28.07.2025 à 15:51
Alain Chenevez, Maître de conférences HDR en sociologie de la culture et du patrimoine, Département Denis Diderot, laboratoire LIR3S (UMR 7366), Université Bourgogne Europe
En Bourgogne, deux modèles de préservation s’opposent : celui, institutionnel et labellisé Unesco des « Climats du vignoble », et celui, dissident et autogéré, du Quartier libre des Lentillères. Cette proximité spatiale met en lumière deux façons contrastées de faire territoire et d’habiter l’environnement.
Il y a dix ans, le 4 juillet 2015, les « Climats du vignoble de Bourgogne » ont été inscrits sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco. Ces parcelles viticoles, délimitées et hiérarchisées, sont reconnues comme un « paysage culturel exemplaire », fruit d’un long travail de mobilisation d’acteurs institutionnels, scientifiques et économiques.
L’objectif était de construire un récit légitime autour d’un héritage viticole, valorisé pour son lien au terroir et à la hiérarchie des crus, et renforcer l’image d’excellence et le rayonnement international de la Bourgogne. À l’inverse, à Dijon, le Quartier libre des Lentillères incarne une préservation non labellisée, fondée sur les usages, sur la résistance et sur l’expérimentation sociale.
Ces deux formes de préservation incarnent des visions opposées du territoire : l’une inscrit la mémoire dans les logiques de valorisation économique et d’excellence territoriale, l’autre dans des pratiques militantes hostiles à un projet urbain. Cette opposition agit comme un révélateur – et parfois un levier, des tensions écologiques, sociales et politiques qui traversent nos façons de faire territoire.
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L’inscription à l’Unesco repose sur une narration historique soigneusement construite, rigoureuse dans sa forme, mais orientée dans ses choix. Le dossier de candidature des « Climats du vignoble de Bourgogne » présente l’histoire locale comme une relation continue, harmonieuse entre l’humain et la terre, depuis les moines cisterciens du Moyen Âge jusqu’aux grandes maisons de négoce du XIXe siècle. Ce récit patrimonial valorise la stabilité, la transmission et l’excellence, en gommant les ruptures historiques ou les enjeux de pouvoir qui ont jalonné la fabrique de ce paysage viticole.
Le dossier de candidature tend à lisser les conflits sociaux liés au foncier et minimise l’impact écologique réel, comme l’usage controversé de produits phytosanitaires ou l’empreinte carbone liée à la mondialisation. Il reste en grande partie silencieux sur les travailleuses et travailleurs agricoles, tâcherons, saisonniers, qui ont pourtant façonné le territoire au quotidien. Ce récit, que Roland Barthes qualifierait de « mythe contemporain », transforme des faits historiques complexes et enchevêtrés en un récit stabilisé, apparemment évident, qui élude en grande partie les rapports de pouvoir ou les ruptures sociales.
L’inscription sur la liste du patrimoine mondial ne se limite pas à la transmission culturelle : elle participe activement à l’aménagement du territoire, structurant la mémoire et l’oubli comme leviers politique et économique. Paysages, architectures, savoir-faire deviennent des actifs valorisés dans « une économie de l’enrichissement ». Selon cette logique, la patrimonialisation dessine des identités territoriales et (re)définit un rapport à l’environnement.
Cette reconnaissance positionne le territoire et son ordre social sur la scène nationale et internationale, en lui conférant une valeur symbolique forte, dans une histoire perçue comme authentique. Cela renforce l’attractivité du site entre Beaune et Dijon, en combinant légitimité culturelle et intérêt économique, notamment dans les secteurs du tourisme, de l’agriculture et de la promotion territoriale. Le dossier de candidature précise d’ailleurs que l’un des objectifs est de « maintenir et développer l’activité touristique sur des bases qualitatives », en attirant un tourisme culturel à fort pouvoir d’achat, notamment international.
À l’opposé des dispositifs institutionnels de patrimonialisation, le Quartier libre des Lentillères donne à voir une autre manière de « faire territoire ».
Cette friche maraîchère de 9 hectares, située au sud de Dijon, est occupée par un collectif hétérogène d’habitants, de militants écologistes, d’artistes et de jardiniers, engagés depuis 2010 dans la défense des terres cultivables et l’expérimentation de modes de vie autonomes, en résistance à un projet d’aménagement urbain. On y cultive des légumes, mais aussi des formes de vie alternatives : cantine collective, boulangerie artisanale, autoconstruction, marché à prix libres.
Il ne s’agit pas d’un patrimoine officiellement reconnu, mais d’un cadre de vie structuré par les usages, par le soin quotidien et par l’investissement collectif. La gouvernance y est horizontale, organisée autour d’assemblées. La terre est pensée comme un commun, c’est-à-dire un espace partagé, non appropriable individuellement, et entretenu par ses usagers.
Ce modèle entre en contradiction directe avec les logiques de l’aménagement urbain porté par la métropole, qui prévoit la création d’un écoquartier à cet endroit. Ce conflit cristallise deux visions de la durabilité : technicisée d’un côté, militante de l’autre.
Cette expérience, bien qu’inventive, repose sur un imaginaire politique fort et sur un équilibre fragile. Même dans un mouvement dissident, les divergences internes émergent face aux décisions sur l’avenir du lieu ou aux menaces d’expulsion. Les habitants du Quartier libre des Lentillères n’ont aucun titre de propriété, leurs installations restent précaires et les tentatives de régularisation, souvent perçues négativement par le collectif, suscitent la crainte d’une perte d’autonomie, d’une marchandisation voire d’une normalisation du lieu.
La tension entre les deux expériences n’oppose pas seulement l’illégal à l’officiel, mais deux épistémologies de la valeur : valeur d’échange (produit, rente, label) contre valeur d’usage (habiter, cultiver, partager). L’un universalise et monumentalise, l’autre contextualise et s’auto-institue.
Avec les « Climats », on valorise le passé, la tradition, mais on parle moins de l’augmentation du foncier agricole, qui ne permet pas toujours les usages alternatifs. Les projets culturels et patrimoniaux, souvent animés d’intentions louables, participent de cette mise à distance des formes de vie qui échappent au cadre.
Comme le rappelle l’historien états-unien David Lowenthal, tout patrimoine est sélection du passé et donc oubli d’autres histoires. En valorisant un patrimoine consensuel, cette sélection laisse souvent dans l’ombre les formes plus conflictuelles.
Le Quartier libre des Lentillères pose aussi une question vive : peut-on faire patrimoine autrement, sans exclure les récits dissidents ? Peut-on intégrer la lutte comme forme légitime de fabrique du territoire ?
Derrière cette opposition se joue l’avenir de nos milieux de vie : le patrimoine doit-il être une ressource pour l’économie de l’enrichissement, ou un levier pour la justice spatiale et l’expérimentation sociale ? Plutôt que de trancher, il s’agit d’ouvrir un débat : non pas entre le bon et le mauvais, mais entre différentes manières de construire du commun. Entre reconnaissance et usage, entre protection et invention, se dessine un champ de tension entre marchandisation et dissidence.
Dans un monde où les ressources s’épuisent, les lieux comme les Lentillères rappellent que la mémoire est aussi une lutte : pour habiter autrement, pour faire mémoire autrement. Le patrimoine, s’il veut être vivant, ne peut ignorer ces conflits. Il doit s’y exposer, les accueillir et, parfois, s’y transformer.
Alain Chenevez ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
27.07.2025 à 16:52
Joëlle Rollo-Koster, Professor of Medieval History, University of Rhode Island
Dans les villes européennes du début du Moyen Âge, les droits des femmes s’étendent même s’ils sont encore limités. Des cadeaux pour l’Au-delà, des corsages pour les plus pauvres ou des fonds pour la réparation de ponts : les testaments des femmes dans la France médiévale donnent un aperçu surprenant de leur quête d’indépendance.
Dans l’Europe du Moyen Âge, l’image de la femme se résumait souvent en deux mots : pécheresse ou sainte.
En tant qu’historienne du Moyen Âge, je donne cet automne un cours intitulé « Entre Ève et Marie : les femmes au Moyen Âge ». Le but du cours tente d’éclairer sur la façon dont les femmes du Moyen Âge se voyaient elles-mêmes.
Selon le récit biblique, Ève est la cause de l’expulsion des humains du jardin d’Éden, car elle n’a pas su résister à l’envie de croquer dans le fruit défendu par Dieu. Marie, quant à elle, réussit à concevoir le Fils de Dieu sans aucune relation charnelle.
Ces deux modèles sont écrasants. Le patriarcat considère dans les deux cas que les femmes ont forcément besoin de protection, qu’elles sont incapables de se prendre en main ou de se maîtriser, voire qu’elles sont attirées par le mal et doivent par conséquent être dominées et contrôlées. Mais comment savoir ce que pensent les femmes à l’époque médiévale ? Acceptent-elles réellement cette vision d’elles-mêmes ?
Je ne crois pas que l’on puisse totalement comprendre quelqu’un qui a vécu et qui est mort il y a plusieurs centaines d’années. Cependant, nous pouvons tenter de reconstituer partiellement son état d’esprit à partir des éléments dont nous disposons, comme les registres de recensement de population et les testaments.
Les documents datant de l’Europe médiévale à avoir été écrits ou même dictés par des femmes sont peu nombreux à nous être parvenus. Le manuel de Dhuoda et les écrits de Christine de Pisan sont de rares exceptions. Nous avons plus souvent accès à des documents administratifs, comme les registres de recensements ou les testaments. Il s’agit en général de formulaires rédigés dans un jargon juridique ou religieux par des scribes ou des notaires masculins.
Ces testaments et registres de recensement sont l’objet de mes recherches et ils nous ouvrent, même s’ils n’ont pas été rédigés par des femmes, une fenêtre sur la vie et l’esprit des femmes de l’époque. Ces documents suggèrent que les femmes du Moyen Âge disposaient bien au minimum d’une certaine forme de pouvoir pour décider de leur vie – et de leur mort.
En 1371, la ville d’Avignon (Vaucluse) organise un recensement de sa population. Le registre liste les noms de plus de 3 820 chefs de foyer. Parmi eux, 563 sont des femmes – des femmes responsables de leur propre foyer et qui n’hésitent pas à l’affirmer publiquement.
Ces femmes ne sont pas d’un statut social élevé, et l’histoire ne s’en souvient guère ; elles n’ont laissé de traces que dans ces registres administratifs. Célibataires ou mariées, un cinquième d’entre elles déclarent avoir une profession : de l’ouvrière non qualifiée à la servante, en passant par l’aubergiste, la libraire ou la tailleuse de pierre.
Près de 50 % de ces femmes déclarent un lieu d’origine. La majorité d’entre elles vient de la région d’Avignon et d’autres régions du sud de la France, mais environ 30 % viennent de ce qui est aujourd’hui le nord de la France, du sud-ouest de l’Allemagne et de l’Italie. Ainsi, l’immigration joue déjà un rôle substantiel à l’époque.
La majorité des femmes venues de régions lointaines arrivent seules, ce qui tend à montrer que les femmes du Moyen Âge n’étaient pas nécessairement « coincées à la maison » sous la coupe d’un père, frère, cousin, oncle ou mari. Même si certaines finissent par se retrouver dans cette situation, il leur en a fallu du cran pour décider de partir.
Dans des villes comme Avignon, où la proportion d’immigrants est élevée, les lignées de familles tendent à disparaître. Comme le suggère l’historien Jacques Chiffoleau, la plupart des Avignonnais de la fin du Moyen Âge sont des « orphelins », sans réseau familial étendu dans leur nouvel environnement – ce qui se reflète dans leur façon de vivre.
Depuis le XIIe siècle, les femmes du sud de la France sont considérées comme sui iuris – c’est-à-dire autonomes, capables de gérer leurs affaires juridiques –, si elles ne sont pas sous la tutelle d’un père ou d’un mari. Elles peuvent disposer de leurs biens comme elles l’entendent et les transmettre à leur gré, aussi bien de leur vivant qu’après leur mort. Les dots des filles mariées les empêchent souvent d’hériter des biens parentaux, car en principe la dot remplace l’héritage. Mais en l’absence d’héritier de sexe masculin, elles aussi peuvent hériter.
À la fin du Moyen Âge, les droits juridiques des femmes s’élargissent, car l’anonymat de la ville et l’immigration transforment les relations sociales. Elles peuvent devenir tutrices légales de leurs enfants. Mieux encore, à en juger par les testaments féminins, les veuves et les filles aînées prennent parfois seules des décisions juridiques, sans le tuteur masculin « requis ».
De plus, les femmes mariées peuvent aussi prendre des décisions juridiquement contraignantes tant que leurs maris sont présents avec elles devant un notaire. Bien que les maris soient techniquement considérés comme les « tuteurs » de leurs épouses, ils peuvent les déclarer juridiquement affranchies de la tutelle. Les épouses peuvent alors nommer leurs témoins testamentaires, désigner un héritier universel et établir des dons et legs à des particuliers ou à l’Église, dans l’espoir de sauver leur âme.
Les archives européennes débordent littéralement de documents juridiques encore à découvrir, conservés dans des boîtes poussiéreuses. Ce qui manque, c’est une nouvelle génération d’historiens capables de les analyser et de paléographes capables de lire les écritures manuscrites. Pour y remédier, des journées d’études internationales ont eu lieu en jui 2025 à Paris-Évry, consacrées à la transmission patrimoniale en France et en Italie, à travers des testaments datant de la fin du Moyen Âge à l’époque moderne. Richissimes ou issus de classes populaires, hommes et femmes, religieux et laïcs, tout le monde ou presque fait un testament.
En Avignon, des hommes et des femmes de toutes conditions font appel aux services de notaires pour établir des actes contractuels : fiançailles, mariages, ventes de biens, transactions commerciales ou donations. Dans cette masse de documents, les testaments donnent une perspective rafraîchissante sur l’autonomie et les émotions des femmes médiévales à l’approche de la fin de leur vie.
Dans la soixantaine de testaments féminins conservés à Avignon, les femmes indiquent où et avec qui elles souhaitent être enterrées, choisissant souvent leurs enfants ou leurs parents plutôt que leur mari. Elles désignent les œuvres de charité, ordres religieux, hôpitaux pour les pauvres, paroisses et couvents qui bénéficieront de leur générosité – y compris des legs destinés à la réparation du célèbre pont d’Avignon.
Ces femmes ont peut-être exprimé leurs dernières volontés allongées dans leur lit, au seuil de la mort, guidées dans leurs décisions par le notaire. Pourtant, au vu de ce qu’elles dictent – que ce soit des dons pour les dots de jeunes filles pauvres, leurs proches et amis, ou pour que leur nom soit prononcé lors de messes catholiques pour les morts –, je soutiens que ce sont bien leurs propres voix que nous entendons.
En 1354, Gassende Raynaud d’Aix demande à être enterrée auprès de sa sœur Almuseta. Elle lègue une maison à son amie Aysseline, tandis que Douce Raynaud – peut-être une autre sœur – reçoit six assiettes, six pichets, deux plats, une cruche en étain, un chaudron, son meilleur pot de cuisson, une cape de fourrure doublée de mousseline, une grande couverture, deux grands draps, son plus beau corsage, un petit coffret, ainsi que tous les fils à repriser et le chanvre qu’elle possède. Gassende Raynaud d’Aix lègue également un coffret, un chauffe-main en cuivre, le meilleur trépied de la maison et quatre draps neufs à son amie Alasacia Boete.
La générosité de Gassende ne s’arrête pas là. Jacobeta, fille d’Alasacia, reçoit un chapelet d’ambre ; Georgiana, la belle-fille d’Alasacia, un corsage ; et Marita, la petite-fille d’Alasacia, une tunique. On constate ici que les liens d’amitié remplacent les liens de famille. Ainsi, la lignée de Gassande se confond avec celle de son amie. À son autre amie Alasacia Guillaume, Gassende lègue, en plus d’une couverture brodée, un cadeau peu commun : un autel portatif pour la prière. À Dulcie Marine, une autre amie encore, elle donne un livre de chœur appelé antiphonaire et sa plus belle cape ou fourrure. On voit que Gassende donne surtout à d’autres femmes, ses amies, devenues comme sa famille.
Dans un autre testament avignonnais rédigé en 1317, Barthélemie Tortose fait des dons à plusieurs frères dominicains, dont son propre frère. On peut imaginer le contentement que peut ressentir une femme à soutenir financièrement un religieux. Elle laisse des fonds au supérieur de son frère, le prieur de l’ordre (peut-être pour s’assurer que celui-ci soit bien disposé à l’égard de son frère). Elle donne à des œuvres de charité et pour la réparation de deux ponts sur le Rhône tumultueux, et elle offre aussi une somme substantielle pour nourrir et habiller toutes les religieuses de tous les couvents de la ville.
Elle soutient les femmes de sa famille, léguant notamment un revenu locatif à sa nièce, une religieuse bénédictine. Elle demande ensuite que ses vêtements soient transformés en habits pour les religieuses et en tuniques liturgiques.
On voit bien ici à quel point ces legs sont éminemment personnels : ces femmes se disent que ce qu’elles ont touché, ce qui a été en contact avec leur peau, pourra toucher d’autres personnes. Ce sont des dons charnels, tactiles. Elles espèrent que leurs possessions pourront transmettre un peu de leur mémoire, de leur existence, de leur identité. Et je dirais même, un peu de leur odeur.
De plus, les femmes médiévales peuvent aussi être sacrément radicales, sans être Jeanne d’Arc pour autant.
Au moins dix femmes dont j’ai lu les testaments demandent à être enterrées dans des habits de moines, dont Guimona Rubastenqui. Veuve d’un marchand de poisson d’Avignon – un métier souvent lucratif – elle demande au frère carme Johannes Aymerici de lui donner un de ses vieux habits pour être enterrée avec. Elle paye pour cela le prix relativement élevé de six florins.
Alors, que retenir de tout cela ?
Il est impossible de reconstituer entièrement la façon dont les gens vivaient, aimaient et mouraient il y a des siècles. J’ai passé ma vie d’adulte à penser « médiéval », tout en sachant que je n’y parviendrai jamais vraiment. Mais nous avons des indices – et ce que j’appelle une intuition éclairée.
Selon nos critères modernes, ces femmes font face à de réelles limites en matière de pouvoir et d’indépendance, autrement dit, elles se heurtent à des murs. Pourtant, je soutiens qu’elles se libèrent à leur mort : leurs testaments leur offrent une rare occasion de prendre des décisions juridiques personnelles et de survivre dans des archives écrites.
Les femmes du Moyen Âge ont eu le pouvoir d’agir. Pas toutes et pas tout le temps. Mais cet échantillon même réduit montre qu’elles récompensaient et aidaient selon leurs choix.
Quant à leur souhait d’être enterrées dans des vêtements d’hommes, je n’ai aucun moyen de vérifier et de savoir s’il a été respecté. Mais de mon point de vue, il y a quelque chose de profondément satisfaisant de savoir qu’au moins, elles ont essayé.
Joëlle Rollo-Koster ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
23.07.2025 à 16:58
Millie Horton-Insch, Postdoctoral Research Fellow, History of Art Department, Trinity College Dublin
L’obsession des nazis pour l’art européen n’était pas un simple goût esthétique : elle constituait une pièce maîtresse du régime génocidaire d’Hitler et de son aspiration à la domination mondiale. La découverte d’un fragment de la tapisserie de Bayeux dans des archives allemandes en est une preuve supplémentaire.
Ce mois-ci, l’annonce de l’exposition au British Museum, en 2026, de la tapisserie de Bayeux – l’épopée brodée du XIe siècle représentant la conquête de l’Angleterre par Guillaume le Conquérant en 1066 – a suscité un grand enthousiasme. Mais la tapisserie avait déjà fait parler d’elle plus tôt cette année, dans une relative indifférence.
En mars, on apprenait qu’un fragment de la tapisserie de Bayeux avait été découvert en Allemagne, dans les archives de l’État du Schleswig-Holstein. Pour comprendre comment ce fragment a pu s’y retrouver, il faut se pencher sur un épisode aussi troublant que méconnu de l’histoire de la tapisserie : l’opération spéciale Bayeux (Sonderauftrag Bayeux), un projet mené par l’Ahnenerbe, l’institut de recherche historique rattaché aux SS.
On a souvent noté que l’art occupait une place démesurée dans les préoccupations des nazis. Leur manipulation de la culture visuelle et matérielle doit être comprise comme une composante essentielle du régime génocidaire d’Hitler et de son ambition de domination mondiale.
L’Ahnenerbe, placé sous l’autorité suprême de Heinrich Himmler, avait pour mission d’élaborer et de diffuser des récits historiques soutenant la mythologie centrale du régime nazi : la « supériorité de la race aryenne ». Dans ce but, il supervisait des recherches prétendant s’appuyer sur des méthodes scientifiques irréfutables.
Mais il est établi de longue date que ces projets manipulaient délibérément les sources historiques afin de construire des récits fabriqués, servant à justifier des idéologies racistes. Pour ce faire, de nombreuses expéditions scientifiques furent organisées. Des chercheurs sillonnèrent le monde à la recherche d’objets pouvant faire office de monuments aux mythologies « aryennes ». L’opération spéciale Bayeux s’inscrivait dans cette logique.
L’intérêt des nazis pour la tapisserie de Bayeux peut surprendre les Britanniques, pour qui elle symbolise un moment fondateur de l’histoire nationale. Pourtant, de la même manière que des responsables politiques britanniques contemporains n’ont pas hésité à s’en emparer pour servir leurs agendas, l’Ahnenerbe s’en saisit.
Le projet Sonderauftrag Bayeux visait à produire une étude en plusieurs volumes qui présenterait la tapisserie comme intrinsèquement scandinave. L’objectif était de la brandir comme une preuve de supériorité des Normands du haut Moyen Âge, que l’Ahnenerbe revendiquait comme les ancêtres des « Aryens » allemands modernes, descendants des vikings d’Europe du Nord.
Dès juin 1941, le projet est lancé sérieusement. Parmi les membres envoyés en Normandie pour étudier la tapisserie sur place figurait Karl Schlabow, expert textile et directeur de l’Institut du costume germanique à Neumünster, en Allemagne. Il passa deux semaines à Bayeux et, à la fin de son séjour, il emporta en Allemagne un fragment du tissu de doublure de la tapisserie.
Bien que des premières sources ont suggéré que Schlabow aurait prélevé ce fragment plus tard, lorsque la tapisserie fut transférée par les nazis à Paris, il est plus probable qu’il l’ait fait en juin 1941, alors qu’il se trouvait encore à Bayeux avec les autres membres du projet.
Dans un croquis réalisé pendant cette visite par Herbert Jeschke – artiste chargé de produire une reproduction peinte de la tapisserie –, on voit Jeschke, Schlabow et le directeur du projet, Herbert Jankuhn, penchés sur la tapisserie. Le dessin est accompagné du titre enthousiaste « Die Tappiserie ! », comme un cri de joie devant le privilège d’étudier de si près ce chef-d’œuvre médiéval.
Pour intégrer l’Ahnenerbe, Schlabow, comme les autres membres du projet, fut enrôlé dans les SS. Il portait le grade de SS-Unterscharführer, équivalent approximatif de sergent dans l’armée française. Après la guerre, beaucoup de membres de l’Ahnenerbe nièrent toute adhésion aux idées nazies.
Mais des documents saisis par les services de renseignement américains à la fin du conflit montrent qu’on pouvait être refusé à l’Ahnenerbe, par exemple, si l’on avait eu des amis juifs ou exprimé des idées communistes. Il fallait donc, au minimum, afficher son adhésion aux principes du nazisme pour être accepté dans ses rangs.
Il reste difficile de savoir exactement ce que les membres de l’Ahnenerbe espéraient découvrir ou prouver à travers cette étude de la tapisserie. Il semble que le simple fait d’organiser une étude illustrée et d’envoyer des chercheurs examiner l’objet original suffisait à s’en approprier symboliquement la valeur historique, comme un monument de l’héritage aryen. L’influence supposée des styles scandinaves dans les motifs de la tapisserie devait être au cœur de leurs conclusions – mais le projet ne fut jamais achevé en raison de la défaite allemande.
Comme beaucoup de membres de l’Ahnenerbe, Schlabow reprit ses recherches après la guerre, cette fois au musée d’État du Schleswig-Holstein, au château de Gottorf.
La redécouverte, même d’un infime fragment, d’un tel objet médiéval reste un événement exceptionnel. Mais il est essentiel de replacer cette trouvaille dans le contexte de son prélèvement. Il n’est pas surprenant que Schlabow se soit senti légitime à voler ce morceau de tapisserie : le régime auquel il appartenait considérait cet objet comme faisant partie de son héritage, un droit de naissance d’« Aryen allemand ».
Cette découverte nous rappelle opportunément que le passé est plus proche qu’on ne le pense, et qu’il reste encore beaucoup à faire pour éclairer les zones d’ombre laissées par les pratiques idéologiques du passé. Le fragment retrouvé est actuellement exposé au Schleswig-Holstein, mais il rejoindra le Musée de la Tapisserie de Bayeux en Normandie lors de sa réouverture en 2027, où les deux parties seront réunies pour la première fois depuis 1941.
Millie Horton-Insch a reçu des financements de la Leverhulme Trust.
22.07.2025 à 15:03
Adel Ben Youssef, A. Professor, Université Côte d’Azur
Adelina Zeqiri, Doctorante en Sciences de Gestion, Université Côte d’Azur
Parcourir le monde sans quitter son salon : c’est désormais possible grâce au tourisme virtuel. Mais ces expériences numériques sont-elles une incitation au voyage réel ou pourraient-elles s’y substituer durablement, notamment face aux contraintes écologiques ?
Il y a trente ans tout pile, Nintendo sortait l’ancêtre du casque de réalité virtuelle (VR), le Virtual Boy. Si à l’époque, l’équipement a fait un flop, trois décennies plus tard ces casques redessinent les contours de pans entiers de l’économie… comme le tourisme.
Le tourisme virtuel désigne l’ensemble des expériences touristiques réalisées à distance, via des médias numériques. La littérature économique et en gestion propose de définir le tourisme virtuel comme « l’ensemble des activités des personnes qui, pour apprendre ou se divertir, s’immergent dans une réalité virtuelle (VR) afin d’avoir l’illusion de changer de lieu ». Ce tourisme dématérialisé s’oppose au tourisme in situ, c’est-à-dire le voyage physique sur place, avec son lot de déplacements, de rencontres et de sensations réelles.
En 2020-2021, confinements et restrictions ont empêché des millions de personnes de voyager. Faute de pouvoir se déplacer, beaucoup ont découvert les visites virtuelles pour satisfaire leur envie d’évasion. La demande pour ces expériences a explosé. Le musée du Louvre a enregistré plus de 10 millions de visites virtuelles en deux mois seulement. Aujourd’hui, ces offres numériques continuent d’attirer les utilisateurs, devenant une part intégrante du paysage touristique. Une question demeure : le tourisme virtuel est-il devenu une option sérieuse pour la durabilité du tourisme ?
L’arrivée d’une nouvelle vague de technologies numériques appelées Industrie 4.0 au début des années 2010 a permis l’éclosion d’applications sérieuses en matière de tourisme virtuel. Ces applications permettent, sans quitter son salon, de voyager de manière immersive dans divers endroits du monde réservés jusque là aux touristes « in-situ ». La question s’est alors imposée d’elle-même : dans quelle mesure le tourisme virtuel remplacerait les vacances réelles ?
Pour beaucoup de voyageurs, la réalité virtuelle reste surtout un moyen séduisant de découvrir une destination avant d’y aller physiquement, une sorte d’amuse-bouche numérique. Et cela fonctionne particulièrement auprès des jeunes générations. En 2023, 34 % des personnes âgées de 16 à 24 ans et 35 % des 25‑34 ans utilisaient la réalité virtuelle. À l’inverse, certaines circonstances précises – contraintes écologiques, frein financier ou raisons sécuritaires – poussent une partie des utilisateurs à envisager la réalité virtuelle en substitution au vrai voyage.
Nous sommes encore loin de confondre tourisme virtuel et réel. La réalité virtuelle, même immersive, reste privée des sensations physiques et des rencontres spontanées qui font la richesse d’un vrai voyage. Aucune simulation ne restitue complètement les sensations réelles, telles que les parfums, les goûts ou les rencontres spontanées, éléments essentiels qui font tout le charme d’un vrai séjour touristique.
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Un autre handicap à l’heure actuelle concerne les coûts des équipements. En France, l’Apple Vision Pro est vendu à partir de 3 999 euros. Ces coûts, jugés prohibitifs, ne permettent pas la démocratisation des usages. Cependant, de nouveaux casques associés aux smartphones, générant des expériences immersives de moindre qualité, arrivent massivement sur le marché. Des modèles autonomes comme le Meta Quest 3, à environ 549 euros, ou sa version plus abordable, le Meta Quest 3S, à environ 329 euros, rendent déjà la réalité virtuelle plus accessible au grand public. Leurs prix devraient encore baisser, comme pour toutes les technologies émergentes.
Le vrai gain du tourisme virtuel se situe sur le plan écologique et environnemental. Le tourisme virtuel s’impose de nos jours comme une option durable pour limiter les impacts écologiques du tourisme. Une étude récente montre que le tourisme virtuel contribue à la réalisation de 12 des 17 des Objectifs de développement durable (ODD) et de 42 de leurs 169 cibles (25 %).
Remplacer un vol long-courrier par un voyage en réalité virtuelle représente un gain évident : aucun déplacement physique, c’est une empreinte carbone quasiment nulle par rapport au tourisme traditionnel. Par exemple, selon l’Agence de la transition écologique (Ademe), un seul vol aller-retour Paris-New York génère environ 1,7 tonne de CO₂ par passager, soit l’équivalent des émissions moyennes annuelles d’un Français pour le chauffage de son logement.
Cette dimension a été mise en lumière lors des confinements, entre janvier et avril 2020, la réduction mondiale des émissions de CO2 a atteint environ 1 749 millions de tonnes, soit une baisse de 14,3 % par rapport à 2019. Elle est principalement due au secteur des transports (58 %).
À Venise, l’arrêt soudain du trafic touristique a rendu l’eau exceptionnellement limpide, permettant d’observer à nouveau les poissons dans les canaux.
Le tourisme virtuel apparaît comme une piste pour un tourisme plus durable et une réponse concrète au surtourisme dans des lieux très fréquentés ou fragiles comme le Machu Picchu 5pérou), Pompéi (Italie) ou la tour Eiffel à Paris. L’Unesco a lancé, dès 2021, des visites virtuelles immersives sur le Machu Picchu afin de détourner une partie du public, de soulager les infrastructures locales et de préserver ce site emblématique.
Ces voyages virtuels démocratisent l’accès à des lieux lointains ou difficiles d’accès. Les personnes à mobilité réduite (16 % de la population mondiale, selon l’Organisation mondiale de la santé), les familles à budget modeste ou les seniors qui ne peuvent plus prendre l’avion, peuvent découvrir le monde depuis chez eux. Cette accessibilité accrue, combinée à l’absence de frais de transport et d’hébergement, fait du tourisme virtuel une option bien plus économique pour le voyageur moyen. Cette dimension sociale est encore faiblement explorée.
Des agences de voyage intégraient des visites immersives de leurs séjours, et des compagnies aériennes expérimentaient la réalité virtuelle en vol pour divertir leurs passagers. La compagnie aérienne allemande Lufthansa propose depuis plusieurs années des casques de réalité virtuelle dans ses salons d’aéroport, permettant aux voyageurs d’explorer virtuellement leurs futures destinations avant de monter à bord.
Pour la plupart, le virtuel ne remplace pas le voyage physique, il le complète. Le Club Med, déjà en 2016, proposait des visites immersives de ses villages aux Maldives (océan Indien). Des initiatives économiques sont apparues. Katie Wignall, une guide londonienne, a proposé des visites interactives permettant à des centaines de participants de découvrir depuis chez eux des lieux emblématiques de la capitale britannique, comme Buckingham Palace, ou des quartiers méconnus.
À l’arrivée, faut-il opposer tourisme virtuel et tourisme in situ ? Plutôt que des rivaux, on peut y voir des formes complémentaires, appelées à coexister.
Les expériences numériques offrent un aperçu précieux, une manière d’apprendre, de préparer ou de prolonger un voyage. Elles permettent aussi de voyager autrement, de façon plus respectueuse de l’environnement ou plus accessible à ceux qui ne peuvent pas partir. D’un autre côté, le voyage physique demeure une aspiration profonde pour beaucoup : découvrir de ses propres yeux un paysage lointain, sentir l’atmosphère d’une ville, entrer en contact direct avec une autre culture – ce que le virtuel n’émule pas entièrement.
Les progrès rapides de l’intelligence artificielle (IA) pourraient changer la donne. Des agents intelligents capables de créer des expériences virtuelles sur mesure, immersives et dynamiques, rapprochent peu à peu le virtuel du réel, offrant des sensations inédites. Mais ces avancées posent aussi une question plus profonde : Jusqu’où accepterons-nous de confier notre désir d’évasion à des univers numériques générés par l’IA ?
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
21.07.2025 à 18:11
Guy Tapie, Professeur de sociologie, Ecole Nationale supérieure d'architecture et de paysage de Bordeaux (ENSAP Bordeaux)
Fanny Gerbeaud, chercheuse en sociologie et architecture sur le logement, Ecole Nationale supérieure d'architecture et de paysage de Bordeaux (ENSAP Bordeaux)
À Bègles (Gironde), près de Bordeaux, une vingtaine de seniors ont créé Boboyaka, une coopérative d’habitat participatif. En quête d’autonomie et de solidarité, ils veulent expérimenter une autre façon de vieillir et proposent une alternative citoyenne aux modèles classiques de logement des aînés. Entre obstacles administratifs et aventure humaine, ce projet se transforme en laboratoire pour tous les seniors qui souhaitent vieillir autrement.
Les boboyaka cassent l’image d’une vieillesse sans projet et une règle d’or les réunit, « vivre ensemble pour vieillir mieux et autrement ».
Le nom sent bon l’autodérision ; « bobo » identifie les racines sociales des coopérateurs, appartenant plutôt aux classes moyennes, la plupart propriétaires de leur habitat actuel, en majorité des femmes seules. L’engagement politique « à gauche », associatif et moderniste, et l’attention humaniste sont communs à tous. « Yaka » est une adresse à tous ceux qui affichent la volonté de changer la société sans vraiment passer à l’acte.
Les boboyaka disent vouloir, pour leur part, transgresser les frontières de classe et agir pour le bien commun. Ils revendiquent leur liberté d’entreprendre, dans une approche humaniste, la conception d’une résidence originale, composée de 20 logements, avec un budget de 4,7 millions d’euros. Tous y croient : débuter le chantier de la résidence fin 2025 et habiter ensemble à Bègles (Gironde), dans le quartier de la Castagne, entre la route de Toulouse, symbole de la modernité urbaine, et la rue Jules-Verne, invitation à un voyage extraordinaire.
Ce n’est ni un hébergement collectif, ni une colocation spécifique, ni une résidence-service public ou privé. Le projet combine préservation de la vie privée et mise en commun. Concrètement, c’est partager des voitures, des machines à laver, à sécher, une buanderie. C’est, tous unis, célébrer la vie collective :
« Une cuisine où l’on pourrait prendre des repas ensemble ; un atelier pour bricoler ou faire des petites choses ; un salon pour regarder des films. »
D’autres espaces sont l’occasion d’échanger avec le quartier, la ville, la société : la crèche associative, par exemple, ou deux logements locatifs destinés à des jeunes en formation ou encore un futur centre sur le vieillissement.
Remontons le temps. Le projet est né en 2007. À cette époque, un groupe amical débat de questions existentielles sur la vie, sur soi, sur les enfants, sur les parents et, d’autres, plus politiques, sur la solidarité entre générations, sur la critique de la propriété privée, sur l’écologie. Pendant deux à trois ans, ils s’interrogent : comment vivre une vieillesse assumée, heureuse, ensemble, dans un lieu solidaire ? Déjà, en matière d’habitat et de vieillissement, cette forme d’anticipation à long terme est rare. Elle ouvre des solutions destinées aux seniors, évitant de grever les dépenses publiques au regard d’une démographie annonçant une hausse spectaculaire des personnes dépendantes.
Les coopérateurs se disent insatisfaits des maisons de retraites, des résidences services ou du domicile, héros d’un vieillissement réussi, critiqué dès lors qu’il implique la solitude, statistiquement plus fréquente au fur et à mesure de l’avancée en âge.
Entre 2010 et 2015, le groupe explore les possibles à partir d’un projet résidentiel esquissé, en termes de localisation, d’organisation, d’architecture et de partenariats. Il regarde ailleurs des projets parents, s’inspirant de la Maison des babayagas de Montreuil, des Chamarels, d’H’Nord, parmi la bonne centaine d’opérations coopératives recensées en France. Il jauge le bien-fondé de son initiative et affirme son identité. Des choix importants sont posés : une coopérative plutôt qu’une copropriété ; vivre en ville plutôt qu’à la campagne ; travailler avec les bons partenaires ; être l’avant-garde d’un mouvement social.
Entre 2015 et 2018, la période est paradoxale. Elle est celle de la consolidation avec quelques choix cruciaux : création de la coopérative, choix d’un architecte et d’un foncier, dépôt d’un permis de construire. Les tâches sont nombreuses et tous azimuts. Bordeaux métropole cède un terrain à bon prix grâce au soutien du maire écologiste de l’époque, Noël Mamère, et au Comité ouvrier du logement, précieux intermédiaire dans l’acquisition du foncier et pour la construction. Oasis de verdure de plus de 3 500 mètres carrés, il se localise dans un quartier nommé La Castagne.
Cette période est aussi un moment un peu chaotique, avec des tensions dans le groupe conduisant au départ de certains, et à la fin de la collaboration avec un premier architecte – à l’initiative des coopérateurs.
Entre 2018 et 2023, il faut digérer la rupture avec l’architecte, il faut gérer le confinement, refaire cohésion. L’activité est ralentie, pesant sur le calendrier du projet. Les effets pervers de la mondialisation économique et la guerre en Ukraine alourdissent le lourd climat post-Covid et poussent à la hausse des taux d’intérêt et des coûts de construction. Le recrutement d’une agence d’architecture plus en harmonie avec les aspirations du groupe est (re)fondateur.
À partir de 2023, la machine se relance, concrétisée par le permis de construire (revu) et par l’appel d’offres de travaux, un mode de fonctionnement du groupe maîtrisé pour maintenir le socle des valeurs et intégré des arrivants. Le financement est toujours en suspens, et le projet subit une cure d’austérité pour entrer dans les prix et limiter le montant de la redevance de chaque coopérateur.
Les coopérateurs ont appris aussi, se soutiennent, s’écoutent ; les nouveaux redonnent de l’énergie et dopent ceux qui momentanément se découragent. Le projet veut faire école dans un système de production de l’habitat frileux et réticent à des initiatives citoyennes, émergeant « du bas ». L’opération est labellisée par l’État dans le cadre du programme de l’État, « Engagé pour la qualité du logement de demain » (2022), confortant l’exemplarité et l’audience de la démarche.
Le projet embarque d’autres acteurs. Experts et professionnels de l’urbanisme et de l’architecture, autorités publiques sont sollicités pour leur soutien technique et financier, leurs compétences de la production immobilière et de maîtrise d’ouvrage. Il y a des sympathies entre eux, des convergences idéologiques, des attentions réciproques (avec Atcoop, le Col, Sage, l’agence d’architecture). D’autres fois, ce sont des oppositions avec des voisins virulents qui ont perdu leur paradis vert ; des incompréhensions avec les banques, surprises par la demande de prêts de seniors, ou avec le premier architecte.
Les coopérations engagées, la pugnacité des bobobyaka et la technicité acquise maintiennent le cap sans dépouiller le projet sous pression de nombreuses réglementations et de négociations « épuisantes ».
Chez les boboyaka, les sujets sociétaux n’effraient pas, « Nous réfléchissons sur la solidarité, l’autogestion, l’écologie et la laïcité. » Les valeurs d’un vivre ensemble ne sont pas galvaudées, car elles lient des personnes dans un collectif affirmé, « une tribu », qui se démarque de l’individualisme dominant et d’un repli entre-soi. Beaucoup s’imaginent en porte-drapeau d’une nouvelle société : les filtres politiques, bureaucratiques et réglementaires, la défiance de partenaires, ont douché les espoirs d’une adhésion spontanée et de conviction.
Il faut de la pédagogie, de la constance et garder son calme malgré l’assaut répété de recours, de refus ou d’attitudes méprisantes. Les boboyaka savent plus que d’autres que le temps est précieux et veulent décider de leur fin de vie.
Cet article est publié dans le cadre de la série « Regards croisés : culture, recherche et société », publiée avec le soutien de la Délégation générale à la transmission, aux territoires et à la démocratie culturelle du ministère de la culture.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
20.07.2025 à 18:46
Franz Johansson, Docteur en Littérature française, Sorbonne Université
Aussi indéfinissable qu’insaisissable, le kitsch prolifère partout, des musées les plus prestigieux aux vide-greniers. Une consécration paradoxale pour un phénomène dont l’essence même est son caractère commun.
Vieille d’un siècle et demi – si on la fait commencer avec l’apparition du mot lui-même, dans la deuxième moitié du XIXᵉ siècle, l’histoire du kitsch est celle d’une irrésistible extension dont, en 1939, le critique américain Clement Greenberg annonçait le caractère impérieux (et impérialiste) :
« Il a effectué un tour du monde triomphal, envahissant et défigurant les cultures particulières de chacun des pays qu’il a successivement colonisés ; il est en train de s’imposer comme une culture universelle, la première culture universelle qui ait jamais existé. »
Elle est aussi, depuis un quart de siècle notamment, celle d’une ascension non moins spectaculaire, lui ayant permis d’accéder aux lieux les plus prestigieux. Dans les expositions Pierre et Gilles au Jeu de Paume (2007) ou Takashi Murakami au château de Versailles (2010) se montre un kitsch débarrassé de tout relent de marginalité, géographique, sociale ou artistique. Le succès de Jeff Koons – détenant le titre d’artiste vivant le plus cher de l’histoire – est peut-être l’indice le plus certain d’un triomphe envahissant, insolent parfois, du kitsch.
Mais la possibilité même d’une apothéose est paradoxale pour un phénomène impliquant dans sa définition, dans son essence même, un caractère commun, bas ou indigne. Il est impossible de définir en quelques lignes un terme dont presque tous les penseurs qui l’ont abordé soulignent le caractère éminemment fuyant. « Le kitsch échappe comme un lutin à toute définition » écrit le philosophe Theodor Adorno. Cependant, on peut se rappeler utilement son étymologie probable. Celle-ci le rattache aux verbes exprimant en dialecte allemand mecklembourgeois l’action de bâcler (« kitschen ») ou de tromper sur la marchandise (« verkitschen »).
Se pourrait-il qu’il y ait dans ce mensonge le germe d’une sagesse ? Qu’à l’arrogance de la victoire se mêle parfois la lucidité d’un échec ?
Il est arrivé plusieurs fois dans l’histoire de l’art qu’un mouvement reprenne à son compte le mot par lequel on a d’abord voulu le dénigrer, et en efface ou en renverse toute nuance péjorative : les mots « impressionnisme » ou « cubisme » étaient à leur début empreints d’un accent de raillerie qui s’est très vite dissipé.
Il en va tout autrement pour le « kitsch ». Celui-ci continue d’impliquer, quel que soit l’éclat de son triomphe, la présence d’une sous-valeur, une fausse valeur ou une contre-valeur. Dans la variété de nuances auxquelles elle peut donner lieu – humour ou cynisme, provocation ou ironie, et jusqu’au plus sincère enthousiasme –, l’adhésion au kitsch est toujours scindée : non l’oubli pur et simple d’un stigmate originel, mais une manière de faire avec lui, de l’intégrer dans une forme de dialectique.
N’est-ce pas là une sophistication inutile ? Est-il réellement besoin d’introduire une dialectique dans l’attrait que peuvent inspirer les couleurs criardes d’un nain de jardin ou les coûteuses surcharges de l’hôtel Luxor de Las Vegas ? Oui, en définitive. L’appréhension d’une œuvre kitsch suppose la présence active (même lorsqu’elle est enfouie) d’une inversion de sa valeur, d’un renversement possible : l’expérience esthétique (et, le cas échéant, critique) s’inscrit dans une tension ou dans la virtualité d’un basculement possible entre l’authentique et l’artificiel, l’unique et le sériel, le dérisoire et le grandiose.
Ce qui relève de la médiocrité aspire à s’élever, et la cuillère ou la salière se chargent alors d’ornements, le mug s’affuble des symboles de la haute culture (de la Joconde aux autoportraits de Frida Kahlo). À l’inverse, ce qui vise le sublime (celui des grands idéaux ou des beaux sentiments) fait naufrage (ou, plus prosaïquement, trébuche et se casse la figure) dans le poncif ou la mièvrerie : les éclats pharaoniques de l’Aïda de Verdi ou les innocences lisses des toiles de William Bouguereau.
« Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or », écrit Baudelaire dans un projet d’épilogue aux Fleurs du mal. Aussi curieux que le rapprochement puisse paraître, l’orgueil d’une alchimie anime à son tour cette esthétique du confort, cet « art du bonheur » (comme l’appelle, dans les années 1970, le sociologue Abraham Moles) qu’est le kitsch. Excepté qu’ici, il suffit de gratter un peu pour reconnaître dans l’or la dorure. Il reste pourtant quelque chose de cette alchimie en toc une fois que l’écaille dorée est tombée : l’échec lui-même, dans la richesse de ses nuances. On peut échouer un peu, beaucoup, à la folie, passionnément ou lamentablement. Ce qu’on perd en grandeur prométhéenne, on le gagne en complexité.
On peut appeler intelligence, au plus près de l’étymologie, ce qui, dans le kitsch nous incite à lire et à lier ensemble des éléments n’ayant en eux-mêmes rien de précieux ni d’éclairant ; ce n’est que par le réseau qu’ils forment, par la manière dont ils articulent et souvent renversent des matériaux enchevêtrés, qu’ils jettent une certaine lumière sur le monde.
Contre ceux qui y voyaient un phénomène frivole et sans conséquences, Theodor Adorno prônait la nécessité de prendre le kitsch au sérieux, en précisant « critiquement au sérieux ». À l’intelligence du kitsch exigée par le penseur de l’École de Francfort, extérieure à l’objet examiné, on pourrait en ajouter une autre : non plus celle qui le surplombe pour en percer à jour les mécanismes insidieux et néfastes, mais celle qui se loge auprès de lui et en lui. Celle-ci n’entre pas en contradiction avec la première : il serait appauvrissant et absurde de ne pas prendre en considération l’incitation au conformisme politique autant qu’esthétique, la dimension aliénante dénoncée par les grands penseurs de ce kitsch devenant, dans la célèbre formule de l’écrivain Hermann Broch, « le mal dans le système des valeurs de l’art ».
Mais une intelligence du kitsch peut aussi prêter attention à l’idée formulée par le philosophe Walter Benjamin : celle qu’un art devenu accessible au corps, un art qui se laisse enfin toucher, ouvre la possibilité d’un nouveau rapport à l’intériorité humaine. Ou à celle d’Umberto Eco rétorquant aux « apocalyptiques », effrayés par l’irrévocable déchéance de la culture que trahissent le succès du jazz et des films d’Hollywood, que le monde des communications de masse est, qu’on le veuille ou non, notre monde. Ou encore à celle de l’autrice new-yorkaise Susan Sontag rendant compte de la sensibilité « camp », ce « dandysme de l’ère des masses » où le connaisseur le plus délicat et le plus blasé trouve sa délectation dans l’objet kitsch précisément parce qu’il est tel : « Affreux à en être beau ! »
S’il n’est peut-être pas faux de dire que le kitsch est omniprésent dans notre monde contemporain, ce n’est pas que la possibilité ne nous soit plus offerte d’expériences entièrement étrangères au kitsch, c’est que celui-ci est toujours susceptible de surgir à l’improviste ou de projeter son ombre n’importe où. Quel que soit le champ où on se situe, artistique, social, économique, politique ou religieux, on court le risque de glisser ou de culbuter vers lui, avec innocence ou lucidité, tendresse ou ironie, par provocation ou par instinct, sentimentalisme ou démagogie.
Des outrances effroyablement sirupeuses de la campagne électorale de Donald Trump, aux bigarrures de la dernière collection de Miuccia Prada, où la transgression des codes du luxe se veut aussi leur parodie, de l’orientalo-hellénisme ploutocratique de l’Atlantis de Dubaï au romano-byzantinisme mystique de la basilique du Sacré-Cœur à Montmartre, d’André Rieu à Richard Wagner (exemple d’un « kitsch génial », selon Hermann Broch), de la Barbie « western rose » en vente dans un mall de Miami ou de Manilla au Barbie (2023), de Greta Gerwig où l’univers de la poupée de Mattel investit l’écran d’une manière si littérale qu’il en éveille de manière étonnante une forme de réflexivité…
Les positions monolithiques, surplombantes et dogmatiques s’avèrent de moins en moins capables de rendre compte d’un kitsch qui, en proliférant, a aussi amplifié ses registres, multiplié ses dimensions ou ses strates. Et qui nous oblige alors à le considérer au cas par cas, en tenant compte, à chaque fois qu’il paraît, de tous les éléments en présence au sein d’équations tantôt très élémentaires, tantôt très subtiles. Et dont on n’est pas certain de pouvoir dire, dans les meilleurs des cas, dans quelques œuvres rares, si elles aboutissent au succès ou à l’échec.
« Rater mieux encore. Ou mieux plus mal. Rater plus mal encore. Encore plus mal encore. »
Laquelle de ces quêtes, énoncées par Samuel Beckett, est celle de celui qui accepte dans son art d’avoir partie liée avec le kitsch ?
Franz Johansson ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
17.07.2025 à 16:22
Maximiliano Marzetti, Associate Professor of Law, IESEG School of Management, Univ. Lille, CNRS, UMR 9221 - LEM - Lille Économie Management, IÉSEG School of Management
Aux États-Unis, un premier jugement autorise l’usage d’œuvres légalement acquises pour l’apprentissage des modèles d’intelligence artificielle, mais le recours à des contenus piratés est, lui, explicitement condamné. Un coup d’arrêt pour les auteurs, et un bouleversement juridique aux enjeux internationaux ?
En 2024, les auteurs Andrea Bartz, Charles Graeber et Kirk Wallace Johnson ont porté plainte contre Anthropic, l’un des géants de l’intelligence artificielle (IA), l’accusant d’avoir utilisé leurs ouvrages pour entraîner son modèle de langage Claude.
Cette affaire s’inscrit dans une série de litiges similaires : au moins 47 procès ont déjà été engagés aux États-Unis, visant différentes entreprises consacrées à l’IA. La question principale ? Les modèles d’IA auraient été entraînés à partir d’œuvres protégées par le droit d’auteur, sans autorisation préalable des auteurs, en violation ainsi de leurs droits exclusifs.
Mais ce type de conflit ne se limite pas aux États-Unis : des contentieux similaires émergent dans le monde entier.
Partout, ce sont donc les juges qui, faute de précédents juridiques clairs, doivent trancher des affaires complexes (les hard cases, comme les appellent les auteurs états-uniens). Le droit d’auteur varie d’un pays à l’autre, certes, mais le cœur du conflit reste universel : des créateurs humains confrontés à une technologie non humaine qui bouscule leur place, leur légitimité et leur avenir.
Du côté des entreprises d’IA, l’argument est tout autre : selon elles, l’utilisation de contenus protégés dans le cadre de l’entraînement de modèles relève du fair use (usage équitable), c’est-à-dire une exception aux droits exclusifs des auteurs existant dans le droit américain. En d’autres termes, elles estiment ne pas avoir à demander la permission ni à verser de droits aux auteurs.
Cette position alimente une crainte croissante chez les auteurs humains : celle d’être dépossédés de leurs œuvres ou, pire encore, d’être remplacés par des IA capables de produire des contenus en quelques secondes, parfois de qualité comparable à celle d’un humain.
Ce débat est désormais au cœur d’une guerre de récits, relayée à la fois dans les médias et sur les réseaux sociaux. D’un côté, les défenseurs du droit d’auteur traditionnel et des créateurs humains ; de l’autre, les partisans des technologies disruptives et des avancées rapides de l’IA. Derrière ces récits, on assiste à une véritable confrontation entre modèles économiques, celui des auteurs humains et des industries fondées sur le droit d’auteur « traditionnel » (éditeurs, producteurs cinématographiques et musicaux, entre autres), et celui des entreprises et investisseurs développant des technologies de l’IA « révolutionnaires ».
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Bien que le copyright ait été conçu au début du XVIIIᵉ siècle en Angleterre, dans un paradigme technologique qu’on peut appeler « analogique », jusqu’à présent il a su s’adapter et aussi profiter des technologies à l’époque considérées comme « disruptives », telles que la photographie, le phonographe, le cinéma et, plus tard, le paradigme numérique et Internet. Cependant, aujourd’hui il se retrouve mis à l’épreuve à nouveau, peut-être plus sérieusement que jamais, par l’IA générative. Le droit d’auteur pourra-t-il aussi s’adapter à l’IA ou est-il, cette fois, en menace de disparition, de changements radicaux ou encore condamné à l’insignifiance ?
Des intérêts publics, géopolitiques et géoéconomiques pèsent aussi sur ces cas juridiques. Dans l’actuel ordre mondial multipolaire et conflictuel, des pays ne cachent pas leurs ambitions de faire de l’intelligence artificielle un atout stratégique.
C’est le cas des États-Unis de Donald Trump, lequel n’hésite pas à recourir aux politiques publiques pour soutenir le leadership des entreprises états-uniennes en matière d’IA, vraie « raison d’État ». Cela engendre une politique de dérégulation pour éliminer des règles existantes considérées comme des obstacles à l’innovation nationale. Pour des raisons similaires, l’Union européenne a décidé d’aller dans la direction contraire, en assignant à l’innovation en IA un cadre juridique plus contraignant.
Le 23 juin 2025, le juge Alsup du Tribunal du district nord de Californie a rendu la première décision, dans le cadre d’un procès en procédure sommaire introduit par les auteurs mentionnés précédemment contre l’entreprise Anthropic, par laquelle il a établi que l’utilisation d’œuvres protégées par des droits d’auteur, acquises de manière légale, pour entraîner des modèles de langage à grande échelle (LLM), constitue un usage légitime (« fair use ») et ne viole donc pas les droits d’auteur de leurs titulaires.
De même, cette décision a également établi que le téléchargement d’œuvres protégées par le droit d’auteur depuis des sites pirates ne pourra jamais être considéré comme un usage légitime, constituant ainsi une violation du droit d’auteur (même si ces œuvres ne sont pas utilisées pour entraîner des LLM et sont simplement stockées dans une bibliothèque à usage général).
Les décisions rendues par les tribunaux états-uniens en matière de droits d’auteur, bien qu’elles ne produisent d’effets juridiques que sur le territoire des États-Unis, servent généralement de boussole quant à l’évolution de la régulation des nouvelles technologies disruptives. Cela est dû non pas tant au prestige de la culture juridique nord-américaine, mais au fait que les plus grandes entreprises technologiques ainsi que les industries culturelles du cinéma, de la télévision et de la musique sont implantées aux États-Unis.
C’est la jurisprudence nord-américaine qui a établi en son temps que les enregistreurs à cassette (affaire Betamax (Sony)) ne violaient pas les droits d’auteur. Ce sont également les tribunaux américains qui ont statué que les réseaux de partage de fichiers peer-to-peer contrevenaient au droit d’auteur (affaires Napster et Grokster), entraînant la fermeture massive de ces sites.
Actuellement, la technologie accusée de porter atteinte au droit d’auteur est donc l’intelligence artificielle générative.
Les affaires pour violation présumée des droits d’auteur contre les géants états-uniens de l’IA générative (comme OpenAI, Anthropic, Microsoft, etc.) peuvent être regroupées en deux catégories :
l’utilisation d’œuvres protégées pour entraîner les algorithmes (problème des « inputs »),
et la reproduction totale ou partielle d’œuvres protégées dans les résultats générés par l’IA générative (problème des « outputs »).
Le litige opposant Bartz à Anthropic relève de la première catégorie. Bartz et d’autres auteurs accusent Anthropic d’avoir utilisé leurs œuvres pour entraîner ses algorithmes sans paiement ni autorisation. Il convient de rappeler que, tant aux États-Unis qu’ailleurs dans le monde, l’ensemble des droits d’exploitation d’une œuvre revient à son auteur. De son côté, Anthropic a fait valoir que cette utilisation devait être considérée comme un usage légitime ne nécessitant ni rémunération ni autorisation préalable.
La doctrine du fair use, codifiée à la section 107 du 17 US Code (recueil des lois fédérales), prévoit que, pour déterminer si l’utilisation d’une œuvre est conforme à la loi, le juge doit apprécier au cas par cas si les quatre critères posés par la loi favorisent le titulaire du droit d’auteur (le demandeur) ou la personne qui a utilisé l’œuvre (le défendeur).
Ces quatre critères sont :
le but et la nature de l’utilisation, notamment si elle est de nature commerciale ou à des fins éducatives sans but lucratif ;
la nature de l’œuvre protégée ;
la quantité et la substance de la partie utilisée par rapport à l’ensemble de l’œuvre ;
l’effet de l’utilisation sur le marché potentiel ou la valeur de l’œuvre protégée.
Dans l’affaire en question, le juge Alsup a opéré une distinction entre les usages légitimes d’œuvres légalement acquises et ceux qui ne le sont pas.
Dans le premier cas, Anthropic affirmait avoir acheté des œuvres protégées en format papier, les avoir scannées, converties au format numérique, puis avoir détruit les copies physiques (ce point étant juridiquement important car il s’agit alors d’un simple changement de format, sans reproduction de l’œuvre originale), afin de les utiliser pour entraîner son modèle LLM. Le juge Alsup a estimé que cet usage était légitime, compte tenu de l’acquisition licite des œuvres et en donnant la priorité au premier critère, avec le soutien de la jurisprudence relative au « transformative use » (plus l’usage d’une œuvre est novateur, plus il est probable qu’il soit considéré comme du fair use).
Concernant les œuvres acquises illégalement, soit environ 7 millions d’œuvres téléchargées depuis des bibliothèques pirates telles que Library Genesis et Pirate Library Mirror, le fair use n’a pas été retenu. D’une part, Anthropic ne pouvait ignorer la provenance illicite de ces œuvres, ce qui empêche tout usage légitime ultérieur. D’autre part, le simple fait de les conserver dans un dépôt numérique, même sans les avoir utilisées pour entraîner ses algorithmes, ne constitue pas une défense recevable, car Anthropic n’a aucun droit à leur copie ou à leur stockage.
En conséquence, s’agissant des œuvres téléchargées depuis des sites pirates, la procédure se poursuit, et Anthropic devra faire face à un procès sur le fond, qui pourrait lui coûter très cher, la législation américaine en matière de droit d’auteur autorisant l’octroi de dommages-intérêts forfaitaires (« statutory damages ») pouvant aller jusqu’à 150 000 dollars américains par œuvre en cas d’infraction commise de mauvaise foi.
Certains commentateurs ont salué cette décision comme une victoire éclatante pour les entreprises de l’IA. Une lecture plus nuancée s’impose. S’il s’agit bien de la première décision reconnaissant comme légitime l’utilisation d’œuvres protégées, acquises légalement, pour l’entraînement d’un système d’IA, elle établit également que l’usage d’œuvres issues de sites pirates, même transformé, ne pourra jamais être considéré comme légitime. En d’autres termes, l’utilisation d’œuvres piratées restera toujours illégale. Cette décision pourrait accélérer la négociation de licences permettant l’acquisition légale d’œuvres à des fins d’entraînement de LLM, une tendance déjà amorcée.
Les critiques à l’encontre de cette décision n’ont pas tardé. Certains reprochent au juge Alsup une mauvaise interprétation du droit fédéral et de la jurisprudence, en particulier de l’arrêt Warhol v. Goldsmith rendu en 2023 par la Cour suprême, qui a établi que le premier critère pouvait être écarté s’il compromettait fortement le quatrième : à savoir, si une œuvre dérivée concurrence ou diminue la valeur de l’œuvre originale.
En outre, il convient de souligner que cette décision est celle d’un tribunal de première instance. Il faudra attendre l’avis de la cour d’appel, voire, en dernier ressort, de la Cour suprême des États-Unis, en tant qu’interprète ultime de la loi. En tout cas, cette décision semble avoir une valeur symbolique importante.
Des litiges similaires ont également été engagés en Europe et dans d’autres pays. Bien que les législations sur le droit d’auteur soient proches de celle des États-Unis, elles présentent des différences notables.
En Europe continentale, il n’existe pas d’équivalent à la doctrine du fair use : le droit y repose sur un système d’exceptions et de limitations strictement énumérées par la loi, dont l’interprétation est restrictive pour les juges, à la différence de la souplesse dont jouissent leurs homologues états-uniens.
Par ailleurs, bien que la directive européenne de 2019 ait instauré une exception spécifique pour la fouille de textes et de données, sa portée semble plus limitée que celle du fair use nord-américain. En outre, dans le cadre d’usages commerciaux, les titulaires de droits d’auteur peuvent y faire opposition (« opt-out »).
Enfin, l’Union européenne dispose d’autres instruments susceptibles d’encadrer les IA, tels que le règlement sur l’IA, qui établit diverses garanties pour le respect des droits d’auteur, sans équivalent dans la législation états-unienne.
Pour conclure, il convient de noter que le conflit entre droit d’auteur et IA dépasse les seules considérations juridiques.
La course au leadership en matière d’IA revêt aussi une forte dimension nationale. À cette fin, les pays rivalisent entre eux pour favoriser leurs entreprises par tous les moyens à leur disposition, y compris juridiques.
Compte tenu de la politique de régulation minimaliste et des directives émises par le gouvernement Trump, il ne serait donc pas surprenant que des juges idéologiquement proches du président adoptent des interprétations allant dans ce sens, privilégiant les intérêts des entreprises d’IA au détriment des titulaires de droits d’auteur. Une perspective qui relève du pragmatisme juridique états-unien.
Richard Posner, ancien juge fédéral, a d’ailleurs suggéré que, face à des « affaires difficiles », les juges ne suivent pas aveuglément les règles logiques et procédurales, mais qu’ils les résolvent de manière pragmatique, en tenant compte des conséquences possibles de leurs décisions et du contexte politique et économique.
Sous l’angle du « lawfare », le droit d’auteur pourrait bien devenir un nouveau champ de bataille dans la course mondiale à la domination technologique entre les États-Unis, l’Union européenne et la Chine.
Maximiliano Marzetti ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
16.07.2025 à 17:55
Sandrine Stervinou, Professeur Associé, Audencia
Catherine Morel, Professeur associé Marketing, Audencia
Galapiat, une compagnie de cirque contemporain basée en Bretagne, a délaissé le statut d’association pour celui de Société Coopérative d’Intérêt Collectif (SCIC). Comment réussir ce changement de gouvernance ? En créant de nouvelles pratiques managériales.
Le cirque contemporain, narratif, engagé et inspiré de diverses disciplines artistiques, tient une place non négligeable dans notre pays. Les compagnies se sont multipliées, leur nombre passant de 15 à 600 en 40 ans. Elles complètent l’offre du cirque traditionnel, généralement familial et sous chapiteau – Bouglione, Arlette Gruss ou Pinder. Ces troupes proposent des spectacles dans lesquels les artistes s’emparent de questions de société et font appel tout autant à la raison… qu’aux émotions des spectateurs.
Dans ce monde du cirque contemporain, Galapiat Cirque a piqué notre intérêt, car la compagnie est considérée comme atypique grâce à sa taille, son succès et sa longévité. Le modèle de la Société Coopérative d’Intérêt Collectif (SCIC) lui a permis de développer une activité commerciale tout en préservant l’esprit collaboratif. Galapiat Cirque est une référence en Bretagne, la région qui l’a accueilli il y a près de 20 ans. La compagnie offre de 100 à 160 représentations par an, avec un budget avoisinant les 800 000 € et un collectif de 37 membres-associés.
A la suite d'une première rencontre avec son administrateur en 2015, peu de temps après que Galapiat Cirque soit devenu une SCIC, nous avons voulu comprendre le choix du modèle coopératif et son impact sur le succès de la compagnie. À partir de quinze entretiens et de la participation à différentes réunions, nous avons publié une étude de cas. Elle permet d’identifier les leçons à tirer pour les organisations culturelles qui choisiraient ce modèle de gouvernance.
« Les coopératives sont des acteurs clés dans la préservation et le développement du patrimoine culturel mondial. Elles offrent de bonnes conditions de travail, la possibilité […] de transmettre notre patrimoine aux générations futures de manière durable et inclusive », rappelle Iñigo Albuzuri, président de l’Organisation internationale des coopératives de production industrielle, d’artisanat et de services (CICOPA).
La Société Coopérative d’Intérêt Collectif (SCIC) est un modèle hybride alliant mission sociale, non lucrativité et activité commerciale. Divers acteurs – salariés, usagers, associations, collectivités locales, partenaires privés – peuvent détenir des parts sociales de l’entreprise pour en devenir membres-associés. Ce statut leur permet de participer aux grandes décisions de l’organisation selon le principe « une personne (morale ou physique), une voix ».
Les bénéfices doivent majoritairement être mis en réserves impartageables pour soutenir la structure – à hauteur d’au minimum 57,4 %. Souvent, ils le sont à 100 % sur décision des membres-associés. Certains commentateurs y voient le croisement entre la coopérative, la société commerciale et l’association. Créé en 2001, ce statut attire régulièrement de nouveaux candidats. En 2024, on compte 417 SCIC en France, employant plus de 15 000 personnes pour un chiffre d’affaires de 1,6 milliard d’euros.
Les SCIC culturelles, elles, restent rares. Selon le site des SCIC, elles représentent, en 2024, seulement 8,5 % des coopératives, en comptant les SCIC dans le domaine sportif. Pourtant dès 2015, l’État a encouragé leur création, notamment dans le cadre d’évènements tels que les forums « entreprendre dans la culture ».
Pourquoi l’association Galapiat Cirque a-t-elle fait le choix de la SCIC et avec quel impact ?
Galapiat Cirque a été créé sous forme associative en 2006 par six artistes fraîchement sortis du Centre National des Arts du Cirque (CNAC) à Châlons-en-Champagne, l’une des trois grandes écoles de cirque françaises. Ces cinq hommes et une femme, venus de pays et d’horizons différents, rêvent d’un spectacle collectif itinérant. Allant à l’encontre de l’avis de leurs professeurs, ils se lancent dans la création de leur premier spectacle sans metteur en scène. Ce sont les prémisses du principe du « pas de chef ».
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Si le succès artistique et financier est rapidement au rendez-vous pour le spectacle Risque Zéro, le statut associatif montre, lui, ses limites. Chacun des six artistes veut pouvoir affirmer sa propre voix et créer les spectacles qui lui ressemblent. Chaque projet se gère indépendamment, avec son propre budget. En cas de déficit, c’est le bureau de l’association – président, secrétaire et trésorier – qui en assume la responsabilité. Or, comme souvent dans les associations, les personnes du bureau sont assez éloignées du cœur de l’activité. Avec la croissance, la situation se tend pour l’équipe administrative qui prend des décisions sans en avoir la légitimité, créant un sentiment d’inconfort voire de mal-être.
« C’est un des paradoxes du milieu culturel : on est tous sous forme associative, alors que la plupart du temps, les associations sont totalement fantoches […]. J’ai l’impression que la forme SCIC a changé des choses, en tout cas a accéléré ce processus de légitimation des salariés. […] Une tentative de faire coller la forme à la réalité le plus possible » souligne un associé de Galapiat.
Après une longue période de gestation ponctuée de nombreuses rencontres et discussions, le statut de SCIC est finalement adopté en 2015.
Choisir le statut SCIC structure la vision du projet de cirque collectif. Il permet de donner une voix identique à tous les membres – sont membres ceux qui ont pris au minimum une part sociale, d’un montant symbolique de 25 euros. Selon l’administrateur de la compagnie, le projet est avant tout motivé par la volonté d’entériner un fonctionnement le plus démocratique possible, en prenant en compte l’ensemble des avis, les positions de toutes les personnes investies – soit trente-sept membres.
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Les artistes approchant ou dépassant la quarantaine, l’envie de transmettre, d’accompagner de jeunes compagnies, de partager et de se sédentariser se fait sentir. Un groupe de travail, composé de volontaires (artistes et administratifs) se met à la recherche d’un lieu. Au bout de trois ans, un lieu atypique a été proposé, discuté et validé en assemblée générale.
« On aura pris une décision collective. Et oui, ça prend du temps. Alors c’est imparfait, hein ? Cette recherche permanente de trouver un chemin commun à 37 est unique. C’est vraiment pour ça que je suis chez Galapiat en fait. Aujourd’hui, plus que pour le cirque en fait » estime un des salariés-associés
Se structurer en coopérative ne garantit pas une participation réelle de tous à la prise de décision et à l’absence de chef. « Statut n’est pas vertu. » Pour éviter la concentration de pouvoir et favoriser le partage des responsabilités, la SCIC étudiée a établi une co-gérance tournante à trois personnes, chaque membre devenant co-gérant à un moment donné pour une durée de trois ans.
« L’idée est de ne pas tout mettre sur les épaules d’une personne. C’est mon interprétation de la raison pour laquelle on a décidé de passer sur une co-gérance tournante » rappelle un artiste-associé
Au quotidien, les co-gérants sont aidés par le Groupement d’Accompagnement à la Gérance (GAG), groupe de six volontaires nommés pour un an renouvelable. Il se réunit chaque mois et gère la vie coopérative : organisation des Assemblées générales (AG), lien avec les structures partenaires, questions juridiques, relations avec les associés, etc. Il assume également la responsabilité d’employeur et mène, par exemple, les entretiens annuels des salariés.
Dans les fondamentaux de la coopérative circassienne, on trouve la volonté de faire vivre le collectif, d’assurer une juste rémunération des salariés, d’incarner au maximum les valeurs coopératives et de s’engager dans l’environnement local et la défense du milieu culturel.
La SCIC reprend les trois bonnes pratiques managériales qui ont fait leurs preuves en coopérative : la clarification de l’organisation, la co-gérance, la co-contruction du projet. Mais, elle va plus loin, cherchant l’équilibre entre partage du pouvoir et des responsabilités, incitant chaque membre à en prendre une part équitable, au nom du collectif.
Cet art de la coopération permet d’éviter la dégénérescence des coopératives, souvent présentée comme inéluctable. Galapiat Cirque garde une vision optimiste et continue d’imaginer des futurs organisationnels désirables tout en ayant une vision lucide des risques que le collectif doit affronter. Comme ils le disaient il y a 20 ans, dans le cirque, le risque zéro n’existe pas.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
16.07.2025 à 13:58
Thibaut Clément, Maître de conférences en civilisation américaine, Sorbonne Université
Soixante-dix ans après son ouverture, le 17 juillet 1955 à Anaheim en Californie, Disneyland constitue aujourd’hui plus que jamais le prototype d’une industrie d’un genre nouveau, dont les ramifications – mondialisation culturelle, pratiques managériales « performatives », divertissement et urbanisme « post-modernes » – ne cessent de s’étendre. Retour sur un phénomène qui devait révolutionner les pratiques de loisirs.
Septembre 1959. Nikita Khrouchtchev, en visite d’État aux États-Unis, se voit refuser la visite de Disneyland pour des motifs de sécurité. Outre provoquer la colère du dignitaire soviétique, cet incident diplomatique mineur renforce la fonction symbolique du parc dans l’Amérique d’après-guerre qui, d’échappée temporaire aux réalités angoissantes de la guerre froide, s’établit de fait en sanctuaire infranchissable au communisme et à ses émissaires. C’est dire l’influence politique et économique d’une entreprise – et avec elle, d’une industrie entière – pourtant préoccupée de cultiver une certaine insouciance parmi son public.
Avec ses « lands » ou contrées, disposées en éventail autour de son château de conte de fées et soigneusement thématisées autour des genres cinématographiques dominant alors le box-office, Disneyland, inauguré le 17 juillet 1955 à Anaheim (Californie), fournit au secteur son prototype autant que son emblème.
Sans surprise, Disney raflait avant la pandémie de Covid-19 les neuf premières places des 25 parcs les plus fréquentés du monde ainsi que 60 % de leurs 255 millions d’entrées.
Si, bien sûr, Disneyland fut le premier à convoquer des décors et des imaginaires populaires empruntés au film, d’autres parcs auront avant lui témoigné d’un même goût pour un paysagisme « illusioniste », tels les jardins à l’anglaise, dont l’apparence « naturelle » tient d’un art consommé de l’artifice. Et dans leurs ambitions de pourvoir aux amusements et à l’émerveillement des visiteurs, Disneyland et ses avatars sont les légataires des Tivoli qui, ouverts en France dans des parcs autrefois privés et rendus publics avec la Révolution, offrent aux foules les divertissements jusqu’alors réservés à l’aristocratie : parades et spectacles, feux d’artifice, jeux, mais aussi merveilles de la technique, tels que vols en ballon, « katchelis » (ou, « roues diaboliques ») et autres « promenades aériennes » (premières itérations des grandes roues ou des montagnes russes).
La généalogie des parcs à thèmes les relie également aux panoramas (et à leurs cousins, les dioramas), aux jardins zoologiques (en particulier ceux édifiés par l’Allemand Carl Hagenbeck), voire aux expositions coloniales – tous dispositifs immersifs propices aux voyages immobiles et destinés à étancher la soif de dépaysement d’un XIXe siècle européen épris d’exploration et de conquête.
Ouvrant une nouvelle ère des loisirs, l’âge industriel a tôt fait de mettre ses moyens au service de l’amusement des masses : la Révolution industrielle fournit aussi bien leurs publics que leurs technologies aux premiers parcs d’attractions (dont les Luna Park [1903] et Dreamland [1904] de Coney Island à New York) – quand les prodiges de la technologie ne constituent pas l’objet même du spectacle, à l’instar des expositions universelles.
Comme sa désignation de parcs à thèmes le laisse entendre, c’est la thématisation qui, en assurant la cohérence et l’exotisme de chacune de ses contrées, fournit à Disneyland le principe organisateur d’une industrie encore à naître – à la différence des simples « parcs d’attractions » d’alors. Mieux encore, la thématisation y convoque un imaginaire cinématographique identifiant chacun des « lands » à des univers de fiction canoniques : aventure, western, science-fiction et, bien sûr, les films d’animation des studios.
Le temps de la visite, les thèmes substituent à l’« ici » et au « maintenant » du réel un ailleurs imaginaire, fournissant la pierre angulaire d’un art du récit dans l’espace : les paysages exotiques du parc suffisent en quelque sorte à mettre en scène le visiteur dans son propre rôle de touriste, l’invitant à rejouer le scénario du voyage en pays inconnu.
Maintenant au loin les réalités ordinaires du quotidien et marquée par de hautes murailles, la séparation dedans-dehors/ici-ailleurs confère à l’entrée dans le parc quelque chose d’une traversée du miroir. Tout naturellement, le franchissement de seuils « magiques » successifs conduira un ethnologue à voir dans les parcs à thèmes, avec leurs rituels collectifs et imaginaires féériques, un analogue des lieux de pèlerinage et l’équivalent moderne des mystères et rites de passage ancestraux.
De toutes ses dimensions collectives et sociales, c’est le caractère supposément disciplinant du parc qui aura le plus retenu l’attention des critiques – lesquels y voient volontiers l’expression même de l’hégémonie capitaliste. Lieux privilégiés de la fausse conscience et marqueurs par excellence de la condition « post-moderne », les parcs à thèmes substitueraient la copie à l’original pour mieux mystifier le visiteur et l’inciter à une consommation effrénée.
Les parcs sont de fait le véhicule de grands récits qui leur fournissent une indéniable coloration idéologique. Le colonialisme constitue en quelque sorte le corollaire naturel de la quête d’exotisme que les parcs entendent satisfaire au travers de paysages prétendument sauvages et inexplorés : forêts tropicales, Ouest américain, ou cosmos. C’est à un éloge du libre marché comme moteur de progrès social et technique que s’adonnent les parcs Disney, lesquels effacent toute trace de conflits (y compris à Frontierland, inspiré du genre pourtant réputé violent du Western) et livrent de l’histoire une vision linéaire et consensuelle.
Enfin, à l’image des banlieues résidentielles d’après-guerre qui les voit naître, l’ordre « familial » des parcs prioritairement dévolus aux classes moyennes en fait aux États-Unis aussi bien le relais d’un certain conformisme social que l’un des instruments de la ségrégation urbaine, aidé en cela par des entrées payantes et une localisation excentrée.
Disneyland comme ses prédécesseurs se prête pourtant à bien des écarts de conduite, assouvissant même pour certains les penchants anarchistes du public autant que ses plaisirs licencieux : déjà la foule populaire de Coney Island se voyait priée de saccager la porcelaine d’un intérieur bourgeois dans un grand jeu de chamboule-tout, quand les « tunnels de l’amour » permettaient aux corps de se rapprocher loin du regard des chaperons. Tout comme au carnaval, ce renversement temporaire des hiérarchies et des valeurs ne vaut peut-être toutefois que comme « soupape de sécurité » au service de l’ordre établi, désamorçant par le jeu toute velléité contestataire.
Il reste que loin d’être passif, le public déjoue parfois le script attendu : dans des mises en scène plus ou moins élaborées, certains prennent un malin plaisir à afficher des mines blasées ou à dénuder scandaleusement leurs poitrines lors de « photos finish » censées les surprendre au beau milieu de chutes vertigineuses.
De même, l’ambiance familiale et l’apparente hétéro-normativité des parcs Disney les désignent comme lieux d’activisme pour la visibilité LGBTQIA+, au travers de gays days originellement « sauvages » et désormais programmés avec l’assentiment de l’entreprise.
Symbole de la mondialisation, Disneyland aura vu son arrivée en France décriée comme un « Tchernobyl culturel », quand le Puy du Fou exporte son savoir-faire – y compris auprès de régimes autoritaires – sans, lui, causer d’émotions particulières. Certains exemples défient également les récits conventionnels d’une mondialisation pilotée depuis les États-Unis : né en 1983 de la volonté de l’entreprise japonaise qui le détient et première déclinaison internationale d’un parc à thèmes, Tokyo Disneyland relève en vérité de l’import, non de l’export, culturel.
Si Disney est directement partie prenante de l’édification de villes entières (telles Celebration (Floride, États-Unis) ou Val d’Europe (Seine-et-Marne), où l’entreprise se fait parmi les plus puissants relais du New Urbanism), certaines municipalités de République populaire de Chine se font décor et, à l’image de parcs à thèmes, revêtent l’apparence de villes lointaines comme Paris ou Hallstatt.
Ce sont jusqu’aux pratiques managériales des parcs à thèmes qui se répandent dans les entreprises de services (restauration, hôtellerie, santé, etc.) selon des logiques de Disneyisation.
La composante la plus marquante en est certainement le « travail performatif », qui encourage les employés à considérer leur activité comme performance théâtrale et à convoquer certaines émotions pour mieux se conformer aux exigences de leur rôle. Entre jeu et travail cette fois, les parcs à thèmes brouillent, une fois de plus, les frontières.
Adapté de : Thibaut Clément, « Parcs à thèmes », dans : Fabrice Argounès, Michel Bussi, Martine Drozdz (dir.), Nos lieux communs. Une géographie du monde contemporain, Paris, Fayard, 2024, pp. 466-470
Thibaut Clément ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.