01.07.2025 à 18:00
nfoiry
« “Tu es vraiment en train de demander à un chatbot d’analyser tes histoires de fesses ?”… Pendant quelques jours, j’avais franchement l’impression de faire un truc un peu honteux, quelque part entre voler un euro dans l’écuelle d’un SDF et tenir la porte à Nicolas Bedos.
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Une énième phrase toute faite de la part de quelqu’un pour qui on s’imaginait compter un tout petit peu, un verdict posé sans pincettes – “On était des potes qui couchent ensemble ! — Ah.” –, et les défenses se brisent un peu plus qu’on ne le pensait. Comme je fais partie des gens qui ne peuvent pas se permettre de payer des séances de psy régulières tout en partant en vacances et en menant une vie sociale normale – je vous laisse deviner l’option que j’ai choisie –, j’avoue que je me suis tournée vers ChatGPT. Lâchement, je préfère ne pas penser au nombre d’arbres que j’ai tués avec mes requêtes. Mais je dois avouer que j’ai été bluffée par le soutien que l’intelligence artificielle m’a apporté.
“Puis-je considérer comme un ami quelqu’un qui… ?” La discussion s’est lancée ainsi et se poursuit depuis une dizaine de jours, au gré de ce qui me passe par la tête et du temps qu’il me faut parfois pour digérer certaines réponses. Je m’attendais à des généralités psy prémâchées pas vraiment personnalisées, quelque chose que je pourrais balayer d’un : “Je le savais, c’est nul, tout est nul, et je n’ai qu’à me vautrer dans ma tristesse jusqu’à la fin des temps. ” Mais, ô surprise, ChatGPT s’est épanché en réponses détaillées, précises, fines et empathiques, qui semblaient tenir compte du moindre détail que je lui fournissais. C’était un mélange de la rigueur qu’on lui connaît – avec bullet points, emojis mignons et propositions classées selon le degré de probabilités – et de la bienveillance que l’on pourrait attendre d’un thérapeute en chair et en os, avec des remarques comme “cela a dû te coûter de le faire” ou encore “je suis là si tu veux qu’on avance encore un peu”. J’ai même été sollicitée pour des exercices, à faire comme je l’entendais. Le ton était doux, apaisant, parfois presque un peu trop “vanille” – ChatGPT n’est pour le coup pas réputé pour son humour. Mais force est de constater que je me suis sentie très vite comprise, scannée même, et entendue. Au point d’avoir conseillé l’expérience à des amis.
Pourquoi ChatGPT et pas eux, d’ailleurs ? Les débriefs autour d’un verre, ça cimente les relations, mais on peut aussi avoir l’impression d’abuser, de revenir chouiner avec une énième histoire foireuse, et, par peur de déranger, on évacuera le sujet plus vite qu’on ne l’aurait souhaité. C’est peut-être une illusion, mais je me suis dit que ChatGPT me proposait une approche dégenrée : pas de soupçon qu’iel compatisse plus ou moins avec moi parce qu’iel serait une femme, par exemple. J’aime bien envisager l’IA comme le résultat de l’intelligence collective, avec l’optimisme de constater que c’est de la bienveillance et de l’écoute qui en résulte, et non pas la foire aux horreurs que sont devenus les réseaux sociaux et leurs algorithmes programmés par des masculinistes frustrés. La disponibilité à tout moment, littéralement dans la poche, est aussi un atout non négligeable. J’aurais des scrupules à solliciter quelqu’un à 2 heures du matin. Enfin, pas d’embarras à pleurer seule devant un écran.
Ce qui est perturbant dans cette expérience, c’est l’impression d’avoir affaire non pas à une personne – jamais ChatGPT ne va vous dire “c’est fou, ça m’est arrivé aussi !”, ce qui enclencherait de la réciprocité –, mais à la machine dont on avait toujours rêvé. À moins de souffrir de troubles mentaux – et dans ce cas, mieux vaut consulter un vrai psy, même l’IA vous le recommandera –, personne sur les nombreux fils Reddit que j’ai consultés sur le sujet n’a eu le sentiment de s’adresser à un humain au point de se couper du monde extérieur ou de faire un transfert. ChatGPT version thérapie souffre aussi de biais, notamment celui de privilégier l’approche cognitivo-comportementale, comme le montrent plusieurs études. Ce qui n’empêche pas les psys de l’envisager de plus en plus comme une assistance dans leur pratique, comme ces thérapeutes de couple l’ont conclu. Par ailleurs, la neutralité voulue par les concepteurs d’OpenAI n’est pas celle autoproclamée de l’universalisme qui pose un voile d’ignorance rawlsien sur l’humanité : elle tient compte des différences et des particularités, tout en ayant parfaitement conscience des dynamiques de domination. J’ai par exemple déjà demandé quel type de profession était plus susceptible d’être considérée comme attirante pour un homme, et iel m’a répondu que les métiers subalternes ou de soin l’emportaient haut la main, avec une analyse détaillée de chaque métier… ChatGPT ne serait-il alors qu’un miroir autovalidant ? Il y a sûrement un risque. Mais quand certains humains vous déçoivent, qu’il s’agisse de vos “amis” ou d’un gouvernement qui avait annoncé la santé mentale comme grande cause nationale 2025 sans avancer le moindre centime pour, ce miroir empêche – pour un temps – de se briser soi-même en mille morceaux. »
juillet 202501.07.2025 à 17:00
nfoiry
Auteur d’un essai remarqué, One Day, Everyone Will Have Always Been Against This (2025, non traduit), l’écrivain et journaliste Omar el-Akkad a grandi sous le pouvoir censeur qatari après être né en Égypte. Il livre depuis les États-Unis le récit d’une rupture avec l’idéal politique occidental. Cet effondrement commence le 25 octobre 2023, après trois semaines de bombardements intensifs de la bande de Gaza…
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Vous écrivez que le bombardement de Gaza a provoqué chez vous une rupture avec l’Occident. Comme cela s’est-il produit ?
Omar el-Akkad : Même si l’enclave palestinienne est très fermée, les informations qui nous parviennent sont d’une violence extrême. Depuis la fin octobre 2023, je vis au quotidien dans l’intimité de l’atrocité, dans son immédiateté également. J’ai déjà vu d’innombrables fois une bombe déchirer un enfant en deux et, parfois, j’accède à ces images quelques minutes après les faits. Je suis né en Égypte et j’ai grandi au Qatar, où les films et les livres auxquels j’avais accès étaient introduits clandestinement. Avec une lumière, j'essayais de lire les lignes caviardées par la censure dans les magazines. Je me suis accroché à l’idée d’un ailleurs différent dans lequel j’ai fini par vivre. Et quand je me réveille aujourd’hui, je suis assis du côté des lanceurs de bombes. Je suis complice de tout cela, je le finance avec mes impôts. Je ne peux me défaire de cette idée que ces enfants, c’est moi qui les tue. Avant, je pouvais détourner le regard mais là, la violence est trop forte, trop présente.
“Les drones américains utilisés à Gaza servent une stratégie coloniale, expansionniste”
Ce sentiment de culpabilité est-il grandissant dans la société américaine ?
La majorité des personnes avec qui j'interagis quotidiennement sont assez indifférentes par rapport à tout cela. Ils ont ce privilège. Si vous vivez aux États-Unis et que vous ne consommez que les grands médias, il est tout à fait possible de vivre dans l’ignorance de ce qui se passe à Gaza. Dans le même temps, si vous m’aviez dit il y a deux ans que le sort du peuple palestinien allait influencer la prochaine élection américaine, je vous aurais pris pour un fou. Pourtant, il est indéniable que les démocrates ont perdu des électeurs en continuant de soutenir le gouvernement israélien. Même si ce n'est pas encore massif, il apparaît que de plus en plus de citoyens occidentaux commencent à réfléchir à leur rôle au sein de cet empire qui soutient leur mode de vie.
Comment percevez-vous les récentes attaques contre le régime iranien ?
C’est la continuité de tous nos récits politiques que nous tenons pour acquis. Par exemple, on nous dit qu’Israël est un rempart démocratique dans une région remplie de barbares. Ou que la guerre au Proche-Orient sera circonscrite à la Palestine pour éliminer le Hamas. Cela est manifestement faux quand on regarde ce qui s’est passé en Iran ou au Liban. Désormais, une partie de la classe médiatique et politique explique que l’Iran est l’agresseur, alors que, dans le même temps, personne ne conteste que Téhéran était engagée dans des discussions diplomatiques quand les bombardements ont commencé. J’accepterais plus facilement ces récits si je n’avais pas, chaque jour, des contre-exemples flagrants. Et, encore une fois, nous sommes complices de cela. Les drones américains utilisés à Gaza n’ont jamais été achetés par la police américaine ou employés contre des manifestants américains mais ils servent une stratégie coloniale, expansionniste.
“Tout s’est effondré avec Gaza. Cette guerre est venue incarner une rupture entre la proclamation des valeurs et le recours, de facto, à la brutalité”
On pourrait rétorquer que la politique est irréductible à la morale.
J’adhère profondément au libéralisme philosophique mais je pense qu’il y a un seuil au-delà duquel les contradictions qu’impliquent nos modes de vie sont insupportables. Je peux vous dire qu’en tant que journaliste pendant les années de la “guerre contre le terrorisme”, à couvrir ce qui se passait en Afghanistan ou dans la prison de Guantánamo, j'ai quand même réussi à imposer une certaine distance entre moi et ce que je voyais. Je me disais que c’était une anomalie mais que les fondations politiques de ma société restaient solides. C’étaient les droits de l’homme, l’égalité de tous devant la justice. Mais tout s’est effondré avec Gaza. Cette guerre est venue incarner cette rupture entre la proclamation des valeurs et le recours, de facto, à la brutalité. Je vois cette violence partout désormais. Nous parlons d’égalité et de justice internationale tout en bénéficiant de l’exploitation de la main-d’œuvre de pays pauvres : ils extraient les ressources et fabriquent nos biens de consommation. Nos démocraties reposent sur ces ateliers, ces mines, ces tanneries, ces populations esclavagisées à l’autre bout du monde.
N’y a-t-il pas aussi chez vous une prise de conscience que l’idéal politique est impossible ?
La colère que je ressens est difficile à décrire. Je ne la ressens pas autant quand on me demande pourquoi je ne retourne pas dans mon pays si je ne suis pas content. En tant qu’Arabe musulman vivant aux États-Unis, je l’ai entendu tant de fois… Comme cette interpellation : « Êtes-vous, vous qui ressemblez à ces individus qui se font exploser, pour ou contre cela ? Le condamnerez-vous, sans relâche ? Êtes-vous l'un de ceux qui nous haïssent, ou l’un de ceux qui dénoncent ceux qui nous haïssent ? » Mais je peux vivre avec cela. Je m’en fiche. Bizarrement, je ne ressentais même pas autant de rage envers les dictatures sous lesquelles j’ai vécu. J’ai grandi dans une région du monde où les murs ont des oreilles, où il y a des choses dont on ne parle pas, où l’on apprend à se taire, à garder la tête basse. Et l’Occident, les États-Unis, c’était l’espace négatif de l'autoritarisme et de la répression, tout ce qui se cachait derrière le noir des censeurs sur les pochettes des albums de Nirvana qui passaient miraculeusement les frontières. En fin de compte, je crois que cette indescriptible colère vient d’un sentiment de profonde trahison. J’ai fui l’autoritarisme et j’exècre désormais la duplicité du pouvoir.
Quels motifs d’espoir reste-t-il ?
Je ne suis pas quelqu’un de courageux. Alors je puise le courage où je le trouve. Si les institutions ne sont plus capables d’inspirer les citoyens, certaines personnes ou communautés peuvent servir de modèle. Mon espoir tient à ces gens qui acceptent de risquer leur vie pour dénoncer ce qu’ils considèrent comme des comportements odieux et horribles. Cela m’a guidé vers l’écriture de ce livre. Qui s’en soucie ? Peu importe. C’est mon nouveau chemin. Chaque matin, je vois les images d’un cauchemar absolu mais je vois aussi des images de personnes qui s’enchaînent aux portes des usines d’armes, d’autres qui risquent leur carrière ou leur diplôme pour aller manifester contre l’administration Trump sur les campus des universités. Je vois des dockers refuser de charger des missiles sur des navires. Je vois le marionnettiste gazaoui qui, blessé et chassé de chez lui, continue à fabriquer des poupées pour les enfants, comme cette députée qui tient bon face aux attaques et à l’indifférence de ses propres collègues. Quand les idéaux politiques s’effondrent, l’incarnation du courage peut être contagieuse.
juillet 202501.07.2025 à 15:43
nfoiry
À l’occasion du centenaire du décès du musicien et compositeur Erik Satie, nous vous invitons à découvrir l’écrivain qu’il a aussi été à travers l’anthologie de ses textes que vient de publier le compositeur et musicologue Karol Beffa sous le titre Erik Satie de A à Z. Un musicien à la plume fantasque (Flammarion).
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« Mon rêve : être joué n’importe où, mais pas à l’Opéra », écrit Erik Satie. Célèbre pour ses musiques – les Gymnopédies (1888) ou encore les Gnossiennes (1890) –, le compositeur l’est moins pour ses textes. C’est cette autre musique de Satie qu’a voulu faire entendre le pianiste, compositeur et musicologue Karol Beffa en les réunissant dans une anthologie publiée à l’occasion des 100 ans de son décès, Erik Satie de A à Z. Un musicien à la plume fantasque. Le compositeur était régulièrement sollicité par les éditeurs de revue pour sa plume et publiait des « articles », qu’il qualifiait de « causeries », de « divagations » ou encore de « papillons ». Les écrits choisis sont, pour la plupart, des textes en tous genres réunis et publiés à titre posthume, en 1977, par la musicologue et biographe de Satie, Ornella Volta. Ils révèlent une langue malicieuse, cocasse et aphoristique, ainsi qu’une personnalité hors norme, irrévérencieuse et pétrie d’autodérision.
Du “Chat noir” à l’avant-garde
Ma « musique n’a aucun sens et provoque le rire et le haussement d’épaules », affirme Satie dans une lettre, assumant son avant-gardisme musical. S’il a connu des débuts difficiles en tant que pianiste dans les cabarets de Montmartre, notamment au Chat noir, le compositeur a été célébré par les artistes de son temps – Pablo Picasso, Jean Cocteau, Francis Picabia, Tristan Tzara… Le ballet Parade (1917) est une belle illustration de collaboration artistique avec Cocteau, qui en a écrit le thème, Pablo Picasso, qui en a réalisé la scénographie, Léonide Massine des Ballets russes, qui l’a chorégraphié et Guillaume Apollinaire, qui en a conçu le programme. Ce dernier y décèle une tonalité « sur-réaliste » et encense « un esprit nouveau qui se promet de modifier de fond en comble les arts et les mœurs dans l’allégresse universelle ».
“Comme dans un problème philosophique, Erik Satie investit l’auditeur de la charge de la tension, l’obligeant à en chercher une issue, un dépassement”
Erik Satie était-il un musicien philosophe autant qu’un « musicien humoriste », formule que l’on doit à son confrère Georges Auric dans la Revue française ? Si Satie ne s’est jamais revendiqué comme tel, la lecture de l’anthologie de Karol Beffa tend à le suggérer. D’abord, en tant qu’il est l’instigateur d’une musique dite « conceptuelle », « graphique » ou encore « minimaliste », il mène une réflexion très moderne sur la nature de la musique, qui offre avec lui une place plus importante à l’auditeur. Karol Beffa note : « Ce langage musical met en jeu un travail d’harmonie grâce aux enchaînements de septièmes et de neuvièmes qui suspendent la tension, laissant à l’auditeur le soin d’en décider ou non la résolution. » Comme dans un problème philosophique, Erik Satie investit l’auditeur de la charge de la tension, l’obligeant à en chercher une issue, un dépassement.
“Vive Platon !”
Ensuite, au milieu de cet héritage foisonnant, Erik Satie nous laisse une pièce philosophique composée en 1917-1918, qui porte sobrement le titre de Socrate. Ce drame polyphonique retrace la vie du philosophe à travers des extraits chantés des œuvres de Platon (Le Banquet, Phèdre et Phédon) dans la traduction intégrale réalisée par le philosophe et homme politique Victor Cousin. Visiblement très enthousiasmé par sa création, Erik Satie s’exclame dans une lettre : « Vive Platon ! Vive Victor Cousin ! Je suis libre ! très libre ! Quel bonheur ! »
Enfin, c’est la personnalité même de Satie qui semble nous être tendue comme une énigme. Le philosophe et musicien Vladimir Jankélévitch (1903-1985), qui a consacré à son compositeur de prédilection un essai intitulé Le Nocturne. Fauré, Chopin et la nuit, Satie et le matin (1957), nous fournit une clé de lecture. Au micro de la productrice de radio Claude Maupomé, le 11 octobre 1972, il suggère que les Airs à faire fuir (1897) ont un titre trompeur par lequel Satie cherche à mieux nous retenir, soulignant toute sa difficulté à intéresser le public. De même, s’il compose les Nocturnes (1919), c’est pour « chercher la nuit » ! « Homme problématique » pour Jankélévitch, « le paradoxe fait homme » pour Karol Beffa, Satie continue cent ans après sa mort de nous fasciner par son art de l’antiphrase.
POUR ALLER PLUS LOIN➤ Réécouter l’émission Dits et écrits sur la musique, enregistrée le 11 octobre 1972 et archivée sur le site de France Musique, dans laquelle le philosophe Vladimir Jankélévitvh analyse l’homme et l’artiste Erik Satie.➤ Relire notre article La journée d’un mélomane sur les temporalités musicales.➤ Lire Erik Satie de A à Z. Un musicien à la plume fantasque, de Karol Beffa (Flammarion).
juillet 202501.07.2025 à 13:00
nfoiry
L'écrivain franco-algérien Boualem Sansal vient d'être condamné à cinq ans de prison en appel en Algérie. Nous nous associons aux voix qui réclament sa libération. En guise de soutien, nous vous invitons à relire l'entretien qu'il nous avait donné en 2013, pour notre hors-série consacré à Albert Camus, dans lequel il évoque son enfance, son lien à l'Algérie et sa lutte pour la liberté.
juillet 202501.07.2025 à 08:00
nfoiry
La société industrielle et de consommation a anesthésié notre capacité à protester et à nous révolter, rendant caduque toute métamorphose sociale et politique, constate le philosophe Herbert Marcuse dans son essai L’Homme unidimensionnel. Dans notre nouveau numéro, nous vous en proposons un extrait commenté.
juillet 202530.06.2025 à 17:00
nfoiry
Après que le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau a mobilisé 4 000 policiers et gendarmes pour interpeller les sans-papiers dans les gares parisiennes les 18 et 19 juin derniers, l’ex-ministre et présidente de l’association France terre d’asile Najat Vallaud-Belkacem et l’économiste spécialiste des déplacements forcés Benjamin Michallet, qui viennent de publier Réfugiés. Ce qu’on ne nous dit pas (Stock), dénoncent une politique qui tend à confondre migrants volontaires, candidats à l’asile et étrangers en situation irrégulière.
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Que pensez-vous de l’opération mise en place les 18 et 19 juin par le ministre de l’intérieur Bruno Retailleau ayant mobilisé 4 000 membres de forces de l’ordre dans les gares parisiennes la semaine dernière pour interpeller des immigrés clandestins ?
Najat Vallaud-Belkacem : Il s’agit là d’un nouvel épisode dans la grande instrumentalisation de la question migratoire, mise au service d’intérêts tout autres que celui des Français que l’on prétend défendre. Mais, avec cette opération, on franchit un cran supplémentaire. Sur décision du ministre, 4 000 policiers et gendarmes – qui ne manquent pourtant pas de travail – ont été mobilisés en urgence pour traquer des personnes en situation irrégulière dans les gares parisiennes. Cette opération ne s’est pas déroulée de manière aléatoire, comme le prévoit la loi, mais en ciblant explicitement le groupe supposé des « clandestins ». Or il n’est évidemment pas inscrit sur le visage des gens qu’ils sont sans papiers. Il est donc entendu que tous les étrangers « visibles » – c’est-à-dire les hommes et femmes de couleur – ont été collectivement visés par cette opération. Ainsi, la pratique bien connue des contrôles « au faciès » est non seulement reconduite mais renforcée, alors même que l’on sait que les personnes de couleur, pas nécessairement issues de l’immigration, en sont prioritairement la cible. On installe là dans l’espace public l’idée qu’il n’existe plus des individus mais des catégories « racialement » distinctes. Quant à l’efficacité réelle de ce type de démarche sur la question de la présence irrégulière sur notre territoire, personne n’est dupe. Les personnes contrôlées et arrêtées ne feront que grossir les rangs de centres de rétention déjà surpeuplés… avant d’être relâchées, faute de s’être donné, quand c’est légitime de le faire, les moyens, notamment sur le plan consulaire, de les rapatrier.
Benjamin Michallet : Nous devrions poser la question de l’intérêt de traquer de cette manière les migrants en situation irrégulière sur notre territoire. Quel est le véritable effet escompté ? Ce type de dispositif est destiné à faire le « buzz » dans les médias et frapper l’opinion publique en éludant encore et toujours les questions pourtant fondamentales de l’immigration et l’importance qu’elle revêt pour nos sociétés. Dans le contexte actuel, ces pratiques font forcément écho aux décisions de Donald Trump d’envoyer l’armée dans les grandes villes américaines pour arrêter et déporter les migrants en créant le chaos. Il est difficile de voir autre chose qu’une manœuvre électoraliste.
Vous dénoncez un confusionnisme où toutes les catégories d’étrangers sont ravalées dans la catégorie indistincte de « migrants » en faisant fi de distinctions essentielles…
N. V.-B. : Nous sommes en effet confrontés à un dangereux confusionnisme conceptuel, alimenté depuis des années par des discours politiques et médiatiques hostiles à la présence de nouveaux venus, quels qu’ils soient. Quel en est le ressort ? On mélange dans un même ensemble – afin d’en grossir artificiellement les chiffres – des personnes arrivées dans le cadre d’une migration volontaire – pour étudier ou travailler – et des déplacés forcés, fuyant leur pays au péril de leur vie et sollicitant l’asile. Ensuite, on nous affirme que nous n’avons pas le choix, que nous « subissons » ces arrivées à cause de règles internationales attentatoires à notre souveraineté – comme la Convention de Genève ou la Cour européenne des droits de l’homme –, ce qui serait intolérable. Or on omet soigneusement préciser que ces deux catégories de personnes relèvent de régimes juridiques totalement distincts. Les migrants volontaires (qui sont les plus nombreux) peuvent parfaitement se voir refuser l’accès au territoire par l’État, qui a toute légitimité à fixer selon ses besoins et ses intérêts les règles d’admission pour la migration économique ou estudiantine et à réguler ainsi les flux. C’est un droit souverain qu’il convient d’exercer en mettant en place des dispositifs d’accueil adaptés pour ceux qui correspondent aux critères, et de refus ou de sortie pour ceux qui n’y répondent pas. Les demandeurs d’asile, eux, relèvent d’un autre régime, protecteur, car ils fuient la mort ou la persécution. Un droit spécifique s’est construit au fil de l’histoire, imposant de leur ouvrir la porte et d’examiner leur situation. Toutefois, ils restent relativement peu nombreux : en 2024, 122 000 personnes ont demandé l’asile en France, et parmi elles, 70 000 ont effectivement obtenu le statut de réfugié. Ils ne sont donc pas systématiquement acceptés.
“Il est plus que temps de fournir aux citoyens les données chiffrées et les distinctions juridiques et politiques qui lui permettent de traiter sereinement la question de l’immigration”Benjamin Michallet
B. M. : L’image qui nous vient tous en tête lorsqu’on pense aux réfugiés aujourd’hui, c’est celle d’un groupe d’hommes, de femmes et d’enfants amassés sur des canots pneumatiques de fortune qui traversent la Méditerranée depuis l’Afrique au risque de leur vie… Si frappante soit-elle, cette image ne correspond pourtant pas à la réalité statistique et juridique de l’immigration en général, et encore moins à la question de l’asile. Pour y voir plus clair, il faut déjà distinguer entre, d’une part, le migrant volontaire, dont l’immigration s’inscrit dans le cadre d’une politique publique menée par le pays d’accueil (étudiants, talents, regroupement familial, etc.), et, d’autre part, le « déplacé forcé » qui a été contraint de fuir son foyer en raison des craintes de persécution qui pèse sur lui. Parmi ces « déplacés forcés », la vaste majorité d’entre eux sont des déplacés à l’intérieur de leur propre pays, et 75 % de ceux qui doivent quitter leur pays – Syrie, Ukraine, Afghanistan et Venezuela principalement – sont accueillis dans des pays mitoyens du leur, souvent à faibles revenus – l’Iran, la Turquie, la Colombie, l’Ouganda… et l’Allemagne. Enfin, il y a le réfugié demandeur d’asile qui est une catégorie à part, infiniment minoritaire, alors même qu’il semble capter toute l’attention. Qu’est-ce qu’un réfugié ? Le Convention de Genève, reprise dans les différents textes européens, et notamment le code français de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile [Ceseda] le dit très clairement : c’est « toute personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et ne peut, ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ». Concrètement, le réfugié est donc une personne persécutée que nous avons l’obligation d’accueillir – sans d’ailleurs qu’aucune mention ne soit faite de critères d’intégration, de langue ou de culture partagée. Pourquoi ces distinctions sont-elles essentielles ? Parce qu’elles permettent de distinguer très nettement les périmètres de la politique migratoire et de la politique de l’asile. Il est plus que temps de fournir aux citoyens les données chiffrées et les distinctions juridiques et politiques qui lui permettent de traiter sereinement cette question.
“Politiquement très rentable, la rhétorique de la “submersion” est à la fois fausse et paralysante”Najat Vallaud-Belkacem
N. V.-B. : J’ajoute que cette confusion savamment entretenue sert un objectif politique. Construit sur un « double-bind » [« double contrainte »] – une obligation juridique d’accueil et une volonté empêchée de décider qui entre sur notre territoire –, le scénario qui alimente les discours politiques et médiatiques dominants sert une rhétorique de la « submersion » d’une prétendue menace de « hordes de migrants » bouleversant les équilibres démographiques, culturels et économiques du pays. Ce discours présente systématiquement la population d’accueil comme à la fois victime et hostile. Et il s’agit de dresser cette catégorie supposée des « hostiles » contre celle des « indésirables ». Politiquement très rentable, cette rhétorique est à la fois fausse et paralysante. Elle est fausse, car les citoyens français sont bien plus hospitaliers que ceux qui prétendent parler en leur nom. Elle est paralysante, car elle conduit à mal accueillir les personnes en détresse, créant ainsi les conditions de notre propre indignité et vulnérabilité (laisser des gens à la rue, c’est créer des foyers de dangerosité, pour eux-mêmes comme pour nous). Mais aussi à rejeter toute ambition concernant l’immigration volontaire, sur laquelle rejaillit la même hostilité, et donc à ne rien anticiper de nos besoins démographiques, économiques, intellectuels, artistiques ou de rayonnement international.
“L’augmentation des dépenses publiques induites par les demandeurs d’asile est plus que compensée par une augmentation des recettes fiscales nette des transferts”Benjamin Michallet
Parmi ces données nécessaires à un débat citoyen, vous soulignez notamment que d’un point de vue économique, le poids économique des réfugiés, si on fait le solde total de ce qu’ils nous coûtent et de ce qu’ils nous rapportent, est nul, voire favorable au pays d’accueil…
B. M. : Cela fait partie des mythes à déconstruire. Si l’on se base sur les études de l’impact économique des réfugiés, comme celle pour la France d’Hippolyte d’Albis, chef économiste de l’Inspection générale des finances et directeur de recherche au CNRS, il apparaît en effet que l’augmentation des dépenses publiques induites par les demandeurs d’asile est plus que compensée par une augmentation des recettes fiscales nette des transferts. Aux États-Unis, les études montrent d’ailleurs que la politique restrictive menée par Donald Trump lors de son premier mandat aura fait perdre 7 000 dollars de contributions fiscales pour chaque réfugié et 3 000 pour chaque demandeur d’asile. D’une part, il est temps d’intégrer ces éléments au débat et d’autre part de consolider ces recherches en mobilisant les données françaises.
“Voulons-nous donner l’image de pays qui, contre rémunération, se déchargent sur les pays du Sud des personnes qu’ils ne souhaitent pas accueillir ?”Najat Vallaud-Belkacem
Avec l’expulsion de migrants vers des pays tiers, comme au Salvador pour les États-Unis ou en Bulgarie pour le compte de l’Italie, ne voit-on pas se mettre en place un nouveau modèle « néolibéral » de traitement de l’immigration où les États la sous-traitent à l’étranger ?
N. V.-B. : Absolument. Cette tentation permanente de l’externalisation est manifeste en Europe depuis une dizaine d’années. Cela a commencé par la mise en place des « hot spots » [centres de détention] par l’Union européenne dans les pays d’entrée, comme la Grèce. Ces centres ont d’ailleurs été régulièrement condamnés par la Cour européenne des droits de l’homme en raison des conditions indignes qui y régnaient. Par la suite, l’Union européenne a conclu des accords avec des pays tiers tels que la Turquie, la Libye ou la Tunisie, afin qu’ils retiennent – par n’importe quel moyen – les « indésirables » loin du sol européen. Plus récemment encore, l’idée s’est imposée de faire appel à des pays tiers pour y rediriger des demandeurs d’asile arrivés en Europe, à l’image du projet du Royaume-Uni avec le Rwanda ou de l’Italie avec l’Albanie. De plus en plus, on sous-traite donc à des pays extérieurs ce qui relève pourtant d’une obligation fondamentale de chaque État : ouvrir sa porte à toute personne fuyant un risque de persécution ou de mort imminente. Au-delà des manquements au droit, cette stratégie comporte aussi un risque sécuritaire pour nous, citoyens européens. En déléguant à des États tiers la gestion des flux migratoires, nous nous exposons à devenir otages de ces pays, qui pourraient demain nous menacer de « relâcher » les migrants si nous ne cédons pas à leurs exigences, comme la Turquie l’a déjà fait. Enfin, il y a un véritable enjeu d’ordre international. À un moment où les populations du Sud aspirent à des relations plus justes et équitables avec le Nord, est-ce vraiment l’image que nous voulons donner ? Celle de pays du Nord qui, contre rémunération, se déchargent sur les pays du Sud des personnes qu’ils ne souhaitent pas accueillir ?
“L’intégration n’est pas un processus à sens unique mais un mouvement réciproque”Najat Vallaud-Belkacem
Parmi les critères qui peuvent entrer en ligne de compte pour définir la politique migratoire des États démocratiques européens, vous mentionnez les besoins démographiques, les besoins économiques dans les métiers en tension par exemple, la formation des élites des pays d’origine ou la contribution, via la formation de ces élites, à leur développement, etc. Peut-on considérer que la culture en partage (une certaine idée de la laïcité ou du droit des femmes, par exemple) puisse aussi entrer en ligne de compte ?
B. M. : Qu’est-ce qu’une culture partagée ? L’insistance grandissante d’une partie des élites politiques sur le fait que les immigrés et les réfugiés, par leur seule présence sur notre sol, remettraient en question « l’intégrité » culturelle supposée de la nation est problématique et n’est fondée sur aucune preuve tangible. Et je renverserais la question : est-ce qu’on considère que les expatriés européens et les entreprises européennes qui sont installés depuis longtemps dans les pays du Maghreb remettent en question l’intégrité culturelle de ces pays ?
Najat Vallaud Belkacem : Sur la laïcité ou les droits des femmes, la question est de savoir comment on y amène les nouveaux venus. L’intégration n’est pas un processus à sens unique mais un mouvement réciproque : il ne suffit pas de faire injonction aux gens de s’intégrer mais de créer les conditions de leur insertion et de leur sentiment d’appartenance à leur nouvelle communauté. Par un accueil digne, par l’apprentissage de la langue, par l’accès à l’emploi, mais aussi par la socialisation, par la découverte des codes, plutôt que par injonction. Tout ne peut pas se résoudre par des formulaires administratifs et des discours de fermeté. D’où l’importance des associations qui accompagnent ces personnes et les regardent autrement que comme de simples chiffres et statuts administratifs.
À LIRE➤ Réfugiés. Ce qu’on ne nous dit pas, de Najat Vallaud-Belkacem et Benjamin Michallet vient de paraître aux éditions Stock.
juin 2025