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décembre 202513.12.2025 à 15:00
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Merteuil, la compagne de jeu de Valmont dans Les Liaisons dangereuses de Cholderlos de Laclos, est-elle une femme puissante ou aliénée ? Pour l’autrice et chercheuse Jennifer Tamas, le projet féministe de la nouvelle série qui lui est consacrée (Merteuil, de Jessica Palud, sur un scénario de Jean-Baptiste Delafon) rate sa cible : le roman demeure plus intelligent que son adaptation.
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Un point de départ prometteurLa série Merteuil se propose de poser un regard féministe sur l’un des best-sellers du XVIIIe siècle : Les Liaisons dangereuses (1782). Ce roman épistolaire fut écrit par un militaire rompu aux manœuvres guerrières et amoureuses : Pierre Cholderlos de Laclos. Mais cet homme fut aussi l’un de ceux qui s’intéressèrent de près à l’éducation des femmes et à leur émancipation, composant un an après son célèbre roman un traité théorique qui l’éclaire singulièrement : Des femmes et de leur éducation (1783). Laclos y explique que les femmes vivent dans une société qui les a réduites en esclavage et que la seule façon de mettre fin à leur domination est de fomenter une révolution.
“Chez Laclos, Merteuil est un personnage complexe car son émancipation propre ne conduit pas à celle de toutes les femmes”
Qu’on lise son œuvre comme celle d’un allié ou comme celle d’un homme qui ferait du « mansplaining », il ne fait aucun doute que Laclos offre aux Lumières un visage féministe : il critique une société libertine qui prône certes le plaisir, mais un plaisir asymétrique et d’autant plus coûteux et destructeur qu’on est née femme. Rappelons que le mot même de « libertin » renvoie pour l’homme à une liberté d’esprit puis de mœurs, tandis qu’une femme « libertine » est d’abord la jeune fille « qui désobéit à sa mère » puis « la femme qui ne se soumet pas à son mari ». Il suffit donc de dire non pour être vue comme subversive et risquer de perdre sa réputation. Laclos s’attaque ainsi aux contraintes socioculturelles qui pèsent sur les femmes, y compris dans cette nouvelle quête du plaisir sexuel qui parachève cette injustice de genre.
Rien d’étonnant dans ce cadre à vouloir partir du personnage de la marquise de Merteuil – pièce maîtresse de l’œuvre – pour servir un point de vue féministe, en dépit de la troublante complexité du personnage. Pour la réalisatrice, Jessica Palud, l’idée est de voir dans ce roman une sorte de « #MeToo au XVIIIe siècle », tranchant ainsi avec l’image qu’en auraient donné ses prédécesseurs, notamment Roger Vadim en 1959, Stephen Frears en 1988, Miloš Forman en 1989 avec Valmont ou encore Roger Kumble en 1999 avec Sexe Intentions. Pourtant, c’est un double échec.
Merteuil, un personnage complexeD’abord, #MeToo fit événement en 2017 justement parce que pour la première fois, on put exposer sur la scène publique des violences sexuelles sans que ces révélations soient correlées avec une perte de réputation ou une honte sociale pour celle qui les dévoile – ce qui était jusque-là impensable, a fortiori au XVIIIe siècle, où toute femme abusée perdait sa valeur sitôt que c’était su. Ensuite, Laclos nous montrait déjà dans son roman une Merteuil qui transcendait son statut de victime pour s’ériger en maîtresse du jeu, dominant le vicomte de Valmont et servant ses intérêts propres, quitte à instrumentaliser d’autres jeunes femmes. C’est en cela que le personnage de fiction était complexe : son émancipation propre ne conduisait pas à l’émancipation de toutes les femmes. Dans une société patriarcale où la valeur des femmes tient à leur virginité, à leur naissance et à leur dot, les marges de manœuvres demeurent ténues : toute tentative pour conquérir une liberté sexuelle ne peut se faire qu’en sourdine et reconduit nécessairement la domination des hommes sur les femmes. CQFD : pour Laclos, seule une révolution pourra mettre fin aux préjugés et s’affranchir des lois masculines.
Une victime au carréQue nous montre la série Merteuil ? L’idée de remonter aux origines du personnage pour révéler l’antagonisme profond qui travaille le couple Valmont/Merteuil est excellente. Plusieurs séries proposent ainsi un prequel aux grandes fictions pour leur donner une profondeur nouvelle. Sauf que cette adaptation-ci commet un grave contresens, qui rend l’intrigue incohérente. La jeune Merteuil aurait été une orpheline sans titre et recluse dans un couvent de province. Un aristocrate – Valmont – se serait épris d’elle au point de l’épouser. Mais une fausse cérémonie de mariage orchestrée par sa tante, Madame de Rosemonde, aurait permis au libertin de voler à la jeune Merteuil sa vertu, puis de l’abandonner, ce qui justifierait que Merteuil veuille se venger de lui.
Cela n’a aucun sens. D’abord, avec un tel passé, une jeune femme n’aurait trouvé au XVIIIe siècle aucun marquis pour l’épouser : qui voudrait d’une roturière, a fortiori déniaisée et sans appui, à une époque où les contrats de mariage étaient farouchement négociés par les familles ? Cette jeune fille ne serait jamais devenue la marquise de Merteuil.
Ensuite, la réputation sulfureuse de Valmont tient à ce qu’il avilit des jeunes aristocrates pour leur faire perdre leur réputation et humilier les hommes qui la garantissent. Dans cette société scrutatrice, s’attaquer à une nobody n’a stratégiquement aucun intérêt. La série fait de Merteuil une femme violée et sans réputation, méprisée de tous, et qui finit par se faire miraculeusement épouser par un marquis. Ce topos de la jeune fille sortie du ruisseau qui va devenir une Lady n’a rien à voir avec la condition féminine de l’époque. Surtout, elle ne permet pas de comprendre les obstacles qui pèsent sur elle pour s’affranchir.
“Dans la série, ce cliché d’une ‘nobody’ qui va devenir une ‘Lady’ ne correspond en rien à la condition féminine de l’époque”
L’héroïne de Laclos fait son entrée dans le monde ni méprisée ni violée. Elle se marie comme toutes les jeunes filles de l’aristocratie. Or c’est justement la nuit de noces qui est l’occasion d’un viol. À travers le personnage de Merteuil, Laclos interroge ce qu’a de légal cette prise de possession qui réduit la jeune femme à la volonté de son mari. Dans sa célèbre « Lettre 81 » – souvent lue comme un pamphlet féministe –, Merteuil explique que la violence rituelle exécutée par un homme trois fois plus âgé qu’elle fonde sa connaissance du sexe et des rapports de pouvoir. Elle décide de faire de ce traumatisme l’occasion d’un apprentissage social et politique pour s’affranchir des hommes tout en se soumettant aux lois de l’étiquette. Contrairement à Valmont dont la réputation vénéneuse exerce la fascination, l’émancipation de Merteuil doit se faire dans l’ombre car l’honneur des femmes est indissociable d’un régime d’apparences. À aucun moment, elle n’aurait pu être traitée de traînée ni humiliée comme c’est sans cesse le cas dans la série, épisode après épisode. Chez Laclos, la déchéance de l’héroïne est précisément ce qui met fin au roman. Avant ce coup de théâtre final, Merteuil est perçue tout du long comme un modèle de vertu, une vertu qu’elle gagne grâce à une étude approfondie des mœurs de l’époque doublée d’une conduite prudente : elle est, à la manière de Montaigne, son propre ouvrage. Modelée par personne, et encore moins par une Rosemonde qui dans le roman se désespère de son libertin de neveu. Merteuil est une anti-Galatée. Elle s’est créée elle-même et ne doit rien aux manœuvres des hommes pour la modeler selon leurs désirs.
Une sororité manquée, des désirs masculins toujours reconduitsLa série multiplie les contresens. En faisant de Merteuil une ingénue déniaisée par Valmont puis initiée à la société de cour par Rosemonde, l’adaptation anéantit toute l’agentivité du personnage de Laclos. Le scénario prête aussi à Rosemonde les intentions que Laclos attribuait à Merteuil, créant une histoire tout simplement invraisemblable. Comment comprendre en effet que Rosemonde manigance les intrigues amoureuses, voulant se venger d’un Gercourt libertin, dont on comprend mal ce qu’elle lui reproche ?
“À aucun moment, Merteuil n’aurait pu être traitée de traînée ni humiliée comme c’est sans cesse le cas dans la série, épisode après épisode”
Chez Laclos, c’était limpide. Merteuil et Gercourt étaient amants jusqu’au jour où ce dernier la quittait pour épouser une jeune aristocrate vierge : Cécile de Volanges. Ulcérée, Merteuil sollicitait Valmont pour déshonorer (et violer) Cécile afin que Gercourt soit humilié en épousant une jeune femme avilie. Merteuil était donc celle qui tirait toutes les ficelles, dominant aussi bien le cercle vertueux autour de Cécile de Volanges que le libertin Valmont dont elle dirigeait les coups à sa guise. La façon dont la série adapte cet épisode est un nouveau contresens : Gercourt quitte Cécile qu’il est sur le point d’épouser car elle aurait écrit une lettre qui célèbre le sexe de son amant. Merteuil pense humilier Gercourt en lui révélant ce détail intime : en réalité, elle fortifie le pouvoir de cet homme qui n’a qu’à quitter sa promise et réduire son avenir à néant. Les femmes sont toujours les grandes perdantes du marché matrimonial, que ce soit Merteuil qui continue à se faire violer par son mari (alors que chez Laclos, elle devenait vite veuve) ou la jeune Cécile flanquée d’une mère incapable de l’établir.
Il aurait été intéressant d’imaginer des liens de sororité dans une société où le jeu libertin s’appuie sur une guerre des sexes qui reconduit les inégalités et les rivalités entre les femmes, mais la série échoue à le faire. Aucune motivation psychologique n’explique que la jeune Merteuil veuille faire alliance avec une Rosemonde qui, dès le premier épisode, est à l’origine de sa déchéance. En réalité, les errements du scénario et son incohérence dramatique servent on ne peut plus clairement un regard masculin toujours reconduit. La série multiplie les stéréotypes sur la virginité, l’érotisation des scènes de viol ou encore les gros plans sur les yeux écarquillés de femmes qu’on initie au sexe, y compris à travers la reproduction des tableaux de Fragonard filmés au ralenti.
Alors que les réseaux sociaux et l’ère #MeToo ont changé notre rapport à la réputation comme à l’image qu’on donne de nous aux autres, nous attendons encore et toujours que soient revisitées pour le grand écran Les Liaisons dangereuses sous un prisme féministe. Difficile, pourtant, de faire mieux que Laclos lui-même !
Merteuil, de Jessica Palud sur un scénario de Jean-Baptiste Delafon, avec Anamaria Vartolomei, Diane Kruger et Vincent Lacoste, est disponible sur HBO Max et sur la plateforme de Canal+.
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