05.07.2025 à 07:00
nfoiry
Violette Dorange a conquis les cœurs en bouclant son premier Vendée Globe à seulement 23 ans. Roberto Casati a écrit une Philosophie de l’océan tout en participant à deux traversées transatlantiques. Dans notre tout nouveau numéro, ils nous embarquent dans un dialogue au long cours afin de savoir pourquoi, malgré ses nombreuses contraintes, la mer n’en finit pas de nous fasciner.
juillet 202505.07.2025 à 07:00
nfoiry
La BBC propose un cours de littérature donné par une Agatha Christie reconstituée par intelligence artificielle. Une mise en abîme vertigineuse de son œuvre, qui interroge précisément notre rapport au réel, analyse Sonia Feertchak, autrice de La vérité tue, (Philosophie magazine Éditeur), un essai consacré à la créatrice d’Hercule Poirot et de Miss Marple.
[CTA2]
Situation inédite et cocasse : la BBC propose des cours de littérature en ligne dispensés par un double d’Agatha Christie nourri à l’intelligence artificielle (IA). Dispositif inédit, car c’est la première fois que des vidéos d’un auteur mort sont créées avec l’aide d’une intelligence artificielle. Une autrice disparue depuis près de cinquante ans et dont on ne dispose plus, qui plus est, d’aucune trace vidéo.
Le making-of de la chaîne de cours en ligne BBC Maestro décrit le procédé. La comédienne Vivien Keene, choisie pour sa ressemblance avec l’écrivaine, a tourné les séquences de base. À la suite de quoi une IA entraînée sur la poignée de photos exploitables de Christie et sur ses non moins rares enregistrements vocaux a retravaillé les séquences pour parfaire les expressions faciales, la gestuelle et la voix d’Agatha. Le résultat, je l’ai testé, est époustouflant : il me semble que mon autrice préférée me parle.
Agatha et ses “doppelgänger”
Justement. C’est là où la situation devient cocasse. La « prothèse digitale » christienne n’est ni plus ni moins qu’un doppelgänger de la romancière. Un concept cher à Agatha. Hérité des folklores germanique et nordique, le doppelgänger, littéralement le « double qui marche », a surgi sous la plume de l’écrivain romantique allemand Jean Paul en 1796. De Hoffmann à Dostoïevski, en passant par Stevenson, Maupassant et Poe, il a connu un immense succès dans toute la littérature du xixe siècle. Des histoires de doppelgänger, la jeune Agatha Miller (son nom de naissance) en a dévoré. Elle n’a pas été la seule : sa grande sœur Madge, de onze ans son aînée, en a lu aussi. Madge avait d’ailleurs inventé un jeu de doppelgänger terrifiant pour la petite Agatha : elle se faisait passer pour « La sœur aînée », double d’elle-même malade mentale et menaçante. Sans compter que c’est Madge qui, à 18 ans, était bien partie pour devenir l’écrivaine de la famille. Imprégnation du double, aussi, Agatha a raconté avec terreur le cauchemar récurrent qu’elle faisait, enfant : alors qu’elle se trouvait entourée de ses proches, elle s’apercevait soudain que l’un d’entre eux n’était pas « Dorothy, Phillis, Monty, [sa] mère ou la personne en question, mais qu’il s’agissait [d’un] homme armé [gunman] » (Autobiographie ; trad. fr. Éditions du Masque, 2002, p. 425) .Lors de sa fameuse disparition de 1926, enfin, la romancière fut retrouvée dans un hôtel d’Harrogate, au nord de l’Angleterre, où elle s’était réfugiée sous le nom de (Theresa) Neele, le patronyme de la maîtresse de son mari : sur le registre, la légitime s’était fait le double de l’illégitime.
“Sur les soixante‐six romans à énigmes qu’Agatha Christie a écrits, vingt-cinq mettent en scène un personnage qui se fait passer pour un autre”
Le fait est que, des doppelgänger, Christie en a littéralement truffé son œuvre. Sur les soixante‐six romans à énigmes qu’elle a écrits, vingt-cinq mettent en scène un personnage qui se fait passer pour un autre. À l’hôtel Bertram (1965), toute l’intrigue tient sur la notion de double ; le terme même de doppelgänger vient spontanément à l’esprit de Jane Marple. De nombreux protagonistes christiens se retrouvent ainsi, à leur corps défendant, dotés d’un « autre eux-même ». Le lecteur comprend peu à peu qu’un personnage n’est pas celui qu’il affirme être. Et la question enfle, lancinante et angoissante : qui est vraiment James ? où se trouve la vraie Jane ? Pour en revenir à notre prothèse digitale, en quoi ce double de la « reine du crime » a-t-il à voir avec la vérité d’Agatha Christie ? Sur BBC Maestro, la question se pose dans un cadre nouveau.
Quelle vérité ?
Réglons la question du fond. L’IA n’a été utilisée ici que de façon formelle, pour parfaire l’apparence de l’écrivaine. On peut d’ailleurs télécharger le texte des cours dispensés, à lire comme un manuel, en l’occurrence un digest de ce que Christie a pu écrire sur son travail, dans son Autobiographie, en introduction de ses romans, dans ses lettres et ses carnets. Le tout réuni et assemblé par une équipe des meilleurs spécialistes de son œuvre. Ainsi la prothèse numérique ne prononce quasiment aucun mot qui n’ait été écrit par l’écrivaine. En thuriféraire absolue, je me suis régalée de retrouver, sous une forme nouvelle, un contenu auquel je suis de toute façon acquise. Mon manque d’objectivité mis à part, il me semble probable que le profane appréciera ce mélange de bon sens et de finesse ; d’honnêteté et d’illusion ; d’aplomb à utiliser de grosses ficelles et de scrupule à malmener la vérité… L’avatar christien le dit : parfois, à la relecture, il lui est arrivé de craindre que ses lecteurs ne voient « le truc ». En fait, non.
Et quand bien même. Ici, « le truc » n’est pas caché : contrairement à ce qui se passe dans ses intrigues, le doppelgänger n’avance pas masqué. Et, cela va sans dire, il n’est pas malfaisant. Reste que le rapport à la vérité induit peut poser problème. C’est quoi, la vérité d’Agatha Christie ? De qui parle-t-on, d’abord : de la femme ? ou de l’écrivaine ?
“Quand un tel dispositif sera utilisé pour doubler Homère ou Dante, personne ne pourra juger si l’IA a correctement ou mal travaillé”
On l’a vu, le matériau utilisé est authentique. Ce que la BBC fait dire à la prothèse est pertinent en regard de ce qu’a écrit Christie. Pour autant un écrivain est-il réductible à ses écrits ? Moi qui connais bien ceux de la romancière, je n’ai pas le sentiment que sa pensée ait été trahie. Encore que le principe même pourrait avoir heurté Agatha, connue pour sa timidité maladive. Carissa Véliz, professeure de philosophie à l’Institut d’éthique de l’IA à l’Université d’Oxford, trouve le procédé « extrêmement problématique » : n’étant plus de ce monde, « l’autrice n’a pas, ne pouvait pas consentir à ce cours ». Interrogée par le New York Times, la philosophe mexicaine, espagnole et britannique ajoute que, pour un auteur qui, par essence passe des heures à « trouver le mot juste ou le rythme de phrases adéquat », le dispositif relève bel et bien du « deepfake ».
Le petit-fils et l’arrière-petit-fils de l’autrice ont pourtant bel et bien donné leur blanc-seing à ce cours. Le premier a bien connu sa grand-mère, il peut juger, de ce point de vue particulier, de la pertinence de l’avatar. À noter que, quand un tel dispositif sera utilisé pour doubler Homère ou Dante, nul ne pourra se targuer d’un « moi qui l’ai bien connu ». Personne ne pourra juger si l’IA a correctement ou mal travaillé.
Le réel et son double
C’est pour le spectateur, me semble-t-il, que la question reste la plus troublante. Tous ceux qui s’offrent la masterclass (pour 89 livres, soit environ 105 euros) savent bien qu’ils n’ont pas affaire à la vraie romancière. Mais plonger dans l’univers christien revient toujours à interroger le réel pour tenter de lui donner un sens, de découvrir la vérité. Que vois-je, au juste, quand je regarde ce qui m’entoure ? Le réel… ou son double – pour reprendre le titre d’un des livres du philosophe Clément Rosset ?
Voilà qu’arrive cette IA prodigieusement efficace à laquelle je me laisse entièrement prendre (et avec un plaisir non coupable). Pour une romancière qui a illustré de tant de façons notre incapacité à voir, la mise en abîme est vertigineuse. Le philosophe Pierre Bayard note avec raison dans Qui a tué Roger Ackroyd ? (Éditions de Minuit, 1998) que « peu d’écrivains ont travaillé de manière aussi systématique qu’Agatha Christie la question […] de l’aveuglement psychique : pourquoi nous arrive‐t‐il de ne pas voir ? Cette question, Agatha Christie la pose dans toutes ses intrigues, mais aussi, expérimentalement, dans la relation de ses intrigues au lecteur, puisque chaque livre raconte, au-delà de l’anecdote policière, une même histoire à chaque fois rejouée : l’aveuglement de ceux qui la lisent ». Sur BBC Maestro, le dispositif est remis en scène d’une façon nouvelle, plus stimulant et trouble que jamais.
À LIRE POUR ALLER PLUS LOIN ➤ La vérité tue. Agatha Christie et la famille, de Sonia Feertchak (Philosophie magazine Éditeur, 2021).
juillet 202504.07.2025 à 17:00
nfoiry
Une étude de l’Agence européenne pour l’environnement vient de montrer que le bruit engendrait des troubles psychiques. De quoi confirmer l’intuition de nombreux penseurs : nous avons besoin de silence !
[CTA2]
Omniprésent dans nos sociétés, le bruit met en péril nos équilibres psychiques, affirme une grande enquête de l’Agence européenne pour l’environnement parue le 24 juin. Parmi les chiffres les plus marquants, le vacarme urbain aurait causé 19 000 cas de démence et 3 000 troubles dépressifs en Europe en 2021. Ce n’est pas la première étude à pointer du doigt les liens, multiples, entre le manque de silence et certains troubles du psychisme. Entre autres problèmes, le bruit perturbe le sommeil et compromet ses fonctions réparatrices, tant sur l’esprit que sur le corps. Les troubles du sommeil, à leur tour, alimentent notamment des pathologies anxieuses que le bruit en lui-même exacerbe. Différentes études sur les riverains d’aéroports soulignent que la conjonction entre perturbations du sommeil et exposition constante au bruit provoque une libération excessive d’hormones de stress comme le cortisol. La chercheuse Clémence Baudin le rappelle dans sa thèse « Effets de l’exposition au bruit des avions sur la santé des riverains d’aéroports » (2019), évoquant des états de « détresse ».
Intrusion sonore
Le bruit est vécu par l’appareil psychosomatique comme une agression, une intrusion. La psychologie évolutionniste, ici, pourrait sans doute apporter quelques éclairages, en rappelant combien, dans un état primitif, repérer les bruits était bien souvent une question de vie ou de mort. Le bruit, et tout particulièrement le bruit fort, violent, imprévu, est un signal d’alarme, qui exige une réponse. Dans le monde contemporain, ces bruits jaillissent de toute part, sans cesse, dans un tintamarre chaotique, se superposant les uns aux autres. On ne s’étonne pas, alors, que d’autres études soulignent que l’exposition à des nuisances sonores chroniques provoque des phénomènes d’hypertension artérielle susceptibles d’engendrer, sur le plan somatique, des infarctus, des accidents vasculaires cérébraux, etc.
“Les tambours battants du progrès technique coupent l’homme de la possibilité d’un recueillement silencieux en lui-même”
Automobile, avions, radio, télé… Les tambours battants du progrès technique coupent l’homme de la possibilité d’un recueillement silencieux en lui-même. Comme l’écrivent Cynthia Fleury et Antoine Fenoglio dans Ce qui ne peut être volé. Charte du Verstohlen (2022), « le silence est l’un des facteurs-clés contribuant au bien-être, comme constitutif de la santé physique et mentale, et à son rétablissement ». Le silence a une fonction « clinique et thérapeutique parce qu’il préserve notre santé physique et psychique en nous protégeant des bruits indésirables qui produisent quantité de dommages ». Il joue donc un rôle essentiel dans l’équilibre psychique.
Le silence, une “sainte utilité”
Sans cesse, le bruit arrache l’esprit à lui-même. Le bruit constant provoque un éclatement de la personne, là où le silence apparaît au contraire comme l’occasion d’un recentrement. Pas toujours, sans doute : il arrive que, dans le silence, notre vie intérieure s’emballe, s’emporte dans une sorte de délire. Il n’en demeure pas moins, comme le souligne le médecin et philosophe suisse Max Picard dans Le Monde du silence (1948), que le silence est plus salvateur que tout autre remède : « Il y a plus d’aide et de guérison dans le silence que dans toutes les “choses utiles”. Le silence sans but, inexploitable […], interfère avec le flux régulier des choses utiles. Il renforce l’intouchable, il atténue les dommages infligés par l’exploitation. Il rend les choses entières, en les ramenant du monde de la dissipation au monde de la plénitude. Il donne aux choses quelque chose de sa sainte inutilité, car c’est ce qu’est le silence : une sainte inutilité. » Pour Picard, nous avons tous un besoin profond de silence pour nous épanouir.
“Dans les sociétés modernes, le silence apparaît réservé aux malades”
Le silence est une composante de la santé. Pourtant, ce silence apparaît réservé, dans les sociétés modernes, aux malades : « C’est comme si le silence, chassé de partout, était venu se cacher avec les malades. Il vit avec eux comme dans des catacombes. […] Le silence qui accompagne le malade aujourd’hui n’est pas le même qu’autrefois. Le silence qui accompagne les malades aujourd’hui est étrange, car il devrait faire partie de la vie saine et normale et il a été chassé de la vie saine et ne vit plus qu’avec les malades. Le silence qui était le salut et la guérison de l’homme est devenu une menace et une calamité. » Nous en avons peur, le chassons, et ne le recouvrons que dans l’épreuve du mal, sans comprendre que le vacarme constant qui enveloppe nos vies est une des causes de notre souffrance.
Entendre le monde
Nos sociétés ont développé une véritable addiction au bruit. Enivrés de sons hétéroclites, incapables bien souvent de trouver des moments de silence, nous repoussons ceux qui se présentent à nous, par une sorte d’horreur du vide. Le silence, pourtant, est tout sauf vide pour le psychiatre et philosophe Eugene Minkowski. À ses yeux, quand cessent les bruits extérieurs, matériels, produits par des objets, il y a encore quelque chose à entendre : le bruissement du tout. Le recueillement silencieux n’est pas enfermement en soi : dans le silence, la vie individuelle a une chance de s’éprouver intimement reliée au monde dont elle est issue. « Nous [voyons] le monde s’animer et se remplir, en dehors de tout instrument, en dehors de toute propriété physique, d’ondes pénétrantes et profondes qui, pour ne pas être sonores au sens sensoriel du mot, n’en seront pas moins harmonieuses, résonnantes, mélodiques, susceptibles de déterminer toute la tonalité de la vie, écrit Minkowski en 1935 dans Vers une cosmologie. Et cette vie elle-même [retentit], jusqu’au plus profond de son être, au contact de ces ondes, sonores et silencieuses en même temps, s’en [pénètre], [vibre] à l’unisson avec elles, [vit] de leur vie, en se confondant avec elles en un tout. » Dans le silence, la vie individuelle a une chance de s’éprouver moins seule, intimement reliée au monde dont elle est issue.
On comprend mieux l’urgence de se réconcilier avec le silence et créer les conditions concrètes pour qu’il reprenne une place dans nos vies, pas plus qu’on ne s’étonne qu’une nouvelle étude alerte sur l’impact de la pollution sonore sur les équilibres psychiques, avant, qui sait, de trouver une réponse à cet enjeu de santé publique.
juillet 202504.07.2025 à 12:40
nfoiry
Après plus de 600 victoires au jeu télévisé Les Douze Coups de midi, Émilien aurait enfin été éliminé de l'émission, d'après les rumeurs. L'occasion de relire cette chronique, dans laquelle Anne-Sophie Moreau s'interroge sur notre fascination pour les mentalistes et leurs techniques pour booster sa mémoire.
juillet 202504.07.2025 à 08:00
nfoiry
C’est fou comme la langue française est riche pour exprimer notre talent si particulier à faire compliqué quand on pourrait faire simple. Mais chacune de ces formules du quotidien recèle un sens plus profond qu’on ne croit. Vérifications sur pièce avec ce florilège extrait du grand dossier « Pourquoi se complique-t-on la vie ? » de notre tout nouveau numéro, disponible chez votre marchand de journaux !
juillet 202503.07.2025 à 18:00
nfoiry
« Jusqu’à 750 euros la clope ! Depuis dimanche, il est interdit de fumer à la plage, dans un parc ou aux abords d’une école, et contrevenir à cette nouvelle règle vous expose à une amende salée. Une mesure indispensable, si l’on en croit notre gouvernement, prompt à régir par décret le moindre détail de notre quotidien. Comment en est-on arrivé là ?
[CTA1]
➤ Vous lisez actuellement la Lettre de la rédaction de Philosophie magazine. Pour la recevoir directement dans votre boîte mail, abonnez-vous ! Cette newsletter est quotidienne et gratuite.
Précisons-le d’emblée : je ne regrette en rien le temps où la cigarette régnait en maîtresse incontestée de l’espace social. Certes, je me souviens avec une pointe de nostalgie des pièces enfumées dans lesquelles j’ai grandi, à commencer par l’utérus de ma mère, dont le placenta devait être gorgé de nicotine. Le claquement du briquet, les lourdes volutes qui planaient lorsque mon père allumait sa pipe, les minuscules trous noirs que creusaient les cendres dans la moquette grise : tout, dans la clope, convoque en moi le souvenir d’une enfance heureuse – qui se disait alors que la petite fille en rose était victime de tabagisme passif ? C’est sans doute pourquoi j’ai aimé… pardon, j’ai adoré fumer pendant des années.
Autres temps, autres mœurs : aujourd’hui, je suis incapable de m’imaginer comment on a pu, par le passé, supporter que des gens fument à l’intérieur d’un train, d’une voiture, d’une chambre à coucher, toutes choses que mes parents faisaient sans se poser de questions. Rien ne me dégoûte tant que l’odeur de tabac froid qui imprègne le moindre pli de vêtement lorsqu’on quitte un fumoir. Et, bien sûr, j’ai été sensibilisée par des décennies de prévention à la nécessité de protéger les plus fragiles des effets néfastes de la cigarette : j’ai beau vouloir être tolérante, je ne peux pas m’empêcher de protester lorsque mon compagnon allume une sèche à moins de 200 mètres de notre enfant – oubliant que j’ai été moi-même élevée dans un cendrier.
Bref, ne comptez pas sur moi pour défendre l’absolue liberté du fumeur. J’ai beau être spontanément libérale, je ne considère pas qu’imposer les conséquences de ses propres addictions à autrui relève des droits fondamentaux.
Si ce décret me dérange, c’est pour une autre raison. Parce qu’il suggère, au fond, que l’on ne croit plus à la capacité des individus de faire preuve de discernement. Oui, un type qui tire frénétiquement sur sa clope sous un abribus bondé est un malotru. Faut-il pour autant légiférer sur la question ? Sommes-nous donc si stupides que nous sommes incapables de faire la différence entre fumer assis sur une plage déserte et planté devant une maternelle à l’heure de la sortie des classes ? Le propre de l’éthique, comme le montrait Aristote, est non pas d’appliquer bêtement des règles, mais de savoir juger en situation. Le Français serait-il à ce point hermétique au bon sens qu’il est indispensable de lui indiquer la conduite à suivre en toutes circonstances ?
Mais il y a sans doute pire dans cette société du tout-régi-par-l’État qui se profile face à nos esprits hébétés (car, notons-le, personne ne s’est réellement insurgé contre cette énième intrusion gouvernementale dans notre quotidien), à savoir l’idée que nous sommes destinés à nous entretuer dès lors que surgit entre nous un conflit d’intérêts, aussi mineur soit-il. Et que nous avons définitivement enterré cette désuète vertu qu’est la politesse, qui s’exprime précisément dans des contextes où la loi ne décide pas qui est prioritaire sur l’autre. Au fond, je préfère voir quelqu’un allumer sa clope près de ma poussette, puis se confondre en excuses après que je lui demande gentiment de s’éloigner un peu, plutôt que vivre dans un monde où tout est régenté, administré, compartimenté.
“La politesse s’apprend comme la danse, écrit le philosophe Alain dans ses Propos sur le bonheur. Celui qui ne sait pas danser croit que le plus difficile est de connaître les règles de la danse et d’y conformer ses mouvements ; mais ce n’est que l’extérieur de la chose ; il faut arriver à danser sans raideur, sans trouble, et par conséquent sans peur.” Dans une société domestiquée à coups de décrets, ce n’est pas la grâce de la politesse qui teinte nos actions mais la crainte permanente d’être pris en faute. Ce qui, en retour, durcit nos rapports : en l’absence de règles, nous devenons impolis par défaut, incapables d’exercer notre jugeote. Car dans une société où le moindre écart à la règle est sanctionné d’une amende, à l’inverse, le moindre espace de liberté devient une autorisation à proclamer du “c’est mon droit” lorsqu’un autre requiert votre sollicitude. Une dérive inquiétante, si l’on en croit Alain, pour qui “l’impolitesse est toujours une sorte de menace”. Et si l’on retrouvait un peu de souplesse ? »
juillet 2025