21.04.2025 à 16:09
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Alors que nous terminions l'édition de cette semaine, nous avons appris le décès de Jacques Camatte, figure incontournable de la pensée révolutionnaire des années 60 et 70. Certains de ses textes, parus dans la revue Invariance qu'il dirigeait, ont eu une influence majeure sur certains d'entre nous, comme sur tant d'autres. Ses apports à l'analyse des évolutions du capitalisme et donc à la théorie révolutionnaire ont été précieux et décisifs. Au mitan des années 2000, nous avions eu la joie d'aller le rencontrer chez lui, au détour d'un voyage et au milieu de nulle part. Nous nous attendions à rencontrer une légende, à nos yeux en tous cas, et nous l'imaginions ressembler à un vieux sage probablement fatigué par l'âge. Nous nous retrouvâmes face à lui, pieds et torse nus sous le cagnard, les abdos en tablettes de chocolat et tous les muscles des bras saillants. Il était en train de creuser seul, à la pelle, une réserve d'eau de la taille d'un piscine olympique. Il se montra d'une gentillesse, d'une curiosité et d'un générosité immenses. Nous repartîmes avec sous le bras, tous les numéros d'Invariance qu'il nous manquait, non sans l'avoir dépanné en trifouillant le code html de son site internet. En attendant que nous ou d'autres rédigent un hommage théorique qui permette de saisir l'importance de sa pensée, nous publions cette semaine Contre la domestication, paru en 1973 dans le 3e numéro d'Invariance. C'était il y a 52 ans, qu'il soit encore si actuel en dit long sur son degré d'actualité à l'époque.
Jamais la société capitaliste n'a connu une période aussi critique que celle que nous vivons. Tous les éléments de la crise classique existent à l'état permanent, sauf une diminution de la production qui n'affecte que certains pays et de façon limitée. On assiste à une décomposition des rapports sociaux et de la conscience traditionnelle. Chaque institution pour survivre récupère le mouvement qui la conteste (l'Église catholique ne compte plus le nombre de ses aggiornamenti) ; la violence et la torture qui devraient soulever tous les hommes, les mobiliser, sont florissantes et à l'état endémique à l'échelle mondiale ; vis-à-vis de la torture pratiquée actuellement la « barbarie » nazie apparaît comme une production artisanale, archaïque. Tous les éléments sont réunis pour qu'il y ait une révolution. Qu'est-ce qui inhibe les hommes, les empêche d'utiliser toutes ces crises pour transformer les troubles dus à la nouvelle mutation du capital, en catastrophe pour celui-ci ?
La domestication qui s'est réalisée quand le capital s'est constitué en communauté matérielle a recomposé l'homme que, au début de son procès, il avait détruit-parcellisé. Il l'a recomposée à son image en tant qu'être capitalisé, ce qui est le complément de son procès d'anthropomorphose. Un autre phénomène intimement lié au précédent vient accentuer la passivité des hommes : l'échappement du capital. Il y a perte de contrôle des phénomènes économiques et ceux qui sont placés pour avoir une influence sur eux se rendent compte qu'ils sont impuissants, qu'ils sont complètement débordés. Á l'échelle mondiale cela se traduit par une crise monétaire [1], la surpopulation, la pollution, l'épuisement des ressources naturelles. Ces deux phénomènes expliquent que ceux qui professent la révolution et qui croient pouvoir intervenir pour l'impulser ou accélérer son cours, récitent en fait des rôles du siècle passé ; la révolution leur échappe. Quand il y a une secousse, elle se fait en-dehors d'eux. Ils doivent alors courir après la « révolution » afin d'être reconnus.
Les êtres humains sont, au sens strict, dépassés par le mouvement du capital sur lequel ils n'ont depuis longtemps, aucune prise. D'où pour certains la seule solution est la fuite dans le passé avec la recherche mystique (cf. la vogue du zen, du yoga, du tantrisme, etc., aux E.-U.) et celle des vieux mythes, le rejet de la science despotique qui régit en fait la totalité de la vie, et de la technique ; le tout souvent combiné à la pratique de la drogue qui donne l'illusion d'une accession rapide à un monde différent de celui d'horreur où nous vivons (pire que le monde sans cœur dont parlait Marx danshttp://www.revueinvariance.net/droi...La critique à la philosophie de droit de Hegel). Pour d'autres, la solution ne peut être apportée que par la science et la technique. Ainsi beaucoup d'adeptes du mouvement de libération de la femme voient leur émancipation dans la parthénogenèse ou dans la fabrication des bébés en éprouvettes [2] ; d'autres pensent pouvoir combattre la violence en mettant au point des remèdes contre l'agressivité, etc. D'une façon générale, pour ces personnes, chaque problème connaîtra sa solution scientifique. Elles sont donc passives ; l'homme à leurs yeux devient un simple objet manipulable. Elles sont inaptes à créer de nouveaux rapports interhumains (et là elles se rencontrent avec les adversaires de la science), et ne se rendent pas compte qu'une solution scientifique est une solution capitaliste, car elle élimine l'homme et permet un contrôle absolu sur la société.
Ainsi ceux qui veulent faire quelque chose se rendent compte qu'ils n'ont aucune prise solide sur la réalité. Lorsqu'ils essaient de masquer ce fait, leur impuissance transparaît encore plus clairement. Les autres, la « majorité silencieuse », sont pénétrés de l'inutilité de l'action car ils n'ont aucune perspectives. Leur silence n'est pas acceptation pure et simple, mais plutôt incapacité d'intervention. La preuve en est que lorsqu'ils sont mobilisés, ils ne le sont pas pour quelque chose, mais contre quelque chose. C'est la passivité négative.
Il est important de noter que les deux groupes ne peuvent être catalogués les uns à droite, les autres à gauche. La vieille dichotomie politique ne peut plus opérer ici. C'est un élément de confusion important car, auparavant, ceux qui se réclamaient de la science étaient gens de gauche, alors que, maintenant, elle est condamnée par la nouvelle gauche, aux E.-U. par exemple. La dichotomie persiste en ce qui concerne les vieux regroupements, les rackets du passé (partis de gauche et droite) mais, ici, elle est vraiment superfétatoire ; tous d'une façon ou d'une autre défendent nettement le capital ; les plus actifs étant les divers partis communistes parce qu'ils le défendent dans sa structure actuelle scientifique, rationnelle.
Tous tant qu'ils sont opèrent dans un même mouvement qui est celui de la destruction de l'espèce humaine. En effet, la réduire à un certain nombre de conduites passées ou la soumettre à un mécanisme technologique, cela aboutit au même résultat. Cette dualité participant d'un même devenir et le fondant, apparaît à partir du moment où le MPC commence à dominer réellement le procès de production et qu'il devient une force au sein de la société (début du XX° siècle). Aux apologètes du capital s'oppose Carlyle par exemple [3]. Marx est un dépassement : il affirme la nécessité » du développement des forces productives (donc de la science et de la technique) et dénonce leur effet immédiat négatif sur les hommes ; pour lui, cela conduira à une contradiction telle que le développement des forces productives ne sera possible qu'avec la destruction du MPC. Alors les hommes les dirigeront : il n'y aura plus d'aliénation. Mais ceci présupposait que le capitalisme ne pourrait pas vraiment s'autonomiser, qu'il ne pourrait pas échapper aux contraintes de sa base sociale-économique sur laquelle il s'est édifié : la loi de la valeur, l'échange capital-force de travail, l'équivalent général rigoureux, etc.
Or, le capital s'est autonomisé par rapport à sa base qu'il a tout simplement intériorisée, et, à partir de là, il a effectué un échappement. D'où son développement impétueux depuis plusieurs années qui fait courir de graves menaces à l'humanité et à la nature entière. Même les tenants du discours euphorique et somnifère ne peuvent pas les ignorer. Dans une certaine mesure ils sont obligés de se mettre sur le terrain de ceux qui tiennent le discours apocalyptique. L'apocalypse est à la mode parce que notre monde est à sa fin. Un monde où l'homme, tout dégradé, infirme qu'il fût, était encore une norme, un référentiel. Après la mort de dieu, celle de l'homme est proclamée. L'un et l'autre laissent la place à la déesse-servante du capital : la science qui se présent à l'heure actuelle comme étant recherche de mécanisme adaptatifs (accommodation, intégration) des êtres humains et de la nature au MPC. Il est évident que les êtres les moins détruits, avant tout les jeunes, n e puissent pas accepter une telle adaptation-domestication ; d'où leur refus du système.
Le procès de domestication s'est parfois accompli de façon violente (accumulation primitive) mais le plus souvent de façon insidieuse parce que les révolutionnaires acceptaient les mêmes éléments que le capital, le développement des forces productives, et exaltaient la même divinité, la science. Ainsi la domestication et la conscience répressive nous avaient plus ou moins fossilisés dans une attitude centenaire, figé nos gestes, stéréotypé nos pensées. On formait une armée de statues de sel tournées vers le passé, même quand on croyait lorgner l'avenir. Mais la vie a fait irruption et a relancé le mouvement, le devenir au communisme. En effet il n'y a pas eu production d'une nouvelle théorie ni de nouveaux modes d'action. L'important fut ce qui était visé, le point sur lequel porta la contestation revendicative. Il ne s'agissait pas de politique, d'idéologie ni de science, même sociale puisqu'elle fut récusée en totalité ; une exigence vitale s'est affirmée à la fois contre cette société et en dehors d'elle : en finir avec la passivité imposée par le capital, retrouver la communication entre les êtres, atteindre une créativité libérée, une imagination sans frein au sein d'un devenir humain.
Á partir de mai-juin 1968 tout a changé et tout change. C'est pourquoi il n'est pas possible de comprendre l'insurrection lycéenne et son devenir possible sans faire référence à ce mouvement.
Nous avons caractérisé mai-juin 68 comme manifestant l'émergence de la révolution et nous avons affirmé qu'à partir de lui commençait un nouveau cycle révolutionnaire. Cependant nous l'avons fait en nous fondant sur un schéma classiste [4]. Ainsi nous affirmâmes que le mouvement de mai aurait pour résultat de ramener le prolétariat sur sa base de classe. De plus nous trouvions dans les événements de l'époque confirmation du déroulement de la révolution selon Marx. D'abord interviennent les classes, les couches sociales les plus proches de la communauté en place, les plus liées objectivement à l'État, puis les classes opprimées qui résolvent radicalement les contradictions que les autres couches sociales tentèrent de réformer. Le déroulement de la révolution anglaise comme celui de la révolution française furent le substrat de la réflexion de Marx. Au cours de cette dernière, il y eut dans un premier temps intervention des nobles (la fameuse révolution nobiliaire d'avant 1789) qui entraîna-facilita la lutte des bourgeois, en même temps qu'elle provoqua le despotisme éclairé, puis ce furent les couches bourgeoises moins liées à l'État, formant une espèce d'intelligentsia comme le remarqua Kautsky. Mais la faillite de la réforme, la cassure au sein du système puis la chute de la royauté propulsèrent les paysans et les bras-nus (la quart-état, le futur prolétariat) : ce sont eux qui opérèrent enfin la discontinuité et créèrent l'impossibilité de tout retour en arrière ; sans eux la révolution eut été, en tant que changement de mode de production, beaucoup plus longue. En Russie on a eu un déroulement similaire. Ainsi on peut dire que ceux qui sont les plus opprimés et ont objectivement le plus intérêt à se révolter - formant pour certains la vraie classe révolutionnaire – ne peuvent en fait se mettre en mouvement qu'à partir du moment où la faille s'est produite au sein de la société, où l'État à été considérablement affaibli. Á partir de ce moment une perspective peut se faire jour, ne serait-ce qu'au travers de la constatation que la vie ne peut plus se dérouler comme avant. Alors il faut bien entreprendre quelque chose. Ce déroulement est un des éléments qui contribue à donner à toute révolution un caractère non strictement classiste. Pour la révolution communiste ceci sera plus accentué parce qu'elle ne sera pas l'œuvre d'une classe, mais de l'humanité se soulevant contre le capital.
Au sein de ce qu'à un moment donné nous avons nommé classe universelle et que nous pouvons tout simplement désigner par humanité (aujourd'hui ensemble des esclaves au capital), les couches sociales les plus proches du capital (ce que nous définîmes nouvelles classes moyennes et les étudiants) se sont rebellés contre le système. Elles se perçurent en tant que couches distinctes dans la mesure où elles se proclamèrent détonateurs d'un phénomène qui devait révolutionner, impulser le prolétariat. La révolution réapparut donc en se travestissant de vieux habits, engoncée dans de vieux schémas.
Toutefois l'analyse classiste que nous fîmes ne faisait qu'interpréter un phénomène réel ; d'où aussi la possibilité pour les acteurs essentiels de mai de se percevoir selon les antiques schémas. En effet ce furent – et cela se vérifie toujours plus – les hommes et les femmes qui sont amenés à remplir les fonctions les plus strictement liées au procès de vie du capital et, surtout, qui doivent le justifier et maintenir sa représentation [5] qui se sont rebellés ; mais cette révolte est absolument récupérable tant qu'elle se meut dans la vieille ornière de la lutte des classes : vouloir régénérer le prolétariat qui doit accomplir sa mission.
C'est là que se dévoile l'impasse. Le rôle du prolétariat était de détruire le MPC afin de libérer les forces productives emprisonnées dans celui-ci ; le communisme ne pouvant commencer qu'à partir de cet acte. Or, loin de les inhiber, le capital les exalte, car elles ne sont pas pour l'homme mais pour lui. Alors le prolétariat est superflu. L'inversion indiquée plus haut – rendue possible grâce au développement de la science – est corrélative à la domestication des hommes, c'est-à-dire à leur acceptation du devenir du capital, théorisé par le marxisme lui-même défenseur acharné de l'accroissement des forces productives. Au cours de ce devenir le prolétariat en tant que producteur de plus-value fut nié par la généralisation du salariat et la destruction de toute distinction possible entre travail productif et improductif. A partir de ce moment, ce qui était désigné, exalté comme prolétariat devenait le plus sûr soutien du MPC. Que veut ce prolétariat et que veulent ceux qui parlent en son nom ou se contentent de le vénérer ? Le plein emploi, l'autogestion, c'est-à-dire la pérennité du MPC grâce à son humanisation. Pour eux tous, le procès de production étant rationalité en acte, il suffirait de le faire fonctionner pour les hommes. Or, cette rationalité, c'est le capital.
La mythologie du prolétariat explique ce que nous avons appelé le populisme de Mai qui est plutôt le prolétarisme de Mai ; aller au prolétariat, réveiller ses vertus combatives, lui rappeler ses capacités d'abnégation ; alors il fuira ses mauvais chefs pour suivre les prolétaristes sur le chemin de la révolution.
Avec Mai 68 commence le temps du mépris et de la méprise. On se méprise parce qu'on n'est pas « prolo » et l'on méprise l'autre pour la même raison, tandis que chacun se méprend sur le prolétariat considéré comme la classe toujours potentiellement révolutionnaire. Ce n'est qu'une autre façon d'exprimer l'impasse où se trouve le mouvement de contestation de la société en place. Mais elle ne s'est pas dévoilée clairement et subitement car la phase d'enthousiasme qui suivit Mai accorda une certaine vie au mouvement contestataire lui permettant de laisser entre parenthèses les questions essentielles. De plus, le choc de mai avait fait revivre, reémerger des courants du mouvement ouvrier qui avaient été ensevelis dans l'oubli, sous le mépris des partis en place : le mouvement des conseils avec toutes ses variantes, le KAPD, ou des individualités comme Lukacs, Korsch, etc. Cette résurrection du passé était indice à la fois de l'impossibilité de prise directe sur la réalité et de l'incapacité de celle-ci à engendrer d'autres formes de lutte, d'autres approches théoriques. Refaire en pensée un chemin parcouru est encore une forme de révolte, car c'est ne pas accepter le diktat du simple devenu. Elle peut être le point de départ de la recherche du moment où l'errance de l'humanité s'est produite ; première tentative pour lever la fatalité qui l'a projetée hors de sa voie humaine, dans l'enfer productiviste.
Impasse est une image insuffisante, c'est-à-dire qu'elle n'englobe pas en elle tous les éléments du devenir qu'on veut y projeter. En fait c'est au bout de l'impasse, devant le mur que se trouvent les différents groupes de ce vaste courant ; ce mur c'est le prolétariat, sa représentation [6]. Les militants passent d'un groupe à l'autre en même temps qu'ils « changent » d'idéologie, en emportant chaque fois dans leurs bagages la même dose d'intransigeance et de sectarisme. Certains accomplissent de très amples trajectoires. Ils vont du léninisme au situationnisme pour revenir à un néo-bolchevisme en passant par le conseillisme. Tous butent contre ce mur et sont renvoyés plus ou moins loin dans le temps. Il est la limite d'un ensemble pratico-théorique au sein duquel une combinatoire est possible ; ainsi en Allemagne on a même des trotskystes anti-autoritaires, des trotskystes korschistes, etc.
Au sein de ces groupes comme chez certaines individualités il n'y a pas que des aspects négatifs car un certain nombre de choses ont été comprises mais cela est gâté par un esprit bricoleur complément spirituel de la combinatoire groupusculaire…
Il est évident, comme les articles précédents le signalent, qu'il est impossible de lever le verrou que constitue cette représentation du prolétariat sans remettre en cause la conception marxienne du développement des forces productives, de la loi de la valeur, etc. Toutefois c'est le fétiche prolétarien qui, par suite de ses implications pratico-éthiques, est l'élément qui pèse le plus sur la conscience des révolutionnaires. S'attaquer au fétiche, le reconnaître en tant que tel, c'est faire écrouler tout l'édifice théorico-idéologique. Quel désarroi ! D'autant plus qu'il y a un non-dit : la nécessité de se rattacher à un groupe, de s'identifier à lui pour se sécuriser, pour avoir force d'affronter l'ennemi. Ce n'est pas seulement la peur d'être seul qui se manifeste ici – donc aussi la compréhension corrélative de l'union nécessaire pour constituer la force d'abattre le MPC – mais c'est aussi la peur de l'individualité [7], l'incapacité à affronter de façon « autonome » les questions fondamentales de notre époque. C'est une autre manifestation de la domestication des êtres humains qui souffrent du mal de dépendance.
Á partir de là, le mouvement lycéen (Printemps 1973) révèle son importance : il porte au premier plan ce qui, en Mai 68, avait à peine été ébauché, la critique de la conscience répressive. C'est une figure de la conscience qui est née avec le marxisme en tant que concrétisation de la solution du devenir de l'espèce humaine : la révolution prolétarienne doit se produire quand le développement des forces productives le consentira. C'est une conscience légiférante et répressive qui opère pour nier les soulèvements des hommes qui sont taxés de prématurés, de petits-bourgeois, de mouvements d'irresponsables, etc. C'est la conscience au sein de la réification car elle ne peut être qu'organisée ; partis, syndicats, groupuscules sont ses incarnations. Chacun d'eux organise la répression contre ceux qui ne sont pas organisés ou qui ne le sont pas selon ses lois propres. La différence entre ces organisations se mesure dans le quantum de répression qu'elles sont aptes à exercer.
La critique s'attaque au mythe du prolétariat non pas directement, en mettent ce dernier en cause, mais en l'ignorant, et par dérision. A partir du moment où les jeunes ne sont pas tombés dans le piège et ne sont pas allés chercher les organisations ouvrières pour faire le front uni à la Mai 68, les politiciens de tous ordres cherchèrent à les y précipiter. Le PCF, le PS, le PSU, la CGT, la CFDT, etc., sont vite allés auprès des lycéens afin de les 'chapeauter'. Ceux-ci, il est vrai, désertèrent souvent les manifestations unitaires et l'on a pu voir la mascarade politique s'étaler indécente : les vieux routiers de la politique et les vieilles pimbêches racornies du PCF et de la CGT – découvrant 5 ans après Mai 68, l'importance politique de la jeunesse – défiler en revendiquant le sursis pour tous, sous l'œil goguenard de lycéens. La jeunesse s'était-elle trompé de corps ?
On a eu dérision aussi lorsqu'au cours de ces événements les politiciens de divers bords affirmèrent à nouveau la primauté du prolétariat et déclarèrent que le moment révolutionnaire essentiel était la grève des O.S., car ils ne peuvent concevoir la révolution que vêtue de bleu de chauffe. Or les O.S. ne posaient rien qui menaça le système capitaliste. Le MPC a accepté depuis longtemps des augmentations de salaires, et en ce qui concerne les conditions de travail, il est apte à les améliorer. La nécessité d'abolir le travail à la chaîne est reconnue aussi dans certains milieux patronaux.
Le mouvement lycéen a ridiculisé les institutions et les hommes qui les défendent. Le prix de la récupération fut le ridicule qu'exhibèrent, à leur corps défendant, tous ceux qui voulaient se mettre à la portée de 'nos braves petits jeunes'. Ceux qui voulurent au contraire contrer d'entrée le mouvement et n'y parvinrent pas, étalèrent leur ridicule en manifestant leur dépit. Ainsi les hommes du gouvernement se lamentèrent : on a tout de même fait des députés, un parlement ; c'est avec ça qu'on doit résoudre les questions en suspens… Les jeunes se sont conduits comme si cela n'existait pas. Á nouveau, comme en Mai 68, s'est révélé l'incommunication, l'insaisissable [8]. « Nous ne sommes pas fermés aux arguments, mais actuellement, je ne vois pas ce que l'on souhaite » (Fontanet). Belle illusion que de croire que les jeunes veulent dialoguer avec eux, leur opposer des arguments. Il y a soulèvement de la vie [9], recherche d'un autre mode de vie. Le dialogue ne peut être qu'entre les ébauches de réalisation et non entre l'ordre social et ceux qui se soulèvent. S'il y a encore possibilité de dialogue, cela est dû aux balbutiements du mouvement.
Ce qui est fondamental, comme nous le fîmes remarquer déjà en Mai 68, c'est un phénomène profond : « l'inadéquation de la vie humaine à l'aube de son développement avec la société capitaliste » qui est la mort organisée sous les apparences de la vie. Il ne s'agit plus de la mort en tant que moment au-delà de la vie mais de la mort dans la vie, de la mort comme substance de la vie ; l'homme est mort et n'est que rite du capital. Les jeunes ont encore la force de refuser la mort. Ils se rebellent contre la domestication ; ils sont exigence de vie. Il est évident que, pour tous ceux qui ont la bouche pleine de terre et les yeux remplis de fantômes, cette exigence apparaisse irrationnelle ou tout au plus comme celle d'un paradis par définition inaccessible.
La jeunesse est un mal pour le capital parce qu'elle est ce qui n'est pas encore domestiqué. Les lycéens ont manifesté autant contre le service militaire, l'armée, que contre l'école, l'université, et la famille. L'école c'est l'organisation de la passivité de l'être, même lorsqu'on y pratique des méthodes actives, émancipatrices. Libérer l'école serait libérer l'oppression. Au nom de l'histoire, de la science, de la philosophie, l'individu est canalisé dans un couloir de passivité, un monde hérissé de murs ; la connaissance, la théorie constituent autant de barrières infranchissables qui empêchent de voir les autres, de dialoguer avec eux ; le discours doit emprunter certains canaux et c'est tout. Au bout du couloir, il aboutit dans l'usine à domestication : l'armée. Elle l'organise dans une volonté de tuer l'autre ; ce qui structure la dichotomie tracée dans son esprit par la morale laïque : la patrie et les autres, toutes ennemies potentielles. On l'éduque, on le dresse à savoir justifier l'injustifiable : tuer des hommes et des femmes.
Nous ne nions pas qu'un phénomène réformiste s'est manifesté aussi au cours de ces agitations d'avant Pâques. C'est sur celui-ci que peut immédiatement se greffer la récupération, mais ce n'est pas lui qui nous intéresse parce qu'il ne nous renseigne en rien sur le mouvement réel de lutte de l'espèce contre le capital. Comme en Mai 68 ce mouvement superficiel, qui ne peut d'ailleurs parvenir à la surface que poussé par une agitation plus radicale, permettra de mieux structurer le despotisme du capital, de réaliser sa « modernisation ».
L'université, l'école sont des structures trop rigides pour le procès global du capital ; il en est de même de l'armée. Au sujet de cette dernière il faut noter la supercherie qui consiste à opposer armée nationale à armée de métier, et dévoiler le chantage stupide : si l'on supprime le service militaire on aura une armée de métier, une armée prétorienne, alors gare au fascisme ! En fait le système actuel combine les deux : il y a une armée de métier qui éduque, dresse le contingent, l'armée nationale. D'autre part, qu'a donné l'armée nationale tant vantée par Jaurès [10] ? L'union sacrée de 1914, c'est-à-dire le carnage sacré que l'on vénère encore.
La rapide caducité du savoir, le développement des mass-média ont détruit l'école. L'instituteur, le professeur sont, pour le capital, des êtres inutiles. Il tend à les éliminer (enseignement programmé et distribué par des machines) de même qu'il tend à éliminer la bureaucratie, élément inhibiteur de la transmission de l'information, fondement même de la mobilité du capital. La méprise joue ici en ce sens que beaucoup de ceux qui posent la nécessité de la vie sont prêts à accepter des solutions qui éliminent la vie humaine puisqu'elles consisteraient à confier l'enseignement à des machines. En règle générale ceux qui veulent la modernisation proclament leur propre condamnation en tant qu'être ayant une certaine fonction dans cette société ; ils revendiquent leur dépouillement. Même ceux qui prônent le retour à l'autoritarisme rigide d'avant Mai 68 subiront le même sort parce que pour faire triompher leur revendication ils ne peuvent s‘appuyer que sur le capital qui profite donc aussi bien de la gauche que de la droite !
Le despotisme du capital créé de nouveaux modes d'être pour les choses qu'il impose aux êtres humains. Les caractéristiques en sont : la mobilité, l'éphémère, la diversité, tout au moins apparente, l'insignifiance. Ils entrent obligatoirement en opposition avec les vieux comportements, les vieilles attitudes et formes de pensée. Les choses sont les vrais sujets qui imposent aux hommes leur rythme de vie, leur sens limité a leur seule existence, etc. Mais les objets, les choses sont eux-mêmes mûs par le mouvement du capital. Cette nouvelle oppression peut provoquer le déclenchement d'un mouvement insurrectionnel contre ce dernier. Cependant le capital peut à son tour profiter de cette subversion pour se consolider, comme cela se produisit au cours des premières années de ce siècle. La révolte du prolétariat limitée sur le terrain de l'usine, sur le plan de la production, fut un élément favorable au capital pour réaliser sa domination réelle : élimination des couches inutiles à son procès, triomphe du plein emploi, abandon des schémas libéraux, etc.
Nous ne voulons pas dire par là que la révolution doit naître directement de ce heurt, ni que ce sont les hommes et les femmes les plus conservateurs qui en seront les auteurs, nous voulons souligner un fait important : le capital doit dominer tous les êtres humains et, pour ce faire, il ne peut plus s'appuyer uniquement sur les vieilles couches sociales qui sont à leur tour menacées. Borkenau avait déjà compris l'essence de ce phénomène :
« L'écart démesuré par rapport aux révolutions précédentes, traduit un fait nouveau. Jusqu'à ces dernières années, la contre-révolution s'appuyait généralement sur les forces réactionnaires, techniquement et intellectuellement inférieures aux forces de la révolution. La situation a changé avec l'avènement du fascisme. Désormais, toute révolution devra très probablement affronter l'attaque de l'appareil le plus moderne, le plus efficace, le plus impitoyable jamais existé. Cela signifie la fin de l'âge où les révolutions évoluaient librement selon leurs propres lois. » [11]
On ne doit pas oublier qu'en bouleversant constamment le mode de vie, le capital est lui-même révolution. Ce qui amène à reposer la nature de celle-ci, à se rendre compte que le capital peut prendre les forces, pour bouleverser l'ordre établi dans les insurrections dirigées contre la société qu'il domine [12]. Plus que jamais la vision, la compréhension est nécessaire ; toute révolte parcellaire est impulsion pour le mouvement du capital. Or l'incapacité à penser théoriquement, à affronter la réalité dans son devenir historique est le résultat du procès de domestication des hommes ; comme l'impuissance à enraciner cette pensée théorique dans le devenir matériel de notre planète et de notre espèce est due à la coupure sens-cerveau, à la vieille division travail manuel, travail intellectuel (celle-ci est surmontée pour le capital dans le mécanisme automatisé).
La révolution n'est plus strictement synonyme de destruction de l'ancien, de ce qui est conservateur car, ceci, le capital l'a accompli. La révolution apparaît comme un retour à quelque chose (une révolution dans le sens mathématique du terme), à la communauté ; non à une forme de communauté particulière ayant déjà existé. La révolution se manifestera par destruction de ce qui est le plus moderne, le plus progressiste puisque la science est capital. Ce sera en même temps réappropriation de tout ce qui a pu être manifestation, tendance à l'affirmation d'un être humain. Il n'y a pas besoin de ressusciter un discours manichéen pour saisir cette tendance. Ce fut celle qui fit obstacle au mouvement d'autonomisation de la valeur. S'il y a, avec le triomphe du communisme, création de l'humanité, il fallait bien pour que cette création soit possible, que le désir en pointât au cours de siècles. Toutefois ici encore rien n'est facile, ni évident, ni à l'abri du doute. On peut douter de ce qui est humain après le colonialisme, le nazisme puis à nouveau le colonialisme cherchant à se maintenir en dépit de la révolte des pays opprimés (les massacres et les tortures commis par les Anglais au Kenya, les Français en Algérie, les Etasuniens au Vietnam, pour donner quelques exemples saillants) ainsi qu'en présence de la violence bestiale, endémique qui sévit quotidiennement. Est-ce que l'humanité n'est pas trop dévoyée, enfoncée dans son errance « maléfique » pour pouvoir se sauver ?
Le mouvement des lycéens manifeste le caractère de la révolution communiste : la révolution a un titre humain. En effet, il a abordé – peut-être pas dans toute son ampleur – la question de la violence : refus de l'armée, refus du service militaire, refus du droit à tuer pour tous. Les groupuscules de gauche et d'extrême gauche, en dehors des anarchistes, prônent la nécessité d'apprendre à tuer car ils pensent pouvoir « retourner » la mort contre le capital. Or – ceci vise surtout les extrémistes – ils ne se rendent pas compte qu'ils posent d'entrée la nécessité de détruire des être humains pour accomplir la révolution. Comment exalter une révolution en la mettant au bout d'un fusil ? Accepter l'armée pour une raison quelconque c'est renforcer à tous les niveaux, la structure oppressive ; c'est en particulier se mettre à nouveau sous le despotisme de la conscience répressive. Selon elle il faut refouler le non-désir de tuer parce que, plus tard, ce sera nécessaire (certains exaltent même cette nécessité). La conscience m'impose d'être inhumain sous prétexte qu'au jour décrété par une destinée théorique je pourrai enfin me métamorphoser en humain.
« Leur souci [aux différents courants de gauche et d'extrême gauche, N.d.r.] à ce sujet reste d'éviter que ne se produise une convergence entre la volonté 'bourgeoise' de supprimer le service militaire et le pacifisme libertaire à base d'objection de conscience toujours plus ou moins latent chez les jeunes » (T. Pfister, in Le Monde du 11. 03. 73)
La violence est une donnée de fait de la société actuelle, il s'agit de la détruire. La révolution est un déchaînement de violence, il s'agit de dominer cette dernière et non de la laisser agir aveuglément ni surtout, de l'exalter et d'accroître son champ d'action. Ces affirmations pour justes qu'elles soient, sont insuffisantes dans la mesure où elles ne précisent pas la nature de la violence qui est fondamentalement déterminée par son objet. La violence qu'on doit prôner, exalter, c'est celle dirigée contre le système capitaliste et non contre les hommes. Mais il est vrai : celui-ci est représenté par des hommes ; donc la violence l'atteint souvent à travers eux. C'est là que se pose la question de sa limitation sinon on demeure sur le plan du capital. Le despotisme de ce dernier généralise la violence contre les hommes ; il ne peut dominer qu'en opposant les êtres humains entre eux et, pour cela, il les investit de rôles divers. D'autre part, lors de conflits, chacun des deux camps présente l'autre comme étant formé d'être non-humains (c'est ainsi que les étasuniens procédèrent encore vis-à-vis des vietnamiens). On peut détruire les hommes que si, au préalable, on les dépouille de leur humanité. Accepter de procéder de la même façon lors de la lutte révolutionnaire, n'est-ce pas simplement copier les méthodes capitalistes et donc contribuer à la destruction des hommes ? Or que font les gauchistes lorsqu'ils théorisent la destruction de la classe dominante (et pas simplement la destruction de ce qui est le support de celle-ci) ou la destruction des flics (le seul bon flic, c'est le flic mort !) ? S'il est vrai qu'on puisse faire l'assimilation CRS=SS au niveau du slogan, car celui-ci traduit bien la réalité des deux rôles, cela ne suffit pas à justifier une destruction. Car 1° cela empêche toute possibilité de miner le corps de police. Les policiers se sentant réduits à un stade infra-humain se révoltent, en quelque sorte, contre les jeunes pour affirmer une humanité qu'on leur dénie, car ce n'est pas en tant que machines à tuer, à réprimer qu'ils se posent alors… 2° tout CRS, tout flic est tout de même un homme. C'est un homme qui a un rôle bien défini comme nous tous. Il est dangereux de déléguer toute l'inhumanité à une fraction du corpus social et toute l'humanité à une autre. Il n'est pas question, à partir de là, de prêcher la non-violence [13] mais de définir rigoureusement quelle est la violence qu'on doit exercer, quelle est la finalité de celle-ci. Pour cela il faut encore préciser : 1° il ne faut pas accepter les masques, les rôles qui nous sont imposés par le capital ; 2° on doit rejeter la théorie postulant que ceux qui défendent le capital doivent purement et simplement être détruits ; 3° on doit refuser de les excuser sous prétexte qu'ils ne seraient pas libres ; que c'est le système qui produit les flics comme il produit les révolutionnaires. L'acceptation de cette dernière proposition conduit soit à la non-violence, soit à réduire les êtres humains à des automates et donc à justifier toute violence exercée contre eux. Il faut au contraire les affronter en tant qu'êtres humains. Si, d'entrée, on leur nie toute possibilité d'humanité comment pourra-t-on la faire apparaître ensuite ? En réalité la plupart pensent à la solution radicale : supprimer les autres, ce qui est encore une méthode de société de classe. Même sur ce plan la révolution s'affirme selon son être : une révolution à un titre humain. Lors de l'affrontement – car il est inévitable – avec les différents individus soutenant le MPC, il s'agit de ne pas réduire l'adversaire à un stade « bestial » ou mécanique, mais de le poser dans son humanité, celle qu'il croit posséder et celle que, potentiellement il peut retrouver. Le combat concerne alors aussi le domaine spirituel, conscientiel. Il faut prouver la mystification de la représentation du capital, mettre ces êtres en contradiction, leur donner le doute.
C'est dans cette perspective qu'il faut traiter du terrorisme. Sa nocivité a été dénoncée mais c'est insuffisant. Accepter le terrorisme c'est capituler devant la puissance du capital ; car il n'est pas que destruction des hommes. Il fait appel à la mort pour susciter une rébellion hypothétique. On peut l'enregistrer en tant que tel, sans approbation ni condamnation mais on ne peut pas le proposer comme mode d'action. Le terrorisme implique le « mur » est perçu en tant qu'obstacle infranchissable, indestructible. Il est aveu de la défaite. Tous les exemples récents le prouvent à suffisance.
Si on reconnaît la domination écrasante du capital on doit reconnaître qu'elle opère sur tous. On ne peut pas désigner comme élus certains groupements qui ne seraient pas marqués par son despotisme. La lutte révolutionnaire, lutte à un titre humain doit reconnaître chez l'autre aussi l'humain possible. La violence doit s'exercer sur soi-même –rejeter la domestication du capital, les explications sécurisantes et valorisantes – comme hors de soi dans le conflit avec les rackettistes groupusculaires, les « capitalistes », les policiers divers, etc.
Ceci ne prend tout son sens que si, simultanément, il y a un refus des anciennes méthodes de lutte. L'importance du mouvement lycéen est d'avoir fait ressortir – comme le fit, dans une moins grande mesure, le mouvement de Mai 68 – que persister à utiliser les méthodes habituelles conduisait inévitablement à la défaite. Depuis cette époque on a compris que les manifestations-promenades, spectacles ou fêtes, ne débouchaient sur rien. Agiter des banderoles, coller des affiches, distribuer des tracts, se heurter à la police, relève d'un rituel dans lequel cette dernière joue le rôle de l'éternel vainqueur. Il est donc important de critiquer à fond les méthodes de lutte pour déblayer un obstacle empêchant la création de nouveaux modes de combat. A cette fin il faut également refuser le vieux terrain de lutte : soit le lieu de travail, soit la rue. Tant que la révolution ne se porte pas sur son terrain mais demeure sur celui du capital, il n'y a pas de dépassement notable, de bond qualitatif révolutionnaire. Or, c'est de cela qu'il s'agit maintenant sinon la révolution va stagner, s'enliser ; la régression nous guettera pour des années. Pour déserter les vieux centres de lutte du capital, il faut simultanément tendre à la création de nouveaux modes de vie. A quoi sert d'occuper les usines (celles d'automobiles par exemple alors qu'il faut en supprimer la production) ? Occuper pour gérer ! Ainsi tous les prisonniers du système s'empareraient de leurs prisons pour pouvoir mieux gérer leur détention. Une forme sociale nouvelle ne se fonde pas sur l'ancienne ; rares sont les civilisations superposées. La bourgeoisie put triompher parce qu'elle livra bataille sur son terrain, les villes. Ceci est encore plus valable pour le communisme qui n'est pas nue nouvelle société, ni un nouveau mode de production. Aujourd'hui ce n'est ni dans les villes, ni dans les campagnes [14] que l'humanité peut livrer le combat contre le capital, mais en dehors ; d'où la nécessité qu'apparaissent des formes communistes qui seront les vraies antagoniques du capital et des points de ralliement des forces révolutionnaires. Avec Mai 68 les exigences de la révolution sont apparues. Le capital a dû les prendre en considération. De ce fait la contre-révolution s'est vue contrainte de se remodeler car elle ne peut être que par rapport à la révolution. Elle essaie justement de limiter le développement de son adversaire, mais elle ne parvient pas parce qu'il se manifeste réellement c'est-à-dire qu'il est irrationnel. L'irrationalité est le caractère fondamental de la révolution. Tout ce qui est rationnel pour l'ordre établi est englobable, récupérable. Toutefois la révolution peut être enrayée si elle demeure sur le terrain de son adversaire ; elle est encore enchaînée. Elle ne peut détruire ses liens et prendre son essor irrépressible qu'en conquérant le terrain de son effectuation.
Le but de la révolution c'est de parvenir à la communauté humaine. Déjà dans son mouvement le but doit se manifester ; il n'est pas possible d'utiliser les moyens de la société de classe, inhumains, pour parvenir au but indiqué. Ainsi c'est une absurdité de vouloir pénétrer les institutions en place pour les faire fonctionner au service du mouvement révolutionnaire. Opérer ainsi c'est demeurer dans la mystification en tant que procès historique ayant son parachèvement dans le capital. Il faut faire apparaître la mystification qui consiste à présenter l'homme comme inessentiel, non déterminant, inutile. Dans le système capitaliste, en effet, l'homme devient superflu, mais il est clair que l'homme en tant qu'invariant depuis son surgissement n'a pas encore été détruit, sinon il n'y aurait même pas l'idée d'une révolte et, du moment que la domestication n'enserre pas la jeunesse, tout est possible. Voilà pourquoi la lutte doit tendre chaque fois à faire ressurgir l'élément humain persistant en chaque être, ce qui implique de ne pas tomber dans le piège de présenter les hommes uniquement sous leur apparence-enveloppe réifiée. Car même dans le cas où l'individu a atteint un degré de réification considérable, le rendant automate organique du capital, il y a la possibilité encore de faire éclater toute cette construction. Ici, c'est le vieux conseil de Marx qu'on doit suivre : il faut non seulement rendre la chaîne visible mais honteuse. Chaque être doit être mis en crise. Dans le heurt avec la police, il faut tendre non seulement à éliminer une force de répression faisant obstacle au mouvement du communisme, mais tendre à faire éclater le système, en provoquant au sein des policiers la résurgence de l'humain.
Ce résultat ne peut pas être atteint à l'aide des vieilles méthodes d'affrontement direct mais de nouvelles comme celle qui consiste à ridiculiser les institutions [15] ce qui revient à les prendre au piège de leur propre existence.
Théoriser, généraliser une telle méthode serait absurde. Un fait est certain c'est qu'elle a pu être efficace et peut l'être encore, mais il faudra en trouver une foule d'autres. Le point essentiel est celui-ci : comprendre qu'il faut changer de terrain de lutte et de moyen ; d'ailleurs cette nécessité a été comprise de façon limitée et parfois négative : les gens qui abandonnent tout et s'en vont sur les routes expriment leur volonté de sortir du cercle vicieux des luttes actuelles.
Les gauchistes en restent au fameux cycle provocation-répression-subversion qui devrait, à un moment donné, engendrer la révolution. Or, une telle position est irrecevable car elle conduit à sacrifier des hommes et des femmes afin de pouvoir en mettre d'autres en mouvement. La révolution communiste ne réclame pas des martyrs car elle n'a pas besoin de réclame. Le martyr devient appât qui doit allécher. Que vaut une révolution qui prend la mort pour appât. La mort devenant un élément essentiel du procès constitutif de la conscience qui est, décidément, difficilement transmissible. Le passage de l'extérieur vers l'intérieur est trop laborieux, heureusement les expédients, les raccourcis sont là. Il y a toujours quelqu'un qui meurt à point nommé (quitte à faciliter son trépas) et l'on va agitant ce cadavre afin d'attirer les mouches révolutionnaires.
La révolution communiste est le triomphe de la vie. Elle ne peut en aucune façon glorifier la mort ou prétendre l'exploiter, ce qui est se mettre encore plus sur le terrain de la société de classe. Aux morts au service du capital, certains opposent ou substituent ceux qui sont tombés pour la révolution : même carnaval de la charogne !
L'erreur profonde dérive du fait que la révolution n'est jamais présentée comme un phénomène nécessaire qui a l'ampleur d'un phénomène naturel ; il semble que, toujours, la révolution dépende strictement d'un groupe quelconque artificier des explosions de conscience. Or, à l'heure actuelle, nous sommes placés devant l'alternative suivante : ou il y a révolution effective (passage de la formation des révolutionnaires à la destruction du MPC) ou il y a destruction, sous une forme ou une autre, de l'espèce humaine. Il ne peut pas en être autrement. Dès qu'elle sera enclenchée, il ne sera pas question de justifier quoi que ce soit, mais d'être assez puissant pour éviter les excès. Or ceci ne peut se faire que si les hommes et les femmes tendent individuellement, avant l'explosion révolutionnaire, à être autonomes, à ne plus dépendre d'un chef et donc soient à même de dominer leur propre révolte. Il est bien évident que ceci ne peut être qu'un phénomène tendanciel. Cependant le seul moyen pour qu'il y ait une chance de réalisation c'est d'en finir avec le discours cannibale qui présente la révolution comme un règlement de comptes, comme une extermination physique d'une classe ou d'un groupe d'hommes. Si vraiment le communisme est une nécessité pour l'espèce, il n'a pas besoin de telles pratiques pour s'imposer.
En général la plupart des révolutionnaires doutent de la venue de la révolution ; pour s'en convaincre ils la justifient ; ce qui permet de conjurer l'attente mais masque aussi la plupart du temps la non-reconnaissance de la manifestation de celle-ci. Pour exorciser le doute ils se réfugient dans la violence verbale (encore un substitut) et dans le prosélytisme acharné, obstiné ; ce qui entretient le procès de justification : dès que quelques recrues ont été faites, on a la preuve que la situation est favorable donc on doit encore plus s'agiter et ainsi de suite… S'agiter, c'est révolutionner, c'est exporter la conscience. Ils n'arrivent pas à comprendre que le jour où il y révolution, c'est que justement il n'y a plus personne pour défendre l'ordre ancien. La révolution triomphe parce qu'elle n'a plus d'adversaires. Ensuite c'est différent et c'est là qu'à nouveau se pose le problème de la violence. La nécessité du communisme est une nécessité pour tous les hommes. Le moment où la révolution explosera sera celui où cette exigence leur apparaîtra plus ou moins confusément. Ce qui ne veut pas dire que, du jour au lendemain, ils se seront débarrassés du vieux fatras de la société antérieure. Nous voulons dire par là que ceux qui auront fait la révolution seront aussi bien des hommes de gauche que des hommes de droite et que de ce fait une fois les éléments superstructuraux du MPC détruits, le procès de production global enrayé, mais les présuppositions du capital encore intactes, les vieux comportements, les vieux schémas, etc., tendront à réapparaître tant il est vrai que chaque fois que l'humanité aborde un nouveau moment, une création, elle le fait en se drapant dans le passé, en le réactualisant. Certes, la révolution communiste ne se développera comme les révolutions antérieures mais si ce phénomène aura moins d'ampleur, il n'en constituera pas moins une composante du mouvement post-révolutionnaire. Celui-ci tendra à consolider, raffermir la communauté humaine (à lui donner d'autres dimensions) qui se sera déjà manifestée au cours de la révolution. C'est à ce moment-là que les vieux schémas institutionnels peuvent réapparaître (lors de difficultés) et que même des éléments voulant réaffirmer sous forme déguisée leurs privilèges, tenteront de faire prévaloir des solutions les favorisant. D'autres voudront relancer l'autogestion ; ils n'auront pas encore compris que le communisme n'est pas un mode de production, mais un nouveau mode d'être.
C'est à ce moment-là que la vieille méthode rackettiste qui procède par étiquetage devra être pour toujours éliminée. Il faudra comprendre que le nouveau peut se faire jour sous le voile du passé. Ne considérer que les apparences passéistes c'est se méprendre totalement. Il ne s'agit pas de concevoir le moment post-révolutionnaire comme l'apothéose de la réconciliation immédiate, et que tout le passé oppresseur s'abolira comme par miracle. Il y aura une lutte effective pour que le nouveau mode d'être des hommes se généralise. C'est la modalité de la lutte qui est en cause ici. Tout esprit sectaire, inquisiteur est agent létal de la révolution ; à plus forte raison il ne sera pas que question de recourir à la dictature classique, car on recomposerait un mode d'être des sociétés de classe. Il ne peut y avoir de dépassement de ce moment d'ajustement qu'au travers d'une manifestation libératrice des différents êtres humains. C'est la pression communiste, c'est-à-dire la pression de l'immense majorité des être humains créant la communauté humaine qui permettra, aidera à lever les obstacles ; grâce à une affirmation de la vie où « si tu supposes l'homme en tant qu'homme et son rapport au monde comme un rapport humain, tu ne peux échanger que l'amour contre l'amour, la confiance contre la confiance » (Marx). Le cas de heurts violents ne pourra qu'être exceptionnel.
Penser qu'il faille une dictature c'est penser que la société humaine ne sera jamais mûre pour passer au communisme. Ce qui est long, douloureux, difficile, c'est d'arriver à ce point singulier où se dévoile la mystification, c'est-à-dire la compréhension de l'errance de l'humanité, le fait qu'elle s'est engagée dans une voie qui est celle de sa destruction et que ceci est dû en grande partie au fait qu'elle a confié sa destinée à ce monstrueux système automatisé, le capital, la prothèse comme le nomment G. Cesarano et G. Collu [16]. Alors, les hommes et les femmes se rendront compte qu'ils sont les éléments déterminants, qu'ils ne doivent pas abdiquer leur pouvoir à la machine, aliéner ainsi tout leur être, croyant, par là, atteindre le bonheur.
Á partir du moment où ce point est atteint, c'est fini. Il sera impossible de faire retour en arrière. Toute la représentation du capital s'effondrera comme château de cartes. L'homme n'ayant plus le capital dans la tête pourra se retrouver et retrouver ses semblables ; dès lors la création d'une communauté humaine ne peut plus être enrayée.
L'idéologie, la science, l'art, etc., au travers de toutes les institutions, les organisations, essayent de faire accepter de façon absolue que l'homme est inessentiel, qu'il ne peut rien faire (non pas tel homme particulier, de telle époque, mais l'homme en tant qu'invariant) que si nous sommes parvenus au stade actuel c'est parce qu'il ne pouvait pas en être autrement, à partir du moment où nous avons accepté d'utiliser et de développer la technique. Il y a une fatalité liée à la technique. Si l'homme n'accepte pas cette dernière, il ne peut pas progresser. Donc, on ne peut que remédier à certains maux, mais non échapper à l'engrenage qui est cette société elle-même. Ce qui est déterminant dans la prise au piège, l'immobilisation des hommes, c'est la représentation du capital, qui consiste en ceci : se représenter un procès social rationnel comme étant celui du capital, ce qui implique que le système ne peut plus être perçu comme oppressif ; d'où pour expliquer les aspects négatifs, il est fait appel à des phénomènes désignés comme extra-capitalistes [17].
L'essentiel est donc de briser un comportement lequel permet le parasitage du cerveau humain par la représentation du capital. Il faut détruire le comportement de domestique dont le maître est le capital. Cela est d'autant plus urgent que de nos jours la vieille dialectique du maître et de l'esclave tend à s'abolir par suite de l'inessentialité de l'esclave : l'homme.
La lutte contre la domestication doit être comprise à l'échelle mondiale. Là aussi des forces importantes se sont levées ; ainsi tous ceux qui mettent en cause le schéma unilinéaire de l'évolution humaine, qui contestent que le MPC ait pu être un progrès pour tous les pays, démythifient la rationalité à priori, universelle, du système capitaliste.
Les pays qui aux yeux des prophètes de la croissance, du décollage économique sont arriérés, ou en voie de développement, sont en réalité des pays où le MPC ne réussit pas s'implanter. En Asie, en Amérique du Sud comme en Afrique, des millions d'hommes ne parviennent pas à être pliés au despotisme du capital. Leur résistance est le plus souvent négative, en ce sens qu'ils sont incapables de poser une autre communauté. Elle est cependant essentielle pour maintenir, à l'échelle mondiale, un pôle de contestation humaine que la révolution communiste seule peut transformer en mouvement de constitution d'une nouvelle communauté ; de plus, lors de l'éclatement de la révolution, ce pôle aura une influence déterminante dans l'œuvre de destruction du capital.
Dans les pays arriérés la jeunesse s'est soulevée (à Ceylan, à Madagascar 1972, mais aussi de façon moins puissante au Sénégal, en Tunisie, au Zaïre, etc.), sous des mots d'ordre différents, pointent les mêmes exigences qu'en occident. Ainsi, depuis plus de 10 ans, l'insurrection de la jeunesse affirme son caractère fondamental : l'antidomestication. Sans vouloir faire le prophète il est important de tenter de lui discerner une perspective. En Mai 68, nous rappelâmes la prévision de A. Bordiga au sujet d'une reprise du mouvement révolutionnaire aux alentours de 1968 et la révolution pour la période 1975-1980. Nous maintenons cette dernière 'prophétie'. Les récents événements politico-sociaux, économiques confirment cette prévision et divers auteurs en arrivent à la même conclusion. Le MPC se trouve devant une crise qui le secoue de fond en comble. Ce n'est pas la crise style 1929 bien que certains éléments de cette dernière puissent s'y retrouver ; c'est une crise de transformation profonde : il faut que le capital se restructure pour pouvoir enrayer les conséquences destructrices de son procès de production global. Tout le débat sur la croissance l'a bien mis en évidence, mais les protagonistes croient pouvoir endiguer le mouvement du capital et affirment qu'il faut ralentir le temps, décélérer… C'est pourquoi le seul moyen pour le capital de ne plus être confronté à l'opposition des hommes est d'accéder à une domination absolue sur eux. C'est contre une telle domination qui se profile nettement à l'horizon de nos vies que se lève le vaste mouvement de la jeunesse que divers adultes commencent à comprendre, soutenir.
Presque partout on a assisté à cette montée révolutionnaire sauf dans un immense pays, l'URSS, qui pourrait jouer un rôle inhibiteur tel que la révolution serait enrayée pour longtemps, infirmant notre prévision, le transformant en un vœu pieux. Or, les événements de Tchécoslovaquie, de Pologne, le renforcement constant du despotisme en république soviétique indiquent, négativement, que la subversion n'est pas absente là-bas ; même si nous n'en avons que de faibles échos. Il fallut réprimer d'autant plus violemment qu'il fallait empêcher la généralisation d'un soulèvement. D'autre part le mouvement de déstalinisation joue – en tenant compte des différences historiques considérables – le même rôle que la révolte des nobles en 1825, relayée par celle de l'intelligentsia puis par le mouvement populiste au sens large. Nous pensons de ce fait qu'à l'heure actuelle existe une subversion qui va bien au-delà de l'opposition démocratique de l'académicien Zakharov. On doit tenir compte, en outre, de certaines constantes historiques. C'est en France et en Russie que nous avons eu généralisation de phénomènes révolutionnaires nés dans d'autres pays ; c'est là qu'ils acquirent leur plus grande radicalité. La révolution française généralisa la révolution bourgeoise à la zone européenne ; la révolution russe généralisa la révolution double au sein de laquelle triompha finalement la révolution capitaliste uniquement. La révolte étudiante n'est pas née en France, c'est pourtant là qu'elle fut capable d'ébranler la société capitaliste qui en subit encore les conséquences. En URSS on ne peut pas avoir un ébranlement révolutionnaire tant que les conséquences de la révolution de 1917 ne sont pas épuisées : la série des révolutions anticoloniales ; maintenant que la plus importante de celles-ci, la révolution chinoise, a accompli son cycle, on va voir s'ouvrir en URSS le nouveau cycle révolutionnaire.
Il y eut un décalage historique important entre révolution française et révolution russe, il en est de même en ce qui concerne le surgissement du nouveau cycle révolutionnaire. Á notre époque le despotisme du capital est plus puissant que ne le fut celui du tsar, et, de plus, la sainte alliance URSS-USA se révèle plus efficace que celle du siècle dernier entre l'Angleterre et la Russie. Le phénomène peut être retardé mais non aboli ; nous pouvons prévoir qu'en URSS la dimension 'communautaire' de la révolution sera plus nette qu'en occident, la faisant progresser à pas de géant.
Dans une période de contre-révolution totale, Bordiga ne put résister à l'effet dissolvant de celle-ci que parce qu'il avait une vision de la révolution à venir et surtout parce qu'il déplaçait le point de réflexion concernant la lutte : non plus uniquement se pencher sur le passé – simple poids mort en ces périodes là – ni sur le présent dominé par l'ordre établi, mais sur le futur. Il affirma : « Nous sommes les seuls à établir notre action sur le futur ».
Dès 1952, il avait écrit : « Nous sommes plus forts dans la science du futur que dans celle du passé présent » (Explorateurs de l'avenir, in Battaglia Comunista, n°6).
De s'être branché ainsi sur le futur lui permit de percevoir le mouvement révolutionnaire actuel (non dans ses caractéristiques propres). Depuis cette époque, l'industrie du futur est née et a pris une vaste ampleur. Le capital pénètre dans ce nouveau domaine et se met à l'exploiter, provoquant une nouvelle expropriation des hommes et renforçant leur domestication. Cette emprise sur le futur distingue le MPC des autres modes de production. Dès le début, pour le capital, le rapport au passé et au présent se révèle moins important que le rapport au futur. En effet le seul échange vivifiant pour lui, c'est celui avec la force de travail ; la plus-value créée, capital potentiel, ne peut devenir capital effectif qu'en s'échangeant contre le travail futur. C'est-à-dire qu'au moment présent où la plus-value est engendrée celle-ci n'a de réalité que si dans un futur qui peut n'être qu'hypothétique et qui n'est pas obligatoirement proche, il y a manifestation d'une force de travail. Si ce futur n'est pas le présent (désormais passé) s'abolit : dévalorisation par perte total de substance. Il est donc clair que d'entrée le capital doit dominer le futur pour qu'il y ait assurance d'accomplissement de son procès de production. Le système du crédit lui permet de réaliser cette conquête. Dès lors le capital s'est bien approprié le temps qu'il modèle a son image, le temps quantitatif [18]. Toutefois au travers de l'échange avec le travail futur c'était la plus-value présente qui était réalisée, valorisée, avec le développement de l'industrie du futur, il y a capitalisation de ce dernier. Celle-ci réclame une programmation du temps qui s'exprime de façon scientifique dans la futurologie. Désormais le capital produit le temps [19]. Où les hommes peuvent-ils dorénavant placer leurs utopies et leurs uchronies ?
Aux époques antérieures les sociétés en place dominaient le présent et, dans une moins grande mesure, le passé, le mouvement révolutionnaire avait pour lui le futur. Les révolutions bourgeoises et les révolutions prolétariennes devaient assurer le progrès qui n'est que par existence d'un futur valorisé par rapport à un présent et un passé à abolir. Dans les deux cas, d'une façon plus ou moins accentuée, le passé était empire des ténèbres, le futur celui des lumières. Le capital a conquis le futur. Il ne craint plus les utopies, il tend même à les produire. Le futur est rentable. Produire un futur c'est conditionner les hommes, dès maintenant, en fonction d'une certaine production, c'est la programmation absolue. L'homme carcasse du temps (Marx) est exclu du temps. La domination du passé, du présent et du futur avec exclusion de l'homme permet la représentation structurale où tout n'est que combinatoire de rapports sociaux, de forces productives ou de mythèmes, etc. La structure en se parachevant élimine l'histoire. Or, l'histoire c'est ce que les hommes ont fait.
On conçoit à partir de là que la révolution communiste doit non seulement poser un autre temps mais surtout l'unir à un nouvel espace. Tous deux seront créés simultanément par suite d'un nouveau rapport des êtres humains à la nature : la réconciliation. Nous l'avons dit, tout ce qui est parcellaire est pâture de la contre-révolution. Ce n'est pas la simple totalité que l'on doit revendiquer mais l'union de ce qui a été séparé, médiatisé par l'être futur, individualité et Gemeinwesen. Cet être futur existe déjà en tant qu'exigence totale et c'est celle-ci qui exprime le mieux le caractère révolutionnaire du mouvement du Mai 68 et du mouvement des lycéens du printemps 73.
La lutte révolutionnaire est lutte contre la domination qui se manifeste dans tous les lieux, les temps, comme dans les divers aspects de la vie. Depuis 5 ans, la contestation envahit tous les domaines de la vie du capital. Maintenant la révolution peut poser son vrai terrain de lutte dont le centre est partout, la surface nulle part [20] tant sa tâche est infinie : détruire la domestication posant la manifestation infinie de l'être humain à venir. Nul optimisme ne nous chuchote que dans 5 ans commencera la révolution effective : la destruction du MPC !
Jacques CAMATTE
Mai 1973
[1] Ce qu'on appelle crise monétaire ne concerne pas simplement l'établissement d'un nouveau prix de l'or, le rôle de ce dernier, l'instauration d'un nouvel équivalent général (un nouveau système étalon), la mise au point de parités « valables » entre les monnaies nationales, l'intégration des économies de l'Est dans le marché monétaire (capital en tant que totalité, Marx) mais il s'agit du rôle du capital sous sa forme argent ; plus précisément du dépassement de la forme argent elle-même, de même qu'il y eut un dépassement de la forme marchandise.
[2] La présupposition d'une telle revendication absurde est une illusion scientifique : la prétendue infériorité biologique de la femme. De là comme une injonction : la science a mis en évidence une tare, à elle de la lever. En fait s'il n'y a plus besoin d'hommes (parthénogenèse) puis s'il n'y a plus besoin de femmes (cultures d'embryon dans des flacons et même culture d'ovaires) on ne peut poser la question : y a-t-il encore besoin de l'espèce humaine, n'est-elle pas superflue ? Ces gens-là croient tout résoudre par la mutilation. Pourquoi ne pas proposer de supprimer la douleur en supprimant les organes des sens ? Rendre l'humanité superflue c'est ce à quoi tendent tous ceux qui veulent résoudre les questions sociales, humaines, par la science et la technologie.
Il est évident qu'on ne saurait réduire le mouvement féministe à l'aspect indiqué ci-dessus. On reviendra ultérieurement sur l'importance considérable qu'il a eu dans la lutte contre le capital. C'est dans la critique de la société capitaliste ainsi que du mouvement révolutionnaire traditionnel, qu'il a apporté des éléments remarquables.
[3] La lutte des hommes contre le capital n'a été vue qu'au travers d'un prisme étroitement classiste. Seuls ceux qui se réclamaient activement du prolétariat pouvaient être reconnus comme adversaires réels du capital, les autres n'étaient que des romantiques, des petits-bourgeois, etc. Même en raisonnant en termes classistes, c'est limiter une classe que de la borner dans des limites purement classistes surtout lorsqu'elle a pour mission de détruire les classes. C'est l'empêcher de poser son procès d'autodestruction que de lui interdire de prendre en considération le discours tragique de certains hommes qui se dressèrent contre le capital sans même percevoir ni individualiser leur ennemi (exemple : Bergson). A l'heure actuelle où cette problématique classiste a perdu toute base solide, il est bon de tenir compte du contenu de la pensée et des mouvements de droite. La droite étant ce mouvement d'opposition au capital voulant restaurer un moment bien déterminé du passé. Ainsi le courant de l'Action française puis de la Nouvelle Action française, revendique, afin d'éliminer les conflits de classe, l'hyperindividualisme capitaliste, la spéculation, etc., une communauté qui ne peut être garantie, selon eux, que par la monarchie (cf. en particulier Le capitalisme in Les dossiers de l'Action française).
Il semblerait que tout courant se heurtant au capital soit obligé de poser une donnée humaine, pas n'importe laquelle, une donnée profondément invariante où les hommes peuvent se retrouver. C'est la communauté que les nazis, eux aussi, voulurent, avec la Volksgemeinschaft, instaurer-restaurer (cf. également leur idéologie de l'Urmensch, homme originel). Beaucoup se sont mépris, à notre avis, sur ce phénomène et n'y ont vu qu'une affirmation totalitaire, démoniaque. Or, les nazis reprenaient là une vieille revendication théorisée d'ailleurs par les sociologues allemands comme Tönnies, M. Weber. L'école de Francfort et tout particulièrement Adorno, en revanche, a sombré dans le pire démocratisme par incapacité à comprendre le phénomène et ne pu se rendre compte que la grandeur de Marx fut de poser la nécessité de reformer la communauté et d'avoir reconnu que c'est un mouvement total de l'espèce qui tend à cette reformation.
Les problèmes sont là pour tous, dans leur prégnance et dans l'urgence de leur solution. De divers horizons politiques, les hommes tendent à les résoudre. Ce ne sont pas ces problèmes qui déterminent le caractère révolutionnaire ou contre-révolutionnaire mais leur solution, qu'elle soit effective ou non. Là encore se manifeste un avatar de la pensée rackettiste : il y aurait des chasses gardées théoriques pour les bandes de droite comme pour les bandes de gauche ; entrer dans l'une ou dans l'autre des zones réservées entraîne automatiquement l'attribution de l'étiquette. Donc réification, l'objet est déterminant, le sujet est passif.
[4] Cf. le tract diffusé en Mai 1968 et publié dans le n°3 d'Invariance, série 1 : Á propos de la Semaine rouge : L'être humain est la véritable communauté (Gemeinwesen) de l'homme ; et l'article Mai-Juin 1968 : Théorie et action, in Invariance, série 1, n°4, 1968
[5] Nous voulons parler de techniciens, de savants, d'hommes politiques ou économiques comme les membres du Club de Rome, S. Manholt, R. Dumont, H. Laborit, etc.
[6] L'homme n'est pas constamment immergé dans la nature, l'existence n'est pas toujours unie à l'essence, l'être à la conscience, etc. De la séparation, naît la représentation. Á partir du moment où le temps est pensé dans son irréversibilité, que donc le sujet passé est séparé du sujet présent, la mémoire est déterminante ; la représentation intervient. Traiter de cette dernière conduirait donc à réexaminer la philosophie et la science, ce qu'il faudra bien entreprendre un jour. Pour le moment nous voudrions indiquer au lecteur qui peut être amené à faire des rapprochements avec des affirmations similaires (en effet d'autres avant se sont préoccupés de l'importance de la représentation dans les conduites sociales : Cardan et l'imagination, les situationnistes et le spectacle ; sur le plan du savoir, Foucault a analysé l'importance de la représentation au XVI° siècle ; nous l'avons-nous même affrontée lors de l'étude de la mystification démocratique) que nous employons ce mot dans le sens où, à la suite de Marx (Vorstellung), nous l'avons utilisée pour indiquer, par exemple, que la valeur doit être représentée dans un prix. Dans Á propos du Capitalhttp://www.revueinvariance.net/capi...(Invariance, série II, n°1) nous avons très brièvement indiqué que le capital parvenait à âtre représentation qui s'autonomisait. Dès lors il ne peut exister vraiment que s'il est reconnu par tous. Voilà pourquoi les hommes doivent intérioriser la représentation du capital.
La question de la représentation est très importante. A partir du moment où il n'y a plus union immédiate homme-nature (si tant est qu'elle n'ait jamais existé) la représentation est nécessaire. Elle est appropriation du réel et moyen de communication entre les être humains. En ce sens, elle ne peut pas être abolie ; l'être humain ne pouvant pas exister en une unité indifférenciée avec la nature. C'est son autonomisation – autre mode d'affirmation de l'aliénation – qu'il faut enrayer.
[7] Ceci a été mis en évidence par N. Brown dans Eros et Thanatos. La peur de l'individualité est insuffisante pour expliquer le phénomène profond qui pousse les être humains à se couler dans un moule, à s'identifier à un être-type, à se noyer dans un groupe. L'homme a peur de lui-même, car il ne se connaît pas. Il lui faut donc un énorme effort pour pouvoir conjurer les 'excès' qui peuvent perturber l'ordre social et le sien propre. Il semblerait que les organisations sociales soient trop fragiles pour pouvoir accepter le libre développement des potentialités humaines. Avec le MPC tout est possible en tant qu'élément de capitalisation mais ce n'est chaque fois qu'un possible permis ; cela veut dire que l'individu a une modalité d'être normale ou anormale ; la totalité n'est que dans le discours du capital, inaccessible et pervertie.
Cette peur transparaît nettement dans la plupart des utopies où triomphe le despotisme de la rationalité égalitaire.
[8] Cf. l'article de P. Drouin, in Le Monde du 27.03.73, et aussi le livre de R. Tourneux, Le mois de mai du général, qui essaie de glorifier l'action de De Gaulle, mais qui n'aboutit qu'à mettre en évidence à quel point le grand homme fut dépassé par les événements et ne comprit pas ce qui se passait.
[9] Cf. l'article de P. Viansson-Ponté, in Le monde du 31.12.72. En 1964, P. Cardan avait compris l'importance exceptionnelle de l'insurrection de la jeunesse mais il la perçut comme extérieure, comme quelque chose qu'il fallait savoir utiliser, ce qui était le tribut idéologique payé à la vieille conception de la conscience venant de l'extérieur.
« Le mouvement révolutionnaire pourra donner un sens positif à l'immense révolte de la jeunesse contemporaine et en faire le ferment de la transformation sociale s'il sait trouver le langage vrai et neuf qu'elle cherche, et lui montrer une activité de lutte contre le monde qu'elle refuse » (Socialisme ou Barbarie, n°35, p. 35)
[10] Cf. L'armée nouvelle. La lecture de ce livre montre à quel point le « fascisme » n'avait pas besoin d'inventer une théorie car elle avait été produite par la social-démocratie internationale. Jaurès voulait réconcilier l'armée et la nation (que voulut et réalisa Hitler ?). Ceci fut accompli et, en 1914, les braves français partirent gaiement pour le carnage. Quelle différence entre le culte jauressien de la patrie : « Elle tient par ses racines au fond même de la vie humaine et, si l'on peut dire, à la physiologie de l'homme » (éd. 10/18, p. 268), et l'exaltation de l'heimat, du sol, chez les nazis ?
Vers la même époque, outre-Rhin, Bebel tint à peu près le même discours.
[11] Cité par Chomsky, in L'Amérique et les nouveaux mandarins, éd. du Seuil, p. 196
[12] Le MPA connut lui aussi plusieurs mouvements insurrectionnels de grande amplitude qui le régénérèrent. Certaines révoltes furent même, d'après divers historiens, suscitées par l'Etat lui-même ; la grande révolution culturelle maoïste ne serait qu'une réédition de celles-ci. Ces faits confirment notre thèse maintes fois avancée sur la convergence entre MPC et MPA.
[13] Celle-ci d'ailleurs n'est qu'une violence larvée, hypocrite ; une manifestation de l'incapacité à être.
[14] Il est clair que la vieille opposition ville/campagne n'existe plus. Le capital urbanise la planète, c'est la minéralisation de la nature. Nous assistons à de nouveaux conflits entre les centres urbains et les zones campagnardes où persistent encore quelques paysans. Les centres urbains réclament de plus en plus d'eau ce qui conduit à la construction de nombreux barrages à des distances atteignant cent et parfois même 200 kilomètres. Cela provoque la destruction de bonnes terres de culture, de chasse ou de pêche mais contribue aussi à priver d'eau les paysans car toutes les sources sont captées pour alimenter un barrage ou un canal. Ce conflit peut affecter une même personne, telle celle qui réside en vielle et possède une résidence secondaire « à la campagne ». On voit par là qu'on est bien au-delà de la question paysanne traditionnelle ; il s'agit du rapport global des hommes à la nature et de la remise en cause de leur mode d'être actuel.
[15] Comme l'on fait des psychiatres étasuniens qui se sont fait volontairement internés dans des cliniques psychiatriques montrant par là qu'il n'y avait aucun savoir apte à définir la folie. Ajoutons que la folie actuelle est une production nécessaire au capital.
[16] Cf. Apocalypse et révolution, éd. Dedalo, 1973. Ce livre se présente comme « un manifeste de la révolution biologique ».Il est d'une grande richesse de contenu qu'on ne peut résumer ici. Les auteurs traitent eux aussi de la question de la représentation et de la symbolique dans les rapports sociaux (cf. note 6). Voici deux passages qui éclairent quelque peu leur position :
« Les commentateurs progressistes du rapport du MIT et des propositions de Mansholt ont tort quand ils affirment que le capital ne peut subsister sans accroître continuellement la production de marchandises, substrat de sa valorisation, s'ils entendent par marchandises uniquement les « choses ». Peu importe la nature de la marchandise, si elle est « chose » plutôt que « personne ». Pour que le capital puisse continuer à s'accroître en tant que tel, il suffit qu'au sein de la circulation subsiste un moment où une marchandise quelconque assume la tâche de s'échanger contre A pour s'échanger ensuite avec A'.Ceci est, en théorie, parfaitement possible, pourvu que le capital constant, au lieu d'être investi en majorité dans les implantations aptes à produire exclusivement des objets, le soit dans les implantations aptes à produire des « personnes sociales » (services sociaux et « services personnels ») » (p. 82)
« La cohérence suprême du fictif c'est celle de se montrer, enfin, en tant que représentation parfaite et donc en tant qu'organisation d'apparences parfaitement irréelles ; celle de s'achever dans sa séparation définitive du concret, dans sa propre disparition sensible (le fictif est l'essence de toute religion). Mais c'est seulement en se manifestant comme subjectivité consubstantielle au mouvement organique naturant, à sa capacité globale en procès que l'espèce pourra s'émanciper définitivement de la prothèse, se libérer du fictif et des religions. La révolution biologique consiste dans l'inversion définitive du rapport qui a vu tout au long de la préhistoire [Toute la période précédant la révolution communiste], la corporéité de l'espèce assujettie à la domination de la machine sociale ; dans l'affranchissement de la subjectivité organique ; dans la « domestication » irréversible de la machine, en tous ses modes possibles d'apparition. » (p. 135)
[17] Voici un exemple remarquable : « En conclusion, constatons que le financement de la croissance n'est presque pas assuré par les mécanismes propres au système capitaliste. Ils impliqueraient, en effet, que des particuliers acceptent de s'endetter pour emprunter des liquidités qu'ils engageraient en placements non liquides auprès de telle ou telle entreprise dont ils parieraient la croissance. L'argent frais pénètrerait ainsi dans l'économie par la Bourse. Et les entreprises ainsi financées par la Bourse, n'auraient pas besoin de s'autofinancer. En l'absence d'inflation, le montant de l'endettement des particuliers serait égal au montant des liquidités nécessaires à la croissance et pas plus.
En fait pour financer la croissance, le système capitaliste implique l'existence de parieurs prêts à perdre en nominal le montant de leur mise, s'ils se sont trompés sur la croissance escomptée de telle ou telle entreprise. Le montant de ces paris étant insuffisant, les entreprises doivent s'endetter directement auprès des institutions financières. Ce mécanisme existe en système non capitaliste…
En définitive, avec l'existence du taux d'intérêt, prix de l'argent non prêté (en cas de placement en liquidités) ou prêté pratiquement sans risque de perte en nominal (obligations), le système capitaliste ne finance que très partiellement la croissance, et engendre une inflation cumulative » (J. Fau, « Analyse de l'inflation », in Le Monde, 05.12.1972).
[18] Ce qui caractérise le capital ce n'est pas tellement l'affirmation quantitative et la négation du qualitatif, mais c'est une contradiction fondamentale entre les deux, dans laquelle le pôle quantitatif tend à fonder toute qualité.
Il ne s'agit pas de vouloir la qualité en niant la quantité, comme on ne revendique pas la valeur d'usage en niant la valeur d'échange. Il faut une mutation totale qui permette d'abolir toute logique de la domination. Car qualité et quantité sont intimement liées à la mesure et le tout à la valeur. La mesure est opérante au niveau de la valeur d'usage comme à celui de la valeur d'échange. Dans le premier cas elle est en liaison directe avec une domination des hommes : les valeurs d'usage mesurent la position sociale, le poids d'oppression d'un individu particulier. Il y a un despotisme de la valeur d'usage comme il y en a un de la valeur d'échange et maintenant du capital. Dans ses notes au livre de James Mill, Marx dénonce l'utilitarisme, philosophie qui réduit l'homme à son usage mais où l'échange tend à s'autonomiser.
[19] Sternberg a remarquablement exprimé cela dans Futur sans avenir.
[20] elle est la définition de l'infini donnée par Blanqui (qui modifie quelque peu la fameuse phrase de Pascal). Cf. L'éternité par les astres, éd. La tête de Feuille, p. 119.
21.04.2025 à 15:17
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L'empire philanthropique du milliardaire Pierre-Édouard Stérin
- 21 avril / Avec une grosse photo en haut, Terreur, 2Le Fond du Bien Commun, la Nuit du Bien Commun, la Maison du Bien Commun, le Podcast du Bien Commun, lebiencommun.info, le voyage du Bien Commun, les apéros du Bien Commun... Quelle grande galaxie que l'empire philanthropique du milliardaire Pierre-Édouard Stérin !
La SCAS (Section Carrément Anti-Stérin), nous a transmis ce second volet d'une enquête sur les activités bienfaitrices du magnat de l'extrême droite. Le patron des Smartbox et exilé fiscal en Belgique est généreux : près de 1 milliard pour le « bien commun », mais le bien commun de qui ?
On peut s'interroger sur les intentions de cette galaxie, alors que leur patron est tout engagé dans la fascisation des libéraux, la libertarianisation des fascistes et la bataille culturelle qui doit mener l'union des extrêmes droites au pouvoir, comme aux État-Unis [1]. Pour cela, il porte le projet Périclès (Patriotes, Enracinés, Résistants, Identitaires, Chrétiens, Libéraux, Européens et Souverainistes) pour faire gagner les extrêmes droites dans les urnes et dans les têtes, et que les structures de la galaxie Bien Commun sont accusées de servir.
Pourtant, toutes ces structures se défendent de leur implication dans le projet politique du « Saint Patron des réac's ». Même si la démonstration n'est plus à faire, faisons-la quand même, et intéressons nous tout particulièrement aux fréquentations douteuses de la Maison du Bien Commun.
La Maison du Bien commun, c'est 450 m2 « de lieu de vie, de travail, et de réseau », dans le 7e arrondissement de Paris, au 13 rue Duroc. Le lieu doit permettre aux « entrepreneurs, dirigeants, salariés d'entreprises, responsables associatifs et indépendants de se rassembler, s'inspirer, se former, s'entraider et agir ensemble au service d'un monde plus juste, plus durable et plus humain » [2], le tout dans une ambiance « comme à la maison » ! Et elle prévoit de s'installer aussi à Nantes, à Bordeaux et à Lyon cette année.
Le projet est dirigée par Sixtine Pégat. C'est un carrefour de la galaxie « bienfaisante » de Stérin, puisqu'elle a été créé par 4 structures de la galaxie : Obole, qui a « conceptualisé et apporté son expertise pour lancer le projet » [3], la Nuit du Bien Commun « qui apporte son réseau d'associations et de philanthropes », les entrepreneurs et dirigeants chrétiens, « qui contribuent au rayonnement de la maison », et le Fond du Bien Commun, « qui soutien financièrement le projet ».
L'espace sert aussi de coworking pour 40 « entrepreneurs sociaux », qu'ils et elles appellent les « colocs » : parmi eux, un certains nombres nous sont familiers... Comme Espérance Banlieue, Excellence Ruralité [4],ou encore Marthe et Marie, les uns accusés de violences et de racisme dans leurs écoles hors contrat, les autres de dissuader le recours à l'avortement.
D'autres « colocs » sont moins connus – mais pas moins intéressant - comme « La France en partage », une association « de transmission et de défense de l'héritage culturel français », qui lutte contre le « wokisme », le « racisme anti-blanc » à l'école, pour la France chrétienne et le droit de dire « Joyeux Noël » à la RATP. Ça ressemble bien aux idées de Stérin ... Leur présidente, Carine Chaix, est d'ailleurs l'une des avocates moteur du collectif Justitia, l'outil de « guerilla juridique » du projet Périclès de Stérin.
Le lieu accueille aussi de nombreux évènements : des ateliers pour « répondre aux besoins opérationnels des assos », mais aussi des rencontres et conférences, les « rendez-vous de la Maison du Bien Commun », dont les invité.e.s et thèmes abordés laissent apparaître plus clairement les intentions politiques du lieu :
Parmi les structures accueillies par les généreux entrepreneurs sociaux de la Maison du Bien Commun, on en retrouve aussi certaines qui assument pleinement leur xénophobie et leur racisme. C'est le cas du « nid », l'incubateur [5] de l'institut Iliade, un cercle de réflexion français d'extrême droite identitaire, fondé en 2014, et qui se donne pour mission de défendre la « race blanche ».
L'institut s'est créé suite au suicide de Dominique Venner devant Notre Dame de Paris pour « alerter sur le péril du grand remplacement », une théorie complotiste, raciste et antisémite, qui s'inquiète du « grand remplacement de la population de la France et de l'Europe » par « l'immigration afro-maghrébine », le tout orchestré par les juifs et juives. Rien que ça. L'institut Iliade se donne pour mission de former idéologiquement les nouvelles générations d'activistes, et, selon les mots de la conseillère régionale Isabelle Surply, fournir aux militants des « cartouches pour le combat culturel ». L'institut Iliade est plus généralement « un mouvement qui forme de jeunes suprémacistes blancs, des héritiers de Génération identitaire [notamment l'Alvarium à Angers, dissout en 2021] aux intégristes d'Academia Christiana » [6]
Pas étonnant donc, que l'incubateur de l'institut Iliade, « le nid », qui organise de « grandes soirées des entreprises enracinées » à la Maison du Bien Commun soit dirigé par Lucas Chancerelle, ancien de VIA [7], du RN, ainsi qu'ancien responsable de Génération Z Bretagne et actuellement trésorier de Canto et chroniqueur à TVLibertés.
On est bien loin du « Bien Commun » pour « un monde plus juste, plus durable et plus humain »...
Le rôle que jouent les satellites du « Bien Commun » dans le projet politique de Stérin ne sont par ailleurs plus à prouver :
Le calendrier du caricatural business plan politique Périclès, dévoilé dans l'Humanité en juillet parle d'une période « d'incubation de Périclès dans le Fond du Bien Commun », mais veulent « se protéger sur plan légal et réputationnel ». Porosité qui demeure puisque c'est d'après le plan « en lien avec le Fond du Bien Commun » et « en s'appuyant sur ses réseaux » que « la réserve » de 1000 technocrates « alignés » et « convaincus » aptes à exercer le pouvoir après la victoire des droites extrêmes se construit [8]. Comment ne pas reconnaître ici la stratégie de la Nuit du Bien Commun, qui revendique « réduire le dernier kilomètre » [9] en tissant des réseaux locaux de petites et grandes bourgeoisies locales, et ainsi faire émerger des profils et soutiens pour les municipales à venir.
D'après Le Monde, Périclès est d'ailleurs une mission parmi d'autres confiées au Fond du Bien Commun, qui se charge du recrutement notamment. Alors qui le fond a-t-il recruté pour diriger et porter le projet de faire gagner l'extrême droite ? D'après les profils Linkedin, à la direction de Périclès, on retrouve le directeur du fond, qui s'est auto-recruté : Alban du Rostu ; La responsable des « affaires institutionnelles » du fond est devenue responsable aux relations publiques chez Périclès (Marguerite Frison-Roche) ; Thibault Combournac est responsable stratégie pour le fond et devient alors... Responsable stratégie pour Périclès ; ou encore Philippe de Gestas, qui, s'il n'affiche pas d'expérience professionnelle au fond du bien commun, n'hésite pas à afficher son activité pour Périclès au coté du devenu dogwhistle « #BienCommun ».
Pour ajouter à la longues liste des preuves - non exhaustives - que la galaxie du « bien commun » (le fond, les nuits, la maison et tout le reste), ajoutons la bourde d'Arnaud Montebourg, le « pote de gauche » que Stérin respecte tellement et avec qui il fait du business sur le nucléaire (via la société Alfeor), qui ne semble lui, pas avoir de doute sur le rôle de la galaxie Bien Commun dans le projet politique de Stérin. Il confie à l'Humanité : « je me tiens à bonne et parfaite distance des activités du Fond du Bien Commun qui finance les activités sociétales conformes aux convictions personnelles et intimes de Pierre Édouard Stérin ».
On pourrait également parler des missions transversales d'évangélisation qu'exercent toutes les structures de la galaxie Bien Commun, et ses pratiques pour pousser une frange intégriste dans la bataille politique qui se joue dans l'Église, dont l'appropriation du « bien commun » est l'un des symptômes.
Les preuves sont tellement nombreuses et l'évidence tellement grande que leur stratégie de déni semble complètement hors sol : Stérin veut construire un État dans l'État, et au nom du « Bien Commun », il asphyxie d'une main le monde associatif (en faisant du lobbying pour le désengagement de l'État), et joue de l'autre de sa galaxie « Bien Commun », arrosée de son argent, pour prendre la main sur les associations en difficultés. Cette stratégie lui permet de prendre petit à petit le contrôle de pans entiers de la société pour diffuser ces idées réactionnaires à tous les niveaux. Comment ne pas y voir un projet politique ?
Nous le voyons et ne laisserons pas faire. C'est pour cette raison que nous appelons à se mobiliser partout où des « Nuits du Bien Commun » ont lieu, dans une quinzaine de villes en France, en Belgique et en Suisse. Ils rêvent de politique libertarienne à la Musk, nous ne les laisserons pas prendre le contrôle sur nos vies, mobilisons nous contre Stérin, sa galaxie, son projet, et organisons-nous pour que les Nuits du Bien Commun n'ai pas lieu !
La SCAS - Section Carrément Anti-Stérin
Dates des Nuits du Bien Commun :
Tours : Mar. 6 mai 2025, à l'Opéra de Tours
Lyon : 19 mai 2025, Centre des Congrès de Lyon
Bruxelles : 4 juin 2025, au Théâtre des Galeries
Nantes : Jeu. 5 juin 2025, lieu non précisé
Rouen : Mer. 11 juin 2025 au Kindarena
Toulouse : 18 juin 2025, au Centre des Congrès Pierre Baudis
Annecy : 24 juin 2025, à l'Impérial Palace
Marseille : Septembre 2025 (date et lieu à venir)
Angers : 1er octobre 2025, au Centre des Congrès
Genève : Mer. 8 octobre 2025, au Bâtiment des Forces Motrices
Rennes : Novembre 2025 (date et lieu à venir)Dijon : Mar. 2 décembre 2025, au Palais des Congrès
Bordeaux : Prochaine date à venir
Lille : Prochaine date à venir
Paris : Prochaine date à venir
Vendée / Puy du Fou : Prochaine date à venir
[1] Comment ne pas faire le parallèle avec le « project 2025 », qui a porté Trump au pouvoir...
[2] Propos extraits d'une vidéo de présentation de la MdBC sur leur chaine Youtube.
[3] Dont le siège social, 5 rue des Cadeniers, à Nantes, a accueilli les premières démarches de la Maison du Bien Commun.
[4] On pourrait ajouter à ce niveau l'implication de la fondation pour l'École, à l'initiative de ces structure, et dont le fondateur, Lionel Devic, avocat au cabinet DelSol, est aussi secrétaire du fond de dotation de la Nuit du Bien Commun.
[5] C'est à dire une structure qui accompagne des entreprises - enracinées comme ils disent – ou associations pour leur création ou développement.
[6] Libération, 15/09/24 : « Iliade, un « institut » de formation au service des thèses racistes désormais représenté à l'Assemblée »
[7] Le parti fondé par Christine Boutin en 2001.
[8] « Les documents qui prouvent qu'Alban du Rostu est bien l'un des artisans du projet Périclès de Pierre-Édouard Stérin », L'Humanité, 1/12/24
[9] Propos extrait du podcast « génération bien commun » par Thomas Tixier
21.04.2025 à 14:13
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Lecture partisane des événements du printemps jusqu'à l'automne 2024 à Tiohtià:ke- Montréal
- 21 avril / Avec une grosse photo en haut, Mouvement, 2Ce texte cherche à faire le point sur la séquence politique qui va du campement McGill du 27 avril 2024 jusqu'à la grève étudiante des 21 et 22 novembre dernier contre le sommet de l'OTAN. Nous souhaitons faire apparaître ici un certain nombre de remarques et de leçons que les événements des derniers mois peuvent nous révéler.
Le souci des conditions de possibilité d'une situation conflictuelle et de son passage à une situation insurrectionnelle est au coeur des questionnements de ce texte. Tout au long de la dernière année, on a cherché à comprendre ce qui s'était joué dans le mouvement de solidarité avec la Palestine à Montréal s'étendant du printemps à l'été et jusqu'au mois de novembre 2024. Il s'agit pour nous voir les ouvertures et les limites d'un tel débordement.
Ce texte s'adresse à celles et ceux qui se sentent interpellés par les expérimentations politiques qui prirent place. Ce texte s'adresse à ceux et celles qui souhaitent prendre la situation politique conflictuelle - insurrectionnelle et révolutionnaire - à bras le corps. Que les choses aient été difficiles, décevantes, fâchantes et blessantes n'est pour nous qu'une évidence de tout moment politique insolite. Ces difficultés ne sont pas une fin, mais un point de départ.
La dernière année en a été une surprenante. Beaucoup de personnes ont vécu les moments politiques et existentiels les plus prenants et chavirants de leur vie.
C'est aussi à ces personnes que s'adresse ce texte.
« Pour la première fois, les ouvriers se sont sentis chez eux dans ces usines où jusque-là tout leur rappelait tout le temps qu'ils étaient chez autrui. Oui, à chaque instant de la journée de travail quelque petit détail douloureux vient rappeler à l'ouvrier sur sa machine qu'il n'est pas chez lui. Ces hommes, ces femmes, qui tous les jours de leur vie ont appartenu à l'usine, pendant quelques jours l'usine leur a appartenu. Et c'est là la tragédie d'une telle existence : pour qu'ils se sentent chez eux à l'usine, il faut que l'usine s'arrête. Maintenant que de nouveau les machines tournent, ils se retrouvent sous la même contrainte. Mais du moins, cette tragédie, ils peuvent en prendre conscience. Ils ont senti une fois ce qu'une usine devrait être. Pour la première fois de leur vie, la vue de l'usine, des ateliers, des machines a été une joie. »
- Grèves et joie pure, Simone Weil
Les mots de Weil nous semblent loin. Entre les quatre murs de l'Université, les machines sont imperceptibles. Pourtant, l'usine éclaire l'amphithéâtre. L'évidence d'être autrui - partout. La catastrophe intime de ça.
Que tout nous apparaisse impossible, inadéquat, futile, épuisant, titanesque, c'est bien ça qui montre l'évidente gravité du travail à faire. Dans le creux de la vague politique, le spectre de la défaite nous hante encore.
Nous sommes quelques un-es qui partageons l'affect sensible du désastre, quelques un-es à vouloir s'organiser. Le monde d'il y a quelques années déjà semble bien loin. Tout s'accélère et l'empire vient et se ressert sur la carcasse de l'histoire. Nous sommes une poignée et nous ne nous satisfaisons pas des petites victoires que certains proclament. Certains semblent fatigués de la dernière séquence politique et prennent ces victoires comme un baume. Alors si lesdites victoires se vivent - réifiées peut-être, mais qu'elles se vivent tout de même - alors soit ; prenons-les au sérieux, chérissons-les. Attardons-nous aux angles qu'elles suggèrent.
Depuis la fin de la séquence 2005-2008-2012-2015 au Québec, on voit la mort à grande fête puis à petit feu de quelque chose comme une force étudiante. Puis, en soubresaut - la grève des stages, Non à la COP15, le sommet de l'OTAN - quelque chose comme une combativité qui resurgit par brefs instants. Mais l'aura n'est plus vraiment. C'est-à-dire que chaque tentative apparait comme moment politique éphémère. C'est que son caractère éphémère est sa maladie et non sa direction, c'est sa limite interne. La ponctualité des dernières grèves n'est pas une décision, mais une fatalité. Et on dirait qu'il y a quelque chose d'inauthentique dans ces moments, véritablement, au sens où le geste de faire-grève n'apparaît pas comme moment de rage et de déroute. Le temps de la grève devrait être celui où le temps vide et homogène du quotidien se suspend, se fissure puis se rompt et ouvre sur de nouvelles rencontres, de nouveaux usages, des imprévus. Mais les dernières grèves ponctuelles apparaissent plutôt comme la préparation d'un exercice fade et bien connu. Certain-es ont évalué la grève étudiante contre l'OTAN comme un succès, et ce, dû au degré de combativité de sa manifestation nocturne du 22 novembre 2024. Il s'agit selon nous d'une erreur de lecture. La grève aura servi de prétexte, certes, mais son sous-texte est ailleurs.
Ce soir-là, on se rappelle, quelques centaines d'étudiant-es et de militant-es propalestiniens ont défilé brièvement dans le centre-ville jusqu'au palais des congrès. Lors d'une escarmouche,des groupes autonomes ont repoussé une ligne de flics jusque dans une ruelle, les ont aspergés de peinture et ont balancé des feux d'artifice. Quelques moments plus tard, des poubelles et des voitures brûlaient, les vitres du palais explosaient soudainement sous les pavés et les marteaux. La foule fut rapidement dispersée. Le reste du traitement policier et médiatique de l'événement a pris des dimensions énormes, la farce était consacrée. Il aura fallu le chef de la police du SPVM pour rappeler aux politiciens qu'il ne s'agissait pas d'actes antisémites, mais bien de gestes politiques par des groupuscules connus des services. Aucune arrestation à ce jour ; pas si connus que ça finalement. Cela dit, cette manif n'est pas à l'image de ce qui aura été une grève de deux jours somme toute décevante. Se réjouir du bref surgissement émeutier, certes et avec grande joie, mais aussi soumettre à la critique l'exercice réel de cette grève.
Ce qui aura été frappant de cette grève, c'est le peu de personnes qu'elle aura mobilisé au sein de l'UQÀM, où une zone de grève avait été improvisée dans l'agora. Quelques activités, des tracts, des bannières, des lectures, du café. C'était pas mal ça. Une petite manif interne d'une demi-heure. À Concordia, on a vu une manif plus pimentée ; la foule a envahi les couloirs - sous l'initiative d'une constellation de groupes autonomes - et a défilé sur plusieurs étages, laissant derrière elle une trainée de tags et des caméras brisées devant les yeux ahuris des gardiens de sécurité. À l'entrée du bureau de l'administration, moment d'hésitation et de confusion. À ce moment-là, il y avait quelque chose comme l'harmonie entre la rage et la joie. Des initiatives semblaient prêtes à surgir, hors de toutes attentes, assez imprévisibles. Nous disons que c'est ce que doit produire la grève. Le jeu entre ce qui est attendu et ce qui ne l'est pas, un rebrassage des cartes en bonne et due forme. Mais tout ça fut rapidement avorté. Trente minutes plus tard, tout était terminé.
Le deuxième jour de la grève, on a vu un peu plus de monde à la zone de grève, principalement parce que les étudiant-es des Cégeps en grève ont convergé vers l'agora de l'UQAM. À quelques instants du début de la manif' de soir : ateliers sécurité en manif', distribution de matériel défensif et autres trucs, formation d'équipes - l'agora était pleine et elle n'avait pas été aussi belle depuis longtemps. Sûrement certain-es ont trouvé du réconfort ou une réelle satisfaction dans l'exercice de débrayage des 21 et 22 novembre derniers. On avoue que nous aussi, un peu quand même. Pourtant, ce qui s'est passé nous semble surtout éclairer ce qui aurait pu arriver.
F# A# ∞ de Godspeed You Black Emperor !« […] Tandis que la première forme d'arrêt du travail (la grève politique revendicatrice) est une violence, car elle ne provoque qu'une modification extérieure des conditions de travail, la seconde en tant que moyen pur est sans violence. Car elle ne se déclenche pas avec l'arrière-pensée de reprendre l'activité après des concessions superficielles et une modification quelconque des conditions de travail, mais avec la résolution de ne reprendre qu'un travail entièrement changé, non imposé par l'État ; bouleversement que cette sorte de grève provoque moins qu'elle ne le réalise. »
- Critique de la violence, Walter Benjamin
Dans Critique de la violence, Benjamin s'intéresse à deux formes-grèves distinctes. D'un côté, la grève politique apparaît comme un exercice de revendication où les prolétaires posent le débrayage comme geste de médiation en vue de l'atteinte d'un objectif salarial ou autre. De l'autre côté, il y a ce que Benjamin appelle « grève générale prolétarienne ». Nous l'entendrons comme grève humaine, grève sociale. La grève sociale, c'est la grève qui suspend la temporalité réelle des activités productives du travail et des activités quotidiennes normales sous le mode de production capitaliste. Le temps du travail est délivré de sa charge dépossédante et aliénante ; la temporalité changée, l'espace devient habitable et les relations aussi. La grève sociale réalise plus qu'elle ne provoque, voilà ce que disait Benjamin. Mais les grèves ponctuelles étudiantes ne réussissent pas - ou plus - à suspendre le cours normal des choses du quotidien. Rien de gênant ou de dérangeant à la vue de quelques divans, de quelques slogans et de bannières.
Revoir alors la liste courte des objectifs possibles d'une grève : faire pression et se lier/changer la vie réelle/le rapport à l'infrastructure/réappropriation des usages des espaces, libérer du temps, etc. Dans l'optique où l'on admet que la grève des 21-22 novembre n'a pas réussi à faire pression (puisqu'évidemment il s'agissait d'un contre-sommet, personne n'a réussi à destituer ou à désarmer l'OTAN), on se serait attendu à ce que la zone de grève soit bien plus populeuse, que les gens profitent de la ponctualité comme d'une force (il est bien plus facile d'exploser le quotidien une seule journée que 6 mois durant) et de ce qu'elle pourrait ouvrir (beaucoup plus de légèreté qu'une interminable Grève Générale Illimitée) pour s'approprier massivement les couloirs et les salles de l'université. On aurait voulu qu'il y ait des mots d'ordre associatifs et autonomes, que les gens prennent des initiatives, aient un peu de créativité, repeignent des sections complètes, qu'il y ait des cantines, des partys, qu'il y ai des espaces pour se rejoindre réellement. Visiblement, la force organisatrice nous manque pour réussir quelque chose comme ça.
Pourtant, une réappropriation d'espaces et de temps, c'est bien ce que les campements propalestiniens ont exercé, à leur manière, quelques mois plutôt. Les campements constituaient un melting pot entre les étudiant-es tendance radlib', des personnes de la communauté musulmane de tous horizons, des insurectionnalistes, la gauche radicale étudiante, des visages connus du communautaire et une poignée d'autonomes. Mais le débordement par le nombre aura été la plus grande absente. Les manifestations organisées sur des bases autonomes n'auront que rarement atteint le millier de personnes. Ceci dit, les campements propalestiniens devraient tout de même nous éclairer sur une série de choses. Notre lecture ici, c'est que c'est bien les campements pro-palestiniens du printemps et de l'été 2024 - et non la mobilisation pour la grève du 21-22 novembre - qui ont permis de voir surgir une scène comme la manif à saveur offensive du 22 novembre au soir. Notre constat, c'est qu'aucun groupe, composition de groupes ou organisation n'était à même de faire résonner les événements du 22 novembre au soir au-delà du fantasme et du bavardage.
Ici il nous faut faire un rappel qui nous apparaît nécessaire : ce que nous voulons, c'est bel et bien la chute effective de l'État en tant qu'il est l'outil de reproduction national du mode de production capitaliste. Nous voulons abattre le quotidien du mode de production dans ce qu'il a d'aliénant et de réellement dépossédant. Construire des communautés autonomes et désarmer les institutions, les bras armés, les industries destructrices, ses chemins logistiques,etc. Participer à l'élaboration de nouveaux communs, de zones libérées de l'impératif marchand. Ce que nous voulons en ce sens, c'est bien gagner. Mais gagner n'a jamais été notre fort. Nous sommes héritier-es d'une histoire de défaites, de désastres, de déceptions. Certain-es semblent même avoir oublié que c'est bel et bien ce qu'on veut, que c'est bel et bien une guerre qui est en cours et que cette guerre, chaque jour, se perd. Pour gagner dans l'asymétrie évidente il nous faudra comprendre. Comprendre et toucher nos contemporains. Rester dans notre coin et nous satisfaire d'une radicalité morale ne nous intéresse pas. Résonner, contaminer ; par grands cris quand il faut pour se faire entendre et par complots à voix basse pour s'installer et temporiser. Mais se répandre, oui, aussi loin que possible. Dans l'éventail des réalités politiques et organisationnelles que pose une telle problématique surgit la question dite de la composition.
Parenthèse sur la composition
Le terme de composition a été bien en vogue depuis Les Soulèvements de la Terre et la très impressionnante et macabre émeute de Sainte-Soline. Dans les derniers mois au Québec, on l'a vu utilisé pour proposer une manière stratégique de se saisir du politique, de ses binarités et de ses tendances, et éventuellement de chercher à les dépasser. Nous proposons plutôt ici la lecture du concept de composition non comme la proposition stratégique d'un problème, mais comme forme de surgissement réel, comme réalité actuelle de tout mouvement social/politique contemporain. Comprendre le politique comme situation réelle et non comme situation idéale, chercher à prendre la réalité politique à bras le corps c'est, dans le constat de la composition, organiser les contrepoints des forces en présence. La séquence des campements propalestiniens du printemps et de l'été 2024 a quelque peu réussi à poser cette grammaire du politique d'une autre manière que celle dont on avait l'habitude au sens où elle a forcé un certain nombre de groupes et de tendances à travailler ensemble.
Parenthèse sur la barricade :
Les campements ont mis au goût du jour ce qu'on évoquera ici comme la théorie de la barricade. Nous disons que ce que la barricade fait réellement ne se résume pas à la prise d'un territoire ni à sa défense. Évidemment, la barricade est libération d'un lieu, redéfinition de ses usages, démantèlement effectif du paysage. Mais la barricade fait aussi surgir la position. Elle force non seulement les gens à concevoir son existence comme réelle - chose que les discours ou les appels à la lutte peinent évidemment souvent à faire - tout en polarisant et en forcant le positionnement. En ce sens, la barricade, lorsqu'elle émerge à la vue, fait aussi surgir le sentiment de devoir choisir un bord. On est derrière ou devant la barricade et cela veut dire beaucoup. Ça ne veut pas dire que tout le monde d'un côté s'entend sur tout, mais qu'ils ont une certaine compréhension commune d'un certain sensible. Être d'un côté de la barricade c'est aussi donc refuser ce que l'autre côté pose comme réalité. Dans un monde où toucher et affecter constitue une difficulté réelle, ce n'est pas rien.
Parenthèse sur la densification :
On note aussi que les campements ont réussi à créer un mode d'entrée en relation inouï dans le paysage de la militance classique de Montréal. Dans l'élan d'un mouvement international, des étudiant-es de McGill, des militants de Palestinian Youth Movement, Montreal 4 Palestine, pas mal de monde de la communauté musulmane, des étudiant-es juif-ves et un certain nombre de folks in black se sont saisis du McGill Lower Field et l'on fait leur. On pourra se demander si la durée (74 jours ?!) n'aura pas montré l'inefficacité de la tactique en lien avec les revendications. La grève ou l'action ponctuelle et éphémère n'ont effectivement que très peu d'impact sur la transformation d'une situation politique institutionnelle donnée. Mais ce n'est pas celle qui nous intéresse ici. Ce qu'on a vu par contre c'est que l'exercice a permis une densification particulière des liens politiques et sensibles entre des gens de tous horizons. La densification était spatiale et temporelle ; en quelques jours des inconnu-es devenaient des camarades, puis des ami-es ; des gens se radicalisaient expressément ; dans le quotidien, on prenait en charge les tâches pénibles, on se préparait ensemble à répondre intelligemment aux éventuels raids policiers ; tout ça créait de nouvelles confiances, mais aussi de nouvelles craintes, de nouveaux doutes, de nouvelles réalités de luttes. La densification opérée par les campements aura été sa force et sa limite. Le constat général partagé à leur suite est l'épuisement des forces en puissance, notamment dans la reproduction matérielle quotidienne de la vie du camp.
Ceci dit, la densification aura aussi permis de voir surgir de nouvelles alliances, de nouvelles formes conflictuelles qui s'accordaient sur l'envie d'en découdre avec la police et les infrastructures urbaines et universitaires. On a vu une contamination surprenante des tactiques de rues, offensives et défensives. Successivement, quatre moments clefs (qui ne représentent pas exhaustivement les moments conflictuels) : i) le cas de l'escarmouche policière nocturne à l'Université Populaire Al-Aqsa et de la baston concomitante ii) l'occupation de l'administration et la manif' orageuse du 6 juin à McGill iii) la colère du démantèlement d'Al-Soumoud et la vengeance sur le bâtiment de l'administration de McGill, et iv) la manif' du 7 octobre 2024 à Concordia devant la confusion policière. Chacun de ces moments ont montré comment, dans un instant de colère pouvait se réaligner des forces qui semblaient impossibles à conjuguer. C'est un travail de récurrence - à la fois concerté et organique - qui a permis la normalisation et la multiplication d'une tactique comme le Grey Bloc dans les manifestations d'été et d'automne. Dans la contingence du printemps et de l'été où, d'un côté, les relations de confiance et les savoirs tactiques s'échangeaient dans les camps et, de l'autre, où se multipliait les manifestations à potentiel de débordement, on a vu une gradation confrontationnelle qui faisait rupture avec les manifestations pacifiantes de l'automne 2023 et de l'hiver 2024. Cette séquence-là est intéressante dans ce qu'elle ouvre comme questions : c'est à se demander comment on aurait pu faire mieux et plus tôt dans le mouvement, à se demander si par exemple on aurait pas dû jouer un rôle dès le départ dans les grandes manifestations pour offrir une présence rejoignable pour ceux et celles qui se reconnaissaient dans la rage, la colère et l'envie de bricoler une réelle force de débordement. C'est aussi à se demander de quelle manière on aurait pu canaliser les forces en présence
au-delà de ce qui s'est passé. Dans l'optique de l'éventualité où on aurait pu réussir à rencontrer et à se lier avec plus de personnes, la question persiste à savoir où et comment on aurait pu emmener le débordement sans qu'il ne soit qu'une redite vouée à s'essoufler.
La séquence des camps et des manifs semble s'être épuisée vers la fin de l'été. Nous comprenons cet épuisement en tant qu'incapacité à se lier de manière suffisamment vaste aux étudiant-es, incapacité à déborder des campus, incapacité à créer des moments de rencontre qui ne soient pas des redites du milieu soi-disant révolutionnaire, incapacité à intervenir de façon satisfaisante dans les espaces politiques déjà déployés, incapacité à contaminer et à résonner en dehors d'un groupe assez restreint de personnes déjà convaincues. Cet épuisement nous apparaît aussi comme une réelle fatigue. On l'a dit, le quotidien des camps nécessitait un effort logistique et matériel constant, effort qui minait de l'intérieur les énergies à réfléchir et faire autre chose. Dans le cadre du mouvement propalestinien, cet épuisement avait quelque chose de tragique, mêlé à une impuissance insupportable. Devant ces conclusions, il nous faut inévitablement nous poser les questions suivantes : comment dépasser la stagnation dans les séquences politiques conflictuelles ? Comment éviter de s'isoler dans la radicalité tout en la conservant ? Comment être rejoignable ?
Si débordement il y a eu l'année dernière - et c'est bien ce que nous pensons - ce débordément a fini par s'écouler dans les tranchées d'un manque certain. Ce manque, nous pensons que c'est précisément celui de l'organisation. Une situation conflictuelle ou insurrectionnelle se concrétise dans une articulation entre plusieurs choses. Nous n'en nommerons que deux. D'une part une telle situation peut surgir comme d'elle-même au sens où le débordément donne l'impression qu'il n'est ni anticipé ni proprement organisé. C'est ce qui semble s'être produit avec le mouvement pro-palestinien à Montréal en tant que c'est une accumulation de petits événements (et sa résonance à l'international) qui poussera à l'émergence des camps et des manifs combatives. C'est aussi sous cette forme que surgissent des moments émeutiers comme celui du 31 mai 2020 à Montréal suite à la mort de George Floyd. C'est aussi, dans une certaine mesure, ce qu'il s'est passé avec Gilets Jaunes. Nous dirons de cette forme qu'elle est spontanée. De l'autre, il y a les mouvements qui sont organisés et stratégisés d'avance. Ici on peut penser évidemment à la grève étudiante de 2012 et à celle de 2015. Ces mouvements s'organisent à partir de structures organisationelles locales, régionales et nationales. L'ASSÉ (Association pour une solidarité syndicale étudiante) était l'élément structuré du mouvement étudiant combatif qui permettait l'élaboration de camps de formation, de campagnes de mobilisation, de couverture médiatique et d'organisation de manifestations relativement populeuses partout au Québec (surtout à Montréal). C'était à la fois un véhicule pour la mobilisation étudiante et quelque chose comme un front démocratique qui était rejoignable sur une base quasi permanente. Le succès relatif (dans le nombre et le caractère généralisé du conflit social) des mouvements de 2012 et 2015 ne sont évidemment pas dû au simple travail de l'ASSÉ et de ses différents comités. Plutôt,c'est le débordement de ces structures de manière autonome et massive qui permit de voir se dessiner des situations conflictuelles intéressantes. Il ne s'agit pas ici de regretter la mort de l'ASSÉ ou encore de souhaiter la construction de structures qui lui seraient absolument homologues, mais de voir ce que l'organisation sur une base formelle permet d'accomplir comme travail. Ce type de structure est évidemment insuffisant et bourré de limites, mais il permet tout de même d'élargir de manière sensible les potentialités de mobilisation. C'est aussi à partir de et à côté de ce type de structures que l'efficacité des groupes autonomes et des groupes affinitaires sont au sommet de leur efficacité. Ceci dit, ne soyons pas fantasques quant au caractère révolutionnaire de telles structures. Il n'y a de réellement révolutionnaire que ce qui abat le cour réel du quotidien sous le mode de production capitaliste.
Les mois qui viennent sont incertains : l'ombre d'un appauvrissement général, la montée du fascisme, la déchéance de l'économie des marchés globaux, de l'état d'exception continuel face à une gestion vampirique et sale de la question du logement, des mises à pied de masse, de l'inflation qui explose et les projets extractivistes qui se redoublent de partout. Les questions posées plus haut sont à prendre au sérieux pour espérer pouvoir être à la hauteur de la situation.
Si, coincé-es dans le ventre de la machine qui saigne à mort, il y a une politique révolutionnaire possible, elle doit nécessairement se poser sur le temps long. Il nous faut élaborer davantage d'infrastructures et des pratiques d'organisation qui nous permettent collectivement d'être rejoignables par d'autres.
Il y a ce qui surgit. Mais ce qui surgit happe. On l'a vu, l'insurrection a porté et portera le signe du signifiant le plus fort. Ne pas vouloir jouer le jeu de l'hégémonie - jeu qui est trahison de soi et des autres, inévitablement - c'est effectivement refuser de la revendiquer par et pour un programme. Il nous faut cependant y accrocher des usages, des éthiques, des formes. Y accrocher ces gestes, les incarner et ainsi changer son cours. Lorsque l'État ou le capital trébuche, il faut quelqu'un ou quelque chose pour le faire tomber. Nous ne pouvons pas compter sur un corps qui surgirait, spontané, et porterait un coup fatal. L'occasion est trop grosse et le risque est trop grand. Ce qu'il nous faut, c'est un corps qui serait à même d'élucider et de stratégiser cette chute. De la même manière, nous voulons un corps qui soit capable de construire rapidement, de lier, d'écrire, de partager, de diffuser et d'organiser. Nous ne faisons pas l'erreur de croire que c'est ce corps qui a créé ou qui créera expressément l'insurrection : la recette exacte pour celle-ci nous reste inconnue. Nous reconnaissons le rôle du corps révolutionnaire à créer du mouvement, mais pas à créer le mouvement. Le Groupe révolutionnaire Charlatan [1] l'a dit et nous partageons le constat : le rôle de la minorité c'est bien de forcer la prise de position.
Nous posons aussi qu'un corps révolutionnaire ne doit pas avoir pour objet une tendance politique historique. Nous avons vu dans les dernières années comment celles-ci ne nous permettent que très peu de nous comprendre, encore moins de nous donner les moyens de nos ambitions ou de tracer nos lignes de convergences et nos réelles lignes de fractures. Il n'y a rien de révolutionnaire dans le fait de revendiquer un anarchisme ou un communisme quelconque. Tout de révolutionnaire à travailler à le faire advenir.
D'un autre côté, à aucun moment il ne s'agit de nier ou de camoufler une radicalité. Seulement, la question révolutionnaire doit cesser d'être reléguée constamment en termes de binarités historiques. Ces binarités doivent être ramenées les deux pieds sur terre comme disait l'autre. Le réformiste ou le citoyen, à un moment donné, penche dans l'action insurrectionnelle : il est traversé par la situation. Nous sommes de ceux qui préfèrent réfléchir en termes de situations, de stratégies, d'éthiques et d'usages plutôt qu'en termes d'identité politique ou de principes moraux.
Aussi, le corps révolutionnaire ne doit pas avoir pour objet le sujet. La bande, le groupe, l'organisation : aucun n'est à l'image de ce que devrait être un corps révolutionnaire. Il ne doit pas y avoir la revendication ou quelconque processus de reconnaissance à faire partie du corps révolutionnaire, seulement la réalité matérielle/existentielle de participer à sa construction. Nous comprenons la nécessité historique de certains groupes et leur rôle clef dans l'échafaudage infrastructurel réel ; d'un autre côté nous comprenons aussi leur insuffisance dans la construction de positions révolutionnaires communes fortes.
Une position révolutionnaire consiste non en une force de proposition charismatique et publicisable, mais en l'élaboration d'une ouverture, d'une faille dans le quotidien qui soit réactualisable par d'autres et pour d'autres, donc autrement. Une position révolutionnaire doit pouvoir être rejoignable, mais être rejoignable ne doit pas être son sacrifice. On nous a dit que ce qui permet de résonner, d'entrer en résonance avec d'autres avait comme condition de possibilité d'être authentique dans le geste. Nous abondons en ce sens. On nous a dit que créer des relations en s'éloignant de l'affirmation identitaire de tendances politiques était inauthentique et malhonnête. Le mot de l'identité dirait donc la chose et la performerait du même coup. Se dire insurrectionnaliste c'est du même coup faire l'insurrection… Tout ça n'a aucun sens. Les pasteurs nous sermonnent parce qu'il faudrait qu'être 'anarchiste' ou 'révolutionnaire' soit le préfixe de notre existence politique. Nous dirons simplement ici que se dire révolutionnaire ou anarchiste n'a que très peu de sens en tant que tel, que c'est le geste et l'articulation du geste à la situation qui donne le sens et la force à ces termes. Nous rétorquons aussi qu'il y a de l'authenticité à vouloir être entendu et compris, et qu'il faut stratégiser les manières de l'être. Nous disons que tout le monde n'est pas à même de comprendre ce que tentent de signifier 50 personnes vêtues de noir isolées face à une armée de flics. Nous disons que ça, ça ne résonne pas, ou en tout cas ça ne se résonne pas souvent. Ou peut-être que ça résonne, comme crier dans une boîte vide, comme l'écho de sa propre voix. Et nous ne tenons pas spécialement à nous casser mutuellement les oreilles. Nous voulons cependant parler assez fort pour être entendus et compris. Nous ne voulons ni crier dans le vide ni chuchoter entre nous. Nous allons dans le sens de cette phrase qui dit nous ne pouvons pas forcer tout le monde à parler notre langue ; nous voulons devenir polyglottes.
On dira finalement qu'être rejoignable c'est toucher au coeur de ce qui est partageable dans la catastrophe sensible et intime du monde. Si la position révolutionnaire peut apparaître comme une sécession avec le quotidien de l'économie et de la politique (en tant qu'elle est sortie de la torpeur, de l'incapacité, de la confusion, de l'angoisse, en tant qu'elle cherche à élaborer des modes de vie néfaste au mode de production capitaliste), elle ne doit pas tenir à tout prix à se poser comme sécession face aux 'individus' du corps social.
Être à même de formuler des positions révolutionnaires ou insurrectionnelles communes qui soient rejoignables nécessite un certain niveau de formalisation. Ainsi, notre conclusion à dépasser l'opposition entre mouvement et organisation nous apparaît davantage comme une nécessité que comme un souhait. Elle nous apparaît comme seule façon de dépasser l'entre-nous du « milieu militant » et de tenter notre chance.
On l'a dit, donc : un des rôles du corps révolutionnaire, c'est d'élaborer des positions révolutionnaires. Mais le corps révolutionnaire doit également se méfier de sa propre corporéité.
Le corps révolutionnaire n'est pas la somme des identités qui le composent, contrairement à la bande ou au 'groupe'. Sa fonction historique ne doit pas être récupérable parce qu'elle doit consister à abattre le quotidien dans le mode de production capitaliste. Elle doit avoir la joie destructrice de la bande, mais sans sa grégarité, sans ses caractères, ses chefs et ses égos. Le corps révolutionnaire ne doit trouver son sens que dans ce qu'il réalise effectivement. Par peur de se nécroser ou de se cristalliser en groupuscules ou en groupes, il doit s'obséder à ces questions : analyses des lignes de forces et de faiblesses, suivre l'évolution de séquences conflictuelles, distribuer des tâches en vue d'une situation à venir, élaborer théoriquement et de manière critique ce qui est fait, faire des suivis stratégiques et tactiques des séquences passées, cartographier et élaborer les infrastructures dont nous avons besoin et l'entretien desdites infrastructures, intervenir politiquement en temps juste pour stopper le spectacle,etc. Le corps révolutionnaire doit fluctuer en intensité selon la densité du conflit social, mais il doit tout à la fois se prémunir contre l'urgence activiste et être une force tranquille dans le creux de la vague. Il doit se constituer comme l'interface de ceux et celles pour qui la révolution se fait dans le monde, à bras le corps, jusque dans le temps mort des séquences politiques. Le corps révolutionnaire ne doit pas revendiquer le corps social - en partie ou en totalité -, mais ses positions doivent chercher à l'ouvrir, l'expliciter, le polariser et à transformer les processus réels de production et de reproduction du quotidien et de son esthétique.Et donc le corps révolutionnaire ne nie pas les forces déjà présentes dans les milieux révolutionnaires, mais les dépasse. Il le dépasse parce qu'il se saisit de puissances qui existent en son sein, mais plutôt que de les revendiquer ou de les reproduire, il les articule stratégiquement et les ouvre sur l'extérieur.
Ce qui devrait apparaître essentiel dans les mois qui viennent, c'est de réussir à créer un espace relativement formalisé où les différentes forces organisantes du corps révolutionnaire à construire peuvent s'entendre sur un certain nombre de priorités réelles, se distribuer des tâches en vue de la construction et de la consolidation d'une situation conflictuelle à venir, identifier les manques infrastructurels et réfléchir à comment les combler. Apprendre de la dernière année, finalement, des bons coups et des échecs, et parce que l'époque l'exige, faire mieux.
-HN
21.04.2025 à 14:10
dev
Il y a les avions de chasse, les chars d'assaut, les drones et sous leurs bombes, les corps des civils congolais, ukrainiens, soudanais, russes ou palestiniens.
Il y a le réarmement de l'Europe, les subventions publiques et les profits des marchands d'armes. Il y a dans nos régions les usines de la mort qui fabriquent capteurs et micro-puces qu'on embarque dans des armes produites au nom de la sécurité globale. Celle qui écrase aussi bien les résistances populaires à l'autre bout de la planète que dans les rues de nos villes.
Mayday interroge le soit-disant retour de la guerre avec le CRAAM, Stopmicro, des trekkers, le Postillon, un enfant, le collectif guerre à la guerre et bien d'autres.
Toutes les émissions de Mayday s'écoutent le mercredi à 18h sur les ondes de radio canut et se réécoutent ici, sur le site de la radio ou sur les applis de podcast : https://audioblog.arteradio.com/blog/98875/mayday