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La Lettre de Philosophie Magazine

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17.05.2024 à 15:52

Pulp philosophie

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Pulp philosophie hschlegel

« Il y a trente ans, un petit événement secouait la croisette du Festival de Cannes : la projection de Pulp Fiction, de Quentin Tarantino, film devenu culte depuis lors. Décoré de la Palme d’or le 23 mai 1994, Pulp Fiction a marqué des générations de cinéphiles. Je l’ai revu hier pour tenter de comprendre ce qui le rendait si singulier – et peut-être aussi, problématique. En bref, ce serait quoi, l’esprit Pulp Fiction ?

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Déjà, un constat en écrivant ces lignes : raconter l’histoire de Pulp Fiction n’a aucun intérêt. Pour celles et ceux qui ne l’auraient pas vu, sachez juste que Quentin Tarantino filme, en trois chapitres, les pérégrinations de deux tueurs à gage (Samuel L. Jackson et John Travolta) chargés de venger leur patron, un puissant dealer (Ving Rhames) dont la femme (Uma Thurman) fera une overdose à cause de l’un d’eux, et qui sera trahi par un boxeur (Bruce Willis) ayant refusé de perdre sur commande pour truquer les paris. Le scénario, volontairement invraisemblable et violent, est plutôt l’occasion de créer des scènes visuellement frappantes, musicalement inspirées et riches en dialogues cocasses : pourquoi les hamburgers de McDonald’s ne portent pas le même nom en France qu’aux États-Unis ; s’il est impoli de prévenir à l’avance que l’on ne rira pas d’une blague ; quels animaux manger selon leurs comportements dans leur milieu naturel, etc.

La renommée de Pulp Fiction tient surtout à son montage délinéarisé. L’introduction et la fin forment une boucle temporelle avec, entre les deux, des séquences qui ne respectent pas d’ordre chronologique. Au premier visionnage, le spectateur est déboussolé et doit remettre les pièces dans l’ordre s’il veut donner du sens au tout. J’avoue n’avoir jamais trouvé cet exercice passionnant : je préfère me laisse porter par cette structure éclatée, comme si je lisais des cases d’une BD au hasard. L’inspiration pop voire cartoonesque est d’ailleurs convoquée par Tarantino en exergue : le mot pulp renvoie aux magazines et livres “aux thématiques scabreuses, imprimés sur du papier brut et inachevé”. Tout semble conçu à gros traits. Quand la tête d’un personnage explose dans une voiture après un coup de feu malheureux, c’est la couleur rouge qui captive Tarantino, pas la disparition tragique de cet homme.

Violent, drôle, artificiel, creux, virtuose, Pulp Fiction a, pourrait-on dire, maille à partir avec l’idée de représentation. Pas tant au sens où on l’entend aujourd’hui – la représentation des minorités ou des femmes – mais au sens esthétique du terme. Philosophiquement, une représentation a pour fonction de rendre présent quelque chose d’absent. Elle peut le faire de plusieurs manières, par un symbole, un spectacle, une assemblée politique ou bien sûr, une image de fiction. Qu’est-ce que Pulp Fiction représente ? Quel est donc l’objet absent de Pulp Fiction que Quentin Tarantino veut rendre présent à l’écran ? Certainement pas la réalité. J’ai vu Pulp Fiction une vingtaine de fois dans ma vie, et je n’avais pas saisi à quel point le cinéaste se fiche du réel, voire l’a en horreur : dialogues surécrits, costumes improbables, péripéties fantasques (y compris dans la manière de filmer les viols et les meurtres), et jusqu’à l’absence absurde de policiers dans un film aussi sanglant. Le seul objet représenté par Tarantino, cinéphile presque pathologique, c’est le cinéma lui-même.

Pulp Fiction est un circuit fermé où les images présentes ne renvoient qu’à des images cinématographiques antérieures, ce qu’illustre la fameuse scène du dîner dans un restaurant où les serveurs sont déguisés en stars des années 1950. Tout est référence, emprunt, évocation. Je me suis alors demandé : y aurait-il un lien entre ce jeu de trituration cinéphile des images et la violence décomplexée du film ? Eh bien oui, je crois en avoir trouvé un éclairage dans une conférence de Jean Baudrillard intitulée “La violence faite aux images” (2004). Le philosophe déplore que nous soyons aujourd’hui envahis d’images (fictionnelles, publicitaires, documentaires), à tel point que le réel en soit transfiguré : “La violence de l’image est qu’elle fait disparaître le réel. Tout doit être vu, visible, et l’image est par définition le lieu de cette visibilité. Tout le Réel doit devenir image, mais la plupart du temps c’est au prix de sa disparition.”

Pour Baudrillard, le réel est violenté par la profusion d’images qui le recouvrent. Mais les images elles-mêmes sont violentées par ce que les êtres humains en font. Produites sans fin, agencées n’importe comment, remixées à outrance, elles finissent par ne plus savoir ce qu’elles disent sinon qu’elles sont des images. Elles perdent ainsi leur fonction première de représentation : elles ne rendent plus rien de présent à nos yeux. Elles ont une dimension autotélique, ne valant que pour elles-mêmes. Dès lors, on peut penser que la violence de Pulp Fiction n’est pas vraiment une question d’appétence personnelle de Tarantino pour le sordide, mais qu’elle tient techniquement à cette malaxation infinie d’images par le cinéaste, ce qui est, pour Baudrillard, déjà de la violence. Maltraitant les images, niant le réel, Tarantino crée de manière violente. Et ce qu’il représente à l’écran en est le prolongement presque naturel. Raison pour laquelle Pulp Fiction ne nous apprend rien sur la violence, il ne la pense jamais et s’en moque même. Tel un œil incapable de se regarder lui-même, le film semble finalement aveugle à sa nature profonde. »

17.05.2024 à 14:00

Qu’est-ce que l’ethnopsychiatrie ? L’explication de Tobie Nathan en vidéo

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Qu’est-ce que l’ethnopsychiatrie ? L’explication de Tobie Nathan en vidéo hschlegel

Développée par Georges Devereux dans les années 1950, l’ethnopsychiatrie s’attache à soigner la psyché de populations non occidentales selon des méthodes propres à leurs cultures. Tobie Nathan, l’une des grandes figures de ce courant aujourd’hui, nous en dit plus dans cette séquence extraite de la masterclass qu’il a donnée pour Philosophie magazine le 30 avril dernier.

Retrouvez ci-dessous en accès libre un extrait vidéo de cette intervention. Et pour vous inscrire à notre prochaine « Fabrique des idées », qui aura pour invité Heinz Wismann le mardi 28 mai 2024, c’est par ici !

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17.05.2024 à 13:24

Florian Forestier : “Sur les écrans, les enfants, comme nous, tendent à oublier où ils sont, ce qu’ils font, ils perdent contact avec leur environnement”

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Florian Forestier : “Sur les écrans, les enfants, comme nous, tendent à oublier où ils sont, ce qu’ils font, ils perdent contact avec leur environnement” hschlegel

Dix. C’est le nombre d’écrans qu’il y a en moyenne par foyer en France, selon le rapport sur les enfants et les écrans commandé par l’Élysée, paru en avril 2024. Quel est l’effet de cette prolifération technologique sur notre faculté d’attention et plus largement sur notre rapport au monde ? Les réponses de Florian Forestier, philosophe, écrivain (Un si beau bleu, Belfond, 2024) et co-auteur de l’essai Pour une nouvelle culture de l’attention (Odile Jacob, 2024) consacré aux conséquences des écrans et des réseaux sociaux à l’échelle individuelle, autant qu’au niveau démocratique. 

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Vous avez coécrit, avec Stefana Broadbent, Mehdi Khamassi et Célia Zolynski, l’essai Pour une nouvelle culture de l’attention (Odile Jacob, 2024) [lire l’article de nos confrères de Philonomist]consacré aux effets délétères des écrans et des réseaux, qui propose également une série de mesures pour y remédier. Au début de cet ouvrage, vous comparez les smartphones à un casino rempli de machines à sous. Pourquoi cette image ?

Florian Forestier : Le casino est un espace immense, dans lequel on perd la notion du temps. On y erre dans une sorte de torpeur. Des signaux lumineux, des sonorités savamment étudiées, sont là pour retenir notre attention, et nous faire rester dans les lieux le plus longtemps possible. C’est ce qu’il se passe avec notre smartphone : nous sommes pris dans un espace qui nous fait perdre contact avec nous-mêmes, notre conscience du temps, de nos intentions, de nos projets, donc aussi avec une grande partie du réel.

 

➤ À lire aussi : Pour réguler le Far West (du marché) de l’attention, sur Philonomist

 

Le rapport sur les écrans paru en avril 2024 – que Célia Zolynski, co-autrice de l’essai mentionné, a contribué à rédiger – se focalise sur le danger spécifique des écrans sur les enfants. Sont-ils concernés par cette image du casino que vous proposez ?

Pour les enfants, l’écran pourrait être un jeu d’arcade ou un grand parc d’attraction. Il faut en tout cas s’imaginer cet univers comme un lieu où les enfants oublient où ils sont, ce qu’ils font, et perdent contact avec leur environnement extérieur. Alors que je vous parle, il me revient une scène très marquante de Pinocchio : les enfants sont invités sur l’Île enchantée, une sorte de parc d’attraction géant ou ils peuvent jouer de l’argent, fumer, boire de l’alcool, tout casser, tout oublier… Et petit à petit, ils se transforment en ânes, c’est d’ailleurs assez terrifiant, d’autant que c’est repris tel quel dans le dessin animé de Walt Disney. Il ne s’agit pas ici de dire que tous les enfants deviennent effectivement bêtes… En tout cas, le genre d’état que suscitent certains écrans ressemble finalement beaucoup à ces expressions de peurs anciennes : on a toujours craint la puissance néfaste qui vient séduire, ravir les enfants via la facilité et le jeu.

“Les écrans nous collent littéralement à la peau”

 

Face aux écrans, sommes-nous en quelques sortes enfermés en nous-mêmes ?

Devant un écran, on peut en effet être pris dans une sorte de bulle. Mais il ne s’agit pas tant d’une expérience d’enfermement que d’une forme de réduction de l’expérience du monde. Quand on reste trop longtemps focalisé sur ce qui est proche – smartphone, ordinateur ou téléviseur –, que toute notre attention est absorbée, nous finissons par nous enfouir dans notre champ sensoriel immédiatement présent ; nous ne nous sentons plus disponibles au (et pour le) monde, l’appréhension que nous en avons est réduite, rétrécie. D’ailleurs, nous développons rapidement des sensations qui ressemblent un peu à un état maladif : malaise, anxiété….

 

Et que se passe-t-il quand on parvient à s’arracher à nos écrans ?

Lorsque nous remettons l’écran dans notre poche et relevons la tête, nous nous sentons à nouveau au milieu d’un monde qui nous dépasse. Nous n’avons pas seulement la vue, mais nos autres sens qui sont tendus, vigilants. Nos yeux sont portés vers l’horizon, nos oreilles à l’affût, et nous sommes en mesure d’appréhender qui pourrait arriver, ici comme au loin, à l’extrémité de notre champ sensoriel. Notre corps ouvre sur autre chose, sur de l’infini, du virtuel, sur du sans-limite. C’est un thème que j’ai exploré dans mon roman, Un si beau bleu (Belfond, 2024), qui raconte l’histoire de quelqu’un qui veut retrouver la nature en allant sur une montagne. Il doit trouver la force de générer en lui suffisamment de désirs – quitte à fantasmer cette montagne – pour s’arracher des écrans et y aller vraiment.

“Les écrans nous prennent dans un espace qui nous fait perdre contact avec nous-mêmes, notre conscience du temps, de nos intentions, de nos projets, donc aussi avec une grande partie du réel”

 

Les écrans détruisent-ils notre capacité d’attention ?

Je dirais plutôt qu’ils mobilisent un certain type d’attention et finissent par en limiter l’exercice. Il y a des fonctions attentionnelles précises mobilisées par les appareils, comme nos réflexes, notre capacité à réagir rapidement à un stimulus. Mais dans ces circonstances, nous n’exploitons pas toute la gamme de notre capacité d’attention, qui peut aller de l’extrême vigilance à une forme de détente, d’ouverture au reste du monde. Dans ce cas il ne faut plus parler seulement d’attention mais de rythme de l’expérience, de degré d’ouverture ou de relâchement. Toute la richesse de notre existence vient justement de notre capacité à jouer sur ce registre de la tension et de la détente.

 

Le rapport établit entre autres qu’il y a 10 écrans par moyenne dans chaque foyer en France (smartphone, téléviseur, ordinateur portable, tablette, montre connectée…). Les écrans prennent du temps, mais aussi de l’espace. Quel est selon vous la conséquence de cette forme d’invasion spatiale des écrans sur la faculté d’attention ?

Cet envahissement de l’écran dans l’espace gêne justement le déploiement d’expériences variées. Notre attention est entravée par la présence de l’écran qui va reproduire, réactiver, faire rentrer une certaine manière de se concentrer qui consiste à être à la fois happé, et en même temps très vigilant, sur le qui-vive. Cela crée des sortes de points de blocage, des fixations, qui finissent par devenir des habitudes. En ce qui concerne les enfants, ces pratiques s’intègrent très vite, car non seulement ils se servent très tôt des écrans, mais ils observent aussi des adultes en faire usage. Ils voient des gens dans une certaine posture corporelle liée à l’écran, et cela s’intériorise de manière plus ou moins mimétique. Les écrans deviennent ainsi une habitude très forte, s’inscrivent dans un habitus au sens de Bourdieu : un réflexe culturel tellement ancré que nous l’avons incorporé, qu’il fait partie de notre corps et de notre manière d’être au monde. Les écrans nous sculptent ainsi, malgré nous, d’une espèce de silhouette qui fait partie de nous. Ils nous collent littéralement à la peau.

“Lorsque nous remettons l’écran dans notre poche et relevons la tête, nous nous sentons à nouveau au milieu d’un monde qui nous dépasse, les sens en alerte, notre corps ouvre sur autre chose, sur de l’infini”

 

Ce rapport est sous-titré À la recherche du temps perdu. Que pensez-vous de ce titre proustien ?

Le temps perdu peut désigner celui que l’on passe face aux écrans, ce temps où l’on est comme hypnotisé et perdu dans un monde qui ressemble à un casino, et qui stimule en nous cette attention-réflexe si particulière. Mais le temps perdu de Proust n’a rien avoir avec cela. Il est au contraire d’une richesse incroyable dans la mesure où il renvoie justement à notre capacité de jouer sur différents registres temporels. Proust ne cesse de zoomer et de dézoomer sur des instants, des rythmes, des réminiscences très variés. Sous sa plume, des moments d’expérience minuscules peuvent prendre une formidable ampleur. Il peut rentrer dans le grain d’un souvenir ou dans le détail d’une impression, le trait particulier d’un sourire, d’un regard, puis se laisser happer par l’espace de la mer, d’un paysage. Ou souvent, passer de l’une à l’autre, par l’autre. Le temps perdu de La Recherche permet précisément de renouer avec toutes les virtualités recélées dans l’expérience du temps. On peut voir cela comme un appel : transformer les écrans, qu’ils cessent d’absorber simplement le temps, et nous aident eux aussi à le déplier, l’approfondir, l’enrichir, s’y perdre au sens proustien du terme…

 

L’attention est une faculté indispensable pour apprendre, mais aussi pour socialiser. Or, devant un écran, on est souvent tout(e) seul(e)…

Il peut en effet y avoir une forme de solitude face aux écrans, mais cela relève d’un choix de conception. Tels que les réseaux sociaux sont pensés, ils créent souvent des manières assez faibles de rentrer en relation. On ressent donc une forme de solitude, parce que ce sont des rapports qui sont souvent fonctionnels, superficiels ou conflictuels. Ils sont basés soit sur des affinités sans épaisseur, soit sur des réactions affectives brutales, qui ne permettent pas vraiment de rencontre avec l’autre. Tels qu’elles sont conçues pour le moment, ces technologies ne permettent pas vraiment de monde commun. Mais cela relève bien d’une décision technique. Le numérique pourrait aussi accroître notre expérience du monde. Dans certains cas, il le fait d’ailleurs : il a été très utile à ses débuts pour certaines personnes autistes par exemple, dont la façon d’entrer en relation et d’échanger est parfois plus adaptée à l’écart, au détour écrit. Reste qu’actuellement, globalement, le numérique tend plutôt à nous réduire.

“Les écrans réactivent nos craintes de la puissance néfaste qui vient séduire, ravir les enfants à travers la facilité et le jeu”

 

Existe-t-il certains dispositifs qui permettent tout de même d’offrir une forme de collaboration plus humaine, plus riche ?

On n’a pas besoin de chercher des dispositifs très compliqués. Un document partagé type « Google doc » sur lequel on peut travailler à plusieurs, d’une manière telle que pendant que l’on est dessus, on voit l’autre en train de réfléchir, est déjà un procédé très intéressant. Via ce genre d’interfaces, je peux voir autrui qui bouge son curseur, s’arrête, pointe quelque chose. Toutes ces petites actions mettent en visibilité un parcours de réflexion collective. Elles permettent également de se rendre compte du travail, non pas via le résultat final mais à travers ses hésitations. Or il existe aussi des dispositifs beaucoup plus élaborés pour rendre visible l’attention des autres, en particulier ceux utilisés par certaines associations de patients. Dans Pour une nouvelle culture de l’attention, l’anthropologue Stefana Broadbent a montré comment des associations de patients telles que Genetic Alliance – qui vient en aide aux personnes atteintes de maladies génétiques rares – ont bâtis des plateformes visant à accroître non seulement l’autonomisation individuelle, mais aussi la sédimentation des connaissances cliniques.

 

Simone Weil définit l’attention comme un effort, qui “consiste à suspendre sa pensée, à la laisser disponible”. Les écrans qui nous éloignent de cette forme de disponibilité nous font ils perdre le goût, voire l’intérêt de l’effort ?

Je pense au contraire que beaucoup de gens vont être emmenés à fournir des efforts très intenses face à un écran. Mais cet effort est parfois simplement lié aux injonctions que donne cet écran. Par exemple, dans un jeu vidéo multijoueur, chacun peut comparer son score à celui des autres. C’est cette visibilité comparée de la performance qui donne toujours l’impression qu’il faut en faire plus, être le meilleur. Dans ce cadre, il n’y pas forcément d’appropriation de l’effort. Un effort véritable consiste à l’inverse à savoir ce que l’on désire et ce vers quoi l’on se projette. Il faut que l’acte nous appartienne. Face à un écran, on ne perd donc pas tant notre faculté de fournir des efforts que notre autonomie.

“Les enfants se servent non seulement très tôt des écrans, mais ils observent aussi des adultes en faire usage, qui sont dans une certaine posture corporelle et qu’ils intériorisent par mimétisme. Les écrans deviennent un réflexe culturel”

 

Dire que les écrans nous rendent stupides n’est donc peut-être pas la bonne façon de formuler les choses…

En effet, cet usage compulsif des écrans ne construit pas nécessairement des utilisateurs bêtes ou inaptes, mais des personnes formatées par les exigences de l’écran, parfois très habilement d’ailleurs. Des gens regardent des vidéos ou des tutoriels sur YouTube et sont extrêmement aguerris dans leur manière de s’autoconstruire via ces contenus. Mais lorsqu’on se construit uniquement de cette manière, on risque de s’enfermer dans une façon d’être sans savoir pourquoi. On développe des habitudes attentionnelles assez sophistiquées et automatiques, efficaces mais finalement aliénantes. Il s’agit de réussir à se mettre en scène, à échanger de manière rapide, du tac-au-tac, quitte à développer des modes de relations parfois toxiques avec autrui…

 

Les générations qui ont grandi avant l’explosion des réseaux sociaux sont peut-être plus en mesure de s’étonner de notre degré de dépendance aux écrans. Est-ce le cas pour les plus jeunes, qui sont nés avec la prolifération des écrans ?

Cela dépend des interactions que ces jeunes ont avec leur propre environnement, avec les parents, les proches. Mais il peut y avoir en effet des différences sur le plan du système de valeurs. Pour moi par exemple, le nombre de « likes » et de « vues » atteints par un influenceur, ou toute personne qui publie sur un réseau social, n’est pas encore vraiment une source de prestige ni de légitimité, même si je suis content quand j’obtiens des likes sur les réseaux (la plupart du temps, pour en avoir, je fais une blague ou je prends une photo de mon chat). Mais pour évaluer la valeur d’un travail ou d’un discours, je ne m’appuie pas sur ce système de référence. Ce n’est pas le cas pour certains jeunes, de vingt ans, ou moins, qui ont grandi avec ce système, et qui ne comprennent pas que l’on puisse l’interroger ou refuser de l’adopter.

“Face à un écran, on ne perd pas tant notre faculté de fournir des efforts que notre autonomie”

 

La Commission considère que “les enfants […] n’ont en aucun cas à devenir le produit marchand de stratégies de conquête de marchés et de maximisation de leur temps passé en ligne”. Si cette mécanique de captation de l’attention est problématique pour les adultes, n’est-elle pas encore plus grave pour les enfants ?

Il faut en effet dénoncer et combattre ces systèmes qui jouent sur les addictions et les compulsions auprès d’une population plus vulnérable. Cela soulève des problématiques qui ont des parentés avec des mesures existantes : un enfant ne peut pas boire de l’alcool, ni fumer des cigarettes ou conduire… Tout cela donne un cadre d’appréhension qui est déjà juridiquement constitué, dans lequel on peut faire rentrer la question des écrans. C’est un point que l’on revendique dans notre livre avec Mehdi Khamassi et Célia Zolynski : il faut par exemple renforcer le cadre législatif pour tout ce qui concerne les « dark patterns », à savoir, des interfaces dotées d’un design manipulateur, volontairement conçues pour tromper l’utilisateur, dans le but de le faire rester longtemps sur une plateforme ou de l’influencer via des biais cognitifs. L’enjeu de ce combat contre la captation de l’attention, particulièrement quand il s’agit d’un public comme les enfants, doit bien reposer sur un cadre légal exigeant.

 

Pour une nouvelle culture de l’attention. Que faire de ces réseaux sociaux qui nous épuisent ?, de Stefana Broadbent, Florian Forestier, Mehdi Khamassi et Célia Zolynski, vient de paraître aux Éditions Odile Jacob. 272 p., 24,90€ en édition physique, 19,99€ en format numérique, disponible ici.

17.05.2024 à 12:20

“Philosophie magazine”, magazine de l’année !

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“Philosophie magazine”, magazine de l’année ! nfoiry

Le jury du Prix Relay et SEPM 2024 a décerné hier soir le prix du « magazine de l’année » à Philosophie magazine. Une magnifique récompense, alors que nous venons de lancer une nouvelle formule, plus dynamique et plus ouverte sur l’existence. L’occasion de vous remercier, lecteurs et abonnés, vous qui, depuis le début, rendez possible cette aventure philosophique et éditoriale unique en son genre. 

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Cela se passait hier soir, sur l’embarcadère de départ des Bateaux-Mouches, face à la tour Eiffel. La profession réunie décernait les prix de la presse magazine, et le jury du prix Relay-SEPM présidé par Mercedes Erra nous a fait l’honneur de nous nommer magazine de l’année ! Bon, c’est un peu comme une Palme d’or dans notre profession, et toute la rédaction est, depuis, sur un nuage.

Ce prix récompense une véritable constance dans une ligne éditoriale tenue depuis la sortie de notre premier numéro, en 2006. Hier, il se trouve que nous avons également achevé le bouclage de notre numéro 180, que vous trouverez à la fin de ce mois-ci en kiosque, ou, pour les abonnés, dans votre boîte aux lettres. Pendant toutes ces années, notre axe éditorial est resté inchangé : nous nous efforçons de donner un éclairage philosophique sur l’actualité du monde, de nos sociétés, de nos vies. Qu’il s’agisse de géopolitique ou des mœurs, de l’éducation ou de l’écologie, d’intelligence artificielle ou de cinéma, il n’y a absolument aucun sujet que nous nous interdisons de traiter. Nous proposons, comme tous les magazines, des entretiens, des débats, des reportages, des enquêtes, des portraits, des chroniques, de façon aussi ouverte que possible. Cependant, sur chaque sujet que nous traitons, nous nous efforçons de porter un regard philosophique.

L’équipe de la rédaction est composée d’un noyau dur extrêmement stable, qui est là depuis la création, soit depuis dix-huit ans : les journalistes Alexandre Lacroix, Martin Legros, Michel Eltchaninoff, Sven Ortoli, le directeur artistique William Londiche. Mais à ce cercle se sont ajoutés de nouvelles voix, un renouveau amené par la jeunesse. Le journal a embauché de nombreux journalistes au fil des années, presque tous remarqués lors d’un stage, après lequel nous ne les avons pas laissés partir : Cédric Enjalbert, Victorine de Oliveira, Anne-Sophie Moreau, Clara Degiovanni, Ariane Nicolas, Octave Larmagnac-Matheron, Samuel Lacroix. La qualité d’un journal, ce sont aussi les fonctions plus discrètes mais vitales assurées par nos secrétaires de la rédaction Noël Foiry, Marie-Gabrielle Houriez et Hillel Schlegel, nos iconographes Stéphane Ternon et Camille Pillias, notre maquettiste Alexandrine Leclère, notre webmaster Cyril Druesne. Philosophie magazine est par ailleurs une entreprise de presse indépendante, fondée et dirigée depuis le début par Fabrice Gerschel, accompagné aujourd’hui de notre éditeur délégué Laurent Laborie et de l’équipe abonnements, comptabilité, publicité… une entreprise qui s’est diversifiée, qui a aussi lancé le Philosophie Magazin allemand, ainsi que le site Philonomist et ses conférences et formations philosophiques destinées aux entreprises, qui édite aussi des livres, et qui s’est rapprochée l’an dernier de notre confrère Sciences Humaines, tout en maintenant l’indépendance des deux rédactions. 

Il est particulièrement touchant de recevoir ce prix en cette année 2024, parce que nous venons de lancer une nouvelle formule en 2023, qui correspond à une volonté de nous donner davantage de liberté dans le ton et le style de nos articles, de faire circuler les formats dans le journal, d’aller sur le terrain, de nous permettre plus d’humour et de fantaisie, mais aussi tout simplement de recueillir des histoires vécues, des témoignages de gens qui ne sont peut-être pas philosophes de profession mais dont la vie donne à réfléchir. Cette envie d’introduire un certain mouvement dans le journal, de le sortir résolument de l’école – sans renoncer à notre vocation pédagogique –, est née au moment de la pandémie de Covid-19. C’est à ce moment-là, quand nous ne savions pas si les kiosques et les marchands de journaux continueraient d’être ouverts, que nous avons commencé à explorer le Web et à y expérimenter des formes plus diversifiées et plus vivantes d’écriture. Et aujourd’hui, nous essayons de faire passer cet élan vital dans le mensuel, dans le magazine « papier ».

Nous nous sommes rapprochés des lecteurs aussi, c’est-à-dire de vous, non seulement à travers l’adresse souvent très personnelle, voire intimiste de nos éditos et chroniques, mais également en lançant une campagne de financement participatif sur Ulule qui a été un succès inespéré et nous a aidés à lancer notre nouvelle formule dans les meilleures conditions. Celle-ci, qui a commencé avec en titre de une « La vie a-t-elle un sens ? », a immédiatement emporté l’adhésion, avec une progression de 18% des ventes en kiosques depuis le mois d’octobre et une évolution similaire de l’abonnement. Donc, au moment de recevoir ce prix, nos remerciements s’adressent au jury bien sûr, mais aussi à vous, les lecteurs ! Sans votre enthousiasme, rien de tout cela ne serait imaginable…

Comme le souhaitait le regretté philosophe Clément Rosset, disparu en 2018, qui fut un compagnon de route du journal, la philosophie est une activité qui peut faire fi du chichi et du blabla. Qui peut s’autoriser le sens de l’humour et que plombe trop souvent l’esprit de sérieux. En un mot, philosopher ne consiste pas à se lancer dans des spéculations abstraites, à échafauder des théories plus ou moins fumeuses, mais plutôt à former des représentations claires et adéquates de la réalité. Envisagée ainsi, nous considérons que la philosophie a toute sa place dans la presse, surtout à une époque où le monde ne manque pas de zones d’obscurité. Pourquoi ne pas essayer de diriger vers celles-ci, pour autant que nous en sommes capables, un peu de lumière ?

L’équipe de Philosophie magazine

17.05.2024 à 01:34

Au cœur des ténèbres coloniales du bois de Vincennes

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Au cœur des ténèbres coloniales du bois de Vincennes hschlegel

Si la mémoire du colonialisme est un enjeu brûlant, les choses se compliquent encore plus au Jardin d’Agronomie tropicale de Paris, qui abrite un centre de recherche agronomique…. et les vestiges d’expositions coloniales. Faut-il le conserver à l’identique, pour donner à voir les stéréotypes de l’époque coloniale ? Le réaménager de manière pédagogique ? Ou maintenir la réalité hybride de ce lieu ? Nous nous sommes rendus sur place pour y flâner avec les promeneurs et interroger historiens et botanistes sur l’avenir encore indécis d’un lieu de mémoire en péril. 

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Jean-Jacques ne regarde pas dans les yeux quand on lui parle. Il est trop occupé à inspecter les lieux : une bouture qui dépasse, un fil mal raccordé, le voilà qui pique, pince, rempote. Ils ne sont pas trop de deux jardiniers pour entretenir l’espace clôturé de sept hectares en bordure du bois de Vincennes. Et, fait singulier, il n’y est pas question que de fleurs ou de plans d’eau.

Rares sont les promeneurs du bois de Vincennes qui s’y aventurent. Et pourtant, le Jardin d’Agronomie tropicale de Paris abrite une lourde histoire, aussi passionnante que gênante. En 1899, un jardin d’essai colonial y est implanté afin d’importer, domestiquer et rendre exploitables les plantes des colonies françaises. Au pied du bureau massif de Dominique Lasserre, conservateur de la bibliothèque historique du site, des blocs de caoutchouc côtoient des essences rares : le lieu témoigne encore aujourd’hui de cette intrication de l’agronomique et du colonial, un aspect de cette structure « demeurant aujourd’hui largement occulté ». Afin de justifier la colonisation auprès d’une population française relativement indifférente, des expositions coloniales y sont organisées, comme celle de Nogent en 1907. Et pour inciter la population métropolitaine à investir son pécule dans les industries coloniales, on y bâtit des pavillons imitant l’imaginaire colonial : maison du Maroc, pavillon de La Réunion, maison cochinchinoise, pas un coin de l’Empire n’est oublié. Pour assurer la rentabilité des expositions, des “zoos humains” y sont installés, où des indigènes rejouent un quotidien fantasmé, prenant des repas supposés traditionnels, sous les yeux de badauds débonnaires en redingote.

Un patrimoine tombé en déshérence

Insoucieux de l’histoire du lieu, les promeneurs d’aujourd’hui déambulent. En ce premier avril, les enfants cherchent des œufs de Pâques entre les pagodes et autres stèles funéraires à la mémoire des soldats des colonies tombés pour la France. Un étrange mélange du grave et du léger donne au lieu l’atmosphère romantique d’un jardin à l’anglaise. Mais il suffit d’un flash du passé pour se rappeler les visiteurs qui s’y pouvaient si presser, décrits par Erik Orsenna dans L’Exposition coloniale (prix Goncourt 1988) : « Ces chasseurs de garennes qui songeaient à l’éléphant, les pantouflards qui se voulaient explorateurs, les hommes quittés qui rêvaient d’esclavage, les femmes mariées de climats bien chauds, les faillis qui attendaient la revanche, les petits gros Blancs qui méprisaient les longs Noirs, les Paul Bourget qui venaient humer Kipling, les royalistes se rappeler Louis XIV, les républicains la campagne d’Italie. Les petits garçons se voyaient missionnaires et les petites filles persécutées. » L’atmosphère, soudain, devient plus chargée.

Le pavillon du Maroc. © Alexandre Jadin

Le pavillon du Maroc. © Alexandre Jadin

Ce passé serait-il trop encombrant ? À juger du grave délitement des différents pavillons et monuments, on serait porté à le croire. Quand ils n’ont pas été emportés par les flammes, les bâtiments souffrent de l’effet du temps. La structure finement crénelée de l’ancienne école d’agronomie transformée en pavillon du Maroc n’abrite plus qu’un squat tagué. Un simili-chantier à l’abandon annonce une volonté d’en boucher les trous, à coups de parpaings grisâtres. Jean-Jacques le jardinier désigne un méticuleux tressage en joncs colmatant les brèches de la serre du Dahomey, originellement chauffée et parée de vitres. L’état de délabrement de certains bâtiments est tel qu’il lui faut ici et là les rafistoler avec les moyens du bord, comme ces bambous fraîchement coupés utilisés pour soutenir l’architecture chancelante du pavillon de la Réunion. 

Mais ces discrètes mains de fée ne suffisent pas. Des plantes sauvages brisent un à un les fragiles carreaux des serres historiques, où poussèrent à l’époque cacaoyers, hévéas et autres bananiers, explique Muriel Buff, membre de l’association Fert’Île, une ferme urbaine attenante perpétuant à sa manière – écologique et solidaire – l’héritage agraire du lieu. Car agraire, le lieu l’est toujours. Le jardin abrite une vingtaine d’acteurs de la recherche agronomique et du développement durable, explique tisane à la main Manon Garin-Marguerite, directrice de la Cité du Développement durable, qui coordonne leurs activités. C’est l’intrication de l’économique, de l’agronomique et du colonial qui fait la complexité et la richesse du lieu : « Le jardin est nourri par les tumultes du XXIe siècle, entre domination de la nature et domination des populations humaines. » À l’heure de la décolonisation, ces instituts agronomiques se convertissent dans le développement durable, et aujourd’hui, se mettent au diapason de « l’anxiété écologique et du doute climatique » : le lieu abrite d’ailleurs l’une des équipes françaises les plus impliquées dans les travaux du Giec.

Une difficile mémoire collective

Rouvert au public en 2006, le jardin tombé sous la responsabilité de la Mairie ne parvient pas à conserver ce patrimoine en danger. Outre l’aspect financier de la restauration, c’est la complexité du lieu qui pose problème : une véritable « mémoire à tiroirs » selon Stéphane Humbert, conseiller mémoire à la Ville de Paris. Il y a là, en vrac, la mémoire des expositions et de l’agronomie coloniale, mais aussi des soldats des colonies morts pour la France. Dans la droite ligne de la politique mémorielle de la ville consistant « à ne pas retrancher, mais à compléter », Stéphane Humbert insiste sur la nécessité « de ne pas déboulonner, de ne pas “canceler” », mais de développer en parallèle de nouveaux lieux mémoriels ». À l’instar de la statue de l’anti-esclavagiste Solitude inaugurée en 2022 dans le XVIIe arrondissement de Paris, le conseiller précise que la Ville « ajoute plus qu’elle n’enlève ». Et au jardin d’agronomie, un certain sursaut est en vue. Il se traduira par « à partir de 2025, un temps mémoriel annuel en avril » de concert avec les « pays héritiers de la France coloniale » et l’association Le Souvenir français, dont le président général Serge Barcellini confirme vouloir « mettre ce site extraordinaire en valeur, en l’expliquant dans son histoire ».

L’esplanade du Dinh. © Alexandre Jadin

L’esplanade du Dinh. © Alexandre Jadin

Et c’est ici que ça se corse. Car au jardin viennent non seulement se recueillir des descendants de combattants – le site pullule de plaques commémoratives, comme celle émoussée témoignant de la première mosquée bâtie en France métropolitaine en 1916, aujourd’hui disparue – mais aussi des personnes soucieuses de se souvenir de la colonisation, comme ce « couple de Guadeloupéens venus avec leur fille pour l’instruire de l’esclavage » raconte Muriel Buff autour d’un café. Dans La Dignité ou la mort (La Découverte, 2019), le philosophe Norman Ajari souligne bien comment la violence à l’égard des esclaves tenait également dans la confiscation de leur mémoire sur ce qu’ils avaient vécu. Et de souligner que « ceux qui exigent des Afrodescendants qu’ils cessent de “ressasser”, de “ruminer” l’histoire coloniale ignorent généralement qu’ils répètent une vieille injonction esclavagiste à l’oubli des ancêtres et à la méconnaissance de la communauté d’origine ».

Reconstituer le passé

Sur la nécessité de ne pas oublier et de réaliser une politique mémorielle partagée, la mairie de Paris agrée, comme le défend Jacques Martial, conseiller Outre-mer de la mairie de Paris, citant le poète Édouard Glissant : « L’oubli offense, et la mémoire, quand elle est partagée, abolit cette offense. » Sauf que sur la manière de faire mémoire, il y a débat. Pour Martial, l’erreur serait de vouloir faire « une reconstitution d’une reconstitution », en faisant l’impasse sur la mémoire de la négligence du lieu.

Une position qui n’est pas partagée par l’historienne Sandrine Lemaire, spécialiste de la question de la mémoire coloniale : « Il faut reconstruire les pavillons à l’identique, précisément parce qu’ils n’étaient déjà pas le reflet de la réalité de ce qui se produisait dans les colonies. » L’enjeu touche d’abord à la possibilité de réaliser un travail historique : « En tant qu’historienne, je travaille précisément sur comment ces images ont pu construire un imaginaire stéréotypé. Pour faire cela, il est essentiel de retrouver les bâtiments à l’identique en expliquant qu’ils ne correspondent en rien à ce qui se produisait sur place. L’enjeu est de taille : sans reproduction à l’identique, impossible de comprendre comment ces bâtiments stéréotypés ont contribué à forger un imaginaire colonial proprement fictif. »

La serre du Dahomey. © Alexandre Jadin

La serre du Dahomey. © Alexandre Jadin

On touche ici à toute la problématique de représenter dans le présent une chose du passé – particulièrement sensible. Pour Paul Ricœur, réaliser un « travail de mémoire » contribue à éviter les écueils d’un « devoir de mémoire » où le passé serait servi dans un plateau d’argent, fermé, édicté et finalement manipulé à des fins idéologiques. Et sur la question coloniale, elles ne manquent pas. D’où l’importance pour l’historien de pouvoir repartir d’un matériau textuel ou patrimonial, pour attester les événements d’un « “ayant été” […] irréductible », écrit-il dans La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli. Ce n’est que par la mise au jour de ces événements « qui protestent qu’ils ont été et à ce titre [...] demandent à être dits, racontés, compris » qu’un travail de mémoire sera possible, aidé par le privilège qui est celui de l’historien de « corriger, de critiquer, voire de démentir la mémoire d’une communauté déterminée, lorsqu’elle se replie et se referme sur ses souffrances propres au point de se rendre aveugle et sourde aux souffrances des autres communautés ». 

Une hantise coloniale 

Aujourd’hui au Jardin, ces événements hantent plus les lieux qu’ils ne les habitent. Les quelques pancartes explicatives sont liminaires et ne donnent pas les éléments historiques suffisants, juge Élisa, venue capturer le bucolique du lieu aquarelle à la main. Elle y voit « des slogans qui n’expliquent pas ce que couvre le terme “exposition coloniale” ». Pourtant, le lieu pourrait bien prendre de tout autres atours mémoriels. Joëlle Bertin, psychologue à la retraite qui a longuement milité pour la préservation des serres historiques, voit dans le lieu une « occasion inespérée de raconter l’histoire coloniale sous la forme pédagogique et non conflictuelle ». 

Même proposition pour l’historienne Sandrine Lemaire, qui y voit même l’occasion de créer un musée de la colonisation, à l’image des autres anciens empires coloniaux qui s’en sont dotés. Complétant l’actuel Musée de l’histoire de l’immigration, ce musée ne viserait ni à « se flageller ou à faire dans le communautarisme, mais à faire de l’Histoire de France assumée ». Assumée, dans l’objectif « d’apaiser pour mieux dépasser » : « Lorsqu’on voit comment la France se fait jeter aujourd’hui de l’Afrique, je pense qu’un discours scientifique, et non militant, sur cette colonisation serait largement le bienvenu. »

En traversant l’espace, on manque de trébucher sur des mandibules de baleine, moitié enterrées, moitié couvertes de mousse. D’où viennent-elles ? Même Jean-Jacques, le jardinier, ne sait pas vraiment. Le lieu fourmille d’objets insolites inexpliqués, perdus dans le fouillis d’une végétation à l’anglaise, percée çà et là d’un pont en pierre, de bambous saillants, d’une plaque ou d’une statue commémorative comme égarée. 

Si le pavillon de la Tunisie a été rénové en 2020 et celui de l’Indochine en 2010, il reste beaucoup à faire. Début 2025, l’esplanade du Dinh dédié aux colonies indochinoises sera en travaux pour une durée d’un an, avec un budget de rénovation de 90 000 euros. Pour les autres, il faudra attendre les études patrimoniales respectives de huit monuments, un projet de restauration appelé à s’étendre sur le temps long. Du côté de la Cité du développement durable, l’on parle aussi d’études pour « repenser l’organisation du site, rechercher un modèle économique viable, créer des espaces de dialogue » à l’horizon début 2025. Attention à ne pas trop tarder, au risque de voir ce merveilleux trou de verdure se transformer en trou de mémoire irréversible.

 

Retrouvez ici tous les horaires et informations d’accès du Jardin d’agronomie tropicale René-Dumont.

17.05.2024 à 01:04

Les Amazones ont-elles vraiment existé ? Les hypothèses des philosophes, de Platon à Beauvoir

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Les Amazones ont-elles vraiment existé ? Les hypothèses des philosophes, de Platon à Beauvoir hschlegel

L’historienne anglaise Bettany Hughes pense avoir découvert, en Azerbaïdjan, des sépultures d’« Amazones » vieilles de quatre millénaires. L’occasion de revenir sur le mythe de ces femmes guerrières associées en sociétés matriarcales qui imprègne les imaginaires et inspire parfois le féminisme contemporain.

[CTA2]



Platon (428-348 av. J.-C.) : “Des femmes maniant l’arc et des autres armes tout comme le font les hommes”

Reprenant les récits rapportés par l’historien Hérodote, Platon est sans doute le premier philosophe à évoquer les Amazones, par la bouche de l’« Athénien », qui considère les Sauromatides avec sympathie et promeut un égalitarisme sexuel. Platon lui-même, comme souvent, ne partage sans doute pas l’opinion du protagoniste qu’il met en scène – il n’est pas connu pour sa gynophilie, en témoigne la place qu’il donne aux femmes dans sa cité idéale. Mais il prend tout de même la peine de donner à entendre ce son de cloche un peu différent !

“Je ferais la même loi pour les femmes et je les obligerais à faire exactement tous les exercices des hommes, et je ne crains pas que l’on m’objecte que l’équitation et à la gymnastique, si elles conviennent aux hommes, ne conviennent pas aux femmes. Je suis persuadé du contraire par des faits anciens que j’ai entendu rapporter, et je puis dire que je sais qu’aujourd’hui même il y a autour du Pont des milliers et des milliers de femmes, appelées Sauromatides, qui, suivant les prescriptions de la loi, s’exercent non seulement à l’équitation, mais encore au maniement de l’arc et des autres armes, tout comme le font les hommes. En outre, voici là-dessus la réflexion que je fais : je dis que si la chose est possible, il n’y a rien de plus insensé que l’usage actuellement reçu dans nos pays, où les hommes ne pratiquent pas tous unanimement les mêmes exercices que les femmes ; car on peut dire qu’il n’y a pas d’État qui ne soit ou ne devienne la moitié de ce qu’il serait, si toute sa population participait aux mêmes charges et aux mêmes travaux. C’est là une faute énorme de la part du législateur”

Platon, Les Lois

 

Johann Jakob Bachofen (1815-1887) : “L’amazonisme a d’abord été un pas vers une forme de vie plus pure”

Le sociologue suisse Bachofen est l’un des premiers à s’interroger sur l’existence de matriarcats dans les sociétés primitives. À ses yeux, ces sociétés sont marquées par une prééminence du droit maternel : les lignées mères-filles structurent originellement le pouvoir politique. Mais la gynocratie est traversée par des dynamiques contraires : d’un côté, le démétérisme (lié à la déesse agricole Déméter), qui s’efforcer de stabiliser les relations sexuelles et l’effusion érotique sous la forme du mariage monogame, et tend donc progressivement au nivellement des relations homme-femme ; de l’autre, l’hétaïrisme [les hétaïres étaient des prostituées de haut rang en Grèce antique], qui exacerbe au contraire, en même temps que la supériorité féminine, la liberté sexuelle parfois la plus débridée et l’hédonisme charnel. D’un côté, les hommes sont peu à peu valorisés ; de l’autre, ils sont rabaissés. Le démétérisme finira par l’emporter. Mais il n’aurait été possible sans un hétaïrisme primordial qui a servi de fondement à son émergence. L’amazonisme est le souvenir de ce lointain passé de l’humanité.

“Nous trouvons un mode de vie gynocratique principalement chez les peuples considérés comme des races plus anciennes par les Grecs. Le mode de vie gynocratique est l’élément essentiel de la culture primordiale. La maternité façonne l’identité des sociétés les plus anciennes tandis que la paternité façonne l’identité de l’hellénisme. […] Une période sauvage d’hétaïrisme [de sexualité sans restriction] précède une gynocratie déméterienne ordonnée. [...] Le tellurisme primordial sauvage et naturel est en contradiction avec les règles de la maternité déméterienne. La production sauvage de la végétation de notre mère la Terre est particulièrement visible dans la vie luxuriante des marais. L’hétaïrisme s’inspire de la vie dans les marais, tandis que le mariage déméterien s’inspire de la pratique de l’agriculture. […] La bravoure des hommes allait de pair avec la gynocratie déméterienne, tandis que la gynocratie dionysienne affaiblissait et dégradait les hommes, de sorte que les femmes en venaient à les mépriser. Bien qu’il s’agisse d’une aberration, l’amazonisme [identifié à l’hétaïrisme] marque une avancée significative dans la civilisation humaine. L’amazonisme a d’abord été un pas vers une forme de vie plus pure. Il s’agissait non seulement d’une étape nécessaire dans le développement humain, mais aussi d’une étape bénéfique en soi. L’amazonisme reconnaissait le droit supérieur de la maternité par rapport aux exigences sensuelles de la nature. L’amazonisme a conduit à la gynocratie et à la vie civile. L’amazonisme est apparu avant la gynocratie conjugale et en a préparé les bases”

Johann Jakob Bachofen, Le Droit Maternel, recherche sur la gynocratie de l’Antiquité dans sa nature religieuse et juridique (1861)

 

Simone de Beauvoir (1908-1986) : “Les hommes avaient le privilège de la force physique”

Les femmes du fond des âges étaient-elles aussi fortes que les hommes ? Pouvaient-elles rivaliser avec eux ? Peut-être. Peut-être est-ce seulement l’avènement du patriarcat et la relégation des femmes qui a transformé leur corps et fait d’elle des créatures physiquement plus faibles. Mais, s’il est certain pour Simone de Beauvoir que les femmes des temps premiers participaient parfois à la guerre, la vie d’une combattante devait impliquer alors le renoncement à ce qui constitue, pour la philosophe, un handicap considérable en même temps qu’une condition naturelle pour les femmes : la maternité. Pour preuve symbolique de ce renoncement : les Amazones mutilaient leurs seins. 

“On ne sait même pas si dans des conditions de vie si différentes de celles d’aujourd’hui la musculature de la femme, son appareil respiratoire, n’étaient pas aussi développés que chez l’homme. De durs travaux lui étaient confiés et en particulier, c’est elle qui portait les fardeaux ; cependant, ce dernier fait est ambigu : probablement si cette fonction lui était assignée, c’est que dans les convois, l’homme gardait les mains libres afin de se défendre contre les agresseurs possibles, bêtes ou gens ; son rôle était donc le plus dangereux et celui qui demandait le plus de vigueur. Il semble néanmoins qu’en de nombreux cas, les femmes étaient assez robustes et assez résistantes pour participer aux expéditions des guerriers. D’après les récits d’Hérodote, d’après les traditions concernant les Amazones du Dahomey et beaucoup d’autres témoignages antiques ou modernes, il est arrivé que des femmes prennent part à des guerres ou des vendettas sanglantes […] En tout cas, si robustes que fussent alors les femmes, dans la lutte contre le monde hostile, les servitudes de la reproduction représentaient pour elles un terrible handicap : on raconte que les Amazones mutilaient leurs seins, ce qui signifie que du moins pendant la période de leur vie guerrière elles refusaient la maternité”

Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, I (1949)

 

Monique Wittig (1935-2003) : “Elles ont appris à compter sur leurs propres forces”

Dans son roman emblématique, l’écrivaine-philosophe Monique Wittig imagine une communauté de femmes qui, ayant décidé de vivre entre elles, luttent armes à la main pour leur liberté contre les hommes qui veulent les asservir. Elles revendiquent, dans le monde contemporain, l’héritage des antiques Amazones, modèle d’une sororité guerrière qui rompt avec l’image « paisible », non violente, qui a été imposée à la femme pour mieux la soumettre. 

“Elles disent qu’elles ont appris à compter sur leurs propres forces. Elles disent qu’elles savent ce qu’ensemble elles signifient. Elles disent, que celles qui revendiquent un langage nouveau apprennent d’abord la violence. Elles disent, que celles qui veulent transformer le monde s’emparent avant tout des fusils. Elles disent qu’elles partent de zéro. Elles disent que c’est un monde nouveau qui commence. À Hippolyte [reine des Amazones dont Hercule dut dérober la ceinture], on a envoyé le lion de la triple nuit. Elles disent qu’il a fallu trois nuits pour engendrer un monstre à figure humaine qui soit capable de vaincre la reine des Amazones. Quel dur combat elle a mené avec l’arc et les flèches, combien acharnée a été sa résistance quand elle l’a eu entraîné loin dans les montagnes pour ne pas compromettre la vie de ses proches, elles disent qu’elles ne le savent pas, que l’histoire n’en a pas été écrite. Elles disent qu’à ce jour elles ont toujours été vaincues”

Monique Wittig, Les Guerillères (1969)

 

Françoise d’Eaubonne (1920-2005) : “Revenir sur l’énigme qu’était pour l’homme, à cette époque lointaine, le processus de la fécondité”

Pour Françoise d’Eaubonne, les Amazones ne sont pas un mythe. La philosophe s’efforce de reconstituer le surgissement historique d’une guerre des sexes qui s’est terminée par la victoire des hommes. La révérence primitive pour les femmes, dépositaires de la fécondité, se prolonge, à l’aube de l’agriculture, par le pouvoir exclusif des femmes sur la fertilité. Le monde humain se scinde en deux sociétés parallèles : celle des femmes cultivatrices, celle des hommes chasseurs-éleveurs. D’Eaubonne parle de « ségrégation des sexes », qui caractérise à ses yeux pour elle l’amazonat primitif. Mais le monopole des femmes sur l’ensemencement de la terre éveille bientôt la convoitise masculine. Les hommes tentent de s’emparer de cette puissance, par l’invention de nouvelles techniques agricoles et par la soumission des femmes. La lutte éclate. Les Amazones prennent les armes… mais sont défaites.

“L’hypothèse (encore plus rageusement contestée que celle du matriarcat), aujourd’hui de plus en plus probante, d’un amazonat, indique peut-être le trouble le plus significatif du passage des plus anciennes cultures de prépondérance féminine aux premiers patriarcats […] Au paléolithique, nous venons de trouver une culture empreinte du respect de l’élément féminin. Comment cela fut-il possible ? Nous devons en revenir à l’énigme qu’était pour l’homme, à cette époque lointaine, le processus de la fécondité ; [le] pouvoir sur la fertilité (agriculture à la houe), complét[a], selon toute probabilité, cette déférence du mâle d’antan pour sa mystérieuse et puissante compagne. Déférence qui ne pouvait survivre, bien entendu, à la maîtrise de l’agriculture et à son développement (grâce à la charrue phallique), à la découverte […] de la paternité. […] On envisagera à loisir l’hypothèse d’un Amazonat qui a pu correspondre […] à une ségrégation possible des sexes et des techniques : l’agriculture aux femmes, la chasse et le pastorat aux hommes. […] Il fallait y regarder de plus près après avoir admis la possibilité d’une ségrégation sexuelle peut-être locale, selon la technique de production (aux hommes le pastorat, aux femmes l’agriculture) […] si l’on veut déterminer l’époque approximative, en Occident, d’une lutte des sexes que conclurait leur alliance, puis la synthèse des deux alimentations (la végétarienne et la carnée); puis l’apparition de la famille semi-patriarcale d’une société destinée toujours à évoluer vers le patriarcat absolu. […] Nous avons donc affaire à un cycle culturel […] Ce cycle se termine […] avec l’agriculture à la charrue signalant la mainmise masculine sur cette technique, puis, beaucoup plus tard, à l’âge des métaux, coup définitif porté à l’ancienne importance féminine ! L’homme découvre en effet que c’est lui et non quelque divinité qui féconde la femme, à l’instar du mâle de son bétail engrossant la femelle ; et il s’attribue immédiatement le rôle primordial, celui du jeteur de grain dans un terreau inerte”

Françoise d’Eaubonne, Les Femmes avant le patriarcat (1976)

 

Françoise Héritier (1933-2017) : “Le mythe présente une image inversée du réel”

Le mythe antique des Amazones n’est pas, pour l’anthropologue Françoise Héritier, une utopie : c’est au contraire un dispositif narratif qui, percolant dans les imaginaires, a dans l’Antiquité servi à disqualifier l’idée d’un matriarcat et de légitimer, par contraste, le patriarcat. La société des Amazones, telle que la représentent les auteurs anciens, n’est pas un modèle : c’est au contraire un repoussoir, qui atteste de l’incapacité des femmes à diriger.

“Il existe, il est vrai, des mythes affirmant que, dans les temps anciens, les femmes détenaient le pouvoir. Mais ces mythes racontent aussi qu’elles savaient si mal s’en servir et qu’elles étaient si injustes que les hommes ont été obligés de se révolter, de massacrer et de prendre le pouvoir. […] Les Amazones sont un mythe du même ordre. Il est fondé sur des faits réels – l’existence de combattantes féminines chez les “Barbares” comme il y a eu chez les Gaulois –, mais il a débouché, chez les Grecs, sur l’idée qu’il existait des peuples de femmes guerrières qui asservissaient les hommes. Dans tous les cas, le mythe présente une image inversée du réel. Sa fonction est d’expliquer à tous les auditeurs la profonde injustice du système matriarcal et de fonder ainsi la légitimité du patriarcat. Car le propre du mythe est d’expliquer pourquoi le monde fonctionne comme il le fait. Et la meilleure manière est de l’expliquer par le renversement d’un ordre antérieur mauvais, injuste et même maléfique. Le monde radicalement mauvais est celui, dans le temps du mythe, où les femmes avaient le pouvoir et dominaient les hommes”

Françoise Héritier, Une Pensée en mouvement (2009)

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