03.05.2025 à 15:00
hschlegel
Cœur battant du groupe de rock Dionysos, écrivain à la plume atypique, Mathias Malzieu se dévoile dans un nouveau roman où il raconte son deuil de la paternité, L’Homme qui écoutait battre le cœur des chats (Albin Michel, 2025). Amateur de poésie, celui qui se définit comme « créateur de monde » l’est aussi de philosophie. Nous l’avons rencontré sur l’eau, entre sa péniche et son paddle. Portrait.
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C’est sur sa péniche que Mathias Malzieu nous accueille. Le « vieil enfant à vibrisses », comme il se désigne dans son roman, porte T-shirt, casquette Stars Wars et veste de costume marron glacé. Il nous présente les deux stars de son récit, un Scottish straight beige tirant vers le marron et un British shorthair noir aux yeux orange, qui lézardent contre la vitre sur laquelle se réfléchit le soleil. Trois grattouilles et puis s’en va. Car l’essentiel se passe au sous-sol : il faut descendre quelques escaliers pour pénétrer dans son atelier, là où la magie opère. On ne peut pas dire que la décoration, à l’allure surréaliste, fait dans le minimalisme. C’est un beau capharnaüm. Un cocktail dionysiaque, mélange de mille mondes. Des guitares accrochées au mur, toutes sortes de décorations, de livres et d’éléments de pop culture. On ne sait où donner de la tête tant des milliers d’imaginaires se côtoient, de Tim Burton à Lewis Carroll en passant par Jean Cocteau et Star Wars. Peut-être vers ce grammophone des années 1930, que l’occupant des lieux nous branche. Nous voilà plongés un siècle en arrière. Un hamac traverse l’atelier. Du hublot, on suit d’un peu plus près le cours du fleuve. « C’est le pays des reflets », avance le chanteur de Dionysos. Le lit de la Seine, en bordure de sa péniche, est pour lui un royaume. Celui des songes, de l’imagination. C’est près de lui qu’il passe le plus clair de son temps, à fendre le courant avec sa pagaie, debout sur son paddle. Une échappatoire pour le miraculé, greffé de la moelle osseuse après une grave maladie il y a une dizaine d’années. Son histoire est celle d’une résilience à tous crins. De cette période difficile, il tire un roman, Journal d’un vampire en pyjama (2016). Depuis, il prend la vie avec légèreté et ivresse. Non pas comme une urgence, mais avec intensité. Pour faire honneur à ce supplément de vie, à ces « dix ans de bonus », aime-t-il dire. Et la poésie comme la philosophie l’y aident.
Raconter le chagrin de la perteAllongé dans un hamac rouge vif façon séance de psychanalyse, l’écrivain-chanteur revient sur son dernier ouvrage, dans lequel il raconte comment sa femme a subi une fausse couche qui a failli lui coûter la vie, et le deuil qu’il a dû faire de son désir d’enfant. « J’ai écrit une première version du livre qui s’appelait Réparer l’enfant, sans les chats. C’était deux chapitres : la vie qu’on a aujourd’hui et la vie qu’on aurait eue s’il y avait l’enfant », avance-t-il. Même si le dispositif était pour lui très excitant, il s’est rapidement essoufflé. « Une petite victimologie insidieuse s’installait », précise-t-il sans ambages. Alors il a fallu changer radicalement de cap. Cesser la « victimologie » pour mieux s’abandonner à l’écriture et à son histoire. Et passer par les chats. « Un jour, dans ce hamac, il y avait un recueil de poèmes qui traînait et June l’a mâchonné », glisse-t-il avec un léger sourire qui point sous sa moustache. « Je me suis dit qu’elle pourrait, comme nous on dévore les livres, se nourrir de littérature et prendre la parole. » Passer par les chats lui a permis un « humour poétique » en allant, paradoxalement, « plus profond » que dans la première version du livre. Mais il ne s’est pas arrêté là. Comme pour la fable gothique de La Mécanique du cœur (2007, adapté en film en 2013) et L’Extraordinarium (2023), recueil de nouvelles surréalistes, il a sorti un album en parallèle du roman, qu’il décline actuellement en spectacle. Un show hybride entre théâtre, concert et lecture, qui touche en plein cœur, partout où il passe. Dans la vie qu’il mène aujourd’hui, le chanteur de Song for Jedi (2002) place à équidistance la littérature et la musique. Comme pour dire que sans l’un ou l’autre, il n’est plus tout à fait lui-même et que sa vie est incomplète.
La littérature est une façon d’être au monde…Mathias Malzieu est un conteur à vif. Pour ce grand sensible, tous les romans sont autobiographiques, et la littérature une façon d’être au monde. Il cite volontiers le poète austro-hongrois Rainer Maria Rilke et sa notion d’arrière-plan. « Rilke dit que le plus important, c’est l’arrière-plan. Et pour moi, l’immersion, c’est plus important encore que l’inspiration », abonde-t-il. L’arrière-plan va au-delà de l’immédiateté des choses pour sonder une autre réalité, plus immersive mais produit de l’activité humaine. Dans Note sur la mélodie des choses (1898), le poète précise : « Une fois qu’on a découvert la mélodie de l’arrière-plan, on n’est plus indécis dans ses mots ni obscur dans ses décisions. C’est une certitude tranquille née de la simple conviction de faire partie d’une mélodie [...] et d’avoir une tâche déterminée au sein d’une vaste œuvre où le plus infime vaut exactement le plus grand. » Selon Rilke, c’est dans l’arrière-plan que les épanouissements ont lieu, que se situent « nos histoires » dont nous sommes des « titres obscurs ». « C’est là qu’ont lieu nos accords, nos adieux, consolation et deuil. C’est là que nous sommes, alors qu’au premier plan nous allons et venons », écrit-il. L’œuvre du truculent chanteur de Dionysos ne semble pas y déroger, qu’elle soit musicale ou littéraire.
…et la poésie une représentation du réelSon arrière-plan, c’est la poésie, la musique, la philosophie, qui fonctionnent sur lui comme autant de petites consolations. En 2021, sa femme, la plasticienne et artiste Daria Nelson, lui a offert un petit carnet pour écrire des haïkus. Petit exercice quotidien, il les partage sur le réseau social Instagram… ce qui en pousse plus d’un à tenter l’exercice ! Bientôt à 1 400 haïkus, il compte même demander à entrer dans le Livre Guinness, lui qui a toujours voulu être champion du monde de quelque chose, « peu importe de quoi, l’élevage de hamsters m’aurait convenu aussi ». Mais à être créateur de monde, n’a-t-on pas peur de ne pas se raccrocher au réel ? La ligne est fine, convient celui pour qui écrire un roman, c’est forcément être le « démiurge » de quelque chose. « Pour moi, la poésie c’est le réel », assène-t-il après quelques secondes. « On nous fait croire que le poète ou le rêveur, c’est le déconnecté, c’est Peter Pan, c’est l’enfant qui ne veut pas grandir ». Billevesées pour l’écrivain. La poésie n’est pour lui rien de moins qu’une « hyperconnexion » avec les sens, qu’il s’agisse de la lecture d’un recueil de poèmes, d’une balade en forêt ou… en paddle.
Les rêveries du pagayeur solitaireC’est sur ces mots qu’il nous invite à quitter le confort de son petit atelier pour s’extirper du train-train quotidien et oser une balade en paddle sur le lit placide de la Seine. Un de ses nombreux plaisirs : Mathias Malzieu cultive autant que faire se peut l’émerveillement dans les petites choses. C’est aussi un moment d’introspection, de réflexion, bien cher aux philosophes. Sans en être un, le chanteur-écrivain fantasque fait sienne la balade philosophique, comme Kant à Königsberg, Rousseau et ses rêveries solitaires en Suisse ou Nietzsche à Sils-Maria. Celui-là même qui disait, dans Ecce Homo (1908), que le plein air et l’activité étaient propices à la créativité.
“Être assis le moins possible ; ne pas ajouter foi à une idée qui ne serait venue en plein air, alors que l’on se meut librement. Il faut que les muscles eux aussi célèbrent une fête”
Friedrich Nietzsche, op. cit.
Armé d’une pagaie, Mathias Malzieu conte ses balades nocturnes, presque quotidiennes, à mesure que le paddle fend le courant et nous entraîne bien loin de sa péniche. Le plein air délie les langues. Ou il aide à penser. Même les questions les plus difficiles. Quand on lui demande ce qui le fait pleurer, son visage se ferme le temps d’un instant. Seuls le clapotis de l’eau et le vent qui bruisse dans les feuilles coupent un silence plus si léger. « Le vieillissement de mon papa », confie-t-il, arborant un triste sourire. « Dans le monde actuel, il y a mille raisons de pleurer, d’où l’importance de la poésie, des films, de l’altérité, pour résister humblement à ce monde complexe », poursuit-il. Et une question le tourmente : « Est-ce que je suis à la hauteur de ceux qui m’ont sauvé la vie ? Est-ce que j’utilise bien ma dose de vie supplémentaire ? » Soudain, un cri l’interrompt. Du hublot de sa péniche, un homme à lunettes l’apostrophe. « Tu ne parles pas qu’aux chats, finalement », raille-t-il d’un ton amical.
“La philosophie invite à accepter le temps et prendre compte de l’absurdité de l’existence”Entre deux coups de pagaie dans l’eau trouble de la Seine, Mathias Malzieu s’épanche sur son intérêt pour la philosophie. « Plus je vieillis, plus je m’intéresse à la philosophie, plus j’en ressens l’étoffe », précise-t-il. Il se souvient d’avoir lu, adolescent, La Naissance de la tragédie (1872), qui lui a fait « ressentir un souffle ». C’est ce livre qui l’a inspiré pour le nom de son groupe, Dionysos. Le savant mélange entre l’art apollinien et l’art dionysiaque. L’alchimie entre l’intensité de la vie et l’excitation fantaisiste et créatrice. En ce moment, l’écrivain relit Camus pour un futur ouvrage qui prendra place dans l’Algérie des années 1950. Il ne cache pas son affection pour le philosophe de l’absurde. Le prix Nobel de littérature est pour lui le « chantre courageux de la nuance », qui n’est pas cette « zone de gris faiblarde et molle ». Camus s’est trompé, s’est parfois querellé. En témoigne sa brouille avec Sartre. Mais c’est justement ce qui lui donne une substance, appuie-t-il : « Pourquoi la pensée de Camus est si riche ? Parce qu’il s’est trompé plein de fois. Ces erreurs ont fait évoluer sa pensée. » Et dans un monde de plus en plus troublé, il estime fondamental de se replonger dans L’Homme révolté (1951).
“Pourquoi la pensée de Camus est si riche ? Parce qu’il s’est trompé plein de fois” Mathias Malzieu
L’écrivain prend aussi plaisir à lire Le Mythe de Sisyphe (1942), dont il se nourrit. « La philosophie invite à accepter le temps, à prendre compte de l’absurdité de l’existence, comme explique Camus », développe-t-il. Mais aussi de la souffrance. Du deuil. Des fantômes dans le creux de l’épaule. Autant d’expériences universelles. Suivant l’intuition nietzschéenne, qui veut que la certitude rende fou, Mathias Malzieu se tient à distance de celles-ci, contre lesquelles il tente de se « vacciner ». Chez Camus, l’incertitude, comme un écho, se « résout en œuvre d’art ». Entre deux phrases sur son rapport à la philosophie et ses influences musicales (The Doors, Nirvana, Velvet Underground, PJ Harvey ou encore Philippe Katerine et Miossec), le parolier prend le temps de s’émerveiller. « Je ne me lasse pas des dessins que le ciel fait sur l’eau », glisse-t-il. Quelques minutes plus tard, il s’exclame avec un regard presque enfantin : « Regardez, derrière vous, un héron ! C’est génial non ? » Mathias Malzieu semble avoir trouvé la recette. Entre vie active et contemplation, l’écrivain-musicien tisse sa toile, et appréhende l’existence comme un funambule sur une ligne de crête. Son univers ne s’essouffle pas et continue de fasciner. Peut-être parce qu’il parle au plus grand nombre et qu’il exalte la meilleure part des hommes comme la pire. Peut-être parce que son œuvre est immersive et peut toucher chacun d’entre nous. Les férus de littérature, de poésie et de mondes merveilleux. Les angoissés, les esseulés, les malheureux et les amoureux. Mais elle parle surtout à la petite part de mystère qui sommeille en chacun de nous. « L’œuvre la plus haute sera toujours celle qui équilibrera le réel et le refus que l’homme oppose à ce réel », affirme Camus dans Discours de Suède (1957). Et ça, le poète à vibrisses semble l’avoir bien compris.
L’Homme qui écoutait battre le cœur des chats, de Mathias Malzieu, vient de paraître aux Éditions Albin Michel. 208 p., 19,90€ en édition physique, 12,99€ en version numérique, disponible ici.
mai 202503.05.2025 à 08:00
nfoiry
L’un est cinéaste, l’autre écrivain. Dans son film Emilia Pérez, Jacques Audiard met en scène la tentative de rédemption d’un chef de cartel qui change de vie et de genre. Au fil de ses romans, Emmanuel Carrère s’est interrogé sur les revirements de figures fascinantes, de l’assassin Jean-Claude Romand à saint Paul. Parmi les questions qui les animent tous deux : peut-on revenir sur le passé ? Et surtout : peut-on véritablement changer ? Une rencontre exceptionnelle à retrouver également dans notre nouveau numéro, disponible chez votre marchand de journaux.
mai 202502.05.2025 à 15:29
hschlegel
Deux cents ans après l’imposition par la France d’une dette colossale au nouvel État haïtien pour la reconnaissance de son indépendance, le président Emmanuel Macron reconnaît une injustice historique envers cette ancienne colonie. Autrice d’un essai qui vient de paraître en français, Réparations. Combats pour la mémoire de l’esclavage (XVIII-XXIe siècle) (Seuil, 2025), l’historienne brésilo-américaine Ana Lucia Araujo retrace l’histoire ambivalente de la notion de « réparation ».
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Vous montrez que la demande de réparations a une longue histoire, même si le terme n’a pas toujours été utilisé. Depuis quand parle-t-on de “réparations“ ?
Ana Lucia Araujo : Le terme « réparation » commence à être utilisé notamment à partir du XXe siècle dans le domaine du droit international à la suite des débats concernant les réparations accordées aux nations pour les dommages subis en temps de guerre – on parle ici des réparations payées par l’Allemagne à la suite de la Première Guerre mondiale. C’est donc au début du XXe siècle que les acteurs sociaux demandant des réparations pour l’esclavage commencent à utiliser ce mot. Avant, du XVIIIe jusqu’à la fin du XIXe siècle, ils avaient plutôt utilisé des synonymes comme correction, compensation, indemnisation, repentance, remboursement et restitution.
➤ Pour approfondir, et à lire aussi dans notre numéro en kiosque « Peut-on réparer ses erreurs ? » : Réparer les vivants… et l’histoire ? Enquête sur la question des réparations
Le terme est-il entendu de la même façon aux États-Unis, en Angleterre, en France... ?
Oui, je dirais que, de façon générale, le terme est entendu de la même manière dans ces différents pays, où l’on utilisait aussi différents synonymes pour référer à l’idée de réparations des torts du passé. Cependant, comme je le montre dans le livre, les demandes de réparations peuvent compter une simple dimension symbolique, comme elles peuvent mettre en avant un aspect à la fois financier et matériel.
“Les demandes de réparations peuvent compter une simple dimension symbolique, comme elles peuvent mettre en avant un aspect à la fois financier et matériel” Ana Lucia Araujo
La notion de réparation renvoie à la volonté de corriger les erreurs du passé. Mais se concentre-t-elle sur le passé ou sur l’avenir ? Quand les dirigeants disent qu’il faut se tourner vers l’avenir et “tourner la page”, est-ce une façon commode de se débarrasser du sujet ?
C’est une excellente question. Je dirais que les réparations se concentrent sur le passé et le présent car l’esclavage et la traite esclavagiste sont des atrocités commises dans le passé et les victimes elles-mêmes, de façon individuelle ou de façon collective, ont commencé à demander des réparations depuis au moins le XVIIIe siècle. Sauf quelques cas individuels, les réparations financières ou matérielles n’ont jamais été accordées aux anciens esclaves, si bien que leurs descendants ont continué à formuler des demandes durant le XXe siècle. Et si ces demandes continuent d’exister, c’est à cause de la persistance des inégalités, en grande partie issues de ces atrocités passées. La question est : comment peut-on tourner la page et se tourner vers l’avenir quand les populations racialisées, dont les ancêtres ont été mis en esclavage, continuent d’être discriminées et à vivre dans la pauvreté, souvent sans espoir d’un avenir prospère ? La seule façon de tourner la page est de faire face au passé.
Qu’est-ce qui a changé depuis 2017 et la première édition de votre livre ?
La nouvelle édition du livre, sur laquelle la traduction française est basée, comprend un nouveau chapitre sur les développements internationaux récents autour des demandes de réparations, notamment aux États-Unis, y compris l’intensification de ces demandes à la suite de l’assassinat de George Floyd. La nouvelle édition incorpore aussi les études publiées entre 2016 et 2022. Chaque chapitre comprend une liste de lectures suggérées ainsi que des sources primaires – correspondances, manifestes, législation – traduites et transcrites.
“Le fait qu’on s’éloigne de plus en plus de la période de l’esclavage et que les victimes ne soient plus parmi nous n’aide pas à résoudre le dilemme de qui ‘réparer’, et comment” Ana Lucia Araujo
Vous consacrez plusieurs pages à Haïti. De quoi ce cas est-il emblématique ?
Alors que partout dans les Amériques, les anciens propriétaires d’esclaves ont obtenu d’une façon ou d’une autre des compensations financières au cours du processus d’abolition de l’esclavage, le cas d’Haïti est emblématique car c’est la seule nation des Amériques qui a aboli l’esclavage à travers une révolution menée par des anciens esclaves et qui a aussi établi son indépendance. Cependant en 1825, la nouvelle nation noire a dû payer un montant exorbitant à titre d’indemnisation financière à la France pour avoir son indépendance reconnue. Cette rançon, comme on le sait, a entraîné une longue dette qui a compromis pour toujours le futur de la nouvelle nation.
Comment comprenez-vous les difficultés à accorder des compensations financières ?
Il y a de nombreuses difficultés. Les victimes directes de l’esclavage ne sont plus vivantes, et même quand elles étaient vivantes, les réparations leur ont été niées. Aujourd’hui, la difficulté est encore plus grande car les descendants des personnes mises en esclavage sont désormais séparées de plusieurs générations de leurs ancêtres asservis. L’esclavage et la traite esclavagiste sont des atrocités commises sur plus de trois siècles dans un cadre de « légalité », même si plus d’un million de personnes ont été mises en esclavage dans les Amériques, notamment au Brésil, durant la période où la traite était illégale et ces personnes et leurs descendants sont presque tous restés en captivité jusqu’à la fin de l’esclavage. De plus il n’y a toujours pas de consensus parmi les différents groupes et organisations, dans plusieurs pays des Amériques, par rapport aux possibles montants des réparations financières, sur qui devraient les payer et qui devraient les recevoir. Le fait qu’on s’éloigne de plus en plus de la période de l’esclavage et que les victimes ne soient plus parmi nous n’aide pas à résoudre ce dilemme.
Réparations. Combats pour la mémoire de l’esclavage (XVIII-XXIe siècle), d’Ana Lucia Araujo, vient de paraître en trad. fr. aux Éditions du Seuil. 416 p., 25€, disponible ici.
mai 202502.05.2025 à 13:21
hschlegel
Plaquer Paris pour s’installer en province : c’est un fantasme que caressent huit cadres parisiens sur dix. Dans le premier volet de cette enquête, où témoigne notamment l’écrivain Nicolas Mathieu, on se demande ce qui peut pousser à quitter la capitale et ce qui, au contraire, retient. Car, malgré tous ses défauts, la vie à la capitale peut vite tourner à l’addiction…
Une enquête en deux temps, proposée par notre consœur Athénaïs Gagey pour le magazine Philonomist, exceptionnellement disponible en accès libre.
mai 202502.05.2025 à 08:00
nfoiry
Loin d'être un simple bilan rétrospectif de son œuvre, Vivre enfin (Plon), le nouvel essai de François Jullien, est un manifeste. Le philosophe y déploie une éthique volontariste où l’aspiration à vivre vraiment est un défi constamment relancé. Dans notre nouveau numéro, Martin Duru vous fait part de sa lecture enthousiaste.
mai 202501.05.2025 à 08:00
nfoiry
Dans son nouveau livre Enfanter une étoile qui danse (Armand Colin), la philosophe Elsa Godart donne voix à ces femmes qui, comme elle, élèvent leurs enfants toutes seules. Elle dénonce un abandon social mais s’émerveille de la capacité de faire du chaos quotidien une œuvre de joie. Dans notre nouveau numéro, Clara Degiovanni vous présente cette enquête bouleversante.
mai 202530.04.2025 à 18:30
hschlegel
« Il y a quelques jours, j’ai visité l’Exposition universelle d’Osaka. La capitale du Kansai avait déjà accueilli cette manifestation il y a un demi-siècle, et je me suis imaginé dans la peau d’un voyageur temporel glissant d’Osaka 1970 à Osaka 2025 : quelles différences entre les deux versions du futur ? Je vous résume : 2025 c’est comme 1970, mais en vieux.
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Selon la Convention de 1928 qui les réglemente, la raison d’être d’une Exposition universelle est de proposer “l’inventaire des moyens dont dispose l’homme pour satisfaire les besoins d’une civilisation”. Ce genre d’expos est bien d’autres choses aussi – parc d’attractions, office de tourisme, vitrine architecturale, etc. –, mais ladite raison est au cœur du projet né au temps des grandes utopies industrielles du XIXe siècle. Elle suppose d’offrir aux visiteurs un promontoire d’où ils pourront jeter un coup d’œil dans un futur piloté par de nouvelles machines et inventions. Et c’était l’ambition de l’Exposition universelle d’Osaka en 1970, sorte de couronnement du “miracle économique” qui a fait du vaincu de la Seconde Guerre mondiale la deuxième puissance industrielle parmi les démocraties occidentales. Mais le succès n’est pas seulement économique. Les ados des années 1970 s’en souviennent : la modernité, à l’époque, est largement portée par Sony, Panasonic, Nikon, Fuji et tous les barons de l’image et du son dont les bannières publicitaires flottent sur les grandes cités du monde occidental. Sans oublier les promesses fantasmatiques de la robotique, dont le Japon est alors le champion incontestable. “Le Japon est devenu le laboratoire d’une nouvelle culture”, écrit Noboru Kawazoe, l’un des penseurs en amont de l’expo d’Osaka ’70. Et il a raison. 64 millions de visiteurs (un record !) vont à l’époque se presser dans un décor architectural futuriste à souhait, où ils peuvent croiser des robots géants inspirés par le maître du manga Osamu Tezuka ou s’imaginer se prélassant dans une baignoire futuriste, sorte de suppositoire géant mi-plexiglas, mi-plastique, fonctionnant aux ultrasons. Dans le pavillon américain comme dans son homologue soviétique, les files s’allongent pour observer les roches rapportées de la Lune avec Apollo 11 ou admirer les Soyouz siglés “CCCP”. Mais le vrai marqueur du futur n’est pas tant l’espace que l’image : les visiteurs peuvent voir un film au format Imax, tester les premiers téléphones portables ou des “vidéophones”… Les nombreux reportages d’alors en témoignent, le futur vu d’Osaka ’70 est plutôt optimiste. On y enterre même solennellement une capsule temporelle, à ouvrir en 6970.
Qu’est-ce qui a changé en 55 ans ? Comme disait l’autre, il y a du bon et du neuf, mais le bon n’est pas neuf et le neuf n’est pas bon : j’ai retrouvé une nouvelle baignoire du futur, à peine améliorée (l’inventeur de la précédente a repris du service pour l’occasion). Moyennant une patience que je n’ai pas eue, j’aurais pu faire la queue quelques heures pour passer une “porte du futur” me permettant de rencontrer via une IA celui que je serai dans 25 ans (entre film catastrophe et film d’horreur). Découvrir des sneakers éternelles, à savoir des baskets faites d’un matériau qui “se régénère comme des cellules”, ou un “cœur” fabriqué à partir de cellules souches pluripotentes induites. Mais au fond, ce qui m’a frappé le plus dans cette exposition, c’est le vide abyssal de toute pensée du futur. À l’image de ce pavillon français qui célèbre les malles Vuitton et les (au demeurant très belles) robes Dior. Sans compter – ce devait être l’une des attractions phares de l’expo – une voiture volante misérablement tombée en panne avant son essai. La voiture volante imaginée par Robida à la fin du XIXe siècle comme symbole de l’impossibilité de notre temps d’imaginer un futur qui ne soit pas usagé ? Vivement le retour des utopies. »
avril 202530.04.2025 à 17:00
hschlegel
Les récents assassinats d’une lycéenne et d’un jeune musulman font l’objet de moult récupérations politiques. Un sujet demeure cependant absent du débat public : le manque cruel de psychiatres. Un refoulement de la folie qui puise ses sources dans notre tradition philosophique. L’analyse de Valentin Husson.
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Un lycéen, adorateur d’Hitler, a poignardé de cinquante coups de couteau une camarade ; un autre a assassiné de manière ignominieuse un fidèle musulman qui faisait la prière. Les responsables politiques s’écharpent sur les motifs de ces actes : on invoque tantôt l’islamophobie, tantôt le masculinisme ou encore l’écologie radicale… Dans ce brouhaha de récupérations politiciennes, peu de personnes parlent du manque cruel de psychiatres. Ces individus, peut-être psychotiques, auraient pu ou dû être pris en charge par des services spécialisés. Les personnes atteintes de troubles psychiques, hélas, n’intéressent personne. C’est pourtant un enjeu crucial pour notre société. Qui donc a peur de la psychiatrie ? Et pourquoi un tel refoulement de celle-ci ?
Pas de “folisophie”Les philosophes, il faut bien le dire, ont largement participé à ce déni. Pour quelle raison ? C’est que la philosophie s’est définie comme une maîtrise de soi. La philosophie est un exercice spirituel qui, par l’usage la raison, a pour but de nous rendre tempérants et sages. L’amour de la sagesse est la recherche de cette modération. Cette mesure constitue même la plus haute moralité de l’être humain, ainsi que le dit Aristote dans son Éthique à Nicomaque.
“La vertu morale est le juste milieu entre deux vices, l’un par excès, l’autre par défaut ; elle vise le milieu relativement à nous, tel que le déterminerait la droite raison, celle de l’homme prudent”
Aristote, op. cit.
Ainsi, seule la rationalité est estimable, et seule celle-ci est prise en compte par la philosophie. Le contraire de la sagesse est la folie. Quand Descartes, dans les Méditations métaphysiques (1641), doute de sa propre rationalité, il évoque la folie. Celle-ci balayerait le « je pense » et la certitude d’exister, en plongeant le sujet dans le vertige de ce qui abolit toute conscience et tout discernement du vrai et du faux. À chaque fois, la philosophie rejette le fou comme la part d’ombre de la raison, comme ce qui viendrait la menacer, comme ce qui inquiéterait son discours et ses fondations. C’est la philosophie elle-même qui se sauve dans ce geste d’exclusion en se protégeant de ce qui la défierait dans son raisonnement. Le philosophe n’est pas fou. La folie ne peut donc pas être philosophique. Il n’y a pas – pour reprendre un mot de Lacan – de « folisophie » (Séminaire XXIII, « Le Sinthome »).
“Si Foucault a fait entrer la folie comme objet digne d’intérêt pour la philosophie, il a dans un même geste a balayé la possibilité de la prendre en charge”
Ce geste d’exclusion aux marges de son discours, Foucault l’a repéré le premier dans son Histoire de la folie à l’âge classique. Le fou était, au Moyen Âge et à la Renaissance, accepté dans les frontières de la société ; il avait une fonction sociale, notamment celle d’être le fou du roi – seul habilité à dire la vérité au souverain –, on l’intégrait à un discours rationnel (avec le fameux Éloge de la folie d’Érasme), mais au tournant du XVIIe siècle, il fut mis au ban. On l’enferma dans un hôpital avec tous ceux qui étaient jugés déviants – pauvres, mendiants et prostituées. Au XIXe siècle, la psychiatrie prit le relais en médicalisant la folie et en l’enfermant dans une norme, opposant la normalité de la raison à la pathologie de la démence qu’il faudrait soigner. S’il faut reconnaître à Foucault d’avoir fait entrer la folie comme objet digne d’intérêt pour la philosophie, il faut aussi reconnaître que, dans un même geste, il a balayé la possibilité de la prendre en charge, en voyant simplement dans la psychiatrie un pouvoir médical sur les âmes qui serait constitutif d’une société de contrôle basée sur le biopouvoir.
“Ce n’est dès lors plus la folie que la philosophie exclut, mais la médecine et la psychiatrie”
Ce n’est dès lors plus la folie que la philosophie exclut, mais la médecine et la psychiatrie. Au motif que par leur normativité et leur scientisme, elles réduiraient l’individu à une donnée mesurable, à un objet qui ne serait plus sujet, et qui verrait par là sa liberté être niée en même temps que sa responsabilité morale. Le déterminisme (biologique ou non) n’a pas bonne presse chez les philosophes…
Rejet de la psychanalyseLa philosophie qui, pourtant, s’était définie avec Socrate comme la médecine de l’âme, se renie alors au XXe siècle, et elle exclut ce qui pourrait soigner la chose même qu’elle redoutait comme sa négativité. Du reste, ce n’est pas uniquement la psychiatrie qui est balayée d’un revers de main ; c’est aussi la psychanalyse. Celle-ci aura déclenché, dès son commencement, une résistance inouïe des philosophes. Karl Popper reproche à la psychanalyse de ne pas être une science ; Sartre critique sa dimension mécaniste qui évacue la liberté humaine et la responsabilité que l’homme a à l’égard de celle-ci (la mauvaise foi, c’est l’inconscient !) ; Foucault l’envisage comme une continuité de la normativité psychiatrique ; Deleuze comme un appareil répressif bourgeois qui empêche les flux révolutionnaires en réduisant tout au théâtre familial papa-maman-moi. Tous ces penseurs, donc, ont résisté à la psychanalyse, au sens même que l’on donne à la résistance dans une cure analytique : à savoir ce qui fait obstacle à tout accès à sa vérité psychique et inconsciente, et à toute possibilité de soigner ses symptômes, lesquels nuisent à la réalisation de son désir. La philosophie a été, et reste encore, une gigantesque entreprise de recouvrement des découvertes psychiatriques et psychanalytiques.
“La philosophie a été, et reste encore, une gigantesque entreprise de recouvrement des découvertes psychiatriques et psychanalytiques”
Cet ensevelissement est aujourd’hui plus que préoccupant. Car ce n’est pas exclusivement notre vieille philosophie, qui a tant fait pour nous, qui s’aveugle à ce propos, mais la société tout entière. Chacun sait qu’il y a comme une honte à parler de ses problèmes psychologiques. Qui avoue facilement qu’il est angoissé ? Qui ose parler librement de sa dépression ? Le burn-out est un voile de pudeur qui aujourd’hui délie les langues : « Non, ce n’est pas un épisode dépressif, c’est un épuisement professionnel. » Autre version pour dire : « Rassurez-vous, je suis un salarié discipliné, et si je suis malade, c’est que j’ai trop travaillé, c’est que j’ai été le bon élève du système capitaliste, dont je suis le serviteur volontaire. » Et comme par magie, la dépression devient socialement acceptable ! « Ah, ce n’est pas un trouble psychique, c’est une fatigue de besogneux ! » C’est que dans un monde où notre pensée a été largement déterminée par le contrôle et la maîtrise de soi – celle nommément du sage –, toute perte de contrôle ou de maîtrise équivaut à un naufrage dans la folie ou à un manque de courage. « Allez, ressaisis-toi, un peu de nerfs, ne te laisse pas aller ». Quand on veut, on peut.
Développement personnel contre thérapieLe développement personnel est le nom de cette culpabilisation des individus. Il ne fait qu’accompagner le dispositif époqual de la haine de soi, en produisant des injonctions intenables – et par conséquent culpabilisantes – de performance, de confiance en soi, de volontarisme, de contrôle de soi, de santé psychique et physique. Or notre corps est déterminé comme la pierre, chez Spinoza, dans son mouvement ; et la volonté, si elle ignore les causes inconscientes qui nous agitent, ne peut rien. Le développement personnel est ce discours illusoire qui nous culpabilise de ne pas réussir à éviter la chute des corps. C’est malgré nous que nous tombons en dépression, ou que nous angoissons. Le schizophrène, le paranoïaque ou le bipolaire n’y peuvent rien de leur pathologie. Mais ce caractère involontaire, au moins pour le névrosé ou le bipolaire, ne peut être une justification pour se défausser de son existence. La psychiatrie, dans sa dimension médicale, est là pour encadrer ces sujets et les accompagner, si nécessaire, par un protocole médicamenteux qui pourrait stabiliser leurs symptômes. Et la thérapie analytique vise à responsabiliser le sujet — contrairement à ce que suppose Sartre — en l’empêchant de se réfugier derrière son symptôme pour excuser ce qu’il n’est pas, ou ce qu’il n’arrive pas à devenir.
“La politique est le lieu privilégié du délire”
Pas plus que la pathologie est une excuse, elle ne peut expliquer tout entièrement les gestes criminels. Ce lycéen ne tue pas parce qu’il souffre d’une maladie mentale (à supposer que ce soit le cas), il tue parce que sa psychologie se mêle à un contexte politique. Est-ce ce que Lacan voulait dire, lorsqu’il formulait : « L’inconscient, c’est la politique » (Séminaire XIV, « La logique du fantasme ») ? Le lycéen qui délire sur Hitler comme le meurtrier qui délire sur l’islam sont les symptômes d’une politique polarisée par les extrêmes. C’est un cercle vicieux : ces individus fragiles, laissés sans prise en charge par une démission du politique, sont ensuite instrumentalisés pour accentuer les fractures partisanes – ce qui aggrave encore l’instabilité de ceux qui sont déjà fragilisés. La politique est le lieu privilégié du délire. Et lorsque les politiques eux-mêmes délirent, certains individus investissent leurs discours jusqu’à commettre l’irréparable. Il ne faudrait pas faire peser sur les seules et uniques épaules des malades des actes auxquels la société participe. Ce serait la double peine : déjà abandonnés par les autorités, ils seraient accusés de la panique ambiante et de l’extrémisation du monde.
Quand la paranoïa est au pouvoir, il ne faut pas s’étonner que des paranoïaques passent à l’acte. L’absence de soin et le déni politique arment parfois les psychotiques. Il n’y a pas de délirants politiques sans politiques délirants. Le refoulement a assez duré. La santé psychique des individus devrait être l’une des priorités de notre monde contemporain, mais pour cela, il nous faut sortir du déni et mettre en place une politique de la santé incluant la psychiatrie et la psychanalyse.
avril 202530.04.2025 à 15:40
hschlegel
Que devient le monde lorsque la fée électricité nous lâche ? Notre journaliste Alexandre Lacroix raconte son expérience de la grande panne à Séville, en Espagne, et puise dans sa lecture de Heidegger pour en tirer quelques leçons philosophiques.
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Je fais partie de ceux qui ont vécu de l’intérieur la panne d’électricité géante qui a frappé l’Espagne et le Portugal.
Ce lundi 28 avril 2025, j’étais à Séville. La panne est survenue dans la matinée, moment où je me promenais au hasard des rues dans le centre historique. Ce qui est révélateur de notre dépendance à la technologie, c’est que je me suis aperçu que quelque chose clochait non parce que j’ai remarqué une anomalie dans le monde réel, mais parce que je n’arrivais plus à faire fonctionner Google Maps, pour retrouver mon chemin vers la Fabrique de tabac où j’avais rendez-vous avec des amis. J’ai redémarré mon téléphone, ouvert et fermé l’application plusieurs fois, avant de comprendre que je n’avais plus de connexion Internet. J’ai voulu appeler mes amis pour les prévenir de mon retard, mais ne pouvais pas me servir du téléphone non plus, il n’y avait pas de réseau. C’est alors que les signes de la rupture de courant ont commencé à devenir patents. Je me suis mis à entendre de multiples sirènes de pompiers et de police. Comme les feux rouges de cette ville de près de 700 000 habitants se sont brusquement éteints, les collisions se sont multipliées, il y avait des accidents à tous les coins de rue. De gigantesques embouteillages ont commencé à se former aux carrefours. Les magasins étant éteints, l’une des premières pensées qui m’est venue est que, si la panne se prolongeait, on allait vers un monstrueux gaspillage alimentaire : l’ensemble du contenu des congélateurs, les viandes et les poissons, les glaces, les victuailles accumulées dans cette ville hyper-touristique allaient vite se trouver incomestibles…
Récalcitrance de l’utilAlors, j’ai repensé aux passages pompeux et artificiels de Martin Heidegger dans Être et Temps (1927), sur la « déshérence de l’util ». Dans notre civilisation technique et capitaliste, nous serions, d’après le philosophe allemand, perpétuellement préoccupés par nos activités de production et de consommation. Mais quand l’util – ou l’outil – vient à faire défaut, à dérailler, nous tenons l’occasion de quitter le mode de la préoccupation superficielle et de revenir à l’essentiel, nous sommes enfin disponibles pour une grande rencontre avec l’Être. Dans ma fiche de lecture d’étudiant, j’avais résumé ces passages ainsi : « 1) Quand l’outil est endommagé, il surprend (mode de la surprenance) ; 2) il arrive aussi qu’il n’y ait pas moyen de mettre la main sur l’util (importunance) ; 3) il arrive que quelque chose se mette en travers de la route (récalcitrance). » Surprenance, importunance et récalcitrance seraient des expériences libératrices pour l’humain de l’ère industrielle, selon Heidegger. Fichu idéalisme allemand ! Franchement, ce que je n’ai pas tardé à comprendre, c’est qu’une masse énorme d’emmerdements n’allait pas tarder à s’accumuler.
“Selon Heidegger, quand l’‘util’ – ou l’outil – vient à dérailler, nous tenons l’occasion de revenir à l’essentiel”
Il n’était plus possible de payer par carte bleue, et bien sûr, j’ai perdu l’habitude de garder du liquide sur moi. J’avais seulement 26 euros pour manger et rejoindre l’aéroport. Celui-ci est situé à 11 kilomètres du centre-ville. Les bus ne passaient plus, parce qu’ils étaient bloqués dans certains nœuds d’embouteillage. Les taxis ne voulaient pas non plus charger des clients, parce que, sans Maps ni Waze, ils ne connaissaient plus les itinéraires, ils ne savaient plus faire leur métier. Aussi, ils restaient à l’ombre sous des arbres, à papoter entre eux. J’ai finalement réussi à payer un taxi par carte bleue (par miracle, son terminal d’encaissement sur batterie a fonctionné !) et j’ai gagné l’aéroport, juste à temps pour monter dans l’avion. Au bout de deux heures d’attente dans la cabine, l’appareil restant immobile sur le tarmac, on nous a cependant fait descendre. Il n’y aurait plus de vols pour la journée. L’aéroport, au milieu de la panne géante, était un lieu résolument anti-heideggérien : c’était un îlot électrifié, car pour des raisons de sécurité militaire, les aéroports ont leurs propres générateurs et une belle marge d’autonomie. À peine sorti de l’avion, j’ai erré dans le duty free pour trouver un petit coin avec assez de Wi-Fi, et j’ai réservé un avion low cost pour le lendemain, 6h35, aussitôt, sans attendre aucune information de la compagnie qui venait d’annuler le premier vol. Bien m’en a pris ! Une heure plus tard, il n’y avait plus aucune place dans les avions pour Paris avant le mercredi ou le jeudi, et les gens ont commencé à réserver pour n’importe quelle destination vers le royaume enchanté de la fée électricité, Nantes, Lyon, Marseille, Bruxelles… Le téléphone et Internet ne fonctionnant pas en dehors de l’aéroport, j’ai dû me rendre à l’évidence : il était impossible de réserver le moindre hôtel. Les premiers étaient situés à plus de deux heures à pied, cela n’avait de toute façon aucun sens. J’ai donc pris la décision de dormir par terre. Là, j’ai mesuré l’avantage du métier d’écriture. Finalement, cet inénarrable Martin n’avait peut-être pas faux sur toute la ligne : des circonstances inattendues venaient de m’offrir un sacré paquet d’heures de travail sur mon livre en cours. J’ai acheté quatre ou cinq mini-bouteilles de vin au snack pour échauffer un peu mon inspiration, et me suis plongé dans mon manuscrit. Vers 1h30 du matin, je me suis allongé pour dormir. À 4h30, j’ai été réveillé par un sourd vrombissement d’une ampleur phénoménale. Attaque surprise d’un essaim de sauterelles ? J’ai ouvert les yeux, pour constater qu’il y avait des milliers de personnes dans le hall de l’aéroport de Séville : les guichets d’enregistrement venaient d’ouvrir, tous les vols étaient pleins. Impossible de prolonger cette courte nuit ! J’ai passé les contrôles et me suis replongé dans mon fichier Word.
Le calme avant l’effondrement ?Ce que je retire de cette expérience, c’est que je n’ai constaté à aucun moment la moindre agressivité, ni le moindre énervement. Les gens sont restés extrêmement calmes. À mon sens, ce n’est pas tant que la nature humaine est coopérative, mais que les Européens sont habitués à un prodigieux confort assuré par l’État-providence. Personne n’a sérieusement douté, pendant ces heures de disruption, que la puissance publique tutélaire veillant sur nous allait rapidement permettre le retour à la normale. Il a bien dû venir à l’idée de quelques-uns que Poutine venait d’attaquer l’ancien pays de Franco (mais pourquoi ? ses amis du Parti populaire y ont le vent en poupe), mais évidemment cela n’a aucun sens, c’est un raisonnement complotiste. Les gens n’ont pas pensé que c’était le début d’une guerre, encore moins de l’effondrement de la civilisation industrielle prédit par les collapsologues. Non, tout le monde a traversé cela comme une parenthèse. Mais c’est là qu’on peut s’interroger : dans le siècle qui vient, connaîtrons-nous en Europe de l’Ouest des disruptions qui ne seront pas de simples parenthèses ?
avril 202530.04.2025 à 08:00
nfoiry
C’est précisément parce qu’une étape nous a échappé dans l’erreur que nous sommes tentés de la réparer. Comment s’y prendre ? Sur ce point, les recommandations des philosophes divergent, et on peut les répartir en deux grandes écoles : mener un travail sur soi ou réformer nos relations avec les autres. Tour d'horizon, de Montaigne à John Stuart Mill, dans le grand dossier de notre tout nouveau numéro.
avril 2025