21.04.2025 à 19:32
Sara De Balsi, Chercheuse associée en littérature française et comparée, CY Cergy Paris Université
La littérature québécoise est riche de romans et récits autobiographiques qui mettent en scène des parcours de transfuges de classe. Influencés par des auteurs français, d’Annie Ernaux à Édouard Louis, les écrivains canadiens explorent plus directement la thématique du plurilinguisme, notamment le changement de langue que peut produire le changement de classe sociale.
Le récit de transfuge de classe, narration d’un parcours de mobilité sociale ascendante, s’institutionnalise et se canonise en France dans les années 2020. Mais ce type de récit circule aussi dans l’espace francophone, notamment au Québec, où la question de la mobilité sociale recoupe plus directement qu’en France celle du plurilinguisme : si le changement de classe implique toujours un changement de variété de langue, souvent il impose de changer de langue tout court.
La littérature québécoise contemporaine est riche de romans et récits autobiographiques qui mettent en scène une ascension sociale. Bonheur d’occasion, de Gabrielle Roy (1945), classique récemment redécouvert aussi en France, en est le précurseur : ce roman en partie autobiographique est l’histoire d’une fille, issue du quartier populaire de Saint-Henri à Montréal, qui cherche, sans succès, à sortir de la pauvreté. Mais c’est surtout après « la Révolution tranquille » des années 1960, période de réformes progressistes qui entraînent des changements économiques, sociaux et politiques rapides, qu’on publie au Québec un grand nombre de récits et romans autobiographiques de la mobilité sociale, souvent écrits par des femmes issues de milieux défavorisés et ayant pu entrer en littérature par l’éducation.
À lire aussi : Les transfuges de classe dans la littérature : le cas d’Annie Ernaux
C’est en connaisseuse de cette tradition que Lori Saint-Martin (1959-2022), traductrice et professeure de littérature québécoise, écrit Pour qui je me prends, publié outre-Atlantique en 2020 et en France en 2023. Ce récit de transfuge de classe emprunte à la forme de l’autobiographie linguistique, ou « language memoirs » dans le monde anglo-saxon : il s’agit du récit de sa vie à travers les langues que l’on a apprises et avec lesquelles on a vécu.
Dans le texte de Saint-Martin confluent en effet la trajectoire de transfuge de classe de la narratrice, issue d’un milieu ouvrier de la ville anglophone de Kitchener, dans la province de l’Ontario, et sa trajectoire de translingue, autrice écrivant dans une langue seconde acquise tardivement. L’autrice se considère sauvée par sa passion pour la langue française, qui sera le moteur de son ascension sociale par les études :
« J’ai appris le français pour fuir l’anglais, fuir mon destin. […] Je suis une transfuge, une translingue. J’y ai mis du temps, j’y ai mis toute ma vie. »
Le changement de classe est rendu possible par l’apprentissage d’une nouvelle langue.
Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !
De manière générale, les récits de transfuge de classe québécois des dernières années semblent s’appuyer moins sur la tradition québécoise du roman social que sur le récit de transfuge de classe fortement institutionnalisé en France, comme le montre l’abondance de références à des auteurs français, particulièrement Annie Ernaux, Édouard Louis et Didier Eribon.
Le récit de Lori Saint-Martin évoque ainsi, sans la citer, la figure d’Annie Ernaux, ne serait-ce que par l’emploi du mot « transfuge », revendiqué et popularisé par la Prix Nobel. Au début du récit, dans la phrase « J’arriverais où les miens n’étaient jamais allés, je les vengerais, je les trahirais », les verbes venger et trahir évoquent le paradoxe principal du récit de transfuge de classe, divisé entre la trahison des parents et la vengeance que constitue l’écriture, central dans l’œuvre d’Annie Ernaux.
Le récit Parler comme du monde, de l’Acadienne Annette Boudreau, une autre autrice qui vient du monde universitaire (dans ce cas, de la sociolinguistique), reprend, quant à lui, le procédé ernausien consistant à écrire à partir d’une photo d’enfance, devenu incontournable dans le récit de transfuge de classe, et cite explicitement sa source d’inspiration.
Jean-Philippe Pleau, journaliste montréalais, affirme au début de son Rue Duplessis que l’idée de ce récit lui est venue d’une interview avec Édouard Louis et ajoute plus loin que Didier Eribon, avec qui il a entretenu une correspondance, l’a encouragé à écrire son histoire. Un passage du même Édouard Louis est cité en exergue de la deuxième partie du roman autobiographique Là où je me terre, de Caroline Dawson (1979-2024), sociologue et écrivaine. Elle affirme ailleurs s’être inspirée de Retour à Reims, d’Eribon, qui lui rend hommage en retour dans une publication collective consacrée à son œuvre. Cet article est, enfin, repris comme préface de l’édition récente du roman de Dawson en France, qui contient aussi un mot introductif… d’Annie Ernaux.
Or, tous les auteurs canadiens cités sont émergents dans le champ littéraire, bien que reconnus dans d’autres domaines, comme la recherche universitaire et le journalisme : on voit par ces exemples à quel point, en se positionnant dans le sillage des récits de transfuges français, ces auteurs se construisent une filiation illustre et cherchent une caution de leur valeur littéraire.
Les récits de transfuges au Québec exploitent particulièrement le lien entre changement de classe et changement de langue. La diglossie, c’est-à-dire la présence de deux variétés de langue hiérarchisées, qui correspondent au monde social d’origine et au monde social d’arrivée du narrateur, est omniprésente dans ce type de récit. Au Québec, l’écart entre le français québécois souvent dévalorisé et le français standard dont la norme s’établit en France hexagonale engendre le phénomène bien connu de l’insécurité linguistique, étudié puis raconté d’un point de vue personnel par Annette Boudreau dans Parler comme du monde.
À cette diglossie interne au français s’ajoute, dans certains cas, le face-à-face non seulement entre deux variétés de la même langue, mais aussi entre le français et une autre langue. On a vu que Lori Saint-Martin change de classe en changeant de langue et passe non seulement de l’anglais au français, mais de l’anglais populaire au français légitime :
« Mon anglais est clivé par la classe sociale, contrairement à mon français et mon espagnol, produits de mes études et non de mon enfance », écrit-elle dans Pour qui je me prends.
Caroline Dawson, arrivée à Montréal du Chili avec ses parents à l’âge de 7 ans, connaît aussi une trajectoire de transfuge qui est également une trajectoire translingue. Dans son cas, cependant, l’apprentissage du français à l’école provoque un éloignement douloureux du monde des parents et de l’enfance. Dans son ouvrage Là où je me terre, elle écrit :
« Le français devenait ma langue. Celle qui se superposerait lentement à l’espagnol, pourtant première et maternelle. Celle qui deviendrait une demeure. Celle qui me permettrait non seulement de dire, d’appréhender le monde mais aussi de m’éloigner des miens. De m’éloigner des miens sans les quitter. »
En plus de remplacer l’espagnol, le français instaure une séparation sociale entre la narratrice et ses parents :
« Je lisais désormais de la poésie et participais aux concours littéraires de mon école. La langue de la domination de ma mère était désormais devenue mon terrain de jeu. »
Les expériences de transfuge de classe et de langue se rejoignent et se télescopent.
Ces exemples montrent que le récit de transfuge de classe au Québec représente, plus fortement que son homologue français, le clivage de la conscience linguistique. Cette spécificité s’explique par la situation linguistique de cette province canadienne – francophone, mais entourée par l’anglais – et particulièrement de Montréal, ville bilingue et multiculturelle. Les auteurs et autrices transfuges mettent en scène la rencontre et, plus souvent, la confrontation entre les langues et s’interrogent sur la manière de faire vivre dans l’écriture les langues de leur passé.
Sara De Balsi ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
17.04.2025 à 16:32
Ivanne Galant, Maîtresse de Conférences, Docteure en études hispaniques, Université Sorbonne Paris Nord
En Espagne, entre 2022 et 2024, le nombre de touristes étrangers a fait un bond de 31 %. Du côté de l’Andalousie, région chérie des visiteurs, c’est la surchauffe : à Grenade, à Malaga ou à Séville, les centres historiques se transforment, et les habitants peinent à se loger.
Depuis quelques semaines, les médias saluent la croissance espagnole : un PIB en hausse de 3,2 %, soit quatre fois plus que la moyenne européenne. The Guardian a même qualifié le gouvernement de Pedro Sánchez (PSOE) de « phare progressiste en ces temps obscurs », dans un éditorial mettant en avant les politiques d’immigration, la baisse de l’inflation, le développement des investissements et des infrastructures publiques, les efforts pour la transition écologique et, bien sûr, le tourisme. En 2024, 94 millions de touristes étrangers ont dépensé 126 milliards d’euros, pour une activité représentant 12 % du PIB du pays. Mais le journal britannique mettait aussi en garde contre les effets négatifs de cette industrie.
Depuis le boom touristique des années 1950-1960, les médias relaient régulièrement les chiffres spectaculaires liés à l’activité. Aujourd’hui, chacune des 17 communautés autonomes espagnoles publie ses propres statistiques, qui sont à manier toutefois avec précaution.
Ainsi, les méthodes de calcul varient, ne prenant pas toujours en compte les locations d’appartements touristiques de type Airbnb, comme à Séville où les proportions en résultent faussées : sur les 5 millions de touristes pour 2024, les Américains seraient les plus nombreux (290 000), suivis des Français (264 000), des Italiens (250 000) et des Britanniques (210 000). Ce manque de transparence concernant les appartements touristiques est d’ailleurs une des préoccupations de l’Union européenne, qui cherche à mieux comprendre et encadrer les dynamiques de ce marché.
Mais, quelle que soit la façon dont on les compte, les touristes sont bien là, et les dérives d’un tourisme de masse, déjà pointées du doigt par les habitants réunis en collectifs avant la pandémie, sont au cœur des préoccupations. Car, si les autorités et les médias présentent souvent l’activité comme source de travail et de revenus, les conséquences sur la vie locale sont bien réelles.
Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !
Le cas de Séville en Andalousie est particulièrement intéressant. Centre culturel et économique à l’époque musulmane, elle devient une ville riche et cosmopolite entre le XVIe et le XVIIIe siècles, car elle est, jusqu’en 1717, le seul port autorisé à recevoir les marchandises venant des colonies américaines. Un siècle plus tard, ce sont les voyageurs romantiques qui la mettent à l’honneur et en font le but de leur itinéraire espagnol : dans cette Andalousie perçue comme un Orient domestiqué, Séville séduit particulièrement, d’autant plus qu’elle est accessible en train.
La ville devient touristique et son image se façonne selon un dialogue asymétrique. D’une part, depuis l’étranger, des produits culturels mettent la ville à l’honneur, pouvant constituer une sorte de publicité passive – pensons à la cigarière Carmen, à ses multiples adaptations sur scène ou à l’écran. D’autre part, les institutions touristiques locales adaptent leur offre aux attentes des voyageurs.
Dès les années 1920, des aménagements urbains et des événements ont structuré l’activité touristique de Séville : le quartier de Santa Cruz a été rendu plus pittoresque, l’enceinte de l’exposition ibéro-américaine célébrée en 1929 est une visite incontournable. Plus tard, l’Expo 92 a accueilli 40 millions de visiteurs et a permis à la ville d’améliorer ses infrastructures.
Tous les espoirs étaient tournés vers l’après-Expo 92, avec l’idée de faire de la ville une mégalopole, mais les festivités avaient coûté trop cher, et les mauvaises herbes ont fini par envahir l’enceinte de l’exposition. Cela étant, forte de son aéroport agrandi et de sa gare flambant neuve, Séville a continué à attirer des voyageurs, embrassant cette industrie jusqu’à l’étouffement.
La ville connaît un tourisme de masse, avec des visiteurs qui restent en moyenne entre deux et trois nuits et qui se pressent dans le centre historique. Face à la saturation, la mairie a tenté de placer sur la carte de nouveaux repères : l’imposante structure en bois (Metropol Parasol-Las Setas) et la tour Pelli haute de 40 étages – qui a failli coûter à la ville son inscription au patrimoine mondial de l’Unesco en raison de sa hauteur impactant le skyline sévillan. Ces deux constructions modernes, œuvres de deux « starchitectes », initialement controversées pour leur esthétique et leur coût, se sont finalement intégrées à la ville.
Il a également été question de rendre touristiques des quartiers auparavant délaissés par les visiteurs : Triana, ancien quartier gitan, a vu s’ouvrir le Centro Cerámica en 2014 ; le Castillo San Jorge, ancien siège de l’Inquisition, et ses marchés alimentaires se rapprochent des Food hall prisés des touristes. Même chose pour la Macarena, avec la création du musée de la basilique, l’exhumation de la dépouille du général franquiste Queipo de Llano, ou encore la rénovation de l’église baroque San Luis des Français. La mairie a également annoncé que les quartiers de Nervión, la Cartuja et Santa Justa devraient apparaître sur les futurs plans distribués aux touristes.
Une autre stratégie consiste à capitaliser sur les films et séries tournés dans la ville. Les « films commissions » encouragent les tournages en insistant sur la logique du win-win (gagnant-gagnant) qu’ils entraînent : il y a des avantages fiscaux pour les productions, des retombées économiques locales au moment du tournage et une affluence touristique une fois l’œuvre diffusée. Lawrence d’Arabie, Star Wars, Game of Thrones, sont autant de références mises en valeur dans des circuits touristiques, et ce sera bientôt le cas des séries Berlin (spin-off de La Casa de Papel) et Sherlock Holmes (Amazon).
Il peut aussi être question de varier les expériences et de s’adresser à plusieurs publics en développant la promotion d’événements sportifs ou de festivals, en célébrant des anniversaires (celui, en 2018, de la naissance du peintre du XVIIe siècle Bartolomé Esteban Murillo ; celui, en 2025, de la création de Carmen par Bizet), en se positionnant comme une destination idéale pour le tourisme de congrès, en encourageant les voyageurs à venir en été avec la campagne Passion for Summer) (qui ne mentionnait pas les 40 °C de moyenne de juin à septembre), ou encore en ouvrant de nouvelles lignes aériennes, récemment vers la Turquie et le Maroc.
Mais, comme on dit en espagnol « Una de cal y otra de arena » (« On souffle le chaud et le froid ») : tout semble être mis en œuvre pour attirer toujours plus de touristes, au moyen d’un double discours qui, finalement, fait fi des conséquences néfastes de l’activité sur les habitants. L’un des principaux problèmes à trait au logement saisonnier qui s’est professionnalisé, modifiant les quartiers et rendant difficile l’accès à la location pour les habitants. Le premier décret de la Junta de Andalucía – au niveau régional – date de 2016 et visait à réguler la remise des licences aux propriétaires.
En 2018, le mouvement populaire Colectivo Asamblea Contra la Turistización de Sevilla, dit Cactus, a commencé à hausser le ton, tandis qu’Antonio Muñoz, conseiller municipal PSOE chargé de l’habitat urbain, la culture et le tourisme, faisait campagne contre les appartements illégaux, tout en rassurant les habitants : Séville n’est pas au niveau de Barcelone. Après la parenthèse imposée par le Covid, les discussions entre la Région et la Ville ont repris de plus belle, sans pour autant réussir à agir de concert, tandis qu’un autre collectif d’habitants, Sevilla se muere, voyait le jour.
En juin 2023, tandis que la Junta autorisait les mairies à limiter les appartements touristiques, celle de Séville (tenue par le parti conservateur Partido Popular, PP) ne parvenait pas à rédiger un texte. Pendant ce temps, la Junta continuait de distribuer des licences (environ 25 par jour, en juillet 2024).
En mars 2024, le PP a proposé de limiter à 10 % la part de logements touristiques par quartier. Le PSOE, initialement d’accord, a demandé un moratoire et a proposé de baisser le seuil à 2,5 % : accepter les 10 %, c’était ouvrir la porte à 23 000 appartements touristiques en plus des 9 500 existants. Finalement, le décret du PP a été adopté en octobre 2024, avec le soutien de l’extrême droite Vox.
Mais les problèmes persistent : les décrets ne sont jamais rétroactifs, et dans les quartiers du centre, le mal est fait – environ 18 % d’appartements touristiques dans le centre monumental –, et d’autres problèmes s’ajoutent : uniformisation des commerces, perte d’authenticité, saturation et privatisation de l’espace public avec, notamment, l’invasion des terrasses et l'augmentation du nombre de bars, un phénomène connu sous le nom de « baretización ».
Séville, comme d’autres villes à forte attractivité touristique, oscille entre mise en valeur de son identité et mise en marché de celle-ci. La question n’est plus de savoir si le tourisme est bénéfique, mais à quelles conditions il peut être viable – pour les visiteurs, pour les habitants et pour la ville elle-même.
Ivanne Galant ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
15.04.2025 à 17:37
Nicolas Teyssandier, Directeur de recherche au CNRS, Préhistorien, Université Toulouse – Jean Jaurès
Ces dernières années, de fulgurantes avancées technologiques et méthodologiques ont permis de profondément renouveler la connaissance du quotidien des Homo sapiens du Paléolithique. Nomades, vivant en groupe, capables de créer outils et peintures et dotés du même cerveau que nous, les humains de l’époque étaient déjà des êtres complexes qui vivaient au sein de sociétés connectées.
Combien de visions caricaturales parsèment les représentations sur la Préhistoire ? Des groupes errant au gré du hasard, poursuivis par des hordes d’animaux tous plus dangereux les uns que les autres ; un climat hostile et des territoires inhospitaliers au sein desquels se déplaceraient des humains pas vraiment adaptés, vaguement recouverts de morceaux de peaux informes et que l’on voit parfois marcher les pieds nus dans la neige… Et que dire encore de leurs onomatopées si éloignées d’un véritable langage ? Une véritable survie en terre hostile !
Ces représentations sont à des années-lumière de ce que la communauté des sciences du passé construit patiemment depuis des décennies. Science jeune, la préhistoire s’est construite depuis la fin du XIXᵉ siècle, moment où est entérinée l’ancienneté de l’être humain, de ses outils, mais aussi, déjà ! de sa pensée puisqu’on lui attribue alors, après moult controverses, la réalisation de représentations graphiques figuratives sur les parois des cavernes.
Depuis, d’autres tournants ont eu lieu ; notamment dans les années 1950, avec la mise au point révolutionnaire de la méthode de datation par carbone 14 permettant enfin de situer dans le temps des phénomènes. Et que dire des fulgurantes avancées technologiques et méthodologiques qui scandent les sciences ce dernier quart de siècle et qui ont transformé en profondeur ma discipline ?
Aujourd’hui, le scientifique préhistorien est comme le chef d’orchestre d’une vaste enquête policière, mettant en rythme et en musique toute la gamme des spécialités, construisant instrument après instrument les savoirs sur les sociétés du passé. Car, désormais, on séquence l’ADN de Néandertal et de Sapiens et on réfléchit à la façon dont ces humains si dissemblables anatomiquement se sont métissés et ont laissé une descendance féconde ; on reconstruit les saisons de chasse et les environnements au sein desquels chasseurs et proies se rencontrent ; les instruments microscopiques ont de longue date remplacé l’œil nu pour identifier la fonction des outils en pierre, en os ou en ivoire. Enfin, car la liste est trop longue pour être énumérée ici, on utilise toutes les technologies d’imagerie 3D pour inventorier dans le moindre détail les squelettes.
Tous les quinze jours, nos auteurs plongent dans le passé pour y trouver de quoi décrypter le présent. Et préparer l’avenir. Abonnez-vous gratuitement dès aujourd’hui !
Ce que ces avancées permettent, c’est une vision profondément renouvelée du quotidien de la Préhistoire. Remontons donc le temps et installons-nous dans le sud-ouest de la France, il y a 40 000 ans.
Des groupes d’Homo sapiens initialement originaires d’Afrique, avec la peau foncée adaptée au fort rayonnement UV des milieux tropicaux et équatoriaux, sont installés là depuis quelques générations.
D’un point de vue anatomique, les Sapiens du Paléolithique récent nous ressemblent beaucoup, au point qu’ils passeraient sans doute inaperçus s’ils étaient déguisés en humains du XXIe siècle. Ils ont aussi la même conformation cérébrale que nous et sont donc pareillement intelligents. Des êtres complexes en somme.
Ce sont aussi des nomades, qui déplacent régulièrement leurs campements selon les saisons et les activités qu’ils souhaitent réaliser. En Dordogne, là où nous connaissons bien ces Sapiens de la culture de l’Aurignacien (l’Aurignacien est la première culture paneuropéenne d’Homo sapiens, elle tire son nom du petit abri d’Aurignac, en Haute-Garonne où elle a été définie pour la première fois au début du XXᵉ siècle), les groupes humains ne vivent pas en grotte, mais s’installent en plein air, souvent dans des emplacements stratégiques facilitant une bonne acuité visuelle sur les troupeaux de rennes et de chevaux progressant dans les environs.
À cette époque, la démographie est sans doute faible, les derniers modèles proposent une densité autour de 5 individus tous les 100 km2 ! Autant dire qu’il devrait être plus fréquent d’apercevoir un renne que les membres d’un groupe voisin. Nous savons pourtant que ces groupes disposent de réseaux sociaux denses et entretenus.
À lire aussi : À la découverte de la plus ancienne sépulture africaine datant de 78 000 ans
Comment le sait-on ? Eh bien, pour cela, intéressons-nous à un matériau privilégié des Aurignaciens : le silex. Nos Sapiens étaient des experts de la taille qui demande un long apprentissage pour disposer des compétences et savoir-faire indispensables à la réussite du projet. Ils taillent avec dextérité de longues lames régulières, aux bords bien parallèles, dont la forme et la taille sont conçues à l’avance en aménageant soigneusement le bloc à tailler.
Une fois l’outil obtenu – une lame tranchante pour découper, un grattoir pour épiler et dégraisser les peaux –, il est en général placé et fixé dans un manche en bois, à l’aide de colles végétales et de liens en cuir. Ces technologies demandent donc des outils en silex standardisés qui peuvent être facilement remplacés quand ils sont usés ou cassés.
Les silex ont ceci de remarquable qu’on peut aussi identifier leur lieu d’origine. Et en observant la trousse à outil d’un Aurignacien périgourdin, occupant un abri du vallon de Castel-Merle (Dordogne), on constate aisément la pluralité des origines des silex qui la composent. On y trouve évidemment des silex disponibles localement, mais aussi en plus faible proportion des silex d’origine régionale, de la région de Bergerac à une cinquantaine de kilomètres.
Plus surprenant, on retrouve de beaux outils dans des variétés qui ne sont connues qu’à plusieurs centaines de kilomètres du site et qui ont été acquis de proche en proche, sans doute par échange, lorsque des groupes éloignés se rencontrent. Là, ce ne sont pas des blocs de silex qui s’échangent mais bel et bien des lames ou des outils prêts à l’emploi selon des réseaux qui relient la vallée de la Vézère à la région de Saintes en Charente, à quelques 150 km au nord-ouest ou à la Chalosse (Landes) au sud-ouest à plus de 250 km.
À lire aussi : Nouvelle découverte dans la vallée du Rhône : les Homo sapiens d’Europe tiraient déjà à l’arc il y a 54 000 ans
Ces observations conduisent à concevoir des groupes mobiles sur de vastes territoires, établissant des rencontres saisonnières avec d’autres clans qui exploitent des niches écologiques différentes.
Ces interconnexions sociales ont conduit les Aurignaciens à concevoir et fabriquer des objets capables de diffuser des informations sur leur statut individuel et collectif. À Castel-Merle, ils ont fabriqué par milliers de toutes petites perles en ivoire, en forme de panier, qui viennent orner des coiffes, des vêtements, ou sont assemblées en colliers.
Ces parures sont ainsi un moyen d’encoder de l’information pour la transmettre à d’autres individus. Et pas n’importe lesquels ! Inutile de le faire pour les membres de votre propre groupe qui connaissent tout de votre statut social. Il en va de même pour des individus d’une autre culture qui ne comprendraient pas votre message. Non, à l’Aurignacien, les parures sont des vecteurs pour communiquer des informations d’ordre social avec des individus de votre culture mais qui ne sont pas des connaissances proches.
Cela explique aussi que selon les régions européennes où l’Aurignacien s’épanouit, des types de parures spécifiques s’individualisent et rendent compte de groupes régionaux, mettant possiblement en scène des ethnies parlant des langues différentes.
Ces sociétés s’épanouissent donc au sein de réseaux de relations à longue distance et les équipements en pierre comme les parures circulent sur de vastes territoires, suggérant des déplacements de personnes, des échanges et sans doute le développement de nouvelles règles de parentés régies par l’exogamie. Ces changements proprement anthropologiques, qui se manifestent si puissamment lors de l’Aurignacien, rendent compte du succès que connut cette culture qui accompagna le développement des Sapiens sur toute l’Eurasie occidentale, concomitamment à la dilution progressive du pool génétique néandertalien jusqu’à l’extinction totale de cette anatomie ancestrale. On peut ainsi penser que la démographie des Aurignaciens et leur organisation sociale favorisant la circulation des biens et des personnes ont nettement contribué à l’extinction de Néandertal.
Après quelques millénaires de développement de la culture aurignacienne, ces mutations sociales vont donner lieu à l’apparition, sur le continent européen, du phénomène sans doute le plus marquant que nous ont laissé ces sociétés. Je veux ici parler de l’explosion artistique à laquelle on assiste à partir de 36 000 ans avant le présent. Ce premier art figuratif revêt des formes variées : des animaux réalistes sont sculptés dans de l’ivoire, des dessins sont tracés sur des équipements techniques et, surtout, des fresques sont peintes comme c’est le cas dans l’emblématique grotte Chauvet (Ardèche).
Cet art du dessin, réalisé à coup sûr par des spécialistes, inaugure une nouvelle manière d’appréhender le monde et de retranscrire des éléments de compréhension dans une grammaire artistique. Il s’agit là sans doute de la signature archéologique très probable d’un grand mythe d’origine au monde, originaire d’Afrique et que les Aurignaciens de Chauvet avaient en tête au moment de réaliser leurs sensationnelles peintures.
Ce tableau vivant révèle des sociétés aurignaciennes pleinement entrées dans l’Histoire. Loin des caricatures souvent proposées, il présente une vision renouvelée du quotidien de nos ancêtres il y a 40 000 ans, régi par un haut degré de technicité, des savoir-faire appris et partagés et une structure sociale évidente. Un temps où il y avait des spécialistes et sans doute des hommes et des femmes dépositaires de savoirs, et donc d’un statut, auquel tous les membres du groupe ne pouvaient prétendre.
Des groupes nomades régnant dans des steppes froides et giboyeuses, parfaitement adaptés à cet environnement glaciaire et développant des moyens de communication illustrant des réseaux de relations à grandes distances faits d’objet et d’individus circulant au sein d’immenses espaces. On le voit, on est bien loin de l’image d’individus errant au hasard puisque l’on est ici en face de sociétés complexes et pleinement modernes.
L’auteur de cet article a récemment publié Dans l’intimité de Sapiens. Vivre, il y a 40 000 ans (éditions Alisio).
Cet article est publié dans le cadre de la série « Regards croisés : culture, recherche et société », publiée avec le soutien de la Délégation générale à la transmission, aux territoires et à la démocratie culturelle du ministère de la culture.
Nicolas Teyssandier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
14.04.2025 à 17:40
Jean-Luc Chappey, Professeur d'histoire des sciences, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
En France, deux parenthèses historiques marquent un réel investissement financier de l’État dans la recherche scientifique et l’innovation technique : la Révolution française et les Trente Glorieuses.
Entre 1793 et 1794, le gouvernement révolutionnaire parvient à impulser une véritable politique nationale de recherche et développement. Sous la conduite du Comité de salut public où siègent les plus grandes figures scientifiques du moment, les chimistes Guyton-Morveau et Prieur de la Côte d’Or, cette politique de recherche permet aux armées de la République française de résister aux assauts des puissances coalisées, puis de conquérir de nouveaux territoires.
Ce moment particulier de la Révolution se caractérise par une augmentation des financements publics accordés aux activités scientifiques, dont les budgets sont désormais débattus sur les bancs des assemblées.
De la culture du salpêtre nécessaire à la fabrication des munitions à l’utilisation des aérostats comme outils de renseignement aériens, les savants et les ingénieurs bénéficient d’un soutien financier sans égal des autorités, en dépit des réelles difficultés économiques et financières que connaît alors la nation.
S’ils sont encore souvent mal payés et de manière irrégulière, les savants travaillent dans de nouveaux lieux de savoirs (Muséum national d’histoire naturelle ou Conservatoire national des arts et métiers) au sein desquels s’accumulent livres, collections de plantes, de minéraux ou d’instruments confisqués à l’Église et aux émigrés (aristocrates exilés, ndlr) ou spoliés par les armées révolutionnaires.
Sous le Directoire (1795-1799), Paris s’impose comme une véritable capitale des sciences en Europe. La ville attire de nombreux visiteurs qui assistent aux enseignements dispensés dans les nouvelles institutions, comme l’éphémère École normale de l’an III ou la plus durable École polytechnique. Le rôle joué par l’État au cours de la Révolution française tranche nettement avec les régimes antérieurs et postérieurs.
Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !
En effet, auparavant, en dépit de la volonté affichée depuis Jean-Baptiste Colbert de vouloir impulser les recherches scientifiques par le biais de l’Académie royale des sciences (1666), la prise en charge des recherches scientifiques par l’État reste largement insuffisante, même dans les domaines les plus stratégiques (navigation, cartographie, astronomie, physique).
Or, le développement des sciences fondé sur la culture expérimentale repose, dès le XVIIe siècle, sur l’innovation technique et le recours à des machines de plus en plus coûteuses, telle la pompe à air. Les académiciens manquent de moyens et, en dépit d’une augmentation des sommes accordées par Louis XV puis Louis XVI, ne cessent de revendiquer des financements durables.
Obligés de rechercher un deuxième emploi, la grande majorité des académiciens ont recours au patronage de quelques grands mécènes ou aux contributions de savants dont la richesse personnelle leur permet de s’imposer comme de véritables patrons. Le naturaliste-entrepreneur Buffon, directeur du Jardin du roi et propriétaire d’une forge à Montbard, ou le chimiste-directeur de l’Arsenal et fermier général Lavoisier, tous deux, grandes figures de l’aristocratie d’Ancien Régime, mobilisent leur fortune pour pallier les insuffisances du financement royal et consolider leur autorité au sein de l’espace scientifique français et européen.
L’endettement auquel fait face l’État tout au long du XVIIIe siècle empêche la mise en œuvre d’une réelle politique des sciences par la monarchie. Certes, l’expédition de La Pérouse (1785-1788) est une entreprise particulièrement coûteuse, mais elle constitue un simple coup médiatique de Louis XVI dans la lutte à distance que se livrent les puissances impériales, la France et l’Angleterre.
S’ensuit la parenthèse dorée pour la recherche de 1793 à 1799, évoquée plus haut, lors de la période révolutionnaire.
À son arrivée au pouvoir en novembre 1799, Napoléon Bonaparte confirme l’importance des recherches scientifiques, privilégiant les institutions formant les serviteurs de l’État aux dépens des académies qui restent néanmoins des espaces de débats importants.
Accompagné par l’État qui prend en charge la rémunération des professeurs, le développement des sciences physiques au début du XIXe siècle est indissociable de la construction d’instruments et de machines de plus en plus coûteux. Mais l’argent public ne peut pas suffire à répondre rapidement à ces nouveaux besoins.
La création, par Laplace et Berthollet en 1808, de la Société d’Arcueil, société savante financée par des capitaux privés, a valeur de symbole : devant l’incapacité de l’État à financer les machines nécessaires au développement de la nouvelle physique, les savants se rapprochent des industriels et des banquiers, acteurs du capitalisme naissant, scellant ainsi l’alliance étroite entre les développements des industries et des sciences qui se renforcent tout au long du XIXe siècle.
Sous le Second Empire, le directeur de l’Observatoire de Paris Urbain Le Verrier n’hésite pas à importer des méthodes de gestion des personnels venues de l’industrie et transforme l’établissement en une véritable usine où chaque astronome est payé en fonction du nombre d’étoiles qu’il découvre.
La question des sources de financement des sciences devient une question politique, l’État étant accusé de privilégier le financement des transports et de la rénovation urbaine aux dépens des activités scientifiques. Après le philosophe Charles Jourdain qui se plaint en 1857 des « vicissitudes » structurelles du budget de la recherche et de l’enseignement, Louis Pasteur, dont la carrière s’est construite au croisement des milieux scientifiques et des milieux économiques, met en garde contre la « misère » des laboratoires qui risque d’entraîner le retard de la recherche française.
Deux ans plus tard, la défaite des armées françaises semble lui donner raison. En dépit des mots d’ordre volontaristes du chimiste, devenu ministre de l’instruction publique (1886-1887), Marcellin Berthelot et du vote de subventions supplémentaires aux laboratoires (en particulier dans le domaine médical), les hommes de la IIIe République n’augmentent pas le budget de la science de manière significative. La grande réforme des universités françaises du philosophe et directeur de l’enseignement supérieur (1884-1902) Louis Liard, dans les années 1890, s’appuie largement sur la mobilisation des finances privées.
Le XIXe se caractérise par une réelle indifférence de l’État envers les recherches scientifiques, les efforts financiers étant le plus souvent limités dans le temps et réservés à certains domaines liés à des applications industrielles, agricoles ou médicales, jugées « utiles ». Ni les Lumières ni les républicains des années 1880 qui s’en réclament ne mettent en œuvre une réelle politique scientifique cohérente.
Il faut finalement attendre la seconde moitié du XXe siècle pour assister à un réengagement de l’État en matière de recherches scientifiques.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le financement massif accordé aux activités scientifiques constitue le cœur du redressement national et de la promotion de l’État providence. Impulsées par la création de nouvelles institutions scientifiques (du CNRS en octobre 1939 au CEA en octobre 1945), les sciences fondamentales sont alors considérées comme les supports du développement industriel et économique, des politiques de défense comme la dissuasion nucléaire ou de gestion des populations. L’essor des technosciences participe à la construction du mythe que le progrès sera la réponse à tous les maux.
Pourtant, dès les années 1990, et en dépit, une fois encore, des déclarations d’intention, les finances accordées aux projets scientifiques et techniques restent très en deçà des attentes. À cette période, de profondes transformations sont opérées. Les politiques néolibérales de Reagan et Thatcher touchent progressivement la France et l’Union européenne à travers une série de réformes des institutions scientifiques et universitaires, dans le cadre du « processus de Bologne ». Celles-ci bouleversent les modalités de gestion de la recherche de la fin des années 1990 aux années 2010.
Parallèlement à la baisse progressive des budgets accordés aux laboratoires et aux unités de recherche, ces réformes valorisent un modèle de recherche sur contrat, souvent de trois ou quatre ans, qui, outre de faire émerger et de consolider la concurrence entre chercheurs et établissements, a pour conséquence de promouvoir l’individualisme et la surenchère de projets de courte durée. Finalement, la compétition scientifique prime sur une réelle politique de la recherche qui, lors de la récente pandémie mondiale, a particulièrement montré ses limites, la France étant incapable de produire un vaccin contre le Covid-19.
Dans ce contexte, l’annonce d’une baisse drastique du budget de la recherche française en 2025 doublée de l’idée, défendue par le président du CNRS d’une « loi vertueuse et darwinienne qui encourage les scientifiques, équipes, laboratoires, établissements les plus performants à l’échelle internationale » constitue une réelle rupture tant avec l’idéal des révolutionnaires de 1793-1794 qu'avec les ambitions des membres du Conseil national de la résistance, réaffirmé en 1954 lors du Colloque de Caen autour de Pierre Mendès-France et défendu, non sans mal, au cours des Trente Glorieuses.
C’est justement parce que les défis actuels (climatologique, environnemental ou médical) obligent à penser de nouvelles formes d’interdisciplinarité que l’État devrait investir massivement dans les sciences et y reprendre un réel pouvoir d’impulsion et de direction.
Jean-Luc Chappey ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
13.04.2025 à 13:03
Anne Bayard-Sakai, Professeure émérite de littératrue japonaise, Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco)
Sept ans après son dernier roman, Haruki Murakami revient avec un nouvel ouvrage, la Cité aux murs incertains, travaillant les motifs du réel, de l’irréel et des vies parallèles que nous pourrions mener.
Cet article contient des spoilers.
« Il me serait très délicat d’expliquer à quelqu’un qui mène une vie ordinaire que j’ai vécu pendant un certain temps dans une cité fortifiée. La tâche serait trop complexe », fait dire Haruki Murakami à son narrateur dans son dernier roman, la Cité aux murs incertains, dont la traduction française vient de paraître, deux ans après l’original en japonais. Et pourtant, dans le mouvement même où le narrateur renonce à cette tâche impossible, l’auteur, lui, s’y attelle, pour le plus grand plaisir de lecteurs qui dans l’ensemble mènent, probablement, des vies ordinaires.
Passer d’un monde à un autre, y rester, en revenir, y retourner, disparaître… S’il fallait résumer ce dont il est question ici, ce serait peut-être à cette succession de verbes qu’il faudrait recourir. Les fidèles de cet auteur majeur de la littérature mondiale en ce XXIe siècle le savent : la coexistence de mondes parallèles est l’un des thèmes centraux de son univers, et ce roman en offre une nouvelle exploration. Mais nouvelle, vraiment ? Ces mêmes lecteurs auront peut-être éprouvé en le découvrant une impression de familiarité un peu déconcertante, quelque chose qui relèverait de l’inquiétante étrangeté, l’« Unheimlich », chère à Freud.
« Selon Jorge Luis Borges, il n’existe qu’un nombre limité d’histoires qu’un écrivain peut véritablement raconter avec sincérité au cours de sa vie. En quelque sorte, nous ne sommes capables de traiter ce nombre limité de motifs que sous différentes formes et avec les moyens limités dont nous disposons », précise l’auteur dans une postface destinée à éclairer la genèse du roman.
Précision indispensable, car l’histoire qui nous est racontée ici, Murakami l’a déjà traitée à deux reprises. D’abord en 1980, dans une nouvelle jamais republiée depuis, qui porte le même titre que le roman de 2023 (à une virgule près, comme il l’indique). Puis en 1985, dans une œuvre particulièrement ambitieuse, la Fin des temps.
Que partagent ces trois textes ? Un lieu hors du temps, une cité ceinte de hauts murs, à laquelle on ne peut accéder qu’en abandonnant sa propre ombre, et où le narrateur occupe la fonction de liseur de rêves. Mais cette matrice romanesque est prise dans des réseaux narratifs très différents, d’une complexité croissante. Si la nouvelle de 1980 est centrée sur la Cité, le roman de 1985 est construit sur deux lignes romanesques distinctes qui se développent dans des chapitres alternés et qui s’ancrent chacune dans un univers singulier dont l’un seulement correspond à la Cité entourée de remparts – toute la question étant de savoir comment ces lignes vont finir par se croiser.
Dans cette amplification ne se joue donc pas seulement une complexification du dispositif : c’est le lien même entre des univers différents qui s’affiche désormais au cœur du dispositif avec, en 2023, ce qui apparaît comme une intériorisation d’univers pluriels et comme introjectés.
Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !
Le roman débute avec un amour entre deux adolescents. Celui-ci se noue autour du récit qu’avant de disparaître, la jeune fille fait d’une « cité entourée de hauts murs », dans laquelle vit son être véritable tandis que seule son ombre est présente devant le jeune homme. Pour rejoindre celle qu’il a perdue, celui-ci va donc passer dans la Cité, en acceptant de se séparer de son ombre. Mais il n’y restera finalement pas, revient dans le monde (où il devient directeur d’une bibliothèque – et on sait l’importance et la récurrence de ces lieux dans l’œuvre de l’auteur), jusqu’au moment où, de nouveau, il franchira le mur d’enceinte de la Cité, avant d’en repartir…
Le narrateur est ainsi toujours pris lui-même dans une incertitude, où sa propre identité est remise en question, où la réalité s’effrite : est-il lui-même ou son ombre ? Y a-t-il un monde plus réel que l’autre ? Le narrateur dit :
« Dans ma tête se déroulait un conflit acharné entre le réel et l’irréel. Je me trouvais enserré entre ces deux mondes, à l’interface subtile entre le conscient et le non-conscient. Il me fallait décider à quel monde je voulais appartenir. »
Comme toujours dans les romans de Murakami, il n’y a pas de choix, les personnages ne sont pas maîtres de leur destin, ils sont mis dans l’incapacité de trancher.
« C’est comme si nous nous contentions d’empiler les hypothèses les unes sur les autres jusqu’à ce que, à la fin, nous ne soyons plus capables de séparer les hypothèses des faits »,
dit, à un moment donné, l’ombre et le narrateur, plus loin, d’enchérir :
« Tandis que j’étais là, seul dans la neige blanche, que je contemplais au-dessus de moi le ciel d’un bleu profond, j’avais parfois l’impression de ne plus rien comprendre. À quel monde est-ce que j’appartenais, à présent ? »
La question se pose à lui avec d’autant plus d’insistance que cette Cité est une ville racontée, par la jeune fille, par le narrateur, par l’auteur lui-même, que son existence est d’abord celle d’un discours, d’une production imaginaire, d’une fiction.
Mais la vie du narrateur hors de la Cité est, elle aussi, une fiction, celle inventée par l’auteur, d’où, pourrait-on dire, une indétermination sur la teneur en réalité de chacun des mondes, indétermination qui sape les certitudes du lecteur tout autant que celles du narrateur : quel est, en somme, l’univers de référence ? Murakami se garde bien de le dire.
Dans une interview, donnée à plusieurs journaux nationaux à l’occasion de la sortie du roman, Murakami explique :
« Il y a de multiples bifurcations dans la vie. Souvent je me demande ce que je serais devenu si j’avais pris à tel moment tel autre chemin. Dans un autre univers, je serais peut-être toujours patron d’une boîte de jazz. Je ne peux pas m’empêcher de penser que le monde dans lequel je suis, là maintenant, et un autre, qui n’est pas celui-là, sont intimement liés. »
Et il ajoute :
« Conscient et inconscient. Le présent qui est là, et un autre présent. Aller et venir entre ces deux mondes, voilà ce qui est au cœur des histoires que j’écris, et qui ressurgit toujours. Écrire des romans, pour moi, c’est sortir de ma conscience actuelle pour entrer dans une autre conscience, si bien que l’acte d’écrire et le contenu de que j’écris ne font qu’un. »
Si la Cité aux murs incertains occupe une place si cruciale dans son imaginaire qu’il ne cesse d’y revenir, c’est bien en définitive parce qu’elle est l’incarnation même – la mise en mots – de cet ailleurs, du temps, de l’espace, de la conscience, qui est au fondement de sa vision du monde et de son projet d’écriture.
Anne Bayard-Sakai ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
10.04.2025 à 17:13
Patrick Gilormini, Economie & Management, ESDES - UCLy (Lyon Catholic University)
L’Exposition universelle de 1867 symbolise l’âge d’or du Second Empire sous Napoléon III : un capitalisme prospère et des industriels soucieux de présenter leurs produits. En corollaire, la question de l’amélioration de la condition ouvrière. Aujourd’hui, à Osaka, sera-ce le tour de l’environnement ?
Ce 13 avril, et jusqu'au 13 octobre 2025, se tient à Osaka, au Japon, l’Exposition universelle sur le thème « Concevoir la société du futur, imaginer notre vie de demain ». La France renoue avec une tradition dont elle a été l’initiatrice au XIXe siècle : offrir au grand public un espace de dialogue, de débat et de pédagogie pour diffuser l’innovation par le caractère démonstratif des installations. Le pavillon français est une vitrine scénarisée témoignant de l’excellence et du savoir-faire français. Au sein de la zone « Inspirer des vies », il porte une vision de la France à l’international qui concilie compétitivité et développement durable. Pour Emmanuel Macron, il se présente même comme un « hymne à l’amour ».
L’architecture d’ensemble du palais de l’exposition d’Osaka présente des similitudes avec celle de l’Exposition universelle de Paris en 1867 : une forme circulaire, un jardin central, une double classification des pavillons nationaux, un espace périphérique permettant de présenter les activités d’exception et les meilleurs pratiques. Comme celle de 1867 à Paris, cette exposition est « un lieu où de nouveaux produits et technologies naissent, rendant notre vie quotidienne plus commode ».
La France est l’inventrice et la principale organisatrice des expositions industrielles du XIXe siècle. La première exposition des produits de l’industrie française eut lieu sous le Directoire, en l’An IV (1798). En 1801, le Consulat reprit cette initiative destinée à offrir un panorama des productions des diverses branches de l’industrie dans un but d’émulation. Au lendemain de la Révolution, l’économie nationale devant être relancée, notamment vis-à-vis de l’Angleterre, la juxtaposition de techniques très variées et la délivrance de récompenses devaient stimuler une fructueuse concurrence nationale.
À l’occasion de la première Exposition universelle à Londres, en 1851, fut érigé à Hyde Park, le Crystal Palace. Pour le philosophe allemand Peter Sloterdijk, cette sphère est le symbole de la phase finale de la globalisation ouverte en 1492. Elle est caractérisée par un système mondial donnant à toutes les formes de la vie les traits du capitalisme. Son immense succès affichait aux yeux du monde la suprématie du modèle de civilisation développé au Royaume-Uni. Sa croyance ? Les progrès de l’industrie, du commerce et des transports entraîneraient un accroissement du bien-être général après les blocus des guerres napoléoniennes.
L’organisation de l’Exposition universelle de Paris en 1867 résulte de la conjonction de plusieurs volontés culminant sous le Second Empire, l’âge d’or du capitalisme en France. Celle des industriels, qui considèrent ces expositions comme un élément clé de leur stratégie commerciale grâce aux médailles et récompenses, instruments de validation d’une qualité industrielle glorifiée. Celle du gouvernement impérial, promoteur de cette économie de la qualité dont la politique commerciale libérale constitue un volet important. Celle des intellectuels, soucieux d’améliorer l’esthétique des produits français et de renforcer la formation professionnelle des ouvriers.
Elle manifeste l’influence de la pensée saint-simonienne qui vise le progrès social et technique. L’économiste Michel Chevalier (1806-1879) fut chef de la délégation française à l’Exposition de Londres en 1851. Il avait été l'un des fervents participants à la retraite utopique de Ménilmontant, durant laquelle les disciples du philosophe Henri Saint-Simon (1760-1825) se réunirent pour élaborer une nouvelle religion centrée sur le culte de la science et de l'industrie.
Chevalier fut président du jury international de l’Exposition de 1867. Son introduction au rapport de ce jury constitue une œuvre encyclopédique qui présente en une centaine de pages l’état de l’industrie humaine et, pour ainsi dire, de la civilisation industrielle dans la seconde moitié du XIXe siècle. Le rapport lui même comprend une description des récompenses attribuées par le jury spécial aux établissements et localités « qui ont développé la bonne harmonie entre les personnes coopérant aux mêmes travaux et qui ont assuré aux ouvriers le bien-être matériel, intellectuel et moral ».
Cet évènement renvoie à une autre figure de l’histoire française de la pensée économique et sociale influencée les saint-simoniens : Frédéric Le Play (1806-1882), condisciple de Michel Chevalier à l’École polytechnique. En tant que commissaire général, il imposa sa marque à l’Exposition de 1867.
À lire aussi : Semaine de l’industrie 2024 : Emmanuel Macron a-t-il eu un moment saint-simonien ?
Diplômé de l’École polytechnique et de l’École des mines, Le Play a fait de nombreux voyages d’études, notamment en Allemagne, pour visiter les mines, les usines et s’intéresser aux populations ouvrières. Cet ingénieur est également sociologue. En se mettant en rapport intime avec les populations et les lieux, cet homme de terrain pratique une observation méthodique des faits sociaux saisis sur le vif et exposés dans le cadre de monographies. Une vérification de ces conclusions est réalisée auprès de personnalités qualifiées par leur expérience. Elle aboutit à la publication des Ouvriers européens, en 1855.
Ses études des pratiques sociales joueront un rôle important lors du concours qu’il instituera pour l’Exposition universelle de 1867. Pour lui, celle-ci devait être une exposition de l’homme en parallèle d’une exposition de la terre, mettant en évidence des machines qui facilitent le travail des ouvriers. En 1867, on trouve à l’Exposition de Paris les caves de Roquefort. Un pavillon dédié participe à l’internationalisation du bon goût et contribue à la construction de l’image commerciale de la marque. Pour répondre aux enjeux d’amélioration de la condition ouvrière des boulangers, il fut encore possible admirer le pétrin mécanique couplé à la machine à vapeur promue par Louis Robert Lebaudy (1869-1931) et, avec les mêmes objectifs économiques et sociaux pour les cigarières, les premières machines à fabriquer des cigarettes.
Sénateur du Second Empire de 1867 à 1870, la préparation de l’Exposition synthétise l’expérience de Le Play. La qualité de l’organisation joua un rôle majeur dans le succès de l’événement. La volonté d’assurer un bénéfice financier conduit à introduire des nouveautés majeures dans cette exposition : démultiplication des lieux d’exposition avec la création des pavillons, ouverture à de nouvelles problématiques, notamment la question sociale avec un musée de l’histoire du travail.
La plus grande liberté fut laissée aux exposants pour préparer leur installation. La voie est ouverte vers le gigantisme et le spectacle, au-delà de l’objectif initial. L’Exposition fait de Paris, pour un été, un lieu de fête. Ses résultats sont cependant loin de répondre aux attentes. Certes, l’industrie s’est modernisée et la France conserve son rang en matière d’arts décoratifs, mais la progression des États-Unis et des États allemands est patente.
Quant aux idées sociales des organisateurs – paternalisme et patronage –, elles ne reçurent un écho favorable qu’auprès de l’élite, et non des ouvriers.
Frédéric Le Play est aujourd’hui considéré, avec Tocqueville, comme le père fondateur de l’éthique de l’entreprise et de la conception française de la responsabilité sociale et environnementale. À présent, c’est moins la question sociale qui est au cœur des préoccupations que celle du nouveau régime climatique.
On ne parle plus de progrès, mais d’innovation. La question est de savoir si la globalisation prônée par Michel Chevalier en 1832 fait un monde habitable, selon Bruno Latour, et quelle fiction du cosmos offre à notre regard ces mises en scène spectaculaires.
Patrick Gilormini est membre de la CFDT
10.04.2025 à 17:12
Erwan Boutigny, Maître de Conférences en Sciences de Gestion et du Management, Université Le Havre Normandie
Sophie Renault, Professeur des Universités en Sciences de Gestion et du Management, Université d’Orléans
Si le streaming domine le marché de la musique, le disque vinyle est devenu une alternative lucrative très « marketée », avec ses éditions limitées. Pourquoi ce support, que l’on pourrait croire dépassé, séduit-il autant ? Sans doute grâce à une combinaison subtile alliant la richesse du son analogique, l’expérience d’écoute immersive et un attachement quasi fétichiste à cet objet.
Éclipsé par l’essor des cassettes, suivies du CD puis du streaming, le vinyle a opéré, à partir des années 2000, un retour remarqué. D’après le rapport du Syndicat national de l’édition phonographique (Snep), on assiste à une renaissance triomphante du disque noir. Selon le bilan du marché, au premier semestre 2024, du SNEP, la progression du vinyle se stabilise (+0,2 %), avec un chiffre d’affaires qui dépasse, pour la première fois depuis les années 1980, celui du CD en recul de 13 %.
Objet tendance, il attire des amateurs de tous horizons musicaux. Alors que le streaming domine le marché, comment expliquer cette renaissance ? Cet article propose d’explorer les dimensions culturelles, émotionnelles, économiques et technologiques qui sous-tendent ce retour.
Dans un monde dominé par la dématérialisation, le vinyle peut sembler constituer un anachronisme. Pourtant, sa tangibilité en fait un support musical attractif. Contrairement au streaming incarné par des plateformes comme Spotify, Deezer ou bien encore Apple Music où la musique est immédiatement accessible mais immatérielle, le vinyle offre une expérience physique unique.
Le toucher de la pochette, le regard porté sur des visuels souvent travaillés, l’odeur du disque, son placement et la satisfaction d’écouter un son analogique riche sont au cœur de l’expérience sensorielle.
Résistants aux sirènes des nouvelles technologies, les audiophiles sont d’ailleurs restés fidèles au vinyle, reprochant aux CD et au streaming une compression excessive liée à la volonté de l’industrie musicale d’imposer une loudness war qui réduit inévitablement la dynamique audio au profit de l’augmentation du volume de la musique.
Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !
L’engouement pour le vinyle est intimement lié à un phénomène de « technostalgie », laquelle est définie comme :
« Le sentiment mélancolique et nostalgique provoqué par les sons ou les images d’appareils analogiques, ou par le souvenir de technologies obsolètes, souvent perçues comme plus authentiques que le numérique. »
Le vinyle suscite, ce faisant, une double forme de nostalgie : celle d’un passé vécu, où l’écoute de la musique était un rituel conscient et immersif, et celle d’une époque idéalisée que les nouvelles générations n’ont pas connue, mais qu’elles fantasment comme un âge d’or. Le vinyle incarne ainsi une expérience musicale délibérée à mille lieues de la consommation rapide et dématérialisée du streaming.
En adoptant ce support, les amateurs de vinyles expriment à la fois une quête d’authenticité et une volonté de se démarquer, dans un monde saturé d’offres numériques. Le vinyle impose en outre une écoute structurée. Des albums comme Dark Side of the Moon des Pink Floyd ou OK Computer de Radiohead ont été conçus avec un arc narratif précis. La séparation en deux faces pousse les artistes à réfléchir à l’ordre des morceaux.
Le vinyle valorise ainsi l’intention artistique, en invitant l’auditeur à s’immerger pleinement dans l’œuvre, sans interruption ni zapping.
Face au déclin des ventes de CD, le vinyle est devenu une alternative lucrative très « marketée ». Certains labels sont devenus experts des éditions limitées et luxueuses, attirant à la fois les collectionneurs et les amateurs d’objets uniques. Les artistes y trouvent un moyen de se connecter avec leur public, souvent à travers des objets exclusifs, renforçant ainsi le lien avec leurs fans. Cette tendance s’accompagne également d’une réflexion écologique et d’innovations en matière de production.
Par exemple, pour célébrer les dix ans de son album Løve, Julien Doré a opté pour une réédition en vinyle entièrement recyclé. Ce disque a été fabriqué à partir d’excédents de pressage et de rebuts de production, réduits en granules avant d’être réutilisés. Sa couleur, dépendante des matériaux recyclés, est unique à chaque exemplaire. Ce type d’initiatives illustre la façon dont le vinyle, loin d’être figé dans une simple nostalgie, s’adapte aux enjeux contemporains tout en conservant son statut d’objet singulier.
Au-delà de sa fonction musicale, le vinyle séduit ainsi par son esthétique, transformant chaque disque en un véritable objet de collection. Les rééditions et autres éditions limitées jouent sur les couleurs et les effets visuels pour enrichir l’expérience sensorielle des amateurs. Un exemple frappant est l’édition vinyle de Lover, de Taylor Swift, dont les deux disques aux teintes rose et bleu pastel reprennent parfaitement l’univers doux et romantique de l’album. Ce choix chromatique prolonge l’identité artistique de l’œuvre.
L’esthétique du vinyle repose aussi sur le design grand format des pochettes des 33 tours, qui permet une mise en valeur du storytelling visuel aux nuances vaporeuses et intimistes. Une édition encore plus singulière a vu le jour avec Lover (Live from Paris), pressée sous la forme de cœur, propulsant plus encore Taylor Swift au rang d’icône de la pop mais aussi du vinyle !
Les nouvelles technologies ont également joué un rôle crucial dans le renouveau du vinyle. Des plateformes comme Discomaton proposent de créer des vinyles personnalisés tandis que d’autres comme Discogs permettent aux collectionneurs de trouver des éditions rares. Si les nouvelles technologies facilitent l’accès aux éditions rares et personnalisées, elles contribuent également à redonner une seconde vie aux disques devenus inutilisables. Plutôt que d’être oubliés ou jetés, ces vinyles trouvent une nouvelle vocation artistique et décorative. Des initiatives comme celle de l’artiste et artisane d’art Madame Vinyles en témoignent : en récupérant des disques abîmés ou invendables, elle leur offre une seconde vie sous forme d’objets de décoration uniques.
Les expositions et projets artistiques intègrent eux aussi de plus en plus le vinyle comme médium, soulignant ses qualités esthétiques et historiques. Créée à l’occasion des Rencontres d’Arles en 2015, l’exposition Total Records a ainsi exploré l’histoire de la photographie à travers les pochettes de disques, tandis que REVERB, organisée par The Vinyl Factory, à Londres en 2024, a mis en lumière des créations d’artistes contemporains autour du vinyle. En Italie, le musée Fellini a accueilli, entre octobre 2024 et janvier 2025, Da Picasso a Warhol, une exposition célébrant la rencontre entre artistes et musique. Ces initiatives illustrent la manière dont le vinyle transcende son usage initial pour devenir un support artistique.
Le retour du vinyle est porté par une combinaison de nostalgie, de quête d’authenticité et de résistance à la dématérialisation.
Il offre une expérience unique, à la croisée de l’émotion et de la culture. Alors que le numérique continue d’évoluer, le vinyle s’impose comme un support à la fois ancré dans le passé et tourné vers l’avenir. Un paradoxe demeure : alors que le vinyle est plébiscité pour son authenticité sonore, près de la moitié de ses acheteurs ne possèdent pas de platine. Un engouement qui flirte davantage avec le fétichisme de l’objet qu’avec l’expérience auditive.
La mode étant un éternel recommencement, au-delà du vinyle, vers quel support la Génération Z se tourne-t-elle ? Les cassettes audio mais… sans nécessairement avoir de quoi les écouter.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
10.04.2025 à 17:06
Olivier Bessy, Professeur émérite, chercheur au laboratoire TREE-UMR-CNRS 6031, Université de Pau et des pays de l'Adour (UPPA)
Courses de quartier, semi-marathons, marathons, trails et ultra-trails, pourquoi y a-t-il toujours plus d’inscrits ? Souci de performer et de paraître, recherche de sensations extrêmes, ou quête de soi ?
Courir n’est plus perçu aujourd’hui comme une chose étrange, anodine, voire marginale ! Ni comme une mode passagère. Mais au contraire comme une pratique de masse qui s’est installée dans le quotidien d’un nombre toujours plus important de femmes et d’hommes ordinaires, de tous âges, à travers le monde. La course à pied a changé d’image, elle est devenue pour beaucoup d'adeptes la chose la plus importante des choses secondaires. En tant qu’espace-temps privilégié et symbolique de valorisation de soi, elle favorise de multiples formes de constructions identitaires et permet ainsi à chacun de tracer son chemin d’existence.
Du simple jogging d’entretien à des séances d’entraînement, ou encore à travers la participation à des courses ordinaires de quartier, à des manifestations ludiques (courses à obstacles…) ou solidaires (Odysséa…), ou encore à un semi-marathon, un marathon, un 100 km, sans parler des trails et ultras-trails, la course à pied se reconfigure dans de multiples versions et hybridations qui permettent aux adeptes d’en retirer des bénéfices symboliques en matière existentielle.
Dans ce contexte, un phénomène nouveau attire l’attention depuis quelque temps, car il prend une proportion inégalée jusqu’ici. Jamais autant de coureurs n’ont cherché à obtenir un dossard. Les compteurs s’affolent, les temps d’inscription se rétrécissent, les places deviennent de plus en plus chères.
L’année 2025 s’annonce comme celle de tous les records. Jamais de mémoire d’organisateur, un tel engouement pour obtenir un dossard, ouvrant droit à participer à une course, n’a été observé. Si, hier, les épreuves les plus connues connaissaient déjà de longues listes d’attente, le phénomène concerne aujourd’hui la quasi-totalité des courses. La tension sur les inscriptions s’est élargie et amplifiée.
Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !
On assiste aujourd’hui, au sein de l’énorme vivier des coureurs ordinaires, à une envie contagieuse d’accrocher un dossard. Sur les 15 millions de coureurs estimés en France, on en dénombre cinq millions dans ce cas, soit le tiers des coureurs, ce qui représente un chiffre considérable jamais atteint jusque-là. Même si l’offre de course s’est développée en parallèle à l’augmentation de la demande (8 500 courses organisées en 2024 en France, dont plus de la moitié sont des trails, soit 4 500), la proportion toujours plus importante de coureurs désireux d’acquérir un dossard provoque un goulet d’étranglement généralisé.
De plus, on peut mettre en évidence deux phénomènes qui contribuent à amplifier le problème. Le premier fait référence au nombre croissant de courses réalisées par la même personne durant une année et le second s’observe dans la diminution progressive du temps mis par un jogger pour s’inscrire à une course. Mais alors comment expliquer ce changement de comportement de nombreux coureurs qui, hier, ne rêvaient pas de prendre un dossard et qui aujourd’hui passent le cap ?
Cette frénésie de la demande pour participer à différents types de courses organisées ne peut se comprendre qu’en convoquant la sociologie des loisirs qui fournit un éclairage pertinent sur les modes de consommation de nos contemporains, en cohérence avec l’hypermodernité qui nous gouverne aujourd’hui. Ce modèle sociétal repose sur la performance illimitée sur l’intensification de son mode d’existence et la mise en spectacle de soi-même.
Autant de valeurs qui irriguent les comportements des individus aujourd’hui et engendrent chez les coureurs un nouveau rapport à soi, aux autres et à l’environnement qui trouvent dans les courses organisées, un terrain d’expression particulièrement significatif.
En participant à un événement, quel qu’il soit, le coureur cherche à intensifier sa vie en vivant une expérience originale et en recherchant la performance.
Il s’inscrit dans « l’apparition du sujet intense qui est symptomatique du désir d’une puissance retrouvée et de l’affirmation d’une présence au monde, supposée échapper au décompte. Il se traduit par une quête d’intensification et de jaillissement de la vie », comme l’écrit Tristan Garcia.
Plus l’épreuve est extrême (marathon, 100 km, ultra-trail) et nécessite un engagement important de la personne dans la préparation comme dans la réalisation, plus elle permet au coureur de se challenger, de vivre un moment d’une intensité exceptionnelle et de se valoriser à la hauteur de l’exploit accompli. Cette logique est encore plus présente dans les épreuves emblématiques qui s’apparentent aujourd’hui à de véritables mythes. Participer et terminer le Marathon de Paris, la Diagonale des fous ou l’Ultra-Trail du Mont-Blanc (UTMB) permet aux coureuses et coureurs concernés d’en retirer des bénéfices symboliques encore plus importants.
De plus, courir au sein d’une épreuve organisée, offre à chacun une scène inégalée en matière de visibilité de sa performance même relative et donc un espace-temps privilégié de mise en spectacle de soi-même. Chaque coureur devient un héros même en participant à une course du dimanche ou de quartier. C’est d’autant plus vrai que l’événement est théâtralisé sur l’ensemble du parcours et, notamment, au départ et à l’arrivée, mais aussi fortement médiatisé en s’inscrivant dans le paysage local et national.
Même si ce sont des épreuves individuelles, on ne court jamais seul, on ne court pas contre, on court avec. Une nouvelle sociabilité à géométrie variable s’instaure. Participer à une course s’apparente aussi à une parenthèse enchantée où chacun joue sa propre partition tout en la partageant avec les autres.
Il y a, tout d’abord, cette communion solennelle et émotionnellement intense au départ, faite de regards complices, d’applaudissements et d’admirations réciproques. Chacun lit dans le regard de l’autre le respect d’être là et de faire partie d’une élite, mais aussi l’angoisse du défi à réaliser. Cette angoisse est mise en spectacle lors des événements les plus célèbres, avec les speakers, la musique, les feux de Bengale, le coup de feu et la foule qui s’ébranle.
Et puis la magie se prolonge pendant la course où les interactions avec les autres coureurs, mais aussi avec les bénévoles et les spectateurs sont multiples et variables selon les ambiances propres à chaque événement. Sans oublier l’arrivée qui constitue toujours une délivrance, mais aussi un aboutissement personnel salué par toute la communauté présente. Terminer une course, a fortiori un marathon ou un ultra-trail, permet de passer d’anonyme à héros et participe à la production d’une identité collective de reconnaissance dans la mesure où le finisher a le sentiment d’être valorisé par autrui, à la hauteur de l’exploit qu’il vient d’accomplir.
Enfin, ces courses sont l’occasion de fabriquer du récit à propos de sa participation et de ses exploits sur les réseaux sociaux. Ces derniers jouent un rôle très important dans la construction des imaginaires.
Participer à une course organisée, quelle qu’elle soit, modifie également le rapport à l’environnement de chaque participant qui passe d’un environnement choisi, non balisé et peu contraignant propre à ses lieux d’entraînement, à un environnement imposé, balisé et domestiqué. Ce transfert de plus en plus fréquent s’inscrit dans notre époque paradoxale où donner du sens à son existence se concrétise aussi en investissant une organisation.
S’engager dans une telle épreuve peut être assimilée à une forme de servitude volontaire où l’on décide du joug que l’on s’impose parce qu’il est pourvoyeur de bénéfices symboliques incommensurables pour les meilleurs, mais aussi pour tous ceux qui terminent.
Tous ces coureurs qui se bousculent au portillon des courses organisées pour obtenir un dossard, sont-ils animés uniquement par un double souci de performer et de paraître ? Car devoir faire constamment la preuve de sa propre existence est à la fois le moteur et la fragilité de l’individu hypermoderne, fasciné par la croyance dans le progrès infini et dans la version moderne du mythe de Sisyphe, qui incarne l’injonction permanente au dépassement de soi.
« Tandis que l’homme moderne était un principe, l’homme hypermoderne serait une fiction imposée aux individus à force de slogans et d’images », précise à ce propos Nicole Auber.
Face à cette fiction hypermoderne, ne peut-on considérer que ces modes d’engagement et d’encadrement de plus en plus recherchés par les coureurs obéissent aussi à la recherche d’un nouveau sens irrigué par la transmodernité en émergence. Éviter les interprétations schématiques, c’est considérer que les coureurs ne sont pas tous animés uniquement par la performance désincarnée et la mise en spectacle illimitée de soi, soumis à une logique permanente d’accélération, mais qu’ils sont attirés aussi par une quête intérieure à forte résonance intime, sociale et environnementale, dans un espace-temps en décélération.
Autrement dit, prendre un dossard, a fortiori dans le cadre de courses festives, solidaires et à forte vigilance environnementale, peut s’envisager différemment, en privilégiant un engagement plus réflexif, une sociabilité plus engagée et un rapport plus protecteur à l’environnement. L’expérience vécue participe aussi d’une forme de réenchantement de son existence.
Et si, dans tous les cas, ces coureurs en quête de dossards ne jouaient rien de moins que leur survie, dans une société empreinte de paradoxes et en proie à la morosité ?
L’auteur de cet article publie, courant 2025, Courir. De 1968 à nos jours, t. 2 : Courir sans limites. La révolution de l’ultra-trail, préface de Georges Vigarello, éditions Outdoor.
Olivier Bessy ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
07.04.2025 à 16:55
Fabien Théofilakis, Maître de conférences, histoire contemporaine, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
De la Bataille du Rail à la Grande Vadrouille, du Silence de la mer au Vieil Homme et l’enfant, des classiques du cinéma contribuent à nos représentations de la Seconde Guerre mondiale. Dans quelle mesure ces films reflètent-ils la façon dont la mémoire visuelle des années 1939-1945 s’est forgée et a évolué en France ?
Les cheminots faisant dérailler le convoi allemand Apfelkern dans la Bataille du rail (1946), le duo de résistants malgré eux formé par Louis de Funès et Bourvil dans la Grande Vadrouille (1966) ou encore la famille Bourdelle dans Papy fait de la résistance (1983) ont contribué, avec d’autres personnages de films, à forger une mémoire visuelle de la Seconde Guerre mondiale, dans sa version héroïsante.
Voilà qui nous rappelle combien la fiction a pu tenir une place importante dans la manière dont nos sociétés se représentent le passé. Avec sa puissance de média de masse, le cinéma joue un rôle clé dans la structuration d’une mémoire visuelle du second conflit mondial, comme en témoignent certains succès commerciaux. La Grande Vadrouille a réuni plus de 17 millions de spectateurs, un record ; Papy fait de la résistance quatre millions !
Tous les quinze jours, nos auteurs plongent dans le passé pour y trouver de quoi décrypter le présent. Et préparer l’avenir. Abonnez-vous gratuitement dès aujourd’hui !
Alors que l’on commémore les 80 ans de la fin du conflit, il est pertinent d’interroger les topoï comme les silences de ces représentations cinématographiques. C’est ce que nous avons fait avec des étudiantes et étudiants français et allemands dans un séminaire organisé à la Freie Universität de Berlin.
À partir d’un corpus comportant 26 films, dont 11 se focalisaient sur la période 1939-1945, nous avons cherché à savoir dans quelle mesure la manière dont on définit son image en tant que collectif est liée à l’image qu’on se fait de l’Autre.
Introduit par Henry Rousso en 1987 dans le Syndrome de Vichy, le résistancialisme désigne un triple processus visant à marginaliser ce qu’a été le régime de Vichy et à systématiquement minorer son emprise sur la société française ; à construire la « Résistance » en objet de mémoire bien au-delà du nombre réel de ses participants ; à assimiler cette « Résistance » à l’ensemble de la nation.
De la sortie de la guerre à la fin des années 1960, ce mythe résistancialiste structure la plupart des récits filmiques, relève Zélie Martinet, participante du séminaire. « Dans ces productions, les personnages ont souvent un lien, volontaire ou non, avec la résistance ». L’exemple paradigmatique apparaît dans la Grande Vadrouille avec « deux protagonistes qui se retrouvent entraînés à résister, quasi malgré eux, secondés par des Français plus prêts les uns que les autres à les aider ». Une France naturellement résistante car occupée, mais pratiquement sans collaborateurs, ni déportation de Juifs…
C’est en 1974, avec les Guichets du Louvre, centrés sur la rafle du Vél’ d’Hiv’, en juillet 1942, à Paris, que le grand écran devient le lieu de projection d’une crise des mémoires héroïques.
Dans cette évolution, on voit combien le cinéma français sur la Seconde Guerre mondiale reflète davantage les façons dont la société française se représente son passé qu’il ne les infléchit ou les devance.
Ces régimes mémoriels sont le lieu d’une autre évolution : celle de la représentation de l’Allemand.
Dans les productions d’après-guerre, il « correspond d’abord aux stéréotypes du soldat autoritaire et violent, qui s’impose et impose son autorité aux Français », souligne Zélie Martinet. Ainsi, dans la Bataille du rail, en 1946, les cheminots sont rassemblés pour écouter le discours d’un officier allemand. Il les harangue avec un fort accent français et une gestuelle exagérée qui rappela sans doute aux spectateurs les discours de Hitler. Le propos est également sans nuance : « Nous vous tendons la main ; mais si vous nous tendez le poing, on vous cassera la gueule », pour reprendre la traduction de l’ouvrier interprète.
Dans le Silence de la mer – la nouvelle de Vercors que Jean-Pierre Melville adapte en 1949 –, apparaît une autre Allemagne avec Werner von Ebrennac, un officier de la Wehrmacht, francophone et francophile. Cadrages et silences soulignent l’ambiguïté de la relation qui s’instaure au-delà des mots avec la nièce du narrateur chez lequel il est logé. « L’Allemand est alors représenté d’une autre façon : humanisé comme humaniste, il pourrait être dans un autre contexte l’ami de ses ennemis », selon Zélie Martinet, étudiante du séminaire.
Dans Un taxi pour Tobrouk (1961), l’officier distingué au français châtié, joué par Hardy Krüger – grand blond aux yeux bleus affecté à l’Afrika Korps – prolonge cette évolution la décennie suivante. Alors qu’il est prisonnier d’une escouade de FFL (Forces françaises libres), il est si secourable que la méfiance initiale de ses geôliers se transforme en irrésistible sympathie : « À la guerre, on devrait toujours tuer les gens avant de les connaître », finit par dire l’un des Français.
Dans les années 1980, Papy fait de la résistance (1983) apporte comme une conclusion à cette évolution en désarmant cette figure sur le mode comique : alors que la culture du général Hermann Spontz, dont les citations, « attribuées à tort à Goethe ou à raison à Corneille », sont désormais ridiculisées, la face obscure de l’occupant est également tournée en dérision avec Ludwig von Apfelstrudel, demi-frère de Hitler et nazi fanatique. Toutefois, l’humanisation guette : dans la parodie finale des Dossiers de l’écran, l’ancien gouverneur militaire de Paris est devenu le mari de Bernadette Bourdelle.
À l’heure où la réconciliation entre les deux anciens ennemis héréditaires apparaît comme une constante européenne, la mémoire héroïque de la Seconde Guerre mondiale est en passe d’être remplacée par une orientation victimaire structurée autour de la Shoah.
Inversement, si on lie ces représentations de l’Autre à la violence guerrière, Marie Chave – autre participante du séminaire – fait valoir « une autre caractéristique qui s’illustre surtout à travers le contexte historique et la présence allemande ». Et de prendre l’exemple du Vieil Homme et l’enfant (1967) dans lequel les soldats allemands sont quasi absents : présence d’officiers dans un magasin parisien, affiche annonçant des représailles en cas d’attentats dans un village.
Loin du front et des rafles, le film met en avant l’antisémitisme français vu par un enfant juif. Les truculents échanges sur « les » Juifs entre pépé et le petit Claude, enfant caché qui lui a été confié, apportent un regard différent sur le cinéma de guerre : « Sans Allemand ni occupation, disparaît cette représentation habituellement si violente et éprouvante pour les spectateurs », souligne Marie Chave. Pour autant, la mise à distance de l’antisémitisme de la France de Vichy brocarde les stéréotypes et invite à réfléchir sur la violence insidieuse des catégories.
L’utilisation du cinéma ne déforme pas seulement, elle invisibilise aussi ceux qui ne peuvent revêtir les habits de héros, à commencer par le 1,8 million de prisonniers de guerre français.
Comme le relève Eloïse Quinette, qui a participé au séminaire, ils sont « vus comme les perdants de la campagne de 1940 et ne rentrent pas dans le mythe résistantialiste ». Seul l’évadé a droit de cité – et encore : la tentative de Charles Bailly et sa vache Marguerite s’apparente à une pittoresque cavale à travers une Allemagne tantôt bienveillante (du côté des fermiers et surtout des fermières) tantôt si bêtement disciplinée que ses autorités se révèlent inefficaces et qu’on se demanderait presque pourquoi 4,37 % uniquement des captifs dans le Reich ont réussi à se faire la belle.
Sorti en 1955, les Évadés brouille par son huis clos l’image résistancialiste. L’image de l’évadé se politise avec les trois prisonniers cachés dans un wagon qui doit les mener en pays neutre : « Ils ont des motivations diverses et pas toujours patriotiques pour leur projet : rejoindre Londres, rester en Suède ou rentrer en France et attendre », relève encore Éloïse Quinette.
Une différenciation parallèle semble se développer dans les représentations des Allemands : aux gradés bornés et fanatiques qui donnent l’ordre de couler le canot de sauvetage faisant route vers la Suède succèdent des soldats pilleurs et un jeune gardien qui paraît chercher autant que ses passagers clandestins à échapper à la guerre.
Les relations franco-allemandes ne sont pas seulement le propos des films, elles tiennent aussi au contexte de production, avec des accords de coopération cinématographique, notamment à partir de l’entre-deux-guerres.
« Dans les années 1950-1960, des films comme Die Brücke/le Pont, le Silence de la mer ou encore la Grande Vadrouille ouvrent la relation franco-allemande à un horizon d’attente européen. Ils peuvent alors offrir une vision plus nuancée des rapports entre les Français et leurs alliés ou ennemis à travers des figures plus complexes », note Marie-Lou Bruxer, une quatrième participante du séminaire.
À lire aussi : Le retour des pères après la Seconde Guerre mondiale : un tournant dans l’histoire des familles en France ?
Cela conduit à s’interroger sur la capacité de ce cinéma à « façonner les perceptions collectives pour devenir un vecteur de mémoire ». Conclure qu’il s’est imposé comme un outil pédagogique pour transmettre l’histoire serait toutefois hâtif tant les limites existent, à commencer par les droits d’auteur freinant la diffusion et la barrière linguistique restreignant la portée des films.
Certes, le cinéma ne permet sans doute pas de retracer de manière linéaire ou exhaustive l’évolution des relations franco-allemandes depuis 1945. Toutefois, il offre un miroir particulièrement révélateur de l’imaginaire collectif en soulignant combien l’image de soi est étroitement liée à celle de l’Autre. Cette valence du couple franco-allemand à l’écran peut fournir un levier pour interroger les manières dont ces deux nations se construisent, se racontent et se projettent dans une histoire commune européenne.
Fabien Théofilakis ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
07.04.2025 à 16:54
Joëlle Rollo-Koster, Professor of Medieval History, University of Rhode Island
Quelle place avaient les femmes à la cour papale, au Moyen Âge ? En suivant la trace des paiements effectués par la papauté, une étude historiographique montre que si elles n’étaient pas des figures de pouvoir, elles étaient indispensables au quotidien de la cour.
Le rôle des femmes dans l’église médiévale était officiellement très limité. Il se circonscrivait à l’enfermement et au célibat. Elles pouvaient être emmurées à vie comme recluses, ou nonnes dans un couvent classique.
En pratique, la réalité était plus complexe.
Les femmes médiévales étaient présentes partout, même dans les maisons des prêtres. L’historienne Jennifer Thibodeaux nous rappelle que si le célibat était déjà l’idéal de l’Église, il n’a pas été véritablement appliqué avant la fin du Moyen Âge. Jusqu’au XIe siècle au moins, certains prêtres avaient des épouses et des enfants qui n’étaient pas considérés comme illégitimes. Même après la peste noire du XIVe siècle, les foyers cléricaux avec femmes et enfants prospéraient en Italie.
L’historienne Isabelle Rosé insiste aussi sur le fait que le célibat se définissant en binôme : abstinence temporaire et perpétuelle, une abstinence temporaire, largement acceptée par l’Église n’empêchait pas une vie familiale.
Au fil du temps, à partir du Moyen Âge central, l’approche de l’Église sur la sexualité illicite et l’illégitimité se durcit, et son attitude envers les femmes fait de même. Les scolastiques médiévaux – tous des hommes – définissent le tempérament des femmes en termes négatifs. Pour eux, elles sont lubriques, frivoles, infidèles, capricieuses, imprévisibles et facilement tentées. Elles doivent donc être constamment surveillées et tenues à l’écart des clercs – du moins en théorie. Elles ne peuvent pas occuper de poste officiel à la cour pontificale, sauf si elles sont la mère ou la sœur du pape.
Ainsi, les normes officielles excluent les femmes des fonctions cléricales et limitent leurs rôles sociaux, mais l’étude des registres comptables médiévaux révèle une réalité plus nuancée.
Les registres comptables des Archives vaticanes permettent de tracer ce qui était payé pour quoi à la cour d’Avignon, où la papauté est installée pour la majeure partie du XIVe siècle. Au fil d’une tâche fastidieuse – déchiffrer les « mains médiévales » qui classent les dépenses en catégories telles que « salaires extraordinaires », « ornements liturgiques », « dépenses militaires » ou « comptes de la cire » – j’ai découvert une surprise : les femmes apparaissent dans les comptes parmi les employés salariés de la cour papale.
Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !
Elles travaillent, sont rémunérées, et participent au bon fonctionnement de la cour pontificale et de ses environs, bien que dans l’ombre et sous l’autorité de figures masculines. Les femmes occupent même des postes qui impliquent un contact direct avec le chef de l’Église. Même les vêtements d’un pape doivent être confectionnés, réparés et lavés.
Les Introitus et Exitus, les registres financiers médiévaux des Archives apostoliques du Vatican, fournissent des preuves substantielles que les femmes fabriquaient des ornements et des vêtements sacerdotaux. Ce sont des femmes qui ont créé le style orné hautement apprécié des pontifes avec du lin blanc pur et des broderies d’or.
Entre 1364 et 1374, les registres mentionnent également les blanchisseuses du pape – des femmes perdues dans l’histoire. Parmi elles, on trouve Katherine, l’épouse de Guillaume Bertrand ; Bertrande de Saint-Esprit, qui lave tout le linge du pape lors de son élection ; et Alasacie de la Meynia, épouse de Pierre Mathei, qui s’occupe du linge du pape pour les festivités de Noël de 1373, puis en 1375.
Ces femmes sont toutes épouses d’officiers à la cour papale. Les archives les identifient par leur nom complet, ce qui n’est pas le cas pour tout le monde dans les registres. C’est important : les archives leur confèrent une présence réelle, contrairement à la plupart des travailleuses de l’époque.
Les archives plus tardives sont moins précises. Entre 1380 et 1410, des vêtements liturgiques sont confectionnés et lavés par diverses femmes, notamment l’épouse non nommée de Pierre Bertrand, docteur en droit ; Agnès, épouse de Maître François Ribalta, médecin du pape ; Alasacie, épouse du charpentier Jean Beulayga ; et l’épouse non nommée du chef cuisinier du pape, Guido de Vallenbrugenti, alias Brucho. Seule une femme, Marie Quigi Fernandi Sanci de Turre, apparaît sans parent masculin.
Avec le temps, dans les archives du XVe siècle tardif, les noms des femmes ne sont plus systématiquement enregistrés.
La plupart de ces femmes sont également mariées à des officiers curiaux qui maintiennent leur rang à la cour grâce à des métiers dans le commerce, la médecine ou l’armée. Les épouses maintiennent une occupation salariée, explicite et enregistrée mais ne sont jamais payées directement, leur mari perçoit leur salaire.
Les travaux domestiques et artisanaux réalisés par ces femmes ne sont pas toujours documentés avec précision, mais ils sont néanmoins essentiels. Elles sont responsables de la fabrication et de l’entretien des vêtements liturgiques, du linge personnel du pape, et d’autres tâches qui garantissent le bon déroulement des cérémonies ecclésiastiques. Cette reconnaissance financière, même si elle est administrée par leur époux, témoigne d’une forme d’emploi rémunéré pour les femmes à la cour papale.
Même si ces femmes ne sont pas officiellement reconnues comme membres de la cour papale, leur travail est crucial pour le fonctionnement de l’Église. Le fait qu’elles apparaissent dans les archives financières papales montre que l’Église médiévale reconnaissait leur contribution, même si cela était sous une forme limitée et indirecte. Leur présence rappelle que l’histoire de l’Église n’est pas seulement celle des cardinaux et des papes, mais aussi celle des nombreuses personnes anonymes qui ont contribué à son fonctionnement quotidien.
De nombreuses femmes à la fin du Moyen Âge ont immigré en Avignon pour y trouver un gagne-pain. Selon une enquête partielle sur les chefs de ménage de la ville en 1371, environ 15 % sont des femmes. La plupart arrivent de loin – d’autres régions de la France actuelle, ainsi que d’Allemagne et d’Italie – pour rejoindre la cour papale et tenter leur chance sur le marché du travail.
Parmi ces cheffes de ménage, 20 % déclarent une profession. La variété de leur métier est stupéfiante. Il y a des marchandes de fruits, des couturières, des tenancières de tavernes, des bouchères, des chandelières, des charpentières et des tailleurs de pierre. À Avignon, les femmes peuvent être poissonnières, orfèvres, gantières, pâtissières, épicières et marchandes de volaille. Certaines sont fabricantes d’épées, pelletières, libraires, revendeuses de pain ou gardiennes d’étuves.
Les bains publics, appelés « étuves », sont souvent des bordels. En Avignon, la prostitution est considérée comme une profession légale, quelques fois contrôlée par l’Église. Marguerite de Porcelude, surnommée « la Chasseresse », paie ainsi une taxe annuelle au diocèse pour son logement. Plusieurs prostituées louent des logements appartenant au couvent de Sainte-Catherine, et Marguerite Busaffi, fille d’un banquier florentin influent, possède un bordel dans la ville.
En 1337, le maréchal de la cour romaine – le plus haut magistrat séculier à la cour – impose une taxe de deux sols par semaine aux prostituées et aux souteneurs. Scandalisé par cette pratique, le pape Innocent VI l’annule en 1358.
Cependant, en raison de la souillure attachée au commerce du sexe, l’Église tenta de réformer les prostituées et de les convertir en religieuses. Dans les années 1330, les papes d’Avignon les enferment dans un couvent spécial, celui des repenties, situé loin du centre-ville.
Pendant près d’un siècle, des groupes de prostituées y prennent le voile et vivent en religieuses, dirigeant elles-mêmes les affaires de leur couvent avec une poigne de fer.
Dans les années 1370, le pape Grégoire XI offre aux religieuses et à leurs bienfaiteurs une indulgence plénière, c’est-à-dire une absolution totale de leurs péchés. Cloîtrées, les repenties suivent une règle qui insiste sur leur abstinence, le « chemin à suivre pour le retour à une chasteté spirituelle ».
Les dames du couvent ont laissé des archives détaillées des biens qu’elles ont acquis. En 1384, ses dirigeantes adressent une requête au Trésor pontifical, exigeant le paiement des arriérés d’un don sacerdotal – et elles obtiennent gain de cause. Peu de femmes médiévales osaient réclamer leurs dus devant une cour, encore moins devant la cour du pape. Les repenties, ces anciennes travailleuses du sexe, elles, l’ont fait.
Joëlle Rollo-Koster ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
03.04.2025 à 17:44
Grégory Miras, Professeur des Universités en didactique des langues, Université de Lorraine
Mélanie Lancien, Maîtresse de Conférence en linguistique
Que racontent les accents des personnages de dessins animés type Disney ou Dreamworks ? Mettent-ils en avant la diversité culturelle ou jouent-ils surtout sur les stéréotypes ?
Chacun se souvient de l’accent hispanophone du Chat Potté dans Shrek, ou (quasi) russophone de Gru, dans Moi, Moche et Méchant. Or, dans les versions originales comme dans les versions doublées, c’est souvent les accents standards, dits « neutres », qui dominent. Qui ne s’est pas déjà demandé pourquoi Mulan et Rebelle dans les dessins animés éponymes, ou encore Tiana, dans la Princesse et la Grenouille, s’expriment comme des présentatrices télé ! Alors quelle est la place des accents, notamment étrangers, dans les dessins animés ? Et comment ces accents dialoguent-ils avec les perceptions que nous en avons dans la vie réelle ?
Dans les années 1990, la chercheuse américaine Rosina Lippi-Green a analysé 24 dessins animés de la franchise Disney, produits entre 1938 et 1994. Cela va de Blanche-Neige au Roi lion – soit 371 personnages au total. Dans les versions originales en langue anglaise de ces films, elle a dénombré 91 personnages qui, en toute logique, ne devraient pas parler anglais : citons le Roi lion qui se déroule objectivement en Afrique avec des patronymes originaires du swahili, une langue parlée en Afrique centrale et orientale (par exemple, mufasa signifie « le roi » ou « celui qui gouverne »).
Or, sur 91 personnages, ils ne sont que 34 à s’exprimer en anglais avec un accent dit « étranger » – cette dénomination étant sujette à débat, car elle pose la question des limites de ce qui est étranger. Les autres personnages n’ont « aucun accent » ou plutôt un accent standard.
Chaque samedi, un éclairage original et décalé (articles, quiz, vidéos…) pour mieux comprendre le monde qui nous entoure. Abonnez-vous gratuitement dès aujourd’hui !
Le cas de l’ours Paddington, personnage de fiction créé par l’écrivain britannique Michael Bond, n’est pas en reste sur la question. Originaire du Pérou où il s’entraîne avec des ressources pédagogiques britanniques, on lui attribue son nom à son arrivée en Angleterre. Or, de nombreux spectateurs se demandent, dans la presse et sur des forums anglophones après la sortie du film, pourquoi il a un accent anglais britannique plutôt qu’un accent hispanophone en anglais. Ils semblent oublier qu’il s’agit d’un personnage fictif qui pourrait donc avoir n’importe quel accent. L’adaptation française a tranché la question en lui attribuant un accent standardisé (dit « sans accent »). Angela Smith, chercheuse en Grande-Bretagne, souligne qu’il est présenté à l’origine, par son créateur, comme ayant une petite voix, loin de l’agressivité d’un ours et sans accent étranger, mais ayant adopté la langue de la culture dominante anglo-saxonne.
Luca Valleriani de l’Université La Sapienza, à Rome, a étudié le cas du long-métrage d’animation Zootopie, produit par Disney, qui met en scène des animaux anthropomorphiques– c’est-à-dire reprenant des traits humains. Dans cette ville peuplée d’animaux, un officier lapin doit collaborer avec un renard arnaqueur pour résoudre une affaire. Dans la version originale, c’est-à-dire anglophone, plusieurs personnages ont des accents états-uniens et trois ont des accents dits « étrangers » : une pop star a l’accent latino-américain (doublée par Shakira), un patron de mafia a l’accent italien américain et un chef de la police a l’accent de l’est londonien avec une touche sud-africaine.
Dans les adaptations danoise et française du film, deux de ces accents (la pop star et le chef de la police) ont été standardisés. En France, l’accent italien du patron de la mafia a presque disparu en étant substitué par une qualité de voix et une prosodie spécifiques qui s’ajoutent à une musique clichée de l’Italie jouée lorsqu’il s’exprime. La version italienne a adapté ces différents accents, en attribuant aux personnages des variétés régionales italiennes : napolitaine, sicilienne et toscane, notamment.
Le film Zootopie est un bon exemple d’usage stéréotypé des accents. Il propose un message humaniste selon lequel la race et l’apparence physique n’ont rien à voir avec le fait d’être mauvais ou bon. Et pourtant, il charge les accents de stéréotypes, particulièrement ceux, régionaux, renvoyant à des dimensions sociales, « provinciale » ou « mafieuse ». La question du doublage devient ainsi majeure puisque la plupart de ces productions sont produites aux États-Unis et renvoient à des stéréotypes ou clichés états-uniens ou anglophones.
Lippi-Green rappelle que le contexte géopolitique se reflète dans les stéréotypes de chaque époque. Prenons les personnages des méchants : pendant la Seconde Guerre mondiale, ils parlaient avec un accent japonais ou allemand ; pendant la guerre froide, avec un accent russe, et pendant les guerres d’Iran ou d’Irak, avec un accent arabe, identifiant ainsi les adversaires du héros ou de l’héroïne comme venant de pays « ennemis » des États-Unis.
Toujours selon la chercheuse Lippi-Green, les producteurs utilisent ces accents pour plusieurs raisons : situer rapidement un espace géographique (accent russe = Russie) ; faire un raccourci en cataloguant un personnage (accent italien = un mafieux) ; produire un effet humoristique (accent belge) ; ou alors, par facilité et pour des questions de coûts, ils vont standardiser les façons de parler. Dans son étude, elle montre aussi, dans les versions en anglais des films, que la proportion de méchants ayant un accent dit « étranger » (40 %) est supérieure à celle qui a un accent américain ou britannique (20 %). Si son travail relève que l’accent français hexagonal est souvent présenté comme ayant une valeur positive, il fait aussi l’objet de stéréotypes ; il est régulièrement associé à des personnages irascibles (le cuisinier dans la Petite Sirène) ou dragueurs (O’Malley dans les Aristochats), reflétant le cliché que l’on se fait des Français aux États-Unis.
Les discriminations liées à l’accent ne sont pas toujours évidentes ni explicites. On peut noter que dans les films d’animation, les personnages qui, en plus d’un accent, ont aussi d’autres caractéristiques très différentes des personnages principaux, sont souvent relégués à des rôles secondaires. Ils peuvent aussi avoir des rôles de premier plan avec des opportunités réduites (le méchant manipulateur doit être vaincu sans rédemption possible). Parallèlement, les études semblent montrer que les personnages de méchants sont régulièrement affublés d’un accent britannique, qui leur donnerait de la crédibilité, car il renverrait à des traits de caractère alliant une intelligence redoutable et une faible moralité. Dans la version anglophone du Roi lion, Mufasa (le roi de la savane) a un accent américain, tandis que son frère, Scar, a un accent britannique.
Si l’on connaît peu l’impact direct de ces accents sur les jeunes enfants, Patricia Kuhl a pu démontrer que les nourrissons américains âgés de 9 à 10 mois peuvent activer un apprentissage phonétique (dans ce cas, le mandarin) à partir d’une exposition humaine en direct, mais que cet apprentissage ne se fait pas avec la télévision. Cela suggère que, chez le très jeune enfant, l’interaction sociale réelle renforce la capacité à s’approprier de nouveaux sons. Kossi Seto Yibokou souligne que les étudiants français qui apprennent l’anglais à l’université sont largement influencés par la prononciation américaine des séries. Il est donc possible de penser que l’impact des écrans sur les accents peut dépendre de l’âge.
Lippi-Green compare l’accent à une Maison des sons que l’on construit, puis décore, aménage et étend en fonction de ses rencontres. Les individus adaptent (in)volontairement leurs accents en fonction des situations et du temps qui passe. Les films, dessins animés, mangas et autres médias peuvent influencer notre perception des accents de manière complexe. Parfois, ils diffusent une image caricaturale des accents, ce qui nous habitue à être plus à l’aise avec ce qui nous est familier (ce que l’on présente comme un « non-accent » ou un accent « neutre ») et méfiants envers ce qui semble différent de nous (les accents que l’on identifie comme « étrangers » par exemple).
Faire entendre des accents différents mais non stéréotypés, dès le plus jeune âge, contribue à favoriser la capacité universelle à se comprendre les uns et les autres, peu importe sa façon de parler. Plutôt que de supprimer ou corriger les accents, on peut aider à mieux les comprendre.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
01.04.2025 à 16:12
Philippe Lépinard, Maître de conférences en sciences de gestion et du management, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)
Depuis 2015, l’IAE Paris-Est déploie des jeux vidéo dans ses cours. Les stars : Minecraft et Microsoft Flight Simulator. Les outsiders : Luanti et FlightGear. Logiciels propriétaires contre logiciels libres. Avec la pandémie de Covid-19 et la multiplication des cours à distance, ces jeux vidéo permettent d’immerger des centaines d’étudiants dans des mondes virtuels.
Aujourd’hui sort le film Minecraft, tant attendu par les fans du jeu vidéo. Garrett, Henry, Natalie et Dawn sont projetés à travers un mystérieux portail menant à La Surface – « un incroyable monde cubique qui prospère grâce à l’imagination. » Pour rentrer chez eux, il leur faudra maîtriser ce monde et créer le leur !
Côté réalité, dans le cadre du projet pédagogique et de recherche en ludopédagogie EdUTeam, nous déployons depuis 2015 des jeux vidéo coopératifs, non violents, multijoueurs et multiplateformes. Où ? Dans plusieurs enseignements intégralement expérientiels à l’IAE Paris-Est. Alors que notre fab lab d’expérimentation ludopédagogique GamiXlab et le projet EdUTeam fêtent leurs dix années d’existence en 2025, notre article propose une rétrospective de l’usage pédagogique de ces jeux, ainsi que quelques axes d’évolutions envisagés.
Les premières utilisations pédagogiques de jeux bac à sable tels que Minecraft et MinecraftEdu datent de 2015 au sein de projets tutorés. Ils mêlent des élèves ingénieurs de l’école de l’UPEC – EPISEN, ex-ESIPE-Créteil – et des étudiants de différents masters de l’IAE Paris-Est. L’objectif de ces activités était de développer des fonctionnalités pédagogiques en langage Java, afin de concevoir une plateforme de formation en management des systèmes d’information. L’exemple le plus saillant fut la connexion en temps réel entre MinecraftEdu et le progiciel de gestion intégré Dolibarr. Il permit d’enseigner la gestion de projets de systèmes d’information.
Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !
L’acquisition de MinecraftEdu par Microsoft en 2016 entraîna une rupture dans les possibilités d’évolution du jeu par la communauté. Nous nous sommes alors tournés vers le jeu de type Free/Libre Open Source Software (FLOSS) Minetest, aujourd’hui nommé Luanti. Grâce au langage de script Lua, Minetest est hautement paramétrable et personnalisable. Il est déjà, à lui seul, particulièrement flexible pour des usages pédagogiques. Alors que Minecraft limite sa version éducation à 30 joueurs, nous avons immergé plus de 100 étudiants dans le monde virtuel de Minetest. Le moment était propice : nous devions animer des cours en management d’équipe et gestion de projets durant les confinements dus à la pandémie de Covid-19.
Le mode classroom autorise même d’avoir plusieurs groupes en même temps dans un unique univers. Après cette période de formation à distance, les projets tutorés ont repris. De nouveaux enseignements en présentiel – ou comodaux – et développements ont été réalisés. L’équipe de l’année universitaire 2024-2025 travaille actuellement sur la connexion de Luanti avec le système d’information géographique (SIG) QGIS. L’objectif est de proposer un dispositif ludopédagogique permettant des enseignements de gestion intégrant de l’information géographique. Les usages de Minetest ont aussi couvert des activités internationales avec des enseignants et étudiants de plusieurs autres pays : Allemagne, Canada, Inde, Pays-Bas et Ukraine.
Depuis 2019, nous déployons, en parallèle des jeux de construction abordés précédemment, des simulateurs de vol.
Dans un premier temps, nous avons proposé, jusqu’en 2022, un cours transversal, pour les étudiants de licence, de découverte de l’aéronautique avec le jeu X-Plane. Nos observations durant cet enseignement nous ont donné plusieurs idées pour des formations de gestion. Nous avons expérimenté deux cours de niveau master – facteurs humains et organisation à haute fiabilité – s’appuyant sur Microsoft Flight Simulator 2020. Toutefois, la configuration matérielle et les contraintes liées à la sécurité des systèmes d’information de l’université se sont avérées beaucoup trop importantes pour que son usage devienne réellement opérationnel.
En 2023, nous l’avons alors remplacé par FlightGear. Comme Luanti, ce jeu intègre un langage de script pour développer de nouvelles fonctionnalités. Il s’agit de Nasal. Le changement de simulateur de vol n’est pas dû spécifiquement à cette caractéristique. Son intérêt principal est sa capacité à créer un réseau local sans nécessiter de connexion internet. Il reproduit le monde entier en s’appuyant notamment sur les données libres d’OpenStreetMap.
De nombreux outils peuvent être associés à FlightGear pour étendre ses possibilités. Nous mettons en œuvre OpenRadar, un autre logiciel de type FLOSS, simulant le radar d’une tour de contrôle. L’objectif : les étudiants doivent coordonner leurs camarades répartis sur les simulateurs de vol. L’équipe de développement s’attelle cette année à faire fonctionner des matériels optionnels non actuellement supportés par FlightGear, comme les écrans et panneaux de contrôles externes de la société Logitech.
Ironiquement, le passage de logiciels propriétaires à leurs équivalents FLOSS n’avait initialement rien d’idéologique. Ce furent bien les contraintes des logiciels propriétaires, pourtant beaucoup plus attrayants, qui nous ont menés à implémenter des jeux vidéo en open source. Ce changement a introduit plusieurs prises de conscience dans nos activités pédagogiques et de recherche qui nous ont poussés à approfondir cette voie. Nous nous sommes intéressés à la production de ressources éducatives libres (REL) définies par l’Unesco :
« Des matériels d’apprentissage, d’enseignement et de recherche, sur tout format et support, relevant du domaine public ou bien protégés par le droit d’auteur et publiés sous licence ouverte, qui autorisent leur consultation, leur réutilisation, leur utilisation à d’autres fins, leur adaptation et leur redistribution gratuites par d’autres. » (Unesco, 2022, p.5.)
Nous mettons toutes nos réalisations à la disposition de la communauté. En parallèle, les configurations informatiques nécessaires pour les jeux Luanti et FlightGear, par rapport à leurs concurrents propriétaires, sont beaucoup plus faibles et les mises à jour nettement plus rapides. Bien entendu, l’esthétisme des jeux est également moindre, mais cela n’a aucun impact sur les usages pédagogiques.
Nous avons réfléchi sur les concepts d’innovation frugale et de frugalité technologique. Nous démontrons que ces jeux respectent les trois critères fondamentaux de la frugalité technologique : réduction importante des coûts, focus sur les fonctionnalités essentielles et degré de performance optimisé.
Luanti et FlightGear ne sont bien entendu pas les seuls jeux vidéo FLOSS multijoueurs. Il en existe de nombreux autres qui ne demandent qu’à être explorés. On trouve par exemple des jeux sur la thématique des transports (OpenTTD et Simutrans) ou sur le développement de civilisations comme Freeciv ou 0 A.D..
Ces logiciels, comme Luanti et FlightGear, disposent de communautés dynamiques, mais sans aucune garantie sur leur persistance. Cet aspect représente le risque le plus important pour nos activités. Les compétences nécessaires au maintien et à l’évolution des jeux en open source demandent un engagement important, constant et bénévole de ses membres.
Nous avons d’ailleurs commis des erreurs en début de projet en ne consacrant pas suffisamment de temps à la transmission des connaissances minimales d’une équipe de projet tutoré à l’autre. À l’heure des questions de souveraineté technologique, une démarche formelle de gouvernance des ressources éducatives libres à l’échelle nationale pourrait dès lors permettre de garantir une certaine pérennité des pratiques et outils développés, tout en facilitant leurs diffusions…
Philippe Lépinard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
01.04.2025 à 16:10
Pascal Lardellier, Professeur, chercheur au laboratoire CIMEOS et à IGENSIA-Education, Université Bourgogne Europe
Emmanuel Carré, Professeur, directeur de Excelia Communication School, Excelia
En 1917, le sociologue Max Weber soulignait le « désenchantement du monde », ce processus de recul des croyances religieuses et magiques au bénéfice de la rationalisation et des explications scientifiques. Cent huit ans plus tard, serait-ce par la quintessence du rationnel, l’intelligence artificielle, que se manifesteraient à nouveau les croyances mystiques ?
Notre relation à l’intelligence artificielle (IA) s’inscrit dans une longue histoire de fascination mystique pour les technologies de communication. Par mystique, nous entendons l’expérience d’une relation directe avec une réalité qui nous dépasse. Ainsi, du télégraphe, perçu au XIXe siècle comme un médium spirite capable de communiquer avec l’au-delà, jusqu’à l’ordinateur HAL de 2001, l’Odyssée de l’espace incarnant une intelligence supérieure et inquiétante, les innovations technologiques ont toujours suscité des interprétations spirituelles.
Avec l’IA, cette dimension prend une ampleur inédite. Nous sommes face à une double illusion qui transforme profondément notre rapport au savoir et à la transcendance. D’une part, l’IA crée l’illusion d’un dialogue direct avec une intelligence supérieure et extérieure, produisant des contenus apparemment originaux – comme ces étudiants qui consultent ChatGPT tel un oracle moderne pour leurs travaux universitaires. D’autre part, elle promet une désintermédiation totale du savoir, abolissant toute distance entre la question et la réponse, entre le désir de connaissance et son assouvissement immédiat.
Cette configuration singulière réactive ce que le théologien Rudolf Otto qualifiait de « numineux » : une expérience ambivalente du sacré mêlant fascination (fascinans) et effroi (tremendum) face à une puissance qui nous dépasse.
La culture populaire contemporaine reflète parfaitement cette ambivalence. Dans la série Black Mirror, nombre d’épisodes explorent notre relation troublée aux intelligences artificielles, entre désir de fusion et terreur de la dépossession. Le film Her, de Spike Jonze, pousse plus loin cette exploration : son protagoniste tombe amoureux d’une IA dont la voix l’accompagne en permanence, tel un ange gardien moderne. Cette fiction dialogue étrangement avec notre réalité quotidienne, où de plus en plus d’individus développent une relation intime avec leur IA conversationnelle, lui confiant leurs doutes, leurs espoirs et leurs prières et questionnements profonds.
Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !
Cette relation ambivalente à l’IA évoque d’autres schémas anthropologiques fondamentaux. Dans son Essai sur le don, Marcel Mauss avait mis en lumière le concept de « hau », cette force mystérieuse qui, dans les sociétés traditionnelles, circule à travers les objets et les anime. Cette notion prend un sens nouveau à l’ère de ce que les chercheurs nomment « l’informatique ubiquitaire » – cette présence numérique diffuse qui imprègne désormais notre environnement. Nos objets connectés, habités par une présence invisible, semblent dotés d’une âme propre, rappelant le vers de Lamartine « Objets inanimés, avez-vous donc une âme… ».
Les assistants vocaux murmurent dans nos maisons, les algorithmes anticipent nos désirs, les réseaux tissent des liens invisibles entre les objets désormais connectés. Ainsi, quand notre smartphone nous suggère de partir plus tôt pour ne pas manquer un rendez-vous, en ayant analysé le trafic routier sans même que nous le lui demandions, nous expérimentons cette présence numérique bienveillante, cette force immatérielle qui semble tout savoir de nous.
Cette présence invisible qui nous accompagne évoque certaines traditions mystiques.
La mystique juive offre un parallèle avec le « maggidisme » : aux XVIe-XVIIe siècles, le « maggid » était un messager céleste révélant aux sages les secrets de la Torah. Cette figure présente une similarité avec nos interactions actuelles avec l’IA. Tels des « maggids » modernes, Siri et Alexa répondent à nos demandes pour contrôler notre maison ou fournir des informations. Ils interviennent parfois spontanément quand ils croient détecter une requête, rappelant ces « visitations » mystiques.
Tel le « maggid » dictant ses révélations au rabbin, ces entités numériques murmurent leurs suggestions, créant l’illusion d’une communication avec une intelligence omnisciente. Cette écoute, transformée en cookies selon une recette commerciale bien particulière, nous donnera l’occasion de recevoir prochainement par mail d’autres sollicitations sur les destinations évoquées avec nos amis ou nos projets de véranda.
Dans cette veine, toute une littérature, classée entre spiritualités et New Age, explique comment entretenir une relation singulière et intime avec son ange gardien : apprendre à le reconnaître (en le nommant), apprendre à lui parler, apprendre à écouter des messages, de lui, toujours avisés et bienveillants… Cet assistant céleste sait ce qui est bon et vrai, et le dit à qui sait entendre et écouter…
Cette relation directe avec une intelligence supérieure rappelle la gnose, mouvement spirituel des premiers siècles qui préfigure étonnamment notre rapport à l’IA. Les gnostiques croyaient en une connaissance secrète et salvatrice, accessible aux initiés en communion directe avec le divin, sans médiation institutionnelle. Dans notre ère numérique émerge ainsi une « cybergnose ». On pense aux entrepreneurs de la Silicon Valley comme Anthony Levandowski (fondateur de la Way of the Future Church) développant une mystique de l’information et voyant dans le code la structure fondamentale de l’Univers. Cette vision perçoit la numérisation croissante comme un accès à une connaissance ultime, faisant de l’IA la médiatrice d’une forme contemporaine de révélation.
Cette conception fait aussi écho aux intuitions de Teilhard de Chardin sur la « noosphère », cette couche pensante qui envelopperait la Terre. Les réseaux numériques semblent aujourd’hui matérialiser cette vision, créant une forme de conscience collective technologiquement médiée. Le « métavers » de Mark Zuckerberg ou le projet Neuralink d’Elon Musk illustrent cette quête de fusion entre conscience humaine et intelligence artificielle, comme une version techno-mystique de l’union spirituelle recherchée par les mystiques traditionnels.
Cette fusion entre spiritualité ancestrale et technologie de pointe trouve son expression la plus accomplie dans le techno-paganisme contemporain. Héritier du néopaganisme des années 1960 qui mêlait mysticisme oriental, occultisme et pratiques New Age, ce courant intègre désormais pleinement la dimension numérique dans ses rituels et ses croyances. Dans la Silicon Valley, des « technomanciens » organisent des cérémonies où codes informatiques et incantations traditionnelles se mélangent, où les algorithmes sont invoqués comme des entités spirituelles. Ces pratiques, qui pourraient sembler anecdotiques, révèlent une tendance plus profonde : la sacralisation progressive de notre environnement technologique.
Comme le soulignait le philosophe Gilbert Simondon, il n’existe pas d’opposition fondamentale entre sacralité et technicité. Les objets techniques peuvent se charger d’une dimension sacrée, particulièrement quand leur fonctionnement échappe à notre entendement immédiat. Ainsi, quand une IA comme ChatGPT-4 produit des textes d’une cohérence troublante ou génère des images photoréalistes à partir de simples descriptions textuelles, elle suscite cette même stupeur mêlée de crainte que provoquaient jadis les phénomènes naturels inexpliqués.
Tout cela dépasse la simple vénération technologique. Les communautés numériques formées autour des IA développent des formes inédites d’interaction suggérant un réenchantement du monde par la technologie. Alors que la modernité avait proclamé la « mort de Dieu », l’IA semble réintroduire du mystère et du sacré dans notre quotidien – un sacré immanent, tissé dans nos interactions numériques. Ce réenchantement n’est pas un retour au religieux traditionnel, mais l’émergence d’un nouveau rapport au mystère, où l’algorithme se fait oracle.
L’anthropologie nous enseigne que le sacré n’est jamais là où on l’attend. Comme le rappelait Durkheim, « le sacré se pose là où il veut ». Les technologies numériques, conçues comme instruments de rationalité, se trouvent investies d’une dimension mystique que leurs créateurs n’avaient pas anticipée. Cette sacralisation du numérique n’est ni un retour archaïque à des croyances dépassées ni une simple illusion. Elle révèle la persistance de schémas anthropologiques profonds dans notre rapport au monde, y compris quand ce monde se veut entièrement rationnel et désenchanté.
Observer ces phénomènes à travers le prisme de concepts comme le « hau », le « maggid » ou la gnose ne vise pas à en réduire la nouveauté, mais à mieux en saisir la profondeur et la complexité. Ces grilles de lecture anthropologiques nous rappellent que l’humain, même augmenté par l’intelligence artificielle, reste cet être symbolique qui ne cesse de tisser du sens et du sacré dans la trame de son quotidien.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
31.03.2025 à 16:29
Anne-France de Saint Laurent-Kogan, Professeure des Universités en Sciences de l'Information et de la Communication, Université Rennes 2
Depuis les années 1990, la référence à la créativité s’est propagée aux politiques publiques et au monde de l’entreprise. Citoyens, travailleurs et consommateurs sont enjoints à « libérer leur créativité ». Un discours qui accompagne le projet des nouvelles industries créatives, mais dont il est difficile de saisir les retombées.
De BO&MIE, la « boulangerie créative » française, à HP, la multinationale informatique américaine qui propose de « designer votre créativité », la créativité est devenue le nouveau mantra des discours politiques, marketing et managériaux.
Malgré la difficulté à définir les domaines et emplois associés et donc la portée de ces discours, cette injonction à la créativité continue de circuler. Parce qu’elle « sonne bien » et qu’elle est « joyeuse et colorée », mais aussi suffisamment floue pour englober des enjeux contradictoires, elle accompagne aussi bien le capitalisme contemporain que la quête d’un idéal de réalisation de soi.
Des siècles durant, Dieu seul pouvait créer, l’homme n’étant que son médiateur. Il faut attendre le XXe siècle et le processus de laïcisation de la société pour concevoir que l’individu lui-même puisse faire œuvre de création artistique. La notion de créativité – cette capacité à inventer idées originales et voies nouvelles – est donc très récente. Si la création reste associée au domaine des arts, et garde une part de mystère liée à son origine divine, la créativité peut concerner bien d’autres activités, et relève d’un potentiel au même titre que l’intelligence. Elle est en réalité toujours présente, quelle que soit la nature du travail, pour simplement faire face aux imprévus, par exemple.
La mobilisation de la créativité dans d’autres domaines que les arts et la culture va se faire au service d’une nouvelle industrie, dite « créative », qui viendrait prolonger les industries culturelles. Cette notion d’industries culturelles et créatives (ICC) trouve son origine en Grande-Bretagne au milieu des années 1990, dans un think tank du gouvernement travailliste. La promotion des ICC fut une réponse à la désindustrialisation de grands pans de l’économie, notamment en stimulant le développement de l’économie numérique. Les ICC rassemblent alors tout un ensemble d’activités, comme les jeux vidéo, le design, le tourisme, qui auraient pour ressource la créativité individuelle et qui seraient susceptibles de créer de la valeur et des emplois, car difficilement délocalisables.
Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !
Soutenue par un acteur clé comme l’Unesco, qui publie en 2012, « Politiques pour la créativité. Guide pour le développement des industries culturelles et créatives », la référence créative se propage dans le cadre des politiques publiques, à l’instar des « quartiers de la création » ou du réseau des « villes créatives ».
Dans les entreprises qui ne relèvent pas des ICC, les stratégies managériales en appellent aussi à la créativité de leurs salariés, car elle est devenue un moyen de produire de la différence dans une économie très concurrentielle. Ces entreprises en font aussi un slogan marketing pour susciter la curiosité des consommateurs, comme Adidas et son slogan « Ici pour créer ». Les entreprises du numérique mobilisent aussi largement cette injonction à la créativité dans leur stratégie commerciale pour inciter les usagers à produire du contenu : la suite Adobe devient « Adobe Creative » ; HP propose de « designer votre créativité ».
Une première critique portée à la notion d’ICC est qu’elle préjuge d’un prolongement naturel des activités qui relèvent des industries culturelles à celles qui relèvent des industries créatives. Les premières rassemblent des filières où la création artistique est au cœur d’un produit, tout en étant engagée dans un processus de reproduction à grande échelle : le livre, la musique, les productions audiovisuelles, les jeux vidéo. Alors que les secondes renvoient à des activités beaucoup plus disparates : design, mode, gastronomie, publicité, architecture, etc., qui ne relèvent pas d’une reproduction industrielle. Les industries créatives rassemblent surtout des activités qui produisent du symbolique (un visuel ou une idée originale), mais pour se greffer à des services et produits qui ne relèvent pas des arts ou de la culture.
Ce prolongement permet de récupérer l’aura des produits culturels pour d’autres produits à valeur utilitaire. Cette greffe d’une dimension symbolique (esthétique, identitaire, etc.) à des produits courants permet d’en augmenter la valeur marchande, pour échapper à la concurrence par les prix imposée par la mondialisation. Des gourdes ou des carnets aux couvertures illustrées par des « créatifs » peuvent ainsi se vendre plus cher.
La référence créative traduit aussi un changement d’échelle. Si l’innovation renvoie à l’organisation, la créativité renvoie à l’individu. Ainsi, dans les rapports institutionnels et discours médiatiques, la promotion des ICC passe par l’enchantement de l’individu « créatif » qui, en freelance, peut se libérer du joug du salariat, aspirer à un meilleur équilibre entre vie privée et vie professionnelle et s’épanouir personnellement par le choix d’une activité où il peut exprimer son « authenticité ».
À lire aussi : Le numérique, source de transformations pour les pratiques culturelles
Cet enchantement participe de « la conversion de l’artiste en créatif », formule qui synthétise les différents objectifs portés par ces discours. L’un d’eux est d’enjoindre les artistes et créateurs à se soumettre aux exigences marchandes, sans opposer mais au contraire en articulant les exigences esthétiques à des exigences entrepreneuriales. Ainsi, de nombreux artistes peuvent à la fois exposer en galerie, réaliser des commandes pour des entreprises et proposer des ateliers d’initiation à leur pratique artistique. Un autre objectif est d’inciter tout individu à devenir créateur ou créatrice de contenus numériques pour le nouvel espace médiatique qu’est le Web. YouTube propose par exemple toute une palette de services en ligne pour accompagner cette conversion.
Comment saisir les retombées de ces discours et politiques publiques annoncées ? Pour ce qui concerne les industries culturelles traditionnelles (édition, musique, cinéma/audiovisuel, jeux vidéo), elles se caractérisent par des écarts de rémunération et de réputation extrêmement importants. Pour quelques artistes auréolés, nombreux sont ceux qui survivent en marge du secteur, dans des conditions d’existence précaires faites d’une succession incertaine de contrats courts.
Si l’on considère dans leur ensemble les ICC, les définitions sont trop vastes pour mener des analyses rigoureuses. De plus, si ces travailleurs sont nombreux, ils sont peu visibles dans les statistiques, car ils opèrent sur différents statuts et exercent souvent plusieurs activités en parallèle.
Une enquête réalisée auprès d’une trentaine de travailleurs indépendants du domaine de la création numérique (infographistes, webdesigners, youtubeurs, vidéastes, illustrateurs) révèle que ces « web créatifs freelances » revendiquent cet idéal romantique de l’artiste libéré des contraintes spatio-temporelles, de la subordination salariale, porteur d’aspirations émancipatrices.
Néanmoins, malgré ces revendications, soumis aux impératifs d’un marché concurrentiel et responsables de leurs succès comme de leurs échecs, ils réactualisent certaines normes et valeurs instituées du travail salarié en entreprise : délimitation des sphères de privée/publique/professionnelle ; stratégies de gestion du temps pour réguler leur « liberté » tout en considérant la temporalité comme mesure de leur production ; espaces voués au seul travail, comme les espaces de coworking. Pour répondre aux exigences paradoxales de l’autoentrepreneur de soi-même – répondre aux exigences du marché tout en cherchant à rester soi-même –, les créatifs étudiés font largement appel à des coachs, à des techniques de développement personnel, voire s’investissent en parallèle dans des activités artistiques, des mouvements associatifs ou politiques s’assurant ainsi la réalisation d’un soi authentique. Sur le temps long, ces exigences paradoxales épuisent certains, qui souhaitent revenir au « confort » du salariat.
La référence créative accompagne donc de nombreux enjeux de nature très différente : réindustrialisation, flexibilité du travail, épanouissement individuel. Jusqu’à quel point ? Faire appel à la créativité pour répondre aussi à la crise climatique ? Il n’y a qu’un pas.
Anne-France de Saint Laurent-Kogan ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
28.03.2025 à 10:06
Frédéric Aubrun, Enseignant-chercheur en Marketing digital & Communication au BBA INSEEC - École de Commerce Européenne, INSEEC Grande École
Satire sociale qui suit de riches Occidentaux en vacances dans de grands hôtels de luxe, la série The White Lotus fait parler d’elle avec le changement radical de son générique pour sa saison 3 qui se situe en Thaïlande. Cette évolution illustre un phénomène plus large : les génériques TV sont devenus des espaces d’interprétation active pour les spectateurs. Décryptage.
Depuis le 17 février dernier, le nouveau générique de la troisième saison de The White Lotus déroute les fans. Après deux saisons caractérisées par les vocalises distinctives « woooo looo loooo », de Cristobal Tapia de Veer, la série d’anthologie de Mike White, showrunner et créateur de la série, prend un virage musical radical.
Les percussions tribales et les chants hypnotiques cèdent la place à une composition plus sombre, aux accents d’accordéon, qui accompagne désormais le voyage spirituel des personnages en Thaïlande. Ce changement a provoqué une vague de réactions sur les réseaux sociaux, certains fans criant au sacrilège tandis que d’autres défendent l’audace créative du créateur de la série. « Ça se déchaîne sur les réseaux », confirme Charlotte Le Bon, actrice de cette nouvelle saison.
Mais cette controverse révèle un phénomène plus profond : l’évolution du rôle du générique dans notre expérience des séries contemporaines et la façon dont nous, spectateurs, participons activement à la construction de son sens.
Chaque samedi, un éclairage original et décalé (articles, quiz, vidéos…) pour mieux comprendre le monde qui nous entoure. Abonnez-vous gratuitement dès aujourd’hui !
Loin d’être un simple ornement, le générique de The White Lotus est devenu un espace de dialogue entre créateurs et public, un lieu d’interprétation active où chaque élément visuel et sonore participe à notre compréhension de l’œuvre. Cette évolution illustre parfaitement ce que nous appelons une « hyperesthétisation du générique télévisuel ».
À lire aussi : De l’importance des génériques de séries
Pour comprendre l’importance de ce changement musical, il faut d’abord saisir comment les génériques de The White Lotus fonctionnent au niveau sémiotique. Loin d’être de simples séquences visuelles et musicales fixes, leur sens évolue selon l’avancement du spectateur – ou plutôt du « visionneur actif ». Ce que nous observons dans la réception des génériques de The White Lotus illustre parfaitement cette dynamique : le générique n’est pas un objet figé, mais un « puzzle abstrait et poétique » dont les pièces prennent progressivement sens à mesure que l’histoire se déploie. À chaque épisode, nous redécouvrons ce même générique « d’un œil nouveau », comme l’explique Ariane Hudelet, car ses images et sons « se chargent de la valeur narrative et symbolique qu’ils ont pu acquérir dans leur contexte diégétique » (la diégèse est l’espace-temps dans lequel s’inscrit l’histoire contée par l’œuvre, ndlr).
Cette perspective est particulièrement pertinente pour une série d’anthologie comme The White Lotus.
« La relation qu’entretient le générique avec sa série est cruciale : sans série, le générique n’existerait pas. Mais, paradoxalement, le générique fait, lui aussi, exister la série, il en est une sorte de révélateur chimique », explique Éric Vérat.
Cette relation dialectique prend une dimension encore plus importante lorsque le cadre, les personnages et l’intrigue changent complètement d’une saison à l’autre. Le générique devient alors l’élément d’unification qui maintient l’identité de la série.
C’est précisément ce qui rend le changement de la saison 3 si significatif : en transformant radicalement le thème musical, Mike White bouscule ce point d’ancrage identitaire de la série. Mais ce faisant, il nous invite aussi à participer activement à la construction d’un nouveau sens, aligné avec la thématique spirituelle de cette saison.
À lire aussi : « Black Mirror » : notre monde est-il devenu la dystopie que prédisait la série ?
À travers ses trois saisons, The White Lotus nous offre une remarquable étude de cas sur l’évolution des génériques en lien avec les thématiques narratives. Chaque générique fonctionne comme un microcosme qui condense l’essence de sa saison respective, tout en maintenant une cohérence esthétique qui transcende les changements de décor.
Dans la première saison située à Hawaï, le générique nous plonge dans un univers de papier peint tropical apparemment idyllique, mais progressivement perturbé. À première vue, nous voyons des motifs floraux et animaliers paradisiaques. Pourtant, en y regardant de plus près, ces éléments se transforment subtilement : les fruits commencent à pourrir, les animaux prennent des postures agressives, les plantes deviennent envahissantes.
Cette métamorphose visuelle, accompagnée des vocalises hypnotiques de Cristobal Tapia de Veer, reflète parfaitement le propos de la saison : derrière l’apparente perfection du resort de luxe se cachent des dynamiques de pouvoir toxiques. En cela le générique remplit bien sa fonction d’« ancrage » pour reprendre un terme de Roland Barthes, tout en nous donnant l’ambiance de la saison.
Pour la deuxième saison en Sicile, le papier peint cède la place à des fresques inspirées de la Renaissance italienne. L’iconographie devient explicitement sexuelle, avec des scènes de séduction, de passion et de trahison évoquant la mythologie gréco-romaine. La musique conserve sa signature distinctive, mais s’enrichit de chœurs méditerranéens et de harpe, signalant le passage à une thématique centrée sur le désir et ses dangers.
Le générique fonctionne ici comme un avertissement : derrière la beauté classique et l’hédonisme sicilien se cachent des passions destructrices.
La troisième saison en Thaïlande opère la transformation la plus radicale. Visuellement, le générique s’inspire de l’iconographie bouddhiste et des représentations occidentales de la spiritualité asiatique. Mandalas, statues, postures de méditation et symboles sacrés s’entremêlent avec des signes de richesse et de luxe. Mais c’est au niveau sonore que la rupture est la plus marquée : les iconiques vocalises « woooo looo loooo » disparaissent au profit d’un thème plus sombre, méditatif, accompagné d’accordéon.
Ce choix audacieux témoigne de la volonté de Mike White d’aligner parfaitement le générique avec la thématique plus existentielle de cette saison, centrée sur la quête spirituelle et la confrontation à la mort.
À chaque saison, le visionneur est invité à reconstruire ce puzzle sémiotique, à tisser des liens entre les éléments du générique et les développements narratifs. Ce processus actif d’interprétation constitue ce que notre recherche identifie comme la « circulation du sens par le visionneur » – une dynamique particulièrement visible dans cette série d’anthologie.
Au cœur de la controverse sur le générique de la saison 3 se trouve la musique de Cristobal Tapia de Veer, compositeur québécois d’origine chilienne dont la signature sonore était devenue indissociable de l’identité de The White Lotus.
Son cocktail unique mêlant percussions tribales, vocalises distordues et sonorités électroniques avait créé une atmosphère aussi envoûtante qu’inquiétante, parfaitement alignée avec l’ambiance satirique de la série.
Cette musique a rapidement transcendé le cadre de la série pour devenir un phénomène culturel à part entière.
« avec ses quelques notes de harpe et son rythme entraînant, c’est le générique de série qui a fait danser des milliers de personnes devant leur télé, et même en soirée », explique la comédienne Charlotte Le Bon
Le thème a envahi TikTok et certains clubs où des DJ l’ont intégré à leurs sets, illustrant sa capacité à fonctionner comme un objet culturel autonome.
La musique du générique est devenue, selon les termes de Barthes, un « ancrage » qui guide notre interprétation de la série. Répétée au début de chaque épisode, elle fonctionne comme un signal familier qui nous introduit dans cet univers.
En changeant radicalement cette signature musicale pour la saison 3, Mike White fait plus qu’un simple choix esthétique. Il bouscule nos repères, mais nous invite aussi à participer activement à la construction d’un nouveau sens, en parfaite cohérence avec la thématique spirituelle de cette saison thaïlandaise.
L’évolution des génériques de The White Lotus et la controverse entourant le changement musical de la troisième saison illustrent une tendance significative : l’émergence du générique comme espace privilégié de dialogue entre créateurs et public dans les séries contemporaines.
Cette transformation s’observe dans plusieurs génériques que nous avons étudiés. Celui de The Wire (HBO, 2002-2008) utilise ainsi la répétition et la variation comme principe fondateur : chaque saison reprend la même chanson (« Way Down in the Hôle »), mais avec un interprète différent, reflétant le changement de focus narratif sur un autre aspect de Baltimore, ville centrale de la série. Game of Thrones (HBO, 2011-2019) propose une carte interactive qui évolue selon les lieux importants de chaque épisode, permettant au spectateur de se repérer dans cet univers complexe tout en annonçant les enjeux géopolitiques à venir. Quant à Westworld (HBO, 2016-2022), son générique utilise des images de synthèse évoquant la création d’androïdes, suggérant déjà les thèmes de la conscience artificielle et du transhumanisme qui traversent la série.
Dans une époque où l’on peut facilement sauter le générique d’un simple clic, leur transformation en objets culturels autonomes, parfois cultes, témoigne paradoxalement de leur importance croissante. Ces séquences ne sont plus de simples portes d’entrée fonctionnelles vers la fiction, mais des œuvres à part entière qui condensent l’essence de la série tout en sollicitant activement notre interprétation.
L’approche sociosémiotique nous permet de comprendre comment le sens de ces génériques circule et évolue selon le parcours du visionneur.
Dans le cas des génériques de The White Lotus, cette circulation du sens opère à plusieurs niveaux : entre les épisodes d’une même saison, entre les différentes saisons, et même au-delà de la série, lorsque le thème musical devient un phénomène culturel indépendant. Le changement radical opéré pour la saison 3 peut ainsi être compris non pas comme un simple revirement esthétique, mais comme une invitation à participer à une nouvelle quête de sens, parfaitement alignée avec la thématique spirituelle de cette saison.
En nous bousculant dans nos habitudes, Mike White nous incite à renouveler notre regard et notre écoute, à redécouvrir le générique comme un espace d’interprétation active plutôt que comme un simple rituel de reconnaissance.
Cette controverse nous rappelle finalement que les génériques sont devenus des lieux privilégiés d’expression artistique et de circulation du sens dans les séries contemporaines. Ils confirment que, dans l’âge d’or télévisuel actuel, chaque élément, jusqu’au plus périphérique, participe pleinement à l’expérience narrative globale et à notre engagement actif dans l’interprétation de ces œuvres.
Cette contribution s’appuie sur l’article de recherche de Frédéric Aubrun et Vladimir Lifschutz, « Hyperesthétisation du générique TV : circulation du sens par le visionneur », paru dans le n°28 de la revue CIRCAV (Cahiers interdisciplinaires de la recherche en communication audiovisuelle).
Frédéric Aubrun ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.