06.05.2025 à 17:28
hschlegel
Le jeune romancier Simon Chevrier vient de recevoir le prix Goncourt du premier roman pour Photo sur demande (Stock, 2025). Une autofiction où « le plaisir tient la main de la mort », qui avait marqué notre rédaction au point que nous l’avions jugée digne d’être notre « roman du mois » en février dernier. À l’occasion de cette consécration littéraire pour son auteur, nous vous invitons à (re)lire la chronique qu’en avait faite dans nos pages l’écrivain Arthur Dreyfus !
mai 202506.05.2025 à 15:58
hschlegel
Face à l’empressement de l’Amérique de Donald Trump à pactiser avec Poutine en Ukraine, comme face aux offensives répétées de l’armée israélienne à Gaza, il n’est plus tant question de savoir ce qu’est une guerre juste, mais quel visage devrait prendre la paix… pour être juste.
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➤ Nicolas Tenaillon s’est tourné vers les philosophes, de Leibniz et Kant à Aron et Rawls pour leur poser cette question originale. Leurs réponses composent une série d’exigences fondamentales pour que la paix soit plus qu’un renoncement à combattre.
La guerre en Ukraine n’en finit plus. Pourtant, l’espoir d’un cessez-le-feu est bien là – mais les conditions du plan de paix proposé aujourd’hui par les États-Unis ne semblent satisfaire aucun des belligérants. Ce triste constat invite à nous interroger sur ce qu’est une paix juste. Or, paradoxalement, si les critères de la « guerre juste » ont pu être peu à peu établis d’abord par les théologiens (dont Thomas d’Aquin au XIIIe siècle) puis, plus rationnellement, par les juristes (depuis Grotius au XVIIe siècle), ceux de la paix juste paraissent beaucoup plus difficiles à définir. Difficiles mais pas impossibles, si l’on en croit quatre penseurs classiques qui ont tenté de faire de l’idéal de paix non plus une utopie… mais bien une réalité.
Leibniz : la compréhension mutuellePour qu’une paix soit juste, il faut qu’elle soit durable. Mais le critère de durabilité peut masquer bien des injustices. En premier lieu celle de la soumission du vaincu par la peur, voire par son anéantissement. « Là où les romains ont semé la désolation, ils appellent cela la paix », disait Tacite dans Vie d’Agricola (98). La paix à n’importe quel prix n’aboutit qu’à « la paix des cimetières ». Il faut donc ajouter à la durabilité un autre critère : celui de la reconnaissance des droits du vaincu, ce qui implique qu’on comprenne ses revendications. Telle est la thèse de Leibniz pour qui c’est bien souvent le malentendu, l’incompréhension sinon de la langue du moins de la culture et des valeurs défendues par l’adversaire, qui mène à la guerre.
“La paix à n’importe quel prix n’aboutit qu’à ‘la paix des cimetières’”
Diplomate, envoyé en mission à Paris en janvier 1672 par l’électeur de Mayence pour convaincre Louis XIV de ne pas faire la guerre à l’Allemagne, Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) croyait à la capacité des grands du monde à soumettre leur volonté particulière à la raison. Naïveté ? Non, car Leibniz voyait bien, comme il l’écrit dans son Codex diplomaticus (1693) que la paix n’est bien souvent que « la reprise du souffle entre deux gladiateurs ». Il ne prêchait pas le désarmement des nations qui doivent toujours se préparer à l’éventualité de la guerre. Mais il avait foi en l’harmonisation possible des différences parce que la raison est universellement partagée. Œuvrant avec acharnement pour la réconciliation des Églises protestante et catholiques, il rêvait d’une Europe unie, d’une langue sinon commune du moins d’une « caractéristique universelle » (ce pour quoi il avait travaillé à partir des idéogrammes chinois à la fabrication d’une machine capable de traduire toutes les langues) susceptible de rapprocher les peuples sans nier leur culture propre en rendant possible un dialogue sans ambiguïté entre les ennemis d’hier.
Kant : la constitution républicaineCar c’est bien à cause de l’ambiguïté, du manque de transparence dans les intentions des ou de l’un des belligérants que l’avènement d’une paix juste est toujours retardé. Telle est la conviction d‘Emmanuel Kant (1724-1804) qui, un siècle après les réflexions de Leibniz, dès la première section de son opuscule Vers la paix perpétuelle (1795), pose comme une condition sine qua non de toute paix juste qu’« aucune conclusion de paix ne doit valoir comme telle, si une réserve secrète donne matière à une guerre future ». Or c’est bien souvent le désir de conquête, difficilement avouable aujourd’hui, d’un pouvoir autoritaire qui motive le non-dit de la perpétuation de la guerre. Aussi Kant place-t-il moins dans le droit international que dans le droit constitutionnel son espoir de voir les nations tendre vers un état de paix toujours plus durable.
“Selon Kant, ‘aucune conclusion de paix ne doit valoir comme telle, si une réserve secrète donne matière à une guerre future’”
Pour lui en effet, c’est le républicanisme qui à terme nous protégera des guerres et fera de la paix une paix perpétuelle. Pourquoi ? Parce que sous une constitution où le sujet n’est pas citoyen, la guerre ne dépend que de la volonté du souverain qui, ne manquant de rien, flatté par un corps diplomatique corrompu, peut la faire par plaisir ; tandis que dans un État républicain, le peuple hésite toujours à s’envoyer lui-même à la guerre. En République, où les débats sont ouverts et négociables, il n’y a plus de place pour le secret. Sous ce régime, les bellicistes ne peuvent avancer masquer. Kant croit ainsi que si les États deviennent des États de droit, on pourra dépasser la « politique de l’équilibre » voulue par les traités de Westphalie de 1648 pour mettre fin à la Guerre de Trente Ans, politique qui n’a fait qu’engendrer d’autres guerres. Il s’agit de viser une libre association des États - ce que Kant, visionnaire, appelle une « Société des nations » ou « fédération d’États libres » (« Föderalismus freier Staaten »), qui tendra progressivement vers un « règne du droit »… sachant que la paix perpétuelle n’est qu’un idéal de la raison, car il ne peut y avoir de constitution cosmopolitique parfaite.
Aron : une paix réalisteMais tout miser sur le républicanisme ne suffit pas, car le peuple, s’il est manipulé peut se tromper dans ses choix. La république de Weimar en fit l’amère expérience en 1933. Victime d’une paix humiliante, issue du traité de Versailles, les citoyens allemands, en élisant démocratiquement Hitler, optèrent pour le pire. Les drames du XXe siècle auront révélé que deux obstacles ruinent tout espoir de paix perpétuelle. D’abord, l’idéologie caractéristique des États totalitaires, qui empêche le pluralisme des pensées et réintroduit l’opacité dans l’exercice du pouvoir. Comme le dit Raymond Aron (1905-1983) dans Démocratie et Totalitarisme (1965), « le but du totalitarisme est d’unifier les hommes à travers une vérité unique, imposée par l’État ». Ensuite et corrélativement le nationalisme, le même Raymond Aron écrivant dans Paix et Guerre entre les nations (1962) : « Il n’y aura pas de paix perpétuelle tant que le monde sera divisé en nations jalouses de leur indépendance », toujours prêtes à en découdre pour prouver leur force, car diplomatie et stratégie sont inséparables.
“Pour Aron, ‘il n’y aura pas de paix perpétuelle tant que le monde sera divisé en nations jalouses de leur indépendance’”
S’agit-il alors de renoncer à l’idée même de paix juste ? Non pas – mais il faut distinguer, nous dit Aron, la « paix hégémonique », toujours injuste, et la « paix d’équilibre », qui peut être juste dans la mesure où elle reconnaît la légitimité d’existence aux nations dites « faibles ». Réaliste, ne se leurrant pas sur les possibilités du droit comme Kant, Aron soutient que « la paix n’est pas l’état naturel des relations internationales, elle est un équilibre instable ». En conséquence, « la paix juste n’est pas celle qui élimine la guerre pour toujours, mais celle qui rend la guerre moins probable, et moins totale ». À l’âge de la dissuasion nucléaire et des guerres non conventionnelles, Aron ira même jusqu’à dire dans Penser la guerre. Clausewitz. T. II, L’Âge planétaire (1976) que « pour sauver les hommes de leurs propres moyens de destruction, il a fallu “sauver ” les guerres » classiques. Tout se passe donc comme si la paix « juste » devait nécessairement composer, sporadiquement, avec des conflits armés qui témoignent paradoxalement de la vitalité des États.
Rawls : l’attractivité de la justiceLe réalisme prudentiel ne cède-t-il pas toutefois à un excès de pessimisme en justifiant la guerre sous prétexte qu’elle revient encore et toujours ? Aron lui-même se reprochait cet excès, et c’est pourquoi il aimait répéter le mot de Nicias rapporté par Thucydide dans La Guerre du Péloponnèse (fin du Ve siècle av. J.-C.) : « Il n’est pas d’homme assez fou pour préférer la guerre à la paix, car dans la paix les enfants enterrent leurs parents, dans la guerre ce sont les parents qui enterrent leurs enfants ». Peut-être convient-il alors de penser la paix juste moins à partir de la guerre que de la justice elle-même. C’est là l’option choisie par le philosophe politique américain John Rawls (1921-2002), qui repose le problème de la définition de la paix juste dans Paix et Démocratie (1999) à partir de principes de justice qui peuvent être acceptés à la fois par les sociétés libérales et les sociétés non libérales, car « il serait déraisonnable d’exiger que toutes les sociétés deviennent des démocraties libérales pour qu’elles soient acceptables » autour d’une table de négociation.
“D’après Rawls, il faut penser la paix à partir de principes de justice – et des principes qui peuvent être acceptés à la fois par les sociétés libérales et les sociétés non libérales”
À mi-chemin entre le réalisme politique et les utopies cosmopolitiques, Rawls dessine ainsi une troisième voie. Il admet d’une part qu’on ne peut contracter une paix juste avec « les peuples hors-la-loi », qui violent systématiquement les droits de l’homme et ne cherchent que l’agression, de sorte que face à eux, la guerre est nécessaire – comme elle le fut contre, par exemple, l’État islamique (Daech). Mais, d’autre part, Rawls soutient que dans la plupart des cas, même les peuples qui ne vivent pas en régime démocratique sont raisonnables, car « l’idée de raison publique est une partie intégrante du Droit des Peuples », si bien que le contrat social peut être étendu à la Société des Peuples sans que cela soit vécu comme une perte d’identité. Le but de Rawls est d’échapper au reproche d’ethnocentrisme. Sa conception de la paix juste est analogue à celle qu’il avait développé dans son grand-œuvre Théorie de la justice (1971) pour la société américaine, société de migrants et donc plurielle. Il estimait alors que pour qu’une société soit juste, ses principes directifs doivent être choisis derrière un « voile d’ignorance » de sorte qu’ils profitent à tous et en particulier aux plus défavorisés. De même, Rawls croit que les peuples peuvent promouvoir ensemble un droit international consensuel et équitable : « Une paix juste ne peut être stable que si elle repose sur des institutions politiques légitimes, soutenues par un consensus public ». À ses yeux, les différences religieuses, politiques, économiques ne sont pas telles qu’elles rendent inacceptables pour l’une des parties de reconnaître comme légitimes : le respect mutuel, la non-agression ou le devoir d’assistance aux peuples en détresse. Ce que défend Rawls, c’est au fond la conviction que la justice étant une valeur universelle alors que la force est toujours relative, la raison humaine oblige moralement à promouvoir celle-ci plutôt que de s’en tenir à celle-là.
Il apparaît ainsi que la paix juste repose sur des critères nuancés comme la durabilité mais pas la perpétuité, l’avènement majoritaire des États de droit mais non l’imposition d’un seul modèle constitutionnel, la reconnaissance des différences nationales et non l’établissement d’un État mondial, la promotion morale de la justice et non la légitimation politique de la force.
mai 202506.05.2025 à 12:35
hschlegel
« Banal Gens » est un compte Instagram qui montre des galeries de personnages types. Si cet humour fonctionne, n’est-ce pas un peu parce que nous prenons parfois un malin plaisir à être nous-mêmes des clichés ? Décryptage avec Erving Goffman.
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Personne n’échappe à sa caricature…« C’est pas pour moi c’est pour un ami ! » , jubile un jeune homme tout sourire, en faisant un clin d’œil appuyé. Voici un exemple de ce que propose le compte Instagram humoristique assez particulier « Banal Gens ». La page se présente comme une galerie de photos d’individus aux visages ultra expressifs. Chaque cliché est accompagné de la phrase type : celle que la personne aurait pu prononcer au regard de son expression et de son accoutrement.
Avec ses quelque 130 000 abonnés, le compte Instagram en vogue joue sur un présupposé simple : l’habit fait le moine. En société et dans la vie de tous les jours, nous sommes souvent très prévisibles. Il suffit parfois de scruter les vêtements et la mine de quelqu’un pour s’amuser à deviner ce qu’il va à peu près penser ou dire concernant un sujet donné, mais aussi pour anticiper la manière dont il peut réagir. « Miiince, fallait rien dire ? Que je peux être gaffeuse ! », s’exclame par exemple une femme avec de grands yeux écarquillés, un visage crispé et un petit col étriqué de chemise à carreaux, tandis qu’un quadragénaire à polo rayé bleu qui fixe l’objectif d’un air goguenard demande : « Et ça, c’est nos impôts ? » On imagine sans peine les voix qui vont avec.
“Il suffit parfois de scruter les vêtements et la mine de quelqu’un pour s’amuser à deviner ce qu’il va à peu près penser ou dire, mais aussi pour anticiper la manière dont il peut réagir”
Très souvent, la page Instagram tape juste. Les phrases types, celles que l’on formule sans s’en rendre compte, sont restituées avec une précision qui laisse admiratif. On a l’impression que celui qui est à l’origine de ce compte se promène dans les rues avec un petit carnet, pour saisir au vol les bribes de phrases issues de situations banales, prononcées par des personnes de tous horizons et en des lieux variés – telle cette jeune femme apparemment en pleine nature qui demande avec un air à la fois préoccupé et bienveillant : « C’est quand la dernière fois que tu t’es vraiment écoutée ? » Cette façon de décoder les petites phrases de la vie quotidienne s’inspire des codes humoristiques en vogue dans les scènes de stand-up. Mais il peut aussi trouver ses racines dans des courants beaucoup plus anciens : celui des moralistes du XVIIe siècle comme La Bruyère, auteur des célèbres Caractères (1688), ou Saint-Simon, qui dans ses Mémoires (posth., 1829) brosse le portrait des personnages de la cour de Louis XIV. Écrivains et humoristes excellent dans l’art de repérer les traits distinctifs, les mimiques et les petites obsessions propres aux différents milieux sociaux.
Le plaisir du jeuLa méthode a certes quelque chose de moralement périlleux, dans la mesure où elle vise les stéréotypes qui, par définition, tendent à essentialiser les individus en fonction de leurs attributs extérieurs. L’idée est de réduire les personnalités à un aspect saillant : de mettre littéralement chacun dans une petite case bien carrée.
Mais quand il est bien exécuté, cet humour va au-delà du simple cliché imposé par un regard extérieur. Il ne vise pas tant à réduire les individus à leur apparence qu’à montrer leur propension à jouer avec leur propre image. Et pour cause – nous sommes tous parfois des personnages analogues au « garçon de café » forgé par Sartre dans L’Être et le Néant (1943), qui effectue son rôle de serveur avec un « empressement » et une « sollicitude » très appuyés. Le philosophe vise en l’occurrence à dépeindre ceux qui endossent leur fonction sociale à fond. Pendant un temps donné – en l’occurrence, celui du service –, ils se fondent totalement dans leur rôle, en s’adonnant à une chorégraphie précise et clairement reconnaissable. Il y a « la danse de l’épicier, du tailleur, du commissaire-priseur, par quoi ils s’efforcent de persuader leur clientèle qu’ils ne sont rien d’autre qu’un épicier, qu’un commissaire-priseur, qu’un tailleur », énumère Sartre. Ce sont ces diverses parades que cette page internet de « caractères » donne à voir avec particulièrement d’acuité (voir par exemple la phrase type de cette illustratrice).
“Si cet humour fonctionne aussi bien, c’est aussi parce qu’il existe autant chez les autres que chez soi-même une forme de jubilation née du repérage des rôles sociaux caricaturaux”
Loin d’être uniquement stigmatisante, cette sensation de jouer un rôle peut être très plaisante. Si un tel humour caractéristique des conversations entre amis, des réseaux sociaux et des scènes de stand-up fonctionne aussi bien, c’est aussi parce qu’il existe autant chez les autres que chez soi-même une forme de jubilation née du repérage des rôles sociaux caricaturaux. Autrement dit, on se complaît parfois à endosser l’idéal qui correspond à l’image que l’on renvoie : la superstitieuse, la fashion victim, le bon-vivant, celui qui tente des blagues… Ces différents rôles ne caractérisent pas l’identité profonde des individus, mais leur rôle, ce à quoi ils jouent quand ils sont inscrits dans une situation sociale déterminée. Cette métaphore du « jeu » est employée par le sociologue américano-canadien Erving Goffman (1922-1982), qui estime que l’ensemble de nos relations sociales sont régies par la théâtralité. À chaque fois que nous prenons la parole, dans les moindres instants de nos relations au public, nous faisons selon lui « une scène » : avec « un décor » et un ensemble de « répliques » (La Mise en scène de la vie quotidienne, I). Ces répliques, qui ont parfois un côté embarrassant, sont savoureusement illustrées par le compte Instagram : « Bonjour ? Bonsoir ? On sait plus haha. Avec les jours qui se rallongent haha », déclare par exemple cet homme – sans doute un voisin – vêtu d’un gilet gris. À cet instant précis, il n’est pas le voisin de palier : il joue à l’être, il l’incarne, il endosse pleinement ce rôle. Il n’est pas un simple voisin : il est l’idée même du voisin, sa version la plus absolue.
Nous pouvons donc quelquefois avoir conscience du cliché que l’on véhicule, et en jouer avec plaisir : cela vaut aussi pour le « bobo » de service en plein brunch, le « beauf » auto-revendiqué qui force le trait sur la blague lourde… Ce plaisir relève de la joie du jeu, mais aussi d’un certain goût pour le zèle. Goffman évoque par exemple le « plombier myope », qui prend soin de cacher ses lunettes pour correspondre à l’image supposée que l’on peut se faire de l’artisan. Il s’agit bien de créer les conditions de réalisation d’une image d’Épinal, capable de convaincre autrui que nous sommes exactement ce à a quoi l’on ressemble (ou l’inverse). Il y a selon le sociologue un certain plaisir à réussir son interaction sociale, en créant une « congruence » parfaite entre notre performance sociale réelle, et celle qui était supposée par notre interlocuteur.
Comment l’habit forge le moineJouer un rôle social déterminé peut paraître un peu réducteur, hypocrite, voire ennuyeux… Mais dans la plus grande partie de notre quotidien, nous avons besoin de nous raccrocher à certains rôles préétablis, habituels. Pour reprendre le vocabulaire de Goffman, nous disposons en tant qu’acteur sociaux d’un « répertoire » forcément limité. Au fil de nos interactions, nous avons par exemple appris à endosser un ensemble d’émotions commodes telles que « la modestie », « la déférence » ou encore « l’indignation vertueuse », susceptibles d’être appliquées dans une grande diversité de situations dans lesquelles elles sont attendues. Bref : ce n’est pas si difficile de nous conformer à nos différents rôles, car nous y sommes entraînés. Nous disposons également tous d’une palette de répliques « cultes », d’expressions ou d’anecdotes que l’on se (com)plaît à réutiliser le plus souvent possible.
“Le sociologue Erving Goffman estime que l’ensemble de nos relations sociales sont régies par la théâtralité”
Dans les interactions de la vie quotidienne, cette tendance que nous avons à être des clichés de nous-mêmes est un principe fédérateur. À rebours des injonctions à surprendre, à étonner, à sortir de sa zone de confort, le cliché peut avoir un effet rassurant et réconfortant. Le compte Instagram « Banal Gens » est à ce titre la confirmation d’une intuition très goffmanienne : la vie ordinaire est comme un gigantesque théâtre, un theatrum mundi dans lequel chacun endosse une série de rôles relativement connus et facilement repérables. Il n’y a pas besoin de vivre des moments exceptionnels pour faire l’expérience d’une véritable « scène » avec ses paroles habituelles et ses didascalies : le boulanger ou la discussion de comptoir suffisent. Le tissu serré des relations quotidiennes regorge de saynètes plus ou moins prévisibles qui contribuent à coder et à consolider les liens… autant qu’à ravir les observateurs amusés du monde social. Loin d’être soporifique, la banalité ainsi considérée devient un délectable terrain de jeu.
mai 202506.05.2025 à 08:00
nfoiry
Décisions regrettables, moments d’égarement… Nos cinq témoins racontent ce que leurs erreurs, professionnelles comme personnelles, leur ont appris sur eux-mêmes. Dans notre nouveau numéro, Charles Pépin, auteur de Vivre avec son passé, éclaire le potentiel transformateur de ces parcours semés d’embûches.
mai 202505.05.2025 à 18:00
hschlegel
« Ultime intervention de la philosophe, prononcée en 1975 à l’occasion du bicentenaire de la révolution américaine, “Retour de bâton” livre un diagnostic inquiet sur la corruption de la République américaine, qui résonne avec notre actualité.
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C’est l’un des effets collatéraux du rangement. Quand je remets un peu d’ordre dans ma bibliothèque, en proie à une entropie proportionnelle aux services qu’elle me rend, je ne peux manquer de me replonger dans les livres qui me passent entre les mains, entre les piles désordonnées qui s’accumulent au sol et les planches classées au mur. Ce week-end, en remettant en place l’espace que je dédie à Arendt, je suis ainsi tombé sur l’un de ses derniers écrits. “Retour de bâton” – repris depuis dans le volume posthume Responsabilité et Jugement (Payot, 2005) – est le verbatim d’une intervention prononcée au Faneuil Hall de Boston, à l’invitation du maire de la ville, le 20 mai 1975, pour la célébration du bicentenaire de la révolution américaine. À l’époque, cette prise de parole avait eu un grand retentissement : enregistrée et diffusée à la National Public Radio (NPR), citée dans un éditorial du New York Times, “The Lie and the Image” (“Le mensonge et l’image”), publiée en intégralité dans la New York Review of Books, elle avait valu à Arendt de recevoir un grand nombre de courriers admiratifs de tout le pays – parmi lesquels la lettre d’un sénateur, un certain Joe Biden…
Compte tenu de l’écho de cette intervention et de la mort inattendue de la philosophe quelques mois plus tard, on peut donc la considérer, selon la formule de Roger Berkowitz, comme “son testament final”, en forme de “mise en garde sur le fait que la grande expérience de liberté que constitue la République américaine était en danger de mort”. Un testament américain, pourrait-on dire : Arendt, qui avait acquis la nationalité et consacré un essai à la révolution américaine, entend mesurer la distance qui sépare les Américains de ce glorieux commencement tandis que se profile un “déclin” dont ils ne veulent rien savoir.
Que nous dit-elle ? Alors que les États-Unis viennent de perdre la guerre du Vietnam et que Nixon a dû démissionner après le scandale des écoutes du Watergate, destinées à museler la presse et la justice, la philosophe commence par distinguer l’usage du mensonge par le gouvernement américain de celui qui prévaut dans les régimes totalitaires, fondés sur une idéologie implacable et sur la pratique systématique de la terreur. Mais c’est pour mieux cerner la spécificité d’une pratique dévoyée des institutions où l’argument du “privilège de l’exécutif”, censé échapper au contrôle des juges et de la presse, joue, déjà à l’époque, un rôle décisif dans la corruption de la République. Et voici le jugement balancé qu’elle porte sur Nixon… qui résonne avec notre actualité.
“Les actions de Nixon nous ont égarés parce que nous soupçonnions que nous étions confrontés à un assaut calculé contre la loi fondamentale du pays ainsi qu’à une tentative pour abolir la Constitution et les institutions de la liberté. Rétrospectivement, il semble qu’il n’ait pas existé de tels grands schémas, mais ‘seulement’ la ferme intention de passer outre toute loi, constitutionnelle ou pas, qui se dressait contre des plans changeants, inspirés par l’avidité et la vindicte plutôt que par la quête du pouvoir ou tout programme politique cohérent. En d’autres termes, tout se passe comme si une bande d’escrocs, mafiosi assez peu talentueux, avait réussi à s’approprier pour elle-même le gouvernement de ‘la puissance la plus formidable sur Terre’”
Hannah Arendt, “Retour de bâton” (“Home to Roost”), 1975
Si Richard Nixon (ou Donald Trump aujourd’hui, serait-on tenté d’ajouter) n’est pas Staline ou Hitler, il y a cependant “quelques parallèles qui méritent notre attention”. Lesquels ? D’abord, l’étrange confiance placée en eux par tous ceux qui les entourent : “Alors que lui-même ne leur a jamais fait confiance, comment eux ont-ils pu se fier à cet homme qui avait prouvé durant toute sa longue et très glorieuse carrière publique qu’on ne pouvait pas lui faire confiance ?” Réponse : l’aura du pouvoir, “qui attire plus que le pouvoir lui-même”, et l’idée d’impunité. “Tous les hommes dont nous savons qu’au cours des siècles, ils ont abusé du pouvoir dans une mesure ouvertement criminelle, étaient corrompus bien avant de parvenir au pouvoir. Ce dont leurs aides avaient besoin pour devenir les complices de leurs activités criminelles, c’était de permissivité, de l’assurance qu’ils seraient au-dessus des lois.” D’où l’importance des contre-pouvoirs et l’erreur des gouvernants de l’époque de les avoir sous-estimés : “La grande erreur a été de mal juger le caractère incorruptible des tribunaux et de la presse.”
Le deuxième poison qui menace la République tient dans un nouveau rapport au réel. Pour enterrer les faits et les événements contredisant le discours du pouvoir, le gouvernement américain ne recourt pas à l’assassinat des adversaires ni à l’effacement des faits, comme dans les régimes totalitaires – même si la peur s’est installée dans toutes les administrations, et la défiance chez tous les alliés. Arendt pointe une manipulation plus subtile, qu’elle nomme “l’éducation à l’imagerie”. Soit l’idée, empruntée au monde des relations publiques et aux stratégies commerciales des entreprises, selon laquelle une image ou une formule positive peut se substituer à un fait négatif. “La fabrication de l’image en tant que politique globale est quelque chose de neuf dans l’énorme arsenal des folies humaines enregistrées par l’histoire.”
Au terme de ce diagnostic inquiet, Hannah Arendt rappelle que des juges intègres et des journalistes non corrompus constituent la meilleure résistance contre “la fabrique de l’image” qui a envahi la vie politique. Mais elle invite aussi à cultiver une résistance plus intellectuelle contre la menace du despotisme ; celle qui consiste pour une nation à savoir “regarder les faits en eux-mêmes”. Pour ne pas devenir “totalement indignes des glorieux commencements d’il y a deux cents ans”, conclut-elle, “essayons de ne pas fuir dans des utopies – images, théories ou pures et simples folies… Ce fut la grandeur de cette République que de prendre dûment en compte ce qu’il y a de meilleur en l’homme et de pire, au nom de la liberté”. À l’heure où les “imageries” de Trump ont pris le relais de celles de Nixon, ce souci de préserver la liberté au travers de la factualité peut encore nous servir de boussole. »
mai 202505.05.2025 à 16:00
hschlegel
Alors que les guerres et massacres du XXe siècle ont fait pâlir l’attrait du sacrifice et que l’intérêt individuel est devenu la valeur prépondérante de notre temps, est-il encore possible de donner sens à l’idée du sacrifice ? Oui, répond la philosophe Audrey Jougla, dans les pas de Georges Bataille et d’Anne Dufourmantelle. À condition de ne plus le concevoir verticalement dans une valorisation problématique de la mort, mais horizontalement, en lien avec les autres et avec la vie.
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Un récent sondage de l’Institut Montaigne sur les jeunes (16-30 ans) et le travail confirme que la nouvelle génération n’est plus prompte à sacrifier sa qualité de vie pour sa carrière, et que ces attentes peuvent créer un décalage avec la réalité, voire une désillusion. Par ailleurs, les femmes ne souhaitent plus sacrifier leur vie professionnelle ou leur liberté sur l’autel de la maternité, et l’on nous félicite de ne rien sacrifier de notre carrière pour nos enfants. C’est que le sacrifice n’a pas bonne presse : synonyme de faiblesse, de domination, d’incapacité à s’imposer ou à tout mener de front, il serait presque l’aveu d’un échec. Celui qui sacrifie quelque chose, ou se sacrifie, a perdu.
Une autre conception, à contre-courant de l’air du temps, est pourtant possible, révélant les vertus d’une attitude, plus que d’un acte isolé, qui nous sort de notre logique d’intérêt individuel mais aussi de la logique comptable, et oriente le sens du sacrifice vers la vie plutôt que vers la mort.
“Aujourd’hui, celui qui sacrifie quelque chose, ou se sacrifie, a perdu. Pourtant, une autre conception du sacrifice révélant ses vertus, est possible” Audrey Jougla
D’où vient la connotation péjorative du sacrifice ? L’étymologie latine (sacer, « sacré », et facere, « faire, rendre ») indique qu’il s’agit de rendre sacré un objet ou un acte, renvoyant à l’idée d’offrande à des divinités. Il s’agit d’un don impliquant une sacralité, et donc un coût. D’où l’idée d’une souffrance – exacerbée dans les sacrifices animaux ou humains que des coutumes, croyances ou religions ont codifiés.
La rhétorique sacrificielle a aussi été utilisée pour demander à des populations de courber l’échine, de subir sans broncher : la religion en a usé en promettant un salut post-mortem, les dirigeants politiques en ont abusé pour empêcher bien des révoltes et des soulèvements. Au XIXe comme au XXe siècle, le sacrifice pour la patrie fut un puissant ressort de propagande.
On nous aurait donc bernés, et cette noblesse sémantique du sacrifice ne séduit plus – au contraire, elle suscite la méfiance. Attachés à notre indépendance, dans une société prônant l’épanouissement individuel, nous pressentons que l’usage du terme n’augure rien de bon pour nous, qu’il cache une entourloupe.
La transcendance a quitté nos sociétés, et « le sens du sacrifice » n’opère plus dans sa verticalité ni dans sa promesse d’une quelconque rédemption. Mais peut-être peut-on penser un sacrifice horizontal, non pas dirigé vers une idéologie, une croyance, une institution supérieure, mais bien plus vers nos semblables, où il s’agit de la prévalence de l’intérêt d’autrui ou de l’intérêt général.
Contrer le seul intérêt individuel… avec BatailleC’est que le premier apprentissage du sacrifice réside dans la mise à l’écart de l’intérêt individuel : troquer ses désirs au profit d’autrui ou d’un bienfait que l’on juge supérieur. Tout nous incite aujourd’hui à la tendance inverse : s’affirmer, se réaliser, supposerait que l’on puisse imposer son intérêt, même au détriment d’autrui. Sacrifier une opportunité professionnelle pour sa famille, ou son conjoint, n’est pourtant pas un aveu de faiblesse ; c’est un choix pour lequel on s’engage à ne pas faire peser de dette (ni de culpabilité) sur l’autre. Il y a une dévotion dans cet acte gratuit qui nous permet de sortir de la logique comptable, du marchandage ou des comptes d’apothicaire, dans lesquels on glisse parfois au nom d’un désir d’égalité.
Le sacrifice abolit alors tous les petits calculs parce qu’il n’établit pas d’ardoise et permet d’offrir à l’autre non seulement la prise en compte de son intérêt avant le nôtre, mais aussi l’assurance qu’on ne lui demandera rien en retour. En ce sens, les enfants ne cessent de nous enseigner le sens du sacrifice, car la parentalité en est jalonnée : des actes volontaires et spontanés que les enfants ne nous ont pas demandés et dont ils ne nous sont pas redevables. Nous ne retirons rien du sacrifice, sinon la seule satisfaction de l’intérêt d’autrui.
“Sacrifier une opportunité professionnelle pour sa famille, ou son conjoint, n’est pas un aveu de faiblesse ; c’est un choix pour lequel on s’engage à ne faire peser ni dette ni culpabilité sur l’autre” Audrey Jougla
Comme l’explique Georges Bataille, auteur de La Part maudite (1949), sur la dépense improductive qui caractérise les sociétés humaines, le sacrifice est en cela proprement humain puisqu’il nous sort de la logique d’intérêt, de l’économie utilitaire. Dans son essai « Georges Bataille et le pas au-delà du sacrifice » (in : Leçon d’économie générale. L’expérience limite chez Bataille-Blanchot-Klossowski, Presses universitaires de Nanterre, 2019), la chercheuse Marie Chabbert résume ainsi sa pensée :
“L’être humain est en effet capable d’excès, d’acte de gaspillage et de dépense en pure perte. Par de tels gestes, l’homme acquiert une autonomie momentanée vis-à-vis de la logique utilitaire et devient, selon les termes de Bataille, momentanément ‘souverain’”
Marie Chabbert, op. cit.
Ainsi, en nous sortant de la seule recherche de notre intérêt, avoir le sens du sacrifice provoque, au-delà du don pour autrui, une souveraineté sur soi, nous affranchissant de nous-mêmes.
Faire éclore la responsabilitéMais il est des sacrifices qui nous placent aussi face à notre responsabilité, et nous poussent à choisir de l’honorer ou pas. Certaines situations exigent qu’on leur sacrifie quelque chose par sens des priorités et d’une évaluation raisonnée des enjeux. Un individu qui serait compatible pour être donneur d’organe avec un proche en attente de don se retrouve face à cette responsabilité éthique du sacrifice. C’est bien la particularité du sacrifice : il repose sur la pleine volonté de celui qui y souscrit, contrairement à un service ou une aide, que l’on peut demander. Avoir le sens du sacrifice fait donc éclore la capacité à répondre de ses actes, littéralement : à en être responsable. À l’inverse, ne jamais consentir à sacrifier son intérêt ou à se sacrifier pour d’autres révèlerait un manque de discernement moral.
Apprendre à servir les intérêts des autres lorsqu’ils vont à l’encontre des miens devient dès lors la marque d’un altruisme supérieur. Les actes des résistants pendant la Seconde Guerre mondiale enseignent que mettre en danger sa vie ou être torturé au nom de l’intérêt général ont été des sacrifices d’une responsabilité morale dont peu sont capables. Lorsque le colonel Arnaud Beltrame se substitue volontairement à un otage lors de l’attaque islamiste de Trèbes en 2018, et le paye de sa vie, le sacrifice se meut en héroïsme, tant la liberté de cet acte et la coût exorbitant de celui-ci relèvent d’une responsabilité morale exceptionnelle.
Nous ne sommes pas tous capables de tels actes, mais le quotidien nous invite à réfléchir à de petits sacrifices possibles. Donner son sang, réduire son temps de travail le mercredi après-midi pour conduire ses enfants à leurs activités, sacrifier un week-end entre amis pour aider ses parents à monter des meubles ou perdre un dimanche pour aider un ami à déménager… semblent dérisoires, mais ils nous placent à chaque fois face à nos valeurs et disent nos engagements sur ce qui en vaut la peine.
L’irruption de la surprise et l’élan vers la vie… avec Anne DufourmantelleValoir la peine, car souffrance ou déplaisir sont constitutifs du sacrifice. Mais il y a une rétribution à ces sacrifices, même si elle est ténue et peut tarder à apparaître. Être capable de mettre de côté ses envies pour servir autrui exerce notre courage, par notre capacité à ne pas satisfaire nos volontés alors qu’on le pourrait. De ces sacrifices, grands ou petits, jaillira la reconnaissance dans le regard d’autrui, et si ce n’était pas le cas, ils permettent de forger l’estime de soi car nous avons été capables d’une bonté que personne n’attendait sûrement, en prenant parfois des risques.
Loin d’être synonyme d’assujettissement, avoir le sens du sacrifice permet de s’extraire de tout ce qui est prévisible ou prévu : c’est l’émergence de l’impromptu, de la surprise. Le modèle de l’économie libérale repose sur le postulat que l’individu agit dans la recherche du profit et la maximisation de son intérêt personnel. Le sacrifice déjoue cette prévisibilité de comportement, comme il permet l’irruption de la générosité dans un monde recroquevillé sur lui-même et sur ses peurs.
“Un sacrifice exerce notre courage, forge l’estime de soi, déjoue la prévisibilité et permet l’irruption de la générosité dans un monde recroquevillé sur lui-même et sur ses peurs” Audrey Jougla
Dans son Éloge du risque (Payot, 2011) la philosophe Anne Dufourmantelle évoque la manière dont « le risque crée de l’évènement ». « Il donne forme à une pure singularité, à cela qui n’adviendra qu’une fois. L’évènement défait la temporalité requise pour inventer un autre temps, ce à partir de quoi un autre monde, un autre regard s’inaugure. Ce commencement est un autre nom du risque », écrit-elle. Et le risque permet un agrandissement de soi, une autre présence au monde et à soi. « Le philosophe tchèque Jan Patočka avait parlé de la vie dans l’amplitude comme la capacité en soi d’éprouver les limites », poursuit Dufourmantelle.
Loin d’être mortifère, le sacrifice serait tourné vers la vie. Faire des sacrifices nous permet d’être davantage vivant, et avoir le sens du sacrifice renvoie à cette potentialité : faire advenir un acte bon inespéré. Dans La Femme et le Sacrifice (Denoël, 2007), Anne Dufourmantelle précise qu’à l’inverse du renoncement, le sacrifice « inaugure un temps nouveau, fait une échappée et renvoie à une insubordination radicale. Il donne au sujet une envergure ». Quand on se souvient que la philosophe se noya en secourant un enfant dans une mer agitée, on mesure qu’il ne s’agissait pas là de simples propositions théoriques, mais qu’elle prenait la chose très au sérieux.
Comprendre le sens des sacrifices que l’on fait aujourd’hui revient à opérer un renversement complet de la conception traditionnelle du sacrifice : il était vertical et lié à la mort, voilà qu’il est peut-être temps de le concevoir dans l’horizontalité de nos semblables, et surtout, de l’orienter vers la vie. La portée n’en est-elle pas plus belle ?
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Et si la danse était bien plus qu’un art ? C’est la thématique de la prochaine « Chaillot Rencontre » au Théâtre national de Chaillot, à Paris, qui proposera d’explorer les pouvoirs de transformation, de bien-être et de connexion de la danse. Artistes, chercheurs et professionnels du monde de la danse et de la santé échangeront autour des bienfaits physiques, mentaux et émotionnels du mouvement dansé pour créer un véritable moment de partage où amateurs, danseurs confirmés ou simples curieux sont les bienvenus. Ensemble, les participants interrogeront comment le corps en mouvement peut être une source de guérison, de résilience et d’épanouissement.
[CTA2]
Mardi 6 mai 2025 à 18h30
1, place du Trocadéro et du 11-Novembre, 75116 Paris
Rencontre « Les Pouvoirs de la Danse », animée par Cédric Enjalbert, rédacteur en chef adjoint de Philosophie magazine, en partenariat avec Chaillot - Théâtre national de la Danse. En accès libre.
➤ POUR PARTICIPER Avec :Isabelle GinotEnseignante-chercheuse à l'université Paris-8, chargée du pole ressources A.I.M.E. (Association d’Individus en Mouvements Engagés)
Isabelle Ginot est professeure au département danse de l’université Paris-8 et praticienne de la méthode Feldenkrais ; ses recherches et enseignements ont d’abord été consacrés à l’analyse des œuvres en danse contemporaine, interrogeant tout particulièrement l’activité perceptive du spectateur (ou du critique) dans la lecture ou l’analyse des pièces chorégraphiques, et les processus de travail qui sous-tendent les œuvres. À partir de 2007, la question des pratiques devient centrale et ouvre un nouveau champ de recherche autour des pratiques somatiques, à la croisée des pratiques de danse et du travail social. Parallèlement, le travail d’analyse d’œuvres se tourne plus spécifiquement vers les pièces mettant en scène des acteurs et danseurs inhabituels : danseurs amateurs, vivant avec un handicap, seniors, enfants, etc. Cofondatrice de l’A.I.M.E., elle développe avec l’association un ensemble de pratiques corporelles issues de la danse et des méthodes somatiques, en direction de personnes en situation de précarité sociale ou de santé.
Julie Nioche
Danseuse, chorégraphe et ostéopathe
Diplômée du Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris en 1995, elle a travaillé comme interprète auprès d’Odile Duboc, Hervé Robbe, Meg Stuart, Alain Michard, Catherine Contour, Emmanuelle Huynh ou Alain Buffard. De 1996 à 2007, elle codirige l’association Fin novembre avec Rachid Ouramdane au sein de laquelle elle participe à des projets communs et initie les siens propres. En 2007, elle initie la création de A.I.M.E. L’A.I.M.E. associe actrices culturelles, chercheuses, artistes et praticien.nes somatiques pour porter ses projets artistiques sur scène et in situ, et développer un pôle danse, recherche et société autour de « projets artistiques socialement et corporellement engagés » (PasKe).
Philippe Nuss
Psychiatre, praticien hospitalier au CHU Saint-Antoine à Paris, ancien danseur.
Le docteur Philippe Nuss est psychiatre des hôpitaux, praticien hospitalier en charge de l’unité de psychiatrie de jour et d’addictologie du service de Psychiatrie et de Psychologie médicale du CHU Saint-Antoine à Paris. Il est enseignant à la Faculté de médecine du GHU Pitié-Salpêtrière/St-Antoine et consacre une partie importante de son temps à la formation à la relation soignante pour les différentes disciplines médicales. Philippe Nuss est également docteur en science et titulaire d’une habilitation à diriger les recherches en chimie physique. Il a été responsable de la prise en charge des personnes victimes des attentats du 13 novembre 2015 et continue à être impliqué dans leur suivi. Il est professeur invité de nombreuses universités étrangères ainsi qu’enseignant depuis 2009 à l’European School of Psychopharmacology à Oxford. Il est un orateur fréquemment invité à des conférences scientifiques internationales, particulièrement concernant la schizophrénie.
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