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28.04.2025 à 07:28

L'impasse au départ, l'aporie pour passer - et penser

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(le cinéma pour descendre, creuser un peu et faire le mur) Saad Chakali & Alexia Roux

- 28 avril / , ,
Texte intégral (8664 mots)

Partir de l'impasse, c'est tout ce qui nous oblige, nous y sommes forcé-e-s. Comment s'en sortir sans sortir, voilà encore dire ce qui nous arrive. Au départ de l'impasse, il n'y a pas seulement un état de fait, l'impossibilité de passer, de frayer un passage, de se faire les passagers du monde en dépit des forces qui conspirent à le clôturer en le rendant inhabitable. Il y a encore une impossibilité posée en condition de toutes les possibilités – de passer, de penser. Pas un seul passeur, ainsi en cinéma, qui n'ait pour départ le devoir d'endurer l'impasse avec le courage d'en dire la vérité – contre le principe de non-contradiction, l'aporie échapperait ainsi aux oppositions logiques au nom de l'irréductibilité sauvage des antinomies. Si tant de films passent, le cinéma demeure en aidant les regards à faire le mur de l'écran.

« (Dead end !) Why we should be on dead end street ?
(Dead end !) People are living on dead end street
(Dead end !) I'm gonna die on dead end street »
(The Kinks, « Dead End Street », 1966)

« Le secret de Polichinelle est que, dans la comédie de la vie,
il n'y a pas de secret, mais seulement, à tout instant, une échappée »
(Giorgio Agamben, Polichinelleou Divertissement pour les jeunes gens en quatre scènes, éd. Macula, 2017, p. 92).

1a) L'impasse dit ce qui ne passe pas, la voie bloquée par son impraticabilité, l'absence d'issue, le cul-de-sac – dead-end. Aucune possibilité de faire un pas – de plus, même de côté. Pas, dont l'impasse est une dérivation sémantique, est un mot équivoque qui se retourne sur lui-même comme une maladie auto-immune puisque le même mot confond le dépôt d'un pied devant l'autre afin de marcher avec l'adverbe de la négation : « Je ne marche même pas d'un pas » disait-on déjà il y a mille ans. L'impasse dit ainsi l'impossibilité même qu'il y ait un pas. L'impasse l'est d'aucun pas.

L'impasse appartient de plein droit au vocabulaire de la psychanalyse. Jacques Lacan reconnaissait ainsi au geste inaugural de la méta-psychologie inventée par Sigmund Freud le miracle d'avoir trouvé, dans l'impasse d'une situation psychique, la force subjective d'une intervention. L'impasse caractérise alors la possibilité d'un départ en dépit de ce qui le contrarie et le symptôme en représente en psychanalyse le point de capiton, le réel qui fait la souffrance du sujet sans possibilité d'en crever l'abcès, même par fixation. Les passages à l'acte valent à ce titre autant d'impasses quand le symptôme demande moins à être résorbé qu'à être entendu comme le réel du sujet. Trouver une voie à ce réel est l'objet de l'analyse en affrontant toutes les résistances au frayage de cet accès.

Deux résistances ont été identifiées par la psychanalyse quand l'accès au symptôme est impossible à trouver : l'acting-out et le passage à l'acte. Dans un premier cas, le recours ostentatoire et compulsif à l'activisme travestit l'impasse en « l'un passe », un simulacre hystérique de sortie reconduisant en réalité au cul-de-sac du symptôme ; pour le second, la sortie de scène est avérée, par exemple dans la mort que l'on ose provoquer, à l'encontre de l'autre ou en se la donnant à soi.

L'accès au réel du symptôme qui fait l'impasse du sujet peut également conduire à l'impasse de l'analyste quand sa quête de symboles fait écran à la parole de l'analysant. La figure du mythologue doit alors céder le pas à celle de l'enquêteur. C'est l'invention lacanienne de la « passe » qui, à partir d'un fragment d'Héraclite sur la foudre, invite un analyste en formation à justifier auprès de deux psychanalystes, les « passeurs », des raisons de son engagement dans la psychanalyse [1].

L'impasse concerne par conséquent autant l'analysant que l'analyste, elle se situe des deux côtés de la cure psychanalytique. Si la passe a été sanctionnée par l'échec de son institutionnalisation, elle a trouvé à rebondir ailleurs. L'échec est à ce à partir de quoi fonder la relance inventive des tentatives. À l'instar du communisme selon Slavoj Žižek en lui associant un mot de Cap au pire de Samuel Beckett : « Essayer encore. Rater encore. Rater mieux » [2]. L'impasse est donc au départ de la psychanalyse, comme l'aporie qui en est le parfait synonyme l'est aussi pour la philosophie.

1b) L'impasse d'un certain cinéma, ainsi celui d'action spectaculaire, emblématique de l'industrie hollywoodienne, montre toute son impuissance symptomatique à construire les scènes de l'être-en-commun où le partage d'un silence ou l'égalité d'une écoute feraient droit au désir de ne pas s'en laisser compter par les blocages du passage et de l'accès. L'hégémonie dépensière de l'acting-out, de la performance narcissique des acteurs à l'usage inflationniste des effets spéciaux en passant par la virtuosité technique en signe ostentatoire de qualité (le recours actuel au plan-séquence, biaisé par les trucages invisibles du numérique), est l'attestation incessante de la reconduction du symptôme.

1c) Revient alors en mémoire un film de Brian de Palma sorti en 1993. Son titre original : Carlito's Way. Son titre français : L'Impasse. On notera déjà ce petit fait linguistique remarquable que le passage du titre original anglais au titre français induit un renversement si fort de sens : la voie de Carlito, le protagoniste joué par Al Pacino en double mélancolique du Tony Montana de Scarface (1983) puisqu'il a renoncé à l'acting-out sous cocaïne, y est devenue en effet une impasse. Et celle-ci est magnifique puisque, de la voie à l'impasse, il y a bien un passage que le film saurait formaliser.

La fiction s'y joue en effet selon deux modalités, narrative (c'est une boucle fermée) et filmique (la boucle est au contraire ouverte). Sur le versant de la narration, le récit commence par la fin : Carlito Brigante, l'ancien gangster d'origine portoricaine revenu dans le barrio de sa jeunesse, est abattu par l'un de ses rivaux mimétiques, un double parodiant sa jeunesse, au moment où il retrouve sur le quai de la gare de New York la femme qu'il aime et avec qui il veut s'enfuir. Toute l'histoire remonte à l'enchaînement des circonstances qui aboutiront à cette conclusion fatale qui se boucle sur l'introduction du film, toutes deux étant en noir et blanc. Sur le versant de la puissance émotionnelle que le film de Brian de Palma saura déployer, c'est toute autre chose qui est ressentie, la croyance que le héros va s'en sortir malgré tout, même s'il ne s'en sort pas. La narration clôt, circonscrit, elle referme ce qu'elle a programmé d'ouvrir, quand la croyance dont le cinéma est capable tient de la déclosion ; le désir que le héros s'en tire, plus fort que le savoir de son échec toujours déjà avéré.

La voie de Carlito est une impasse (il est abattu d'emblée) et c'est pourtant depuis elle qu'il y a, mieux que le cul-de-sac d'une narration circulaire, l'accès à la possibilité d'une passe, le frayage non d'une sortie mais de son désir malgré tout, en dépit du savoir des causalités et des conséquences qui s'en déduisent. Le premier plan du film de Brian De Palma est, en gros plan et en noir et blanc, la balle tirée du canon d'un pistolet muni d'un silencieux et qui troue une écharpe. On y reconnaîtrait le principe même de la projection du film, le paradigme du tout premier film muet projeté si l'on veut le voir ainsi, que nous sommes en train de regarder : on sait que le film, une fois lancé, projeté sur l'écran pareil à un linceul, une écharpe géante, va finir et comment il va finir ; il n'en demeure pas moins que l'on désire croire qu'une autre issue est encore possible. La balle tirée trace le cercle de la mort, mais le trou n'empêche pas pour autant la trouée de la croyance sur l'écharpe du savoir. « Autrement dit, la certitude sur laquelle se fonde une action n'est pas affaire de savoir, mais affaire de croyance : (…) l'acte vrai vient combler les lacunes de notre savoir » [3].

Carlito's Way / L'impasse vérifierait ainsi ce que Jean-Louis Comolli disait déjà du pacte du spectateur avec la fiction, au cinéma mais pas exclusivement, en s'appuyant sur la fameuse formule d'Octave Mannoni au sujet du déni : « Je sais bien, mais quand même ». Le déni est un mécanisme de défense inconscient face à la réalité dont la mise en acte est la dénégation. Le déni (de réalité) n'est pas fautif quand il est assumé ; le semblant n'est pas l'illusion. Le savoir n'empêche pas la croyance, ce sont deux régimes de pensée spécifiques. Il y a ce que je sais (bien) et il y a ce que je crois (quand même) et la croyance est la possibilité d'une alternative aux faits que ne résorbe pas leur savoir qui voudrait clôturer le champ des potentialités [4]. On le dira donc ainsi : je sais bien que le film de Brian De Palma n'est qu'une fiction, et que celle-ci commence et finit par l'assassinat de son protagoniste ; pourtant j'y crois comme s'il en allait de ma vie, comme si sa vie à lui en allait de la mienne. Je sais bien que l'impasse s'impose à Carlito mais, quand même, je crois en sa sortie. Par surcroît, l'écran sur lequel est projeté le film est un mur invitant à sortir de la salle quand il est fini.

Carlito Brigante est un danseur de sa propre solitude, un mage noir et blanc traversé par les puissances fluctuantes du mana [5]. Il est un passeur, ce mot de passe emblématique pour le critique Serge Daney, et dont l'origine revient à Jean-Louis Comolli au sujet du jazzman Eric Dolphy.

1d) Une autre formulation, issue de L'Esthétique de la résistance de Peter Weiss, ce grand triptyque romanesque écrit entre 1971 et 1981 et consacré au mouvement ouvrier allemand, de l'insurrection spartakiste écrasé par la république de Weimar en 1918 à la défaite du nazisme en 1945, et que cite Jean-Luc Godard dans Le Livre d'image (2018), le répète encore sur le versant de l'espérance : « Même si rien ne devait être comme nous l'avions espéré, ça ne changerait rien à nos espérances ».

Si le réel est littéralement l'impossible en tant qu'il s'oppose au possible, l'impasse est toutefois la condition paradoxale de toutes les possibilités, possibilités de croire et d'espérer, possibilités de désirer autre chose que ce qu'il y aurait sans reste, non sa négation. L'impasse n'est pas le contraire de la passe, mais son transcendantal. De la même façon que l'impensable n'est pas le contraire de la pensée, mais la condition même de possibilité pour penser, que l'indécidable est la condition de possibilité de toute décision, et que l'impardonnable l'est encore pour la possibilité de pardonner.

2a) Si l'impasse est au départ de la psychanalyse, dont l'invention est contemporaine du cinéma, l'aporie qui en est le synonyme est au départ de la philosophie, dont l'invention est contemporaine de la démocratie. L'impasse peut effectivement servir de mur à la projection cinématographique, tandis que l'aporie est la vérité refoulée de la démocratie, qui ne nomme pas à l'origine un régime parlementaire et représentatif, mais un principe de gouvernement où le pouvoir qui n'appartient à personne peut aller et revenir également à n'importe qui. La démocratie est ainsi le pouvoir des sans-pouvoirs, Jacques Rancière y a souvent insisté. La « haine de la démocratie », qui est selon lui une réaction de l'oligarchie libérale à l'exigence d'égalité [6], n'est peut-être pas sans lien avec la haine du cinéma dont l'esthétique, égalitaire et démocratique, est ce que l'industrie veut contenir au nom de la reconduction des hiérarchies, acteurs et figurants, fiction et documentaire [7].

L'aporie dit à sa racine, autrement dit radicalement, la privation (a-), l'empêchement pourtant posé en nécessité dans le passage du gué (poros). Dans le Banquet de Platon, la naissance d'Éros eut lieu le jour où Pénia, déesse de la pauvreté dont le nom a donné celui de peine, se coucha près de Poros ivre, dieu des expédients et des passages (son nom a donné tous les dérivés de porte et de par) [8].

2b) Érotique est l'indigent réfractaire, le pauvre qui, malgré les contrôles policiers, arrive à passer, le paria extravagant qui sait vagabonder dans l'ivresse des expédients lui offrant de franchir le gué. Érotique est le va-nu-pied disposé à être un affranchi, Charlot en figure l'emblème immortel. L'ange nécessaire a le courage des impasses quand il faut sacrifier le vagabond puisque sa moustache lui a été volée par le dictateur ; il l'est aussi des apories quand, pour lui, rire et pleurer coïncident. Érotique-aporétique est le cinéma aux semelles de vent, celui des Ariel qui ont tiré des frontières le fil tramant leurs rhapsodies, de Jocelyne Saab à Franssou Prenant en passant par Narimane Mari.

2c) L'aporie : si Jacques Derrida s'y est frotté avec beaucoup de zèle et autant d'ardeur, c'est qu'elle est au cœur non seulement de la philosophie, mais de la déconstruction de ses présupposés métaphysiques à laquelle il aura consacré sa vie. En juillet 1992, le philosophe prononce une conférence lors de la décade de Cerisy-la-Salle qui lui est dédiée, qu'il publie en 1993 et reprend en 1996 pour les éditions Galilée sous le titre Apories – Mourir, s'attendre aux 'limites de la vérité' [9].

Si l'aporie est au départ de la philosophie, c'est pour la contrarier, la faire achopper sur ses bases et interroger ses fondements en sondant l'impensé de ses soubassements. La contradiction insoluble que l'aporie indique n'y a pas seulement valeur d'exception à la règle ; plus que cela, elle nomme la butée des binarités, le blocage des partitions catégoriques, un défi aux distinctions comme aux oppositions logiques. Une promesse aux limites de la responsabilité de la tenir est un devoir sans être un commandement. Le dehors du déjà pensé, dans la promesse héroïque de l'incalculable.

Chez Jacques Derrida, l'aporie qualifie l'expérience de l'impossible ; ainsi, la justice qui est infinie en excédant les règles finie du droit ; ainsi, l'hospitalité qui est irréductible aux politiques d'accueil des étrangers ; ainsi, le pardon qui a l'impardonnable pour impossible condition ; ainsi la mort qui est toujours celle de l'autre puisqu'il est impossible de dire « je suis mort » tout en l'étant. Les apories ont à voir ainsi avec les antinomies de la langue puisqu'il y a plus d'une langue. Les apories sont des inconditionnalités qui, en tant que telles, posent des conditions de possibilités ; souveraines, elles n'en appellent néanmoins à aucun souverain, ni à aucune forme de souveraineté. Si elles ont lien au neutre qui signifie à la lettre ni l'un-e, ni l'autre, elles n'ont rien à voir avec toute idée de neutralité. Elles engagent à endurer une époque qui s'y voue quand la règle est à l'état d'exception.

Parmi les apories, on retiendra khôra, ce mot grec ancien qui résiste à sa conceptualisation comme à toutes les interprétations ; ses traductions sont nombreuses (le territoire rural de la polis au-delà ou en deçà de l'opposition ville-campagne, la région ou le lieu, la mère ou la nourrice), sans être jamais définitives. Un lieu d'avant tout lieu qui échappe à la distinction du mythos et du logos, en deçà de la dette et de l'échange. Khôra est instable, invite aux antinomies et oblige aux dissymétries. Inconcevable, son secret est impénétrable. Khôra est le lieu hors lieu, sans essence et insituable, de tout site, celui par où commence la dissémination, qui est sans fin et que guette la déconstruction.

L'aporie est l'impasse en condition même de toute passe, l'impossible en condition même du possible. L'aporie en paradigme de tout transcendantal serait comme un archi-transcendantal.

Pour le Platon du Timée, Socrate en occupe la place qui est celle des sans-lieux. Le geste philosophique inaugural est sans lieu propre, atopique ; c'est pourquoi, dirait Frédéric Neyrat, nous sommes des aliens dont la condition d'existence est terrestre autant qu'elle est, contre tout géocentrisme, extraterritorialité [10]. Charlot encore, burlesque cosmique et socratique, le paria qui ne craint pas de perdre sa place puisqu'aucune ne lui revient de droit. Pour Aristote, khôra est le diaphane à partir de quoi l'idée accède au visible ; l'héritage grec du christianisme en a tiré un emblème de son iconographie, la Vierge Marie, le réceptacle abritant le verbe sans que ne le brise l'idée de Dieu dont il est le relais. Khôra est le ventre fécond donnant chair à l'image, son hymen impossible à déchirer. Marie José Mondzain en poursuit l'idée en lui trouvant un mot de passe, la zone (zonè dit en grec la ceinture, puis la périphérie). Elle célèbre ainsi le fond d'indétermination et de liberté des puissances imaginales et des opérations créatrices qui s'en déduisent, capables de faire des rapports à partir d'une absence de rapport préalable – ce qui s'appelle en cinéma le montage [11].

2d) Khôra est l'écran blanc de cinéma, fondu dans le miroir noir de nos petits écrans domestiques. Khôra en possibilité de toute image s'est vu donner au cinéma les images qui, jamais, n'en épuisent l'idée : la pellicule qui flambe chez Ingmar Bergman, Jerzy Skolimowski et Monte Hellman, la planète molle et océanique de Solaris (1972) d'Andreï Tarkovski, les rideaux de David Lynch, l'écran noir chez Marguerite Duras et Jean-Luc Godard, chez Jean-Marie Straub et Danièle Huillet.

Tous les cinéastes qui comptent, au-delà toute comptabilité, sont des zonards comme le dirait encore Marie José Mondzain, des passeurs de frontières, des passagers clandestins aux manières traversières, des transbordeurs, des frayeurs de passages depuis l'impasse qui peut effrayer. On insistera ici sur la spécificité du dispositif de la salle dans l'expérience cinématographique. D'abord, on y descend souvent en rejouant les catabases mythiques, Gilgamesh et Orphée, Hercule et Ulysse, Dante et Virgile, ces descentes dans les limbes des périphéries du genre examinées aussi par Patrice Rollet [12] ; avant l'anabase platonicienne, la descente souterraine toujours suivie d'une remontée vers le soleil. Ensuite, la projection a également besoin d'un mur nécessaire à y apposer son écran.

La descente dans le souterrain, comme dans La Jetée (1962) de Chris. Marker où le héros qui voyage à travers le temps à la poursuite d'une image d'enfance qui le hante se cache dans les souterrains du palais de Chaillot, alors le refuge de la Cinémathèque française ; le mur que l'on construit moins qu'on le fait, comme dans Le Trou (1960) de Jacques Becker où le travail bruyant des détenus désirant s'évader est le bruit même de leur idée, le boucan du plan qu'ils auront pensé.

D'autres catabases auront trouvé leur lieu dans les chambres, ces variations de l'originelle camera obscura où l'on s'y confine pour y soigner sa convalescence, leur dedans qui est un dehors plus vaste que tout extérieur, chez Chantal Akerman et Jean Eustache, Nicolas Klotz et ÉlisabethPerceval.

2e) L'impasse est une descente (dans le souterrain et ses murs recouverts de velours – le velvet underground des salles de cinéma) et la catabase, avant d'en appeler à une anabase, oblige au mur qu'il faut faire et il faut se le faire pour passer comme Alice de l'autre côté. Giorgio Agamben en a fourbi la formule dans l'amitié de Polichinelle puisqu'à ses côtés, la vie apparaît comme une comédie plus digne que toute tragédie. Son secret ? Il n'y pas de secret mais, à tout instant, l'échappée d'un rire en guise de pas de côté : « Dans la vie des hommes – tel est son enseignement – la seule chose importante est de trouver une sortie. Vers où ? Vers l'origine. Parce que l'origine est toujours au milieu, elle ne se donne que comme interruption. Et l'interruption est échappatoire » [13].

Le pas de côté est la parabase qui, même sur place, toujours engage à la parallaxe, à tous les écarts parallactiques qui déplacent les regards en creusant depuis le réel l'ouvert d'autres perspectives [14].

La sortie par le milieu qui est une interruption, l'accès qui est une échappée depuis l'origine. La formule de Polichinelle se ramasse selon GiorgioAgamben encore ainsi : « Ubi fracassorium, ibi fuggitorium – là où il y a une catastrophe, il y a une échappatoire » [15]. C'est le faux-raccord qui brise le continuum spatio-temporel en ouvrant à la dimension de l'esprit, dans Gertrud (1965) de Carl T. Dreyer, Procès de Jeanne d'Arc (1961) et Mouchette (1967) de Robert Bresson, Val Abraham (1993) de Manoel de Oliveira. Tous adeptes du « style transcendantal » pour reprendre le terme de Paul Schrader, soucieux d'offrir à leurs héroïnes respectives la possibilité d'une échappée par le milieu – la collure entre les plans dont l'image a tant fasciné Sylvie Pierre et Jacques Rivette.

C'est, ailleurs et dans le registre du comique burlesque, le sifflet de Harpo Marx qui prolonge la langue inconnue et inouïe de Polichinelle ou bien encore les révolutions de Claude Melki dans L'Acrobate (1976) de Jean-Daniel Pollet dont les tangos renouent avec les rotations cosmiques.

2f) L'impasse, si elle est formellement le contraire du passage, est au départ de toute passe, l'impossible en condition du possible. L'aporie qui en est le synonyme est la pierre d'achoppement par où la philosophie s'échappe d'elle-même en recommençant par le milieu, le skandalon originaire des antinomies insolubles et des dissymétries qui font sauter le bouchon du principe de non-contradiction et des logiques binaires et dualistes. La pensée y engage toute sa puissance dialectique en ressaisissant que la relève des contradictions n'est pas le trois de synthèse sous lequel se subsument les oppositions, mais la relève de ce qui échappe à l'épreuve nécessaire de l'antagonisme. La fuite vers le dehors où l'appel du neutre, qui n'est pas la neutralité reconduisant à l'impasse du consensus (le « en même temps » macronien), est l'invocation d'un reste inassimilable.

De deux choses, pas l'une ; ni l'une, ni l'autre, au contraire : voilà tout ce que l'on aura appris des penseurs et passeurs de la dialectique quand elle se voit retournée sur et contre elle-même, les essais de Jean-Luc Godard, Harun Farocki et Walter Benjamin. Au milieu, on trouvera la sémantique générale d'Alfred Korzybski qui aura pris acte des acquis de la théorie de la relativité et de la mécanique quantique pour parer aux confusions de la représentation et de la réalité, consécutives à l'hégémonie du principe de non-contradiction hérité de la pensée d'Aristote : « La carte n'est pas le territoire ». On sait l'influence que la sémantique générale a exercée sur des écrivains tels A. E. van Vogt et William Burroughs, et les penseurs Gaston Bachelard, Gregory Bateson et Henri Laborit [16].

La dialectique dans sa dimension la plus critique, il faudrait en retrouver la puissance fragmentaire et foudroyante chez les présocratiques ; ainsi, Héraclite, qui est un penseur de l'être, à la fois mouvant (c'est un devenir), relatif (c'est un assemblage discutable d'éléments disparates et hétérogènes) et contradictoire (il ne coïncide jamais avec lui-même). Quand Aristote pose que A = A, soit dit qu'il est non-A, Héraclite pensait plus d'un siècle avant ce dernier que A = A + non-A [17].

On trouvera enfin à l'extérieur du monde occidental des modes de pensée avoisinants ; ainsi, le tétralemme des philosophies orientales, indienne, chinoise et japonaise. Le tétralemme pose quatre possibilités pour une seule proposition, au-delà des oppositions binaires et des dilemmes solubles dans la pensée aristotélicienne (A ne peut être en effet identique à lui-même tout en étant différent de lui-même). Avec le tétralemme, chaque lemme (ou proposition intermédiaire) ayant une valeur de vérité entre un prédicat et un sujet s'agence avec les autres pour composer un carré des possibilités en dépassant l'opposition binaire et aristotélicienne des affirmations et des négations. Dans cette perspective, une chose peut être ou vraie ou fausse, à la fois vraie et fausse, et ni vraie ni fausse.

2g) Qu'une chose ne soit pas identique à elle-même, la Jungle de Calais l'a prouvé dans les films que Sylvain George et Élisabeth Perceval et Nicolas Klotz lui ont consacré. Le bidonville peuplé d'apatrides qui fuient les guerres de l'impérialisme fossile [18], et ceinturé par un maillage étatique serré de dispositifs de contrôle et de sécurité a aussi été le site d'une utopie oblique, la construction inachevée (parce qu'elle aura été pour cette raison même bazardée) d'un être-en-commun en devenir, une communauté de destin pour parias nomades en restes vivants d'entre les états-nations.

La Jungle aura été tout cela à la fois, une aporie du droit, ainsi qu'une impasse pour les exilé-e-s cherchant refuge en Europe, mais également un sas de passage et un lieu hors lieu – topos outopos. Une « troisième aire » d'après Giorgio Agamben, inspiré ici par Donald W. Winnicott : ni la scène hallucinée des fantasmes, ni l'espace indifférent des objets, mais une zone intermédiaire (Marie José Mondzain, encore), un « lieu épiphanique » au principe d'une « topologie de l'irréel » en vertu de quoi ce qui est réel perd de sa réalité, tandis que l'irréel est en voie de se réaliser [19]. Ainsi, l'utopie concrète d'une communauté sans programme, surgissante et insurgée, ses restes vivants d'entre les nations bricolant depuis leurs ruines de nouveaux modes d'habitabilité, des formes neuves de vie.

Si les cinéastes sont des penseurs au sens où ils sont des transbordeurs, des passeurs, c'est en topographes de l'irréel, à la lisière de la fiction et du documentaire comme Lav Diaz, Ghassan Salhab et Tariq Teguia. Comme Christophe Clavert qui emprunte La Route de Cayenne pour voir ce qui résonne entre le maintenant et l'autrefois, Mehdi Benallal qui soupèse entre les vies de peu et les statues reléguées du passé le poids de consistance subtile du communisme, et Ian Menoyot qui descend dans les catacombes de Bruxelles pour y retrouver la Senne, le fleuve enfoui et refoulé.

3) Une dernière formule pour la route et la suite du monde qui, on le sait bien, s'apparente à la seule persécution forcenée, mais quand même, on y croit et si nos espérances seront encore déçues, la déception ne les changera en rien, donnée par Ghérasim Luca : comment s'en sortir sans sortir.

L'écrivain d'origine roumaine a été un génial praticien de la poésie sonore, un frayeur sauvage entre les langues (il parlait le roumain, le yiddish, l'allemand et le français). Ghérasim Luca a été un bégayeur extraordinaire du français selon Gilles Deleuze, qui n'était pas sa langue de naissance, mais une langue d'adoption qu'il a déterritorialisée au nom d'une étrangeté que le national lui fait oublier. Comme Joseph Conrad avec l'anglais, Franz Kafka avec l'allemand et Samuel Beckett, déjà, avec le français. Son récital poétique filmé en 1988 par Raoul Sangla pour FR3 et la SEPT est un événement audiovisuel, comme l'ont été autrement les pièces écrites pour la télévision par Samuel Beckett entre 1975 et 1982, Quad, Trio du Fantôme, ... que nuages... et Nacht und Träume [20].

Comment s'en sortir sans sortir : par l'écriture qui oralise et les consonances qui crépitent par dérivation sémantique ; par le jeu des répétitions qui tiennent à la fois de la transe et du babil ; par un ésotérisme kabbalistique qui est une érotique aporétique du verbe. Avant de se jeter dans la Seine quasiment un quart de siècle après Paul Celan, son aîné gémellaire, Ghérasim Luca ouvre aux grandes respirations qui ont longtemps conjuré ses tentatives de suicide, fourbissant dans l'impasse du conformisme littéraire d'explosives apories. Son anarchisme poétique est un cri vital, celui par où le monde finit et par où il recommence, et par quoi le vieillard que la mort hantait se refait nouveau-né dans la langue de l'autre. On s'en souvient, ses proférations sorcellaires nous avaient redonné à souffler à l'époque où la pandémie de Covid-19 nous obligeait à tenir bon dans le confinement.

Comment s'en sortir sans sortir ? Comme les quatre figures de Quad occupent le carré de la scène en séries de pas qui épuisent le possible sans en épuiser le désir, même quand on est fatigué, même quand l'épuisement est là. Comme Ghérasim Luca, héros-limite d'une poétique des limites de la langue par où le dehors est cosmique. En partant de l'impasse pour arriver à l'aporie, à l'impossible qui n'est pas l'anéantissement du possible, mais au contraire : la condition même des possibilités.

Depuis l'épuisement, quoi ? le désir de persévérer, comment autrement vivrait-on, on ne le pourrait.

« Une prison c'est l'être lui-même cloîtré derrière sa clef et son cercle, et comme une louve au rire acre mais fier, l'ouvrir s'aime mieux à l'écart, c'est mieux écarter la rupture entre le cri sacré du moi et les griffes de l'autre, c'est à dire un moi, un moyen de sacrifier la créature à quelque chose d'autre, massacrer le créateur dans sa créature, et avec les os de l'écho du chaos et dans une sorte de coma de combat entre l'homme et l'atome, la tomate, l'automate, recréer le créé et être ainsi par rapt, par rapport à lui, la parade d'un para-être qui surgit et s'insurge à l'intérieur de soi-même comme le coma, comme une comète en coma dans le ventre de la terre. »

(Ghérasim Luca, « La Voie lactée », Héros-limite, éd. José Corti, 1995)

Saad Chakali & Alexia Roux


[1] ) Jacques Lacan, intervention au congrès de la grande Motte, juin 1975, Lettres de l'École n° 15, [p. 185. Dans un article intitulé « Impasses du destin », Claude Brabant y fait référence en rappelant le fragment d'Héraclite qui a inspiré à Lacan l'idée de la passe : « Les choses qui sont là, la foudre les conduit toutes. », en précisant ceci : « Ni l'éclair ni le tonnerre, mais la foudre : ce qui tombe et qui frappe, entre sonore et visible – ni l'un ni l'autre, mais dans leur faille, leur interstice (…) » (La clinique lacanienne, « Les impasses de la cure », 2012/1, n°21, pp. 13-18).

[2] ) Samuel Beckett, Cap au pire, éd. Minuit, 1982, p. 8 ; Slavoj Žižek, Après la tragédie, la farce ! ou Comment l'histoire se répète, éd. Flammarion-coll. « Champs essais », 2011 (2009 pour l'édition originale), p. 195.

[3] ) Slavoj Žižek, Après la farce, ibid., p. 234.

[4] ) Jean-Louis Comolli, Corps et cadre. Cinéma, éthique, politique éd. Verdier, 2012, pp. 91-100.

[5] ) Jean-François Buiré, De Palma Mana Cinéma, Les Éditions Pot D'Colle, 2024.

[6] ) Jacques Rancière, La haine de la démocratie, éd. La Fabrique, 2005.

[7] ) Georges Didi-Huberman, Peuples exposés, peuples figurants. L'Œil de l'histoire, 4, éd. Minuit-coll. « Paradoxe », 2012 ; Jean-Louis Comolli, Cinéma contre spectacle, éd. Verdier, 2009 ; Cinéma, numérique, survie, éd. ENS, 2019.

[8] ) Platon, Le Banquet, 201d-203e.

[9] ) Jacques Derrida, Apories – Mourir, s'attendre aux 'limites de la vérité', éd. Galilée, 1996.

[10] ) Frédéric Neyrat, La condition planétaire, éd. Les Liens qui Libèrent, 2025.

[11] ) Marie José Mondzain, L'image, une affaire de zone, éd. D-Fiction-coll. « Frontières », 2014 (e-book).

[12] ) Patrice Rollet, Descentes aux limbes. Confins du cinéma, éd. P.O.L.-coll. « Trafic », 2019.

[13] ) Giorgio Agamben, Polichinelle ou Divertissement pour les jeunes gens en quatre scène, éd. Macula, 2017, p. 34.

[14] ) Slavoj Žižek, La Parallaxe, éd. Fayard-coll. « Ouvertures », 2006.

[15] ) Giorgio Agamben, op. cit.

[16] ) Alfred Korzybski, Une carte n'est pas le territoire. Prolégomènes aux systèmes non-aristotéliciens et à la Sémantique générale, éditions de L'Éclat-coll. « poche », 2015 (1997 pour la première édition française).

[17] ) Marc Froment-Meurice, Héraclite L'Obscur. Fragments du même, éd. Galilée, 2020.

[18] ) Andreas Malm, Pour la Palestine comme pour la Terre. Les ravages de l'impérialisme fossile, éd. La Fabrique, 2025.

[19] ) Giorgio Agamben, Stanze. Parole et fantasme dans la culture occidentale, éd. Payot & Rivages, 1994, p. 103.

[20] ) Ghérasim Luca, Comment s'en sortir sans sortir, éd. José Corti, 2008 ; Samuel Beckett, Quad et autres pièces pour la télévision suivi de L'Épuisé par Gilles Deleuze, éd. Minuit, 1992.

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