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La Lettre de Philosophie Magazine

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01.07.2025 à 08:00

Pourquoi est-il si difficile de changer la société ? Un extrait de Herbert Marcuse commenté

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Pourquoi est-il si difficile de changer la société ? Un extrait de Herbert Marcuse commenté nfoiry mar 01/07/2025 - 08:00

La société industrielle et de consommation a anesthésié notre capacité à protester et à nous révolter, rendant caduque toute métamorphose sociale et politique, constate le philosophe Herbert Marcuse dans son essai L’Homme unidimensionnel. Dans notre nouveau numéro, nous vous en proposons un extrait commenté.

juillet 2025
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30.06.2025 à 18:00

Face à “Trump-Calliclès”, s’incliner devant la raison du plus fort ?

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Face à “Trump-Calliclès”, s’incliner devant la raison du plus fort ? nfoiry lun 30/06/2025 - 18:00

« La scène qui s’est jouée entre Donald Trump et les dirigeants européens lors du sommet des pays membres de l’Otan la semaine dernière a reconduit le “clash” qui oppose Socrate et Calliclès autour de la question du “droit du plus fort”. Sauf que là où Socrate déployait une foule d’arguments pour neutraliser l’apologie de la force de son adversaire, les Européens ont paru tétanisés devant le président américain. Y a-t-il donc une raison du plus fort ?

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De l’avis de nombreux observateurs, c’est avec une forme d’obséquieuse servilité que les alliés européens ont accueilli Donald Trump à La Haye, au lendemain de l’intervention éclair de l’aviation américaine contre l’arsenal nucléaire iranien et de la fin des hostilités entre Israël et l’Iran décrétée par les États-Unis. Mark Rutte, le Secrétaire général de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (Otan), a emprunté le style “trumpien” pour le signifier à l’intéressé : “Félicitations et merci pour votre action décisive en Iran. C’était vraiment extraordinaire, et quelque chose que personne d’autre n’avait osé faire.” Et d’ajouter : “L’Europe va payer un prix énorme, ce sera votre victoire”, comme si les efforts budgétaires annoncés par les Européens pour leur propre défense étaient une concession à l’Amérique de Trump et pas un objectif stratégique. Les Européens ont ainsi donné quitus au maître de Washington du “succès monumental” qu’il revendique au service de son ambition d’instaurer “la paix par la force”.

S’affirmer comme “maître de la force” face aux faibles et aux modérés prêts à subir les pires avanies sans réagir : cette posture de Donald Trump fait penser à celle qu’adopte Calliclès dans la célèbre joute qui l’oppose à Socrate dans le Gorgias. Dans ce dialogue platonicien, Socrate commence par soutenir qu’il vaut mieux subir l’injustice plutôt que la commettre. Un temps silencieux, Calliclès sort de ses gonds. Il est outré par les arguments présomptueux et fallacieux de Socrate au service de la vertu – des “arguties” qui ne tiennent pas la route face “la belle science des affaires” dont il est le fin connaisseur. Soyons sérieux, s’énerve-t-il : dans le monde réel, tout individu normalement constitué préférera, s’il est assuré de son impunité, commettre une injustice plutôt que la subir. Car les hommes cherchent à tirer leur avantage. “Que le plus fort commandât au moins fort et fût mieux partagé que lui”, voilà la loi véritable de la nature, celle qui règne “dans le monde animal, dans le genre humain, dans les cités et les races entières”. Si elle ne s’impose pas toujours, c’est que les conventions sociales sont faites “pour les faibles” et “par le grand nombre”. Avec, pour résultat, un mélange brumeux de force contenue et de conventions fragiles où les forts sont empêchés d’agir à leur guise et les faibles dotés d’un pouvoir de nuisance infondé. 

Comment échapper à cet imbroglio ? La réponse passe par une expérience de pensée. Imaginons que surgisse un homme suffisamment confiant dans son propre génie pour mettre à bas les préventions collectives contre la force et suffisamment éclairé pour en faire un bon usage. Que se passera-t-il ? “Nous verrons apparaître notre maître, dans cet homme qui était notre esclave, et alors le droit de la nature brillera dans tout son éclat.”

N'est-ce pas le personnage que Donald Trump compose devant nous, celui d’un “homme d’une nature assez forte” pour secouer les préventions qui empêchent d’asseoir la suprématie de la force dans le champ des relations internationales ? À ses alliés européens qui étaient encore en train de négocier avec l’Iran alors que l’ordre d’envoyer les bombardiers furtifs B2 avait été donné, il a livré une leçon politique : tant que vous ne vous donnerez pas les moyens de vous défendre par vous-mêmes, il ne vous appartient plus d’empêcher, par vos gesticulations diplomatiques, la force de s’exercer. À son protégé israélien qui l’a habilement embarqué dans cette aventure risquée, il s’est donné le pouvoir de décider la fin d’une guerre dont il n’avait pas pris l’initiative. À toutes les autres puissances – Russie et Chine en tête –, il a réaffirmé que l’Amérique restait l’unique puissance mondiale sans qui rien ne peut se faire. Sans oublier ses propres troupes, à qui il a montré que son action n’était bridée par aucune doctrine préétablie. Difficile de ne pas reconnaître que du seul point de vue de l’acteur et de ses ambitions, l’opération est un franc succès. Mais, du côté de ses alliés, fallait-il courber l’échine à ce point ? Face à un personnage aussi infatué de son pouvoir, n’était-il pas envisageable d’être un peu plus… socratique ? 

Tout en créditant Calliclès d’être un adversaire “à sa mesure”, Socrate invite celui qui n’a d’yeux que pour “le luxe, l’incontinence et la liberté soutenue par la force” à mieux définir ce qu’il entend par “la justice selon la nature”. “Est-ce le droit qu’aurait le plus puissant de prendre par force les biens du plus faible, ou le meilleur de commander au moins bon, ou celui qui vaut plus d’avoir plus que celui qui vaut moins ? […] Faut-il que les plus faibles obéissent au plus fort et que les grands États attaquent les petits en vertu du droit naturel, parce qu’ils sont plus puissants et plus forts, ce qui suppose que plus puissant, plus fort et meilleur, c’est la même chose, ou bien se peut-il qu’on soit meilleur tout en étant plus petit et plus faible ?” Socrate ne s’oppose pas par principe à la force, il lui demande de se définir. Les plus forts sont-ils plus forts en force physique, en intelligence, en courage, en capacité de commander et de diriger les affaires de l’État ? 

C’est la grande leçon socratique : la force doit donner ses raisons ; à défaut de se justifier, elle s’exercera à l’aveugle. Elle ne peut se manifester “sans autre forme de procès”, selon la formule de La Fontaine dans Le Loup et l’Agneau. Voilà un message que les Européens auraient été avisés de faire passer à la puissance américaine… au lieu de rendre les armes de la raison. »

juin 2025
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30.06.2025 à 17:00

“On est en train dresser la catégorie supposée des ‘hostiles’ contre celle des ‘indésirables’” : l’ex-ministre Najat Vallaud-Belkacem dialogue avec le spécialiste des déplacements forcés Benjamin Michallet

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“On est en train dresser la catégorie supposée des ‘hostiles’ contre celle des ‘indésirables’” : l’ex-ministre Najat Vallaud-Belkacem dialogue avec le spécialiste des déplacements forcés Benjamin Michallet nfoiry lun 30/06/2025 - 17:00

Après que le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau a mobilisé 4 000 policiers et gendarmes pour interpeller les sans-papiers dans les gares parisiennes les 18 et 19 juin derniers, l’ex-ministre et présidente de l’association France terre d’asile Najat Vallaud-Belkacem et l’économiste spécialiste des déplacements forcés Benjamin Michallet, qui viennent de publier Réfugiés. Ce qu’on ne nous dit pas (Stock), dénoncent une politique qui tend à confondre migrants volontaires, candidats à l’asile et étrangers en situation irrégulière.

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Que pensez-vous de l’opération mise en place les 18 et 19 juin par le ministre de l’intérieur Bruno Retailleau ayant mobilisé 4 000 membres de forces de l’ordre dans les gares parisiennes la semaine dernière pour interpeller des immigrés clandestins ? 

Najat Vallaud-Belkacem : Il s’agit là d’un nouvel épisode dans la grande instrumentalisation de la question migratoire, mise au service d’intérêts tout autres que celui des Français que l’on prétend défendre. Mais, avec cette opération, on franchit un cran supplémentaire. Sur décision du ministre, 4 000 policiers et gendarmes – qui ne manquent pourtant pas de travail – ont été mobilisés en urgence pour traquer des personnes en situation irrégulière dans les gares parisiennes. Cette opération ne s’est pas déroulée de manière aléatoire, comme le prévoit la loi, mais en ciblant explicitement le groupe supposé des « clandestins ». Or il n’est évidemment pas inscrit sur le visage des gens qu’ils sont sans papiers. Il est donc entendu que tous les étrangers « visibles » – c’est-à-dire les hommes et femmes de couleur – ont été collectivement visés par cette opération. Ainsi, la pratique bien connue des contrôles « au faciès » est non seulement reconduite mais renforcée, alors même que l’on sait que les personnes de couleur, pas nécessairement issues de l’immigration, en sont prioritairement la cible. On installe là dans l’espace public l’idée qu’il n’existe plus des individus mais des catégories « racialement » distinctes. Quant à l’efficacité réelle de ce type de démarche sur la question de la présence irrégulière sur notre territoire, personne n’est dupe. Les personnes contrôlées et arrêtées ne feront que grossir les rangs de centres de rétention déjà surpeuplés… avant d’être relâchées, faute de s’être donné, quand c’est légitime de le faire, les moyens, notamment sur le plan consulaire, de les rapatrier. 

 

Benjamin Michallet : Nous devrions poser la question de l’intérêt de traquer de cette manière les migrants en situation irrégulière sur notre territoire. Quel est le véritable effet escompté ? Ce type de dispositif est destiné à faire le « buzz » dans les médias et frapper l’opinion publique en éludant encore et toujours les questions pourtant fondamentales de l’immigration et l’importance qu’elle revêt pour nos sociétés. Dans le contexte actuel, ces pratiques font forcément écho aux décisions de Donald Trump d’envoyer l’armée dans les grandes villes américaines pour arrêter et déporter les migrants en créant le chaos. Il est difficile de voir autre chose qu’une manœuvre électoraliste.

 

Vous dénoncez un confusionnisme où toutes les catégories d’étrangers sont ravalées dans la catégorie indistincte de « migrants » en faisant fi de distinctions essentielles… 

N. V.-B. : Nous sommes en effet confrontés à un dangereux confusionnisme conceptuel, alimenté depuis des années par des discours politiques et médiatiques hostiles à la présence de nouveaux venus, quels qu’ils soient. Quel en est le ressort ? On mélange dans un même ensemble – afin d’en grossir artificiellement les chiffres – des personnes arrivées dans le cadre d’une migration volontaire – pour étudier ou travailler – et des déplacés forcés, fuyant leur pays au péril de leur vie et sollicitant l’asile. Ensuite, on nous affirme que nous n’avons pas le choix, que nous « subissons » ces arrivées à cause de règles internationales attentatoires à notre souveraineté – comme la Convention de Genève ou la Cour européenne des droits de l’homme –, ce qui serait intolérable. Or on omet soigneusement préciser que ces deux catégories de personnes relèvent de régimes juridiques totalement distincts. Les migrants volontaires (qui sont les plus nombreux) peuvent parfaitement se voir refuser l’accès au territoire par l’État, qui a toute légitimité à fixer selon ses besoins et ses intérêts les règles d’admission pour la migration économique ou estudiantine et à réguler ainsi les flux. C’est un droit souverain qu’il convient d’exercer en mettant en place des dispositifs d’accueil adaptés pour ceux qui correspondent aux critères, et de refus ou de sortie pour ceux qui n’y répondent pas. Les demandeurs d’asile, eux, relèvent d’un autre régime, protecteur, car ils fuient la mort ou la persécution. Un droit spécifique s’est construit au fil de l’histoire, imposant de leur ouvrir la porte et d’examiner leur situation. Toutefois, ils restent relativement peu nombreux : en 2024, 122 000 personnes ont demandé l’asile en France, et parmi elles, 70 000 ont effectivement obtenu le statut de réfugié. Ils ne sont donc pas systématiquement acceptés. 

 

“Il est plus que temps de fournir aux citoyens les données chiffrées et les distinctions juridiques et politiques qui lui permettent de traiter sereinement la question de l’immigration”Benjamin Michallet

B. M. : L’image qui nous vient tous en tête lorsqu’on pense aux réfugiés aujourd’hui, c’est celle d’un groupe d’hommes, de femmes et d’enfants amassés sur des canots pneumatiques de fortune qui traversent la Méditerranée depuis l’Afrique au risque de leur vie… Si frappante soit-elle, cette image ne correspond pourtant pas à la réalité statistique et juridique de l’immigration en général, et encore moins à la question de l’asile. Pour y voir plus clair, il faut déjà distinguer entre, d’une part, le migrant volontaire, dont l’immigration s’inscrit dans le cadre d’une politique publique menée par le pays d’accueil (étudiants, talents, regroupement familial, etc.), et, d’autre part, le « déplacé forcé » qui a été contraint de fuir son foyer en raison des craintes de persécution qui pèse sur lui. Parmi ces « déplacés forcés », la vaste majorité d’entre eux sont des déplacés à l’intérieur de leur propre pays, et 75 % de ceux qui doivent quitter leur pays – Syrie, Ukraine, Afghanistan et Venezuela principalement – sont accueillis dans des pays mitoyens du leur, souvent à faibles revenus – l’Iran, la Turquie, la Colombie, l’Ouganda… et l’Allemagne. Enfin, il y a le réfugié demandeur d’asile qui est une catégorie à part, infiniment minoritaire, alors même qu’il semble capter toute l’attention. Qu’est-ce qu’un réfugié ? Le Convention de Genève, reprise dans les différents textes européens, et notamment le code français de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile [Ceseda] le dit très clairement : c’est « toute personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et ne peut, ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ». Concrètement, le réfugié est donc une personne persécutée que nous avons l’obligation d’accueillir – sans d’ailleurs qu’aucune mention ne soit faite de critères d’intégration, de langue ou de culture partagée. Pourquoi ces distinctions sont-elles essentielles ? Parce qu’elles permettent de distinguer très nettement les périmètres de la politique migratoire et de la politique de l’asile. Il est plus que temps de fournir aux citoyens les données chiffrées et les distinctions juridiques et politiques qui lui permettent de traiter sereinement cette question. 

 

“Politiquement très rentable, la rhétorique de la “submersion” est à la fois fausse et paralysante”Najat Vallaud-Belkacem

N. V.-B. : J’ajoute que cette confusion savamment entretenue sert un objectif politique. Construit sur un « double-bind » [« double contrainte »] – une obligation juridique d’accueil et une volonté empêchée de décider qui entre sur notre territoire –, le scénario qui alimente les discours politiques et médiatiques dominants sert une rhétorique de la « submersion » d’une prétendue menace de « hordes de migrants » bouleversant les équilibres démographiques, culturels et économiques du pays. Ce discours présente systématiquement la population d’accueil comme à la fois victime et hostile. Et il s’agit de dresser cette catégorie supposée des « hostiles » contre celle des « indésirables ». Politiquement très rentable, cette rhétorique est à la fois fausse et paralysante. Elle est fausse, car les citoyens français sont bien plus hospitaliers que ceux qui prétendent parler en leur nom. Elle est paralysante, car elle conduit à mal accueillir les personnes en détresse, créant ainsi les conditions de notre propre indignité et vulnérabilité (laisser des gens à la rue, c’est créer des foyers de dangerosité, pour eux-mêmes comme pour nous). Mais aussi à rejeter toute ambition concernant l’immigration volontaire, sur laquelle rejaillit la même hostilité, et donc à ne rien anticiper de nos besoins démographiques, économiques, intellectuels, artistiques ou de rayonnement international.

 

“L’augmentation des dépenses publiques induites par les demandeurs d’asile est plus que compensée par une augmentation des recettes fiscales nette des transferts”Benjamin Michallet

Parmi ces données nécessaires à un débat citoyen, vous soulignez notamment que d’un point de vue économique, le poids économique des réfugiés, si on fait le solde total de ce qu’ils nous coûtent et de ce qu’ils nous rapportent, est nul, voire favorable au pays d’accueil…

B. M. : Cela fait partie des mythes à déconstruire. Si l’on se base sur les études de l’impact économique des réfugiés, comme celle pour la France d’Hippolyte d’Albis, chef économiste de l’Inspection générale des finances et directeur de recherche au CNRS, il apparaît en effet que l’augmentation des dépenses publiques induites par les demandeurs d’asile est plus que compensée par une augmentation des recettes fiscales nette des transferts. Aux États-Unis, les études montrent d’ailleurs que la politique restrictive menée par Donald Trump lors de son premier mandat aura fait perdre 7 000 dollars de contributions fiscales pour chaque réfugié et 3 000 pour chaque demandeur d’asile. D’une part, il est temps d’intégrer ces éléments au débat et d’autre part de consolider ces recherches en mobilisant les données françaises. 

 

“Voulons-nous donner l’image de pays qui, contre rémunération, se déchargent sur les pays du Sud des personnes qu’ils ne souhaitent pas accueillir ?”Najat Vallaud-Belkacem

Avec l’expulsion de migrants vers des pays tiers, comme au Salvador pour les États-Unis ou en Bulgarie pour le compte de l’Italie, ne voit-on pas se mettre en place un nouveau modèle « néolibéral » de traitement de l’immigration où les États la sous-traitent à l’étranger ? 

N. V.-B. : Absolument. Cette tentation permanente de l’externalisation est manifeste en Europe depuis une dizaine d’années. Cela a commencé par la mise en place des « hot spots » [centres de détention] par l’Union européenne dans les pays d’entrée, comme la Grèce. Ces centres ont d’ailleurs été régulièrement condamnés par la Cour européenne des droits de l’homme en raison des conditions indignes qui y régnaient. Par la suite, l’Union européenne a conclu des accords avec des pays tiers tels que la Turquie, la Libye ou la Tunisie, afin qu’ils retiennent – par n’importe quel moyen – les « indésirables » loin du sol européen. Plus récemment encore, l’idée s’est imposée de faire appel à des pays tiers pour y rediriger des demandeurs d’asile arrivés en Europe, à l’image du projet du Royaume-Uni avec le Rwanda ou de l’Italie avec l’Albanie. De plus en plus, on sous-traite donc à des pays extérieurs ce qui relève pourtant d’une obligation fondamentale de chaque État : ouvrir sa porte à toute personne fuyant un risque de persécution ou de mort imminente. Au-delà des manquements au droit, cette stratégie comporte aussi un risque sécuritaire pour nous, citoyens européens. En déléguant à des États tiers la gestion des flux migratoires, nous nous exposons à devenir otages de ces pays, qui pourraient demain nous menacer de « relâcher » les migrants si nous ne cédons pas à leurs exigences, comme la Turquie l’a déjà fait. Enfin, il y a un véritable enjeu d’ordre international. À un moment où les populations du Sud aspirent à des relations plus justes et équitables avec le Nord, est-ce vraiment l’image que nous voulons donner ? Celle de pays du Nord qui, contre rémunération, se déchargent sur les pays du Sud des personnes qu’ils ne souhaitent pas accueillir ?

 

“L’intégration n’est pas un processus à sens unique mais un mouvement réciproque”Najat Vallaud-Belkacem

Parmi les critères qui peuvent entrer en ligne de compte pour définir la politique migratoire des États démocratiques européens, vous mentionnez les besoins démographiques, les besoins économiques dans les métiers en tension par exemple, la formation des élites des pays d’origine ou la contribution, via la formation de ces élites, à leur développement, etc. Peut-on considérer que la culture en partage (une certaine idée de la laïcité ou du droit des femmes, par exemple) puisse aussi entrer en ligne de compte ?

B. M. : Qu’est-ce qu’une culture partagée ? L’insistance grandissante d’une partie des élites politiques sur le fait que les immigrés et les réfugiés, par leur seule présence sur notre sol, remettraient en question « l’intégrité » culturelle supposée de la nation est problématique et n’est fondée sur aucune preuve tangible. Et je renverserais la question : est-ce qu’on considère que les expatriés européens et les entreprises européennes qui sont installés depuis longtemps dans les pays du Maghreb remettent en question l’intégrité culturelle de ces pays ? 

 

Najat Vallaud Belkacem : Sur la laïcité ou les droits des femmes, la question est de savoir comment on y amène les nouveaux venus. L’intégration n’est pas un processus à sens unique mais un mouvement réciproque : il ne suffit pas de faire injonction aux gens de s’intégrer mais de créer les conditions de leur insertion et de leur sentiment d’appartenance à leur nouvelle communauté. Par un accueil digne, par l’apprentissage de la langue, par l’accès à l’emploi, mais aussi par la socialisation, par la découverte des codes, plutôt que par injonction. Tout ne peut pas se résoudre par des formulaires administratifs et des discours de fermeté. D’où l’importance des associations qui accompagnent ces personnes et les regardent autrement que comme de simples chiffres et statuts administratifs. 

À LIRE➤ Réfugiés. Ce qu’on ne nous dit pas, de Najat Vallaud-Belkacem et Benjamin Michallet vient de paraître aux éditions Stock.

juin 2025
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30.06.2025 à 13:00

Quand la canicule réchauffe les inégalités. Entretien avec Eric Klinenberg

nfoiry

Quand la canicule réchauffe les inégalités. Entretien avec Eric Klinenberg nfoiry lun 30/06/2025 - 13:00

La canicule nous affecte tous mais pèse tout particulièrement sur les classes sociales défavorisées. Le sociologue américain Eric Klinenberg en a analysé les effets dans un essai qui a marqué les esprits, Canicule. Chicago, été 1995. Autopsie sociale d’une catastrophe, paru en France en 2022. Nous vous proposons de relire l'entretien qu'il nous avait donné.

juin 2025
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30.06.2025 à 08:00

“Les Rêves et le Temps”, de de María Zambrano : le songe comme genèse de la conscience

nfoiry

“Les Rêves et le Temps”, de de María Zambrano : le songe comme genèse de la conscience nfoiry lun 30/06/2025 - 08:00

Si Freud entendait livrer la signification des rêves, le projet de María Zambrano, figure de la philosophie espagnole du XXe siècle dans son livre Les Rêves et le Temps est tout autre : saisir, indépendamment des contenus oniriques particuliers, la place du rêve dans la dynamique de l’existence. Dans notre nouveau numéro, Octave Larmagnac-Matheron vous présente cet ouvrage.

juin 2025
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29.06.2025 à 11:00

“Ni dieux ni rois, seulement les hommes” : quand Elon Musk cite implicitement la philosophe Ayn Rand

nfoiry

“Ni dieux ni rois, seulement les hommes” : quand Elon Musk cite implicitement la philosophe Ayn Rand nfoiry dim 29/06/2025 - 11:00

Le patron de SpaceX et de Tesla a récemment utilisé ce slogan en réaction aux manifestations anti-Trump. Cette phrase est en réalité issue d’un jeu vidéo, qui fait lui-même référence à la philosophe Ayn Rand, égérie des libertariens. Y aurait-il un message caché derrière tout cela ? Décryptage.  

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« No gods or kings, only men » – « ni dieux ni rois, seulement les hommes ». La formule aux allures de slogan employée par Elon Musk rappelle de prime abord l’une des plus célèbres devises anarchistes, « ni Dieu ni Maître », que le révolutionnaire Auguste Blanqui (1805-1881) a choisi comme titre de son journal en 1880. C’est pourtant autre chose que le patron de Tesla et de Space X a en tête.

Pour en comprendre le sens, il faut revenir sur le contexte de son annonce. Le 14 juin, jour de la grande parade commémorant la création il y a deux cent cinquante ans de l’armée américaine – et jour de l’anniversaire de Donald Trump –, une série de manifestations se tient contre les politiques du président américain. Le mouvement est baptisé No Kings protests – « protestations pas de rois ». Le lendemain, Musk tweete une photo d’un jeu vidéo, Bioshock, où apparaît le slogan « ni dieux ni rois, seulement l’homme » (au singulier). L’image est accompagnée d’un message : « Quelqu’un d’autre a pensé à ça hier ? » Si depuis leur brouille, Trump et Musk ont fait quelques efforts pour apaiser les tensions, le magnat de la « tech » ne cache pas pour autant sa désapprobation des politiques du président américain, accusé par beaucoup de se comporter comme un tyran. Un jour plus tard, à l’occasion du lancement d’une fusée de son entreprise aérospatiale SpaceX, Musk se fendra à nouveau d’un « No gods or kings, only men ».

 

Séparatisme des “meilleurs” et État minimal

Que recouvre-t-elle ? Dans la série de jeux vidéo Bioshock, c’est la phrase signature d’Andrew Ryan, businessman fondateur d’une utopie souterraine baptisée Rapture. Créée sous l’océan Atlantique, pour accueillir les individus les plus riches, les plus cultivés et les plus intelligents – bref, les « meilleurs » de tous les humains –, la cité est soustraite à l’emprise des gouvernements, aux contraintes sociales et au poids écrasant des règles qui, pour cet homme, étouffent la liberté et l’inventivité. Bref, Rapture est une utopie libertarienne, anarcho-capitaliste, fondée sur le principe de laisser-faire. 

Le personnage d’Andrew Ryan est explicitement inspiré par la philosophe Ayn Rand, promotrice de l’« égoïsme rationnel », défenseuse invétérée de la liberté et critique acerbe des gouvernements. La vision de Rand se rapproche plutôt de ce qu’on appelle le « minarchisme ». Elle défend non pas l’abolition totale mais une forme minimale de gouvernement. À ses yeux, « le seul but d’un gouvernement est de protéger les droits de l’homme, c’est-à-dire de le protéger contre la violence physique. Un gouvernement digne de ce nom n’est qu’un policier, agissant en tant qu’agent d’autodéfense de l’homme, et, en tant que tel, ne peut recourir à la force que contre ceux qui commencent à utiliser la force ». Rand rejetait de ce point de vue l’étiquette de libertarienne. Il n’en demeure pas moins qu’elle est aujourd’hui une égérie du mouvement.

 

Du libertarisme utopique au despotisme autoritaire

À la différence de son presque homonyme Andrew Ryan, Ayn Rand n’a jamais eu le projet de créer une utopie en accord avec ses principes. En revanche, l’un des personnages qu’elle met en scène dans son roman philosophique La Grève [1957], John Galt, figure mystérieuse qui tente d’organiser dans l’ombre une grève des leaders créatifs mondiaux – inventeurs, artistes, hommes d’affaires – pour mettre à bas la société bureaucratique et délivrer les entrepreneurs audacieux des supposés « parasites » qui se nourrissent de leur succès, est le fondateur d’une communauté utopique. Ses adeptes vivent selon les principes de l’« objectivisme » randien : Galt’s Gulch, à Ouray, dans le Colorado. 

L’idée de créer des « utopies » réelles est fréquente chez les libertariens contemporains. Certains annonçaient, en 2013, de créer « pour de vrai » le fameux Galt’s Gulch au Chili, avant que le projet ne tourne court du fait d’accusations de fraude. D’autres achètent des îles pour y établir des communautés affranchies de l’oppression gouvernementale. Musk aurait-il, lui aussi, dans un coin de la tête, ce genre de projets ? Pour l’heure, ces derniers restent balbutiants ou avortent précocement. Mais s’ils réussissaient ? 

Reste que Bioshock donne une image sombre du destin de ces utopies. En l’absence de régulation gouvernementale, le chaos s’empare bientôt de Rapture. Le marché noir se développe, les inégalités se creusent, la guerre civile finit par éclater. La découverte de techniques de modification génétique qui, utilisées sans restriction, provoquent des troubles psychiques, contribue aussi à l’effondrement de la ville. Pour rétablir l’ordre, Andrew Ryan se met à employer des méthodes tyranniques de contrôle. Bref, l’utopie vire à la dystopie… 

Elon Musk connaît manifestement toute cette histoire. Pourquoi alors reprendre la formule « Ni dieux ni rois, seulement l’homme », alors que ce qui en découle finit si mal ? Pense-t-il que promouvoir « les hommes » plutôt que « l’homme » suffira à conjurer la perversion de la liberté totale en despotisme autoritaire ? Ou croit-il simplement que, se pensant plus compétent, plus intelligent, plus capable que son « modèle » vidéoludique, il pourrait faire mieux que lui… et que l’actuel président ? 

juin 2025
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29.06.2025 à 07:00

“Pourquoi on nous demande toujours d'être polis ?” Les enfants répondent !

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“Pourquoi on nous demande toujours d'être polis ?” Les enfants répondent ! nfoiry dim 29/06/2025 - 07:00

« N’oublie pas de dire merci ! » exigent souvent les adultes… Mais pourquoi au juste ? Dans notre nouveau numéro, nous vous proposons de découvrir les réponses étonnantes et profondes d'enfants à cette question. Puis, Chiara Pastorini, spécialiste de philosophie avec les enfants, vous donne les clés pour aborder le sujet avec eux. 

juin 2025
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28.06.2025 à 15:00

“Les Brigands” d'Offenbach, à l’Opéra Garnier : chœur queer

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“Les Brigands” d'Offenbach, à l’Opéra Garnier : chœur queer nfoiry sam 28/06/2025 - 15:00

La revisitation très en verve des Brigands d’Offenbach par le metteur en scène Barrie Kosky, actuellement au Palais Garnier, met le travestissement et les faux semblants à l'honneur. Un opéra qui a fait un effet “bouffe” à Cédric Enjalbert !

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Ce texte est extrait de notre newsletter hebdomadaire « Par ici la sortie » : trois recommandations culturelles, éclairées au prisme de la philosophie, chaque vendredi soir. Abonnez-vous, elle est gratuite !

« Il fallait voir, hier, les visages cuits par la canicule au-dessus des cravates serrées et les dames bien mises au parterre de l’Opéra quand un gros travesti dans une robe-sirène hurlait avec sa voix de ténor : “Y a-t-il des gens riches dans la salle ? des banquiers ? des retraités ? Je vais avoir besoin de vous !” Lui, c’est Falsacappa, le bandit star de l’opéra-bouffe d’Offenbach. Dans la magistrale mise en scène de Barrie Kosky, il est un sosie de Divine, la légendaire drag-queen américaine. Ce parti pris lumineux n’est pas un effet de mode ; il rend justice aux jeux de travestissements qui sont au cœur d’une intrigue sans queue ni tête : dans le but d’endormir trois millions, une troupe de malandrins se fait passer successivement pour une brigade de cuisiniers, des carabiniers (dignes des gendarmes de Saint-Tropez), un corps diplomatique italien, puis la cour princière de Grenade. “Ayons l’air”, chante le chœur queer des brigands. “Dissimulons, dissimulons” vaut ici pour toute morale, par-delà bien et mal. Les intermèdes parlés (réécrits) ravivent sans peine l’actualité du livret composé en 1869, et sa causticité moquant les puissants – les arnaques de Cahuzac ou le trou de la dette dilaté par Le Maire – qui s’enrichissent de manière tout aussi peu reluisante que leurs illégaux “confrères”… sinon avec moins de panache, faute d’aigrette au chapeau et d’escopette à l’épaule. “Il faut voler selon la position sociale que l'on occupe dans la société”, entonne ainsi Falsacappa, interprété par l’admirable Marcel Beekman en diva camp. Susan Sontag décrit dans Le Style Camp cette esthétique qui mêle outrance hédoniste, provocation ironique, artifice assumé et idiotie volontaire. “Les expériences du Camp se fondent sur cette découverte importante que la sensibilité de la grande culture ne détient pas le monopole du raffinement”, écrit-elle. “Cette découverte du bon goût dans le mauvais goût a une certaine puissance libératrice. L'homme qui ne cherche que plaisirs relevés et sérieux se prive lui-même de plaisir. Il en restreint sans cesse les limites ; à trop faire la fine bouche, il se condamne à jeûner.” Heureusement, l’opéra bouffe. »

➤ Les Brigands, de Jacques Offenbach, à l’Opéra de Paris (palais Garnier), jusqu’au 12 juillet.

juin 2025
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28.06.2025 à 13:00

Patrick Chamoiseau : “Pour les esclaves, la danse était une manière de renaître dans un corps qui ne leur appartenait plus”

nfoiry

Patrick Chamoiseau : “Pour les esclaves, la danse était une manière de renaître dans un corps qui ne leur appartenait plus” nfoiry sam 28/06/2025 - 13:00

Au mois de mai, la Philharmonie de Paris a invité l’écrivain et poète Patrick Chamoiseau pour commenter le nouvel accrochage de la collection permanente du Musée de la musique, à Paris. L’occasion d’une réflexion sur les « musiques du monde » et la création artistique au temps de l’esclavage. Voici la retranscription de son entretien avec Victorine de Oliveira, journaliste à Philosophie magazine, partenaire de l’événement.

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Il fut un temps où l’on parlait des « musiques du monde » comme un fatras dont on ne savait que faire, si ce n’est les ranger dans un bac de disques bariolés. Que se passe-t-il lorsqu’on casse la vitre et qu’on écoute véritablement ces musiques, ces instruments ? On entend des mondes, des récits de douleur mais aussi d’espoir, des envies de dialoguer plus ou moins contrariées, que ce soit avec un violon ou un banza. Alors que le Musée de la musique vient de réorganiser l’accrochage de ses collections permanentes afin de décloisonner les patrimoines qui composent son fond, la Philharmonie de Paris a invité l’écrivain et poète Patrick Chamoiseau pour évoquer les dynamiques d’échange mais aussi de domination entre toutes ces musiques et tous ces mondes. Cet entretien a eu lieu le 15 mai dernier dans l’auditorium de la Philharmonie de Paris, en partenariat avec Philosophie magazine.

[Pour un plus grand confort de lecture, la version écrite de cet entretien a été raccourcie et éditée]

Une aquarelle exposée au Musée de la musique montre une scène de danse pratiquée par des esclaves dans une plantation [voir ci-dessous]. Tous ont l’air plutôt détendus, bien que les esclavagistes soient présents. Que vous évoque une telle scène ?

Patrick Chamoiseau : C’est une scène archétypale de la période esclavagiste. Tous les chroniqueurs qui visitaient des plantations en repartaient avec cette conclusion : « Ils ne sont pas si mal que ça, puisqu’ils dansent et qu’ils chantent ! » Ils ne voyaient que la manifestation d’une joie bienheureuse. Pourtant, nous savons aujourd’hui que la plantation est la matrice d’un véritable changement culturel, dans lequel l’esclavagisme n’a rien à voir avec ce qui était pratiqué dans l’Antiquité. Aux Amériques et dans les Caraïbes, on a affaire à un processus industriel de déshumanisation qui a ôté leur humanité à des millions de captifs. C’était un univers carcéral à ciel ouvert, avec une dizaine de maîtres et une centaine de personnes mises en esclavage. On peut se demander pourquoi davantage de révoltes n’ont pas éclaté, avec un tel rapport de force. Mais l’esclavage était un régime de terreur corporelle. La figure de « Nègre marron », du fugitif, a servi de modèle d’héroïsme – elle est très présente chez Césaire, Toussaint Louverture ou Glissant. Mais il faut admettre que la majeure partie n’ont pas fui, tout simplement parce qu’il n’était pas toujours évident de vivre en marronnage –  en Guyane, la forêt amazonienne était si vaste qu’elle offrait un abri idéal, mais dans les plus petites îles, c’était plus difficile. Les plus nombreux de nos ancêtres sont ceux qui sont restés dans la plantation. 

 

Calinda dansée sur l’île de Saint-Domingue, aquarelle de François Aimé Louis Dumoulin (25,5 x 35,5 cm, 1788, Musée historique de Vevey, Suisse) © Rama/Domaine public.

 

Ce qui ne signifie pas qu’ils acceptaient leur sort…

Glissant a interrogé le phénomène anthropologique au cœur de la damnation esclavagiste et a proposé la notion de « détour » : l’acceptation n’est qu’apparente et n’empêche pas la mise en place de stratégies de résistance. On retrouve ainsi des traces d’incendies, de sabotages, d’empoisonnements. Le plus évident, c’est l’absence d’entrain à la tâche : on traine des pieds – ce qui a ensuite donné le cliché du « nègre fainéant ». À ce premier niveau de résistance s’en ajoute un second, qui est celui de la création. C’est ce dernier qui donne naissance à toutes les dynamiques culturelles qui vont ensuite essaimer dans les Amériques. Les résistants-créateurs n’étaient pas des Nègres marrons, ils sont apparus bien plus rapidement. Le plus fondamental d’entre eux, c’est le danseur. 

 

Pourquoi cela passe-t-il d’abord par la danse ?

Les esclaves d’alors ont plus ou moins intériorisé la perte définitive de l’Afrique, de leurs dieux, de leur langue. Il leur fallait renaître dans un corps qui ne leur appartenait plus, mais qui pouvait être fouetté, massacré, tué. La perte la plus terrible, c’est celle du corps. Or l’autorité la plus fondamentale que l’on puisse élaborer sur son corps est une autorité créatrice. La danse est de cet ordre, qui consiste à élaborer toute une expression corporelle dont les mouvements sont issus de traces africaines anciennes – le corps dispose de sa propre mémoire qu’il réactive en dansant. Alors que les danses africaines étaient liées à tout un système symbolique désormais perdu, les danseurs improvisent à partir de ces traces. C’est ce qui leur permet de restructurer une mémoire et de reconstruire une autorité secrète invisible, inaccessible pour les maîtres qui ne se rendent pas compte du processus de réhumanisation et de contestation de la néantisation qui est à l’œuvre. Aux côtés des danseurs, le tambouyé et le conteur entrent aussi en scène. Tous sont dans une dynamique d’improvisation, d’invention d’eux-mêmes. Et ils entraînent l’assistance avec eux, qui se sent à son tour habitée d’une autorité nouvelle. C’est ce qui fait que tous ces descendants de captifs africains qui venaient d’ethnies différentes vont petit à petit constituer un collectif.

 

“Le conteur habite la langue de la servitude avec sa propre autorité créatrice”

Quel rôle précis joue le conteur ?

Il se réapproprie une langue. La langue de la plantation, celle de l’esclavage, c’est la langue créole : c’est par elle que passent les ordres et avec elle qu’on obéit. La langue originelle du captif n’a plus de fonctionnalité dans la plantation, ce dernier est donc obligé d’utiliser l’espace commun de la langue créole. Le conteur habite donc la langue de la servitude avec sa propre autorité créatrice. De ce fait, il dote ceux qui l’écoutent d’une forme d’expression collective, d’une philosophie, de la possibilité de verbaliser à nouveau leur humanité. Dans cette scène peinte à l’aquarelle [présentée plus haut], qui paraît complètement anodine, on assiste en réalité à de la résistance, à la contestation du colonialisme et de l’esclavage. Les communautés archaïques maintenaient l’individuation à très basse intensité, tout en marquant leur autorité dans les corps par les tatouages et les rituels, autant de d’événements marqués par la musique. La musique est le langage des langages, une des formes d’expression les plus puissantes, puisqu’elle touche à la totalité du système nerveux. Nous sommes touchés par la projection d’un indicible, d’un impalpable, qui transforme notre manière de voir. Ce n’est pas anodin, chez des gens aussi brisés, affaissés, déshumanisés, que de convoquer la musique pour retrouver les gestes de l’humanisation. Par la suite, c’est avec le blues, les gospels, que les Noirs américains ont progressivement récupéré une dignité humaine et une capacité de résistance. Par ailleurs, c’est parce qu’il y avait des conteurs, des tambouyés, des danseurs et des chanteurs, qu’il y a pu avoir du marronnage. Le dispositif créatif fonctionnait comme une nourriture de la révolte, comme un stimulant.

 

Peut-on dire qu’il s’agit d’une image de « relation », au sens d’Édouard Glissant ?

La colonisation va de pair avec la découverte du Nouveau monde, qui correspond au choc que provoque l’Occident en se jetant sur pratiquement tous les peuples. Ce qu’on appelle créolisation, c’est la mise en contact massive, brutale, accélérée de plusieurs civilisations, plusieurs peuples et plusieurs individus. Dans le cadre de la colonisation et de la créolisation, c’est d’ailleurs l’individu qui est déterminant : par le choc engendré, les communautés archaïques, jusque-là closes sur des systèmes symboliques, laissent aux individus une plus grande autonomie. Or la rencontre suppose autre chose. Lorsque le colonialiste se projette dans le monde, c’est seul face au reste : quand il rencontre l’autre, c’est-à-dire la différence, parfois même l’opacité, il cherche à l’éliminer par un déchaînement de violence génocidaire et d’aliénation culturelle. L’invention du racisme, la hiérarchie des phénotypes humains, permet de légitimer la violence. Si avec l’invention du capitalisme colonialiste, on assiste à la mise en contact de toute la diversité des expériences humaines, le colonialiste est en revanche incapable de créer la rencontre. 

 

“Il nous faut trouver une narration du monde qui soit relationnelle. Le plus grand objet esthétique du monde contemporain, c’est la relation”

C’est-à-dire ?

Une rencontre se produit lorsque le contact d’un élément avec un autre produit un changement, est créateur. C’est la condition de la relation : cette dernière n’advient que lorsque la rencontre est suffisamment riche pour que quelque chose surgisse, ce qui suppose de prendre en compte l’autre, d’avoir la gourmandise de l’autre. D’abord, je m’augmente de ma relation à toi, tu t’augmentes de ta relation à moi et ensemble, nous produisons un nous, nous produisons une différence, quelque chose de nouveau. Le processus relationnel vient créer du nouveau à partir de la mobilisation de la diversité et des différences, ce que les colonialistes ignoraient absolument. L’idée de relation nous invite aujourd’hui à sortir du discours des colonialistes qui a donné le capitalisme et le grand récit occidental qui raconte le monde. Il nous faut donc trouver une narration du monde qui soit relationnelle, qui nous permette de développer une mise en relation de toutes les possibilités musicales, littéraires, et plastiques. Le plus grand objet esthétique du monde contemporain, c’est la relation.

 

Les rythmes inventés par les personnes mises en esclavages venaient-ils accompagner ou court-circuiter les cadences de travail ?

Lorsqu’ils dansent, les danseurs se souviennent de la polyrythmie africaine rituelle. Le tambouyé également qui, lorsqu’il s’assoit dans la plantation, laisse remonter par ses émotions les traces de la polyrythmie. Une fois les traces épuisées, l’improvisation se met en place. Cette dernière est essentielle dans le processus de réhumanisation, puisqu’elle est un geste créateur. Ce d’autant plus que, une fois le prêt-à-porter existentiel communautaire disparu, il faut plonger dans l’inconnu. Se produisent alors de nouvelles connexions nerveuses, en fonction des gestes, des danses et des rythmes nouveaux. Les esclavagistes ont donc été obligés d’autoriser le tambour parce qu’ils se sont rendu compte que les esclaves travaillaient mieux avec.

 

Pour paraphraser votre ami le saxophoniste Raphaël Imbert, avec lequel vous avez coécrit Baudelaire jazz, y a-t-il également une forme de spirituel qui s’invente ainsi ?

Dans les plantations antillaises, les esclaves avaient la possibilité, l’après-midi du dimanche, de danser et de chanter, à condition d’aller à la messe le matin. Contrairement aux jésuites, les protestants laissaient les esclaves chanter dans l’église, ce qui a donné naissance à la tradition du gospel aux États-Unis. Aux Antilles, c’était un peu différent. La tradition a plutôt mêlé cantiques et improvisations sur la base de la polyrythmie archaïque qui reposait sur tout un système religieux et symbolique. Pour les communautés archaïques, l’art n’existait pas dans le sens autonome qu’on lui donne aujourd’hui, comme une activité séparée, à part de tout le reste. Toutes les dimensions de la vie étaient soumises à la perception d’une divinité qui produisait des formes artistiques. Les traces issues de cette culture étaient donc déjà divinisées. Pour la plupart des tambouyé antillais, le tambour est ainsi un instrument sacré – on doit par exemple enlever ses chaussures pour en jouer ! Les peaux de tambour représentaient également des divinités particulières. Tout était sacralisé, mais sans la dimension communautaire d’autrefois. Le tambouyé n’exprime plus une communauté, mais sa propre créativité, celle née de la confrontation entre les traces de la polyrythmie ancienne et sa capacité d’improvisation individuelle. C’est ce qui donne naissance au jazz, qui fait basculer la musique dans une dimension individuelle. 

 

Après la relation et la créolisation, vous décrivez un processus de folklorisation : à quoi cela renvoie-t-il ?

La folklorisation est intéressante parce qu’elle préserve une mémoire : elle fige un certain nombre de pratiques, de gestes, etc., que l’on peut reproduire. Elle fonctionne comme une muséographie des pratiques qui est très importante. Mais elle comporte un risque, celui de tourner en rond sur soi-même, de patiner et de reproduire des formes vides et stériles qui ne créent plus de monde. Le problème de nos dynamiques musicales, aux Antilles, c’est qu’elles n’ont pas développé de dimension savante, contrairement à celles nées aux Amériques. Aux États-Unis, très rapidement des écoles de musique ont transmis l’art de l’improvisation, ce qui a permis de faire vivre le jazz et d’en faire une musique savante. Aux Antilles, c’est plutôt la danse qui a bénéficié d’une telle attention. Quant au conteur, on a découpé son travail en petits contes issus de la tradition, alors qu’originellement il s’agissait d’un fleuve de paroles qui pouvait s’étendre tout au long de la nuit, avec une structuration extrêmement complexe qu’on n’a pas fini de décoder. Moins que le folklore, ce qui me paraît important, c’est de montrer qu’il y a eu une véritable invention esthétique, qu’il faut prolonger. En ce sens, Aimé Césaire est vraiment celui qui a pris le relais de l’esthétique du conteur, sans chercher à la figer dans un folklore. 

 

Que ce soit le tambouyé avec son tambour ou le conteur avec ses récits oraux, ni l’un ni l’autre ne laissent de trace écrite : comment vous inscrivez-vous dans cette histoire, vous qui écrivez en français, dans la langue de l’ancien colon ?

Il n’y a pas de langue dominante en soi : tout dépend de l’usage qu’on en fait. Les colonialistes ont fait de leur langue un outil de domination, nous avons donc été obligés de désarmer la langue. Toutes les langues viennent armées d’un imaginaire, d’un système de valeurs. Si on les utilise sans précaution, et surtout si on les utilise avec l’esprit colonial, les langues emportent votre capacité créatrice dans du mimétisme ou dans la soumission. Pour nous, le problème n’était pas de choisir entre la langue créole ou le français. La difficulté, pour l’artiste du langage que je suis, c’est de déployer une autorité dans la langue. On peut écrire en langue créole sans déployer d’autorité de la langue. Nombre d’écrivains et de scripteurs créoles font défense et illustration de cette, mais ce n’est pas de la créativité. La créativité consiste à déclencher une conscience inouïe dans la langue, à l’amener à dire ce qu’elle ne peut pas dire, au-delà de ce qu’elle pourrait dire. La langue doit suivre ce que fait le créateur. Ce qui fait qu’il n’y a pas d’écrivain sans langage. Du moment que je déploie ma propre autorité dans la langue française, il n’y a pas de problème. L’imaginaire de la relation nous apprend à développer un imaginaire multi- et translinguistique qui nous rend gardiens, aimants, admiratifs, contemplateurs et désirants de toutes les langues qui existent, à commencer par celles qui nous sont propres. 

POUR ALLER PLUS LOIN➤ Retrouvez la captation vidéo de l’entretien avec Patrick Chamoiseau : https://pad.philharmoniedeparis.fr/pad/doc/CIMU/1170400/patrick-chamoiseau-musique-creolisation-et-relation

 

juin 2025
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28.06.2025 à 07:00

Pourquoi il faut redécouvrir Herbert Marcuse

nfoiry

Pourquoi il faut redécouvrir Herbert Marcuse nfoiry sam 28/06/2025 - 07:00

Critique de la société d’abondance et icône de Mai-68, Herbert Marcuse a été jeté aux oubliettes. À tort. Inspirée par Marx, Freud et Heidegger, son œuvre majeure, L’Homme unidimensionnel, décrit la manière dont une démocratie peut étouffer la liberté. Jusqu’à se transformer, grâce à une habile gestion des instincts, en dictature. Dans notre nouveau numéro, Michel Eltchaninoff vous propose de (re)découvrir ce philosophe qui n’a peut-être jamais été aussi actuel.

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