12.12.2025 à 21:00
hschlegel
Le Centre Pompidou consacre actuellement une rétrospective cinématographique à Derek Jarman : « L’impur et la grâce ». Artiste complet, cet acteur et cinéaste britannique qui aura collaboré avec Marianne Faithfull, les Pet Shop Boys, les Smiths ou encore Tilda Swinton avant de mourir du Sida en 1994, a laissé une œuvre sans pareille. Il reste pourtant peu connu en France. Cédric Enjalbert nous en dit plus.
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Côté jardin« Je suis entré dans son œuvre par le jardin ! L’artiste britannique Derek Jarman a planté le sien dans une région a priori hostile de l’Angleterre, à Dungeness, au bord de la mer, sur une lande battue par les vents et écrasée par le soleil, qui fleurit face à une centrale nucléaire. “Il n’y a ni murs ni clôtures, écrit-il dans son magnifique journal, qui vient de paraître sous le titre Nature moderne (Actes Sud). Mon jardin a l’horizon pour unique frontière. Dans ce paysage désolé, le silence n’est brisé que par le vent et les querelles des mouettes autour des pêcheurs qui rapportent leurs prises de l’après-midi. ”Dans ce “désert minéral […] seules les herbes les plus robustes parviennent à s’implanter – elles ouvrent la voie au chou marin vert sauge, à la vipérine bleue, au coquelicot rouge et au sedum jaune.”
Ce texte est extrait de notre newsletter hebdomadaire « Par ici la sortie » : trois recommandations culturelles, éclairées au prisme de la philosophie, chaque vendredi soir. Abonnez-vous, elle est gratuite !
Une vie en sursisTenu entre 1989 et 1990, trois ans après avoir découvert sa séropositivité, ce carnet de bord prend la forme d’une méditation sur la vie qui se maintient malgré tout, sur les herbes folles qui poussent entre les cailloux, sur le temps, bien sûr, que l’auteur sait compté – “Je vis en sursis”– et sur l’art, surtout, qu’il pratique jusqu’à sa mort en 1994. Militant des droits homosexuels, héraut punk de la culture queer, opposant au gouvernement de Margaret Thatcher, Derek Jarman rend courageusement public sa maladie au tournant des années 1990 – “Mon sentiment de confusion a atteint son paroxysme, catalysé par mon annonce publique de mon infection par le VIH. Désormais, je ne sais plus ce qui compte le plus, moi-même ou ce que mon public s’imagine.”
Une philosophie visuelleSon dernier film, Blue (1993), prend ainsi la forme d’une narration sur un fond bleu uni, d’une réminiscence et d’une réflexion sur sa vie alors qu’il perd la vue. Il est projeté (ce samedi à 20h15, présenté par Philippe Mangeot), dans le cadre de l’hommage rendu à l’artiste par le Centre Pompidou, qui programme une rétrospective de sa filmographie, de ses longs métrages et de ses courts. Parmi eux : Wittgenstein, une adaptation pleine d’humour et d’érudition de la vie du logicien (présentée par Hélène Frappat le samedi 13 décembre à 18 h 30). À propos du philosophe, Derek Jarman note dans son carnet : “Il a mené une existence de reclus névrotique dans une cabane en rondins. Un compagnon de route ?” Elle a été sinueuse, mais que de beautés en chemin. »
« Derek Jarman. L’impur et la grâce », rétrospective cinématographique, jusqu’au 16 décembre 2025 au Centre Pompidou.
décembre 202512.12.2025 à 17:00
hschlegel
Depuis deux ans, le Soudan est le théâtre d’une guerre civile d’une rare violence, qui a atteint un nouveau paroxysme avec les massacres dans la ville d’El-Fasher, en octobre. Pourtant, ce conflit très meurtrier mobilise peu l’attention internationale et la diplomatie peine à trouver une issue.
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« L’épicentre de la souffrance humaine dans le monde. » C’est en ces termes que Tom Fletcher, chef des opérations humanitaires de l’ONU, a qualifié ce qui se passe actuellement au Soudan. Si les chiffres précis de la dévastation manquent, puisque ni les membres de l’ONU, ni les ONG, ni les journalistes ne sont autorisés à se rendre sur les terrains d’affrontement, les morts se comptent en dizaines de milliers et les déplacés, en millions.
Khartoum, capitale fantômePourtant, en octobre 2025, lorsque les Forces de soutien rapide (FSR) ont pris le contrôle de la ville d’El-Fasher (Darfour) dans un bain de sang, et que cette attaque a été médiatisée, nous avions presque oublié que le chaos régnait au Soudan depuis plus de deux ans. Au printemps 2023, dans la ville d’El-Geneina, près de 15 000 personnes avaient déjà été tuées en deux semaines par les mêmes milices du général Dogolo, dit « Hemetti », rival du général al-Burhan, le chef des Forces armées soudanaises (FAS), l’armée régulière. Qui s’en souvient ?
“Depuis vingt ans, aucun travail de mémoire n’a été effectué au Soudan, pays déchiqueté par les exactions”
La capitale Khartoum, reprise début 2025 par les hommes d’al-Burhan qui contrôlent le centre et l’est du pays, a également été le théâtre de violents affrontements. Elle semble aujourd’hui vidée de ses habitants. Dans la ville d’El-Fasher, chef-lieu du Darfour (ouest du pays), où environ 200 000 habitants sont restés bloqués pendant les dix-huit mois du siège tout juste terminé, des dizaines de milliers de personnes manquent toujours à l’appel. Soit qu’elles aient été assassinées par les FSR, soient qu’elles errent encore sur les routes montagneuses de cette région aride du pays.
El-Fasher, du siège au bain de sangPour enquêter sur les massacres dans cette ville, il a fallu l’intervention à distance de chercheurs de l’université de Yale, qui ont pu recouper des images satellites avec des vidéos diffusées par les bourreaux sur internet. Ils relatent des faits d’une immense gravité : des civils exécutés à bout portant, des réfugiés fouettés sur la route ou se faisant rouler dessus par des 4x4. À plusieurs endroits, de larges traces rouges visibles depuis le ciel évoquent des exécutions de masse. Ailleurs, des talus laissent craindre que les miliciens ont creusé des fosses communes pour dissimuler leurs actes.
“Nous avons alerté le Conseil de sécurité de l’ONU six fois, mais nous n’avons pas eu de réponse” Nathaniel Raymond, chercheur en laboratoire humanitaire
« L’ampleur et la rapidité avec laquelle ces atrocités ont été commises doivent être comparées avec celles qui ont eu cours au Rwanda », assure Nathaniel Raymond, membre du Humanitarian Research Lab de l’université de Yale, sur CNN. Aucune enquête pour génocide n’a été encore été lancée par les institutions internationales et le terme reste sujet à caution. Mais un nettoyage ethnique, à tout le moins, a bien eu lieu à El-Fasher. « C’était le massacre de masse le plus prévisible qui soit, poursuit l’universitaire sur la chaîne américaine. Nous avions d’ailleurs alerté le Conseil de sécurité de l’ONU six fois, mais nous n’avons pas eu de réponse. »
Ethnicisation du conflitComment qualifier les crimes au Soudan ? S’agit-il d’un génocide ? La nature du conflit rend la question particulièrement ardue. Sur la plan national, deux groupes politiques s’affrontent : une armée régulière et une armée dissidente, dont les hommes sont d’ailleurs issus des rangs de la première – les miliciens Janjawids, essentiellement, qui avaient servi lors du conflit de 2003-2004. Ethniquement, ces deux camps sont arabes. Mais le conflit est en réalité tripartite : FAS et FSR terrorisent également des populations noires, surtout présentes au Darfour, considérées ethniquement comme « inférieures ». Elles font l’objet de persécutions redoublées depuis que des groupes rebelles locaux sont sortis de leur neutralité, fin 2023, et ont pris parti pour les FAS.
L’ONU alerte contre une ethnicisation croissante du conflit, qui vise notamment le peuple Masalit. Dans un communiqué publié en septembre, l’organisation écrit :
“Après la reprise de Wad Madani par les FAS, [nos] services ont reçu des images montrant des soldats soudanais commettant des actes de violence à l’encontre de civils originaires de l’ouest du Soudan. Ces derniers sont qualifiés de wassekh (‘saleté’), afan (‘moisissure’), beheema (‘animal’) et abnaa e-dheif (‘bâtards’). Les éléments des FAS ont fait référence à des nadhafa (‘opérations de nettoyage’) dans ce contexte”
Communiqué de l’ONU, septembre 2025
Côté FSR, le terme de falangai est souvent utilisé pour nommer ces populations noires rurales, « un terme péjoratif désignant les personnes réduites en esclavage ».
Le conflit mêle donc des éléments politiques « classiques », qui ne peuvent être associés au qualificatif de génocide du point de vue du droit, et une composante raciale qui rappelle bien, elle, le génocide de 2004. Dans une tribune publiée sur Le Monde, Jean-Nicolas Armstrong-Dangelser, coordinateur des urgences au Soudan pour Médecins sans frontières, s’alarme :
“Les violences perpétrées au début des années 2000 impliquaient exactement les mêmes acteurs que ceux qui sont à l’œuvre aujourd’hui, même si de nombreuses alliances ont changé. Dans leurs écrits et leurs discours, les acteurs du conflit au Soudan font disparaître l’humanité de communautés entières afin de justifier l’extermination physique et culturelle de ces populations”
Jean-Nicolas Armstrong-Dangelser
Jeux d’alliances étrangèresFace à l’urgence de la situation, que fait la communauté internationale ? Les tractations diplomatiques, qui se sont accélérées depuis le nettoyage ethnique d’El-Fasher, interviennent dans une configuration d’alliances très complexe. Comme l’explique l’émission Le Dessous des cartes, chaque camp reçoit le soutien, plus ou moins dissimulé, d’acteurs étrangers qui se livrent bataille à distance, dans le but de mettre la main sur les richesses naturelles du pays : or, pétrole, manganèse, etc.
Les Émirats arabes unis, en particulier, sont accusés de livrer des armes en quantité aux FSR. L’Arabie saoudite soutient, de son côté, l’armée régulière. La République du Soudan a ainsi porté plainte contre les Émirats arabes unis devant la Cour pénale internationale, pour crime de génocide. Une plainte rejetée par la CPI en mai 2025. Début novembre, une première trêve humanitaire a été accordée par les FSR, après des tractations avec les États-Unis, les Émirats, l’Arabie saoudite et l’Égypte – une médiation connue sous le nom de « Quad ». Mais ce cessez-le-feu a rapidement été rompu. Le 8 décembre, les FSR ont pu prendre le contrôle du champ pétrolier stratégique de Heglig, dans le Kordofan-Occidental, forçant les FAS à se retirer de la zone.
Impuissance ou indifférence ?La temporalité des événements, combinée à leur gravité, ne peut manquer de faire surgir une question sur ce que le responsable de l’ONU Tom Fletcher appelle une « guerre oubliée ». Pourquoi les opinions publiques internationales ont-elles aussi peu manifesté leur réprobation face à ce conflit où des milliers de Soudanais ont perdu la vie dans des conditions d’une rare cruauté – et que des millions ont été forcés de quitter leur domicile et souffrent, entre autres, de malnutrition voire de famine ? Deux grandes hypothèses peuvent être avancées.
“Dans ce conflit, impossible de caler une grille de lecture où il serait possible de dénoncer une puissance envahissante qui aurait des visées sur son voisin”
D’une part, trois conflits aux dimensions internationales ont éclaté à peu près au même moment : la guerre en Ukraine, la guerre entre Israël et le Hamas et la guerre au Soudan. Médiatiquement, les deux premières ont davantage capté l’attention. Les pays occidentaux, peu impliqués dans ce lointain pays de la Corne de l’Afrique, y possèdent moins d’intérêts stratégiques et sont donc moins actifs diplomatiquement, ce qui en retour donne une plus faible caisse de résonance médiatique. Le fait, par exemple, que des armes de confection chinoise aient été livrées par les Émirats arabes unis aux FSR – ce qu’atteste un rapport d’Amnesty International – ne provoque pas la même fureur que lorsque les États-Unis livrent des armes à Israël.
Mais cette composante géopolitique, fondée sur la question des intérêts, n’explique pas tout. La guerre civile au Soudan, qui reprend vingt ans après celle de 2003-2004, intervient dans un monde où les catégories intellectuelles ont quelque peu changé. Cette guerre ressemble à une guerre « traditionnelle » du XXe siècle, mue par des intérêts stratégiques entre des acteurs politiques locaux. Il ne s’agit pas d’une guerre « existentielle », comme le sont les affrontements en Ukraine et au Proche-Orient. Impossible de caler une grille de lecture où il serait possible de dénoncer une puissance envahissante qui aurait des visées sur son voisin. Le Soudan n’est pas en proie à une « guerre impérialiste » et la France, qui se tient plutôt à distance, ne saurait être accusée de s’y impliquer illégitimement.
Les fantômes du génocide de 2004Cette relative indifférence du grand public est d’autant plus visible qu’en 2004, la mobilisation avait été intense et multiforme. On se souvient notamment de l’implication de l’acteur George Clooney, qui avait fait de la guerre au Darfour une cause à l’écho mondial. La coalition « Save Darfur » avait alors réuni plus de cent associations et fait preuve d’un lobbying intense auprès des dirigeants politiques. Rien de tel n’a été instauré depuis deux ans. Malgré les alertes répétées de l’ONU et de Médecins sans frontières, une chape de plomb recouvre cette nouvelle guerre. Quand début 2025, les États-Unis ont assuré qu’un « génocide » était en cours au Soudan, et que des viols systématiques ciblaient les femmes, l’information a peu été reprise et n’a pas éveillé les consciences.
Le fait que le génocide de 2003-2004 n’ait pas encore été jugé ajoute sans doute également au sentiment d’impuissance généralisé. Pas moins de six ex-dirigeants soudanais sont officiellement inculpés par la Cour pénale internationale, mais seulement un seul a pour l’instant été condamné, et très récemment : le 7 octobre 2025, Ali Mohamed Ali Abdelrahman, ancien chef de la milice Janjawid responsable de la mort de 300 000 personnes, a écopé de 20 ans de prison pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Quant au seul dirigeant poursuivi pour génocide, Omar el-Bechir, ancien président soudanais aujourd’hui âgé de 81 ans et chassé du pouvoir en 2019, il est toujours détenu dans une prison militaire et n’est pas près d’être extradé – encore moins jugé.
Double jeu des bourreauxDepuis vingt ans, aucun travail de mémoire n’a été effectué au Soudan, pays à l’instabilité chronique et au tissu social déchiqueté. Au vu du contexte, les bourreaux d’hier sont, à bien des égards, les mêmes qu’aujourd’hui. Dans un article publié dans le numéro Les Génocides oubliés ? de la revue Mémoires en jeu (2020), l’historienne Soko Phay, de l’université Paris 8, souligne l’importance de ce travail de mémoire, pour pacifier les sociétés traumatisées par des atrocités de masse. À propos des massacres de 1965-1966 en Indonésie, elle écrit :
“Les tortionnaires [encore en vie] sont comme atteints d’‘engourdissement psychique’. Ils ont une déconnexion avec leurs propres affects, une absence de sentiment de culpabilité et une perte de contact avec la réalité”
Soko Phay, historienne
Un état mental qui rend possible de nouveaux passages à l’acte violents, si les circonstances l’imposent.
Cette ombre portée du génocide de 2004, les FSR tentent habilement de s’en détacher, pour garder un semblant de crédibilité sur la scène internationale. Cet auomne, ils ont ainsi fait arrêter Abou Loulou, l’un des bourreaux d’El-Fasher qui s’était vanté, dans une vidéo diffusée sur TikTok, d’avoir exécuté plus de 2 000 personnes à lui tout seul. Une manœuvre cynique qui leur permet de continuer d’avancer militairement tout en faisant mine de ne pas vouloir reproduire l’hécatombe du début du siècle.
décembre 202512.12.2025 à 12:00
hschlegel
D’après les projections de l’ONU, l’Europe est en passe de devenir la partie du monde la plus rurale. Comment le continent qui a inventé la grande ville moderne résiste-t-il, plus que les autres endroits du globe, à l’urbanisation galopante ? Par des mouvements de retour à la campagne, et peut-être aussi en raison d’une forme de mal-être urbain. Analyse.
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24,8% de la population européenne devrait vivre à la campagne en 2050, selon l’ONU. Le chiffre prospectif confirme certes le déclin du poids de la démographie rurale (27,7% en 2010, 30% en 2015 au sein de l’Union européenne). Entre 2014 et 2024, l’Europe a perdu 8 millions d’habitants ruraux (-8,3 %), tandis que les villes en ont gagné 10 millions. Cependant, cette diminution est beaucoup moins rapide que dans la plupart des autres régions du monde. Si bien que, d’ici un quart de siècle, le Vieux Continent – berceau de l’industrialisation et de l’urbanisme moderne – devrait être… la région la plus rurale du monde, devant l’Amérique du Nord (23%) et très au-dessus de la moyenne mondiale (17,2%). Parmi les espaces les moins ruraux en 2050 : l’Asie centrale et du sud (11,9%) ou encore l’Asie du Sud-Est (16,6%), qui compte parmi les régions les plus peuplées au monde.
Au départ, l’effacement du village…À quoi tient cette stabilité de la population rurale en Europe ? On ne saurait l’imputer à la fécondité légèrement supérieure des populations rurales : si les habitants des campagnes font un peu plus d’enfants que les urbains, beaucoup de ces derniers quittent rapidement leurs terres natales pour faire des études et travailler en ville. L’exode rural est globalement terminé, avec le renversement radical et rapide de l’équilibre ville/campagne. Mais les régions rurales continuent à perdre une partie de leur population. Ce déclin amorce un cercle vicieux : moins d’habitants conduit à la disparition de certains services (écoles, cliniques, médecins, etc.), ce qui nourrit le sentiment d’abandon et de frustration – certains parlent de « peine géographique ».
“Le village s’est progressivement effacé. On ne travaille plus dans la commune où l’on vit et les commerces de centre-bourg disparaissent”
Délaissés, les habitants des campagnes doivent souvent faire œuvre de « débrouille rurale », selon l’expression de la chercheuse Fanny Hugues. S’ils peuvent aussi compter sur des formes de « solidarité rurale », cette entraide décline à mesure de la dilution de la vie locale et de l’étiolement des relations de voisinage : « Progressivement, le village s’est effacé en tant que point d’ancrage de la vie rurale. » La place du village est moins un lieu de rencontre et de connaissance de l’autre. La vie rurale s’étale, « élargie avec le développement des mobilités ». On ne travaille plus dans la commune où l’on vit. La consommation s’effectue davantage dans de grandes zones commerciales ; les commerces de centre-bourg disparaissent. Bref, les villages perdent de leur attractivité. Cette baisse d’attractivité accentue, en retour, le flux migratoire des campagnes vers les villes, plus attractives.
…mais une tendance qui s’inverse (lentement)De nombreuses initiatives s’efforcent néanmoins d’inverser la tendance, d’enrayer le cercle vicieux. Certaines politiques publiques tentent de revitaliser les territoires ruraux : développement d’infrastructures, soutien à la vie rurale, aux commerces de proximité, subvention de l’agriculture, aide à l’installation (d’habitants comme de médecins), etc. De nombreuses mairies entendent développer le tourisme ou misent sur l’accueil de réfugiés. Les nouvelles technologies sont également mobilisées comme un instrument permettant de contrebalancer le manque d’infrastructures – la téléconsultation est par exemple un outil précieux dans les déserts médicaux. À côté des politiques publiques, il y a aussi des initiatives citoyennes : créations d’associations, de « tiers lieux » permettant de renforcer le lien social, etc.
“Lassés des rythmes effrénés de la grande ville anonyme, aspirant à un mode de vie plus simple, plus proche de la nature, beaucoup sont en quête d’un retour à la terre”
Bref, les campagnes se réinventent lentement. Si elles perdent des habitants, elles en gagnent aussi, stimulées par ces logiques de revitalisation. Deux flux migratoires principaux impactent positivement la démographie rurale : l’installation de retraités et l’installation de néo-ruraux actifs (souvent entre 30 et 50 ans). Les premiers sont en quête d’un cadre de vie plus paisible pour passer leurs vieux jours. Leur implantation – qui n’est pas un phénomène nouveau – augmente la population locale, mais aussi l’âge moyen (vieillissement) sans augmenter la natalité. La néoruralité est une dynamique plus récente (la notion émerge dans les années 1970, dans le sillage de Mai-68). Les néo-ruraux, dont beaucoup profitent de la possibilité de télétravailler pour changer de cadre sans nécessairement changer d’employeur, recherchent eux aussi de meilleures conditions de vie – des logements plus grands et moins chers, notamment pour accueillir des enfants, moins de stress, plus de sécurité au quotidien, etc. Certains font le choix de la campagne pour mettre en place des projets écologiques tels que des exploitations agricoles bio, de la création d’artisanat, etc. La plupart, lassés des rythmes effrénés de la grande ville anonyme et aspirant à un mode de vie plus simple, plus proche de la nature, sont en quête d’un « retour à la terre » sans connotation réactionnaire (voir Revenir à la terre, l’art de vivre des néoruraux, collectif, 2019). Claire Desmares-Poirrier célèbre cette tendance à l’« exode urbain ». De nombreux penseurs contemporains ont emboîté le pas, du philosophe jardinier Aurélien Berlan (Terre et Liberté) à Gaspard Kœnig (qui a publié Agrophilosophie et parle dans nos pages de sa vie à la campagne) en passant par Léo Coutellec (Devenirs paysans), qui reprennent en un sens le geste radical du célèbre philosophe naturaliste Henry David Thoreau.
Le bonheur est dans le pré ?L’installation de ces néo-ruraux, qui agace parfois les « autochtones », contribue modestement à la revitalisation des villages, augmentant la population active mais aussi, souvent, la natalité. Toutes les régions ne sont pas également concernées par ces migrations « positives ». Certaines sont très attractives (climat doux, moins de pollution, proximité d’une grande ville facilement accessible en transports en commun), d’autres beaucoup moins. Des disparités existent par ailleurs au sein des espaces ruraux : si les villages connaissent, en France notamment, une croissance parfois plus rapide que celle des villes, c’est beaucoup moins le cas des zones de peuplement dispersé ou très dispersé. Mais globalement, si elle reste en baisse, la part de la population rurale tend à se stabiliser en Europe, au contraire de la plupart des autres régions du monde, qui manquent souvent de politiques de dynamisation des espaces ruraux.
Peut-être est-ce aussi que le Vieux Continent, plus que le reste du monde, s’est lassé de la grande ville motorisée qu’elle a vu naître ? Déjà en 1902, le sociologue Georg Simmel soulignait le caractère accablant et étouffant, de l’environnement urbain.
“La base psychologique sur laquelle repose le type des individus habitant la grande ville est l’intensification de la vie nerveuse, qui résulte du changement rapide et ininterrompu des impressions externes et internes. […] Tandis que la grande ville crée justement ces conditions psychologiques – à chaque sortie dans la rue, avec le rythme et la diversité de la vie sociale, professionnelle, économique –, elle établit […] une profonde opposition avec la petite ville et la vie à la campagne, dont le modèle de vie sensible et spirituel a un rythme plus lent, plus habituel et qui s’écoule d’une façon régulière”
Georg Simmel, Les Grandes Villes et la vie de l’esprit (1902)
Pour se protéger de l’hyperstimulation sensorielle, l’urbain « se crée un organe de protection contre le déracinement dont le menacent les courants et les discordances de son milieu extérieur : au lieu de réagir avec sa sensibilité à ce déracinement, il réagit essentiellement, avec l’intellect […] La réaction à ces phénomènes est enfouie dans l’organe psychique le moins sensible, dans celui qui s’écarte le plus des profondeurs de la personnalité ».
Bref, l’urbain, en guise de carapace protectrice, tient à distance sa sensibilité. Mais ce renoncement peut-être une source de souffrance – et il l’est bien souvent. Que faire alors, sinon quitter la ville, quand on ne la supporte plus ?
décembre 202512.12.2025 à 06:00
nfoiry
Pour réussir une première rencontre, faut-il bien présenter ou faire tomber le masque, se livrer ou écouter ? Pour le savoir, notre rédacteur en chef Cédric Enjalbert s’est inscrit sur une plateforme qui organise des dîners entre inconnus. Il s’est donné une règle méthodologique : ne pas parler de lui ! Découvrez comment s'est passée sa soirée dans notre tout nouveau numéro, disponible également chez votre marchand de journaux.
décembre 202511.12.2025 à 21:00
hschlegel
« Il y a peu, j’ai pris rendez-vous chez mon banquier. En m’installant sur le petit fauteuil de cette pièce exiguë et trop chauffée, en face d’un jeune homme un peu serré dans son costard, j’ai eu le sentiment de vivre un instant particulier. Je résumerai ce rendez-vous en trois étapes, qui se rapprochent de ce que Freud nomme les trois “illusions narcissiques” dans sa leçon intitulée Une difficulté de la psychanalyse (1917).
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Voici donc les trois grandes illusions balayées selon moi par un simple rendez-vous avec la banque.
1) L’illusion de la maîtriseJe suis allée à la banque dans le but d’analyser ma capacité d’emprunt afin de tenter d’acquérir un logement. Or quand on veut acheter un appartement ou une maison pour y vivre, c’est en général parce que l’on aspire à un peu d’ancrage, à de la stabilité – et aussi parce que l’on voudrait cesser de dépendre des logiques de prédation immobilière qui gangrènent le marché. Bref, la souscription d’un crédit est portée par une envie de “se poser”. Mais (et c’est là que réside toute la violence du système) emprunter, c’est surtout accepter les mouvements économiques et politiques hors de contrôle. Est-ce que les taux vont continuer de grimper ? Qu’en est-il de l’évolution du PTZ et du BRS ? Personne ne peut répondre, pas même le banquier. La fin de l’illusion de maîtrise se rapproche ici de ce que Freud appelle “l’humiliation cosmologique”, qui a consisté à croire que l’humain habitait dans une terre stable, “au repos”, calmement située “au centre de l’Univers”. Après Copernic, nous avons découvert que nous étions situés sur un grain de sable dans un Univers infini mû par des forces qui nous dépassent et dont nous dépendons. À la banque, on prend conscience que ces forces sont financières. L’histoire intime d’une personne ou d’un couple est inféodée à l’économie globale. Un taux qui augmente de quelques dixièmes, et c’est un appartement que l’on ne peut plus acheter – et le cours d’une vie qui peut changer.
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2) L’illusion de la singularitéOn a tous envie d’être différents, uniques en notre genre. À la banque, c’est peine perdue. Le banquier n’a pas affaire à un individu mais à une CSP (une catégorie socioprofessionnelle). Et cette mécanique se poursuit à plusieurs niveaux.
On croit être un couple ; pour la banque on est un ménage.On aimerait avoir un métier particulier ; mais ce qui compte, c’est notre revenu annuel brut.On voudrait acheter notre petit appartement ; en réalité, on fait un investissement. Car comme le banquier nous l’a souligné, tout achat “même pour y vivre” s’appelle bien “un investissement”.Ce vocabulaire ramène le particulier au monde anonyme des flux monétaires. Le désir d’acquérir un logement, qui est à la fois universel et profondément singulier dans la mesure où il implique le choix d’un lieu à soi, est réduit à une stratégie économique. Cette illusion pourrait quant à elle correspondre à “l’humiliation biologique” évoquée par le père de la psychanalyse, désignant le moment où l’homme découvre grâce à Darwin qu’il “n’est rien d’autre, rien de mieux que l’animal” alors qu’il aurait voulu que sa nature diffère des autres vivants. Pour le système bancaire aussi, nous ne sommes rien d’autre que des animaux monétaires, des agents économiques.
3) L’illusion d’un bonheur infiniQuand on veut acheter une maison, c’est parce que l’on se projette. Pour s’imaginer l’avenir, il faut avoir emmagasiné un peu d’espoir dans le futur. Il faut se dire que la vie est belle et que le bonheur va durer – sinon, à quoi bon s’endetter pour toute une vie ? Or la banque nous invite à penser à l’aléa, à tout ce qui pourrait mal se passer. Entre deux simulations chiffrées, on aborde des sujets comme le décès, la maladie, le divorce ou le licenciement. On parle donc de vie, d’amour et de mort. De ce qui n’a pas de prix, et que l’on doit pourtant évaluer. De ce que l’on ne peut jamais anticiper mais que l’on doit quand même prévoir. Cette dimension existentielle du rendez-vous peut être considérée comme l’ultime blessure, qui est “psychologique” selon Freud et qui désigne pour lui toutes les fois où notre esprit “se sent étrangement frappé d’impuissance” face à l’insondable profondeur de son inconscient.
Pour résumer : on ne contrôle rien, on est (à peine) bons à rembourser un prêt et le bonheur ne dure jamais. Parce qu’ils nous mettent sans ménagement face à ce genre d’états de fait, les rendez-vous bancaires sont des rituels initiatiques modernes, qui nous obligent à affronter la réalité du monde capitaliste. En ce qui me concerne, j’en suis sortie certes délestée de quelques illusions… et animée par un certain désir de révolution. »
décembre 202511.12.2025 à 17:00
hschlegel
Flatteries obscènes, compliments diplomatiques, comparaisons avantageuses… Depuis que Trump gouverne, la flagornerie sous toutes ses formes explose. Comment se manifeste-t-elle et quels sont ses effets sur la politique ? Analyse avec La Bruyère et le baron d’Holbach.
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« Vous voyez combien ils vous aiment », a glissé le président israélien Isaac Herzog à l’oreille de Donald Trump lors de la visite officielle de ce dernier à la Knesset le 13 octobre, après la libération des otages dont il a été l’instigateur. La scène en elle-même, mais surtout son mode – le chuchotement – condense à elle seule ce que peut signifier « flagorner », terme désignant la flatterie qui renvoyait au XVe siècle au fait de « rapporter, dire à l’oreille ». Il y a, dans la flagornerie, un désir d’intimité. Le flagorneur s’approche du prince, le séduit pour lui chuchoter des informations plaisantes à entendre.
La parade des flagorneursMais sous l’ère Trump, l’art normalement discret de la flagornerie est devenu une pratique politique officielle. Il n’est presque plus caché. Les logiques de déférence et de servilité manifestes qui prévalaient à la cour du roi ont retrouvé leur place à la Maison-Blanche… et dans tous les lieux où Trump officie. Lors de sa visite au Parlement israélien, Trump s’est fait accueillir par deux minutes de standing ovation au son des trompettes victorieuses et des hourras. Dans l’assemblée, les spectateurs portaient des casquettes inscrites « Trump the peace president » [Trump, le président de la paix]. S’en est suivi un vibrant éloge de président de la Knesset Amir Ohana, qui a présenté Trump comme un « géant de l’histoire juive » qui marquera l’histoire « pour des milliers d’années ».
“Le principe même de la flagornerie consiste à exagérer”
Cet usage de superlatifs et de figures de style dévoile une des dimensions principales de la flagornerie : elle est un art de la surenchère, de l’excès. Autrement dit, on ne peut pas être flagorneur à moitié, car le principe même de la flagornerie consiste à exagérer. Par ailleurs, la flagornerie est souvent contagieuse. La vague de compliments a tendance à se répandre, à se diffuser de proche en proche – ce qui la rend particulièrement impressionnante. Il y a chez les flagorneurs une véritable « fureur de dire du bien », explique La Bruyère dans ses Caractères (1688). « Les louanges » ont pour cette raison tendance à « déborde[r] » et à « inonde[r] » l’espace, poursuit le moraliste. En l’occurrence, ce débordement de compliments a été activement initié par Trump lui-même, qui a toujours pratiqué sans retenue un éloge très actif de sa propre personne. « Son emblème est l’autopromotion. Ses immeubles sont hauts et dorés, avec le nom “TRUMP” inscrit en lettres majuscules », relève Giuliano da Empoli dans Les Ingénieurs du chaos (2019).
La flagornerie destinée à Trump prend des allures bibliques, messianiques. « Président Trump, vous êtes né dans le monde pour être une trompette de Dieu, un vaisseau du Seigneur dans les mains de Dieu. Dieu vous a appelé à marcher selon le modèle ; il vous a appelé selon le modèle de Jéhu, le roi guerrier », a par exemple affirmé le pasteur Jonathan Cahn à la veille de l’élection, comme le relate le Times of Israel. Amir Ohana a quant à lui comparé Trump à Cyrus le Grand, empereur perse connu pour avoir libéré le peuple juif dans l’Ancien Testament. Cette folie des grandeurs touche Trump lui-même, qui a affirmé avoir été « sauvé par Dieu pour rendre sa grandeur à l’Amérique » lors de son discours d’investiture le 20 janvier 2025.
Entre manipulation et technique diplomatiqueOn pourrait croire que cette surenchère de compliments, parfois très créatifs, n’est pas calculée mais quasi naturelle. Elle relèverait uniquement d’une envie d’être bien perçu par un homme puissant, ainsi que de la logique du « show » à l’américaine consistant à porter aux nues certaines individualités charismatiques. Mais la spécificité du gouvernement Trump est d’avoir institutionnalisé, voire officialisé, cet art désuet de la flagornerie pour en faire une véritable technique et non plus un simple spectacle. Dès lors, la flatterie n’est plus accidentelle mais systématique. Elle est incluse dans la vie politique : elle fait désormais partie du jeu. La conversation révélée le mois dernier par l’agence Bloomberg est à ce titre un cas d’école. Steve Witkoff, l’émissaire de Donald Trump, a très explicitement conseillé à son homologue russe Iouri Ouchakov de flatter le président américain pour obtenir ce qu’il souhaitait. Ouchakov s’est empressé d’abonder : « Je suis d’accord avec toi : il [Poutine] va le féliciter, il va dire que M. Trump est un véritable homme de paix, etc. C’est ce qu’il dira. » Si cette discussion a fait parler, c’est entre autres parce que la flagornerie y est expressément présentée comme une technique de manipulation – efficace – du président américain.
“Avec Trump, la flatterie n’est plus accidentelle mais systématique. Elle est désormais incluse dans la vie politique”
La flagornerie n’est pas un compliment ponctuel mais un état de fait permanent : une façon d’être et de travailler avec le président américain. La discussion des deux conseillers rappelle ainsi un conseil donné par le baron d’Holbach (1723-1789) dans son facétieux Essai sur l’art de ramper, à l’usage des courtisans : « Il faut servir [le maître] à sa mode et surtout le flatter continuellement. » Cet art de la flagornerie doit être associé à une connaissance fine de celui que l’on a prévu de complimenter.
“Le grand art du courtisan […] est de se mettre au fait des passions et des vices de son maître, afin d’être à portée de le saisir par son faible : il est pour lors assuré d’avoir la clef de son cœur. Aime-t-il les femmes ? il faut lui en procurer. […] Est-il ombrageux ? il faut lui donner des soupçons contre tous ceux qui l’entourent”
Paul Heinrich Dietrich dit Paul Thiry, baron d’Holbach, Essai sur l’art de ramper, à l’usage des courtisans (posth., 1790)
C’est ce que font les deux conseillers lorsqu’ils appuient consciemment sur l’obsession actuelle de Trump : en l’occurrence, son impérieux désir d’être considéré comme « un homme de paix ». Une technique à laquelle le conseiller Witkoff s’emploie avec un certain zèle depuis des mois. « Je ne souhaite qu’une seule chose […] c’est que le comité du prix Nobel se rende compte que vous êtes le meilleur candidat depuis que ce prix existe », avait-il notamment affirmé en août 2025. En l’occurrence, la flagornerie est bien une technique maîtrisée, pratiquée de manière assez explicite par l’entourage immédiat du président.
Le retour des courtisansMais on peut être un flagorneur malgré soi. La flagornerie à l’ère Trump est souvent un passage obligé, lié à une situation de domination symbolique. Dans ce cas, elle n’est plus choisie ni calculée mais subie. Cette configuration a eu lieu de manière particulièrement théâtrale le 5 septembre dernier, dans le cadre d’un repas organisé à la Maison-Blanche entre Trump et les grands patrons du secteur de la technologie. Chacun d’entre eux a été sommé de présenter ses hommages au locataire de la Maison-Blanche, comme des courtisans réunis autour de la figure d’un souverain. « Merci pour votre leadership incroyable et pour avoir réuni ce groupe », a ainsi annoncé Bill Gates, tandis que Sam Altman remerciait Trump d’être « un président aussi pro-affaires et pro-innovation » et que Zuckerberg le félicitait d’avoir « réuni un tel groupe ».
Cette succession de remerciements, à la fois artificiels et convenus, dévoile la servilité consubstantielle à la flagornerie. Pour flagorner, il faut toujours un peu s’effacer, se placer en dessous, oublier son amour-propre. Aussi puissants que soient ceux que l’on appelle parfois les « géants » de la tech, ils se sont inclinés face à leur hôte. Cet art de cour ultra codifié est décrit avec particulièrement de cruauté par La Bruyère, affirmant :
“Il n’y a rien qui enlaidisse certains courtisans comme la présence du prince : à peine les puis-je reconnaître à leurs visages ; leurs traits sont altérés, et leur contenance est avilie. Les gens fiers et superbes sont les plus défaits, car ils perdent plus du leur”
Jean de La Bruyère, Les Caractères (1688)
Si le flagorneur peut se féliciter d’avoir manipulé quelqu’un, il le paie aussi de sa personne et de sa réputation. Le corps et les expressions faciales sont engagés, déformés par la volonté de plaire.
Une pratique grotesque et cruelleC’est pourquoi la flagornerie ostensible défigure les rapports humains,et abîme la parole publique. Elle rend toute allégation suspecte, en faisant peser le doute sur la sincérité de celui qui profère un compliment. Elle transforme également les relations interpersonnelles en carnaval souvent grotesque, voire vulgaire. L’ex-président du Brésil Jair Bolsonaro s’est par exemple publiquement réjoui d’avoir été invité à l’investiture du président américain en affirmant ceci : « Je me sens comme un gamin, je suis survolté, je ne prends même plus de Viagra ! »
“Il n’y a rien qui enlaidisse certains courtisans comme la présence du prince” Jean de La Bruyère
Loin d’être anecdotique, cette façon de se présenter comme un enfant en face de Trump est assez répandue chez les acteurs internationaux. Mark Rutte, le chef de l’Otan, avait également surnommé Trump « daddy » lors du sommet de l’alliance transatlantique en juin dernier, dans le cadre d’une métaphore qui assimilait Trump à un père devant « hausser le ton » quand ses enfants (en l’occurrence, Israël et l’Iran) se disputaient. Le surnom de Daddy est également employé par les admirateurs de Trump tel le golfeur professionnel John Daly qui avait affirmé dès 2023 « I want Daddy Trump back » (« Je veux que papa Trump revienne »).
Si elle peut prêter à rire, la flagornerie révèle donc une mécanique cruelle. « La vie de la cour est un jeu sérieux, mélancolique », affirme à ce titre La Bruyère. Autrement dit, elle n’est pas sans conséquences. Un compliment raté, et c’est toute une entreprise et des milliers de personnes qui peuvent s’effondrer ou se faire publiquement humilier. Da Empoli évoque par exemple « les surnoms enfantins dont [Trump] affuble les autres candidats républicains » (Marco Rubio devient « Little Marco » et Ted Cruz « Ted le menteur »). Et de poursuivre : « Faire campagne contre Trump signifie se retrouver catapulté dans une cour d’école, où le caïd de la classe est à moitié analphabète mais aussi – allez savoir comment – sacrément efficace pour ridiculiser l’institutrice et les intellos binoclards. »
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, la flagornerie n’adoucit pas les rapports. Elle maintient une discipline inflexible du compliment qui rend toute conversation sincère caduque, par crainte de tomber en disgrâce ou de se faire copieusement insulter. Cette pratique du compliment outrancier a bel et bien défiguré la politique américaine, qui alterne désormais entre l’hypocrisie de la cour du roi… et la brutalité puérile de la cour de récré.
décembre 2025