13.10.2025 à 17:47
hschlegel
« Tout le week-end, j’ai cherché le mot qui conviendrait le mieux pour désigner l’affect qui s’est emparé de la société française, tous camps et toutes classes confondus, face à la crise politique en cours.
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En admettant que la “colère froide” soit un bon candidat, la question est alors de savoir si, à l’instar des colères du passé, celle-ci va pouvoir être confiée à ce que le philosophe Peter Sloterdijk appelle une “banque de la colère”.
De ma boulangère – “et en plus, c’est avec notre argent qu’ils se livrent à ce pitoyable et interminable jeu de chaises musicales” – à ma femme – “on n’accepterait de personne dans la vie normale de jouer ainsi avec les nerfs de ses semblables” –, c’est un étrange sentiment qui règne dans la société française depuis la séquence ouverte par la démission surprise de Sébastien Lecornu, il y a une semaine, et sa reconduction, hier, autour d’un gouvernement à l’assise encore plus étroite et en sursis face à deux nouvelles motions de censure.
D’abord l’incrédulité : en un peu plus d’une année, voilà le troisième gouvernement qui s’effondre sur lui-même faute d’avoir trouvé le moyen de former des compromis au sein d’un Parlement sans majorité et sous la pression d’un président de la République enclin à considérer qu’il pouvait faire plier la réalité politique à sa volonté. Au-delà des querelles d’egos et d’ambitions, qui sont le lot normal de la vie politique, c’est le sentiment dominant que les politiques sont devenus incapables d’articuler leurs ambitions personnelles aux enjeux du pays et du moment. Même si Sébastien Lecornu se présente, en rupture avec ce climat, comme un “moine soldat” motivé par le seul sens du “devoir”… Dans une France sans budget, en proie à une dette colossale et à une polarisation idéologique et sociale sans précédent, les acteurs politiques apparaissent comme de purs arrivistes au service de leurs intérêts et de leurs calculs à la petite semaine. En regard de la gravité des crises, la politique prend l’aspect d’un petit cénacle à l’intérieur de la société, inapte à lui procurer cette distance et cette hauteur qui lui permettraient de se déchiffrer et de se décider. Or ce décrochage de la vie politique, initié par la dissolution de l’Assemblée nationale, n’a cessé de s’aggraver depuis un an et demi. D’où la colère qui s’est saisie du corps social.
Comment la qualifier ? Dans la Rhétorique, Aristote définit la colère comme “le désir douloureux de se venger publiquement d’un mépris manifesté publiquement à notre endroit ou à l’égard des nôtres, ce mépris n’étant pas justifié”. Si les Français ont le sentiment que leur destin est négligé et méprisé par les politiques, leur colère se distingue cependant de la forme active et véhémente à laquelle pensait Aristote, pour qui l’expression publique du courroux était déjà une manière de compenser le dommage subi. Or ce qui monte aujourd’hui chez les Français ressemble bien plus à une colère silencieuse, collectivement partagée, mais rentrée.
À la différence de la colère classique, vengeresse, la colère française s’associe au sentiment tout aussi prégnant d’une impuissance collective, comme si les citoyens étaient devenus otages de querelles sur lesquelles ils n’ont pas de prise alors qu’elles les empêchent de vivre. Loin d’être éloquente et agissante, c’est donc une colère froide, mélange d’exaspération et de lassitude, de nervosité et de fatigue, de consternation et de détachement. Plus retenue que la haine, elle allie l’indifférence au sens du ridicule… “Quelle bande de clowns !”, entend-on de plus en plus. Reste à savoir si cette colère froide et retenue peut subsister longtemps sans se réchauffer et passer à l’action. Dans Colère et Temps (Libella-Maren Sell, 2007), le philosophe allemand Peter Sloterdijk proposait de penser la politique en termes “thymotiques” – de thymos, désignant en grec le cœur, les passions et les émotions. Dans cette perspective, il invitait à considérer les partis révolutionnaires du XXe siècle comme des “banques mondiale de la colère” dont la fonction avait été de collecter, placer et valoriser les colères dispersées dans le corps social en les échangeant contre des promesses d’action collective future. “La base de leur commerce, écrivait-il, est la promesse faite à leurs clients de déverser un profit thymotique sous forme d’une hausse du respect de soi et d’une capacité élargie à faire face à l’avenir s’ils renoncent au défoulement instantané de leur colère.” Depuis longtemps – c’est sans doute sa principale ambition –, Marine Le Pen a cherché à transformer le front de la haine et de la vengeance, créé par son père avec le FN, en une banque de la colère susceptible de prendre le pouvoir. Et c’est tout le sens de son attitude dans la crise actuelle. Si elle dénonce “un spectacle affligeant, désespérant et pathétique”, elle table sur le renoncement “au défoulement instantané de la colère” afin d’engranger, le temps venu, le maximum de dividendes politiques de ce précieux capital. Reste qu’elle n’a pas encore fait la démonstration qu’elle était capable de donner aux “avoirs en colère” une traduction sous la forme d’une politique qui “assurerait la hausse du respect de soi et une capacité élargie à faire face à l’avenir”, selon le schéma proposé par Sloterdijk. Sans compter que son accession au pouvoir pourrait provoquer la révolte de la France qui ne se se reconnaîtrait sans doute pas dans cette expression-là de la colère… C’est peut-être tout l’enjeu “thymo-politique” des mois à venir : à quelle banque politique les Français vont-ils vouloir confier leur froide colère ? »
octobre 202513.10.2025 à 15:54
hschlegel
Depuis plusieurs années, Jean-François Pradeau s’est lancé dans un lent mais ambitieux travail de retraduction de la Métaphysique d’Aristote, qui permet d’en renouveler l’approche. On vous explique comment, à partir du dernier volume qui vient de paraître : un tour de force où, par un judicieux choix de vocabulaire, Aristote soudain s’éclaire et devient accessible !
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Du temps où la métaphysique était une nouvelle discipline encore balbutianteLe problème avec la métaphysique, c’est qu’on ne sait pas très bien de quoi ça parle, ce que ça dit, bref : ce que c’est. Et ce problème n’est guère nouveau : rappelons que, dès l’origine, c’était à tâtons qu’Aristote (384-322 avant J.-C.) envisageait l’existence d’une toute nouvelle discipline, encore balbutiante donc, sans savoir ni exactement sur quoi elle devait porter ni même comment la nommer. Dans l’ouvrage auquel la postérité donnera le nom allusif de Métaphysique (c’est-à-dire ce qui est « après » ou « par-delà » la physique), Aristote nourrit en effet un projet inédit et qui se cherche encore – à savoir celui de poser les fondations d’une science qui, au lieu de se concentrer sur une certaine partie de tout ce qui est, puisse envisager ce tout lui-même, sans rien exclure, pour en faire comme tel son objet d’étude. Si la physique étudie les corps en mouvement et eux seulement, l’éthique examine l’action humaine, les mathématiques traitent des nombres et des figures, etc., peut-on concevoir une science qui soit cette fois-ci universelle, c’est-à-dire qui porte sur l’ensemble de ce qui est ?
L’objet de la métaphysiqueAinsi présentée, on voit mal comment on pourrait s’y prendre concrètement pour mener à bien ce projet. La perspective évoquée semble certes intellectuellement excitante mais difficilement réalisable, puisqu’à partir du moment où l’on tient le moindre propos sur quelque chose, on risque d’exclure autre chose. Aristote tergiverse et envisage différentes possibilités (au grand dam des commentateurs, qui passeront des siècles à se demander si ces différentes perspectives se recoupent ou non). Pour faire simple, deux grandes options se dégagent :
La métaphysique pourrait consister à rapporter tout ce qui est à sa cause, qui est elle-même l’effet d’une cause antérieure, etc. En dernière instance, elle reviendrait alors à étudier Dieu comme l’origine ou la cause de toute forme d’être… et serait ainsi assimilable à la théologie.Mais elle pourrait aussi consister à étudier ce qui est, du simple point de vue que cela est, abstraction faite de ce que c’est. Une table est (une table), une idée est (une idée), un événement est (un événement)… et même si ces choses, abstraites comme concrètes, correspondent à des réalités différentes, elles ont toutes en commun d’être, tout simplement.Selon cette dernière interprétation, la métaphysique aurait pour objet « l’être », et chercherait à élucider la question suivante : qu’est-ce que l’être ? C’est du moins ainsi qu’on a l’habitude de traduire en français le questionnement aristotélicien, puisque le grec est sensiblement moins ambigu. « Être » en français est tantôt un verbe tantôt un substantif, tandis que le terme qu’utilise Aristote est un pur substantif, qui signifie « l’étant », ou donc « ce qui est » (en grec το ον – to on – d’où le nom d’« ontologie » donné à cette branche de la philosophie).
“On considère habituellement que la métaphysique a pour objet ‘l’être’ et cherche à répondre à la question suivante : qu’est-ce que l’être ?”
Tel est le choix de traduction fait par le spécialiste de philosophie antique Jean-François Pradeau : après Métaphysique, Livre Alpha (PUF, 2019), Bêta (PUF, 2021), Gamma (PUF, 2022), Delta (PUF, 2023) et Epsilon et Petit alpha (PUF, 2024), il vient en effet de publier sa traduction des deux livres centraux (Livres Zêta et Êta, PUF, 2025) qui s’écarte des traductions habituelles et rend l’intention aristotélicienne beaucoup plus claire. Afin de mieux le comprendre, comparons trois traductions d’un extrait particulièrement important du premier chapitre du livre Zêta, où Aristote recentre sa pensée pour donner une nouvelle formulation de ce qui lui semble la question centrale de la métaphysique, en déplaçant le questionnement :
Traduction la plus répandue
(J. Tricot, 1933)
Variante
(M.-P. Duminil et A. Jaulin, GF, 2008)
NOUVELLE TRADUCTION
(J.-F. Pradeau, PUF, 2025)
« En vérité, l’objet éternel de toutes les recherches, présentes et passées, la question toujours posée : qu’est-ce que l’Être ? revient à ceci : qu’est-ce que la substance ? C’est cette substance, en effet, dont les philosophes affirment, les uns, l’unité, d’autres, la pluralité, cette pluralité étant, pour les uns, limitée en nombre, et pour d’autres, infinie »
« La question que l’on se pose chaque fois, autrefois comme maintenant, et qui est chaque fois source de difficulté : “Qu’est-ce que l’être ?” équivaut à la question : “Qu’est-ce que la substance ?” En effet, les uns affirment que l’être est un, les autres qu’il y en a plusieurs, soit en nombre fini, soit infini »
« La question qui se pose toujours et qui toujours fait difficulté, “qu’est-ce qui est ?”, cette question est celle de savoir ce qu’est la réalité (les uns affirment en effet qu’il s’agit d’une seule chose, les autres qu’il y en a plusieurs, d’autres qu’elles sont en nombre limité et d’autres en nombre illimité) »
La différence est patente entre les trois traductions, ou plus exactement entre les deux premières traductions (qui sont assez proches) et la dernière. Autant le questionnement aristotélicien semble pompeux quand il porte sur « l’être » – et plus encore quand on écrit cet « être » avec une grandiloquente majuscule, « l’Être » –, autant il devient plus accessible quand il s’exprime de manière plus concrète, comme la recherche de ce qui est. Aristote, ainsi compris, ne veut plus se lancer dans la quête improbable d’une entité inconnue mais interroge simplement et concrètement ce qui constitue le réel.
Parler de “réalité” plutôt que de “substance”, qu’est-ce que ça change ?La suite du passage est encore plus éloquente. Là où les traductions antérieures faisaient se demander à Aristote si ce mystérieux « l’être » était l’équivalent de « la substance », Jean-François Pradeau, plus modestement, ne parle que de « la réalité ». Choisir le terme de « substance » pour traduire le grec ουσία – ousia – posait de multiples difficultés, tant il semble surtraduit et lourd de sens, comme peut l’être un terme technique et savant, voire inquiétant… car on se met immédiatement à spéculer sur la nature de cette étrange substance, qui semble à la fois indéterminée et pourtant dotée d’une certaine sorte de permanence ou de subsistance. Dans ces conditions surtout, la métaphysique semble une affaire réservée aux initiés qui disposeraient des codes d’une terminologie spécifique ; et ce n’est pas un hasard si ce sont d’abord dans les écoles scolastiques que la traduction de ουσία par le latin substantia s’est imposée (avant de connaître un grand succès dans la philosophie moderne chez Descartes, Spinoza, et Hegel notamment), avant de se transmettre de génération en génération de philosophes.
“Avec cette nouvelle traduction, Aristote ne veut plus se lancer dans la quête improbable d’une entité inconnue ; il interroge simplement et concrètement ce qui constitue la réalité”
Dans la version de Jean-François Pradeau en revanche, on perd ce fil de tradition et de transmission mais l’on se met à reconsidérer la métaphysique avec des yeux neufs, car le terme de « réalité » est plus neutre et banal, accessible à tout un chacun. Elle redevient un questionnement évident et quotidien, consistant à constater d’une part que « ce qui est » correspond à ce que nous considérons comme « réel », et d’autre part que tout le monde ne s’accorde pas sur la nature et l’extension de ce qui peut être légitimement considéré comme réel. À partir de là, bien sûr, les difficultés restent nombreuses et très ardues : y a-t-il une seule réalité au-delà des apparences ? Les différentes réalités sont-elles au contraire les diverses choses qui nous environnent, et alors sont-elles toutes de nature sensible et corporelle ou en existe-t-il de nature intelligible ? La réalité n’est-elle pas toujours un composé de matière et de forme ? Ce qui fait la réalité d’une chose est-il sa matière, son essence ou autre chose encore ?
Historiciser la métaphysiqueCe n’est là qu’un aperçu des questions qu’Aristote s’apprête à se poser, et le lecteur avec lui, dans le reste de la Métaphysique. Mais quoi qu’il en soit, l’on mesure de quelle façon une traduction permet d’éclairer profondément le sens d’un texte et la compréhension qu’on peut s’en faire. Et dans le cas d’un ouvrage qui a été aussi commenté que la Métaphysique, on pourrait dire que si elle eût été traduite autrement, c’est toute l’histoire de la philosophie qui en aurait été changée.
Disponible aux Presses universitaires de France, retrouvez toute la Métaphysique d’Aristote dans sa nouvelle traduction ici : Livre Alpha (2019) / Livre Bêta (2021) / Livre Gamma (2022) / Livre Delta (2023) / Livres Epsilon et Petit alpha (2024) / et notamment les Livres Zêta et Êta (2025), centraux dans l’œuvre du penseur grec.
octobre 202513.10.2025 à 12:29
hschlegel
Revenir occuper un poste que l’on a volontairement quitté : quelle idée ! C’est pourtant un phénomène de plus en plus courant... et qui ne touche pas que les ministres : celui du « salarié boomerang », nouveau chouchou des DRH. Nos confrères de Philonomist nous expliquent le concept, dans un article en accès libre.
octobre 202513.10.2025 à 08:00
nfoiry
Alors que nous l’éprouvons tous les jours, la fatigue a rarement été abordée par les philosophes. Pourtant, cet état épouse l’histoire de la pensée, comme nous vous proposons de le découvrir dans notre nouveau numéro avec Sénèque, Simone Weil et Jonathan Crary.
octobre 202512.10.2025 à 08:00
nfoiry
Denis Moreau était en retraite dans un monastère quand nous lui avons adressé ce Manifeste pour un nouvel athéisme de quatre esprits brillants et polémiques qui mettent à l’index le renoncement des croyants à argumenter. Dans notre nouveau numéro, le philosophe chrétien, qui publie en cette rentrée Tous hérétiques ?, a accepté de les lire et de se faire l’avocat… de Dieu.
octobre 202511.10.2025 à 07:00
nfoiry
Comment s’ouvrir à l’autre, se risquer à aimer, s’engager dans l’action sans s’y abîmer ? Avec son nouvel essai La Déprise, Clotilde Leguil prend ces questions à bras-le-corps. Dans notre dernier numéro à retrouver également chez votre marchand de journaux, elle nous expose sa démarche, au croisement de la littérature, du cinéma, de la philosophie et de la psychanalyse.
octobre 202510.10.2025 à 17:42
hschlegel
Nouvelle Vague, le dernier film de Richard Linklater à l’affiche en ce moment, ne trompe pas son monde avec un tel titre. Il y est bien question de Godard, Seberg, Belmondo… et de toute la bande, en retraçant la genèse d’une petite révolution au cinéma : le tournage d’À bout de souffle. Pour Ariane Nicolas, le cinéaste réussit à proposer une mise en scène joueuse et rythmée, qui évoque la patte Godard sans tomber dans le pastiche.
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Ce texte est extrait de notre newsletter hebdomadaire « Par ici la sortie » : trois recommandations culturelles, éclairées au prisme de la philosophie, chaque vendredi soir. Abonnez-vous, elle est gratuite !
« Ah, la jeunesse ! La grande affaire de Richard Linklater. Le réalisateur de Dazed and Confused, de la trilogie des Before (Sunrise, Midnight, Sunset) et de Everybody Wants Some filme à nouveau une bande de jeunes avec Nouvelle Vague, présenté au dernier Festival de Cannes. Et pas n’importe quelle bande : celle qui a tourné À bout de souffle, le premier long-métrage de Jean-Luc Godard (incarné ici par le remarquable Guillaume Marbeck). En 1959, Godard n’a que 28 ans mais se sent déjà vieux : “C’est trop tard”, se lamente-t-il devant la troupe des Cahiers du cinéma. Ses acolytes Truffaut, Rohmer ou Chabrol ont déjà sorti leurs premières œuvres. Lui, plus exigeant et crâne, attend son moment. Gauguin, qu’il cite, disait : “L’art, c’est soit du plagiat, soit la révolution.” Godard trouve un producteur, pique une idée dans le Nouveau Détective et fait enfin sa révolution. Vingt jours de tournage avec Jean Seberg et Jean-Paul Belmondo, pas de scénario ni de prise de son directe, des acteurs déboussolés par un cinéaste parlant en aphorismes et qui fait ce qu’il veut. L’improvisation, seule méthode pour “saisir la réalité au hasard” ? Godard, qui filme un voleur en cavale, est lui-même un petit filou. S’il prétend rechercher la “spontanéité” et “l’inattendu”, son film fonce en sens inverse : les dialogues ont l’air artificiels, le son est rajouté en post-production, le montage est saccadé. Il veut incarner un nouveau présent mais vise surtout “l’immortalité”... Le titre choisi témoigne de ces paradoxes : jeune, son personnage est déjà à bout de souffle ! “Prouvons que le génie n’est pas un don mais l’issue qu’on invente dans les cas désespérés”, disait Sartre – cité aussi. Dans Nouvelle Vague, la jeunesse apparaît pour ce qu’elle est : un mythe élaboré en temps réel. Toute jeunesse s’invente et se déploie en fonction du mythe qu’elle entend (plus ou moins consciemment) devenir. Comme tout mythe, montre Linklater, la jeunesse est un mensonge. Mais un mensonge qui dit vrai. »
Nouvelle Vague, de Richard Linklater, avec Guillaume Marbeck, Zoey Deutch et Aubry Dullin. En salles.
octobre 202510.10.2025 à 15:22
hschlegel
Trump espérait le recevoir, mais c’est finalement la Vénézuélienne María Corina Machado qui s’est vu décerner le prestigieux prix Nobel de la paix pour son combat « en faveur d’une transition juste et pacifique de la dictature à la démocratie ». Portrait d’une dissidente qui bouscule les repères de la politique… et du Nobel.
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Selon le président du comité Nobel norvégien Jørgen Watne Frydnes, « María Corina Machado est l’un des exemples les plus extraordinaires de courage civique en Amérique latine ces derniers temps ». Née en 1967, fille d’un riche homme d’affaires à la tête d’une grande compagnie d’électricité et d’entreprises sidérurgiques, María Corina Machado est devenue, au fil des années, une opposante acharnée au régime de Nicolás Maduro. Elle « a été une figure clé de l’unité au sein d’une opposition politique autrefois profondément divisée ». En 2002, elle participe à la tentative de coup d'État contre Hugo Chavez. En octobre 2023, elle remportait la primaire de l’opposition en vue de l’élection présidentielle, avant que sa candidature ne soit interdite. Dès lors, « Madame Machado a été contrainte de vivre dans la clandestinité. Malgré les graves menaces qui pèsent sur sa vie, elle est restée dans son pays, un choix qui a inspiré des millions de personnes ».
L’héritage ambigu de BolivarElle est depuis surnommée la libertadora (« libératrice »), en référence au libertador Simón Bolívar, le père de l’indépendance des nations sud-américaines. Si l’héritage de ce dernier est également revendiqué par le camp adverse, qui voit en lui un symbole de la lutte contre l’impérialisme étranger, les convictions politiques de Bolívar se rapprochent davantage de celles de Machado que des politiques socialistes de Maduro et de son prédécesseur Hugo Chavez. Influencé par la philosophie des Lumières, Bolívar était un partisan du libéralisme, critique du dirigisme économique. S’il fut tout particulièrement lecteur de Rousseau - parfois considéré comme un précurseur du socialisme -, il en retint surtout le « pouvoir des lois, plus puissant que celui du tyran, parce que plus inflexible », mais il se défiera des idées de participation directe du peuple au pouvoir politique. Du point de vue de Machado, le régime de Maduro emprunte à Bolívar ce qu’il y a de plus contestable et en rejette ce qu’il y a de meilleur : alors qu’il se présente comme un démocrate, Maduro n’a aucun respect pour la souveraineté populaire ; à la force de la loi, son régime autoritaire et policier a substitué le règne de l’arbitraire.
Une opposante néolibéraleÀ ce régime défaillant, qu’elle accuse d’avoir ruiné le pays, María Corina Machado oppose une « philosophie [qui] met l’accent sur la séparation des pouvoirs, l’indépendance de la justice, la presse libre et la protection des libertés civiles », écrit Alex Pierceman dans Maria Corina Machado and The Struggle for Democracy in Venezuela (« María Corina Machado et le combat pour la démocratie au Vénézuela »). Présentée comme une défenseur de la démocratie et de l’État de droit – elle avait déjà été récompensée du prix des droits de l’homme Václav-Havel en 2024 en tant que porte-voix des « aspirations claires du peuple vénézuélien à des élections libres et équitables, au respect des droits civils et politiques et à l’État de droit » –, Machado est avant tout une libérale ou, selon certains observateurs, une néolibérale. On ne s’en étonnera pas : l’Amérique du Sud a été l’un des premiers espaces d’expérimentation du néolibéralisme, sous la houlette des Chicago Boys. La philosophie de Machado « est enracinée dans les principes du capitalisme de libre marché, qu’elle considère comme le moyen le plus efficace de restaurer l’économie ébranlée du Vénézuela et d’améliorer la qualifie de vie de ses citoyens », résume Alex Pierceman. « Sa philosophie est fondée sur la croyance que les marchés, quand on leur permet de fonctionner librement, sont le mécanisme le plus efficace pour l’allocation des ressources et la génération de richesses. »
Admiratrice de Javier Milei… et proche de partis d’extrême droitePlus qu’à Bolívar, c’est à l’ultra-libérale Margaret Thatcher, la « dame de fer » britannique, Première ministre de 1979 à 1990, qu’on la compare le plus souvent. Machado lui rendait hommage dans un tweet de 2013 : « Margaret Thatcher a eu le courage de défendre ses valeurs toute sa vie contre tous ceux qui s’opposaient à elle. » Elle ne cache pas son affection pour les autres grandes figures du néolibéralisme : la philosophe Ayn Rand et les économistes Ludwig von Mises et Milton Friedman. Dans un post hommage de 2019, elle écrivait : « Aujourd’hui, nous nous souvenons du lauréat du prix Nobel d’économie Milton Friedman à l’occasion de son 107e anniversaire, pour sa grande contribution à la liberté économique et à ses idées qui fonctionnent ! Il suffit de regarder ce qu’elles ont accompli au Royaume-Uni, au Chili et aux États-Unis, en créant de la richesse au bénéfice de la société dans son ensemble. » Autant de figures partageant à différents degrés un rejet de l’interventionnisme étatique et la promotion d’une liberté économique qui, si elle trouve à se coupler à la défense de la liberté politique dans certains contextes autoritaires dirigistes, finit souvent par buter à l’exigence démocratique. La poursuite des intérêts particuliers, dans son individualisme, se heurte aux contraintes de l’intérêt collectif. Le droit, garantie de la libre entreprise soustraite à l’emprise de l’État, peut vite devenir un « problème » dès lors que la loi, enracinée dans la souveraineté populaire, entend réguler, réglementer.
Parmi ses contemporains, María Corina Machado a également salué la victoire de Javier Milei, et en août dernier, a remercié le président libertarien d’Argentine pour son « ferme soutien » pour « la liberté et la démocratie ». Que les deux trouvent à s’entendre face à un ennemi commun – le « régime narco-terroriste » de Maduro – ne fait évidemment pas de Machado une libertarienne sans concession. Mais sa philosophie s’inscrit, assurément, dans cette constellation de pensées plus ou moins radicales qui défendent d’abord, au nom de la liberté et de la démocratie, une libéralisation de l’économie. Comme Milei, Machado soutient le parti Vox, qui entend fédérer les droites radicales d’Espagne et d’Amérique latine – elle a été, en 2020, signataire de la charte de Madrid initiée par la formation politique. Bref, si Trump n’a pas remporté le Nobel de la paix, le prix a échu à une femme politique qui partage à certains égards sa vision du monde. Dans un contexte international tendu, Machado soutient d'ailleurs une intervention américaine pour renverser le régime de Maduro.
octobre 202510.10.2025 à 12:00
hschlegel
Dans sa dernière note, la Banque centrale européenne recommande à tous les citoyens européens d’avoir toujours “entre 70 et 100 euros” en espèces chez eux, de sorte à pouvoir faire face à une crise imprévue. À suivre La Philosophie de l’argent de Georg Simmel, ce conseil témoigne d’un recul de la confiance dans l’État.
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« Keep calm and carry cash » (« Restez calme et conservez du liquide sur vous ») : un titre aux allures de western pour la dernière note de la Banque centrale européenne (BCE), publiée le 23 septembre 2025. Le texte incite les ménages à mettre de côté suffisamment d’argent liquide pour couvrir leurs besoins élémentaires pendant 48 à 72 heures en cas de force majeure, soit entre 70 et 100 €. Francesca Faella et Alejandro Zamora-Pérez, les deux économistes derrière ce rapport, tirent des leçons de quatre crises majeures qui ont émaillé le XXIe siècle en Europe : la crise grecque de 2015, la pandémie en 2020, la guerre en Ukraine en 2022 et le blackout qui a privé une partie de l’Espagne d’électricité en avril dernier. À chaque fois, le recours systématique et massif aux liquidités s’est avéré un levier individuel pour faire face à l’incertitude, ainsi qu’un formidable tampon pour ménager les échanges à l’échelle locale. Ils vont jusqu’à parler de l’argent en espèces comme d’une « roue de secours monétaire » : inutile dans la plupart des cas, mais essentielle en cas de choc systémique – cyberattaque, panne, crise bancaire. Bizarre, quand on sait que le refuge dans le cash est généralement un symptôme de défiance envers les institutions.
Du métal précieux au bout de papier : une question de confianceLe philosophe allemand Georg Simmel (1858-1918) montre dans sa Philosophie de l’argent (1900) que le passage de l’argent-substance à l’argent-signe n’a pu s’effectuer que lorsque s’était établi un certain lien de confiance naturelle entre l’individu et la société. Lorsque l’État central n’était pas constitué et qu’aucune autorité ne garantissait la stabilité de la monnaie, les fonctions monétaires étaient remplies par un support qui avait en soi de la valeur (par exemple, de l’or ou un métal précieux). Cela limitait la création monétaire, tout en étant un gage de stabilité. Si les institutions étatiques font leur travail, nul besoin de se réfugier dans la matérialité – on peut se contenter de passer à la caisse les yeux fermés, puisque l’État garantit silencieusement tous mes achats. Pour Simmel, cette oscillation de l’abstraction vers la matière est significative : « L’argent ne devient véritablement tel que dans la mesure où la substance recule. » Autrement dit, la valeur monétaire s’établit quand l’attachement à la substance (le métal, la matérialité) s’efface ; mais revenir à insister sur la substance (au cash) révèle-il un retour de la défiance face à l’abstraction du crédit et aux promesses sociales de stabilité ?
Pas de conclusion hâtive !Que la BCE conseille aux citoyens de stocker quelques espèces revient donc à réintroduire discrètement de la matérialité, là où la confiance devait suffire. Pas sûr, cependant, que la BCE ait préparé un scénario de fin du monde. Elle s’est d’ailleurs engagée depuis quelques années à développer un euro numérique, qui assurerait la transition vers l’ère digitale tout en préservant la souveraineté stratégique de l’Europe. La prudence monétaire est ici une stratégie de robustesse low tech plutôt qu’un coup de tonnerre alarmant.
octobre 202510.10.2025 à 10:14
hschlegel
L’écrivain hongrois László Krasznahorkai a été couronné par l’académie Nobel le 9 octobre 2025, à 71 ans, pour son « son œuvre fascinante et visionnaire qui, au milieu de la terreur apocalyptique, réaffirme le pouvoir de l’art ». Philippe Garnier nous introduit à son écriture qui, dans la veine de Kafka et de Thomas Bernhardt, se saisit des menaces en mode interrogatif.
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Qu’est-ce qu’une apocalypse ? Dans la langue courante, il s’agit d’une fin du monde violente, mais ce mot, dans son sens littéral, signifie aussi « dévoilement » ou « révélation ». Cette ambivalence, l’œuvre de László Krasznahorkai – couronné par le prix Nobel de littérature 2025 – la porte à son paroxysme. Dans La Mélancolie de la résistance, son deuxième roman publié en 1989, un malaise indéfinissable règne sur une petite ville de province hongroise. Chaos visible ou désintégration sournoise ? Dans le sillage de Franz Kafka et de Thomas Bernhardt, la menace, vécue par différents personnages, n’est jamais nommée, mais elle prend figure dans une baleine empaillée, exhibée par un cirque. Susan Sontag avait alors qualifié l’auteur de « maître de l’apocalypse ». Depuis, l’œuvre de Krasznahorkai n’a cessé de faire surgir des voix d’imprécateurs, de prophètes à la vie souvent insignifiante, annonçant quelque chose qui relève de la fin du sens plutôt que de la fin matérielle du monde. Cette noirceur, cet effacement de tout horizon, cette description asphyxiante de la « non-vie », atteignent sans doute leur point culminant avec Le baron Wenckheim est de retour, publié en français en 2023.
“L’œuvre de Krasznahorkai est emplie d’imprécateurs, de prophètes à la vie souvent insignifiante, annonçant quelque chose qui relève de la fin du sens plutôt que de la fin matérielle du monde” Philippe Garnier
Mais à ce fil « apocalyptique » – au sens de la langue courante – se noue un autre fil, attentif au dévoilement, à la révélation. Ainsi, Seiobo est descendue sur terre, recueil de nouvelles paru en français en 2018, met en scène des guetteurs de sens, déçus mais obstinés. Un gardien du Louvre s’y sent inexplicablement lié à la Vénus de Milo. Il essuie les railleries de ses collègues et contemple toute sa vie cette œuvre issue d’un monde ancien, disloqué, effacé. Un restaurateur de sculptures japonais médite sur une statue du Bouddha endommagée et se demande comment lui rendre sa mystérieuse aura. Très longues mais scandées, se chargeant de souffle au lieu de s’épuiser en chemin, les phrases de Krasznahorkai portent à la perfection la recherche inlassable d’un sens non pas transcendant mais immanent au monde, qui ne se laisse entrevoir que pour mieux se dérober.
C’est aussi de l’histoire – celle de la Hongrie, son pays natal où il est né en 1954, et au-delà, l’histoire de l’Europe – que se nourrit la pensée de l’écrivain. Dans un entretien avec Damien Marguet, publié par la revue Passés Futurs en 2020, l’écrivain compare la vérité des historiens à celle de l’art et de la religion. Il dit :
“Ces trois approches intellectuelles parlent de ce combat, et non de la vérité. Vis-à-vis de ces trois formes d’expression, nous n’avons qu’une seule attitude à adopter : faire passer leurs messages du mode affirmatif au mode interrogatif. Pour chaque phrase de Bouddha, de Dante et d’Hérodote, nous devons remplacer le point final par un point d’interrogation”
László Krasznahorkai, entretien avec Damien Marguet, à lire en intégralité sur le site de recherches en sciences sociales Politika.io (2020)
Tel serait l’un des sens de cette œuvre à plusieurs visages : exorciser les cauchemars légués par l’histoire humaine, en déblayer les scories, pour faire place nette à une question – sans réponse, certes, mais rendue à sa pureté.
octobre 2025