J'suis pas une bobo, moi. Mon père, ouais… mais pas moi. Arrête. » Un océan de faux-semblants, un éclat de verre jeté dans la gueule de la nuit. Mais elle en rigolait, comme si tout ça n'était qu'une blague sale et bien trop vieille, un spectacle auquel elle assistait sans surprise ni colère.
J'avais dépassé la ligne. Je le savais. Mais c'était trop tard — les mots tranchent plus vite qu'un couteau mal affûté. Et je saignais déjà de l'intérieur.
Blarg et Kadesl tentaient de me calmer. Mais c'était trop tard. La bête en moi s'était réveillée — celle que la ville croyait pouvoir accueillir sans risque. Ça devenait de plus en plus nerveux, de plus en plus tendu. Et tout ce qui va suivre, ce ne sont plus que des bribes. Des souvenirs flous. Des éclats déformés. Des notes griffonnées sur un carnet, négligées de tout professionnalisme :
Putain. J'ai quitté la table sans prévenir. J'avais la dalle, la nausée, et une envie violente de disparaître. La nuit était tombée, et moi, j'ai commandé un autre verre, juste pour noyer le reste. Je me suis écroulé au fond du bar, avec des mecs du Soudan, des gars tranquilles, sans histoires. On a parlé vaguement. Juste des fragments de fatigue, d'exils différents, de solitude partagée.
Asca m'a retrouvé plus tard. Il m'a filé ma caillasse. Retour à la table. Une heure plus tard, on dérivait déjà chez Épitha. L'ambiance ? Une fatigue crade, tendue, désaccordée. Et soudain, une fête foraine. Un flash lumineux, absurde. Je me suis barré en courant, comme un gosse impulsif, direction le stand de tir.
Ils m'ont retrouvé là, 30 minutes plus tard, titubant avec un katana dans la sacoche, une carabine à plomb dans les mains, un jouet lumineux vissé sur le front comme une antenne d'extraterrestre paumé. Je visais mal. Ça tanguait. Et pourtant, je touchais mes cibles. Comme si l'absurde avait décidé de me foutre la paix pour cinq minutes.
23h40. Le moment de tracer. Les flics rôdaient, lents, désengagés, surveillant un carnaval en bout de course. Deux cents âmes, pas plus. Le vide organisé. J'ai croisé un danseur bizarre. Maquillage de clown, regard chargé. Il m'a maté comme si j'étais un danger. Il avait raison. La paranoïa s'est mise à suinter de mes pores. J'étais pas le héros. J'étais la faille.
Blarg et Kadesl voulaient rentrer. Se planquer dans le confort. Putain, je croyais qu'ils cherchaient le rêve technoïde. Mais non. Ils voulaient rentrer au bercail. Pas l'extase. Pas la rupture. Juste un repli.
Alors on a marché, jusqu'à l'épicerie. Puis chez Épitha. Blarg a suggéré un saut au Férailleur. Il s'est rétracté dix minutes après. 1h10. Plus rien n'avait de forme. La fatigue était une nappe. On a roulé, bu, soupiré comme des vieux chiens errants. Je me suis levé d'un coup. Frappé de l'intérieur. Pas de teuf. Pas de suite. Juste un salon mort. Des regards morts. Des promesses crevées.
— « Arnaques ambulantes, impostures à ciel ouvert ! Tire-moi dessus si t'oses, mais ne fuyez pas la putain de vérité qui brûle dans cette nuit toxique ! On a loupé le rêve technoïde ! Macron m'a tué ! »
Oui, l'imposture a tué les artistes comme eux. Silence. Choc. Blarg figé. Épitha sonnée. Kadesl fermée. J'ai fui. Dehors. Rue Maréchal Joffre. La pluie. Seul. Plus de son, plus de teuf. Plus de tribu. Le rêve technoïde ? Un leurre. Une carte postale froissée. Un idéal cramé. Comme le mouvement hippie.
Je suis retourné au Mojo. Bar du matin. Bar du soir. La boucle était bouclée. J'ai noté des trucs que j'ai pas lus. Observé des gens que j'ai pas écoutés. Coquille vide. Ivre et crevée.
Puis au burger-je-ne-sais-quoi. Dernière station avant le chaos. Un oasis de gras dans l'hyper-urbanité fliquée. Le vieux m'a fixé comme si j'étais le diable en sarouel. Sa fille pareil — mi-peur, mi-jugement. Ce regard qu'on réserve aux zonards venus d'un autre monde. J'étais le mauvais trip de leur quotidien réglé, l'ombre d'une contre-culture qu'ils ne comprenaient qu'à travers BFM et les rumeurs du quartier. Et c'est là que j'ai compris : j'étais devenu ce que je fuyais. Corrompu.
J'ai attendu mon bail comme un teufeur attend l'aube au fond d'un champ humide, entre un caisson trop fort et une envie de fuite. Pas de teuf. Pas de révélation, juste un emballage tiède et le goût neutre de l'intégration impossible. C'est ça la tekno pour eux : bruit, crasse, chiens en liberté et flingues imaginaires. Une peur de classe déguisée en indignation morale. Alors que nous, on danse pour expulser la colère, pour tenir debout malgré les coups. J'ai croqué dans le burger comme on mord la société : à pleines dents, en sachant que ça nous niquera la gueule à la fin.
2h30. Épitha m'a retrouvé. Ma emmener au bercail. Silence. Pas de morale. Mes excuses.
— « Pourquoi tout le monde est faux ? », ai-je soufflé.
Quelqu'un, sans visage, a répondu :
— « Parce que toi, tu crois que t'es vrai ? »
Touché. Foutu. Sommeil.
8h. Réveil dans la poussière. Le train allait partir. Moi, pas sûr. Gueule en ruine. Photo floue dans le miroir. Ce visage que j'avai apperçu devant les vitrines sales de cette ville propre, s'est pointé là, devant ce miroir propre qui alligner un visage sale.. Une gueule chiffonnée. Usée. Peut-être la mienne, ou juste celle d'un rêve trop réel.
Le rêve technoïde n'était pas un but. C'était une balafre. Une secousse. Une expérience.
Un manifeste en basses-fréquences.
Une tribu sans chef.
Un feu qui refuse de crever.
Les free-parties sont tout sauf des fêtes. Ce sont des cris. Des rituels. Des actes de résistance dissimulés sous les apparences du chaos. C'est une culture qui refuse l'hygiène sociale, qui défèque dans les interstices de la République, qui érige la désobéissance en architecture sonore. On n'y va pas pour consommer. On y va pour disparaître un peu. Pour se rappeler que la vie n'est pas une suite de formulaires à remplir, mais une onde à déformer.
Et ceux qui n'y sont jamais allés ne comprendront jamais ce que ça veut dire : danser contre la norme, tenir debout malgré la pluie, tendre une clope à un inconnu parce que l'État t'a tout pris sauf ça.
Il n'y a pas de chef, pas de programme, simplement le son et l'amour. Juste une langue de vibrations, une mémoire de luttes et d'erreurs, une tendresse spontanée qui surgit entre deux enceintes. On ne rêve pas d'un monde meilleur. On rêve juste qu'il arrête de nous piétiner pendant qu'on tente encore de vibrer.
Alors ouais, ce mouvement est bordélique. Parfois dangereux. Parfois incompréhensible. Mais il est vivant. Responsable. Pacifiste.
Et ça, c'est déjà plus que tout ce que propose le reste du monde. À condition qu'on ne suive pas le même chemin que le mouvement hippie. La fête finira peut-être, mais la vibration, elle, ne s'arrête jamais. Et si demain, tout recommençait ailleurs, serions-nous prêts à vibrer encore ?
Aster
30.06.2025 à 15:20
dev
De la Ville, de l'Identité, de la Résistance Lucrezia Giordano
- 30 juin / Positions, Avec une grosse photo en haut, 4Les touristes qui visitent Marseille pour la première fois se divisent en deux grandes catégories : ceux qui se plaignent du manque de propreté des rues et ceux qui s'en félicitent parce que ça authentifie leur expérience d'une ville populaire. Dans cet article, Lucrezia Giordano propose une nouvelle hypothèse : et si la place laissée aux ordures dans la cité phocéenne était une forme de résistance à la gentrification ?
Je n'oublierai jamais le printemps 2023. Pas parce que c'était ma première fois à Marseille, ni pour la mer, ni pour un nouvel amour. Ce printemps-là, les manifestations contre la réforme des retraites qui ont touché toute la France ont été accompagnées d'une grève des éboueurs, provoquant un amoncellement d'ordures pendant des semaines, mêlé aux restes de poubelles calcinées. Dans ce contexte, dès que l'on sort d'un petit bar du Cours Julien un samedi soir, on remarque immédiatement cet amas informe de sacs poubelles qui nous surplombe, atteignant le haut du mur de la cour voisine.
Et alors que nous regardons les poubelles, il arrive. Il est certainement dans une brume alcoolique plutôt épaisse. Il décide que le tas d'ordures est la toilette publique parfaite, malgré le fait qu'il se trouve littéralement au milieu de la rue. Une fois qu'il a terminé, quelque chose s'allume en lui. Il commence à escalader le tas d'ordures jusqu'à ce qu'il atteigne le sommet du mur, où il se lève. Encore une fraction de seconde et avant que l'on s'en rende compte, il saute, criant de joie et atterrissant sur le dos dans les sacs d'ordures au contenu indéfini — ces mêmes sacs sur lesquels il vient de pisser.
Il est là, les bras ouverts, et il rit. L'ange des poubelles de Marseille.
Les déchets (et, plus généralement, des stéréotypes à connotation traditionnellement négative) jouent un rôle important dans la construction de processus identitaires en réponse à l'avancée de changements sociaux tels que la gentrification à Marseille. Les ordures et la saleté, sont depuis des années des éléments qui ont contribué à construire la réputation peu positive de Marseille (bien que l'on puisse argumenter sur le fait qu'il s'agit d'un prétexte pour masquer des problèmes systémiques extrêmement profonds dans les grandes villes françaises, tels que le racisme et le classisme, qui voient Marseille comme l'épicentre parfait pour ce type de discours).
Cependant, on assiste depuis peu à une réappropriation de ces éléments : si les déchets ont toujours été au cœur de la définition de la ville, ses habitants décident aujourd'hui de donner à cette centralité une connotation positive. Si, à première vue, on peut se demander “pourquoi les déchets, les cafards et les rats ? Pourquoi ne pas se concentrer sur d'autres aspects de l'identité marseillaise ?”, il faut se rendre compte que cette revendication n'est pas apparue dans le vide, mais dans un contexte où la spéculation immobilière et la gentrification entraînent une hausse des loyers et du coût de la vie. Comme dans beaucoup d'autres villes européennes, l'expansion des locations touristiques génère un changement dans la géographie urbaine, avec la prolifération de commerces qui répondent à ces nouvelles cibles en termes de produits, d'esthétique et de prix.
On comprend donc que la revendication identitaire s'appuie sur certains éléments spécifiques. Marseille veut mettre en avant ce que ces changements cherchent à masquer, en mettant en œuvre une résistance fondée sur la séparation nette entre la collectivité marseillaise et l'individualisme néolibéral lié au tourisme de masse et à l'embourgeoisement de la ville. Cela a été particulièrement évident lors du carnaval indépendant de la Plaine 2023, dont le thème était “Feu à la Spécu”. Des gens déguisés en cafards, en rats et en sardines hors de prix, des dragons fabriqués à partir de valises, des pancartes et des affiches contre l'entreprise mondiale AirBnB [1] : tous les participants se sont rassemblés dans une marche qui s'est terminée par un grand feu de joie pour protester contre le tourisme inconscient et irresponsable, la gentrification et l'augmentation du coût de la vie.
Le message est clair : laissez-nous nos déchets, laissez-nous notre identité. Ces revendications s'inscrivent dans un processus plus ou moins inconscient d'altérisation, c'est-à-dire “la construction et l'identification du soi ou du groupe d'appartenance et de l'autre ou du groupe d'exclusion dans une opposition mutuelle et inégale en attribuant une infériorité relative et/ou une aliénation radicale à l'autre/au groupe d'exclusion” (Brons 2015). En utilisant ce concept, il est plus facile de comprendre comment la communauté activiste de Marseille revendique non pas tant la saleté en tant que telle, mais en tant que symbole des caractéristiques normalement rejetées par les processus de gentrification et de redéveloppement urbain. Il est particulièrement intéressant de noter, en même temps, comment la composante hiérarchique typique des processus d'aliénation (dans lesquels le groupe extérieur est considéré comme subordonné au groupe intérieur) est renversée afin d'atteindre le résultat souhaité. Les Marseillais ne revendiquent pas leur supériorité à l'extérieur, mais font appel à des caractéristiques considérées comme négatives et, dans l'esprit général, inférieures, dans le but de créer une séparation radicale avec le groupe d'exclusion. Les caractéristiques négatives de ce groupe, bien que conceptuellement existantes, sont principalement intégrées dans l'impact potentiel qu'elles pourraient avoir sur la société marseillaise : ainsi, pour concrétiser les processus d'aliénation, il est plus pratique de se concentrer sur les caractéristiques visibles et revendiquées de l'in-group.
Le fort activisme de Marseille sur ces questions semble donner l'image d'une ville dévastée par des changements irréversibles et d'une identité communautaire gravement menacée. Pourtant, la gentrification à Marseille est un processus difficile à définir.
Le concept de gentrification a été introduit en 1963 par Ruth Glass pour définir “les processus par lesquels des quartiers centraux autrefois populaires sont profondément transformés par l'arrivée de nouveaux habitants appartenant aux classes moyennes et supérieures”. Cependant, lorsqu'on tente d'appliquer cette définition spécifique à Marseille, on se heurte à un premier obstacle structurel : la géographie urbaine spécifique de la ville. En effet, depuis le XVIè siècle, les élites économiques et politiques locales ont préféré s'installer dans les quartiers sud de la ville, laissant l'espace du centre à la population immigrée et moins aisée [2]. Cela a conduit à la création de ce que Cusin (2016) appelle un modèle inverse centre-périphérie, dans lequel le centre est considéré comme moins valorisé et moins développé que les périphéries. Ce modèle urbain spécifique rend la réalisation des processus de gentrification plus lente et plus complexe, malgré les efforts évidents de redéveloppement déployés par la ville.
Un autre facteur contribuant aux processus de gentrification est l'augmentation du nombre du locations touristiques et l'impact qu'ils ont sur le marché de la location. La décision de louer aux touristes ou de vendre à des personnes ayant un pouvoir d'achat plus élevé (souvent originaires d'autres villes françaises ou de l'étranger) fait qu'il est difficile pour les résidents locaux de louer ou d'acheter dans des endroits auparavant considérés comme abordables, tels que Le Panier et le Cours Julien. Outre le facteur économique, l'augmentation des locations touristiques a également un impact sur le tissu social et communautaire des quartiers : les propriétaires sont incités à convertir leurs propriétés en locations à court terme plutôt qu'en locations à long terme, ce qui fait que certains quartiers ont des propriétés vacantes à certains moments de l'année. Cela affecte la vitalité et le dynamisme des quartiers et risque de créer un sentiment de perte de communauté, dont Le Panier est l'exemple le plus emblématique : d'un quartier ouvrier, il est devenu le centre de locations touristiques et d'activités commerciales et artisanales dont les prix ne plaisent certainement pas au Marseillais moyen.
Prendre conscience de ces changements et dire en même temps que la gentrification à Marseille n'existe pas semble donc une contradiction, puisqu'il est indéniable que nous assistons à des processus de changement du tissu urbain qui conduisent à une augmentation des inégalités économiques, de la précarité et des problèmes d'accès au marché du logement. En même temps, cependant, il y a des chercheurs comme Mateos Escobar (2017) qui affirment que le processus de gentrification à Marseille a rencontré tellement d'obstacles que ses conséquences prévues (dont la plus pertinente est certainement le déplacement des populations moins aisées qui vivent actuellement dans l'hypercentre de Marseille) ne sont pas pertinentes d'un point de vue purement statistique. Prenons par exemple les réaménagements de la Friche de La Belle de Mai ainsi que ceux réalisés dans le cadre du projet Euroméditerranée : ces formes de gentrification n'ont pas nécessairement conduit à des changements systémiques au niveau du tissu social (Mateos Escobar 2017).
Il ne faut pas éluder la raison de l'échec de ces tentatives : tout simplement, l'idée de vivre à proximité des populations défavorisées et immigrées ne séduit pas ceux qui disposent de ressources économiques suffisantes pour déclencher un processus de gentrification en tant que tel, c'est-à-dire un processus irréversible qui conduirait à la disparition de populations historiques au profit d'habitants au capital économique ou financier plus riche (Géa & Gasquet-Cyrus 2017). Il est évident que la perception du tissu urbain et militant de Marseille diffère des données statistiques : comme l'affirme Cassely (2018), nous sommes confrontés au “paradoxe d'une ville qui aura vu un mouvement anti-gentrification précéder par sa vigueur le phénomène qu'il est censé combattre”. Données concrètes ou non, c'est la perception de la population qui compte. La perception est une expérience corporelle, vécue, qui se déroule en relation avec le monde et dans laquelle l'environnement dans lequel elle se déroule est un participant actif à la formation de nos expériences perceptives (Merlau-Ponty, 1945). La perception va au-delà du moment présent et comprend un ensemble de significations et de possibilités permettant d'interpréter la réalité — et en même temps de la créer, puisque l'interprétation de la réalité n'est pas moins concrète que les éléments factuels qui la composent. En tenant compte de cela, il est donc possible de comprendre la volonté de la population marseillaise de continuer à protester contre les changements systémiques qui semblent pointer vers des politiques urbaines néolibérales.
Cette réflexion a trouvé une muse improbable dans l'ange des ordures du Cours Julien. Alors que la ville connaît des mutations urbaines et sociales, ses habitants se raccrochent à des éléments souvent considérés comme négatifs, tentant de préserver la vitalité et l'authenticité de Marseille. La lutte n'est pas seulement menée contre la hausse des prix des loyers, mais contre une idéologie qui menace d'éroder le tissu social de la ville. La gentrification à Marseille se heurte à une géographie urbaine et à une histoire qui a façonné les quartiers et les identités différemment des autres villes européennes. Bien que les données statistiques puissent suggérer le ralentissement des processus de gentrification, la perception de la population est le véritable test : à Marseille, la gentrification est souvent perçue comme une menace à l'essence même de la communauté. Dans ce contexte, l'ange des ordures devient l'emblème d'un peuple qui embrasse son identité, même celle qui est considérée comme “sale” ou “indésirable”. Alors que la ville fait face à l'avenir, l'ange continue de rire dans les sacs, nous rappelant que la résistance est un acte symbolique mais puissant qui défie les forces d'un changement irréversible, et que la véritable beauté de Marseille réside dans son authenticité sauvage.
Lucrezia Giordano est une chercheuse et journaliste indépendante spécialisée dans les migrations, le genre et la transformation des espaces urbains. Avec une formation en anthropologie et en études internationales, elle mène des enquêtes approfondies et publie dans des médias tels qu'Acta Humana, SSRN, et El Mundo. Son travail combine analyse critique et narration immersive pour explorer les dynamiques sociales et politiques contemporaines.
[1] Pour plus de détails : 'Carnaval et Charivari... à Marseille - Ode au carnaval de la Plaine-Noailles et à la lutte contre la gentrification et l'invasion Airbnb', https://lundi.am/Carnaval-et-Charivari-a-Marseille.
30.06.2025 à 12:10
dev
Dans un récent article, Nathan J. Beltràn proposait de penser politiquement l'amour (Voir : De la forme-de-vie amoureuse->https://lundi.am/De-la-forme-de-vie-amoureuse], cette semaine, il s'agira de politiser l'érotisme.
Nous allons commencer par poser quelques constats & hypothèses sur la situation actuelle qui influe sur l'érotisme : l'état du corps actuel, sa place dans la société, d'abord, la question de la pornographie & de la marchandisation du désir, enfin. Ces deux points tenteront de servir de socle pour saisir la situation actuelle de l'érotisme. Dans un second temps, nous tenterons de trouver quelques pistes pour penser politiquement l'érotisme & le désir en nous tournant notamment vers la littérature, ou plutôt ce qui lui échappe : la poésie.
I.1 HYPOTHÈSE :
Nous avons perdu tout sens de réalité corporelle, nous vivons dans un monde d'abstractions, de doubles & de simulacres. Jamais, dans notre époque gavée d'images & de discours sur le corps, il n'a semblé si omniprésent, & pourtant, jamais il n'a paru aussi impossible à incarner. Comme une sorte de contre-alchimie, où la matière doit traverser plusieurs épreuves – séparation, purification, réintégration – nos corps sont soumis à une série de séparations qui, prétendant les purifier, les privent de leur puissance d'incarnation.
(Notons qu'il y a un certain privilège à se caler dans le fond de son corps sans être affecté par ce qui le traverse – je pense notamment à certains ouvriers, travailleurs & travailleuses du sexe, etc.)
Toute la question étant de comprendre comment le corps, célébré, mesuré, exposé, est – & est souhaité comme – séparé de sa matérialité.
Il ne s'agit pas tant de penser – dans un geste presque réactionnaire – un corps originaire, authentique à ressaisir, que de dire ceci : il n'y a jamais eu qu'une pluralité de manières d'être au corps, toujours situées, variables selon les époques, les sociétés, les dispositifs de pouvoir, etc, mais ce qui caractérise notre présent, c'est peut-être de n'avoir plus, collectivement, de manière(s) d'être au corps sinon de le refuser, en embrassant une image de lui – je veux dire en le tenant à distance, en le réduisant à sa représentation.
I.2 CONTRÔLE ET DÉPOSSESSION
Toute société qui tend à régenter le corps, quelle que soit la manière, le met à sac..
Le pouvoir ne fonctionne plus par la simple censure du sexe, mais par la multiplication de discours, de représentations, & donc des normes autour de la sexualité. La sexualité n'est plus cachée, elle se veut, à l'image du corps, omniprésente, surexposée. Ce n'est pas la libération du sexe, mais son intégration pleine dans l'économie, contribuant à ce corps à la fois hypervisible & impossible à habiter pleinement.
La dépossession du corps n'est pas qu'une affaire de techniques ou de dispositifs, elle est le résultat d'une histoire politique & économique qui a fait de tout un terrain de séparation & de contrôle.
La privatisation de la santé, la marchandisation du soin, la difficulté d'accès aux ressources vitales ne sont pas des « hasards » mais les conséquences logiques d'un système qui repose sur la hiérarchisation des vies, de la « valeur » des êtres & des corps.
Exploiter, surveiller, discipliner, exclure. Imposer des normes, tracer des frontières, décider qui a le droit, ou non, au Graal de la visibilité. Contrôler les genres, les identités. La racialisation des pratiques de soin & de surveillance participe de cette même logique de hiérarchisation & d'assujettissement.
I.3 BREF RÉCAPITULATIF SUR LA PORNOGRAPHIE
Tout cela est, plus ou moins, logique depuis Foucault : la prolifération des discours & des images sur la sexualité capture le désir dans des dispositifs de gestion & de normalisation.
On trouve, dans la pornographie, une répartition très précise des corps & des rôles, c'est-à-dire, des actrices très jeunes, souvent qualifiées de « teens [1]]] » (adolescentes). On devine – & les statistiques nous le prouvent – que la majorité des consommateurs est elle-même très jeune, & l'on peut se dire qu'il est tout à fait logique que des jeunes fantasment sur des personnes qui sont assez proche de leur tranche d'âges, mais cela ne tient pas, ou plutôt disons que factuellement le résultat est ceci : on assiste, massivement, à la représentation de jeunes filles jouant de plus jeunes filles encore, dans des rapports de pouvoir très peu équilibrés. Et nous n'évoquons même pas les scénarios qui font directement l'apologie de la pédocriminalité [2].
La situation empire lorsqu'on examine les noms des sites & productions populaires : SisLovesMe, ExploitedTeens, SellYourGF [3]. « Ma sœur m'aime », « Adolescentes Exploitées » (notons bien le terme d'exploitation), « vends ta copine » – tout est dit : exploitation, commerce, domination incestueuse ou pseudo-familiale ; dans le cas de Vends Ta Copine, la femme – ici la femme aimée, la femme censée être aimée – devient un simple objet de transaction entre hommes. Évidemment, seules deux issues semblent possibles à cette trame : la femme est soit dépossédée, humiliée, agressée donc, soit elle en tire du plaisir &, se révèle – comme toutes les femmes selon la logique patriarcale – une « pute ». Et pour n'étonner personne, le scénario inverse, Sell your BF, n'existe pas.
Mais au-delà de la violence de ces représentations, c'est le fonctionnement même de la pornographie comme prise dans l'économie qui pose question. Chaque image, y compris celle qu'on dit « éthique » reste une marchandise. Le marché, fidèle à luimême, recycle les critiques d'où qu'elles viennent, les absorbe, les digère, puis les revend – peinard. Féminisme ? queer ? qu'importe : le désir devient un produit à regarder, stocker, acheter, & finalement, à dépenser dans tous les sens du terme.
Le véritable enjeu n'est ni la diversité, ni la « bonne » représentation ; il n'est pas non plus le formatage des désirs & des fantasmes, voire du type de sexualité présentée. L'enjeu est la délégation totale de nos désirs à des images, pire : leur formatage & leur mise en vente. Le problème, c'est la vie par procuration, vécue à travers un plus ou moins petit écran, & que le désir passe par des images à consommer, inséparable d'une logique économique, capable de digère tout, y compris la critique en vue de « toucher de nouveaux marchés ».
HYPOTHÈSE :
— Il n'y a pas de sexualités qui soient entièrement subversives
— Il n'y a pas d'images de la sexualité qui ne soient pas récupérables. Toute image est potentiellement récupérable d'une manière ou d'une autre par le système.
II.1 PISTE(S) ET TENTATIVE
Alors commençons, commençons par une scène la plus banale possible – puisque nous voulons politiser l'érotisme même, en dehors des personnages, des situations économiques, des lieux donc – choisissons de jeunes adultes, hétérosexuels ; & imaginons-les vadrouillant dans la campagne. Lumière douce, herbes hautes, un peu de chaleur, ce qu'il faut. On plante le décor, on y met les corps, on y met une robe, c'est elle qui la porte, la robe (vous ne savez pas encore pourquoi c'est important, mais ça l'est. Les robes sont utiles, dramaturgiquement parlant – elles permettent gestes, révélations & déplis. Il nous faudra des déplis.)
« frissonnante toute à la fois tremblée & sûre sa
robe bardée de dentelles elle laretrousse d'une main à présent à demi-nue elle s'avance
d'entre les herbes laisse s'avancer sa trame puis setourne. Le dos, la main toute contre ses fesses, tête
légèrement inclinée sur le côté
dessus l'épaule. »
La scène est plantée ; ensuite – parce qu'il faut un ensuite – il se passe quelque chose. Ou plutôt : il faudrait qu'il se passe quelque chose ; parce que là, il ne se passe rien, ou si peu. Imaginons un événement qui s'en viendrait sexualiser la scène, & forcerait sa politisation. Imaginons : il pleut. Il pleut, & sa robe est blanche, laissant entrevoir disons quelques atouts. Nous restons dans un regard banalement masculin & hétéro, & trouvons en même temps l'événement qui les poussera à affronter la ville pour se réfugier dans la petite chambre de bonne de l'un deux. Et c'est là, peut-être là, la ville, que quelque chose pourrait devenir politique. Nous n'y sommes pas encore, mais presque, patience.
« [...] le blanc mouillé, tu as alors tout loisir de lorgner bas, oui, bas, & de t'émerveiller – sous couvert d'amour - de quelques légers roulages de cul ; ainsi, sans le savoir, te voilà déjà inscrivant cette image dans les fibres de ta conscience afin de pouvoir - en cas d'absence prolongée du fessier susdit - t'en émerveiller de nouveau. »
La scène n'est pas politique, loin de là, elle se veut tendre, elle est surtout terriblement banale. À peine une variante sur des milliers d'autres, toujours vues d'en bas. Mais pour l'instant, le reste fonctionne : les deux amants paumés dans les herbes hautes, après avoir plus ou moins batifolé, rentrent pour plus d'intimité (& moins d'intempérie). Continuons un peu, puis, profitons de leur passage en ville, pour commencer à politiser :
« […] Que dire alors que, longeant la dite civilisation, elle ne pense qu'à l'excorier, lui faire jaillir son sang latent, la gratter à sève, cette crasse ? »
Ça y est, le style s'améliore, & l'appétit grandit : on veut en savoir plus, pourtant, nous voilà bien embêtés : nous sommes sur le point de faire entrer le politique dans la scène, mais nous ne la rendons pas politique. L'érotisme & le politique se dissocient. Il n'est, ici, même plus question de leur batifolage. Pire : nous avons creusé la banalité & en la creusant, avons mis en scène ce qui s'apparente pas mal à un mâle gaze. Une politique donc, mais certainement pas celle que nous voulions.
Que faire ? Pour le regard masculin, nous pouvons tenter de le corriger, de le renverser mais pour la politique - celle qui nous intéresse - ? Avancer de quelques paragraphes, les retrouver sous les draps, commentant l'actualité politique entre deux baisers ? Aussi imaginaires que soient nos deux amis, ils ne méritent pas tant d'horreur. Alors on en reste là ? dans la pluie, la robe, la chambre ? avec un récit qui ne veut, ne peut avancer ?
Tant pis, faisons rapidement notre deuil & allons plutôt lorgner chez d'autres voix, notamment celle de Catalina Raíz [4].
II.2 ÉROTISME POLITIQUE CHEZ RAÍZ
Dès l'ouverture du poème « Te vamos a llamar Bohemia [5] » « Nous t'appellerons Bohème », elle place l'érotisme sous le signe de l'hospitalité, cette autre conception de la politique pour Derrida⁶ :
« Le agradezco por acogerme aquí, ¿no le molesta que esté desnuda ? »
« Je vous remercie de m'accueillir ici, permettez que j'y sois nue ? »
« L'hospitalité "inconditionnelle" et "incalculable" […] peut être conçue en géopolitique comme ce qui sape l'autorité de la souveraineté. [6] » L'érotisme y est directement énoncé comme manière de faire monde, de s'accueillir mutuellement. Cela rejoint ce que nous avons pu appeler précédemment une forme-de-vie amoureuse.
Dans son poème, notre « corps impossible » est traversé, & traversé parce qu'authentiquement incarné. Il n'y est pas tant question d'habiter le corps dans une sorte de plénitude ou de « maîtrise », que de le faire en acceptant de traverser & d'être traversé – autant par l'effondrement du monde que par la Beauté même.
Et l'on pourrait même se demander si, plus loin, lorsqu'elle écrit « Nosotros de la Grieta », « Nous de la Brêche », ce n'est pas de cela qu'il s'agit : faire du corps, alors même qu'elle l'incarne, une Grieta – une faille, une brèche. Et, pour la préserver, inventer des rites : la boîte à mouchoirs, la collection d'images, autant de gestes symboliques pour sauvegarder ce qui résiste au monde & à la saisie.
« Guardar estas imágenes […] es como un rito para que la Belleza que pase en ellas permanezca en mí, que me acompañe… »
« Ranger de teles images […] est comme un rituel pour que la Beauté qui passe en elles demeure en moi, qu'Elle m'accompagne… »
La suite politique du poème réside dans la suspension du temps, ouvrir une brèche, un espace de fête, de magie & de rites où le Désir, la Beauté circulent librement. :
« DESTRUIR CUALQUIER INTERMEDIARIO, PONERSE
EN CONTRA DE LA HISTORIA ¡SUSPENDIDA LA
HISTORIA ! SUSPENDER EL TIEMPO, PASAR
FRONTERAS Y HACER PASAR INTERCAMBIAR LA
BELLEZA »« DÉFAIRE TOUT INTERMÉDIAIRE, SE PLACER CONTRE L'HISTOIRE, LA SUSPENDRE, SUSPENDRE LE TEMPS ! PASSER FRONTIÈRE ET S'ENTREPASSER BEAUTÉ »
Suspendre le temps, n'est-ce pas là le premier geste de la Commune, voire de toutes tentatives révolutionnaires ? tirer sur les horloges, interrompre la longue course du monde, tirer le frein d'urgence, dirait Benjamin. C'est ici un microcosme du geste révolutionnaire : suspendre la course, ouvrir un temps autre, créer un dehors (passer la frontière) & rejeter tout intermédiaire entre nous & l'expérience directe des choses.
II.3 DESIR ET PERCÉE(S)
« Ce désir commun, collectif, grouille déjà, partout dans le monde, depuis toujours – c'est une joie fragile, plombée, un jaillissement. [7] »
Leïla Chaix
HYPOTHÈSE : le désir est un trop-plein, non pas un manque. Il est ce qui déborde & cherche une issue. Le désir comme volonté diffuse de vie, non comme droit frustré.
Chez Catalina Raíz, la « Beauté » est une percée fragile, elle n'est ni dans la matière brute, ni dans un quelconque critère formel : elle vient d'ailleurs, traverse la matière sans être prisonnière, & se passe entre amants ou amis. Dans sa vision plutôt mystique, voire gnostique, elle n'est pas une image mais une émanation opérative.
Dans un passage d'Haïr le monde [8], Leïla Chaix, sans parler d'érotisme, rejoint cette idée : « Sous ce qu'on affiche et ce qu'on Tiktok, il y a désirs. Qu'on le veuille ou non, il y a de la vie. Elle est moche et elle est bruyante, empêchée quotidiennement, mais elle perce sous la chape de plomb du monde-béton. » Il est question d'y « entretenir un amour féroce et continuer à se battre pour que parfois et par endroits, la beauté perce ». La beauté – & ce qui relève de la vie, comme une force – au sens philosophique du terme – politique, capable de fissuré le « monde-béton ».
Cette puissance de la beauté, de l'Eros, du désir insurrectionnel ne relève pas seulement de l'intime ou de l'exception, elle est comme une force collective qui pourrait déborder les digues de la répression & de la politique de l'impuissance. Le Comité érotique révolutionnaire l'exprime ainsi :
« Notre désir de vivre, notre passion de vivre, notre énergie érotique, celle d'Eros comme pulsion de vie, réprimée durant des années, contenue dans une impuissance politique et une politique de l'impuissance, ne peut désormais plus être endiguée [9]. »
Ce n'est pas seulement le désir individuel qui chercherait à percer, mais une énergie commune, une volonté de vivre qui, après avoir été contenue, déborderait & s'en viendrait fissurer l'ordre établi. L'Eros comme une force de soulèvement, de fête ou de création de mondes : de quoi fissurer « l'Empire du fake. »
Cette idée, Raíz la rejoint entièrement dans un « nous » peu éloigné de ce que Pacôme Thiellement peut appeler une « communauté de Freaks », une « solidarité nomade et anarchiste [10] » :
« nosotros del Deseo, nosotros de la Grieta,
nosotros que hablamos con cerviz erguida ; recuerden –
nosotros comunes y de Bohemia,
nosotros de un mundalma y cuyas voces resuenan aún
nosotros del Eros, de la erosión, de lo erótico, largas pestañas negras rozando nuestros mejillas »« oui, nous du Désir,
nous de la Brèche,
nous du front levé contre le ciel ; rappelez vous –
nous communs et des Bohèmes
nous d'un monde-âme dont les voix résonnent encore
nous de l'Éros, de l'érosion, de l'érotique, de longs cils noirs frôlant nos joues »
Dans GITANE ou le droit à la candeur [11], Raíz propose aussi le concept de candeur, à mille lieues de l'innocence naïve qu'on pourrait penser à première vue. La candeur, chez elle, est une puissance vivante : la capacité rare, presque magique, à ressentir pleinement la joie d'exister, à danser sans raison, à jouir du monde sans chercher à le posséder, mais surtout, le refus d'être mat, de la dépossession intérieure que le système tente d'imposer en rendant toute spontanéité, & toute trace de vie suspecte. La candeur comme ce qui, en nous, résiste à la séparation des mondes. Puis le concept de « gitanerie », que nous désignerons sommairement comme – vous m'excuserez du jargon – le vouloir-candeur dans un monde d'exil(s), une volonté esthétique, mystique & politique.
Dans son texte « Le Sexe des anges [12] », Pacôme Thiellement s'inscrit dans la critique de la « fausse permissivité de notre époque » & propose de penser la sexualité & l'amour comme un processus alchimique, une traversée des états de la matière & de l'âme. Pour Thiellement, l'alchimie n'est pas une métaphore décorative mais, comme elle l'est originellement, une méthode existentielle, un art de la transmutation radicale. L'amour & la sexualité doivent être vécu comme une œuvre au noir, au blanc, au rouge :
Thiellement en appelle à une sexualité passionnée qui soit l'athanor de notre transmutation psychique ET collective. Il en invite à traverser tous les états : rêves, hallucinations, coïncidences, crainte & tremblements, à refuser la gestion, & à véritablement travailler la passion comme force de transmutation :
« Sans une sexualité passionnément travaillée comme l'athanor de notre transmutation psychique, sans la fabrication de l'androgyne – cet « adolescent-jeune fille » auquel Nicolas Berdiaev comparait Dieu – les histoires d'amour ne sont que des partenariats domestiques tristes à pleurer, des histoires de cul-de-jatte guidés par des aveugles¹³. »
Pour Thiellement, la beauté, la fête, la magie, la passion ne sont pas des surplus mais, je crois l'avancer sans me tromper, la condition de toute résistance, de toute invention du commun. Il s'agit de refuser la résignation, de cultiver « l'amour féroce » dont parlait Chaix, de traverser la crise pour faire surgir la beauté, l'intensité, la fête, la magie, y compris dans la précarité, y compris – gnose oblige – dans l'exil.
III.2 HYPOTHÈSE : LA TRANSMUTATION COMME POLITIQUE
L'alchimie vise à la transmutation, la possibilité de faire surgir de l'or à partir du plomb. Si l'on transpose – plus ou moins artificiellement – cette logique, une ligne révolutionnaire : face à l'intensité des séparations & de la dépossession, œuvrer au noir, c'est-à-dire destituer, pour purifier puis qui ouvrir la possibilité d'une recomposition & d'une réappropriation du monde & des forces.
Là où la société contemporaine tend à tout dissoudre dans l'image & la gestion, l'alchimie rappelle qu'une transformation profonde est possible, elle suppose de reconnaître la perte pour expérimenter, collectivement, de nouvelles formes d'habitation & de présence.
Face à la crise de la présence & à la dépossession du corps, l'alchimie propose un imaginaire & une pratique radicalement différents : elle ne vise pas la transformation, mais la transmutation, un changement de nature, une métamorphose à la racine même des choses.
Dans l'œuvre au noir (Nigredo), tout commence par la déconstruction & la traversée de l'ombre, le moment où la matière est réduite à l'essentiel, confrontée à ses limites & à sa perte de sens. Cette étape, qu'on pourrait liée à la crise actuelle du corps, n'est jamais une fin en soi, elle prépare la possibilité d'une renaissance.
Nous l'avons vu brièvement : l'œuvre au blanc (Albedo) symbolise une nouvelle perception & l'œuvre au rouge (Rubedo) incarne la réconciliation entre la matière & l'esprit, le désir & son vécu. L'alchimie, comprise ainsi, ne se réduit pas à une métaphore mais peut être un chemin opératif, où se mêlent la destitution, la purification des schémas imposés & la recomposition collective, logistique & ontologique. La métamorphose de la matière n'a de sens que si elle s'inscrit dans un rapport renouvelé au monde & aux autres. Elle suppose d'affronter les conditions historiques & matérielles qui rendent la présence impossible, & de permettre les gestes, les rites ou expérimentations qui permettent de recomposer du commun.
Politiser l'alchimie, c'est reconnaître que la crise du corps n'est pas seulement un problème intime, mais le symptôme d'une organisation sociale contre-alchimique. L'alchimie devient une ressource politique quand elle offre des images, des symboles, mais aussi des méthodes pour traverser la crise, non pas seul, mais ensemble, & permettre des formes-de-vie.
— Désexualiser l'érotisme pour érotiser le monde.
— Dégénitaliser la sexualité : attaquer la hiérarchisation, faire ou révéler le corps comme une source entièrement érogène.
Nathan J. Beltràn
[1] [[« If you look at the videos on mainstream porn sites you can see ‘teen' themes, ‘mom and son' themes, lots of incestuous porn. It's pretty deviant stuff. To watch this you have already lowered your threshold of what is acceptable. Porn is an entry drug for a lot of them. » https://www.theguardian.com/global-development/2020/dec/16/online-incest-porn-is-normalising-child-abuse-say-charities
[2] « Selon des chiffres communiqués à la délégation par Céline Piques, porte-parole de l'association Osez le féminisme ! , lors d'une audition le 20 janvier 2022, Pornhub recense 71 608 vidéos faisant l'apologie de l'inceste et de la pédocriminalité, ainsi que 2 462 vidéos ayant pour mot clé "torture". » https://www.senat.fr/rap/r21-900-1/...
[3] Le site SisLovesMe enregistre environ 1,88 million de visites mensuelles. https://hypestat.com/info/sislovesme.com. SellYourGF, lui, attire moins mais tout de même plusieurs milliers de visiteurs par jour.
https://hypestat.com/info/sellyourgf.com.
[4] Il y a plusieurs raisons au fait de prendre l'exemple d'une jeune poétesse peu, voire pas connue. D'une part, il me semble toujours sympathique d'évoquer quelques écrivains en début de parcours ; de l'autre, étant son traducteur, je connais bien son œuvre & elle s'impose assez naturellement à mon esprit. Il y aurait eu, bien sûr, quantité d'autres exemples tout aussi pertinents. Je pense notamment à Bernard Noël & Pierre Guyotat – d'une manière totalement différente à ce que nous voyons ici.
[5] CORTÈGE, revue d'hérésies n°1, pages 5 à 11.
[7] Hair le monde, Leïla Chaix, Éditions le Sabot, page 173.
[8] Haïr le monde, Leïla Chaix, Éditions le Sabot
[10] https://www.blast-info.fr/articles/2023/freaks-de-tod-browning-carnaval-doit-reapparaitre-7FGW9hN3SG6RSGKldqDVvg
[11] GITANE ou le droit à la candeur, Catalina Raíz, Éditions CONTRE-SORT, à paraître.
30.06.2025 à 11:35
dev
24 juin
Douze jours de bombardements, de destruction, à plus de deux milles kilomètres de distance, avions de chasse, bombardiers, missiles et drones à l'appui, puis un soudain cessez-le-feu. Telle une pièce écrite dont on ignorait encore le dénouement. Chaque partie évidemment réclame victoire, puisque nul n'a gagné définitivement, sinon la mort, une fois de plus. Et l'enterrement plus que définitif dudit droit international, des dites conventions de Genève, dont on savait depuis quasiment leur rédaction qu'ils ne seraient valables et applicables que dans un seul sens.
Je ne suis pas content d'Israël, assène, aux dernières heures de la cessation des hostilités, l'homme orange avant son départ pour le sommet de l'OTAN à La Haye. Et son visage qui prend l'expression de son mécontentement. Je n'entends pas sa voix, je lis la traduction en arabe, je vois sa bouche s'ouvrir grand, verticalement, ses yeux se plisser sur le grand écran d'un café où tous les clients lui tournent le dos, pris dans diverses conversations. Deux pays qui se battent depuis si longtemps et si violemment qu'ils ne savent même plus ce qu'ils foutent, dit-il d'Israël et l'Iran. They don't see any more what the fuck they are doing.
Impossible de ne pas se demander comment les Palestiniens à Gaza ont reçu ce cessez-le-feu, eux qui n'ont nulle force de dissuasion, qui ont eu tout juste droit à deux courtes trêves et qu'on maintient aux limites extrêmes de la famine, déportés de dévastation en désolation. Impossible de ne pas se demander comment les Palestiniens de Cisjordanie ont bien pu accueillir ce cessez-le-feu, eux dont les territoires (occupés, précise-t-on encore avec euphémisme) ne sont plus que peau de chagrin, dont les colons s'approprient ou détruisent à coup de bulldozer ou dynamites leur demeure, ces mêmes colons (les extrémistes aime-t-on souligner, persuadés que les « autres » sont normaux, voire paisibles, sympathiques) incendient tout aussi systématiquement les oliviers, les champs, tuent les troupeaux, confisquent l'eau…
Six cent vingt-six jours et nuits en ce mardi. Plus de quatre-vingt-neuf semaines.
Les nuages se font de plus en plus rares dans ce bleu ciel pâlichon. La mer ne bouge plus. Nulle barque, nulle embarcation. Tout est comme figé.
25 juin
Les drones sont plus discrets au lendemain. Dans le ciel de Beyrouth du moins, le sud du pays continue de subir cet incessant bourdonnement, en plus des attaques meurtrières quotidiennes et des quatre points frontaliers en hauteur qu'ils continuent d'occuper comme si de rien n'était.
L'extrême humidité gagne déjà, les moustiques de plus belle, histoire de rendre l'été encore plus pénible. Mais pas de panique, maintenant que l'espace aérien s'est permanemment rouvert, que notre ciel n'est plus traversé par des missiles et contre-missiles, le ministre du tourisme local et quasi tous les membres du gouvernement peuvent continuer d'ignorer les quartiers du sud de la capitale, les nombreux villages et villes, que les forces Israéliennes ont une fois de plus détruits, écrasés, en octobre, novembre 2024, ne surtout pas évoquer les milliers de victimes, masquer tant qu'à faire les nombreux visages défigurés par les explosions au biper et talkiewalkies, et de nouveau déployer tous les charmes du pays, pour accueillir nos précieux expatriés et leurs encore plus précieux dollars. On espère plus de trois milliards. Hôtellerie, restaurants, plages, festivals, événements culturels et autres festivités… Quasi aucune autre entrée d'argent, sinon lesdites aides internationales, cette désastreuse dépendance de toujours.
Et surtout continuer de rassurer la « communauté internationale », l'auto proclamé « monde libre », quant au désarmement du Hezbollah, parti qui n'est la conséquence de rien bien évidemment, et avant qui tout allez pour le mieux dans le bled.
Ah avant ! les glorieux temps d'avant…
26 juin
Les drones sont toujours aussi discrets au-dessus de la capitale.
Des nuages de nouveau, filant, comme s'ils étaient pressés d'aller voir ailleurs. L'un d'eux ressemble à un ange ailé, une seule aile en fait, la tête jetée vers l'avant. Image volatile.
Je guette en vain d'autres nuages, d'est en ouest, du nord au sud, seule la persistante épaisse couche de pollution s'étalant entre ciel et mer.
Ces derniers vingt-quatre heures je suis presque parvenu à ne pas regarder les effroyables et déchirantes vidéos que continuent malgré tout de partager les journalistes restants et autres individus dans l'enfer absolu de Gaza. Oui, presque. L'on se dit à chaque fois que l'on a tout vu, que le pire est atteint, qu'il n'en finit plus de se répéter, qu'il risque même de se perdre dans l'incessant flot des images… L'on se berne comme on peut.
Et j'essaie vainement d'imaginer l'état d'être de ces femmes, ces hommes, qui nous envoient ces images, leurs dernières peut-être, j'essaie d'imaginer ce que je n'aurai jamais pensé devoir un jour imaginer. Leurs derniers retranchements…
Toute l'énergie du désespoir.
Leur regard.
27 juin
Ne surtout pas écrire pour écrire, me dis-je. Ce piège.
Six cent vingt-neuf jours et nuits en ce vendredi.
Le soleil est à son zénith alors que le prêche dans la plus proche mosquée commence. Je crois entendre que tout prend forme, se développe et disparaît dans le temps. Mais je n'en suis pas sûr. La descente d'un avion civil couvre la voix.
28 juin
Des corbeaux pie ces temps-ci, je les vois s'envoler d'un toit à un autre, d'un balcon à un autre, s'entrecroisant. Au déclin du jour surtout, lent déclin, comme au-dessus de Dakar. Un ami me rapporte que la société Solidere avait importé cette espèce dans les années 90, Solidere ou la société anonyme libanaise chargée de la reconstruction du centre-ville de Beyrouth, après « la fin de la guerre » du Liban en 1990. Pour le dire plus clairement, la société qui a copieusement arnaqué pléthore de gens. Ces corbeaux se sont reproduits depuis, ils chassent avec violence les oiseaux locaux, détruisent les nids, me précise mon ami.
Ils rendaient folle Loulou, ma féline adorée. Elle les pressentait avant même qu'ils n'arrivent, se mettait aux aguets. Comme pour chaque mur du son franchi par l'aviation ennemie. Les corbeaux certes la narguaient, mais elle était prête à leur sauter dessus, se tortillant sur place, émettant un son bien particulier, sorte de caquètement. Les différents Phantom israéliens la faisaient se ruer sous le lit. Elle n'en sortait pas avant d'être bien sûr qu'ils ne reviendraient pas de sitôt.
29 juin
Un grand café au bord de la mer, j'entends une conversation entre deux des serveurs qui regardent un clip sur un téléphone, une chanson comme tant d'autres, mièvrerie mollement rythmée. Le plus âgé des serveurs affirme que ce chanteur est d'origine palestinienne, s'offusquant de le voir se dandiner. Regarde-moi ça ! Poliment, le plus jeune se permet de dire que quand même il en a le droit. Inévitablement, me reviennent les mots de Mohamed El-Kurd qui refuse d'endosser le rôle de 'victime parfaite' que les Palestiniens sont souvent sommés d'incarner pour être pris au sérieux. On exige des Palestiniens qu'ils soient, faute d'une meilleure expression, des victimes parfaites, qu'ils se montrent avec cette civilité ethnocentrique qui respecte les directives occidentales ; à défaut, leur mort serait méritée.
Pas vraiment convaincu, l'aîné des serveurs fait la moue. Le jeune profite de l'appel d'un consommateur pour s'éclipser, rangeant l'appareil dans sa poche.
La mer méditerranéenne demeure immobile.
Ghassan Salhab
(peinture de Samir Khaddaj)
30.06.2025 à 11:10
dev
À peine son dernier ouvrage paru (Perspectives terrestres, Scénario pour une émancipation écologiste, nous l'avions interviewé par ici), l'anthropologue et bédéiste Alessandro Pignocchi se lance vers de nouvelles explorations théorico-comico-dessinées, en l'occurrence l'amour, le couple et tous les mythes qui les accompagnent. Voici les premières planches qui posent les jalons du travail à venir. Comme à son habitude, c'est joli mais surtout futé et très drôle.
30.06.2025 à 11:03
dev
Comment faire face à l'indicible de la solution finale mise en œuvre pour effacer de la terre de Palestine la ville de Gaza ? Pour Gaza, aujourd'hui, en cet été 2025, reste-t-il encore quelque chose à dire ? Ce qui est sûr, c'est qu'aujourd'hui, il n'y a à penser rien d'autre que Gaza.
Avec ce texte, « K Revue transeuropéenne de philosophie et arts » entreprend la composition d'un numéro spécial sur Gaza.
L'enfance grandit en moi
jour après jour
Mahmoud Darwish
Nous le savons : la catastrophe (Nakba) ne date pas d'aujourd'hui, elle ne commence pas avec le génocide actuellement en cours, son histoire dure depuis des décennies, et pourtant quelque chose s'est passé ces deux dernières années, une nouvelle fracture s'est produite dans le tourbillon de la violence contre les Palestiniens. C'est difficile à penser, mais de toute évidence il peut y avoir, jusque dans les plis de la catastrophe, une aggravation, jusqu'à atteindre une équation apparemment sans issue : être Palestinien signifie être exterminé. Ce n'est pas tout : ce qui est en train de se passer à Gaza révèle que le monde peut tolérer les massacres, peut nier, si ce n'est à quelques exceptions près, le principe de réalité : la réalité de la solution finale palestinienne. Ainsi, s'il est vrai, comme l'écrivait Gilles Deleuze dans Grandeur de Yasser Arafat (1983), que « la cause palestinienne est d'abord l'ensemble des injustices que ce peuple a subies et ne cesse de subir », il est tout aussi vrai que la décision d'Israël d'effacer Gaza, de laisser des gens affamés se faire trucider dans leur recherche d'un morceau de pain, provoque une lacération plus profonde, un traumatisme sans issue, un saut dans l'apocalypse (en réalité, dès 1983, Deleuze voyait le génocide du peuple palestinien et la véritable intention d'Israël : « faire le vide dans le territoire palestinien »).
Comment être à la hauteur de la destruction totale ? Comment ne pas faire de la douleur de Gaza un chapitre de notre culture ? Comment ne pas faire de notre voix, de ce numéro spécial, une occasion de se laver la conscience ? Comment faire face à la colonisation extrême qui coïncide avec un acte de dévastation totale ?
Walter Benjamin se demandait, en 1933, dans un court et formidable essai, Expérience et pauvreté, « que vaut en effet tout notre patrimoine culturel, si nous n'y tenons pas, justement, par les liens de l'expérience ? ». Avec la pauvreté de l'expérience, liée au développement de la technique, à l'héritage, notamment, de la Grande Guerre, Benjamin ne pense pas seulement à une dimension privée, mais à la misère « dans les expériences de l'humanité tout entière ». La pauvreté de l'expérience, qui rend tout « patrimoine culturel » inutile, stérile, sinistre, coïncide exactement avec ce que Benjamin considère comme la barbarie. Mais face à cette barbarie, Benjamin en imagine une autre, il pense à « une conception nouvelle, positive, de la barbarie », appelée à faire enfin « table rase » d'une barbarie incapable de faire l'expérience de ce qui se passe, de ce qui s'est passé. Il s'agit alors d'avoir la force et le courage de prendre congé de « l'image traditionnelle » de l'homme ; d'abandonner l'idée que l'on peut vivre et résister au nom de l'humanité, parce que c'est toujours au nom de l'homme en général que se produisent les catastrophes. Nous voudrions dire qu'à Gaza, une fois de plus, nous ne voyons pas l'idée d'humanité partir en lambeaux, mais, bien au contraire, nous faisons la terrible expérience de son triomphe. Car c'est au nom de l'homme, de la démocratie, de notre bien-être, que prévaut une forme de colonialisme destructeur et criminel.
Benjamin pensait au patrimoine culturel allemand, qui à l'ère de la guerre industrielle devient un simulacre dépourvu de sens. Que faire de la philosophie et de l'art occidentaux tandis que s'évanouit Gaza ? Après Auschwitz, des autrices et auteurs d'origine juive ont permis d'approfondir, d'affiner notre critique du sujet, de l'appartenance, de l'identité, de l'État, en contribuant à un déchiffrement généalogique de la violence du logos. C'est peut-être surtout d'eux, dans le fond, que nous sommes repartis alors que l'Europe ne comptait plus que des décombres. Néanmoins, aujourd'hui, nous nous demandons que vaut tout notre patrimoine culturel, si nous n'y tenons pas, justement, par les liens de l'expérience ?
Afin de nous faire comprendre, et seulement à titre d'exemple : le grand philosophe d'origine juive Emmanuel Levinas, le philosophe de la différence, qui va jusqu'à penser l'altérité au point de remplacer le je par le tu, se plie durant la dernière période de sa vie à une lecture très ambiguë du conflit judéo-palestinien, éclairant d'une lumière sinistre ses thèses sur la vulnérabilité et la responsabilité éthique. Chez Levinas, en effet, nous trouvons une revendication à la fois politique et éthique du sionisme (c'est d'ailleurs ici que l'antinomie entre éthique et politique, selon Levinas, serait brisée) : « l'idée sioniste, telle que je la vois maintenant, dégagée de toute mystique, de tout faux messianisme immédiat, est cependant une idée politique qui a une justification éthique [...]. On défend le prochain quand on défend le peuple juif ; chaque juif en particulier défend le prochain quand il défend le peuple juif » (E. Levinas, A. Finkielkraut, Israël : éthique et politique, conversation radiophonique, 28 septembre 1982).
Que faire de la philosophie de l'altérité lorsqu'elle attribue un fondement éthique, originel, à la politique d'un État ? Le sionisme de Levinas n'interroge-t-il pas, comme il l'a fait par exemple pour le Rectorat de Heidegger, le statut même de la philosophie ? Dans la barbarie actuelle de la culture et de l'histoire, il semblerait que pas même le fait de penser autrement ne puisse parvenir à nous faire renouer avec l'expérience. Alors voilà, recommencer à zéro, recommencer à nouveau, mais à partir d'où, pour penser (avec) (depuis) Gaza ?
Nous ne savons pas si Gaza survivra à sa fin. Où est Gaza à présent, tandis qu'il disparaît ? Peut-être, dans quelque vers de Darwish ? Dans quelque fragment d'une poétesse palestinienne qui vient d'être tuée ? Dans quelque image soustraite à la catastrophe par ceux qui l'habitent ? Notre hypothèse est que l'évasion politique de Gaza de sa propre fin pourrait aujourd'hui résider en un geste de désertion radicale contre ceux qui la détruisent. Mais comment déserter ? Est-ce possible, vraiment, en écrivant, en lisant de la poésie, en reprenant des images qui proviennent de l'horreur ? Il ne nous reste, effectivement, que la langue, ou plutôt l'invention d'une langue spectrale, comme l'a écrit Refaat Alareer :
Les cœurs ne sont pas des cœurs.
Les yeux ne peuvent pas voir
Les yeux ne sont pas là
Les ventres ont encore faim
Une maison détruite sauf sa porte
La famille, toute la famille, disparue
Sauf pour un album photo
Qui doit être enterré avec eux
Personne n'est resté pour chérir les souvenirs
Personne.
Sauf les âmes fraîchement pondues par les ventres.
Sauf un poème.
« La poésie ne change rien. Rien n'est sûr, mais écris » (Franco Fortini). Nous le disons en toute simplicité : la poésie est ici le nom de ce qui ne peut être capturé ; ce qui reste quand plus rien ne reste, la trace d'une survie, un spectre, le signe qu'a été le peuple sans État. La poésie fait allusion, au sein de la catastrophe, à une possible autre forme de vie quand aucune vie ne semble plus possible, ni même peut-être souhaitable ; elle est un obstacle à l'objectif probablement plus profond, parfois inavouable, de la solution finale en cours : la disparition de la mémoire palestinienne ; l'effacement d'une trace qui pourrait rappeler qu'à Gaza, on vivait autrement. La poésie ici n'est pas seulement le nom d'un geste de résistance, d'une forme de témoignage, d'une existence réduite à la terrible nécessité de survivre, elle matérialise une autre histoire : elle est l'image d'un autre monde, où la vie dépasse l'histoire, et devient absurdement politique.
Illustration : Nord de Gaza City, 24 juin 2025, photo d'Abdul Hakim Khaled Abu Rayash (archivio gaza_fuorifuoco_palestina).
30.06.2025 à 10:28
dev
Un entretien avec l'historien israélien Benny Morris est paru dans un journal allemand (Frankfurter Allgemeine) le 20 juin dernier. La Revue K en a publié une traduction française dans son édition du 25 juin [1]. Morris y aborde successivement l'opération militaire israélienne en Iran (l'entretien est paru la veille de l'intervention nord-américaine), la guerre à Gaza, des points d'histoire relatifs à la situation en Palestine dans les années 1930-1948, enfin l'état politique de la question israélo-palestinienne. Ayant analysé précédemment dans LM le délire antisioniste d'Andreas Malm, je me propose ici d'analyser le délire sioniste de Benny Morris. Ainsi, l'état des lieux du délire antagonique sioniste/antisioniste sera provisoirement esquissé, à défaut d'en présenter un tableau clinique exhaustif.
Le délire de Morris – j'entends par là le « trouble psychique d'une personne qui a perdu le contact avec la réalité, qui perçoit et dit des choses qui ne concordent pas avec la réalité ou l'évidence, quelle que soit leur cohérence interne » - ne se manifeste pas tout au long de l'entretien, ce qui le rend particulièrement intéressant, en ce sens que la tonalité est rigoureusement la même, qu'il avance des propos sensés, voire affûtés, ou délirants. Ainsi, la phase délirante ne débute à proprement parler que suite à une question du journal allemand relative à Gaza : « Israël commet-il un génocide à Gaza ? ». C'est alors que l'historien israélien commence à chavirer. Voici sa réponse :
BM : Je ne suis pas spécialiste du génocide, mais j'ai écrit avec Dror Ze'evi un livre sur le génocide turc des Arméniens, des Grecs et des Syriens entre 1894 et 1924. Je sais à quoi ressemble un génocide. Un génocide doit être organisé par l'État, être systématique et avoir un objectif précis. Et il doit y avoir une intention réelle d'exterminer un peuple. Or, ces deux conditions ne sont pas remplies dans le cas des Palestiniens, sauf peut-être pour quelques ministres israéliens. Les frappes aériennes israéliennes visent les combattants du Hamas. On sait qu'ils se cachent sous des installations civiles, c'est pourquoi d'autres personnes sont tuées, ce qui est même autorisé par le droit international. Se pose alors la question de la proportionnalité.
Suivant la manière dont on définit le mot « génocide », et les exemples historiques qu'on mobilise à l'appui, on peut en effet juger que son usage est abusif dans le cas de ce que l'Etat israélien « commet » à Gaza. A suivre Morris, il faut « deux conditions » : a) que ce soit « organisé par un Etat », « systématique » et répondant à un « objectif précis » ; b) qu'il y ait « une intention réelle d'exterminer un peuple ». Or ces deux conditions ne sont pas remplies dans ce cas, « sauf peut-être pour quelques ministres israéliens ». Morris concède donc que « quelques ministres israéliens » sont prêts à organiser l'extermination des Palestiniens de Gaza. C'est ici qu'intervient le premier symptôme du délire, non parce qu'il serait délirant d'affirmer une chose pareille – il semble que certains « ministres », en effet, sont des génocidaires plus ou moins ouvertement déclarés -, mais parce que ceci posé, quelque chose cloche dans la tonalité générale de cet entretien, comme si l'historien avait entériné, le plus simplement du monde, que des génocidaires pouvaient être « ministres » de l'Etat d'Israël... A minima, cela devrait conduire Morris à prendre position. Mais non, il le remarque en passant, il ne s'y arrête pas. Et la pathologie que recèle l'apparente quiétude du propos de se déclarer ouvertement, dès la phrase qui suit : « Les frappes aériennes israéliennes visent les combattants du Hamas. On sait qu'ils se cachent sous des installations civiles, c'est pourquoi d'autres personnes sont tuées, ce qui est même autorisé par le droit international ». Depuis octobre 2023, l'armée israélienne a lancé une campagne de destruction massive de toute la bande de Gaza, réduisant l'existence de plus de deux millions de gazaouis à une lutte quotidienne pour la survie. Cependant Morris, imperturbable, assure que c'est « autorisé par le droit international ». On croirait entendre le porte-parole de Tsahal. Ce n'est plus un historien qui s'exprime, c'est un fonctionnaire enrégimenté. Morris n'est plus maître de sa parole et, en ce sens, il est aliéné. Intervient alors une observation du journaliste, manifestement décontenancé par l'analyse de Morris relative à ce qu'autoriserait le droit international : « Il ne reste presque plus rien à Gaza ». Morris a sans doute cru s'entretenir avec un journaliste israélien aussi enrégimenté que lui. Certes, l'Allemagne soutient tout ce que l'Etat israélien croit utile d'entreprendre pour assurer son existence. Mais un journaliste allemand est malgré tout un peu informé de ce qui se passe à Gaza. Morris doit donc reprendre ses esprits, dans la mesure du possible. Il répond aussitôt à la remarque du journaliste :
BM : Il y a 2,3 millions de Palestiniens à Gaza, deux tiers des bâtiments sont détruits en tout ou en partie, mais les gens vivent dans des camps de tentes et au milieu des ruines – les tuer n'est pas le but des attaques israéliennes. Les images ne montrent jamais de combattants du Hamas, mais presque toujours des femmes et des enfants, ce qui est un peu étrange, car Israël a tué environ 20 000 combattants du Hamas. On ne voit jamais non plus de combattants du Hamas armés tuant des soldats israéliens. On ne les voit tout simplement jamais. Et on mentionne à peine que le Hamas a attaqué Israël le 7 octobre 2023, tuant 1.200 Israéliens, pour la plupart des civils, et en kidnappant 250 autres.
De quelles « images » parlent l'historien qui « ne montrent jamais de combattants du Hamas » ? S'il y a « 2,3 millions de Palestiniens à Gaza » survivant « au milieu des ruines », il est logique que des « images » de Gaza montrent en majorité des civils, non « des combattants du Hamas » qui, eux, se cachent, outre qu'ils ne doivent pas être bien nombreux, du moins proportionnellement aux « 2,3 millions de Palestiniens à Gaza ». Il n'empêche, Morris, et c'est le point essentiel à ses yeux, assure que tuer les civils « n'est pas le but des attaques israéliennes ». Ce n'est donc pas un « génocide ». Mais sur quels documents se fonde-t-il pour affirmer qu'« Israël a tué environ 20 000 combattants du Hamas » ? Sachant que le nombre des victimes palestiniennes est fourni par le Ministère de la santé de Gaza et qu'il ne mentionne pas l'appartenance des uns ou des autres au Hamas, et sachant que nul document n'évoque le nombre de « 20 000 combattants du Hamas », à l'exception des estimations gouvernementales israéliennes, l'historien relaie donc, une nouvelle fois, la propagande d'un appareil d'Etat. L'aliénation est ainsi caractérisée, car la propagande en question est bâtie sur une méthodologie qu'un écolier n'avaliserait pas, à moins d'un sérieux conditionnement idéologique : les victimes des « attaques israéliennes » se chiffrant à plus de 55 000 morts (et autour de 120 000 blessés), les « 20 000 combattants du Hamas » ne sont autres, grosso modo, que le nombre des personnes décédées ayant pour caractéristiques d'être du sexe masculin et d'avoir, disons, entre 13 ans et 65 ans. En juin 2025, ONU-femmes chiffrait à 28 000 le nombre « de femmes et de fillettes » tuées, et dans le journal Haaretz (édition en ligne du 26 juin 2025) on lit que le nombre de mineurs palestiniens tués est de 17 000 (dont 12 000 enfants de moins de 13 ans). Autrement dit, si vous divisez 55 000 par 2, vous obtenez une estimation du nombre de tués de sexe masculin, à laquelle vous retranchez, disons, les moins de 15 ans et les plus de 65 ans, et vous obtenez alors, grosso modo, « 20 000 combattants du Hamas » tués par « les attaques israéliennes ». Mais plutôt que d'interroger la méthode de calcul qui permet d'atteindre le nombre de « combattants du Hamas » tués par les « attaques israéliennes », Morris s'étonne de ne pas voir les « images » de « combattants du Hamas armés tuant des soldats israéliens ». De fait, 400 soldats israéliens sont morts en combattant le Hamas à Gaza, tandis que les victimes palestiniennes s'élèvent à plus de 55 000. Il y a donc 138 fois plus de victimes palestiniennes, ce qui justifie qu'il y ait 138 fois plus d' « images » de victimes palestiniennes. Cela dit, Morris s'étonne de ne voir « jamais » de soldats israéliens tués par des combattants du Hamas. Accordons-lui que l'objectivité journalistique exigerait un rapport de 1 à 138. Cela suffirait-il à ôter à Morris le sentiment de ne voir « jamais » d'autres « images » que celles de victimes palestiniennes ? Quant aux victimes « israéliennes » des attaques du Hamas le 7 octobre, je ne vois pas qu'on les « mentionne à peine » ; en revanche, ce qu'on oublie souvent de mentionner, c'est que parmi ces victimes « israéliennes » se trouvaient indistinctement des Juifs et des Arabes, ainsi que des ouvriers immigrés thaïlandais ou népalais. Enfin, si Morris a raison de rappeler que le Hamas a kidnappé « 250 autres » personnes, là encore juifs, arabes, thaïlandais, népalais, il omet de mentionner, pour sa part, que l'armée israélienne retient dans ses prisons, sous le régime de la « détention administrative », c'est-à-dire selon le bon plaisir d'un tribunal militaire, des milliers de Palestiniens : ils étaient 3 300 selon un article du Monde paru en février 2025 [2]. Et à lire les témoignages, ici ou là, relatifs à leurs conditions de détention, je ne suis pas certain que Morris ne préfèrerait pas les tunnels de Gaza. Cela dit, je ne lui souhaite ni l'un ni l'autre.
Outre le nombre avancé de « combattants du Hamas » parmi les victimes recensées, et les « images » que ne voient pas Morris, ou les mots qu'il n'entend pas, la fragilité de son équilibre mental est nettement mis au jour lorsqu'on ressaisit la cohérence supposée de certains de ses énoncés. Ainsi, dans un premier temps, il assure : « Les frappes aériennes israéliennes visent les combattants du Hamas. On sait qu'ils se cachent sous des installations civiles ». Puis, suite à la timide remarque de son interlocuteur, il concède : « Il y a 2,3 millions de Palestiniens à Gaza, deux tiers des bâtiments sont détruits en tout ou en partie, mais les gens vivent dans des camps de tentes et au milieu des ruines ». Si, comme il semble en être convaincu, « Les frappes aériennes israéliennes visent les combattants du Hamas », comment expliquer que « deux tiers des bâtiments sont détruits en tout ou en partie » ? Est-ce à dire que les « combattants du Hamas » se sont abrités, à un moment ou à un autre, dans les « deux tiers des bâtiments » que compte la bande de Gaza, ce qui justifia, en vertu du droit international, soit de les bombarder, soit de les dynamiter ? Morris ne peut pas croire à ce qu'il raconte. Il a beau vouloir se convaincre et adopter une posture d'intellectuel dont le phrasé est sûr, et la pensée solidement ancrée dans une connaissance objective des réalités en cause, il ne peut pas y croire, à moins d'avoir basculé dans le délire. Vraisemblablement inquiet par le discours que lui tient l'historien, le journaliste s'efforce alors d'éveiller son esprit critique en évoquant un propos qu'il a tenu publiquement : « Vous avez déclaré au journal Haaretz que les cœurs des Israéliens seraient conditionnés pour un génocide ». Morris paraît alors retrouver un semblant de lucidité :
BM : Cela tient à l'esprit du pays et à ce qui s'est passé ici au cours des dernières décennies, depuis que la droite est arrivée au pouvoir et domine le système éducatif de différentes manières, en particulier depuis le 7 octobre. Les gens sont conditionnés à considérer les Palestiniens comme des sous-hommes, et cette déshumanisation est une condition préalable nécessaire à un éventuel génocide. Les nazis ont déshumanisé les Juifs, puis ils les ont tués. Les Turcs ont déshumanisé les Arméniens et les Grecs, puis ils les ont tués. En même temps, cela est le miroir du conditionnement des Palestiniens à l'égard des Israéliens. Les Palestiniens considèrent aujourd'hui les Israéliens comme des sous-hommes ou des démons, un mélange d'êtres tout-puissants et faibles à la fois. Ils le font depuis le début du projet sioniste dans les années 1880, et de manière plus intense depuis 1948 et 1967. Il existe donc un processus parallèle de déshumanisation des deux côtés. Les Israéliens sont plus puissants, mais le Hamas est une organisation génocidaire.
Si le « Hamas est une organisation génocidaire », Morris a observé plus haut que certains « ministres » de l'actuel gouvernement ne l'étaient pas moins ; de même, si les Palestiniens sont massivement conditionnés par une idéologie raciste et potentiellement génocidaire, les Israéliens le sont aussi, toujours à suivre Morris : « Il existe donc un processus parallèle de déshumanisation des deux côtés ». L'état des lieux, en Israël-Palestine, est donc singulièrement pathologique, ce qui pourrait expliquer l'état dans lequel se trouve Morris. Puis le journaliste oriente l'entretien sur le travail d'historien de Morris, portant notamment sur la séquence historique 1930-1948. Alors, il redevient lui-même, jusqu'à ce que, au terme de l'entretien, le journaliste l'interroge sur l'avenir politique du problème israélo-palestinien et que, de nouveau, il bascule dans le délire. La question du journaliste est la suivante : « Israël assiste-t-il actuellement à la fin définitive de la solution à deux Etats ? ». Et Morris de répondre :
BM : Ce serait la seule solution qui offrirait un certain degré de justice aux deux parties. Mais elle ne verra jamais le jour, car le mouvement national palestinien arabe s'est toujours opposé à une solution à deux États. Ils veulent toute la Palestine. Les Juifs ne méritent aucune partie de la Palestine, et même du côté israélien, la plupart des gens rejettent de plus en plus la solution à deux États. Ils craignent qu'un État palestinien ne soit dirigé par le Hamas.
L'historien semble maîtriser son propos, la vision étant pessimiste, certes, mais objective : d'un côté, un « mouvement national palestinien » qui, pour sa part, « s'est toujours opposé à une solution à deux Etats » ; de l'autre, « du côté israélien », « la plupart des gens rejettent de plus en plus la solution à deux États ». Toutefois, à prêter attention à ce constat, un détail ne peut manquer de frapper le lecteur, un détail qui est loin d'être anodin, puisqu'il touche à la structure : au sujet de la partie palestinienne, il est question de la position d'un « mouvement national » ; au sujet de la partie israélienne, il est question des « gens ». Or, que s'ensuivrait-il si l'on inversait ? Serait-il possible de conclure que, du côté palestinien, « « la plupart des gens rejettent de plus en plus la solution à deux États », craignant que l'Etat israélien soit dirigé par des génocidaires, tandis que du côté israélien, le « mouvement national », celui actuellement au pouvoir en Israël, « s'est toujours opposé à une solution à deux États » ? J'ignore si la plupart des Palestiniens rejettent de plus en plus la solution à deux Etats - en fait, je ne le crois pas -, mais je suis convaincu qu'ils craignent que l'Etat d'Israël soit dirigé par des génocidaires, et je sais que la droite nationaliste israélienne s'est toujours opposée à la solution à deux Etats et qu'un premier ministre israélien l'a même payé de sa vie. Le sentiment que donne Morris, c'est donc celui d'esquiver le face à face avec la droite nationaliste israélienne qui, depuis des décennies, d'une part a entrepris d'éduquer les masses israéliennes à la haine des Palestiniens, d'autre part s'est employée à consolider le pouvoir du Hamas, « organisation génocidaire » selon Morris. Pourquoi donc esquive-t-il l'affrontement politique avec la droite israélienne ? Est-ce parce qu'il est mentalement fragilisé ? Ou est-ce plutôt que l'origine de son mal se trouve là, dans l'esquive ? Le journaliste fait alors rebondir l'entretien par une observation qui, à l'évidence, est motivée par l'impasse que vient de diagnostiquer l'historien : « Certains rêvent d'un Etat binational ». Alors, Morris sombre définitivement :
BM : L'État binational existe peut-être dans l'esprit des gens qui discutent dans les cafés parisiens, mais le multiculturalisme ne fonctionne pas ici. Les Arabes ne veulent pas non plus de Juifs ici, et encore moins vivre avec des Juifs qui sont plus riches, mieux éduqués et plus puissants qu'eux. Cette idée n'a été soutenue que par quelques centaines d'intellectuels. Par Martin Buber ou Gershom Scholem. Quelques-uns ont cherché des Arabes prêts à les rejoindre, mais ils n'en ont jamais trouvé.
A ceux qui « rêvent », confortablement installés à la terrasse d'un café parisien, Morris répond que, pour sa part, il n'entend pas se bercer d'illusions, contes pour enfants ou, à le suivre, pour « bobos » parisiens : « le multiculturalisme ne fonctionne pas ici ». Tiens donc ? Mais dans quelle réalité vit donc l'historien ? Pour ma part, il me semblait acquis que la société israélienne est précisément multiculturelle, étant composée de juifs d'origines si variées, depuis le Yémen et l'Ethiopie jusqu'à l'Argentine et les Etats-Unis, en passant par la Russie et la France ; étant composée en outre d'une forte communauté de juifs dit « ultra-orthodoxes » dont les modes de vie et de pensée ne ressemblent à rien d'autre ; étant composée enfin de 20% d'Arabes palestiniens, citoyens d'Israël. De fait, bien loin d'être un rêve de « bobos » parisiens, l'Etat binational existe déjà en Israël, de même que le multiculturalisme. Ce qu'il manque à Morris et tant d'autres, c'est d'ouvrir enfin les yeux et de comprendre que cet état de fait n'est pas une malédiction mais une bénédiction, et que la réussite du sionisme, c'est précisément celle-ci : avoir poser les bases empiriques d'un Etat binational et multiculturel à venir, fondé sur un axiome égalitaire et le rejet déterminé de toutes les formes de conditionnement génocidaire. Le Hamas ne s'y est du reste pas trompé : en assassinant indistinctement les Juifs, les Arabes, les Thaïlandais, les Népalais, etc., il s'en est pris au seul « sionisme » qui mérite d'être défendu, celui d'un multiculturalisme égalitaire ; d'où suit que la seule manière de s'opposer radicalement au Hamas, c'est de bâtir une tout autre égalité multiculturelle et multiraciale que celle qui vaut dans la seule mort violente sous les balles de forcenés génocidaires. Hélas, aux yeux de Morris, c'est là un projet politique et social sans consistance, une illusion : ça « ne fonctionne pas ici ». Et plutôt que de rêvasser, l'historien préfère donc s'ancrer dans la réalité : « Les gens sont conditionnés à considérer les Palestiniens comme des sous-hommes » ; « Les Palestiniens considèrent aujourd'hui les Israéliens comme des sous-hommes » ; « Il existe donc un processus parallèle de déshumanisation des deux côtés ». Tel est le monde dans lequel vit Benny Morris, tel est son horizon. Certes, « l'esprit des gens qui discutent dans les cafés parisiens » n'est peut-être pas d'un niveau toujours très élevé. Mais si l'alternative, c'est un esprit génocidaire généralisé, qui ne préfèrerait le comptoir d'un bistrot parisien, à moins d'être définitivement cinglé ? Vraisemblablement à bout de force, le journaliste risque alors une dernière question : « Quel plan pour Gaza ? ». J'aurais volontiers, pour ma part, demander un « plan » également pour Morris. Mais restons sur Gaza. L'historien répond :
BM : Le gouvernement israélien souhaite que les Arabes partent maintenant de leur plein gré. Mais ce ne serait pas un départ volontaire. Ils vivent dans des conditions tellement épouvantables que ce ne serait pas volontaire. Le Hamas s'oppose au départ de ces femmes et de ces hommes. Et personne ne veut d'eux. Ni les Égyptiens, qui auraient pu leur donner une partie du Sinaï, ni les Jordaniens, ni les Libanais, ni personne d'autre. Malheureusement, ils resteront coincés à Gaza. Il faudra des années pour déblayer les décombres, et encore plus longtemps pour tout reconstruire.
A suivre l'historien, il n'y a donc pas de « plan » : les habitants de Gaza « resteront coincés à Gaza ». Et s'ils y « resteront coincés », c'est donc parce que d'une part le Hamas ne les laisse pas partir, que d'autre part « personne ne veut d'eux ». Cependant Morris a d'abord mentionné la raison pour laquelle ces gens voudraient quitter Gaza, ce qui seul justifie de conclure qu'ils y « resteront coincés » : « Ils vivent dans des conditions tellement épouvantables […] ». A cette lumière, le souhait du « gouvernement israélien » de donner la possibilité aux gazaouis de s'exiler « de leur plein gré » serait donc, somme toute, humanitaire. Aussi, que reprocher à la politique israélienne menée à Gaza depuis le lendemain du 7 octobre 2023 ? L'Etat israélien respecte le « droit international » et, en outre, il s'efforce d'aider les gazaouis à trouver ailleurs de meilleures conditions de vie. Le problème est que, quel que soit l'effort surhumain accompli par Morris pour relayer la propagande de l'appareil d'Etat israélien, son discours est troué de toute part. Car si les deux tiers des habitations de Gaza sont détruites, et avec elles les conditions de vie alimentaires, sanitaires, urbaines, agricoles, etc., c'est évidemment, non pas parce que les combattants du Hamas « se cachent sous des installations civiles », mais parce qu'il s'agit d'une politique sciemment définie et réalisée, précisément organisée par l'État, systématique, répondant à un objectif précis et animée par une intention réelle : contraindre les Palestiniens à s'exiler de Gaza en anéantissant les conditions matérielles de leur existence. Dès lors, s'ils doivent restés « coincés » à Gaza, il faudra bien que Morris trouve un remède à son délire car, en toute logique, c'est de deux choses l'une : ou bien l'Etat israélien revoit sa politique de fond en comble, ou bien le « génocide », tel que Morris l'a précisément défini, est l'issue prévisible et fatale.
Reste la question : quelle est l'origine du mal dont souffre Morris ? Pour ma part, je tendrai à penser que c'est la peur, non pas des combattants du Hamas, mais de l'actuel gouvernement israélien et de sa police, laquelle est dirigée par un « ministre » dont il est fort à parier que Morris lui-même l'a qualifié de génocidaire. De fait, il y a de quoi avoir peur, car il vous suffit d'être vêtu d'un tee-shirt sur lequel est inscrit « Arrêtez la guerre » pour que la police, aujourd'hui en Israël, juge que vous avez basculé dans « l'illégalité » [3]. C'est du reste un phénomène largement observé dans l'Histoire, depuis la Rome antique jusqu'aux politiques coloniales des Etats modernes européens. L'historien Clifford Ando le relève au sujet de Rome : « comme par inversion métaphorique, des formes de la domination impériale exercée jadis par les Romains sur les autres peuples ont été intégrées au fonctionnement de la justice à Rome et ont été désormais exercées par les Romains sur eux-mêmes [4] ». Le comité invisible repère le même phénomène dans le cas de l'Etat colonial : « Ce que l'on expérimente sur les peuples lointains, c'est tôt ou tard le sort que l'on réserve à son propre peuple : les troupes qui ont massacré le prolétariat parisien en juin 1848 s'étaient fait la main dans la ‘‘guerre des rues'', les razzias et les enfumades de l'Algérie en cours de colonisation [5] ». Morris, vraisemblablement, a donc peur. Et c'est la raison de son délire : il peut ainsi se sentir libre.
M'inspirant d'une notion talmudique, celle de « hamar-gamal », « âne-chameau », je conclurai ainsi : un certain sionisme a prétendu que, lors du génocide nazi, les juifs d'Europe se sont laissés conduire à l'abattoir comme des « moutons » et qu'il s'agissait à présent de créer, sous la férule de l'Etat d'Israël, un « nouvel homme juif ». Nous avons aujourd'hui une idée du résultat obtenu dans le cas particulier de Benny Morris : l'intellectuel juif qu'il fut jadis est devenu ce que j'appellerai un « mouton-perroquet », sorte d'animal grégaire qui singe la parole humaine.
Ivan Segré
[2] https://www.lemonde.fr/international/live/2025/02/28/en-direct-cessez-le-feu-a-gaza-l-accord-doit-tenir-previent-le-secretaire-general-de-l-onu_6558468_3210.html
[3] Haaretz, édition anglaise du 16 juin 2025 : « Footage from the protest shows a police officer telling protesters that wearing 'stop the war' shirts is illegal ».
[4] L'Empire et le droit. Inventions juridiques et réalités historiques à Rome, trad. M. Bresson, Odile Jacob, 2013, p. 15.
[5] A nos amis, La Fabrique, 2014, p. 156.
30.06.2025 à 10:27
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De la préhistoire de l'humain numérisé au triomphe apparent du technofascisme, en passant par l'antiterrorisme comme mode de gouvernement Serge Quadruppani
- 30 juin / Avec une grosse photo en haut, 2, PositionsLe texte qui suit a été rédigé pour une intervention au début des rencontres « S'organiser contre l'informatisation de la société » qui se sont déroulées les 27-28-29 sur le site du Villard, dans la montagne limousine. Elles étaient organisées par le Comité du 15 juin, créé en soutien aux personnes raflées le 15 juin 2021 sous l'accusation d'être impliquées dans deux affaires d'incendies volontaires concernant de véhicules d'Enedis à Limoges et du relais TDF des Cars. Réunissant une bonne centaine de personnes, ces rencontres ont permis non seulement de faire le point sur la situation des trois derniers inculpés dans cette affaire, mais aussi d'écouter le témoignage d'une victime de la justice dans « l'affaire du 8 décembre », et plus généralement de réfléchir au rôle du numérique dans la répression politique et celle de la vie en général. Plusieurs tables rondes ont permis d'approfondir la question du soubassement matériel du numérique : l'extractivisme minier (avec Célia Izoard et les collectifs Stop Mines), son coût humain en RDC (avec Fabien Le Brun et Génération Lumière), le déploiement de la 5G (avec Mathieu Ameiech, Nicols Bérard et le collectif Ecran Total), les puces électroniques et dégâts des eaux à Grenoble avec le collectif StopMicro. Le week-end devait se conclure sur une action symbolique.
J'ai écrit deux livres qui tournent autour de la répression des révolutionnaires dans les démocraties contemporaines, L'antiterrorisme en France (La Découverte, 1989), et La Politique de la peur (Seuil, 2011). Mais mon principal titre à prendre la parole de manière un peu développée pour nourrir notre discussion, c'est que je suis vieux. Ça fait plus d'un demi-siècle que je suis compagnon de route des groupes et des individus qui veulent sérieusement changer le monde. Cela me donne un certain recul que je voudrais partager avec vous.
Aujourd'hui, ce monde qu'on voulait changer, on dit, et on n'a pas tort, qu'il est surtout en marche, vers une forme de fascisme, ou plus précisément de techno-fascisme.
Dans les années 70, un des refrains préférés de la rhétorique gauchiste c'était la « fascisation du pouvoir ». Crier à la fascisation, c'était une des activités préférées, notamment, des maoïstes de la Gauche prolétarienne, qui voulaient rejouer la geste de la Résistance en se baptisant les « Nouveaux Partisans ». Ça a donné une fort belle chanson chantée par Dominique Grange. Mais l'imaginaire de la Résistance tel que la portaient cette chanson et le gauchisme en général, il faut bien reconnaître qu'il a été totalement impuissant, aussi bien à empêcher l'essor de l'extrême-droite, qu'à saisir les transformations du capitalisme, dans les formes du travail et dans les rapports sociaux en général, et donc cet imaginaire-là, hormis simplement comme leçon de courage, il n'a en aucune manière été un outil de lutte efficace.
Sous peine de sombrer dans la même impuissance que le maoïsme français, pour que ce mot ne soit pas juste un signifiant creux qui trahit notre incapacité à comprendre ce qui nous arrive, il nous faut donc, collectivement, réfléchir à ce qui différencierait la fascisation supposée des années 70, de la fascisation d'aujourd'hui. Il faut saisir les particularités de cette transformation d'un pouvoir d'Etat qui s'en prend maintenant aux libertés formelles des démocraties capitalistes, qui prône l'aveuglement devant la catastrophe écologique, et promeut un discours raciste et masculiniste. Cette transformation, que nous voyons opérer au niveau mondial, faut-il l'appeler fascisation ? Une fascisation qui serait donc plus réelle que celle de ma jeunesse. Ce qui donne dans doute au mot un surcroit de prise sur la réalité, c'est l'ajout de ce terme : « techno ». Comprendre le rôle de la technique dans la domination toujours accrue des ennemis de l'humanité et du vivant en général est une des tâches les plus urgentes de l'époque. Elle a été entreprise depuis des décennies par un grand nombre d'auteurs [1] et de mouvements et ces rencontres devraient y contribuer.
Malgré les saluts nazis de Musk, malgré la nostalgie pour le nazisme affichée par des individus qui se sont agrégés autour de Trump, je ne crois pas qu'il s'agisse simplement des mêmes éternels gros fachos de toujours, qui ne se différencieraient de leurs prédécesseurs que par le fait qu'ils disposeraient de techniques nouvelles, regroupées sous le terme générique de « numérique ». Il n'y a pas de fascisme transcendantal, comme je ne crois pas qu'il y ait, ainsi que le prétend Badiou un « pétainisme transcendantal », qui remonterait bien avant Pétain, à 1815, à la Restauration ! De par leur égotisme surmultiplié et leur mépris de tout ce qui n'est pas eux, Musk et Trump sont certainement des personnalités aussi méprisables que Hitler et Mussolini. Mais ils n'exercent pas leur pouvoir de la même manière et si on emploie le mot « fascisme » à leur propos, c'est faute d'avoir trouvé mieux pour désigner leur adoration de la force, et parce qu'on leur adjoint le terme « techno ».
Il n'y a pas de fasciste transcendental mais il y a bel et bien une subjectivité, un type humain qu'on peut, faute de mieux appeler techno-fasciste.
Alors, de quoi parlons-nous quand nous parlons de techno-fasciste ?
La technique n'est jamais extérieure aux conditions historiques, elle n'est jamais, ou jamais seulement, l'œuvre d'un inventeur génial, les techniciens ne sont pas détachés des rapports de production, il sont là pour répondre aux besoins de ces derniers. Si le cinéma a été inventé à une époque et pas une autre, alors que les conditions de sa naissance existaient depuis longtemps, c'est parce que les possibilités d'existence d'un divertissement industriel et diffusables à l'échelle mondiale sont apparues. Comme le montre Yves Pagès dans son livre Les Chaîne sans fin, un fil historique relie les moulins punitifs des prisons anglaises du début du 19e siècle et le tapis convoyeur du travail à la chaîne. On peut aussi remonter la généalogie des camps d'extermination nazis, depuis l'industrialisation de la mort dans les abattoirs de Chicago à l'aube du 20e siècle, elle-même rendue possible par l'invention du barbelé, qui avait été rendue nécessaire par l'élevage extensif des bovidés, lui-même rendu possible par le génocide des peuples amérindiens. Mises au service d'une politique reposant sur la tradition antisémite occidentale sous une forme scientiste, ces évolutions tecnho-industrielles ont été le ventre immonde d'où est sorti la Shoah. A ce développement des techniques de mise à l'écart et d'extermination aura tout au long été associé celui d'une idéologie, d'un « grand récit » comme on dit aujourd'hui, sur la supériorité de la civilisation capitaliste occidentale l'autorisant à un exploiter jusqu'à la mort aussi bien les colonisés que les animaux et la nature toute entière. C'est le discours du progrès, dont les représentants les plus éminents sont aujourd'hui au pouvoir – désormais on ne dit plus « progrès » mais « innovation » et « croissance ».
Musk et Trump sont sans doute les exemples les plus purs de ce qu'on peut appeler le techno-fascisme, mais il n'est pas un despote aujourd'hui, de Xi-Jing Ping à Narendra Modi, de Poutine à Milei en passant par Erdogan et les apprentis despotes du macronisme en phase terminale, qui n'ait recours aux modes de gouvernance relevant du techno-fascisme. Pour comprendre la nature, il faut saisir l'évolution idéologique profonde qui l'a accompagnée et a concerné l'ensemble civilisation capitaliste mondiale. Et il ne s'agit pas seulement d'idéologie, on pourrait carrément parler de mutation anthropologique. Autrement dit, il s'agit de comprendre quel type de subjectivité a permis l'avènement du numérique, avant d'être renforcé par lui.
On peut dire du capitalisme ce que Debord dit du spectacle : il réunit ce qui a été séparé, mais en tant que séparé. Le capitalisme, qui repose sur la séparation du producteur d'avec son produit, doit à la fois réunir tous les producteurs en communauté productive mais en même temps, il doit les empêcher d'exister comme communauté en dehors de lui et contre lui. Il s'agit donc, pour le Capital, de produire un individu centré sur lui-même, entrepreneur de lui-même, et dont les rapports aux autres soient entièrement médiatisés par la technique du capital. L'avènement de cet individu, on peut considérer que c'est l'histoire du XXe siècle, avec la destruction des communautés pré-capitalistes, en Occident d'abord et dans le reste du monde ensuite. Ce sera l'œuvre notamment des deux guerres mondiales : pour la France l'unification linguistique et la fabrication de l'ouvrier fordiste (fabriquant à la chaîne des voitures dont il s'endettera à acheter des exemplaires) se sont faites dans les tranchées. Ensuite, il y a eu, après la deuxième guerre mondiale, l'essor du consumérisme individualiste, qui est en quelque sorte la préhistoire de l'humain numérisé, sa condition de possibilité.
Mais dans le même temps qu'on sépare, comme tout le processus de destruction des solidarités et des territoires ne va pas sans heurt, l'Etat capitaliste démocratique au service d'intérêts transnationaux a besoin de rassembler dans la fiction nationale. C'est ici qu'intervient une forme de gouvernance qui va jouer un rôle prédominant dans la période précédant l'avènement du numérique, la politique de la peur.
Pour éclairer un aspect essentiel de cette préhistoire du numérique, mais c'est loin d'être le seul, je m'appuierai donc sur un article écrit pour CQFD, dont ce mensuel a publié une version abrégée. Le voici dans sa version intégrale.
Le 22 décembre dernier, au terme d'une procédure antiterroriste, un tribunal infligeait de lourdes peines de prison aux accusés du procès de l'affaire dite « du 8/12 ». [2] Si celle-ci portait un nom si bizarre, tiré de la date de l'arrestation en 2020 des personnes poursuivies, c'est parce qu'on était bien en peine de les relier à une quelconque organisation ou à un projet terroriste. Pour l'excellente raison qu'il n'y avait ni l'une ni l'autre, toute l'affaire reposant sur la construction théorique élaborée par la DGSI en reliant des individus qui, souvent, ne se connaissaient pas, à partir de faits dérisoirement anodins.
Une quarantaine d'années plus tôt, en 1981, une loi d'amnistie votée à l'initiative du gouvernement remettait en liberté une vingtaine de militants. Il s'agissait pourtant des membres de groupes bien identifiés, qui avaient revendiqué des actions violentes (attentats et fusillades) : Action Directe, Groupes anarchistes autonomes, Noyaux armés pour l'autonomie prolétarienne, indépendantistes basques et corses.
Dans le cas le plus récent, des gens sont condamnés au nom de ce que ce que le Renseignement intérieur imagine qu'ils auraient pu faire. Et il n'y a pas lieu, ici, d'invoquer l'indépendance judiciaire par rapport au politique : le jugement correspond en tous points aux réquisitions du parquet, lesquelles reprenaient telles quelles les conclusions de la DGSI, qui étaient en parfaite concordance avec la ligne de Darmanin, décidé à faire d'une fantomatique ultragauche un épouvantail de choix.
Dans le cas le plus ancien, grâce à une loi votée par le parlement, des gens ont été graciés, en dépit de ce qu'eux-mêmes avaient revendiqué avoir fait.
D'un événement à l'autre, à quarante ans de distance, l'Etat français traite donc de manière totalement différente des personnes que tout son personnel, politique, policier, judiciaire a pourtant placées sous un même vocable : celui du « terrorisme ». Cette différence de traitement est symptomatique d'une évolution qui, des années 80 à nos jours, a touché, à des degrés divers, toute la planète. [3] Son historique n'est pas sans importance, si l'on veut comprendre le rôle de l'antiterrorisme dans le basculement mondial vers des formes de gouvernement qui, dans leur variété, tournent toutes autour d'un modèle unique : le fascisme.
L'histoire de l'antiterrorisme des années 80 à nos jours est inséparable de deux phénomènes complémentaires, constitutifs de la politique de la peur. D'une part on constate une augmentation permanente de la violence étatique, à travers un durcissement et une accumulation de lois toujours plus répressives et restrictives des libertés, qu'accompagne une brutalisation continue des pratiques policières et une augmentation exponentielle des moyens de surveiller, mutiler, tuer. D'autre part, l'espace médiatico-politique est gagné par une rhétorique toujours plus intolérante à « la violence », terme générique recouvrant une grande diversité de pratiques et de motivations, du bris de vitrine à l'assassinat des gens en terrasse, des « incivilités » d'ados aux fusillades des dealers. Tolérance de la violence étatique et intolérance à toute autre forme de violence n'ont cessé de croître et renforcer l'essor de l'antiterrorisme. Le triomphe de ce duo idéologique n'est pas sans rapport avec ce que j'ai appelé « L'évaporation de la gauche de la planète Terre ».
Né dans la Constituante de 1789 pour désigner ceux qui s'opposaient au veto du Roi, le mot « gauche » doit à ses origines révolutionnaires d'avoir longtemps désigné une conception du monde qui incluait le sentiment du caractère provisoire des règles sociales. Avec le refus du veto royal s'imposait l'idée qu'aucune autorité extérieure au corps social n'avait une légitimité assez intangible pour s'imposer contre la souveraineté du peuple quand il se mettait en mouvement. La distinction entre le légitime et le légal est au fondement même de l'idée de « gauche ». Elle a été poussée à ses conséquences ultimes avec, dans la constitution de 1793, l'inscription du droit à l'insurrection – paradoxe fécond d'une règle qui invite à transgresser les règles. Comme l'histoire l'a bien vérifié depuis, on n'a jamais changé une société dans le respect de ses lois et règlements.
On savait, depuis 1914 au moins, que la gauche institutionnelle serait toujours in fine du côté de la conservation du capitalisme et de l'Etat. Mais elle ne pouvait intégrer le prolétariat dans la société capitaliste qu'à condition d'adhérer, au moins dans un premier temps aux élans transformateurs des mouvements populaires (de 36 à 68), quitte ensuite à écraser les tendances et groupes révolutionnaires. Il fallait donc que, implicitement au moins, persistât dans ses fondements imaginaires et rationnels cette distinction entre légitime et légal. Au début du règne de Mitterrand, la droitisation du PS était la tendance lourde mais il subsistait autour de lui quelques représentants de cette gauche historique au nom de laquelle il avait pris le pouvoir. Ce sont eux qui convainquirent le néo-monarque de faire voter la loi d'amnistie de 1981. Et aussi d'adopter cette fameuse « doctrine » qui porte son nom et qui permit à des dizaines de révolutionnaires italiens fuyant la répression de s'installer en France en échange d'un adieu aux armes. Depuis le combat pour l'amnistie des communards soutenu par Victor Hugo, la gauche avait régulièrement adopté cette démarche qui, tout en reconnaissant leur caractère politique – et donc une forme de légitimité – à des pratiques plus ou moins violentes, vise à parachever une pacification pour l'essentiel obtenue par la répression. Avec l'abolition de la Cour de Sûreté de l'Etat, la « doctrine Mitterrand » fut le chant du cygne de la gauche historique.
« Au milieu des années 80, nombre de pays européens avaient déjà une grande expérience dans l'exercice de ce paradoxe : défendre la démocratie en faisant reculer les garanties démocratiques. A commencer par la mère de toutes les démocraties, la Grande-Bretagne » [4] : la détention administrative que subissent aujourd'hui les palestiniens est l'héritière directe de celle subie par les sionistes poseurs de bombe durant le mandat britannique des années 30, laquelle reprenait les dispositions législatives de l'Empire britannique contre le soulèvement irlandais qui a suivi la 1re guerre mondiale. En Espagne, après Franco, le gouvernement démocratique n'avait pas hésité à utiliser contre l'ETA les lois franquistes et en Allemagne, une modification constitutionnelle avait permis d'introduire toute une série de dispositions antiterroristes, impliquant notamment l'interdiction professionnelle. En Italie, face au plus important mouvement social d'après-guerre en Occident, l'Etat italien installa entre 1975 et 1980 au cœur du système pénal un dispositif d'urgence (recours aux repentis, torture blanche de l'isolement, etc.) qui dure encore. A la fin des années 70, la France avait donc un retard à rattraper. Elle dut pour cela s'atteler à une tâche redoutable, conforme à sa mission universelle : après avoir proclamé un siècle et demi plus tôt à la face du monde ces droits de l'homme si bien illustrés, entre autres, dans ses colonies, elle allait lui offrir une définition du terrorisme.
Avec le tournant de la rigueur en 1983 et l'essor d'une post-gauche qui ne se distinguait de la droite que par le strass culturel et sociétal, on fit en sorte d'effacer jusqu'au souvenir d'une culture prolétarienne dans laquelle, par exemple, le sabotage pouvait être considéré comme une arme légitime de la lutte de classes.
C'est à un gaulliste d'extrême-droite devenu ministre de l'Intérieur à la faveur de la cohabitation, que revint la charge de proclamer les principes fondateurs de l'antiterrorisme à la française. En 1986, ce personnage, Charles Pasqua lançait une formule dont on retrouvera plus tard l'esprit dans tout l'Occident, jusqu'à Guantanamo : « il faut terroriser les terroristes », ajoutant un peu plus tard sur TF1 : « la démocratie s'arrête là où commence la raison d'Etat ». Mais pour énoncer cette raison d'Etat, il fallait d'urgence combler un manque. Avant de se constituer en un arsenal législatif, une doctrine policière et un ensemble de techniques de surveillance et de terrorisation, l'antiterrorisme existait seulement comme discours gouvernemental ou médiatique. Mais il présentait cette faiblesse congénitale de ne pas avoir produit de définition incontestable de l'ennemi qu'il était censé combattre.
C'est devenu une banalité journalistique : les terroristes d'hier peuvent être les gouvernants de demain. La soi-disant « seule démocratie du Moyen-Orient » a été fondée par toutes sortes de moyens, y compris terroristes : le record du nombre de victimes civiles (91 morts et 46 blessés) dans un attentat a longtemps été détenu par celui visant l'hôtel King David (22/07/1946) à Jérusalem. Il était œuvre de l'Irgoun, dirigée par Menahem Begin, futur premier ministre d'Israël de 1977 à 1983. Condamné par tout un chacun, y compris les autres organisations juives, cet attentat contribuera néanmoins largement à convaincre les Anglais de se retirer de la Palestine, et à permettre la fondation d'Israël. L'occupant allemande appelait « terroristes » les résistants, et les défenseurs de l'apartheid usaient du même terme pour les militants de l'ANC dont beaucoup sont aujourd'hui au pouvoir. Jusqu'aux années 80, ni au niveau des Etats, ni à celui des organisations internationales, il n'existait de consensus juridique sur la définition d'un mot dont l'Histoire avait montré la plasticité. Comme le signale un chercheur, à propos de l'organisation de l'antiterrorisme aux Etats Unis : « La signification couramment attribuée à ce terme - qui ne renvoie à aucune réalité définie et unifiée - travestit en fait son sens historique en inversant la perspective. En effet, historiquement, le terrorisme renvoie aux pratiques étatiques d'instauration d'un état de terreur. » [5]
La « loi n° 86-1020 du 9 septembre 1986 relative à la lutte contre le terrorisme et aux atteintes à la sûreté de l'Etat », est la première de la série de 35 textes législatifs qui, sur 35 ans, entre 1986 et 2023, ont eu pour objet, unique ou pas, de combattre le terrorisme. Donc, en 86, on se décide enfin, du côté du pouvoir, à dire en termes juridiques ce qu'est le terrorisme. La loi définit un nouveau type d'infractions, celles qui seraient « en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l'ordre public par l'intimidation ou la terreur. » Chose remarquable, ce texte de loi ne définit pas des actes nouveaux dans leur matérialité ou leurs modalités, il se contente de lister une série d'actes graves déjà réprimés par le Code (meurtres, destructions, etc.), mais en leur rajoutant un élément qui ferait grimper ces actes, déjà condamnables, beaucoup plus haut encore sur l'échelle de la gravité. L'élément qui change tout, c'est le but de ces actes : produire de l'intimidation ou de la terreur. Sans être spécialiste du droit, on ne croit pas qu'il existe beaucoup d'autres cas de cette espèce de transsubstantiation juridique d'une infraction uniquement par la grâce des émotions qu'elle viserait à obtenir.
Le cas français est exemplaire d'une difficulté qui a toujours miné partout la logique antiterroriste. Car qu'est-ce que « le trouble grave à l'ordre public » ? Peut-on mettre sur le même plan le « trouble » provenant d'une attaque contre des symboles (objets ou bâtiments) ou celui qui menacerait la vie des personnes ? Et surtout, qui s'agit-il d'intimider ou de terroriser ? Hormis l'indignation réelle ou fabriquée par les médias, la population française a-t-elle été intimidée ou terrorisée par le meurtre du patron de Renault ou par celui d'un attaché militaire étatsunien ? L'allemande par celle du patron des patrons ? Faut-il ignorer que les premiers attentats des Brigades rouges en Italie » ont suscité la compréhension sinon l'approbation de nombre de secteurs ouvriers ? Et, ne convient-il pas de distinguer les assassinats ciblés, quoi qu'on pense de ces derniers [6], pratiqués par les groupes armés (Action Directe, Brigades Rouges, Fraction Armée Rouge), des attentats massacres tels que celui de la rue de Rennes (septembre 86) ou de la gare de Bologne (août 1980) ?
Ces questions, à la fin du 20e siècle, on était d'autant plus fondé à se les poser, que les deux vagues d'attentats aveugles qui ont ensanglanté les trottoirs et le métro français étaient l'œuvre d'organisations pilotées par des Etats [7] : en 1986, le Hezbollah libanais pour le compte de l'Iran et en 1995, le Groupe Islamique Armé infiltré par le DIS, le service secret algérien. Des citoyens lambda sont morts parce que le gouvernement français refusait de payer ses dettes envers le gouvernement iranien et fournissait des munitions au gouvernement irakien, ou parce qu'il cherchait à influer la sale guerre civile des années 90 en Algérie. Servi abondamment jusque dans le Monde, le discours antiterroriste, avec ses mensonges rebattus sur les exécutants et les commanditaires, a dès lors fonctionné comme paravent de politiques pour lesquelles n'importe quel passant risquait d'être tué, mais sur lesquelles il n'avait aucune lumière ni encore moins de pouvoir. [8] Bref, intimider ou terroriser la population est resté en France et dans le reste de l'Occident une tactique étatique.
Dernière question : où commencent l'intimidation et la terreur ? Durant la grande grève des transports de 1995 qui a contrecarré la première grande offensive gouvernementale contre les retraites, quand on entendait les perroquets médiatiques entonner le refrain des « usagers pris en otage » on pouvait se demander si les catégories de l'antiterrorisme ne risquaient pas un jour ou l'autre de menacer les mouvements sociaux – ce qui devait se vérifier à l'étape suivante, celle de l'état d'urgence. [9]
11 septembre 2001. Avec l'entrée en scène d'Al Qaeda, s'opère une grande première : le massacre aveugle n'est plus la prolongation de manœuvres géostratégiques interétatiques, mais l'irruption d'une entité qui prétend remettre en cause le nouvel ordre mondial dont les Etats Unis se faisaient le héraut. Fabriquée par eux pour contrer la Russie en Afghanistan, l'organisation s'avère un monstre de Frankenstein qui se retourne contre son créateur.
Le silence interloqué de Bush apprenant par le chuchotis d'un sous-fifre à son oreille que « l'Amérique est attaquée » [10], cette interruption de toute interaction qui ressemble fort à une mécanique soudain enrayée au plus haut sommet de l'Etat dure cinq bonnes minutes : à ce moment, pour la première fois peut-être, la terreur et l'intimidation sont arrivées jusque dans le tuyau auditif de l'incarnation du Monstre Froid. On connaît la réaction du paladin mondial de la démocratie : ceux ont fait ça vont prendre cher. Avec le Patriot Act et quelques autres créations juridiques et réglementaires, ce qui était jusqu'alors la part honteuse, occulte, des démocraties réellement existantes : la torture, l'emprisonnement indéfini dans des conditions dégradantes, les disparitions extrajudiciaires et les assassinats ciblés, tout cela va être exhibé aux yeux du monde, sapant dans ses profondeurs cet Etat de droit qui justifierait qu'on défende les régimes occidentaux contre les dictatures. La rupture éthique assumée et brandie par les Etats Unis va influencer profondément tout le siècle qui s'ouvre. L'antiterrorisme devient le discours de toutes les répressions et de tous les coups fourrés étatiques, de Poutine allant « buter les terroristes jusque dans les chiottes » en Tchétchénie jusqu'à Hollande intervenant dans les conflits intercommunautaires du Sahel avec le succès qu'on sait.
Dans la première décennie du troisième millénaire, tout se passe comme si, confrontée à une raison étrangère à la raison de l'Etat démocratique, la puissance étasunienne rejoignait en fait l'adversaire sur le terrain de l'affrontement entre deux visions du monde irréconciliables, et pour ce faire, repartait de ce vieux fond de religiosité fanatique qui était celui des pères fondateurs. Toutes les théorisations juridiques comme le « droit de l'ennemi » énoncé par Günther Jakobs [11], ou à prétentions scientifiques comme celles de la « détection précoce », œuvre des Dupont et Dupond de l'antiterrorisme à la française (Raufer et Bauer), ou le tout récent « djihadisme d'atmosphère » de Kepel, qui n'est qu'une reprise islamophobe de la « théorie de la mouvance » de pasquaïenne mémoire, toutes ces constructions sont élaborées dans l'élan donné à l'ensemble des sociétés occidentale par une passion.
A l'origine de cette passion, il y a un traumatisme originel, celui qu'a subi l'Occident quand il a dû supporter chez soi un échantillon des massacres que ses politiques ont, à une échelle de bien plus grande ampleur, plus ou moins directement provoquées ailleurs : on sait que Daesh, après Al Qaeda, est largement une production de la politique irakienne des Etats Unis et de l'Occident en général. Cette passion, c'est celle de la Justice Infinie.
Infinite Justice est le premier nom de code des opérations militaires étatsunienne entamées en 2001 avec l'invasion militaire de l'Afghanistan puis étendues, sous un autre nom mais dans une même continuité conceptuelle aux Philippines, dans la Corne de l'Afrique, le Sahara, les Caraïbes, l'Amérique latine et le Kirghizistan. Si les actions de guerre dans ces différentes zones n'ont plus porté le nom d'Infinite Justice, elles en ont gardé l'esprit. Après le 11 septembre 2001, nous sommes entrés dans l'ère de la Justice Infinie, celle où se donnent libre cours la passion de la vengeance et de la punition.
L'idéologie de la Justice Infinie a largement débordé les institutions pour se répandre dans toute la société. [12] Elle imprègne désormais les mentalités, elle domine dans l'éditocratie, elle va de soi dans une bonne partie des échanges des réseaux sociaux. Elle a aussi largement débordé du cadre strict de l'antiterrorisme pour s'appliquer à tout ce qu'on considère comme incarnant l'ennemi du genre humain. A côté du terroriste, figurent désormais en bonne place le pédocriminel, le violeur, l'antisémite, etc. Et à qui viendrait l'idée de défendre le terroriste, le pédocriminel, le violeur, l'antisémite, etc. ? De fait, la Justice Infinie commence toujours par s'attaquer à des gens indéfendables. Les premiers fichiers ADN ont été créés en France dans un quasi-consensus pour lutter contre les criminels sexuels. Sauf que, par cette brèche de l'indéfendable, toutes les autres catégories d'infractions réelles ou supposées sont ensuite passées et les motifs de prélèvement d'ADN se sont multipliés au point qu'à présent, pour avoir été embarqué dans une manifestation, on risque de se voir intimer l'ordre d'ouvrir la bouche pour qu'on y fourre un bâtonnet.
Le 11 septembre a ouvert l'ère de la politique de la peur. Cette politique, dont les gouvernants s'emparent sous toutes les latitudes, a pour horizon l'instauration d'un état d'urgence permanent. Une politique sécuritaire qui ne cesse d'identifier de nouveaux ennemis : en France, à travers ses lois et sa police, elle s'en est pris aux étrangers pauvres, aux jeunes des quartiers populaires, aux internautes rebelles, aux prostitué.e.s, aux chômeurs, aux écologistes radicaux, aux manifestants sortant des clous, et tout récemment à ceux qui voulaient affirmer leur solidarité avec la population palestinienne subissant le plus grand nettoyage ethnique du 20e siècle… Dans une ère de multiplication des conflits armés et de fusion des crises (écologique, sociale, économique), pour les gouvernants confrontés aux conséquences toujours plus catastrophiques de la course folle d'un capitalisme industriel qu'ils serviront jusqu'à sa mort, la politique de la peur sera toujours le moyen ultime de garder le pouvoir.
Le fascisme historique fut à la fois un esprit du temps (le vitalisme et le racisme) perfusant dans tout l'arc politique, et un projet politique (construction d'une société pyramidale). Avec la Justice Infinie et la Politique de la Peur, nous avons désormais un esprit et un projet bien placés pour aider à construire le fascisme du 21e siècle.
Serge Quadruppani
[1] Ellul, Charbonnier, Castoriadis, André Gorz, Serge Lacouture, Günter Anders, Ivan Illich, Françoise d'Eaubonne, Jacques Camatte, Murray Bookchin, et tant d'autres…
[2] Sur cette affaire : https://lundi.am/Affaire-du-8-decembre ; https://soutien812.blackblogs.org/ ; et le suivi quotidien du procès sur Au Poste, la chaîne Twitch de David Dufresne, ainsi que sur https://lundi.am/Affaire-du-8-decembre-5713
[3] Sur les origines de l'antiterrorisme à la française, on peut se reporter à mes deux livres :
L'antiterrorisme en France ou la terreur intégrée, 1981-1989, La Découverte, 1989 et La politique de la peur, Le Seuil, 2011
[4] La politique de la peur, op. cit. p.16
[5] Philippe Bonditi, « L'organisation de la lutte antiterroriste aux Etats Unis », https://ciaotest.cc.columbia.edu/olj/cc/44_cc_win01/bop01.pdf
[6] La lutte armée des années 70 fut une erreur politique et une faute éthique, cela ne lui retire en rien sa nature de pratique politique et le fait qu'elle devrait, juridiquement et historiquement, être traitée comme telle, en la replaçant dans le contexte de l'histoire sociale de la période. C'est pourquoi il faut, en dehors de tout discours innocentiste, continuer à se battre pour la libération de Cesare Battisti.
[7] Rappelons aussi que les attentats-massacres en Italie étaient l'œuvre de réseaux mêlant divers cercles paraétatiques (services secrets et loge P2), extrême-droite et mafia.
[8] Sur les deux campagnes d'attentats, cf La politique de la peur, op. cit. pp 18-20
[9] Concernant les possibilités d'arbitraire offertes par la législation antiterroriste : https://www.youtube.com/watch?v=NJfmJHPi1Ik
[10] https://www.nouvelobs.com/etats-unis/20210911.OBS48515/quand-george-w-bush-apprend-les-attentats-du-11-septembre-dans-une-ecole-primaire.html
[11] Cette conception, théorisée par le professeur de droit allemand Günther Jakobs, distingue deux droits distincts : celui réservé au citoyen respectueux de l'Etat de droit et lui garantissant le respect des droits de l'Homme et celui de ' l'ennemi ', relativisant ou supprimant les garanties juridiques courantes et les libertés fondamentales, autorisant par exemple sa détention sans jugement : « la dangerosité de l'individu détenu prime sur tout,
30.06.2025 à 09:35
dev
« À l'entrée de cette prison, l'État d'Israël rejoint la République islamique. » Parham Shahrjerdi
- 30 juin / Avec une grosse photo en haut, Positions, International, 4Le 23 juin dernier, l'armée israélienne tirait un missile sur la prison d'Evin à Téhéran où sont entassés et torturés la grande masse des opposants au régime. S'il s'agissait certainement de mettre en scène le soutien du régime israélien à l'opposition iranienne, Parham Shahrjerdi y voit au contraire le point de rencontre et d'intersection de deux fascismes.
Alors, voilà. Faisons une petite présentation de la prison d'Evin.
Ce lieu « symbolique », là où la République islamique d'Iran commet tous les crimes imaginables — et surtout, inimaginables. Incarcération. Isolement. Torture. Pendaison. Exécutions de masse.
Evin, c'est une adresse bien connue : celle des prisonniers politiques. Ceux qui pensent. Ceux qui résistent. Ceux qui mettent en péril la République islamique.
Il y a des prisonniers, à Evin. Des proches, de la famille, qui viennent leur rendre visite. À Evin, il y a aussi de jeunes garçons, obligés d'y faire leur service militaire. Evin : la prison.
Le 23 juin 2025, l'armée israélienne attaque la prison d'Evin.
Remplie de prisonniers. Remplie de visiteurs. Remplie de corps déjà torturés par le régime.
D'après l'un des régimes fascistes impliqués, cette attaque a coûté la vie à 71 personnes.
Plusieurs prisonniers sont portés disparus.
D'autres, qui ont survécu, ont été transférés vers d'autres prisons — dans des conditions abominables : jusqu'à 40 par cellule, sans soins, sans secours.
Écrivons. Pour que cela reste, que cela s'inscrive quelque part —
Comme une tache. Comme une trace. Une de plus.
De ce que le fascisme d'État fait à l'autre, au corps, à l'esprit.
Et bordel, personne ne bouge.
Écrivons pour ces corps abandonnés à l'enfer.
Reprenons, donc :
En plein jour, l'armée israélienne viole le ciel de Téhéran —
après avoir violé la vie et les vivants :
Gaza, ses hôpitaux, ses écoles, ses ruelles, ses maisons,
ses enfants, ses habitants.
Après avoir piétiné le droit international,
après avoir souillé chaque recoin de l'Iran,
elle atteint, enfin, la prison d'Evin.
Evin : la prison où le régime fasciste de la République islamique
emprisonne, torture, exécute
les têtes pensantes,
les corps insurgés,
les voix vivantes.
À l'entrée de cette prison,
l'État d'Israël rejoint la République islamique.
Point de jonction entre fascisme et fascisme.
Le bourreau change de nom — pas de méthode.
Et devant la lâcheté du monde,
devant la complicité des puissants,
l'État d'Israël frappe Evin.
Il prolonge la torture,
il bombarde les corps déjà brisés
par les tortionnaires d'hier.
Personne n'est venu pour libérer.
Ils sont venus pour tuer.
Pour appuyer le crime d'un autre crime, d'un autre régime.
Pour écraser les survivants de l'intérieur
sous les bombes de l'extérieur.
Les fascistes se ressemblent.
Ils se reconnaissent.
Ils s'entraident.
Les principes sont à l'épreuve.
SOUVIENS-TOI D'EVIN.
Parham Shahrjerdi